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Arabic Sciences and Philosophy, 28 (2018) : 167–185

doi:10.1017/S0957423918000012 © 2018 Cambridge University Press

CHOSE, ITEM ET DISTINCTION : L’« HOMME VOLANT »


D’AVICENNE AVEC ET CONTRE ABŪ HĀŠIM AL-ǦUBBĀ’Ī

MARWAN RASHED
Université de Paris Sorbonne,
Centre de recherches sur la pensée antique,
1 Rue Victor Cousin,
75230 Paris Cedex 05, France
Email : marwanrshd@gmail.com
Abstract. This article explores the intimate connection between Avicenna’s “flying man”
argument and the theory of modes in the school of Abū Hāšim al-Ǧubbā’ī (d. 933). It
shows that Avicenna borrows arguments developed originally by Abū Hāšim in order
to demonstrate that a definite mode belongs to the living being as a whole (ǧumla). He
argues for the incorporeality of soul on the basis of this departure from Aristotelian and
Neoplatonic psychology and modal ontology. Here one sees Avicenna’s subtle engage-
ment with a thinker to whose writings he reacted critically, yet whom he very likely saw
as one of the greatest metaphysicians to write in Arabic.

Résumé. Cet article se propose de mettre au jour les relations profondes qui existent
entre l’argument de l’« homme volant » d’Avicenne et des considérations modales de
l’école d’Abū Hāšim al-Ǧubbā’ī (m. 933). Il montre qu’Avicenne réemploie des argu-
ments développés originellement par Abū Hāšim pour démontrer la présence d’un mode
de la totalité (ǧumla) dans le cas du vivant – argument lui-même opposé à la psycholo-
gie aristotélicienne et néoplatonicienne – pour établir, contre l’ontologie modale de ce
dernier, la nature incorporelle de l’âme. On voit ainsi se dessiner le jeu subtil d’Avicenne
par rapport à celui qu’il avait très probablement identifié, fût-ce à son corps défendant,
comme l’un des plus grands métaphysiciens de langue arabe.

L’argument de l’homme volant met en jeu l’âme à deux niveaux : celle qui
prend la connaissance en charge et celle qui est connue. Pour que l’argument
fonctionne, il faut que l’âme de premier niveau soit certaine de ce qu’elle appré-
hende. Elle est certaine de se connaître ; non pas de se connaître se connaissant,
mais de se connaître tout court, dans la multiplicité unifiée de ses opérations.
L’argument apparaît à deux endroits du traité De l’âme du Šifā’ d’Avicenne, en
I 1 et en V 71 . Dans le premier passage, il s’agit de démontrer que l’âme est
d’essence incorporelle. Dans le second, qu’elle est une instance à la fois unique

1
La bibliographie est longue. Pour une traduction du texte de I 1, voir Pauline Koetschet, La
Philosophie Arabe IX e -XIV e siècle : textes choisis et présentés, Paris, 2011, p. 103–106. Le
texte de V 7, qu’on traduira plus bas, a été traduit en anglais dans J. McGinnis et D. C. Reis-
man, Classical Arabic Philosophy, An Anthology of Sources, Indianapolis / Cambridge, 2007,
p. 205–209 et en français par P. Koetschet, ibid., p. 100–102. Pour l’analyse de ce texte, voir

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en chaque homme et incorporelle2 . Ce projet, dans sa seconde formulation tout
particulièrement, me semble entretenir avec les doctrines mu‘tazilites un rapport
influencé par la question de la définition de l’homme (fī māhiyya al-insān)3 . Les
mu‘tazilites la formulent clairement et avec insistance, mais n’y apportent pas,
loin de là, une réponse unique4 . Leur questionnement part d’une ontologie maté-
rialiste. Ce qui n’est pas Dieu est matériel. Il s’agit d’atomes qui en se réunissant
forment des corps et qui constituent le substrat des accidents. En d’autres termes,
les composants de base de l’ontologie mu‘tazilite sont les atomes et leurs acci-
dents exclusivement. Les accidents sont des entités dont les atomes sont les lieux
d’inhérence.
Cette vision du monde qui permet certes de donner corps à l’objet de la toute-
puissance divine pose un problème eschatologique. Car l’âme de Platon et, dans
une certaine mesure, d’Aristote (cf. De anima I, contre les doctrines matérialistes
de l’âme), puis l’âme des Pères grecs, c’est-à-dire l’âme comme individualité de
l’homme, réalité incorporelle perdurant dans l’au-delà, doivent être désormais
interprétées dans le cadre de cette ontologie binaire atome-accident. L’âme ne
peut donc plus être qu’un corps, ou l’accident d’un corps. Quant à l’homme, la
définition qu’on en donne reflète tantôt l’ancienne patristique, en la distordant,
on identifie alors l’homme au principe matériel auquel on identifie l’âme (c’est
le cas de Mu‘ammar, théologien du VIIIème siècle, qui fait de l’âme une sorte

surtout, dans le présent fascicule, T. Alpina, « The soul of, the soul in itself, and the “Flying
Man” experiment ». Voir aussi dernièrement Thérèse-Anne Druart, « The Soul and Body Pro-
blem : Avicenna and Descartes », in ead. (ed.), Arabic Philosophy and the West : Continuity
and Interaction, Washington, 1988, p. 27–49 ; A. Hasnawi, « La conscience de soi chez Avi-
cenne et Descartes », in R. Rashed et J. Biard (eds), Descartes et le Moyen Âge, Paris, 1997,
p. 283–291 ; L. Muehlethaler, « Ibn Kammūna (d. 683/1284) on the Argument of the Flying
Man in Avicenna’s Ishārāt and al-Suhrawardī’s Talwīḥāt », in T. Langermann, Avicenna and
His Legacy : A Golden Age of Science and Philosophy, Turnhout, 2009, p. 179–203. Sur la
conscience de soi chez Avicenne, on consultera aussi l’étude de Deborah Black, « Avicen-
na on Self-Awareness and Knowing that One Knows », in Sh. Rahman, T. Street, H. Tahiri
(eds), The Unity of Science in the Arabic Tradition. Science, Logic, Epistemology and their
Interactions, Springer, 2008, p. 63–87.
2
Pour la distinction et l’articulation entre les deux passages, voir T. Alpina, Subject, Definition,
Activity. The Epistemological Status of the Science of the Soul in Avicenna’s Kitāb al-nafs,
Scuola Normale Superiore, Classe di Scienze Umane, Tesi di perfezionamento in Discipline
filosofiche, Pise, 2016, p. 188–196.
3
Le seul auteur à avoir entrevu ce fait est M. Marmura, « Avicenna’s “Flying Man” in Context »,
The Monist 69, 1986, p. 383–395, cf. p. 383–384.
4
Voir Sophia Vasalou, « Subject and Body in Baṣran Mu‘tazilism, Or : Mu‘tazilite Kalām and
the Fear of Triviality », Arabic Sciences and Philosophy 17, 2007, p. 267–298 (ainsi que,
ead., Moral Agents and Their Deserts. The Character of Mu‘tazilite Ethics, Princeton, 2008)
et M. Rashed, Al-Ḥasan ibn Mūsā al-Nawbaḫtī, Commentary on Aristotle ‘De generatione et
corruptione’, Berlin / New York, 2015, p. 383–392.

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de πνεῦμα), tantôt la nouvelle ontologie, l’homme devenant soit la totalité des
atomes constituant son corps, soit un organe particulier – le cœur – soit un atome
résidant dans cet organe.

