Piège à vie

Une nouvelle dans le monde de Titan

Laurent «Nico du dème de Naxos» Duquesne

Illustrations
Gaël Henri

Composition de la couverture et frises

Jidus

Relecture
Yaztromo, VIK et Thomas Roesch

Maquettage
Fabrice Laffont

Chef de projet
Yaztromo

Piège à vie est un texte non officiel mettant en scène des éléments de La Cité des Pièges, second volume de la
série Sorcellerie ! de Steve Jackson.

Retrouvez d’autres textes et documents exclusifs pour approfondir votre expérience de La Cité des Pièges de
Steve Jackson et d’autres titres publiés par Gallimard Jeunesse sur le site http://defisfantastiques.fr.

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Un livre dont vous êtes le héros, ainsi que les séries Défis Fantastiques et Sorcellerie ! sont propriété de Gallimard
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« Une aventure dont vous n’êtes pas le héros » est une collection de nouvelles non officielles prenant place dans
les univers de livres dont vous êtes le héros et écrites dans un souci de parfaite cohérence avec les sources.

Scriptarium, 2015.
 Piège à vie

Kristatanti.

Lorsque j’étais enfant, la tête et les yeux naïfs,

je croyais qu’il s’agissait du nom de la plus belle
des gemmes. D’un joyau aussi pur que le cristal,
chantant sous les caresses du vent et la lumière
des étoiles.

Et puis, un jour, je me rendis dans ce pauvre

village où les gens avaient les cheveux relevés
au-dessus de leur tête, tenus par des épingles
ou des aiguilles taillées dans l’os. Des gens aux
faciès hirsutes, aux paupières peintes en noir.
Aux joues parfois tatouées de symboles ésoté-
riques censés repousser les malédictions et les
charmes vénéneux des sorcières. Des hommes
et des femmes mal dégrossis, bavards, buveurs,
joueurs mais accueillants.

Kristatanti s’avéra un village de bric et de broc,

sans aucun attrait, sans aucune parenté pos-
sible avec une pierre précieuse. Ma méprise
était totale. Vingt ans durant j’avais cru que ce
nom dissimulait une merveille. Un nom pro-
noncé par ma mère, un soir juste avant que je
ne m’endorme et devenu étoile par l’élixir du
rêve qui avait suivi. Ce nom n’était pourtant
qu’un oripeau tentateur masquant le quotidien
le plus banal.

Ma vie est à l’image de cette méprise. Mes

parents, des commerçants plutôt roublards,
l’appétit pour l’argent égal à celui de la bonne
chère, m’avaient éduqué afin de faire de moi
un homme d’une condition supérieure à celle
de ma naissance, somme toute modeste. Mais
leurs souhaits, contrairement à ce qui est men-
songèrement prétendu dans les contes, ne se
réalisèrent pas.

Je n’avais nulle envie de leur déplaire, mais

force était de constater que tous les professeurs
auxquels ils me confièrent pour m’inculquer
un savoir dont je ne voulais pas échouèrent à
faire de moi un homme du monde.

Né à Kharé, le destin auquel mes parents aspi-

raient pour moi n’était sans doute pas très rai-
sonnable. En tout cas contraire au sort infligé
par cette ville comploteuse à la plupart de ses
habitants. Et je ne fis pas exception à la règle.

J’étais un enfant méfiant et craintif et je me

gardais bien d’accorder créance aux autres
personnes que je pouvais croiser dans les rues.
J’aimais vagabonder librement, l’esprit au re-

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pos et les yeux fureteurs, me laisser porter par
le hasard afin de découvrir les nombreux mys-
tères de cette cité truffée de pièges. Des pièges
pour certains retors, pour la plupart tellement
stupides qu’ils étaient susceptibles de se retour-
ner à tout moment contre ceux qui les avaient
posés.
Ces chausse-trappes étaient au départ desti-
nés à empêcher les incursions des malandrins
venus des collines de Shamutanti et plus rare-
ment des étranges Terres des Fins Fonds. Mais
je soupçonne qu’ils devinrent rapidement
comme la marque de fabrique de la cité, une
sorte de tradition très peu pratique mais telle-
ment incongrue qu’elle fut bientôt considérée
comme indispensable.
Les étrangers qui arrivent en ville ne s’éloignent
que très rarement des grandes artères pas-
santes, craignant, à juste titre, de tomber dans
l’un des innombrables pièges de Kharé. Pour
ma part, j’appris très tôt à les repérer et à les
éviter. La plupart des dispositifs bricolés mala-
droitement par les habitants étaient aussi dan-
gereux pour eux que pour les autres et, surtout,
susceptibles de les entraver dans leur activité
quotidienne. De nombreuses rumeurs cou-
raient sur des manchots et des unijambistes
amputés de leur propre fait, les uns pour
avoir oublié qu’ils avaient posé un piège, les
autres en essayant de les désamorcer tempo-
rairement pour vaquer à leur activité sans
risque. En tout cas, c’est un fait que tous ces
pièges posés de manière complètement anar-
chique représentent un vrai danger pour les
distraits, les contemplatifs ou les pressés. Et
comme il y a beaucoup de gens pressés…
Au départ, tout simplement, je voulus vivre.
Quand l’assassin de mes parents décida de s’en
prendre à moi, je me mis à courir aussi vite
que mes jambes me le permettaient. Je parvins
à m’enfuir et me jurai de le retrouver pour lui
rendre sa monnaie. Ce vieux rêve de vengeance
couve toujours au fond de mon cœur, inassouvi
alors que dix années se sont écoulées depuis ce
jour où je dus me débrouiller seul.
Ne croyez pas que parce que j’étais un gosse
je réussis à inspirer de la pitié à quiconque.
La maison de mes parents ainsi que tous leurs
biens furent confisqués par la maréchaussée
au nom de quelque loi obscure. Je réclamai et
obtins pour toute compensation qu’on me jeta
au fond d’un cachot pour trouble à l’ordre pu-
blic. Pour toute nourriture on me flanqua un
coup de pied au derrière et deux claques reten-
tissantes qui me laissèrent avec un cocard et
un œil au beurre noir. Les tendres attentions
des miliciens me permirent en revanche d’être
accepté dans un groupe de petits crève-la-faim,
des traîne-savates en guenilles qui harcelaient
les passants des bas-quartiers pour pouvoir
manger et s’amuser un peu.

Vous l’aurez compris, Kharé n’avait d’ordon-

né que son nom. Naître dans une telle cité
vous donnait tout de même un net désavan-
tage dans la vie. À moins de choisir une acti-
vité en adéquation avec sa nature profonde.
Mes parents rêvaient que je devienne un nou-
veau Lortag, le célèbre érudit parfois invité
au palais du Premier Prince, mais j’emprun-
tai finalement la voie de Letorve, aujourd’hui
un confrère.

Certains diraient que je suis un assassin. Ils

auraient peut-être raison. Mais sans doute
tort. Quel mal y-a-t-il à vouloir survivre
quand tout conspire à votre perte. Kharé
n’est pas une ville amicale. Pas plus que pro-
digue. Tout ce que vous voulez, vous devez le
lui arracher.

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 Piège à vie

J’avais onze ans et j’étais encore un gosse. Et pour cela que certaines gens du métier m’af-
jusque-là je n’avais versé aucune larme, bien fublent du sobriquet de «  Traîne-la-patte  » ou
décidé à me venger. « Attention à gauche », une plaisanterie pas si
drôle que ça quand je songe à toutes ces heures
Les larmes mirent longtemps avant de venir. où ma jambe me susurre sa douleur. Néanmoins,
Elles coulèrent enfin le jour où le petit Carreau la densité de bougres atteinte du même handi-
-  on l’avait surnommé comme ça parce qu’il cap rend ces jolis noms plutôt banals quand il
tenait toujours serré dans son poing un joli s’agit de m’évoquer. Aussi m’interpelle-t-on le
carreau de faïence bleue - se fit trouer la panse plus souvent sous le doux surnom de « Langue
par un escogriffe d’une bande rivale. J’avais d’argent  », car l’on prétend qu’aucun brigand
appris à l’aimer mon petit Carreau. Et encore ne s’est jamais exprimé comme moi.
aujourd’hui il me manque un peu.
Je pourrais me
La première fois montrer suscep-
fut aussi la der- tible lorsque j’en-
nière. Je jurai de tends résonner
ne plus jamais mon imperfection
me laisser aller dans les paroles
à m’apitoyer sur des autres, mais
mon sort ou celui je pense qu’il
de mes compa- vaut mieux avoir
gnons d’infortune. de l’entregent
Et cette promesse, - j’adore ce mot, je
je l’ai tenue, en l’ai appris quand
tout cas jusqu’à mes défunts pa-
aujourd’hui. rents tentaient de
me faire inculquer
Un mois plus tard, les lettres par des
je me chargeais de professeurs au
régler son compte rabais. Je disais
à l’escogriffe qui donc qu’il est pré-
m’avait tant bles- férable d’entrete-
sé. En face à face nir son réseau à
je n’aurais eu au- coups de faveurs
cune chance. C’est réciproques plutôt
pourquoi j’atten- que de vous fâcher
dis qu’il quitte ses avec d’éventuels
comparses, le filai partenaires si
avec une patience vous ne voulez pas
infinie pendant prendre rapide-
de longues heures ment une retraite
avant de le pous- forcée et défini-
ser subitement du tive. Je connais
haut du balcon des bougres plu-
d’une propriété tôt habiles qui ont
qu’il était en train de cambrioler. La chute du terminé leur prometteuse carrière bien plus tôt
vilain oiseau fut peu gracieuse, de même que que ce qu’ils avaient imaginé. Faut dire qu’ils
son cri qui eut la désobligeance d’attirer l’atten- n’avaient pas beaucoup d’imagination, alors ça
tion d’une patrouille zélée sur ma personne. leur pendait au nez. Quand son seul rêve c’est
J’échappai aux miliciens -  des gars bien pires d’amasser la plus grosse quantité d’or possible
que la garde princière - au prix d’une fracture pour s’en aller plastronner à Chalannabrad ou
de ma jambe gauche. voguer jusqu’au désert des Crânes dans l’espoir
de parvenir jusqu’à la légendaire Vatos, on
On me soigna tant bien que mal, mais ma jambe risque vite de trouver plus malin que soit. Ou
continue de me faire souffrir lorsque le temps encore plus cupide et plus fort.
est humide ou que la fatigue se fait sentir. C’est

