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NOTES

DOCUMENTS
En l'honneur du millénaire d'Avicenne

L'importance d'un texte nouvellement traduit: les gloses


d'A vicenne sur la pseudo Théologie d'Aristote.

L'année 1951-1952 correspond au millénaire hégirien de la


naissance d' Avicenne (Ibn Sina). La Direction culturelle de la Ligue
des États arabes a pris l'initiative de le célébrer par des travaux
divers et par un congrès qui se tiendra à Bagdad en mars 1952.
L'U.N.E.S.C.O., de son côté, patronne des œuvres à la gloire du
grand /aylasu/ l, cependant que le gouvernement iranien se
charge d'étudier et publier les écrits persans d'Ibn Sina, et prépare
un second congrès à Téhéran.
L'Égypte, le Liban, la Syrie, la Jordanie, l'Irak, doivent se
répartir les travaux. Le projet le plus important est peut-être bien
l'édition prévue d'un texte arabe critique, aussi bien des ouvrages
déjà connus d'Ibn Sina que des manuscrits non encore publiés.
Des mémoires en diverses langues les accompagneraient. C'est
ainsi, pour m e borner à l'exemple de l'Égypte, que la Direction
culturelle de la Ligue arabe au Caire, le ministère de l'Instruc-
tion publique égyptien, et l'Institut français du Caire, œuvrent
en convergence. La Direction culturelle, après avoir envoyé
une mlSSlOn scientifique étudier les manuscrits des biblio-
thèques d'Istanbül, travaille à recenser les manuscrits dispersés
à travers le monde, et à réunir les photographies des meilleurs.
Outre la préparation du congrès de Bagdad, elle compte publier
(en arabe) un ou plusieurs volumes de mémorial. Au ministère
de l'Instruction publique r evient l'importante tâche d'éditer un
texte arabe critique du Shi/Ii' ; et l'Institut français prévoit une
série d'ouvrages: publication de t extes, surtout de textes encore
inédits, ou études originales.
D'autres travaux verront le jour en Occident 2. - Et la pensée
chrétienne médiévale est trop redevable à Avicenne pour que la
Revue Thomiste n'ait pas eu le désir de contribuer pour une modeste
part à l'hommage collectif. L'étude ci-après du R. P . Anawati

I. Ainsi, la communication de M. Francesco Gabrieli, reproduite dans l'Oriente


~o.dt1'no de juillet-sept. 1950, et la traduction française des Isharat par MUe M.-A.
é ~ch.on, actuellement sous presse aux éditions Vrin. C'est dans le même se.ns que les
r..russ10ns arabes de la radiodiffusion française ont consacré une semame à Ibn
S!.Ill!.. Etc.

fi
Nous préparons nous-même aux éditions Vrin (coll. c Études de philosophie
évale.) un ouvrage sur La pensée religieuse d'Aviunne.
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nous dira l'état de la bibliographie avicennienne 1. Celle du


R. P. Dondaine éclairera, sur un point précis, les questions posées
à l'historien du moyen âge latin par l'étude comparative des
pensées avicennienne et thomiste.
Mais je crois qu'il faut se réjouir tout particulièrement de la
traduction française des Gloses d'Ibn Sina sur la pseudo Théologie
d'Aristote 2, faite et présentée par M. Georges Vajda. Je voudrais
en souligner ici l'importance. Ce texte est, pour l'historien des
doctrines, d'un précieux apport, puisqu'il nous donne, approxima-
tivement il est vrai, ce que l'on peut appeler le commentaire de
Plotin par Avicenne. Sans doute le philosophe musulman ne
connut-il le texte des Ennéades qu'à travers la transformation,
fort notable souvent, que lui avait fait subir le traducteur chré-
tien; il est d'autant plus caractéristique de voir le glossateur
dépasser parfois le texte infléchi qui était à sa disposition, et
rejoindre, sans s'en douter, certaines vues de Plotin.
Mais je voudrais surtout parler aujourd'hui de ce que les Gloses
nous apportent quant à l'élucidation de la pensée d'Ibn Sin a
lui-même. Il est regrettable, certes, que nous ne puissions les
dater avec précision. Les manuscrits cependant nous incitent à les
rattacher plus ou moins à l'In~at. Or, les spécialistes d'Avicenne
situent de préférence cet ouvrage, sans doute perdu, et dont il
semble ne nous rester que des brouillons incomplets, vers les der-
nières années du philosophe. Nous avons par ailleurs ces nombreux
renvois à la PhilosoPhie (ou Sagesse) orientale, soulignés à bon
droit par M. Vajda: et l'on a coutume de considérer cette mysté-
rieuse Sagesse orientale comme le testament (lui aussi perdu?
laissé inachevé ?) où Ibn Sin a nous aurait légué sa pensée défini-
tive. Il apparait donc que nous pouvons, à titre au moins d'hy-
pothèse très probable, regarder les Gloses comme un texte tardif.
J'espère montrer qu'elles apportent, eu égard aux grands
écrits classiques, non point des corrections ou des reprises de thèmes
sur bases nouvelles, mais bien plutôt des précisions et éclaircisse-
ments. M. Vajda a eu raison de signaler l'état inachevé des pages
qu'il traduisait. Brouillon, à coup sûr; notes de cours, probable-
ment. Ce fut pour le traducteur une difficulté supplémentaire.
Mais nous y gagnons de saisir l'effort conceptuel d'Ibn Sina dans
son mouvement de recherche. Les nombreuses redites du texte,
qui en alourdissent la trame , ne sont point elles-mêmes sans