1. AVICENNE, ŠIFĀ’, DE L’ÂME V 7

Les historiens ne semblent pas avoir vu que la discussion d’Avicenne en De


l’âme V 7 se déployait dans un cadre marqué par ce débat mu‘tazilite. Avicenne
propose trois arguments en faveur de l’incorporalité de l’instance centrale qui
gouverne nos différentes fonctions psychiques. Il introduit ainsi ces trois argu-
ments5 :
(A) Cette chose (šay’) une en laquelle sont rassemblées ces puissances est la chose (šay’)
que chacun de nous voit être son essence, de telle manière qu’il est vrai que nous disions
« quand nous avons perçu nous avons désiré ». Et cette chose (šay’) ne peut pas être un
corps.
Suit l’énoncé du premier argument6 :
(B) Premièrement, parce qu’il ne suit pas nécessairement du corps en tant qu’il est corps
d’être ce qui rassemble ces puissances, car sinon, tout corps serait dans ce cas. Mais
c’est en raison d’une chose (li-amrin) par laquelle il devient tel, et cette chose (d̲ālika
al-amr) est le facteur de rassemblement premier. C’est la perfection du corps en tant
qu’elle rassemble, et elle n’est pas le corps. Par conséquent, ce qui rassemble est une
chose (šay’) qui n’est pas corps, et c’est l’âme.
Dans sa facture, cet argument est un décalque de la façon dont les mu‘tazilites
de l’école d’Abū Hāšim démontrent que la substance, i.e. la substance corporelle,
ne saurait posséder par soi le mode de la vie, de la puissance ou de la connais-
sance. Si en effet c’était le cas, disent-ils contre d’autres mu‘tazilites, Abū ‘Alī
al-Ǧubbā’ī en particulier, refusant ce mode le plus propre de la substance, alors
toute substance (i.e. toute substance corporelle) devrait nécessairement être vi-
vante, puissante et connaissante7 :
(I) Les compagnons d’Abū Hāšim ont prouvé que les deux choses qui diffèrent ne dif-
fèrent qu’en raison d’un mode essentiel en disant : elles ne peuvent que différer eu égard
à une certaine raison ou non eu égard à une certaine raison. Or elles ne peuvent différer

5
Avicenne, Šifā’, De l’âme, ed. G. C. Anawati et S. Zayed, Le Caire, 1974, 224.3–4.
6
Avicenne, Šifā’, De l’âme, 224.5–8.
7
Rukn al-Dīn Maḥmūd ibn Muḥammad al-Malāḥimī, Kitāb al-Mu‘tamad fī Uṣūl al-Dīn, éd.
M. McDermott & W. Madelung, Londres, 1991, 289.23–290.13 (= 262.8–21 dans la seconde
édition augmentée : Rukn al-Dīn Maḥmūd ibn Muḥammad al-Malāḥimī, Kitāb al-Mu‘tamad
fī Uṣūl al-Dīn, Revised and enlarged edition » by W. Madelung, Téhéran, 2012).

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non eu égard à une certaine raison, parce qu’elles {p. 290} n’auraient pas plus de titre à
différer qu’à être identiques. Par conséquent, il est obligatoire que leur différence soit eu
égard à une certaine raison. Ensuite, cette raison est soit leurs deux essences, mais il n’y
a pas d’équivoque au fait qu’elles sont congruentes dans leur fait d’être des essences,
or il n’est pas possible qu’elles diffèrent en raison d’un item (li-amrin) en lequel elles
sont congruentes. (II) Quelqu’un pourrait objecter que celui qui dit qu’elles diffèrent en
raison de leur essence entend seulement que l’essence de l’une n’est pas comme l’es-
sence de l’autre – à la façon dont, dans le cas de la masse et de la noirceur, la masse
n’est pas comme la noirceur –, mais n’entend pas qu’elles sont différentes parce qu’elles
sont deux essences en général ni parce que chacune d’elles est appelée « essence ». Cela
montre que quand vous dites qu’elles sont différentes en raison d’un mode essentiel, il
est loisible de vous rétorquer qu’elles sont congruentes dans le fait que chacune d’elles
possède en propre un mode essentiel ; comment donc diffèrent-elles en raison d’un item
(li-amrin) en laquelle elles sont congruentes ? Vous direz obligatoirement en réponse :
« nous n’affirmons pas qu’elles diffèrent parce qu’elles possèdent en propre un certain
mode, en sorte d’être contraints par notre questionnant à nous contredire. Nous disons
seulement qu’elles diffèrent parce que chacune d’elles possède en propre un mode qui
n’est pas comme le mode de l’autre ». Or c’est précisément là la réponse de celui qui
pose que la différence se fonde sur l’être même de l’essence. (III) Ils ont dit : puis donc
qu’on a infirmé qu’elles différaient en raison de leurs deux essences, il y a obligatoi-
rement un item qui s’ajoute à leurs deux essences (fa-lā budda min amrin zā’idin ‘alā
ḏātay-himā)...
Dans la première section de ce texte, notée (I), l’argument central d’Abū Hāšim
en faveur du « mode essentiel » (ḥāla ḏātiyya) est présenté : s’il n’existait pas,
il faudrait que ce soit l’essence, c’est-à-dire le corps lui-même qui, par soi, im-
plique son fait d’être vivant, puissant, connaissant. Mais dans ce cas, toute es-
sence (corporelle) en tant que telle serait vivante, puissante, connaissante. Cette
conclusion étant absurde, il faut un principe modal de distinction. Même s’il fau-
drait une étude plus approfondie pour l’établir définitivement, je suis convaincu
que la question de la définition de l’homme, donc la nécessité de dépasser le
matérialisme radical du premier mu‘tazilisme sans devoir accepter la doctrine
de l’âme des philosophes hellénisants, a joué un rôle essentiel dans la genèse de
l’ontologie modale d’Abū Hāšim8 .

8
Voici comment R. M. Frank, « Abu Hashim’s Theory of “States”. Its Structure and Function »,
in Actas do IV congresso de estudos árabes e islâmicos Coimbra – Lisboa 1968, Leyde, 1971
[repr. in Early Islamic Theology : the Mu‘tazilits and al-Ash‘arī. Texts and Studies in the
Development and History of Kalām, vol. 2, ed. D. Gutas, Aldershot, 2007, étude V], p. 85–
100, p. 90, décrit l’aporie à laquelle est confronté le premier kalām : « The unifying act is
that of the accident of conjunction which inheres separately in the various atoms or parts,
joining them together into a composite whole, but there is no unifying act (ἐντελέχεια) such
as the “soul”, for example, that constitutes the whole as ontologically a single being ». Le
« mode », pour simplifier, sera la contrepartie bahšamite de l’ἐντελέχεια aristotélicienne. Et

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Quoi qu’il en soit, al-Malāḥimī introduit ici une objection intéressante. Si l’on
tient l’essence en tant que telle pour impuissante à produire la différence, on peut
en dire tout autant du mode essentiel en tant que tel. Autant donc couper le mal
à la racine et situer la différence dès le stade de l’essence per se. Cette objection,
cependant, ne paraît que formellement valide. Car le mode n’est précisément
rien d’autre que le principe de variabilité en tant que tel. Quoi qu’il en soit, les
partisans d’Abū Hāšim peuvent conclure qu’un « item qui s’ajoute » à l’essence
est requis pour justifier la différence essentielle. On notera que le terme rendu
par « item », ici, n’est pas šay’, mais bel et bien : amr. Cela est doublement
intéressant. Tout d’abord, parce que ce choix reflète la volonté de se placer au
paroxysme du formel. L’école d’Abū Hāšim, en effet, refuse de considérer que
le mode (ḥāl) soit une chose (šay’), parce que la chose peut être connue9 . Or le
mode ne peut pas être connu, c’est-à-dire connu dans sa singularité indépendam-
ment de l’essence dont il est le mode (bi-infirādi-hā). Il était important, dans ce
contexte, de trouver un terme plus général encore que celui de šay’. – La langue
allemande aurait ici la ressource de traduire amr par Sache et šay’ par Ding. Le
mode n’est pas Ding, mais Sache ; en franco-latin, nous suggérons de rendre amr
par item et šay’ par chose. – La seconde raison pour laquelle ce terme nous in-
téresse est que c’est celui-là même dont use Avicenne en 224.6, lorsqu’il écrit :
« Mais c’est en raison d’une chose (amr) avec laquelle il est qu’il devient tel,
et cette chose (amr) est le facteur de rassemblement premier ». Cet argument
est donc identique, par sa forme et son contenu, à celui des bahšamites. Il faut
un amr en plus du corps pour que le corps soit doté de certaines puissances –
chez Avicenne – ou de certains modes – chez Abū Hāšim, car le corps est par
soi indifférencié. Avicenne recourt à un même procédé, fort peu aristotélicien,
de variation10 .
Le deuxième argument est lui aussi marqué par le contexte du kalām, encore
que de manière plus subtile. Il consiste à rappeler que certaines puissances de
l’âme sont incorporelles11 :
(C) Deuxièmement, il a été montré que, d’entre ces puissances, il y a ce qui ne peut pas
être corporel ni sis dans un corps.