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Bref, j’ai toujours mis un point d’honneur à
modérer mes aspirations afin de continuer à
respirer l’air vicié de Kharé. Enfin, vicié pour
celui qui végète dans les bas-quartiers. Car dès
que l’on rentre dans les beaux quartiers, les
rues sont nettes et propres, et les tas d’ordures
qui exhalent leur parfum doucereux au nez des
passants dans votre quartier, invisibles.
Le plus clair de mon temps, je l’ai passé dans le
« pavé gras ». Je crois que vous comprenez par-
faitement pourquoi on lui a donné ce surnom
affectueux. Non ? Le pavé gras, c’est comme le
cheveu gras, un truc pas trop grave mais qui
vous ennuie quand même terriblement. C’était
le cas de Tortue, le premier gars qui a rejoint
ma bande après que je me sois officiellement
proclamé chef.
Trois ans s’étaient écoulés depuis que la roue
de Cheelah avait tourné pour m’envoyer atter-
rir du mauvais côté de la fortune. Et pourtant
je n’avais pas manqué d’audace. À croire que,
contes comme proverbes, sont tout aussi men-
songers. À cette époque, j’avais planqué les
maigres fonds réunis après quelques rapines
plus chanceuses que les autres et m’étais fait
une belle place à l’ombre parmi mes compa-
gnons. J’avais quatorze ans et j’étais presque un
homme fait.
Un soir qu’on riait autour de quelques pintes de
cervoises et de filles légères et quelque peu dé-
vêtues, nous entendîmes le gars posté au guet
gueuler bizarrement. Nous fûmes attaqués sau-
vagement par une bande rivale et seuls moi et
Tortue nous en sortîmes. Moi certainement par
chance. Tortue à cause des bouts d’armure dis-
parates qu’il portait en permanence - refusant
de les enlever même pour dormir -  et qui lui
valaient son surnom. Les coups qu’il encais-
sa auraient dû l’estourbir, mais ils furent par
chance à chaque fois déviés par son système de
défense aléatoire. Des quinze gars qui avaient
lancé l’assaut, un seul réussit à se tirer.
Le lendemain de la fête sanglante, je décidai
de prendre la relève de notre ancien chef et
Tortue fut fier de rentrer sous mes ordres. Faut
dire qu’il n’avait pas une mentalité de meneur.
Obéir était dans sa nature indolente que seule
l’incursion de la veille avait bouleversée pour
un court moment. Perpétuellement fatigué car
ne dormant jamais que d’un œil, Tortue était
pourtant un remarquable accompagnateur
pour les négociations serrées. Force de la na-
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ture, il dépassait d’une tête le quidam moyen,
qui d’ailleurs prenait peur à sa vue. Son visage
jovial était tout sauf plaisant à regarder. De
bonnes cicatrices lui tordaient la bouche et lui
étiraient l’œil droit d’une curieuse manière.
Même moi, j’avais parfois du mal à soutenir son
regard tourmenté. Mais bon, c’était vraiment
peu cher payer l’attrait de sa compagnie.
Après Tortue, il y eut Boule. L’animal n’était pas
gros, mais, allez savoir comment, on le retrou-
vait à toute heure du jour en train de mâchon-
ner du pain. Il en tripotait d’ailleurs sans cesse
une boule qui, au fur et à mesure que le temps
passait, se retrouvait victime de sa gloutonne-
rie. Ça en énervait certains et, au départ, ça
me tapait tellement sur le système que je crus
que notre accord ne pourrait pas durer. Mais
le fait est qu’il agaçait les autres encore plus
prodigieusement et que ses manies servaient
nos affaires. Boule était un solitaire, un truand
pas méchant qui hésitait perpétuellement entre
la carrière de monte-en-l’air et celle de videur
de poches. Il n’était pas mauvais dans les deux,
mais aurait pu devenir excellent s’il s’était en-
gagé à fond dans l’une de ces voies. Mes ten-
tatives pour le convaincre n’aboutirent qu’à
lui faire dire quelques mots sans conviction
entrecoupés de mâchonnements et j’abandon-
nai vite l’idée d’en faire un détrousseur ou un
cambrioleur d’élite. Dommage.
Enfin, il y eut Leste. Parfois je l’appelle Prompt
aussi. Un coquin qui fut d’abord acrobate avant
de troquer les lumières de la scène pour la
pénombre de nos activités marginales. Le trait
d’esprit aussi vif que les gambettes, une finesse
d’esprit égale à celle d’un corps capable de
se frayer un passage entre les deux barreaux
d’une fenêtre. Enfin, pas trop rapprochés tout
de même. Et une figure ! Un visage à faire tom-
ber en pâmoison même les dames de la haute
les plus blasées. Il en profitait, l’odieux filou, et
c’était peut-être le seul défaut de sa cuirasse.
Leste était un parfait camarade de beuve-
rie, gourmand de bonnes saillies, adepte de
la chope jamais trop pleine, l’œil rieur et le

sourire pétillant. Il aimait charmer, attirer
l’attention sur lui, se repaître des œillades des
femmes et des sourires entendus des hommes.
Et puis, au beau milieu de la soirée, on s’aperce-
vait qu’il avait disparu, on ne se souvenait plus
très bien à quel moment, sans doute après sa
seconde chope, qui correspondait à la troisième
pour les autres.
Il réapparaissait aux aurores, rayonnant
d’une gaieté insolente, jamais fatigué. Tout le
contraire d’un Tortue qui passait ses journées
à bailler. Sa présence magnétique me permet-
tait de couvrir certains tours de ma façon que je
jouais à ceux avec qui je traitais. Tandis que l’on
buvait ses paroles, j’en profitais pour dérober
quelques biens précieux aux marchands. Le
stratagème, pour fonctionner, se devait d’être
employé avec parcimonie et jamais deux fois
au même endroit ou avec les mêmes personnes.
Nous n’en abusâmes jamais, trop conscients du
risque alors encouru si notre ruse se trouvait
éventée.
Les années passèrent, de petits coups en coups
plus audacieux, mais toujours avec une prise
de risque maîtrisée. Je refusais absolument de
m’en prendre aux aristocrates, ayant entendu
maintes histoires de confrères tombés dans les
pièges magiques tissés par les arcanes sour-
noises des magiciens de cour. La magie était
une science hasardeuse, et je n’avais nulle envie
de me confronter à l’humeur erratique de ses
pratiquants. Beaucoup de ceux qui s’étaient cru
plus malins que ces toques-pointues n’étaient
pas revenus ou en tout cas pas indemnes.
Il y avait un pauvre hère bien connu de tous,
Thomas le Rimailleur disait-il s’appeler, qui
s’exprimait en vers du matin jusqu’au soir. Il
faisait ses besoins sous lui et oubliait réguliè-
rement de se sustenter. Vous ne l’auriez pas
su en voyant son grand corps maigre et sa tête
aux rares cheveux hirsutes, mais c’était autre-
fois un redoutable cogneur à la tête d’une puis-
sante guilde de voleurs. Mais un jour, il avait
voulu dérober un joyau à l’éclat incomparable,
le Sokh-ir-noût. Il avait certes occis le mage qui
le protégeait, mais pas avant que ce dernier
lui eut soufflé ses maudites arcanes au visage
tandis qu’il expirait. Depuis ce jour, le puissant
chef en était réduit à faire de la poésie dénuée
de sens, faisant rimer des mots sans queue ni
tête dans les rues, essuyant les coups vicieux de
ceux qu’il avait jadis plongé dans l’effroi, sur-
vivant des déchets et de l’eau croupie qu’on lui
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Piège à vie
versait entre ses chicots. Terrible destin pour
celui qui se prétendait invulnérable…
Je sens que mes palabres commencent à vous
lasser. Vous vous demandez où je veux en ve-
nir avec tous ces détails. Vous n’êtes pas très
patient tout de même. Mais bon, admettons que
vous ayez du mal à vous concentrer et poursui-
vons vers le cœur de mon récit.
C’est tôt ce matin que les choses que je veux
vous raconter ont commencé. Je m’éveillai, la
lueur du soleil levant éclaboussant de pourpre
les murs de mon modeste logis. Je dormais dans
une masure bricolée sur le toit de notre repaire,
une baraque plutôt solide pour les bas-quar-
tiers, plutôt bien entretenue et surtout où l’on
ne venait pas me chercher des noises.
J’avais fait un coup plutôt heureux la veille, et
la bourse dans ma poche émettait le doux son
de l’or. Un inconscient avait foncé bille en tête
vers le marché des plaisirs et il n’avait pas été
très difficile de le délester de sa bourse avant
de le revendre aux marchands d’esclaves. À
l’heure à laquelle je me levais, le pauvre bougre
devait être en train de souquer ferme, enchaîné
à son banc de nage, le dos zébré de quelques
coups de fouet de bienvenue.
Nullement indisposé par le remords - ça faisait
longtemps que je n’avais plus aucun goût pour
la compassion - je pris une solide collation avec
mes lieutenants, Tortue, Boule et Leste. Tortue
se décrochait douloureusement la mâchoire
après une nouvelle nuit avare en sommeil,
Boule mâchonnait son pain et Leste jonglait
avec trois noisettes. Une matinée on ne peut
plus ordinaire et qui aurait dû le rester.
Mais voilà qu’on frappait à la porte. Boule tar-
da un peu avant de répondre en mâchouillant :
« Qu’est-ce que ch’est ?
-  Ouvrez-moi, s’vous plaît. C’est très urgent.
J’vous en prie ! »
Des suppliques, et de bon matin, j’en avais
déjà entendues. La plupart du temps, elles
sortaient de la bouche de taiseux afin que
j’arrête d’agacer certaines parties sen-
sibles de leur corps dans le but de les faire
avouer où ils planquaient leur magot. Ce
n’était pas non plus la première fois qu’on
essayait de s‘inviter chez moi en donnant
quelque excuse foireuse. Je fis signe à Leste
d’aller ouvrir. Il sourit et disparut au pre-
mier étage.