I. Le R. P . Anawati fit partie de la mission scientifique envoyée par la Direction


culturelle de la Ligue arabe a Istanbul. Après avoir travaillé sur les manuscrits et dan.s
les bibliothèques d'Istanbül,il publia, sous les auspices de la Ligue arabe, ses Mou'alla/Iit
Ibn Sinà (Essai de bibliograPhie av-icennien1le, Le Caire, 1950), avant-propos de M.
Al}mad Bey Amin, et préface de M. Ibràhim Bey Madkour.
2. Je rappelle pour mémoire qu'il s'agit des extraits des Ennéades IV-VI, et d'un
fragment de Porphyre, traduits et para~t:rasés (avec résonances chrétiennes) 'pr~
bablement par le jacobite Ibn Na'jma de 1;I.om~, avec révision postérieure d'al-Kindl.
Ce texte continua à être attribué au Stagirite.
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intérêt: en ce qu'elles nous livrent une pensée en cours d'élabora-


tion.
Mais nous y perdons de ne pouvoir guère en grouper exhaustive-
ment les conclusions selon un plan cohérent. Il y a beaucoup
d'obiter dicta. Au gré du texte commenté, un va-et-vient se fait
cependant entre un certain nombre de thèmes dominants. Je ne
les relèverai pas tous, mais me bornerai à trois exemples qui me
semblent caractéristiques: 1° la notion d'être; 2° le monde des
Intelligences séparées et des Ames célestes; 3° l'âme et l'intellect
humains en leurs rapports avec ce monde supérieur.

1. - La notion d'être (wuj üd) .

Cette notion domine la métaphysique d'Ibn Sina. On en sait les


deux pôles: le monisme existentialiste d'une part, - et de l'autre,
la distinction analogique entre ttre nécessaire de soi et être néces-
saire par autrui (qui est, dans l'ordre de l'essence, l'être possible
ou contingent) . Peut-on parler d'une analogie de l'être? Travail-
lant sur la vieille traduction latine du Shi/a', M. Ét. Gilson avait
pu reconnaître, d'une part une certaine analogie métaphysique
mais à portée réduite, non de l'être comme tel, mais du rapport
être nécessaire - être possible; d'autre part une certaine
univocité transmétaphysique selon laquelle « l'être peut s'affirmer
de tout sélon le même sens, mais non pas aussi immédiatement
de tous les êtres 1 ». Et l'étude des textes arabes jusqu'alors acces-
sibles confirmait déjà cette conclusion.
Or les Gloses nous livrent à ce sujet une analyse à mon sens
capitale. A propos de l'être des quiddités contingentes, Ibn Sina
écrit p. 61 2 qu'il est « être en lui-même, et il est Plus général que
l'être contingent et l'ttre nécessaire. Si on l'envisage en tant
qu'être, on n'a pas le droit de le spécifier en contingent ou néces-
saire (... ). L'être lui-même, envisagé en soi, n'est qu'être S ». Je ne
crois pas qu'il soit possible de dire plus clairement que 1'« analogie»
entre ttre nécessaire et être contingent se résout en un super-
genre « plus général ». « L'existence de la pierre n'est pas l'existence
de l'homme» dira saint Thomas 4. Pour Ibn Sin a au contraire, il
s'agit d'un « état de l'être» (iJ,al al-wujüd), existant d'une sorte
d'existence logique, et qui doit s'entendre ainsi que d'une pure

I. A.vicenne et le paint de dépMI de Duns Scol, Arch. d'Msi. doc/r. el litt. du tn. d.,
éd . Vnn, .1927, Voir l'analyse des pp. IIO-III.
2. cIte les Gloses d ' après le texte arabe édité par M. 'Abd al-Ra~man Badawi
J,:
a p A':1Stu 'ind al-'Arab, Le Caire, 1947, p. 22 et S5. - La traduction française est
Ûe
ce cI,-après publiée de M. Georges Vajda.
3· C est nous qui soulignons.
4· Cf. le texte célèbre de Ceml. Gent., II, 52.
REVUE THOMISTE

