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En l'honneur du millénaire d'Avicenne
I. A.vicenne et le paint de dépMI de Duns Scol, Arch. d'Msi. doc/r. el litt. du tn. d.,
éd . Vnn, .1927, Voir l'analyse des pp. IIO-III.
2. cIte les Gloses d ' après le texte arabe édité par M. 'Abd al-Ra~man Badawi
J,:
a p A':1Stu 'ind al-'Arab, Le Caire, 1947, p. 22 et S5. - La traduction française est
Ûe
ce cI,-après publiée de M. Georges Vajda.
3· C est nous qui soulignons.
4· Cf. le texte célèbre de Ceml. Gent., II, 52.
REVUE THOMISTE
de cette analyse tripartite, les Gloses nous disent (p. 61) que la
contingence « n'est pas une partie de cet être (... ), mais une moda-
lité concomitante de la quiddité même dont il s'agit ».
Super-cadre logique de l'existence comme univoque au premier
temps de l'analyse; cadre logique d'une modalité concomitante
au troisième temps. Entre les deux, l'existence nécessaire par
autrui assume en quelque sorte ces distinctions logiques sur le
plan métaphysique, - qui est ici celui du monisme.
Cet effort très poussé d'analyse se justifie en effet par la dualité
de vue qui commande le système avicennien : le monisme de l'exis-
tence, qui emprunte à la pseudo Théologie l'explication néopla-
tonicienne du passage de l'Un au multiple; et la volonté
réfléchie d'Ibn Sina d'échapper non seulement au panthéisme,
mais à tout panenthéisme, en maintenant la différence radicale
du contingent et du Nécessaire par soi, de l'être produit et du
Principe premier. C'est cette dualité, ce conflit à surmonter, qui
est à l'origine des analyses métaphysiques d'Ibn Sina les plus
poussées. Les Gloses, par les approximations successives dont elles
entourent le texte de la pseudo Théologie, nous en apportent un
témoignage particulièrement vivant.
Mais il appert que l'analyse tripartite de l'être contingent, et
ce va-et-vient du logique au métaphysique qu'elle décèle, cesserait
d'avoir cette justification dialectique dans une vue créationiste
du monde.
de
lien avec aucune matière , elles sont dès l'origin e en possession
la perfect ion de leur essence , et donc de leur parfait e béatitu de,
selon la notion avicenn ienne (très néopla tonisan te) de la béatitu de.
Il n'y a pour les Intellig ences séparée s «aucun degré à recherc her,
ce
ni perfect ion à viser, et elles ne désiren t point autre chose que
qui est réalisé en elles» (p. 38). Il n'y a donc point « passage d'état
en état », il y a simulta néité parfait e. Et cela même, si l'on peut
dire, règle les rappor ts des Intellig ences entre elles: « Les formes
ne
qui font partie du monde de l'Intell igence ne se discern ent ni
s'isolen t, cepend ant que chacun e subsist e, indépe ndamm ent de
l'autre [ ... ], mais [en même temps] toutes sont simulta nées, et cha-
et
cune est dans chaque autre [ ... ]. Là-hau t, les formes des opposé s
des incomp atibles demeu rent en paix et s'entr'a ident. La perfect ion
et
de chacun e est d'être unie à l'autre, d'être apte à cette union
à cette cohabi tation, à raison de sa spiritu alité» (pp. 58-59).
En conséq uence : le mode de connais sance des Intellig ences
de
séparée s partici pera directe ment du mode de connais sance
l'ttre nécessaire. « Les Intellig ences agentes pensen t toutes les choses
à partir d'elles-mêmes, comme elles pensen t les effets à partir des
ce
causes qui les renden t nécessa ires », étant bien entend u que
sans antério rité ni
« à partir de » se prend d'une process ion «
postéri orité tempor elle» (p. 49). La Naiat nous disait de même
que l'ttre premie r connaî t toute chose par son essence (min
dhatihi), ou « à partir de lui-mêm e ». Il en résulte que les Intel-
1
à Ibn Sïnâ ces entités selon lui inutiles que sont les Ames des
sphères célestes. Mais c'était bien mal entendre la spécificité de
la cosmogonie et de la noétique avicenniennes.
Déjà le Shifa' et la Na1·at l'avaient affirmé: « On ne peut admettre
que le principe prochain du mouvement de la sphère céleste soit
une force purement intellectuelle, non soumise à mutation, et
n'imaginant en aucune façon les choses particulières 1. II La cause
prochaine du mouvement doit être une substance intelligible,
mais non purement telle, et liée, comme cause motrice, à la matière
incorruptible de la sphère. Telle est l'Ame céleste.
Les Gloses reviennent à plusieurs reprises sur ce qui la constitue
en propre et la distingue de l'Intelligence agente. Au contraire
de celle-ci, elle « ne trouve pas la perfection dans l'état premier
où elle est constituée II (p. 38), et c'est pour cela qu'elle meut sa
sphère d'un mouvement naturel, perpétuel et circulaire, mais dont
le moteur est la volonté et désir d'amour de s'assimiler à l'Intel-
ligence parfaitement heureuse dont elle émane 2. L'âme donc,
qu'elle soit céleste ou humaine, « n'est plus purement intelligible
dans la constitution de son essence et dans l'entéléchie qui suit
cette constitution II (Gloses, p. 38). Aussi lui appartient-il en propre,
comme disait la N ajat, « un certain mode d'intellection mêlé de
matière 3 ll. Mais comme ses phantasmes et imaginations lui vien-
nent d'un Corps incorruptible, ils seront absolument vrais, et lui
donneront la connaissance du particulier, cette fois selon sa
particularité, et par un mode discursif de connaître.