Quelques instants plus tard, le tapageur, es-

corté de Leste, pénétrait dans mon humble
demeure, deux pouces de bon acier scintil-
lant à quelques centimètres de sa jugulaire.
C’était un frais galopin, guère plus âgé que
moi lorsque je m’étais retrouvé dans la
rue. Le visage congestionné d’effroi, il nous
regardait sans mot dire, des larmes cou-
lant de la commissure de ses yeux noisette.
Leste le poussa soudain devant lui et le gar-
çon s’affala par terre. Mon lieutenant vint
tranquillement refermer la porte, laissée
ouverte dans le but de surprendre d’éven-
tuels comparses.

Notre hôte se releva sans aucune dignité,

tapotant ses habits miteux pour en chasser
la poussière qui les couvrait. L’air offusqué,
il était sur le point de libérer sa colère quand il
se ravisa. Il m’adressa un sourire squelettique
et s’approcha de moi. Le garçon avait du cran,
ça, je pouvais le lui accorder.
« Parle, petit. Dis-moi pourquoi tu es venu me
déranger en plein repas ?
- J’suis vraiment désolé de vous importuner. Je
sais que vous aimez beaucoup vot’ tranquilli-
té. Mais j’ai entendu queque chose qui devrait
vous intéresser.
- Quelque chose qui mérite que l’on vienne me
sortir de table ?
- Oui, m’sieur Tra… Hum, hum. Il toussa, gêné
d’avoir manqué m’appeler par mon surnom,
chose réservée uniquement à mes lieutenants.
Je regardai le garçon avec sévérité pour bien
marquer mon autorité, mais je l’invitai d’un
geste à poursuivre.
- Hé bien, ce matin, je m’suis levé avant le soleil
et j’ai commencé à lutiner les ruelles. Y’avait un
pauv’abruti qui se trimballait seul et je m’suis dit
que j’allais l’alléger de sa bourse. J’m’apprêtai à
m’jeter sur lui quand une voix l’a appelé. Elle
v’nait de derrière une cloison de bois avec le
toit qui s’avançait aud’sus. Le bonhomme s’est
engouffré dans la pénombre et j’l’ai perdu
d’vue. Mais j’étais curieux, alors j’suis allé col-
ler mon esgourde cont’ les planches. Et c’est là
qu’j’les ai entendu tramer leur coup.
- Continue.
-  Bein, au départ, j’ai pas tout compris. Et pis
y’z’ont parlé d’vous et d’vos hommes. La voix
a dit qu’ce s’rait bientôt le moment. Elle a pas
précisé d’quoi. Le bonhomme avait pas l’air en-
chanté, mais la voix était plutôt pas commode,
du genre à qui on peut pas dire non. Le bon-
homme a fini par sortir de sous l’toit, seul. J’suis
resté planqué pis, même pas une minute après,
j’ai vu une grande silhouette, habillée d’un grand
vêtement chic. Ça flottait tel’ment qu’j’peux pas
dire si c’tait un homme ou une femme. J’ai déci-
dé d’la suivre et j’lai vu se diriger vers l’quartier
des aristos. Y’avait des gardes et j’ai dû passer
par un aut’ chemin. Mais c’t’aubaine, j’l’ai ra-
pid’ment raccroché des yeux. C’tait bien ma fi-