opposition au non-être, lequel n'a au surplus - les Gloses y


'i nsistent - aucune antériorité réelle.
Ceci me semble appeler quelques remarques. On voit combien
les positions d'Avicenne et de Duns Scot (être comme pure
opposition au non-être) coïncident ici. Et cet « état de l'être », qui
est « plus général » que l'être contingent et l'~tre nécessaire, se
résout non point dans un jugement s'épanouissant en concept,
mais dans un concept d'être, lequel est lié à une cosmogonie
commandée elle-même par le monisme de l'existence. Or, il est
patent que c'est uniquement la quiddité intelligible du concept
d'être, et non le jugement d'existence, qu'Ibn Sina cherche à
saisir dans son J:tal al-wufüd. Loin que ce « genre » transmétaphy-
sique (car le Shifa' nous dira par ailleurs que l'être n'entre point
dans un genre ordinaire) mette l'accent sur une philosophie de
l'existence, c'est bien à un essentialisme que nous aboutissons.
Essentialisme qui, à son tour, pourra seul rendre compte de cette
preuve de l'existence de Dieu par la saisie de « l'état de l'être »,
qu'Ibn Sina proposait aux « initiés» comme la preuve par excel-
lence 1, - celle a contingentia mundi restant sans doute à ses yeux
la preuve adaptée au « vulgaire philosophant ».
Or, telle est bien en fait la tentation de toute métaphysique
qui voudrait distinguer l'existence de son acte d'être. L'existence
risque alors d'être prise en un cadre ou super-cadre logique. En
fait, ce recours à un super-cadre logique, nous le retrouvons à deux
moments de l'analyse avicennienne de l'être possible. En l'être
possible, l'essence est réellement distincte de l'existence, puisqu'il
reçoit son être d'autrui. Mais l'essence contingente a son
fondement dans la pensée que l'~tre premier a de lui-même;
et n'oublions pas qu'elle reçoit l'existence non par une libre créa-
tion ex nihilo, mais par une émanation qui se produit selon un
mode de nécessité voulue.
Une distinction plus subtile s'imposera donc. En tout être
existant autre que l'~tre premier, Ibn Sïna distinguera trois élé-
ments d'explication: r O son être en tant qu'être, référé à rien
d'autre qu'à l'être: et comme tel univoque, « plus général que l'être
contingent et l'~tre nécessaire» au sens où nous venons de le
préciser; 2° puis son être en tant que procédant de l'~tre premier
et référé à lui: son acte d'être, donc, et comme tel nécessaire par
autrui. Ce n'est pas encore à ce plan d'explication que peut se
justifier le caractère de contingence. Que restera-t-il donc? A
considérer l'être de la chose existante en tant que celui de sa
quiddité (mahiyya) , de son principe intelligible de définition, et
qu'Ibn Sina distingue soigneusement de l'essence (dhiit). C'est
comme tel, et comme tel seulement, qu'il est contingent. Au terme

t. [ s/ui.,àt, éd. Forget, Leyde, 1892, p . 146.


EN L'HONNEUR DU MILLÉNAIRE D'AVICENNE 337

de cette analyse tripartite, les Gloses nous disent (p. 61) que la
contingence « n'est pas une partie de cet être (... ), mais une moda-
lité concomitante de la quiddité même dont il s'agit ».
Super-cadre logique de l'existence comme univoque au premier
temps de l'analyse; cadre logique d'une modalité concomitante
au troisième temps. Entre les deux, l'existence nécessaire par
autrui assume en quelque sorte ces distinctions logiques sur le
plan métaphysique, - qui est ici celui du monisme.
Cet effort très poussé d'analyse se justifie en effet par la dualité
de vue qui commande le système avicennien : le monisme de l'exis-
tence, qui emprunte à la pseudo Théologie l'explication néopla-
tonicienne du passage de l'Un au multiple; et la volonté
réfléchie d'Ibn Sina d'échapper non seulement au panthéisme,
mais à tout panenthéisme, en maintenant la différence radicale
du contingent et du Nécessaire par soi, de l'être produit et du
Principe premier. C'est cette dualité, ce conflit à surmonter, qui
est à l'origine des analyses métaphysiques d'Ibn Sina les plus
poussées. Les Gloses, par les approximations successives dont elles
entourent le texte de la pseudo Théologie, nous en apportent un
témoignage particulièrement vivant.
Mais il appert que l'analyse tripartite de l'être contingent, et
ce va-et-vient du logique au métaphysique qu'elle décèle, cesserait
d'avoir cette justification dialectique dans une vue créationiste
du monde.

II. - Le monde suPérieur.

Le monde supérieur, c'est-à-dire le monde incorruptible, par


opposition au monde sublunaire de la génération et de la corrup-
tion. C'est le répondant du « là-bas )J, dont la nostalgie traverse
les Ennéades. Ce monde supérieur est un thème qui apparaît, on
peut dire en toutes les œuvres d'Ibn Sina. Nous retrouverons
donc, dans les Gloses, la hiérarchie des Intelligences séparées,
et celle des Arnes des sphères célestes, chaque Ame mouvant le
Corps de la sphère auquel elle est jointe, et dont elle est l'enté-
léchie.
Mais si les Gloses ne contredisent en rien les thèmes habituels,
nous y trouvons des analyses fouillées sur la vie de ce monde
supérieur. Le degré ontologique des Intelligences agentes, par
exemple, qui seules méritent au sens strict le nom de substances
s~parées, est nettement distingué du degré ontologique des Ames
celestes. Et ainsi :
I. - Dans le monde des substances séparées, il n'y a pas de
mouvement (haraka), on ne peut les dire « mobiles D, sinon en un
sens impropre: en tant qu'elles reçoivent leur être du Principe
premier (Gloses, p. 50). Mais étant pures de toute matière, et sans
Revu. !bollllst•• - 7
REVUE THOMI STE