c’est pour cela que, comme nous allons le constater, le combat profond d’Avicenne dans le
Kitāb al-Nafs du Šifā’, combat qui a échappé aux historiens de la philosophie arabe, met le
philosophie persan aux prises avec le substitut modal de l’âme comme entéléchie.
9
Sur ce point, voir infra, p. 180.
10
Si nous persistons, chez Avicenne, à traduire amr par « chose » et non par « item », c’est
parce que lui-même n’établit aucune différence de sens entre les deux termes. Si l’on voulait
rendre amr aussi chez lui par item, il faudrait alors bien voir qu’à la distinction des termes
ne correspond aucun dédoublement du concept. Remarquons néanmoins la subtile stratégie
d’Avicenne, qui glisse imperceptiblement, dans les lignes traduites, de amr à šay’. Partant
d’une prémisse admissible par les partisans d’Abū Hāšim (celle de la présence d’un item en
plus du corps), il aboutit ainsi à une conclusion qu’ils rejettent : que cet item soit une chose.
11
Avicenne, Šifā’, De l’âme, 224.9–10.

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Avicenne mentionne ici une objection possible, et c’est cette dernière qui nous
rappelle l’ontologie de l’école d’Abū Hāšim12 :
(D) Mais si l’on soulève le doute et disait : s’il est possible que ces puissances appar-
tiennent à une chose unique en dépit du fait qu’elles ne sont pas rassemblées ensemble
en cette chose, puisque certaines ne sont pas inhérentes aux corps tandis que d’autres le
sont, en sorte que malgré leur séparation, sans posséder un attribut unique, elles se rat-
tachent à une chose unique, pourquoi n’en va-t-il pas ainsi maintenant, en sorte qu’elles
se rattachent toutes à un corps ou à une chose corporelle ?
L’objection porte sur le modèle de l’animation qu’adopte Avicenne. Celui-ci
affirme en effet à la fois que certaines facultés appartiennent spécifiquement à
un organe et que d’autres facultés, sans appartenir spécifiquement à cet organe,
lui appartiennent cependant aussi d’une autre manière. Elles le visitent, pourrait-
on dire, tandis que les premières l’habitent. L’adversaire affirme donc que l’on
peut rapporter toutes les puissances de l’âme au corps, en dépit de leurs dif-
férences, voire de leurs différents modes de rattachement. Cet argument serait
donc parfaitement à sa place dans le cadre d’une polémique lancée par un adver-
saire mu‘tazilite, qui objecterait à Avicenne que toute puissance de l’âme, même
celles qui ne sont pas sises dans un organe, se rattachent au corps. Ce point ad-
mis, il ne resterait plus qu’à conclure à la primauté du corps sur l’âme : un corps,
le cœur par exemple, serait le « lieu » fédérant toutes les puissances psychiques,
aussi bien celles qui se déploient par procuration (l’âme motrice des jambes, par
exemple) que celles qu’il possède en propre, comme les facultés cognitives.
Avicenne répond ainsi13 :
(E) Nous répondons : parce qu’il est possible que cela qui n’est pas un corps soit la source
d’écoulement des puissances, si bien qu’en émanent certaines dans l’organe, tandis que
d’autres appartiennent en propre à son essence ; et elles conduisent toutes à cette source
de manière spécifique. Et celles qui sont dans l’organe sont rassemblées dans un prin-
cipe, et c’est ce principe qui les rassemble dans l’organe et qui émane de ce qui se passe
d’un organe, comme nous le montrerons par la suite en dissipant les faux-semblants.
Quant au corps, il est impossible que toutes ces puissances en émanent, car le rattache-
ment des puissances au corps n’emprunte pas le chemin de l’émanation, mais celui de la
réception : l’émanation peut emprunter le chemin de la séparation de l’émanant à l’égard
de l’émané, tandis que la réception ne peut pas emprunter ce chemin.
Pour répondre à l’objection mentionnée, Avicenne entre dans les détails du
fonctionnement de l’émanation, que rien ici n’appelle. Par contraste, ce recours
aux grands moyens fait ressortir le danger de la position rivale : le corps dans
son entier, ou un organe privilégié, ne pourrait-il pas, dès lors que l’on refuse la

12
Avicenne, Šifā’, De l’âme, 224.10–13.
13
Avicenne, Šifā’, De l’âme, 224.13–20.

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dynamique de l’émanation – dont on peut se demander si elle est physique ou
métaphorique – être le principe unitaire de l’ensemble des facultés psychiques ?
Vient le troisième argument, qui signe, semble-t-il, le contexte général de la
discussion14 :
(F) Troisièmement, ou bien ce corps est la totalité de l’organisme (ǧumlat al-badan) et
alors, quand quelque chose s’en sépare, ce en vertu de quoi nous avons conscience que
nous sommes nous n’est plus existant ; or il n’en va pas ainsi. De fait, je suis je même
si je ne sais pas que je possède une main, une jambe, tel autre membre, selon ce que
nous avons déjà mentionné en d’autres endroits. Bien plus, j’ai l’opinion que ce sont là
mes concomitants, je crois que ce sont des instruments pour moi, que j’utilise en cas de
besoin ; et sans ces besoins, il n’y aurait pas besoin d’eux pour moi ; et c’est je, aussi,
qui suis je, et non eux qui le sont.
Avicenne réfute l’identification de l’instance centrale du psychisme à « la tota-
lité de l’organisme » (ǧumlat al-badan). Il procède en deux temps. Tout d’abord,
il exprime l’impossibilité d’assimiler le je à une totalité physique en variation.
Si la personne se résumait à l’organisme, une perte de poids impliquerait un
changement d’identité. Mais la conscience que nous avons de nous-mêmes ex-
clut cette hypothèse. Le sentiment de persévérance de l’identité est trop fort pour
être contredit par une thèse aussi ridicule. Ensuite, Avicenne introduit une va-
riation qui prélude à l’homme volant. L’argument consiste alors à souligner le
rapport cognitif que j’entretiens à mes parties corporelles, c’est-à-dire au senti-
ment d’extériorité à ma propre identité qu’elles suscitent immédiatement en moi.
Ma main, ma jambe, sont des instruments prêts à l’usage, ce ne sont pas autant
de je. La stylistique de cet argument est remarquable, car le je s’y déploie sur un
double niveau. Il y a, tout d’abord, le je de ces deux formules frappantes : « je
suis je même si je ne sais pas que je possède une main » et « c’est je, aussi, qui
suis je, et non eux qui le sont », comme si cette thématique appelait, Avicenne
anticipant sur ce point Descartes, les pirouettes autour de la première personne
du verbe être. Moins brillant, plus caché, mais peut-être plus important, il y a
aussi le je philosophique avicennien, sujet du discours qui raconte comment il
s’expérimente dans sa conscience de ce qu’il est et de ce qu’il n’est pas : « je ne
sais pas », « j’ai l’opinion », « je crois », autant de formules où Avicenne a pris
soin de placer la première personne en position de sujet grammatical.
C’est à ce stade qu’Avicenne introduit, pour la seconde fois dans son traité,
l’argument de la création instantanée d’un adulte bien formé, dans un environ-
nement inaccessible à chacun des cinq sens15 :
(G) Mais revenons à ce que nous avons déjà mentionné, et disons : si un homme était
créé d’un seul coup, et qu’il était créé avec les extrémités séparées les unes des autres,