10

lature. J’ai traqué ct’épouvantail dans les belles
rues pavées tout en m’cachant des gardes. Ça a
duré p’têt dix minutes, pt’êt douze. M’enfin, la
robe est arrivée à destination. C’tait une de ces
tours de sorciers, longues à toucher l’ciel. Elle
s’est présentée d’vant la porte et s’est arrêtée un
instant. Y’avait comme une enseigne en métal
aud’sus, avec un cygne avec une couronne et
une main t’nant une épée. J’ai crû entendre un
murmure pis la porte s’est ouverte. La robe est
rentrée à l’intérieur et la porte s’est r’fermée.
J’me suis vite carapaté, car c’est pas un bon
quartier pour nous’aut. Et j’suis v’nu ici aussi
vit’ que possible. »
Je le regardais en silence, conscient que le ga-
min nous tendait soit un piège grossier soit était
en train de me prévenir d’une catastrophe im-
minente. Mon instinct me disait que je devais
pencher pour la deuxième proposition.
« Comment tu t’appelles ?
-  Ouri, cap’taine  ! répondit-il avec fierté, avec
dans les yeux une étincelle fiévreuse.
- Ouri ?
- C’est pour sourit, parce qu’y paraît qu’jsouris
toul’temps !
-  Très bien Ouri. Tu peux me dire à quoi res-
semblait la voix ?
-  Bein, c’tait une voix plutôt dure, genre qu’a
l’habitude d’êt obéi. Pas un marrant. Enfin si
c’tait un gars, pasque j’ai pas très bien entendu.
- Et le mouton que tu as failli tondre, il ressem-
blait à quoi.
- Il avait pus qu’trois poils sur’l’caillou et il était
pas bein gros. Y marchait quand même plutôt
vite pour un zouave. Quand j’ai pu l’voir d’pro-
fil, j’m’suis aperçu qui portait une barbe pas
trop propre. Et y s’la grattait souvent, com’si
elle le démangeait. Sinon il avait plutôt des ha-
bits propres. Et pis j’entendais le saut des pièces
dans sa poche quand y marchait. J’suis sûr qu’il
avait d’lor. J’suis doué pour écouter sa mélodie.
- Autre chose ?
- Non, pas qu’j’me rappelle.
- Et comment tu as su où me trouver ?
11
Piège à vie
-  Ca fait un certain temps qu’j’sillonne l’quar-
tier. Toul’monde a entendu parler d’vous dans
l’coin. J’ai d’mandé à deux-trois gars d’ma
connaissance. Z’ont accepté d’mindiquer l’che-
min. Enfin, j’leur ai donné quèque sous pour ça.
- Et pourquoi es-tu venu me prévenir. On ne se
connaît pas, si ?
- En fait non, mais j’me suis dit qu’cétait impor-
tant et qu’vous pourriez p’têt me dédommager
pour ma peine ? Le bougre me regarda dans les
yeux avec une telle ingénuité que je me deman-
dais comment il avait fait pour survivre dans la
rue jusqu’à aujourd’hui.
- Ca fait longtemps que tu erres dans les rues ?
- Depuis qu’jy suis né en fait.
- Et tu es seul ou tu fais partie d’une bande ?
-  Au départ, j’avais mes protecteurs. Et puis
y’en a un qu’est tombé malade, l’aut a fait une
mauvaise chute. Un autre s’est fait estourbir.
L’dernier est d’venu aveugle et j’essaye de l’ai-
der à mon tour m’aintnant qu’j’sais chaparder
et tiroter. C’est pour lui que j’me suis décidé à
v’nir. Il a été bon pour moi quand j’connaissais
pas encore l’métier. J’voudrais pas qui crève de
froid c’t’hiver. J’aimerais réussir à lui met un
manteau su’l’dos avant.
-  Écoute, on va faire un marché. Si ce que tu
m’as dit est vrai, je te donnerai vingt pièces
d’or. Par contre, si tu m’as menti, je te pendrai
par les deux oreilles au mat d’un navire jusqu’à
ce que tu y sèches.
-  J’vous j’ure qu’y a pas d’entourloupe d’mon
côté ! Par cont’ j’sais rien d’pus que c’que j’vous
ai dit cap’taine. Juré, craché !
- Bien. Nous allons voir. Maintenant, ouste, va-
t’en ! »
Le gamin ne demanda pas son reste et dispa-
rut en un éclair par la porte qu’il referma d’un
coup sec derrière lui. J’interrogeai mes lieute-
nants du regard.
«  J’penche qui dit vrai, dit Boule en mâchon-
nant.
- Vu ses yeux, j’crois pas qu’il a beaucoup dormi
cette nuit. Le p’tit m’est plutôt sympathique.
- Et toi Leste ? De mes trois lieutenants, Leste
était sans doute celui qui avait la meilleure in-
tuition et le meilleur sens de l’observation.
- Je m’interroge. J’ai envie de le croire. Son
histoire tient la route. Mais… je ne sais pas. Il
y a quelque chose qui me dérange. Peut-être
chez lui ou peut-être dans son histoire. Cela
me donne l’impression d’avoir oublié quelque
chose d’important, mais je n’arrive pas à savoir
quoi, ni même si c’est important.
- Pour ma part, je trouve son récit crédible. Bon,
voilà ce que je vous propose : maintenant que
nous savons que quelque chose se prépare,
nous ne pouvons pas rester les bras croisés.
On va chercher à retrouver le dégarni pendant
qu’il fait jour. À la nuit tombée, si nous n’avons
rien, on se retrouve ici et on part en virée à la
tour.
- Mais on sait pas ouch’quelle est ?
- Tu n’as pas bien écouté Boule. C’est ça d’avoir
du pain plein les oreilles ! Le gamin a men-
tionné une enseigne avec un cygne couronné et
une main brandissant une épée. Avec cette pré-
cision, ce ne sera pas difficile de trouver la tour
en question. Je vais aller me renseigner chez
l’érudit. Je suis sûr qu’il aura la réponse.
- Dans ce cas, allons-y ! »
* voir t’être d’une grande aide, mon ami. Mais
**
Lortag me regardait fixement de derrière ses
sourcils broussailleux. L’étrange capuchon de
cuir décoré du symbole d’Hamakis, le dieu de
la connaissance, donnait un air sinistre à son
visage ridé. Bien qu’il ne fît pas froid, il por-
tait un lourd manteau de fourrure sombre. À
ses pieds se blottissait une petite créature qui
ressemblait à un lézard hérissé de piquants. La
bête émettait un son étrange, qui évoquait le
feulement d’un chat.
Les traits de Lortag s’animèrent soudain et un
mince sourire étira ses lèvres mangées d’une
barbe indisciplinée. J’avais de la veine, l’érudit
était de bonne humeur.
« Quelque chose me dit que votre matinée s’est
bien passée.
12
- Pour sûr, mon ami, pour sûr. Mon esprit s’ac-
crochait depuis plusieurs jours aux aspérités
d’une agaçante énigme et un étranger de pas-
sage m’a permis de la résoudre. C’était si simple
que j’aurais dû m’en douter. Mais au lieu de
regarder l’évidence, je me suis obstiné à raison-
ner. Les runes que j’avais devant moi n’étaient
rien d’autre que les faces d’un dé antique  ! Et
moi qui pensais déchiffrer un ancien manus-
crit et acquérir de nouvelles connaissances ! Il
faut parfois se laisser guider par son instinct
plutôt que par son cerveau.
-  C’est bien la première fois que je vous sur-
prends en train d’avouer avoir reçu de l’aide
pour vos recherches !
- Ah, je commence sans doute à me faire vieux.
Mais la lueur guillerette qui pétillait dans ses
iris anthracite démentait ses propos.
-  Dis-moi, Langue d’argent, que viens-tu faire
ici  ? Je suppose que tu as quelque chose à me
demander.
- Un gamin est venu me rapporter une étrange
conversation qu’il a surpris entre un gars des
bas-quartiers et une personne venue de chez
les aristos. Sans doute un sorcier. Et les bougres
ont parlé de moi et mes lieutenants. Je n’aime
vraiment pas ces manières, parler de quelqu’un
dans son dos, cela ne se fait pas.
-  Hum… Je crois bien que je ne vais pas pou-
méfie-toi des jeteurs de sorts. La plupart sont
des imbéciles qui font brûler le sommet de leur
crâne avant de réussir à allumer un feu, mais
ils peuvent quand même se montrer dange-
reux. Et puis, il y en a certains qui sont doués.
Très doués même, si l’on songe à ce maudit
Archimage de Mampang.
-  Depuis qu’il a dérobé la Couronne des Rois,
c’est devenu plus difficile de faire des affaires.
Et puis les Terres des Fins Fonds s’agitent.
Heureusement que la Grande Porte du Nord est
protégée magiquement.
-  L’étranger qui m’a aidé m’a demandé en
retour si je savais quelque chose pour lui per-
mettre de la franchir. J’ai été courtois, je lui ai
cédé mon vers.
- Tu as fait ça !
 Piège à vie

- Et oui. Un petit coup de pouce au destin, ça
ne peut pas faire de mal. » Il m’adressa un clin
d’œil et se pencha en émettant un cri étouffé
pour prendre dans ses mains son lézard héris-
sé. Le dos du vieil homme devait le faire bien
souffrir.
sieurs années de cela une amulette en argent
figurant un marmouscule qui avait la propriété
remarquable de se mettre à vibrer en présence
de magie. Ce don précieux m’avait déjà permis
d’éviter quelques pièges magiques et nous se-
rait très utile cette nuit pour les détecter.

Lortag ne savait rien. Il m’aurait dit ce qu’il Nous nous mîmes en route en silence, le pavé
savait sans faire de difficulté s’il en avait été au- luisant réfléchissant la blancheur d’os de la
trement. Je lui avais rendu maints services afin lune. Les silhouettes s’écartaient sur notre pas-
de combler ses besoins en vieilleries et nous sage. La faune nocturne savait de quoi nous
étions quasiment devenus des familiers. étions capables et personne n’avait envie de
nous chercher querelle. Une fois parvenus à
Je lui fis un signe de tête pour le saluer et tour- proximité du Jabaji, nous empruntâmes un an-
nai les talons. Si mes lieutenants n’apprenaient tique escalier dont les degrés ébréchés étaient
rien de leur côté, il nous faudrait franchir le extrêmement glissants, avant de parvenir sur
fleuve Jabaji de nuit pour aller rendre visite à un coin de berge boueuse. Là, une embarcation
la robe inconnue. qui avait connu des jours meilleurs nous atten-
dait. Nous traversâmes à son bord, en prenant
soin d’éviter les patrouilles circulant sur les
quais de la rive opposée.
*
**
Tortue fut le premier à hocher la
tête de droite à gauche pour me
signifier qu’il n’avait rien tiré de
ses balades diurnes. Boule n’avait
plus faim, mais il revenait vide
d’information. Quant à Leste, le
regard égrillard, je sentis que
son escapade du jour avait connu
quelque plaisante issue, mais pas
de celle propre à nous contenter.
En bref, les trois animaux étaient
revenus bredouilles et le moment
était venu de prendre des risques.
Je n’aimais pas ça, mais nous
n’avions pas le choix.

Le garçon avait peut-être menti,

mais j’étais toujours fermement
convaincu de sa sincérité. Nous
allions nous précipiter dans la
gueule d’un loup aux dents bien
aiguisées. Sans doute une belle
connerie. Mais nous ne pouvions
rester sans rien faire et il était
hors de question d’abandonner
ce que j’avais mis tant d’années à
construire.