de
lien avec aucune matière , elles sont dès l'origin e en possession
la perfect ion de leur essence , et donc de leur parfait e béatitu de,
selon la notion avicenn ienne (très néopla tonisan te) de la béatitu de.
Il n'y a pour les Intellig ences séparée s «aucun degré à recherc her,
ce
ni perfect ion à viser, et elles ne désiren t point autre chose que
qui est réalisé en elles» (p. 38). Il n'y a donc point « passage d'état
en état », il y a simulta néité parfait e. Et cela même, si l'on peut
dire, règle les rappor ts des Intellig ences entre elles: « Les formes
ne
qui font partie du monde de l'Intell igence ne se discern ent ni
s'isolen t, cepend ant que chacun e subsist e, indépe ndamm ent de
l'autre [ ... ], mais [en même temps] toutes sont simulta nées, et cha-
et
cune est dans chaque autre [ ... ]. Là-hau t, les formes des opposé s
des incomp atibles demeu rent en paix et s'entr'a ident. La perfect ion
et
de chacun e est d'être unie à l'autre, d'être apte à cette union
à cette cohabi tation, à raison de sa spiritu alité» (pp. 58-59).
En conséq uence : le mode de connais sance des Intellig ences
de
séparée s partici pera directe ment du mode de connais sance
l'ttre nécessaire. « Les Intellig ences agentes pensen t toutes les choses
à partir d'elles-mêmes, comme elles pensen t les effets à partir des
ce
causes qui les renden t nécessa ires », étant bien entend u que
sans antério rité ni
« à partir de » se prend d'une process ion «

postéri orité tempor elle» (p. 49). La Naiat nous disait de même
que l'ttre premie r connaî t toute chose par son essence (min
dhatihi), ou « à partir de lui-mêm e ». Il en résulte que les Intel-
1

ligences agentes , comme l'ttre nécessaire, connaî tront simul-


tanéme nt « l'unive rsel en tant qu'univ ersel, et le particu lier en
sa
tant que particu lier ». Ce dernier toutefo is n'est pas saisi dans
el qui, pour le
particu larité même, mais sous le mode d'être univers
platoni sme d'Ibn Sina, est doué du coeffici ent maxim um d'exi-
stence. Et les Gloses auront cette formule saisiss ante: « Nous disons
que la forme de toute chose, univers elle ou particu lière, se réalise
dans ce monde- là [le monde des substan ces séparée s]; tout
particu lier y est appréh endé suivan t le mode dont il dérive de
ses causes, et ce mode fait du particu lier un univer sel» (p. 48).
2. - Mais voici une précisio n fort intéres sante. Les textes
s
cosmog oniques du Shi/Ci' ou de la N aiCit 2 nous avaien t habitué
à la triple ligne de l'éman ation avicenn ienne. De l'ttre nécessa ire
la
n'éman e directe ment (selon le mode de nécessi té voulue) que
premiè re Intelligence. Mais quand celle-ci se pense elle-mê me
comme étant en acte, et posée nécessairemen t dans l'existe nce
par le Princip e premie r, émane d'elle l'Ame qui est l'entélé chie

1. Najât, éd. du Caire 1357 H . 1938, p. 249


(trad. lat. de Mgr Carame, Rome, 1926,
p. 125). Pour la connaissa nce divine ad extra, cf. Shi/â' (trad. lat. de 1508), Met., VIII,
le chap. de Najii/,
6, f. 100 rb et va (lith. arabe de Téhéran, I, p. 588 et ss.) et tout
pp. 247'249· . Cf. Sum o theo/.,
2. Voir en particulie r Najât, p . 277'278 (trad. Carame, p. 194'195)
1-, q. 47, a. l, in elY/p.
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de la suprême sphère céleste; lorsqu'elle se pense elle-même comme


étant contingente, non intrinsèquement nécessaire, émane d'elle
le Corps de la même sphère; et lorsqu'elle pense sa Cause (1':~tre
nécessaire), émane d'elle la deuxième Intelligence séparée. Et
ainsi de suite, à chaque degré d'être de chacune des Intelligences
agentes.
Dès lors, ne serait-on pas porté à croire que pour Ibn Sina
c'est la connaissance que l'Intelligence séparée a d'elle-même qui
est cause de sa connaissance de l':Ëtre nécessaire? que cette con-
naissance donc serait une connaissance a posteriori, remontant
de l'effet à la cause, fort semblable, en somme, à la connaissance
naturelle que, selon saint Thomas, les anges ont de Dieu?
Ce serait là, en fait, un contresens. Nous rencontrons encore le
platonisme (et néoplatonisme) d'Ibn Sin a ; et non moins les con-
séquences de sa notion d'être que nous avons précisée ci-dessus.
Les Gloses vont nous éclairer à ce sujet. L'Intelligence agente ne
se pense pas d'abord elle-même pour penser ensuite sa Cause.
D'une part, il y a simultanéité: « il faut plutôt dire qu'elle se
pense elle-même comme existante en pensant sa Cause, et c'est là
le vrai mode de la saisie intellectuelle » (p. 50) ; et d'autre part,
l'initiative appartient à l':Ëtre premier. C'est lui qui se manifeste
à l'Intelligence, mais nécessairement, et sans aucun motif: « lors-
qu'Il s'est manifesté à l'Intelligence [taialli, manifesté par irra~
diation], elle L'a pensé, et s'est pensée elle-même» (p. 60).
Aussi bien, cette connaissance que les substances séparées
ont de leur Cause sera comme le prototype de ce qu'on peut
appeler la connaissance mystique selon Ibn Sina. Connaissance
accessible à l'intellect humain s'il s'est purifié de toute ternissure.
L'initiative vient de Dieu, mais il ne s'agit pas d'un don gratuit.
Quand les voiles des défauts et des souillures sont détruits, alors
se « déchirent les écrans» (p. 52) qui arrêtaient l'irradiation de la
Lumière suprême. Car cette dernière est toujours là, et toujours
prête à se communiquer à toute nature intellectuelle. « Cette
épiphanie est nécessaire à l'égard de tout être disposé à la recevoir,
nécessité procédant de cette épiphanie même, alors que le sujet
récepteur n'y contribue que par sa disposition» (p. 53). Et les
Gloses magnifient ce mouvement de descente de la Lumière sub-
sistante, source de toute autre, car 1':Ëtre premier est toute « lumi-
nité» comme traduit M. Vajda, tandis que les substances séparées
sont lumineuses par participation, reçoivent leur « luminosit é »
(pp. 56-57). On peut dire que l'auto-intellection des substances
séparées est, en quelque sorte, l'occasion pour elles de recevoir la
lumière, un peu comme la connaissance sensible est, pour l'intel-
lect humain ordinaire, l'occasion de recevoir l'illumination de
l'Intellect agent.
3· - On sait qu'Ibn -Rushd (Averroès) reprochera vivement
34° REVUE THOMISTE