14
Avicenne, Šifā’, De l’âme, 225.1–6.
15
Avicenne, Šifā’, De l’âme, 225.7–14.

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qu’il ne voyait pas ses extrémités, et qu’il se trouvait qu’il ne les touche pas, et qu’elles
ne se touchent pas, qu’il n’entende aucun son, il ignorerait l’existence de l’ensemble
de ses membres, et il connaîtrait l’existence de son être comme une chose une, tout en
ignorant tout cela. Or ce qu’on ignore n’est pas, tel qu’en lui-même, ce que l’on connaît,
et ces membres ne sont à nous, en réalité, qu’à la façon de vêtements qui, en raison de la
nécessité continue où nous sommes de les porter, sont d’après nous comme des parties
de nous. Et quand nous nous imaginons nos âmes / nous-mêmes, nous ne les imaginons
pas nues, mais nous nous les imaginons dans l’habit des corps ; et la raison en est la
continuité de leur adhésion. Néanmoins, dans le cas des vêtements, nous nous sommes
habitués à les ôter et nous en défaire, tandis que nous n’avons pas cette habitude dans
le cas des membres, en sorte que notre opinion d’après laquelle les membres sont des
parties de nous est plus ferme que notre opinion d’après laquelle les vêtements sont des
parties de nous.
Il ne s’agit pas ici de revenir sur tout ce qui a été dit, et bien dit, par les spé-
cialistes d’Avicenne sur l’argument de « l’homme volant ». Le point qui nous
intéresse le plus, ici, est son caractère non aristotélicien. Il n’a pas d’équivalent
dans la psychologie d’Aristote, pour la raison précise qu’il fait appel à un type de
propositions égocentriques qui n’ont, pour Aristote, aucun statut scientifique16 .
La langue de l’intellect n’est jamais celle de la première personne pour le Stagi-
rite, car on ne s’intellige jamais soi-même. L’intellection de soi n’est qu’un effet
collatéral, si l’on peut dire, d’une appréhension des formes. Un intellect qui ne
penserait pas les formes ne penserait rien – ni les formes ni soi-même. Avant
d’approfondir cette question généalogique, lisons comment Avicenne passe au
second membre de l’alternative ouverte en (F)17 :
(H) Mais si cela n’est pas la totalité de l’organisme, mais un membre déterminé, alors ce
membre est la chose au sujet de laquelle je crois qu’elle est par soi je, ou bien l’entité de
ce que je crois être je n’est pas ce membre, bien qu’elle ne puisse pas ne pas posséder le
membre. Si donc l’essence de ce membre – à savoir son fait d’être cœur, ou cerveau (ou
autre chose, ou une pluralité de membres, dont l’identité, ou l’identité de la composition,
vérifient cet attribut <de membre>) – est la chose au sujet de laquelle j’ai la conscience
qu’elle est je, il s’ensuit que ma conscience de je est ma conscience de cette chose. Car
la chose ne saurait, sous un unique point de vue, être telle qu’on en a conscience et qu’on
n’en a pas conscience. De fait, il n’en va pas ainsi. Je sais en effet que j’ai un cœur en
vertu de ce dont j’ai la sensation, de ce que l’on me rapporte, de ce que j’expérimente,
mais non parce que je sais que je suis je. Par conséquent, ce membre n’est pas par soi
la chose dont j’ai conscience qu’elle est par soi je, mais il est je par accident, tandis
que ce que je désigne par ce que je fais connaître de moi comme étant je, qui est ce
que je signifie par mon dire « j’ai senti », « j’ai pensé », « j’ai fait », « j’ai réuni ces
descriptions », cela est autre chose, qui est ce que j’appelle je.

16
Cf. Black, « Avicenna on Self-Awareness », p. 63.
17
Avicenne, Šifā’, De l’âme, 225.14–226.4.

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CHOSE, ITEM ET DISTINCTION 175
Nous avons conscience de notre je, et cette conscience n’a rien à voir avec
notre appréhension de n’importe quel organe, qu’elle se fasse par sensation (la
pulsation), l’ouï-dire (lorsque des anatomistes patentés nous assurent de la pré-
sence d’un cœur dans notre thorax) ou l’expérience (si nous assistons à une dis-
section). La différence des deux actes de connaissance (celle de mon je, celle
de mon cœur) m’assure donc de la différence des deux choses connues. L’ins-
tance centrale de l’âme est donc autre chose qu’une partie du corps, et c’est elle,
précisément, que je désigne en employant le pronom personnel « je ».
Reste une dernière objection possible à l’adversaire, à laquelle Avicenne ré-
pond18 :
(I) Mais si cet homme dit : « toi non plus, tu ne sais pas que cette chose est une âme », je
dis que je ne cesse jamais de la connaître comme le signifié de ce que je nomme « âme ».
Même s’il se peut que je ne connaisse pas sa dénomination sous le nom « âme », il
demeure que lorsque je comprends ce que je signifie en disant « l’âme », je comprends
que cela est cette chose-là, et qu’elle est ce qui utilise les organes, tant moteurs que
perceptifs. Et je ne la connais pas tant que je ne comprends pas la signification de « âme ».
Il n’en va pas de même avec le cœur ou le cerveau. Je comprends en effet la signification
de « cœur » et de « cerveau » sans connaître cela. Et quand je signifie, par « âme »,
que c’est la chose qui est l’origine de ces mouvements et de ces perceptions qui sont à
moi, ainsi que leur aboutissement dans cette totalité, je sais qu’elle est soit, en vérité, je,
soit qu’elle est je utilisant cet organisme, et c’est comme si maintenant je n’avais pas la
capacité à distinguer la conscience de je isolément de la confusion de la conscience du
fait qu’il utilise l’organisme et qu’il est conjoint à l’organisme.
Dans un dernier paragraphe, Avicenne prend un peu de recul et explicite le sta-
tut à la fois immédiat et susceptible d’être manqué de l’âme incorporelle. L’argu-
mentation d’Avicenne est ici très révélatrice de sa position générale sur ce sujet.
Elle en a la force, puisque le postulat de l’âme paraît bien satisfaire l’évidence
de la conscience de soi, mais elle en a aussi la faiblesse, puisqu’il est difficile
d’éviter l’impression de tautologie dès lors que l’on justifie l’existence de l’âme
par l’expérience de la conscience de soi. C’est cette difficulté qui affleure lors-
qu’Avicenne réduit finalement son argument à une question de signification des
termes en jeu. Comprendre que l’on ne signifie pas son corps lorsque l’on dit
« je », c’est du même coup admettre l’existence d’une entité différente du corps,
à laquelle il est loisible de donner le nom d’« âme ». Or cet argument, s’il est
efficace contre des réductionnistes invétérés – des mutakallimūn première ma-
nière, ne voulant rien savoir d’autre que la substance et ses accidents –, se révèle
inefficace contre des réductionnistes plus modérés, dès lors que ces derniers ac-
cepteront de postuler un autre item que l’âme et ses accidents, autre item qui ne

18
Avicenne, Šifā’, De l’âme, 226.4–12.

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176 MARWAN RASHED
soit cependant pas la chose qu’est, pour Avicenne, l’âme. Contre Abū Hāšim,
autrement dit, cet argument vire assez vite à la position de principe.

2. ABŪ HĀŠIM ET L’HOMME COMME TOTALITÉ

2.1. L’homme est la totalité de son corps

Abū Hāšim, comme tous les mu‘tazilites de son école, est un matérialiste et un
atomiste. Et comme tous les mu‘tazilites, il s’est posé la question de la nature de
l’homme. Le matérialisme de l’école a mené à des positions extrêmes qu’il faut
rejeter. Pour Mu‘ammar, l’un des plus anciens, l’homme est peut-être un atome
du cœur. Cette position a été ravivée, dans le courant du IXème siècle, par Ibn al-
Rāwandī. Elle a même été affinée, dans le sens des philosophes, par al-Nawbaḫtī,
qui considère que l’homme est une « substance simple », au sens néoplatonisant
des Pères grecs, à ne pas confondre avec son corps19 . Pour al-Naẓẓām, dans la
première moitié du IXème siècle, qui s’inspire peut-être lointainement, sur ce
point, de théories médicales, l’homme est le « souffle », le πνεῦμα vital, qui
parcourt l’organisme.
L’école d’Abū Hāšim, qui soutient que l’homme est la totalité de l’organisme
(nous reviendrons un peu plus bas sur l’interprétation de cette thèse, pour l’ins-
tant énigmatique), rejette ces vues « organistiques » de la nature de l’homme.
Elles ont toutes en commun de réduire l’homme à une partie, parfois, mais pas
toujours, de type organique, de l’organisme complet. L’argument central de la
réponse est un appel à l’évidence de la conscience de soi20 :
... toute personne connaît ses états sans que lui vienne à l’esprit, au sujet de l’homme,
qu’il est un souffle simple ou une entité dans le cœur. Et cette personne ne saurait tirer
de ses états la connaissance de cela, même quand ce contenu de connaissance lui vient
à l’esprit.
On ne peut qu’être frappé, me semble-t-il, par la ressemblance entre ce texte
et le passage (I) d’Avicenne. Dans les deux cas, il s’agit de réfuter l’assimilation
du soi à un organe en vertu de la conscience immédiate que nous avons de leur
différence. Ce point de départ commun rend le différend plus frontal encore. Abū
Hāšim et Avicenne refusent en vertu d’un même principe, et en recourant à des
arguments forts semblables (par variation eidétique), la réduction de l’identité
de la personne à une partie de son organisme. On s’attend donc à ce qu’Avi-
cenne, postérieur d’un siècle, vise la doctrine de l’homme comme « totalité de

19
Cf. Rashed, Al-Ḥasan ibn Mūsā al-Nawbaḫtī, p. 384–392.
20
Al-Qāḍī ‘Abd al-Ǧabbār, Kitāb al-Muġnī, t. XI : al-taklīf, Le Caire, 1965, 349.12–14.