Je réitérai mes mises en garde à

mes lieutenants contre les Passages
et leur demandai de toujours res-
ter derrière moi dans les ombres.
Lortag m’avait donné il y avait plu-

13
Le grand fleuve n’était effectivement pas ce
trait d’union que beaucoup appelaient de
leurs vœux, mais une séparation claire et nette
entre deux villes qui se regardaient en chiens
de faïence. Au sud la cité mal fagotée, au nord
les tours hautaines drapées dans leurs atours
chatoyants. Deux manières de se confronter à
l’existence, irrémédiablement inconciliables.
L’or du septentrion attirait les maigres bourses
méridionales.
La nuit, les larges portes du pont étaient closes,
et les traversées en barque prohibées. Les gens
du nord ne voulaient pas d’ennui. Mais, dans le
secret des égouts, là où la plupart des Passages
rejetaient leurs victimes, des individus déter-
minés avaient foré des tunnels à la sueur de
leur front. Moi, je les avais découverts. Surtout
un, qui allait nous mener assez loin sous les
beaux-quartiers en nous permettant d’éviter
les patrouilles.
Cependant, nous devions rester vigilants, car
les hôtes des sous-sols n’étaient pas particu-
lièrement accueillants. Les gobeurs de vase et
autres rats géants pullulaient dans les conduits
du cloaque. Au lieu de poursuivre en droite
ligne vers la porte fortifiée qui barrait l’accès
aux quartiers riches, nous empruntâmes un an-
tique escalier. Les marches ébréchées étaient
recouvertes de mousses et de divers détritus.
Tortue manqua glisser mais Leste le retint par
un bout de sa plaque d’armure couvrant l’avant-
bras et lui permit de conserver son équilibre.
Nous eûmes bientôt de l’eau jusqu’à mi botte.
Agitée de remous fétides, l’eau saumâtre clapo-
tait à nos pieds.
Nous progressions vers un passage plongé dans
l’obscurité et normalement obstrué par une
grille solide. Mais des barreaux avaient été des-
cellés et laissés en place de manière ingénieuse,
de façon à faire croire que l’ouvrage continuait
de jouer son rôle protecteur. Nous franchîmes
l’obstacle apparent en prenant bien soin de
remettre les barreaux en place derrière nous.
Avalés par le noir total, nous continuâmes pru-
demment sur une vingtaine de mètres avant
d’allumer une lanterne.
La lumière rabattue vers le bas par son capu-
chon éclaira une masse d’eau impénétrable,
qui s’écoulait lentement entre les parois de la
canalisation. Des remugles nous assaillaient
les narines et nous recouvrîmes le bas de nos
visages de mouchoirs afin de modérer l’incon-
14
fort. D’étroits ouvrages en maçonnerie, légè-
rement surélevés, longeaient la canalisation.
Nous nous collâmes contre les parois voûtées
qui suintaient d’une eau noirâtre et poursui-
vîmes notre chemin.
Des bruits bizarres, difficilement identifiables,
résonnaient, amplifiés par les voûtes basses.
Plusieurs fois, nous nous préparâmes à af-
fronter un ou plusieurs résidents de ces lieux
puants, mais la chance était de notre côté. Nos
esprits n’eurent qu’à subir les échos de ces
bruits.
Enfin nous atteignîmes le trou percé dans la pa-
roi latérale d’un conduit secondaire. Tortue eut
du mal à s’y engager, mais Leste lui « graissa la
patte », comme il le dit en rigolant, et mon lieu-
tenant cliquetant parvint à se frayer un passage
entre des parois menaçant de s’ébouler. Des
étais de fortune avaient été placés à intervalles
irréguliers et rien ne garantissait la stabilité de
cette voie. J’avais pleinement conscience de ce
risque, mais le passage devrait nous permettre
de déboucher non loin de la tour à laquelle
nous avions décidé de rendre une petite visite.
Le trajet, court, fut émaillé par un petit incident
qui vit la chute d’une pierre de belle taille sur
le pied de Boule. Ce dernier émit un cri étouffé,
serrant les dents sur le morceau de pain tout
neuf qu’il venait d’y enfourner. La pierre lui
brisa le gros orteil, ce dont nous ne nous aper-
çûmes que lorsqu’il poussa un cri aigu au mo-
ment où son pied se posa sur le premier bar-
reau de l’échelle qui menait jusqu’à la cave par
où nous allions gagner les rues des beaux-quar-
tiers.
Tenace, mon lieutenant gravit les treize bar-
reaux de l’échelle avant de s’écrouler sur le sol
humide. La cave n’était pas bien grande et plus
rien n’y était conservé depuis très longtemps.
Elle n’avait d’usage que pour des gens comme
nous, désireux de faire l’entrée la moins remar-
quée possible dans les rues larges et propres
des quartiers des aristocrates. Nous quittâmes
ces lieux inhospitaliers par un escalier qui
menait jusqu’à une porte dégondée entrou-
verte sur un long et bas tunnel. Le dos voûté,
nous parvînmes devant un mur en parfait état.
Impossible d’aller plus loin.
J’éteignis la lanterne et avançait ma main
dans le noir. Le beau mur en pierres de taille
apparente avait disparu. Ce n’était rien d’autre