à Ibn Sïnâ ces entités selon lui inutiles que sont les Ames des
sphères célestes. Mais c'était bien mal entendre la spécificité de
la cosmogonie et de la noétique avicenniennes.
Déjà le Shifa' et la Na1·at l'avaient affirmé: « On ne peut admettre
que le principe prochain du mouvement de la sphère céleste soit
une force purement intellectuelle, non soumise à mutation, et
n'imaginant en aucune façon les choses particulières 1. II La cause
prochaine du mouvement doit être une substance intelligible,
mais non purement telle, et liée, comme cause motrice, à la matière
incorruptible de la sphère. Telle est l'Ame céleste.
Les Gloses reviennent à plusieurs reprises sur ce qui la constitue
en propre et la distingue de l'Intelligence agente. Au contraire
de celle-ci, elle « ne trouve pas la perfection dans l'état premier
où elle est constituée II (p. 38), et c'est pour cela qu'elle meut sa
sphère d'un mouvement naturel, perpétuel et circulaire, mais dont
le moteur est la volonté et désir d'amour de s'assimiler à l'Intel-
ligence parfaitement heureuse dont elle émane 2. L'âme donc,
qu'elle soit céleste ou humaine, « n'est plus purement intelligible
dans la constitution de son essence et dans l'entéléchie qui suit
cette constitution II (Gloses, p. 38). Aussi lui appartient-il en propre,
comme disait la N ajat, « un certain mode d'intellection mêlé de
matière 3 ll. Mais comme ses phantasmes et imaginations lui vien-
nent d'un Corps incorruptible, ils seront absolument vrais, et lui
donneront la connaissance du particulier, cette fois selon sa
particularité, et par un mode discursif de connaître.
Les Ames célestes en tant que substances intelligibles sont donc
d'un certain point de vue, et par nature, imparfaites. Mais au
contraire des âmes humaines, elles ont par nature le degré de per-
fection qui leur est accessible. Les Gloses ajoutent que le lien qui
unit chaque Ame céleste au Corps de sa sphère n'entraîne « ni
fatigue, ni peine, ni attache sensible II (p. 70). Et c'est pourquoi
elle n'a pas à parfaire son essence, mais a « à sa disposition de la
part de l'Intelligence, et dès le début de son existence, tout ce
qu'il est de sa nature d'avoir II (id.).

III. - L'âme et l'intellect humains.

Les remarques précédentes intéressent déjà le troisième exemple


que je proposais. La nature de l'âme humaine et sa destinée
future après la mort corporelle tiennent une grande place dans ces
commentaires aV'icenniens de la pseudo Théologie.

1. Naiât, p. 259 (C. p. 154).


2 . Cf. Naiiit, p . 263-267 (C. p . 165-172). Cette explication du mouvement d.es
sphères célestes, et surtout les détails de son application, seront vivement critiqués
par Guillaume d'Auvergne.
3· Naiàt, p. 262 (C. p. 159-160).
EN L'HONNEUR DU MILLÉNAIRE D'AVICENNE 341