Les Ames célestes en tant que substances intelligibles sont donc
d'un certain point de vue, et par nature, imparfaites. Mais au
contraire des âmes humaines, elles ont par nature le degré de per-
fection qui leur est accessible. Les Gloses ajoutent que le lien qui
unit chaque Ame céleste au Corps de sa sphère n'entraîne « ni
fatigue, ni peine, ni attache sensible II (p. 70). Et c'est pourquoi
elle n'a pas à parfaire son essence, mais a « à sa disposition de la
part de l'Intelligence, et dès le début de son existence, tout ce
qu'il est de sa nature d'avoir II (id.).
des Corps célestes (car ces Corps ne sont pas « adaptés» à l'âme
humaine), Ibn Sïna conclut par un doute: « peut-être la vérité
est-elle que ces dispositions [obscurcissantes) demeurent enracinées
dans les âmes, et ne se trouvent pas supprimées du tout» (p. 43),
puis il renvoie à la Sagesse Orientale où se trouverait la réponse.
En ce texte-là, les Gloses semblent donc revenir sur l'affirmation
trop confiante de la N aiat. Mais un second texte suggère la solu-
tion possible: les âmes humaines pourraient se purifier dans l'au-
delà, dans la mesure où, ayant eu sur terre « quelque attache avec
les états célestes », étant eptrées plus ou moins en jonction avec
les Ames célestes, en ayant par exemple reçu « des notions parti-
culières, dans les songes et par d'autres moyens », elles pourraient,
grâce à cette aide du monde supérieur qui leur serait continuée,
« passer par des états nouveaux, et se dépouiller des dispositions
acquises dans les corps d'ici-bas» (p. 72).
Nous retrouvons ici, liée au commentaire de la plotinienne
Théologie d'Aristote, cette suppléance des Ames et donc des Corps
célestes, et de leurs phantasmes, qui semble bien être pour Ibn
Sïna l'explication et interprétation ultime des félicités ou des
châtiments futurs d'ordre sensible de la tradition musulmane.
Et qui peut-être bien serait pour lui la seule réalité objective de
l'enseignement dogmatique de la r ésurrection des corps 1.
Nous retrouvons également, en ce qui concerne le monde futur,
et déjà pour ce monde-ci, l'affirmation des relations directes des
Ames célestes et des âmes humaines. Je n'y insisterai pas, car cela
nous entrainerait à revoir toute la théorie avicennienne du prophé-
tisme, qui n'entre point dans l'objet précis des Gloses. Je noterai
seulement qu'Ibn Sïna, au contraire d'autres falasifa. semble bien
distinguer entre l'illumination des Intelligences agentes éclairant
l'intellect du prophète ou du sage, et l'illumination des Ames
célestes, agissant sur la puissance imaginative, révélant au prophète
les symboles et allégories destinés à l'enseignement des simples, et
aidant les autres hommes « par des songes ou autres moyens ».
Ce n'est pas l'illumination unique des Intelligences agentes qui
se déverse, selon des modes différents, à la fois dans l'intellect et
l'imagination; il Y a un concours direct des Ames célestes.
Mais les Intelligences séparées, elles, et c'est sur cette remarque
que je terminerai, interviennent de plus près encore. Elles prennent
en quelque sorte l'âme purifiée en charge. Les Gloses nous disent
qu'elles « ornent et parachèvent l'âme qui est pour elles comme un
enfant, car son intellectualité n'est pas substantielle mais acquise »
(p. 72). C'est alors que s'opère pour l'âme la « contemplation
(mushahada) véritable ». Celle-ci s'exerce en la puissance de
l'âme, et n'est que 1'« élan» (nuhûd) de la puissance qui passe à
1. Voir notre étude sur La mystique avicentlienne, Revue Thomiste, oct.-décembre
1939. Ce qui nous disions alors se trouve singulièrement confirmé et précL<é par la
Risalat al·a!l/lawiyya.
EN L'HONN EUR DU MILLÉ AIRE D'AVIC ENNE
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Ces Gloses soulign ent donc les tendan ces néopla tonisan tes
d'Ibn Sina. Tendan ces qui s'appui ent sans doute sur le contres ens
historique de la pseudo Théologie attribu ée à Aristot e, mais qui
n'en font pas moins intime ment corps avec l'élan le plus person nel
de la pensée avicenn ienne. En outre, ce que nous avons dit du
sort futur de l'âme humain e nous donne comme un confirm atur
des mêmes sources néopla tonisan tes (indirectes) de ce qu'on peut
t
appeler l'ésotér isme d'Ibn Sina. Entend ons ici : son mode fréquen
d'expli cation figurée, par exégèse philoso phique , du mot-à- mot
des dogmes musulm ans.
Le précieu x texte traduit par M. Vajda, si nous le situons comme
tardif dans l'œuvre du philoso phe, nous condui t ainsi à récuser
Il
l'hypot hèse d'une rupture avec les conclusions antérie ures.
s'agirai t bien plutôt d'une évoluti on progres sive en un sens que
peut déjà suggére r la lecture patient e des autres ouvrag es. Comme
Ibn Sina nous le dit lui-mêm e, équiva lemme nt, dans sa préface
du M an.tiq al-mas hriqiyy ïn 1, il s'agira it d'une prise de conscience
plus délibérée de thèses originales (y compri s, certes, les recherc hes
it
et précisions nouvell es que cela entraîn e); mais il ne s'agira
d'orien tation de pensée, ni de la
point d'un change ment radical
rétracta tion propre ment dite des thèses anciennes.
Le Caire, février I95I Louis GARDE T.