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CHOSE, ITEM ET DISTINCTION 177
l’organisme » d’Abū Hāšim. Et de fait, c’était, on se le rappelle, exactement cette
terminologie qu’Avicenne employait dans la première partie du troisième argu-
ment réfutatif, soit le texte (F). Citons-le à nouveau :
(F) Troisièmement, ou bien ce corps est la totalité de l’organisme (ǧumlat al-badan) et
alors, quand quelque chose s’en sépare, ce en vertu de quoi nous avons conscience que
nous sommes nous n’est plus existant ; or il n’en va pas ainsi. De fait, je suis je même
si je ne sais pas que je possède une main, une jambe, tel autre membre, selon ce que
nous avons déjà mentionné en d’autres endroits. Bien plus, j’ai l’opinion que ce sont là
mes concomitants, je crois que ce sont des instruments pour moi, que j’utilise en cas de
besoin ; et sans ces besoins, il n’y aurait pas besoin d’eux pour moi ; et c’est je, aussi,
qui suis je, et non eux qui le sont.
La première partie de ce paragraphe expose l’argument de la variation de vo-
lume. Le second insiste sur la différence entre ma conscience de mon corps et
ma conscience de mon moi. C’est lui qui débouche, dans les lignes suivantes,
sur l’homme volant.
Deux faits paraissent ici notables. Le premier, sur lequel nous reviendrons un
peu plus bas, est que l’homme volant apparaît dans un contexte si marqué par
la discussion mu‘tazilite sur la définition de l’homme. Le second, qu’Avicenne
ne fait, dans la première partie du paragraphe (F), que recycler un argument
classique du kalām mu‘tazilite. D’après l’adversaire mu‘tazilite d’Abū Hāšim,
en effet, si, en tant que totalité, je suis tel assemblage d’atomes, il suffit que je
grossisse ou maigrisse pour ne plus être moi-même. Cette conclusion est dévas-
tatrice non seulement pour notre compréhension du monde, mais aussi pour la
question eschatologique de la rétribution dans l’au-delà. Voici comment le Qāḍī
‘Abd al-Ǧabbār rend compte de la polémique21 :
Ils ont dit : celui doté de puissance est inévitablement une entité unique, soit le souffle
simple dont le mode ne change pas, soit la totalité que vous désignez. Mais si c’était
la totalité qui peut s’accroître et diminuer selon qu’on grossit ou maigrit, il ne serait
pas valide qu’un homme sache aujourd’hui qu’il est le vivant puissant d’avant, puisque
ses parties changent en s’accroissant et diminuant ; il ne serait pas non plus valide que
l’homme gros reçoive le blâme pour ce qu’il a commis lorsqu’il était maigre, ni l’homme
maigre pour ce qu’il a commis lorsqu’il était gros ; il ne serait pas valide enfin que
l’on relie la vie et la puissance à la totalité alors que celle-ci s’altère en s’accroissant
et diminuant, car cela entraînerait le renversement de leur genre à toutes deux – si donc
cela est faux, il est nécessaire que soit faux le propos affirmant que c’est la totalité qui est
vivante et puissante. Or il n’y a rien d’autre, à part cette thèse, que celle qui affirme que le
vivant puissant est une entité unique, à l’instar de ce qu’affirme Mu‘ammar, ou le souffle
simple qui ne change pas en s’accroissant et diminuant à l’intérieur de l’organisme.

21
Al-Qāḍī ‘Abd al-Ǧabbār, Kitāb al-Muġnī, t. XI, 348.10–18.

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178 MARWAN RASHED
L’argument est plus développé que celui d’Avicenne sur deux points impor-
tants. Il insiste tout d’abord sur la conscience inaliénable de notre unité dans la
durée. Il souligne en outre le rôle que joue, dans cette discussion, l’unité de la
personne morale, celle qui mérite la louange et le blâme. En dépit, cependant, de
ces développements qu’Avicenne n’a pas éprouvé le besoin de faire, les deux ar-
guments sont les mêmes. Avicenne adapte ici, de toute évidence, des matériaux
mu‘tazilites.
Il ne s’agit cependant encore que de hors-d’œuvre. La vraie confrontation avec
le mu‘tazilisme n’a pas lieu dans les pages « diététique » du magazine avicennien,
mais dans la rubrique « psychologie », c’est-à-dire dans la seconde moitié du
paragraphe (F), elle-même amplifiée par l’argument de l’homme volant. Avant
de l’étudier, lisons comment le Qāḍī ‘Abd al-Ǧabbār résout l’aporie22 :
Or cela est erroné, car nous savons que le puissant n’embrasse pas les parties sujettes à
l’accroissement et à la diminution, mais il n’embrasse que ce à quoi appartient en propre
cet attribut. La totalité, en tant que lui appartient en propre cet attribut, ne change pas
d’état par l’accroissement et la diminution qui sont en elles. Elle conserve en effet une
définition unique dans son fait d’être puissante et savante, qu’elle devienne plus grosse
ou plus maigre. Et puisque ne change pas son état en lui-même, l’état de la science qu’on
en a ne change pas, puisque la science est de la chose telle qu’elle est. Il en va de même
pour le discours au sujet du blâme et de la louange : la totalité, en effet, ne fait pas l’objet
du blâme en raison d’une chose qui revient à la distinction de ses parties, et n’est objet
de louange que parce qu’il lui appartient en propre d’être faiseuse de bien d’une manière
déterminée, ce qui revient à son fait d’être puissante. Or puisque son fait d’être puissante
ne change pas d’état par accroissement et diminution, de même la totalité ne change pas
d’état dans ce qu’elle mérite de blâme et de louange. Or ce que le questionneur a dit
ne se serait imposé que si le blâme et la louange s’étaient rapporté aux parties, en sorte
que l’on eût dit : puisqu’il était, au moment où il a commis le mal, maigre, si nous
l’avions blâmé après qu’il eut grossi, nous aurions blâmé, d’entre les parties, certaines
non responsables du mal. Puis donc que le blâme et la louange se rapportent au puissant
agissant sans référence aux parties, ce qu’il a dit s’effondre.
À en juger par ce texte ramassé, la solution d’Abū Hāšim semble être de distin-
guer la totalité comme structure, des éléments qui la constituent. On peut soute-
nir la permanence d’une totalité du moment qu’elle demeure identifiable comme
telle. À la lettre, une telle déclaration ne résout rien. Car la question se reporte
sur ce qui demeure, alors même que ladite totalité échange en permanence des
éléments corporels avec le milieu extérieur. Lisons donc la réponse d’un peu
plus près. A trois reprises, l’auteur mentionne l’état, ou le mode (arabe : ḥāl),
de la totalité23 . Celui-ci, dit-il, ne varie pas alors même que la totalité varie. La

22
Al-Qāḍī ‘Abd al-Ǧabbār, Kitāb al-Muġnī, t. XI, 349.1–11.
23
« La totalité, en tant que lui appartient en propre cet attribut, ne change pas d’état par l’ac-

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CHOSE, ITEM ET DISTINCTION 179
question qui se pose est donc de savoir s’il faut comprendre ce mot de manière
prosaïque, ou bien à la lumière de l’ontologie modale d’Abū Hāšim – puisque le
terme de ḥāl possède la redoutable ambiguïté de pouvoir être employé de ma-
nière plus ou moins lexicalisée, et ce dans un même texte24 . La mention de l’état
de la science que nous avons de la chose pourrait faire pencher la balance du côté
du prosaïsme. L’auteur ne désignerait sous ce terme que la situation dans laquelle
se trouve l’individu considéré. Mais la mention, dans le même paragraphe, de
l’état de l’individu doté de puissance, son fait-d’être-puissant donc, invite à ré-
sister à cette tentation simplificatrice. Même si le texte demeure ambigu, sans
doute d’ailleurs volontairement, l’état invariable de la totalité ne paraît pas sans
rapport avec un mode du vivant.