La dernière Intelligence agente, l'Intellect du monde sublunaire,


qui est le « donateur des formes », émane non point une Ame et
un Corps célestes et une autre Intelligence, mais la multitude
des formes du monde de la génération et de la corruption, et la
multitude des âmes et intellects humains. Et les âmes humaines
ne préexistent pas aux corps humains, mais sont infondues en
eux par le donateur des formes, quand la matière co:r:porelle est
prête à les recevoir. C'est cette matière, actualisée par la double
forme, de corporéité et spécifique, qui individualise les âmes
humaines. Mais celles-ci étant de nature intelligible, non maté-
rielle, simple, sont immortelles. Après la mort du corps, elles gar-
deront l'individuation qu'elles en ont reçue . Par nature, elles sont
faites pour « retourner», ainsi individuées, dans le monde supérieur,
et vivre de sa vie. Mais si elles se sont laissées prendre à leur
attache sensible pour leur corps mortel, elles auront contracté
obscurités et souillures. Si elles se sont délibérément enfoncées
dans la matière, elles se sont préparé une éternité malheureuse,
et la brûlure éternelle de désirs inassouvis. Le sort futur de l'âme
humaine reste donc incertain, et fonction de sa déprise du sensible
par une ascèse à la fois morale et intellectuelle. Tout ceci nous le
savions déjà, par les derniers chapitres du Shita' et de la Naiiit,
maints développements des l sharat et divers petits traités (rasa' il).
Les Gloses, là encore, nous apportent leurs précisions. La seule
faculté appartenant en propre à l'âme humaine est sa faculté
intellectuelle (pp. 54-55) : c'est l'intellect patient, qui sera actué
par sa jonction avec l'Intellect agent sublunaire, et illuminé par
lui. Les autres facultés sont liées au corps, et suscitées par l'âme,
qui reste donc leur principe médiat, à la mesure de ses besoins
(id.). L'âme en effet a besoin du corps pour se laisser actuer par
l'Intellect agent et percevoir les intelligibles (p. 71). cc Je dis :
l'âme adhère au corps afin de posséder la parure propre aux choses
intelligibles. C'est la parure intelligible et la possibilité de la jonc-.
tion avec les substances supérieures auxquelles appartiennent
la joie, la beauté, et la splendeur véritables» (p. 41) ...
Il Y a là, pour l'âme humaine, comme une situation paradoxale.
En un sens, sa nature est nettement inférieure à celle des pures
Intelligences. Loin d'avoir, comme ces dernières, et cc dès le début de
son existence, tout ce qu'il est de sa nature d'avoir », elle doit en
quelque sorte acquérir et devenir ce qu'elle est par essence. cc La
perfection de son essence est encore à réaliser» (p. 38). Et cette
réalisation est chose difficile, aisément compromise par l'attache
toujours renaissante au monde sensible. Elle est, de ce point de
vue, moins favorisée que les Ames célestes; car l'imagination et les
phantasmes humains, qui sont en dépendance de la connaissance
sensible humaine, sont eux-mêmes, au contraire de l'imagination
et des phantasmes des Ames célestes, soumis à illusion.
342 REVUE THOMISTE

Par contre, du fait que la seule faculté propre à l'âme humaine


est sa faculté intellectuelle, et que celle-ci est destinée à recevoir
l'illumination des Intelligences agentes, il y a, dans la nature de
l'âme humaine, une postulation à rejoindre le monde des sub-
stances séparées. Postulation qui la met virtuellement sur un plan
ontologique supérieur à celui des Ames célestes. L'âme humaine
est en contiguïté avec les deux mondes: monde supérieur de l'in-
telligence, monde inférieur de la sensation. C'est ce que les œuvres
majeures d'Avicenne entendent par les fameuses ({ deux faces de
l'âme », que reprendront à leur compte les courants augustino-
avicennisants du moyen âge latin. Les Gloses précisent que c'est
par l'intellect matériel et l'intellect habitus (c'est-à-dire la puis-
sance intellectuelle nue, et cette même puissance ayant acquis la
maîtrise de se tourner vers l'Intellect agent séparé pour en recevoir
l'actuation) que l'âme perçoit sa contiguïté avec le monde de l'In-
telligence; et que par l'intellect pratique, « c'est-à-dire les sens
internes et externes », elle perçoit sa contiguïté avec le monde de la
sensation (p. 69).
Comment donc pourra-t-elle réaliser « la perfection de son
essence » ? Par une dialectique d'ascèse et de purification à la
fois morale et intellectuelle, - la purification morale étant en
quelque sorte la condition de la purification intellectuelle. Elle
actualisera alors, dès son union avec le corps, sa nature de sub-
stance intelligible. « L'âme pure se détourne de ce monde, alors
qu'elle y est encore liée au corps, ne se préoccupe pas de ce qui y
arrive à son compagnon, et n'aime pas s'en souvenir » (p. 48).
Mais pour se posséder ainsi elle-même, elle a besoin de l'aide du
corps, qui lui a permis de parfaire sa jonction avec l'intellect
agent. Et si elle s'écarte de sa perfection en n'usant pas du corps
comme il convient, c'est le résultat d'une fausse orientation choisie
par elle, non pas de son union avec le corps (pp. 41-42). Mais si
elle sait transcender toute attache sensible, alors l'irradiation
venue de l'~tre premier pourra « déchirer les écrans », et se mani-
fester à elle comme elle se manifeste aux Intelligences séparées
(cf. p. 52).
Si tel peut être le lot de l'âme dès cette terre, « que dire alors
de l'âme qui a obtenu la palme de la félicité du dépouillement
total, en même temps que la jonction à la vérité? » (p. 48) - « Re-
venue dans le monde intelligible, elle reçoit l'empreinte de l'être
tout entier 1 , n'a pas besoin de rechercher une autre empreinte,
et ne s'occupe de rien de ce qui a existé dans ce monde-ci [...]. Elle
ne peut non plus atteindre les particuliers en tant que tels » (PP.47-
48). Et c'est là une ignorance « non d'imperfection, mais de no-
blesse» (p. 53) : l'âme en effet participe au mode de connaissance
1. Notons ici une nouvelle preuve du néoplatonisme d'Ibn Sina, et une nouvelle
application de sa théorie de l'. état de l'être '.
EN L'HONNEUR DU MILLÉNAIRE D'AVICENNE 343