qu’une illusion maintenue par une chante-
pierre. Des légendes anciennes et oubliées
de tous, à l’exception de Lortag qui parfois se
laissait aller à me conter des récits des temps
anciens, mentionnaient ces puissantes gemmes
magiques. Les chantepierres, si j’en croyais les
propos du vieil érudit, n’étaient autres que les
scories des paroles prononcées par Hamaskis.
Le dieu de la connaissance, connu pour ses pro-
pos brillants, aurait très rarement laissé échap-
per quelques mots moins parfaits d’entre ses
lèvres. Énervé par ces accidents, il aurait figé
ces mots dans des gangues magiques afin qu’ils
ne résonnent jamais plus à ses oreilles. C’était
là l’origine supposée de la pierre qui fournissait
son énergie magique depuis des années pour
alimenter l’illusion.
Au-delà du mur, l’intérieur d’un entrepôt,
dans lequel étaient stockées de nombreuses
statues antiques destinées à la restauration.
Nous prîmes bien garde de ne pas les bousculer
par mégarde et sortîmes par une petite porte
qui menait vers une ruelle. Les doigts experts
de Leste refermèrent en silence le battant de
chêne ainsi que la clenche qui la maintenait
fermée de l’intérieur.
L’allée était déserte. Dans le mince interstice
laissé libre en les toits scintillaient quelques
étoiles falotes, chiches lumières encore mal
réveillées. Ici, pas même un chien ou un imbé-
cile aviné pour remuer la torpeur nocturne. Les
lieux baignaient dans une agréable quiétude.
Rien à voir avec le silence pesant des bas quar-
tiers, où vous sentiez les regards prédateurs
quelques secondes avant que le poing ou le su-
rin s’abatte sur vous. Par habitude, je posai un
doigt sur mes lèvres et avançai lentement, les
yeux et les oreilles aux aguets.
La rue dans laquelle nous débouchâmes était
vierge de la moindre présence. Elle était plon-
gée dans une pénombre assez dense, à peine
adoucie par le ciel clair de Célembre. La tour
pour laquelle nous avions fait tout ce chemin
dessinait imperceptiblement son faîte derrière
une rangée de riches demeures, blotties der-
rière de hautes grilles d’acier forgé et de beaux
jardins d’ornement. Nous devions les contour-
ner pour gagner la place circulaire dont elle
occupait le nord.
Nous prîmes mille précautions pour ne pas
nous faire repérer par d’éventuels molosse ou
patrouille, mais nous parvînmes au pied de la
15
Piège à vie
tour sans avoir entendu le moindre bruit. Des
fêtes prestigieuses se tenaient de temps en
temps au palais du Premier Prince, mais des
réceptions pouvaient avoir lieu n’importe où
dans ce coin où la moindre demeure pouvait
loger des dizaines de personnes, maîtres et do-
mestiques.
L’enseigne, rutilante même dans le pauvre clair
de lune qui baignait la place, portait le cygne
couronné et le poing ganté refermé sur une
épée comme dans la description du garçon.
Nous nous tenions au seuil d’un grand danger.
Un nouveau piège comme seule Kharé savait
les tisser. La simple porte en bois qui permet-
tait d’entrer dans la tour possédait une serrure
ornée de rinceaux enlaçant des sortes d’épines
curieusement anthropomorphes. Mon amu-
lette se mit à vibrer quand je m’approchai du
battant et je fis signe à Leste de s’avancer.
Il sortit de sous les plis de sa longue cape un
parchemin qu’il déplia lentement, autant pour
ne pas l’abîmer que pour ne produire aucun
son. Il lut à voix haute une suite de mots incom-
préhensibles et un faible déclic se fit entendre.
Le verrou était ouvert. Ce qui signifiait que son
ouverture était conditionnée au sortilège que
Leste venait de désactiver en récitant l’antique
contresort fixé sur son parchemin. Le piège ma-
gique qui protégeait le passage vers l’intérieur
de la tour maintenant inactif, il était temps
d’entrer.
C’était à moi de mener mes hommes et j’entrai
le premier. La porte n’émit aucun son en pivo-
tant vers l’intérieur d’une vaste salle circulaire
plongée dans une demi-pénombre. Des bou-
geoirs allumés projetaient une lumière trem-
blante sur deux grandes étagères placées côte
à côte qui paraissaient instables. Calée contre
elles, se trouvait une sorte de planche en bois
au sommet arrondi qui me fit penser à une
porte qu’on aurait enlevée de ses gonds et lais-
sée là en attente d’une réparation.
De nouveau le marmouscule d’argent vibra
contre mon plexus solaire. La vibration s’inten-
sifia tandis que je m’approchais de la planche.
En vérité, un mince interstice séparait la
planche en son milieu en deux panneaux de
bois, qui étaient rabattus contre une surface
dissimulée derrière. Leste m’interrogea du
regard. Le sortilège tracé dans une encre à
l’épreuve des siècles s’était dissipé en même
temps que la magie qui protégeait la porte de
la tour. Notre atout était déjà joué et il fallait
trouver autre chose pour se garder des pièges
disposés dans ce lieu. J’extirpai une fine ba-
guette de métal à l’extrémité recourbée qui
me servait en temps ordinaire à crocheter les
serrures et attraper les bourses au fond des
poches. Je glissai la pointe recourbée entre le
panneau gauche et la surface qu’il masquait et
tirai prudemment vers moi, en reculant et en
prenant soin de demeurer derrière ce panneau
que j’ouvrais, dans le cas où quelque mauvaise
surprise n’ait attendu un visiteur trop curieux
et hâtif. Mes lieutenants s’étaient plaqués aussi
loin que possible contre les murs, leurs armes
brandies pour parer au danger.
Mais il ne se passa rien. Je me hasardai à jeter un
œil à ce que masquait le panneau gauche et fus
stupéfait par ce que je vis. La moitié d’un large
escalier de marbre éclairé de part et d’autre
par des candélabres d’argent descendait vers
une salle que l’on devinait vaste. Or, rien de
tel ne se voyait derrière la planche  : la vision
était impossible et je cessai pendant quelques
secondes de réfléchir. Nous trouvions-nous de-
vant une sorte de portail  ? Ou bien était-ce là
l’un de ces Passages, maquillé par une illusion
pour donner envie de l’emprunter ? La vibra-
tion de mon amulette, très forte, m’indiquait
que la sorcellerie ici à l’œuvre était le fait d’un
puissant thaumaturge.
Prudemment, je répétai l’opération sur le pan-
neau de droite pour révéler toute la surface de
ce qui s’avérait être un miroir de la taille d’un
homme. Mais au lieu de nous refléter, l’objet
continuait de nous présenter l’escalier majes-
tueux. Je n’avais pas la moindre confiance
dans la magie. L’histoire du Rimailleur, et tant
d’autres, m’avaient inoculé une défiance de
chaque instant contre ses charmes douteux.
Nous pouvions encore faire marche arrière et
laisser d’autres décider pour nous de notre des-
tin. Nous pouvions aussi refuser la fatalité et
tenter de la conjurer.
Durant une fraction de seconde, nos quatre
regards convergèrent et je lus dans les yeux de
mes lieutenants la même détermination que
celle qui m’animait. Sans un mot, je m’avançai
vers le portail. Le marmouscule vibra si fort
qu’il émit un tintement clair et ma main puis
mon visage traversèrent le miroir. Les mots me
manquent pour décrire ce que je ressentis à ce
moment précis. Il me sembla passer sous une
onde fraîche et j’entrevis des limbes brumeux
16
au sein desquels s’agitaient des présences indis-
tinctes. L’image d’un carreau de faïence bleue
me frappa et une tristesse immense m’envahit.
Lorsque mon pied se posa sur la surface froide
du marbre, qui reflétait les ors tremblants des
candélabres, je me mis à pleurer à chaudes
larmes. Je pleurais comme jamais je n’avais
pleuré, toutes les blessures de mon existence
semblant se rappeler à moi en même temps. Je
tombai à genoux et restai prostré là.
Lorsque je fus de nouveau conscient du monde
qui m’entourait, je perçus la présence de mes
trois lieutenants. Boule ne mâchonnait pas.
Leste avait le regard fixe. Tortue gardait les
bras ballants. Était-ce l’effet de la sorcellerie
qui imprégnait le miroir ? Je ne le croyais pas.
Les sorciers ne maîtrisaient qu’imparfaitement
les arcanes de la magie et la plupart de leurs
réalisations n’étaient que pacotille au regard
de la puissance immense qu’ils s’échinaient à
manipuler. Nous venions d’être victimes d’un
effet indésirable produit par une utilisation
mal maîtrisée de la magie.
Pour autant, nous nous trouvions bien au som-
met du large escalier de marbre aperçu de
l’autre côté du miroir. Je me retournai. Derrière
nous, une paroi maçonnée scellait une ouver-
ture de la taille exacte du miroir. Impossible de
revenir en arrière. C’était à prévoir. J’attendis
que mes lieutenants recouvrissent totale-
ment leurs esprits avant de commencer à des-
cendre les marches. Loin au-dessus de nos
têtes, une voûte d’un blanc immaculé ornée de
moulures d’hommes et de femmes vêtus sobre-
ment, s’étendait, sereine. La lumière qui la bai-
gnait n’était pas naturelle.
Pas plus que le nimbe étincelant qui s’éten-
dait aux pieds de l’escalier, nous masquant
l’espace au-delà. Quand nous fûmes parvenus
à quelques mètres du halo flamboyant, celui-ci
se mit à diminuer progressivement d’intensité,
révélant une allée encadrée par de hautes co-
lonnes d’albâtre. Des mosaïques polychromes
s’admiraient au centre de la large voie qui me-
nait jusqu’à un autel surélevé. Nous tournant le
dos, une silhouette longiligne était drapée dans
une toge multicolore. À son côté, mais nous fai-
sant face, un individu au crâne dégarni m’ob-
servait avec un air mauvais. Il était vêtu d’ha-
bits simples et amples sur lesquels était passée
une armure de cuir teinte en noir. Il était pro-
bable que la protection avait été plongée dans
de la cire d’abeille puis passée à la résine afin
de la rendre résistante aux coups.
 Piège à vie

«  Bienvenue, mon ami. Cela fait si longtemps -  Mais si voyons. Il te suffit de faire un petit
que j’attendais ta visite. Les ans ne t’ont pas effort. Avant de te rencontrer, nous étions une
épargné, mais je constate que tu as encore l’air famille. Et puis, tu l’as massacrée. Par ta faute,
de tenir sur ta patte valide. Il ricana en me toi- tous mes proches sont morts. Un sourire affligé
sant et d’une fou- se peignit sur son
lée ample descen- visage où affleu-
dit au pied de la rait la grisaille
volée de marche d’une barbe de
qui conduisait à trois jours. Et je
l’autel. Dans le ne te le pardon-
même temps, la nerai jamais  !
haute silhouette En un éclair, un
se retourna et je masque de haine
vis un homme s’était plaqué
à la peau pâle, sur ses traits. Je
au front gravé vais te massacrer
d’une étoile à comme tu as mas-
six branches, sacré les miens  !
le regard d’un Tu vas payer pour
bleu glacial. cette folie sangui-
Instantanément, naire ! »
je sus à qui nous
avions affaire. Un Tout en pronon-
prêtre de Logaan ! çant ces mots,
il avait tiré son
-  Siméon, dit arme de son four-
le prêtre d’une reau dorsal. Ce
voix claire en n’était pas une
me regardant, épée ordinaire.
comment oses-tu Sa lame effilée
souiller le sanc- avait la couleur
tuaire de Logaan ! du charbon et
des runes enflam-
-  Comment mées traçaient
connais-tu mon leurs courbes vi-
nom ! pérines contre sa
surface, sifflant
- Griffe l’a appris. comme du métal
Il a fouillé dans chauffé à blanc
ton passé et a plongé dans de
réussi à l’en extirper. Cela n’a pas été facile, l’eau. Jamais je n’avais vu un tel ouvrage, mé-
mais sans lui, il ne pouvait accomplir sa ven- lange de l’expertise hors pair d’un forgeron et
geance. d’une puissante sorcellerie.

- Je ne connais pas ce Griffe. Qui est-il ?
J’avais crié.
- Je suis Griffe, dit calmement l’homme en noir
qui ne m’avait pas quitté un instant de ses pru-
nelles sombres.
- Je ne te connais pas, rétorquai-je, fouillant en
vain ma mémoire à la recherche du visage de
mon interlocuteur.
Tandis que l’homme avançait vers moi, mes
trois lieutenants lui barrèrent le chemin. Je
fouillai désespérément dans ma mémoire à la
recherche d’un indice pour comprendre ce qui
se tramait ici. Soudain, je compris.
«  Les assassins, c’étaient vous. Toi et les tiens
se sont jetés sur nous pour nous éliminer. Sans
Boule, je ne m’en serai pas sorti vivant.
-  Nous y voilà enfin  ! Tu te souviens mainte-
nant. Mais tu continues à répandre le poison du