2.2. La totalité comme mode

Pour explorer cette voie, il convient de dire un mot de la doctrine des modes
d’Abū Hāšim. Celle-ci était passée en proverbe, dès son époque, pour sa diffi-
culté et sa subtilité. L’idée générale consiste à distinguer entre l’inhérence d’un
accident (la connaissance dans un atome du cœur, par exemple) et le fait d’être
caractérisable par la marque correspondante25 . Un atome du cœur (la science
d’aujourd’hui dirait : le cerveau) a beau être le lieu d’inhérence (maḥall) de la
connaissance, il n’en est pas pour autant connaissant : c’est l’individu comme
tout qui est connaissant, à l’exclusion de n’importe laquelle de ses parties. Les
modes ne sont pas seulement des dicta propositionis, ni même des dicta propo-
sitionis prédicatifs. Les modes sont ce que Descartes appelle, dans les Principia,
des attributs26 . Ils se tiennent tels des déterminations de l’inconnue algébrique,
au plus près de leur sujet, qui n’est connu qu’en tant qu’il se donne au travers de
ses attributs, et ce alors même que ces attributs n’ont pas de sens indépendam-

croissement et la diminution qui sont en elles » ; « Et puisque ne change pas son état en
lui-même, l’état de la science qu’on en a ne change pas » ; « Or puisque son fait d’être puis-
sante ne change pas d’état par accroissement et diminution, de même la totalité ne change pas
d’état dans ce qu’elle mérite de blâme et de louange ».
24
Les mu‘tazilites ont conscience de cette résonnance conversationnelle du terme. Cf. Rukn
al-Dīn al-Malāḥimī, Kitāb al-Mu‘tamad fī Uṣūl al-Dīn, 2ème édition, 270.10–11 : « Quant à
l’état (ḥāl), on a dit qu’il signifiait, dans la langue, ce qu’il en est de la chose en elle-même. Ils
ont dit : en effet, il n’y a pas de différence entre dire à quelqu’un “comment vas-tu ?” (kayfa
anta) et lui dire “dans quel état es-tu ?” (kayfa ḥālu-ka) ».
25
La bibliographie sur ce sujet est très abondante. Voir en particulier R. M. Frank, « Abu Ha-
shim’s Theory of “States”. Its Structure and Function », cit. ; D. Gimaret, « La théorie des
aḥwâl d’Abû Hâšim al-Ǧubbâ’î d’après des sources aš‘arites », Journal Asiatique 258, 1970,
p. 47–86 ; A. Alami, L’ontologie modale. Étude de la théorie des modes d’Abū Hāšim al-
Ǧubbā’ī, Paris, 2001.
26
Cf. Descartes, Principia Philosophiae I 53 [VIII. 25 A.-T.].

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180 MARWAN RASHED
ment du fait d’être des attributs de cette inconnue. Pour Abū Hāšim, c’est par
un même acte cognitif que nous connaissons l’essence corporelle et ses modes :
nous connaissons l’essence en tant que modalisée, et nous connaissons les modes
en tant qu’attributs essentiels, et non accidentels, de l’essence. Les trois modes
du vivant sont le fait d’être vivant, puissant et connaissant. Cette liste n’inclut pas
le fait d’être une totalité. Le fait d’être vivant est analytiquement premier. Une
essence doit être vivante pour être connaissante ou pouvante. Contre l’occasion-
nalisme radical de certains collègues – celui de son grand rival al-Ash‘arī en
particulier – Abū Hāšim a dénié que l’accident de la vie puisse affecter un atome
isolé. Il faut une « structure » (binya) pour le supporter. Notoirement, d’après
lui, la vie nécessite la structure. Mais qu’est-ce à dire ? L’erreur, ici, me paraît
être de postuler que pour Abū Hāšim, la vie présuppose la structure. C’est plutôt
qu’elle la produit, que donc la structure est une détermination intrinsèque de la
vie. Abū Hāšim ne pense pas qu’il faut un composé déjà là pour que se produise
la vie, mais plutôt qu’à la façon dont l’accident composition (ta’līf ), par sa na-
ture intrinsèque, produit nécessairement la liaison de deux atomes27 , l’accident
vie produit celle d’une multitude d’atomes selon une certaine structure. La vie
produit, par définition, le vivant, au sens où ce dernier est une totalité structurée.
La vie est un mode au sens où elle définit, détermine et affecte le vivant comme
totalité structurée. De même que la vie n’est pas celle de toutes les portions ato-
miques du vivant, mais du vivant en tant que tel, de même la totalité n’est pas un
ensemble de parties jointes, mais c’est le fait que ces parties sont jointes, le fait
qu’il y a jonction, et que cette jonction, abstraite de la particularité des éléments
qu’elle joint, demeure aussi longtemps que demeure l’essence. Pour conclure sur
ce point, dire que l’homme, c’est la totalité – c’est-à-dire, évidemment, la totalité
possédant une configuration humaine, et non chevaline, bovine, etc. –, revient à
dire que l’homme, c’est le vivant tel.
Un texte nouvellement édité pourrait aller en ce sens. Son auteur, al-Malāḥimī,
est un disciple d’Abū al-Ḥusayn al-Baṣrī, chef d’un courant mu‘tazilite opposé à
la théorie des modes d’Abū Hāšim. La question est de savoir si l’on peut attribuer
l’acte à l’organe qui agit, ou si un mode est nécessaire, celui qui appartient à l’in-
dividu puissant tout entier, son fait d’être puissant. Voici, tout d’abord, comment
al-Malāḥimī présente l’argument d’Abū Hāšim sur ce point28 :
« S’il n’y avait de puissance que dans le cœur et dans la main, la présence de l’acte dans
la main ne s’expliquerait pas en vertu d’un motif dans le cœur et il ne serait pas considéré

27
Voir R. M. Frank, Beings and Their Attributes. The Teaching of the Basrian School of the
Mu‘tazila in the Classical Period, Albany, 1978, p. 104.
28
Rukn al-Dīn al-Malāḥimī, Kitāb al-Mu‘tamad fī Uṣūl al-Dīn, 1ère édition, 203.3–10 (= 2ème
édition, 185.22–186.4).