des substances séparées, et nous ne devons pas oublier que c'est


« sous leur mode universel» que les particuliers sont doués, aux
yeux d'Ibn Sina, de leur maximum de densité ontologique.
Le moyen âge latin savait déjà qu'Ibn Sina n'admet point
l'existence d'une mémoire intellectuelle. Les Gloses, là encore,
réinsistent : « Les intelligibles ne disposent pas dans l'âme d'un
dépôt comme la mémoire, car celle-ci a pour [unique] objet les
sensibles» (p. 73). Dans le monde intelligible, « la mémoire [n'est
rien autre que] la recherche de la disposition à la parfaite jonction»
(avec l'Intellect agent) (id.).
Si l'âme est totalement purifiée au moment de sa séparation
d'avec le corps, c'est-à-dire si elle est totalement parachevée et
en acte, elle obtient de par son « retour» au monde intelligible,
une puissance supérieure à celle qu'elle possédait sur terre (p. 69).
Elle n'a plus besoin d'actes successifs, c'est en sa nue puissance
intellectuelle qu'elle reçoit l'illumination des substances séparées
et l'irradiation de l':Ëtre premier; l'acte émane nÉcessairement
de la puissance (p. 71).
Mais il est rare qu'il en soit ainsi. Le plus souvent, l'âme s'est
laissée dominer par son union avec le corps, et n'est pas totalement
déprise de ses attaches sensibles. Elle aura alors une félicité à sa
mesure, et qui comporte l'intervention de phantasmes. Où pourra-
t-elle puiser ces derniers, séparée qu'elle est de son corps terrestre?
Les Ames célestes lui viendront en aide, et lui communiqueront
la mémoire des choses particulières que leur procurent à elles-
mêmes les Corps des sphères dont elles sont le moteur. C'est en
ce sens que « le commencement du domaine de la mémoire est
le monde céleste » (p. 72).
Réapparaît ainsi une question qui avait déjà préoccupé Ibn
Sina, spécialement dans la Nafat et les Ishiiriit. Ces âmes, non
totalement déprises du sensible, et cependant bien orientées,
pourront-elles subir dans la vie future les purifications qu'elles
n'ont pas su opérer sur terre? La Nafat l'affirmait sans trop expli-
quer le comment, et les l shariit suggéraient la même réponse que
les Gloses l • Celles-ci semblent d'abord hésiter. Dans un premier
texte en effet, après avoir écarté comme voie purificatrice et la
métempsychose 2, et l'aide que pourrait apporter le mouvement
J. Cf. Naiât, p. 297 (C. p. 239'240) ; Ishâf'tit, p. 196.
2. Un peu plus loin, et à propos d'un texte attribué à Empédocle, Ibn Sina suggère
qu'il s'agirait peut·être • d'une espèce d'illusion imaginative» : l'âme qui se trouve
dans des dispositions corporelles perverses s'aperçoit de son châtiment seulement
après la mort, • et c'est comme si elle était renvoyée dans le corps' (Gloses, p. 45).
Pour la négation de la métempsychose, voir Ishâf'ât, p. 196 et Naitit, p. 189. Et, avec
beaucoup plus de détails encore la Risâlat al·arJbawiyya fi amf' a/-ma'âd, publiée pour la
pre~ère fois au Caire en 1368 H./1949, par M. Sulayman Dunya, et dont le R. P. Ana-
wah prépare une traduction française annotée. Cette f'<sâla, au caractère ésotérique
nettement marqué (Ibn Sina y revient lui-même à plusieurs reprises) nous apporte le
texte attendu sur la vraie pensée avicenuienne au sujet de la résurrection des corps. Et
cette résurrection corporelle est niée : niée par des arguments dont plusieurs sont,
dans leur mot-à-mot, ceux-mêmes combattus par Ghazzali dans le Tahtifut a/·fa/âsifa .
344 REVUE THOMISTE