17
mensonge. À qui crois-tu pouvoir faire avaler
tes sornettes. Je sais que la version de l’histoire
que tu as passé ton temps à propager est fausse.
Mais tes paroles ne sont rien que perfidie. Le
sang des traîtres et des empoisonneurs coule en
toi et en ce jour béni des dieux, il va enfin être
répandu.
- Espèce de cinglé ! Au lieu de profaner la véri-
té, amène-toi ici qu’on termine ensemble cette
mascarade. Je vais te montrer de quel côté est
la justice.
-  J’arrive Siméon. Et tu vas crever comme un
rat ! Arskyll, à vous ! »
Le prêtre de Logaan tapa dans ses mains, visi-
blement ravi du spectacle qui se déroulait de-
vant lui.
«  Magnifique  ! Magnifique  ! Ce duel promet
d’être sensationnel. Vous, là, tonna soudain
sa voix de stentor, dégagez de la route de mon
champion.
Il leva la main droite et dirigea la baguette de
cristal qu’il venait de ramasser sur l’autel en
direction de Boule. Ce dernier fut repoussé
sur une dizaine de mètres, luttant sans succès
contre une force invisible.
« Je m’occupe du prêtre », cria Leste, tandis que
Griffe fondait sur moi, avec une vivacité sur-
prenante.
Le ruffian fut sur moi en quelques instants.
Mais alors que je m’apprêtais à recevoir son
assaut, la masse cliquetante de Tortue s’inter-
posa et l’épée anthracite fusa vers lui. Un choc
sonore retentit au moment où la lame enchan-
tée trancha la première couche d’armure pour
venir percuter une plaque de métal. Tortue
riposta aussitôt, d’un puissant coup de pied au
ventre. Griffe fut repoussé en arrière et s’affala
sur le dos. Profitant de son avantage, Tortue se
jeta sur lui. Mais Griffe roula de côté, évitant un
premier coup de poignard et parant le second
avec la main-gauche qu’il venait de tirer à l’ins-
tant de sa gaine.
En déséquilibre, Griffe parvenait à contenir
Tortue, une lueur mauvaise dans les yeux. Je
profitai du répit accordé par la manœuvre de
mon lieutenant pour regarder Leste. Le prêtre
de Logaan n’avait pas bougé et, tandis que l’épée
de mon compagnon s’abattait sur lui, il écarta
18
les bras en un geste grandiloquent, comme s’il
bénissait le coup à venir. Leste fut projeté en
arrière, le torse lacéré par un puissant coup
de taille et s’abattit au bas des marches. Il se
redressa maladroitement, les yeux écarquillés,
ne comprenant pas ce qui venait de lui arriver.
«  Ah, ah, ah, ah, ah  ! Contemplez le pouvoir
de Logaan pauvres idiots  ! Pensez-vous vrai-
ment que le maître des intrigues n’a pas pré-
vu le moindre de vos actes, le plus petit de vos
gestes  ? Vous avez déjà perdu le combat. C’est
ainsi et vous n’y pouvez rien. »
Leste s’était remis péniblement sur ses jambes.
Le sang avait éclaboussé son chemisier crème
et coulait sur ses chausses sinoples. Le coup
reçu l’avait sérieusement blessé, mais il refusait
d’abandonner le combat aussi vite. Il commen-
ça à gravir les marches en direction du prêtre.
Tortue peinait face à Griffe. Il essayait tant bien
que mal d’éviter les coups portés par la lame
couverte de runes embrasées, qui semblait
s’enfoncer dans le cuir et le métal avec une fa-
cilité déconcertante. Ayant conscience que son
armure aléatoire ne pourrait le protéger effi-
cacement, Tortue esquivait avant de riposter.
Mais Griffe semblait toujours avoir un temps
d’avance, évitant sans problème la morsure de
l’acier des deux poignards de Tortue.
Je dégainai ma rapière et me lançait à l’assaut
de Griffe. Surpris par ma première attaque, ce
dernier bondit en arrière et ma lame effleura
sa tempe sans pour autant le blesser. Tortue en
profita pour se rapprocher et ses coups man-
quèrent d’un cheveu notre adversaire. À deux
contre un, le combat s’était équilibré. Je tentai
de passer dans le dos de Griffe, mais le bougre
parvint à se dégager, sa main gauche déviant
mon attaque tandis que son épée noire s’abat-
tait sur Tortue qui tenta de parer. Ses poignards
volèrent en éclats et il poussa un cri de douleur
quand l’acier runique mordit dans la chair de
ses avant-bras.
« Laisse-le moi, hurlai-je à Tortue qui n’était de
toutes les façons plus en état de combattre.
-  Enfin face à face, Siméon. Et plus personne
pour te protéger de ma fureur ! Tu es mort.
- C’est ce que tu crois ! Tu vas ravaler ta morgue,
espèce de dégénéré ! »