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CHOSE, ITEM ET DISTINCTION 181
comme habile en vertu d’une connaissance dans le cœur, car s’il était possible, malgré la
différence des deux lieux d’inhérence, que l’acte existe dans l’un en vertu d’une entité
dans l’autre, il serait alors véridique que l’acte ou ses caractéristiques soient présents
dans la main de Zayd en vertu d’une entité dans le cœur de ‘Amr. Mais si vous instituez
une différence entre les deux cas en raison du fait que la main est jointe à la totalité,
alors qu’il n’en va pas ainsi de la main de Zayd avec ‘Amr, on vous répondra : il est donc
nécessaire, si Dieu joignait par composition, en les collant, le dos de Zayd et celui de
‘Amr, que cela soit vrai à leur sujet. Et puisque cela ne saurait être le cas pour eux, nous
savons que la vérité de l’acte et de ses caractéristiques se fonde sur un mode du puissant,
qui est son fait d’être connaissant de l’utilité ».
La liaison physique du lieu d’inhérence de la connaissance et de celui de l’acte
n’est pas suffisante pour pouvoir affirmer l’unité de l’agent. Seul le mode peut
fonder cette dernière, en étant attribuable non pas à une partie du corps, à la
façon d’un accident, mais à l’entité tout entière, indépendamment des parties
concrètes et des accidents qui leur sont inhérents. La réponse des anti-modistes
à cet argument est la suivante29 :
Réponse : ce que vous avez mentionné nécessite que ne soit pas vraie également la pré-
sence de l’acte dans la main en vertu du mode connaissance, car le connaissant, c’est
la totalité et non pas la main. Et s’ils disent : l’acte, d’après nous, réside dans la totalité
et non dans la main, car le fait d’être puissant et connaissant a un effet sur lui, or cela
revient à la totalité, qu’on lui réponde : Pourquoi dire cela alors même que nous savons
qu’il serait vrai, même si de nombreuses parties de la totalité étaient amputées, comme
le pied ou quelque autre partie, et que la main fût saine ainsi que ce qui assure sa liaison
avec le cerveau et avec le cœur, qu’y soient présents l’acte et ses caractéristiques ? Puis
qu’on leur réponde : rien n’empêche que soit vraie la présence de l’acte et de ses caracté-
ristiques en la main en vertu de ce qui appartient en propre à quelque partie de la totalité
dont la main également fait partie. Voilà donc la réponse du maître Abū al-Ḥusayn.
La stratégie des anti-modistes est une variante de l’attaque portant sur la no-
tion de totalité, employée par les modistes, rappelons-le, pour définir l’homme.
Abū al-Ḥusayn adopte une lecture nominaliste et atomiste de la totalité, qui lui
permet de dire qu’on ne peut arguer de la totalité de l’organisme pour justifier
l’acte d’une seule partie, dès lors que cet acte serait possible si une partie était
supprimée sans que cette suppression n’endommage la partie active, ni sa liaison
au cœur et au cerveau. Le débat ne s’arrête cependant pas là. Al-Malāḥimī met
une objection à cette réponse dans la bouche des modistes30 :
Quelqu’un pourrait objecter : dès lors que d’après toi, la totalité devient totalité non
pas en vertu d’un mode, mais de la structure et du tempérament particulier, il n’y a pas

29
Rukn al-Dīn al-Malāḥimī, Kitāb al-Mu‘tamad fī Uṣūl al-Dīn, 1ère édition, 203.10–17 (= 2ème
édition, 186.4–10).
30
Rukn al-Dīn al-Malāḥimī, Kitāb al-Mu‘tamad fī Uṣūl al-Dīn, 1ère édition, 203.18–22 (= 2ème
édition, 186.11–15).

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182 MARWAN RASHED
de sens à nier que l’acte appartienne à la totalité. Quant à son propos : de nombreux
membres, s’ils étaient séparés31 , ne seraient pas requis par l’acte habile, qu’on lui ré-
ponde : rien n’empêche qu’ils fassent partie de la totalité tant qu’ils demeurent continus,
mais que lorsqu’ils sont séparés32 , ils ne fassent plus partie de la totalité ; il en va de
même de ce que tu dis toi-même au sujet du fait qu’ils font partie de la totalité bien que
cette dernière ne soit pas totalité en vertu du mode.
Ce argument est central pour notre propos. Le premier pas consiste à affir-
mer que la totalité n’est pas forcément un mode. Tout le monde, dans une cer-
taine mesure, s’accorde à reconnaître l’existence de la totalité de l’organisme,
que l’on accepte ou non l’existence des modes. Les adversaires, disciples d’Abū
al-Ḥusayn, voient dans le corps humain une structure, c’est-à-dire une configu-
ration déterminée, associée à un tempérament lui aussi déterminé. C’est dans
cette double détermination que consiste, pour eux, la totalité. Ils pourraient donc
eux aussi, s’ils réfléchissaient un instant, attribuer l’acte d’une partie de cet être
déterminé, sa main par exemple, à la totalité de cet être déterminé. La totalité, en
d’autres termes, est une unité indépendamment de son statut (mode ou accident).
Mais la réponse des modistes ne s’arrête pas là. Il se pourrait que la totalité ne
soit pas cette structure tempérée déterminée, mais quelque chose de plus formel :
la totalité pourrait être plus intimement liée à la vie, et perdurer aussi longtemps
que la vie qui l’a produite. Certes, elle comprendrait dans ses conditions d’affi-
cher une certaine structure. Mais ce serait surtout en tant que cette structure est
indissociable de la persévérance de l’organisme vivant. Une fois la totalité ainsi
définie, l’argument de l’amputation devient invalide. On en revient donc à l’in-
tuition modale au fondement de toute la théorie. Si, en effet, la totalité demeure,
inchangée en tant que totalité, y compris lors de l’amputation d’un membre, c’est
parce que, sous un certain angle, et tout comme la vie, elle est un mode et non un
accident. Ou, plus précisément, il est possible de détacher le fait d’être totalité
de la totalité donnée à un certain moment de l’histoire de l’individu, tout comme
il est possible de détacher son fait d’être vivant de l’accident de vie possédé par
tels de ses atomes.
Cette anthropologie modale porte le raffinement jusqu’à se vouloir plus proche
du sens commun. ‘Abd al-Ǧabbār écrivait en effet ainsi33 :
En outre, lorsque ce questionneur revient à la science, au blâme et à la louange, le fon-
dement de sa doctrine s’effondre, car toute personne connaît ses états sans que lui soit
passé par la tête, au sujet de l’homme, qu’il est un souffle simple ou une entité dans le

31
Les deux éditions, ici et deux lignes plus bas (cf. n. suivante), ont law ubīna, iḏā ubīnat, « s’ils
étaient séparés », « quand ils sont séparés ». Mais il semble qu’un manuscrit au moins, celui
sur lequel se fonde la première édition, est fautif. On pourrait donc suggérer de lire ubtira,
ubtirat, « s’ils étaient amputés », « quand ils sont amputés ». Le sens est clair.
32
Cf. n. précédente.
33
Al-Qāḍī ‘Abd al-Ǧabbār, Kitāb al-Muġnī, t. XI : al-taklīf, Le Caire, 1965, 349.12–18.

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CHOSE, ITEM ET DISTINCTION 183
cœur. Et cette personne ne saurait tirer de ses états la connaissance de cela, même quand
ce contenu de connaissance lui passe par la tête. Lorsque quelqu’un sait qu’il est celui
qui était voulant, escomptant, croyant, quand bien même il a changé d’état en s’accrois-
sant ou diminuant, et qu’il ne lui passe pas par la tête d’établir autre chose dans celui
qui examine que cette totalité, comment parviendrait-on par cette voie à établir ce que,
en dépit de son savoir, n’intellige pas cette personne ? De même, il se peut que les gens
doués d’intelligence jugent bons le blâme et la louange, même s’ils ne croient pas ce que
disent d’aucuns, quand ils connaissent la totalité et ses façons d’agir, ni plus ni moins
que, d’après ces derniers, l’on mérite le blâme et la louange. Et cela fait s’effondrer ce
qui est en rapport avec la thèse du questionneur.
On conclura cette section sur ce texte. Inutile de souligner encore à quel point
Avicenne sait mobiliser ce type d’arguments. Il suffit, dans le texte (I), de rem-
placer « cœur » et « cerveau » par « souffle » et « atome ».

3. AVICENNE ET ABŪ HĀŠIM

Statut ontologique de l’objet de la distinction

Si les rapprochements précédents ont quelque valeur, Avicenne a raidi la po-


sition d’Abū Hāšim. Il a en effet endossé la lecture de la totalité (ǧumla) qui était
celle des adversaires de ce dernier, en termes nominalistes et non modistes. Une
fois les termes du débat explicités, on s’aperçoit que les deux thèses sont en réali-
té beaucoup plus proches. Aussi bien Abū Hāšim qu’Avicenne, en effet, postulent
l’existence d’un amr qui s’ajoute à l’essence corporelle, mode essentiel de cette
essence d’après Abū Hāšim, âme d’après Avicenne.
Il n’aura pas échappé que la ressource unique au fondement des deux ap-
proches est l’assomption que le sujet est apte à appréhender les différences, c’est-
à-dire qu’une différence appréhendée par le sujet connaissant correspond à une
différence objective au plan ontologique. D’après Abū Hāšim, la différence entre
l’essence et son mode essentiel – celui qu’il a affirmé, comme caractéristique de
sa doctrine des attributs en s’opposant à son père Abū ‘Alī al-Ǧubbā’ī – est de
type formel – modal, comme diront les partisans latins des modes –, puisque
les deux principes sont indissociables : on ne saurait penser l’essence sans son
mode essentiel ni celui-ci sans celle-là, mais cela ne signifie pas que ces deux
items (amr) sont deux choses (šay’) réellement différentes ou séparables. Pour
Avicenne, en revanche, l’âme est réellement distincte du corps, puisque l’on peut
penser l’un sans l’autre, et que l’un et l’autre sont réellement séparables. L’item
et la chose se confondent alors, ce qui permet de court-circuiter l’ontologie mo-
dale d’Abū Hāšim34 .