des Corps célestes (car ces Corps ne sont pas « adaptés» à l'âme
humaine), Ibn Sïna conclut par un doute: « peut-être la vérité
est-elle que ces dispositions [obscurcissantes) demeurent enracinées
dans les âmes, et ne se trouvent pas supprimées du tout» (p. 43),
puis il renvoie à la Sagesse Orientale où se trouverait la réponse.
En ce texte-là, les Gloses semblent donc revenir sur l'affirmation
trop confiante de la N aiat. Mais un second texte suggère la solu-
tion possible: les âmes humaines pourraient se purifier dans l'au-
delà, dans la mesure où, ayant eu sur terre « quelque attache avec
les états célestes », étant eptrées plus ou moins en jonction avec
les Ames célestes, en ayant par exemple reçu « des notions parti-
culières, dans les songes et par d'autres moyens », elles pourraient,
grâce à cette aide du monde supérieur qui leur serait continuée,
« passer par des états nouveaux, et se dépouiller des dispositions
acquises dans les corps d'ici-bas» (p. 72).
Nous retrouvons ici, liée au commentaire de la plotinienne
Théologie d'Aristote, cette suppléance des Ames et donc des Corps
célestes, et de leurs phantasmes, qui semble bien être pour Ibn
Sïna l'explication et interprétation ultime des félicités ou des
châtiments futurs d'ordre sensible de la tradition musulmane.
Et qui peut-être bien serait pour lui la seule réalité objective de
l'enseignement dogmatique de la r ésurrection des corps 1.
Nous retrouvons également, en ce qui concerne le monde futur,
et déjà pour ce monde-ci, l'affirmation des relations directes des
Ames célestes et des âmes humaines. Je n'y insisterai pas, car cela
nous entrainerait à revoir toute la théorie avicennienne du prophé-
tisme, qui n'entre point dans l'objet précis des Gloses. Je noterai
seulement qu'Ibn Sïna, au contraire d'autres falasifa. semble bien
distinguer entre l'illumination des Intelligences agentes éclairant
l'intellect du prophète ou du sage, et l'illumination des Ames
célestes, agissant sur la puissance imaginative, révélant au prophète
les symboles et allégories destinés à l'enseignement des simples, et
aidant les autres hommes « par des songes ou autres moyens ».
Ce n'est pas l'illumination unique des Intelligences agentes qui
se déverse, selon des modes différents, à la fois dans l'intellect et
l'imagination; il Y a un concours direct des Ames célestes.
Mais les Intelligences séparées, elles, et c'est sur cette remarque
que je terminerai, interviennent de plus près encore. Elles prennent
en quelque sorte l'âme purifiée en charge. Les Gloses nous disent
qu'elles « ornent et parachèvent l'âme qui est pour elles comme un
enfant, car son intellectualité n'est pas substantielle mais acquise »
(p. 72). C'est alors que s'opère pour l'âme la « contemplation
(mushahada) véritable ». Celle-ci s'exerce en la puissance de
l'âme, et n'est que 1'« élan» (nuhûd) de la puissance qui passe à
1. Voir notre étude sur La mystique avicentlienne, Revue Thomiste, oct.-décembre
1939. Ce qui nous disions alors se trouve singulièrement confirmé et précL<é par la
Risalat al·a!l/lawiyya.
EN L'HONN EUR DU MILLÉ AIRE D'AVIC ENNE
345

J'acte. Aussi quand l'âme, séparée du corps, sera « parach evée


.
et parfait e Il, elle n'aura plus besoin de cet élan de contem plation
Elle vivra de la vie du monde intellig ible, et c'est dans le pur
miroir de sa puissan ce intellec tive que s'en refléter ont les splen-
deurs (cf. p. 71).
D'autre s thèmes pourra ient être choisis pour illustre r l'appor t
de ce texte des Gloses à la compré hension de la pensée avicenn ienne:
en particu lier l'analy se détaillé e qui y est faite de la notion d'ibda'
création, comme ncemen t (intemp orel). Comme ncemen t intemp orel,
auquel rien (y compri s le non-êtr e 'adam) n'est antérie ur dans
l'ordre de l'existe nce. « Ce process us a nom jaillisse ment (inbiia s)
lorsqu'o n considè re la process ion des êtres à partir de l':Ëtre pre-
mier, et créatio n (ibda') lorsqu' on considère le rappor t de 1':Ëtre
premier aux êtres Il (p. 62). De même encore, les pages consacr ées
à la notion de Provid ence ('inaya ) , et qui, comme l'analy se de
l'ibda', ne font que soulign er et éclairer le mode d'éman ation néces-
le
saire et voulue , par lequel Ibn Sina, dès le Shita', expliqu ait
passage de l'Un au multipl e, la produc tion existen tielle du con-
tingent par l':Ëtre nécessaire.

***
Ces Gloses soulign ent donc les tendan ces néopla tonisan tes
d'Ibn Sina. Tendan ces qui s'appui ent sans doute sur le contres ens
historique de la pseudo Théologie attribu ée à Aristot e, mais qui
n'en font pas moins intime ment corps avec l'élan le plus person nel
de la pensée avicenn ienne. En outre, ce que nous avons dit du
sort futur de l'âme humain e nous donne comme un confirm atur
des mêmes sources néopla tonisan tes (indirectes) de ce qu'on peut
t
appeler l'ésotér isme d'Ibn Sina. Entend ons ici : son mode fréquen
d'expli cation figurée, par exégèse philoso phique , du mot-à- mot
des dogmes musulm ans.
Le précieu x texte traduit par M. Vajda, si nous le situons comme
tardif dans l'œuvre du philoso phe, nous condui t ainsi à récuser
Il
l'hypot hèse d'une rupture avec les conclusions antérie ures.
s'agirai t bien plutôt d'une évoluti on progres sive en un sens que
peut déjà suggére r la lecture patient e des autres ouvrag es. Comme
Ibn Sina nous le dit lui-mêm e, équiva lemme nt, dans sa préface
du M an.tiq al-mas hriqiyy ïn 1, il s'agira it d'une prise de conscience
plus délibérée de thèses originales (y compri s, certes, les recherc hes
it
et précisions nouvell es que cela entraîn e); mais il ne s'agira
d'orien tation de pensée, ni de la
point d'un change ment radical
rétracta tion propre ment dite des thèses anciennes.
Le Caire, février I95I Louis GARDE T.

1. ~d. du Caire, 1328 H., pp. 2-4.

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