Je me découvris pour porter à Griffe un coup
à la jambe. Cette fois, il ne fut pas assez rapide
et ma rapière transperça sa cuisse. Mais ma
jambe gauche choisit cet instant pour me jouer
un vilain tour. Elle faiblit soudainement et je
dus appuyer mon genou droit au sol pour ne
pas m’écrouler. Griffe eut un sourire carnassier
et, malgré le sang qui ruisselait sur sa jambe,
se débarrassa de sa main-gauche et brandit son
épée à deux mains.
« Adieu Siméon ! »
La lame de l’épée traça un arc enflammé dans
les airs et je roulai de côté en geignant tout en
interposant ma rapière. Mon arme se brisa net,
mais l’épée ripa contre la garde en coquille qui
dévia le coup. Des étincelles jaillirent du pavage
de marbre.
Je me redressai, m’aidant de ma jambe valide.
Les yeux de Griffe luisaient d’une haine incon-
trôlée, mais sa blessure le gênait. Il tenta de
me porter un nouveau coup mais fut trahi à
son tour par sa jambe. Le cri qui jaillit d’entre
ses lèvres exprimait autant sa douleur que sa
frustration. Pendant quelques secondes, nous
demeurâmes immobiles.
Je vis Leste tenter de frapper de nouveau le
prêtre, mais ce dernier pointa négligemment
sa baguette de cristal sur lui et il fut repoussé
comme Boule avant lui. La situation était en
notre complète défaveur et je ne voyais pas
comment la renverser.
Et puis, soudain, je pensai à quelque chose.
Je ne savais pas si cela pouvait marcher, mais
mieux valait tenter le coup que de ne rien faire.
Je laissai tomber ce qui restait de ma rapière au
sol puis retirai mon amulette et la serrai dans
ma main. Griffe s’esclaffa.
« Tu comptes me frapper avec ce machin ! Tu es
vraiment ridicule Siméon ! »
Sans tenir compte de sa moquerie, je me pré-
parais à foncer sur lui à toute vitesse. J’espérais
qu’il n’aurait pas le temps de se rendre compte
de ce que j’essayais de faire. Pour réussir, il
faudrait que je m’appuie à un moment sur ma
mauvaise jambe. Si elle se dérobait, autant dire
que j’étais fichu.
Sans tergiverser, je me propulsai en avant en
me servant de ma jambe valide. Je poussai un
19
Piège à vie
hurlement quand je m’appuyai de toutes mes
forces sur ma jambe gauche. Si elle tenait,
j’avais une petite chance de réussir. Si elle me
lâchait, j’étais un homme mort. La douleur était
telle qu’elle abolit un instant toute autre sensa-
tion.
Je percutai Griffe de plein fouet, si vite qu’il
n’eut pas le temps de me frapper. Je retombai
sur lui, nos visages proches à se toucher. Contre
ma paume droite, le marmouscule d’argent se
mit à vibrer. J’approchai la main de la garde
de son épée, mais je fus cueilli par un crochet
dans la mâchoire. Je sentis une ou deux dents
céder et le goût métallique du sang m’emplit
la bouche. Je lui écrasai en retour mon coude
gauche en plein milieu du visage et je sentis
son nez craquer sous l’impact. Griffe hurla et je
plaquai brusquement l’amulette contre la lame
aux runes évanescentes.
L’amulette vibra furieusement puis émit un son
pareil au cri d’une harpie. Un instant après, elle
explosa en mille fragments tandis que l’épée
se brisait. Aussitôt, la lame magnifique devint
une poudre charbonneuse qui s’embrasa. Nous
fûmes tous deux brûlés mais j’étouffai mon cri
et refermai mon poing sur la gorge de Griffe.
Je serrai. Mon adversaire se débattait, me don-
nant de violents coups de pieds. Je manquai
être renversé mais je réussis à raffermir mon
emprise sur sa gorge. Griffe cessa bientôt de
lutter. C’était terminé. J’avais triomphé de cet
homme qui avait accumulé tant de haine contre
moi qu’il ne vivait plus que pour m’abattre. Il
s’en était fallu de très peu qu’il réussisse. Mais
c’était lui qui gisait, mort, sur le sol froid du
temple. Ses yeux encore grands ouverts sem-
blaient me regarder et m’adresser un ultime
reproche. En moi, nul sentiment de triomphe,
juste le soulagement d’être encore en vie.
Le bruit d’applaudissement me rappela aussi-
tôt au moment présent. Autour de moi, Boule
et Leste, qui continuait de perdre son sang,
étaient immobilisés par la force manipulée par
le prêtre. Tortue, quant à lui, me regardait fixe-
ment, les yeux hagards. Il était assis par terre,
ses bras entaillés posés, inertes, sur ses jambes
étendues devant lui. Je me redressai pénible-
ment et commençai à m’avancer vers l’autel de
Logaan.
« Siméon, tu as déjoué tous les pronostics. Mes
visions me montraient ta défaite et pourtant tu
as su l’emporter. Encore un tour de mon dieu.
Je le reconnais bien là.  » L’homme partit d’un
grand rire sonore.
- N’es-tu donc même pas affecté par la mort de
ton compagnon ?
- Détrompe-toi Siméon. Griffe est venu me trou-
ver pour accomplir sa vengeance. Je savais qu’il
le ferait et je l’ai aidé à réunir assez de savoir
et de force pour t’affronter. Malgré tout son
entraînement et le recours à la sorcellerie, il
n’a su vaincre ta détermination et ta ruse. Je te
félicite pour cet exploit. Viens, approche-toi et
contemple la vérité.
- De quoi parles-tu, prêtre ? » Dans mon ventre je
sentis soudain une boule d’angoisse. Incapable
de la réfréner, j’avançai vers l’autel. Le prêtre
se pencha et prit quelque chose à l’intérieur de
l’autel.
C’était un miroir au cadre d’argent, au manche
façonné pour évoquer le signet d’un livre.
« Le miroir aux mille visions. Un prêt involon-
taire du Temple d’Hamaskis. Regarde à l’inté-
rieur Siméon, regarde en lui, regarde en toi et
vois pourquoi tu es ici en ce moment. »
Je gravis les marches, transpirant, privé de
mes forces. L’homme me scrutait intensément
depuis ses yeux glacials. Je pris le miroir en
tremblant et serrai les dents pour empêcher la
douleur qui irradiait de ma jambe gauche de
s’exprimer.
Le monde était soudain devenu immense. Je
me trouvais dans une boutique. Toutes sortes
d’objets étaient exposés à la curiosité des ba-
dauds, depuis des bocaux où voletaient des
lucioles à des livres aux fermoirs brillants.
L’endroit m’était familier. Je me tenais derrière
le comptoir quand j’entendis la porte donnant
sur la rue s’ouvrir. Un homme et une femme
entrèrent. Ils riaient d’une plaisanterie que je
n’avais pas entendue. Même si j’en avais été à
portée d’oreille je n’en aurais rien perçu car
devant moi se tenaient les visages oubliés de
mes parents.
Je fixai les longs cheveux auburn de ma mère
qui cascadaient le long de son visage souriant
et les épais sourcils noirs de mon père qui sur-
lignaient l’intensité de ses yeux noirs. Ils conti-
nuaient de rire, mais je restais sourd à leurs
voix, happé par leur présence miraculeuse.
20
Un instant, je fus de nouveau ce gosse hésitant
et peureux, qui se blottissait dans les jupes de
sa maman et baissait la tête quand son père
le grondait. Et puis, aussi soudainement qu’ils
étaient apparus, mes parents commencèrent
à disparaître. Leurs corps s’affaissaient déjà
à terre, leurs yeux vitreux, une expression de
totale surprise peinte sur leurs visages. Dans
leur dos se tenaient trois hommes, dont l’un
avec le front peint d’une étoile à six branches.
Leur basse besogne à peine achevée, deux des
hommes quittaient la boutique.
Mais le troisième regardait derrière le comp-
toir derrière lequel je me tenais recroquevillé
sans même m’en être rendu compte. Un sourire
étrange, empreint de tristesse mais aussi d’une
certaine fierté, flottait sur ses lèvres. Il traça
dans les airs un signe étrange dans ma direc-
tion et se retourna pour se mêler au flot indus-
trieux des rues de Kharé.
J’étais mort une seconde fois. Incapable d’agir
ou de penser, mes yeux ne voyaient plus. Tout
devint sombre, d’une noirceur absolue. Était-ce
donc ça la mort ?
L’instant d’après, le prêtre de Logaan me fixait
de l’autre côté de l’autel. Ses yeux bleus sem-
blaient scruter mon âme.
« As-tu compris ?
- Je… Pourquoi fallait-il que je vois mes parents
se faire de nouveau tuer sous mes yeux ?
-  Ils sont morts car mon dieu l’a ordonné. Et
il l’a ordonné car Titan a besoin d’un nouveau
champion. Et tu viens de passer ta dernière
épreuve en triomphant de Griffe !
-  Mais pourquoi, pourquoi avoir assassiné des
gens qui n’avaient fait de mal à personne ?
-  Les desseins de Logaan sont complexes et je
ne prétends pas les comprendre. La mort de tes
parents était la seule possibilité de te façonner
et de t’amener vers ton destin.
- Je ne savais pas Logaan si cruel. J’avais enten-
du qu’il était fourbe et sournois, mais je n’ima-
ginais pas que c’était aussi un assassin.
- Ah Siméon, soupira le prêtre, si seulement le
destin était limpide… Je n’éprouve aucun plai-
sir pour ce que nous t’avons infligé. Mais c’était
 Piège à vie

nécessaire. Les évènements de ta vie n’ont été
que des étapes pour te conduire ici, sous les
yeux de mon dieu. Ici pour révéler le véritable
champion. Griffe ou Siméon ? Je ne te donnais
aucune chance, mais pourtant tu es encore en
vie. Je ne peux que m’incliner devant la clair-
voyance de Logaan. Grande est sa sagesse.
Mais son influence s’arrête ici. Et te voici libre
Siméon, libre pour la première fois de ta vie de
tracer ta voie dans l’existence.
- Libre ? Ah, ah, ah !! Ne te moque pas de moi,
prêtre. Libre de faire quoi ? De pleurer tous ceux
qui sont morts parce qu’il fallait que Logaan
me teste !! De regarder des amis se faire tuer ?
De perdre mon petit Carreau ? C’est n’importe
quoi !! Je refuse de t’écouter plus longtemps !
- Siméon, je te l’ai dit, tu es libre. Et tes amis le
sont aussi. Prends ces fioles et guéris leurs bles-
sures. Va et réfléchis à ce qui vient de se passer.
L’avenir t’appartient.
- Tu n’es qu’un fou, prêtre ! Si je n’étais pas aus-
si épuisé, je te tuerais comme j’ai tué Griffe !
- Je comprends ta colère Siméon. Libre à toi de
me haïr, libre à toi d’essayer de me tuer. Mais
je suis certain que tu ne feras pas ce choix-là !
Tu as maintenant des choses autrement impor-
tantes à accomplir. »
Le prêtre, après avoir déposé deux fioles de cris-
tal pleines d’un liquide d’un vert vif sur l’autel,
se retourna, et se mit à marcher lentement.
J’allai me jeter sur lui pour l’étrangler quand je
sentis à mes côtés la présence de Boule. Toute
rage me déserta soudain et je me jetai dans les
bras de mon lieutenant pour l’étreindre. Gêné,
il me rendit maladroitement mon étreinte
avant de se dégager, le visage rouge.
porter à merveille et ses avant-bras ne portaient
plus la marque d’aucune blessure. Le prêtre
de Logaan m’avait confié là deux puissantes
potions. Si son histoire était fausse, pourquoi
m’épargner et me confier de quoi guérir mes
lieutenants  ? Mais si son histoire était vraie,
qu’est-ce que cela signifiait vraiment ?
Tandis que nous remontions les marches en
direction de l’endroit par lequel nous étions ar-
rivés, je vis le mur en maçonnerie luire faible-
ment. Alors que nous gravissions les derniers
degrés, la lueur s’amplifia et devint aveuglante.
Je plongeai dans ses feux étincelants sans hési-
tation.
J’eus l’impression comme à l’aller de traverser
une cascade, mais, cette fois-ci, ses eaux étaient
tièdes. Je distinguais des présences lointaines,
mais il y avait en elles de la chaleur. J’aperçus
de nouveau le petit carreau de faïence bleu, et
son éclat était maintenant comme celui d’une
étoile qui cherche à guider le voyageur perdu
à bon port.
Lorsque je traversai la surface ensorcelée du
miroir pour poser de nouveau le pied dans
Kharé, je m’interrogeai. Étais-je revenu pour
accomplir quelque chose de grand  ? Ou bien,
plus vraisemblablement, retournais-je dans
la cité qui avait piégé ma vie depuis ma nais-
sance ?
Il me sembla alors entendre un rire espiègle.
Incrédule, je quittai la tour pour plonger sous
le dais spacieux du ciel étoilé.

« Capitaine, il faut aider Leste et Tortue. Ils ne

sont vraiment pas en forme. »

J’acquiesçai et demandai à Boule de prendre les

fioles pour aller administrer sans plus attendre
leur contenu à ses compagnons. Jamais je ne
vis Boule autant se hâter. Il versa le précieux
breuvage dans la gorge de mes deux hommes.
Leste avait le teint cireux, les yeux tirés par des
cernes sombres. Il semblait avoir vieilli de dix
ans et je craignis que l’élixir ne puisse rien pour
lui. Mes craintes s’apaisèrent quelques minutes
après quand je vis avec soulagement son visage
reprendre des couleurs. Tortue semblait déjà se

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