34
Qu’Avicenne attaque anonymement, d’ailleurs, dans une passage trop peu commenté de la
Métaphysique du Šifā’. Cf. Ibn Sīnā, Al-Šifā’, Al-Ilāhiyyāt, Introduction I. Madkour, édition

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184 MARWAN RASHED
La querelle entre les deux maîtres de la philosophie islamique revient donc,
sur ce point, à une opposition sur l’objet possible d’une doctrine de la distinc-
tion35 , qui n’a rien à envier aux subtilités de la tradition scotiste – et dont d’ailleurs
Duns Scot a très probablement tiré certaines intuitions36 . Abū Hāšim et Avicenne
se donnent un même objet phénoménal, l’homme, et se demandent ce qu’il est
vraiment. La méthode est la même, c’est celle d’Abū Hāšim et non d’Aristote.
Car elle procède par examen (le terme arabe employé, naẓar, signifie primor-
dialement « regard »), ce regard de la raison, qui distingue ce qui est différent
et assimile ce qui ne l’est pas. On notera la précision avec laquelle Abū Hāšim
définit la différence et la similitude37 :
Pour ce qui concerne la réalité des deux items qui diffèrent, nos maîtres, les compagnons
d’Abū Hāšim, ont dit : les deux items qui diffèrent sont ceux dont aucun des deux n’est

G.-C. Anawati et S. Zāyid, Le Caire, 1960, p. 34, ll. 11–14 (cf. 30.16–19) : « Pourtant, il
m’est parvenu que certains disent que la réalité objective (al-ḥāṣil) est la réalité objective
sans être existante, qu’il se peut que l’attribut d’une chose ne soit pas une chose (šay’) –
existante comme non-existante –, que ‘celui qui’ (al-laḏī ) et ‘ce qui’ (mā) signifient autre
chose que ce que signifie ‘chose’ (šay’). Ces gens-là ne sont pas de l’assemblée des gens
dotés de discernement : pressés d’opérer des distinctions entre ces termes du point de vue de
ce qu’ils veulent dire, ils seront démasqués ». Cf. M. E. Marmura, Avicenna, The Metaphysics
of The Healing, Provo, 2005, p. 387, n. 11.
35
Ce point a été souligné par plusieurs lecteurs de l’argument avicennien. Voir, par exemple, I.
Madkour, Fī al-falsafa al-islāmiyya. Manhaǧun wa taṭbīqu-hu, Le Caire, 1947, p. 178–179
(je traduis) : « Il est clair que cette preuve (i.e. celle de l’homme volant), comme la preuve
de Descartes, est fondée sur le fait que les perceptions distinctes présupposent des réalités
distinctes dont elles procèdent, et que l’homme peut s’abstraire de toute chose à l’exception
de son âme, qui est l’assise de son individualité et le fondement de son soi et de sa quiddité ».
On consultera surtout, sur cet aspect, A. Alami, L’ontologie modale, en particulier le chap.
III, p. 77–97, sur la distinction.
36
J. Jolivet, La théologie et les Arabes, Paris, 2002, p. 26, écrit : « Pour conceptualiser la relation
des noms divins à l’essence divine sans en faire des « attributs » à la façon des aš‘arites, le
théologien mu‘tazilite Abū Hāšim al-Ǧubbā’ī avait mis au point une théorie des « modes », ou
« états », selon lesquels un être est qualifié dans son être selon une certaine attribution. Cela
aurait pu intéresser les scotistes dans leurs réflexions sur la non-identité formelle ». Ne peut-on
pas aller plus loin ? Scot était assez profond pour retrouver, dans la Métaphysique d’Avicenne
– qui, en dépit de toutes ses critiques, ingère beaucoup de la doctrine de son prédécesseur
(comme l’ont aperçu L. Gardet et M.-M. Anawati, Introduction à la théologie musulmane.
Essai de théologie comparée, Paris, 1981, p. 288, n. 2) – les linéaments de l’ontologie mo-
dale d’Abū Hāšim. Le passage cité supra, n. 34, se présente ainsi dans la traduction latine
médiévale : « Significatum est tamen mihi esse homines qui dicunt quod aliquid est aliquid,
quamvis non habeat esse, et quod aliquid est forma rei quae non est res, nec quae est nec
quae non est, et quod quae vel quod [non] significant aliud quam id quod significat res. Isti
autem non sunt de universitate eorum qui cognoscunt. Quos cum coegerimus discernere inter
haec verba secundum intellectum suum, detegentur » (cf. Olga Lizzini e P. Porro, Avicenna,
Metafisica, Con testo arabo e latino, Milan, 2002, p. 79).
37
Rukn al-Dīn al-Malāḥimī, Kitāb al-Mu‘tamad fī Uṣūl al-Dīn, 1ère édition, 289.1–6 (= 2ème
édition, 261.11–16).

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CHOSE, ITEM ET DISTINCTION 185
superposable à l’autre pour ce qui est des caractéristiques revenant à son essence ; ils
disent aussi parfois : ce sont les deux items qui ne sont pas congruents dans les carac-
téristiques essentielles qui sont nécessaires à chacun d’eux, et qui en sont valides38 , ou
qui en sont impossibles. Quant aux deux items identiques, ce sont les deux items super-
posables l’un à l’autre pour ce qui est des caractéristiques revenant à leur essence, ou
ceux qui sont congruents dans les caractéristiques essentielles qui leur sont nécessaires
à chacun, et qui en sont valides, et qui en sont impossibles.
Il s’agit là, on le comprend au terme de l’analyse, du fondement théorique de
l’expérience du regard de l’âme dont le dispositif de l’homme volant n’est que la
version imagée. Pour distinguer l’âme du corps, Avicenne isole en effet ce que
nous connaissons être notre corps de ce que nous connaissons être notre je. La
distinction entre ces deux contenus cognitifs suffit à conclure, au terme de l’exa-
men, que notre corps n’est pas notre je. Dans le texte cité, la définition bahšamite
des « différents » se faisait par un recours systématique à la forme grammaticale
arabe du duel. Nous avons rendu ce tour en recourant au mot « item », pour éviter
d’introduire le lexique de la « chose ». Pourtant, c’est sans doute d’elle qu’il est
question, car la tripartition nécessaire-valide-impossible renvoie à la structure
même de l’ontologie bahšamite et à sa tripartition existant-possible-inexistant.
Abū Hāšim et Avicenne sont donc d’accord pour établir une équivalence, qui
n’a rien d’aristotélicien, entre chose et connu. Leur contentieux porte, en pro-
fondeur, non pas sur ce point – c’est dire l’influence bahšamite sur Avicenne
– mais sur le statut éventuel à accorder à la notion de mode, admise par Abū
Hāšim, refusée par les mu‘tazilites bagdadiens et par Avicenne.

38
J’ai traduit, en faisant fond sur une isomorphie étymologique de l’arabe et du français, le verbe
ṣaḥḥa par « être valide » (puisque la racine est, comme le latin valetudo, celle de la santé).
Il faut cependant bien comprendre que cette validité est entendue par les auteurs bahšamites,
grosso modo, comme une possibilité. Voir surtout R. M. Frank, « Al-ma‘dūm wal-mawjūd.
The Non-Existent, the Existent, and the Possible in the Teaching of Abū Hāshim and his
Followers », Mélanges de l’Institut dominicain d’études orientales 14, 1980 [repr. in Early
Islamic Theology : the Mu‘tazilits and al-Ash‘arī, étude IV], p. 185–209, p. 205.

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