VERS UNE
RÉVOLUTION SOCIALE ?
orsqu’on passe en revue les exigences du jusqu’ici impossible à atteindre. Un nouveau plan de déve-
contexte actuel, on est proprement sidérés. loppement est en marche. Le roi a abordé tous ces thèmes
Autant les performances sont multiples, dans leur singularité relative et leur complémentarité parfois
autant les moyens pour les réaliser sont néfaste. Le plan de développement proposé au commun des
d’envergure difficiles à atteindre. C’est pré- citoyens consiste à faire fonctionner ces ensembles dans une
cisément la teneur et l’objectif du discours interactivité viable. Un pari propre aux leaders politiques d’en-
de la Fête du trône du roi Mohammed VI. Le vergure. Pour ce faire, le roi annonce que 120 milliards de DH
virus pandémique, Coronavirus ou Covid 19, seront injectés dans l'économie nationale. Ce qui représente
du pareil au même, permet de mettre à nu 11% du PIB. «Ce taux inscrit le Maroc parmi les pays les plus auda-
les insuffisances criardes dans toutes les activités humaines. cieux en matière de politique de relance économique post-crise»,
La santé publique est en manque visible en terme de moyens indique le Chef de l'Etat.
et d’équipements matériels. Avec une moyenne d’un millier de Le Maroc indépendant n’avait pas fini pour autant avec une
morts par jour aux États Unis, à titre d’exemple, même si com- autre exigence majeure. L’enseignement. Il se devait d’assurer
paraison n’est pas raison, à l’évidence, le Maroc n’est pas en la scolarité d’une population jeune avide de savoir et de
mesure d’endiguer le phénomène. Il n’empêche. savoir-vivre. L’école publique dans ses fondements nationaux
Lors d’une ultime rencontre avec la presse, alors qu’il allait était en marche. L’espace de communication ne sera plus
rendre les clés de la Primature, Driss Jettou (ancien Premier prédominant. Il ne sera plus nécessaire d’être en classe pour
ministre, 2002-2007) a attiré l’attention sur deux problèmes apprendre. On pourra recevoir, apprendre et échanger sans
majeurs en ébullition, l’état des hôpitaux et le système des autre forme de présence physique. Cette révolution techno-
retraites au Maroc. Il estimait que les centres hospitaliers les logique au niveau de la transmission du savoir est en train
p. 6
Le Maroc d’hier & d’aujourd’hui
ON EN PARLE
Edito
Vers une révolution sociale ?
Par Youssef Chmirou
page 3
Affaire d’État
p. 24
Maroc-URSS, amis malgré tout La Grande Énigme
Si la logique de la guerre froide avait été respectée, Abdel Malik Saâdi, l’oublié des Trois
l’ogre soviétique se serait aligné sans faille du côté Rois
de l’Algérie, et donc des séparatistes du Polisario. C’est la bataille la plus épique livrée par le Maroc
L’URSS se garda pourtant de le faire. Une affaire qui au cours du dernier millénaire. La bataille des
est tout, sauf banale. Trois Rois ou Oued El Makhazine, a consacré
Par Sami Lakmahri le jeune sultan Ahmed Al Mansour en 1578.
page 6 L’éblouissante aura de ce dernier éclipse pourtant
un autre personnage central, son frère ainé le
Les buzz de l’Histoire sultan Moulay Abdel Malik. Retour sur la mémoire
page 16 à 22 d’un souverain au règne bref, mais au parcours ô
combien tortueux…
Par Sami Lakmahri
Dossier page 24
Grande Interview
Raymond Benhaim : «Il m’est arrivé
de fuir par la fenêtre devant mes
étudiants»
Raymond Benhaim n’a jamais eu le temps de
s’ennuyer. Ce Marocain juif de Meknès À tôt
fait de militer au sein du parti communiste.
Il y apprend la clandestinité qui lui sera bien
p. 42 utile lorsqu’il fonde avec quelques camarades
l’organisation révolutionnaire Ilal Amam au
début des années 1970. Entre temps, il s’engage
dans la lutte antisioniste et nous livre son récit
tranché sur le départ massif des juifs du Maroc.
Dans cet entretien sans langue de bois, il nous
raconte aussi un parcours professionnel au
service des pays africains, dont l’Algérie. Plus
récemment, Raymond Benhaim a vu interdire
l’association "Racines" qu’il présidait. Une
dissolution amère qu’il ne digère toujours pas.
J LYAUTEY AVANT LE MAROC : ITINÉRAIRE D’UN ATYPIQUE Militant un jour, militant toujours…
J CELUI QUI A RELÉGITIMÉ LA MONARCHIE Propos recueillis par Sami Lakmahri
J LYAUTEY MINISTRE DE LA GUERRE : LE GRAND MALENTENDU page 32
J ON L’APPELAIT MADAME LA MARÉCHALE
J LYAUTEY L’ORIENTALISTE
DOSSIER
J PIERRE VERMEREN : «LA VRAIE MARQUE DE LYAUTEY, C’EST SON RESPECT DE LA Lyautey la contre-enquête
Par la Rédaction
MONARCHIE»
page 42
Directeur de la rédaction
Karim Boukhari
k.boukhari@zamane.ma
p. 84 Comité scientifique
Hassan Aourid
Maâti Monjib
LE MAG
Mohamed El Mansour
Moulim El Aroussi
Mohamed Yassir El Hilali
Rédaction
p. 72 Il était une fois...
Sami Lakmahri
Adnan Sebti
Les «immigrés» dans les médias
Une vie, une œuvre En France, l’immigration maghrébine a démarré dès le début du XXème Ont collaboré à ce numéro
Ahmed Bouanani : Poète jusqu’au siècle, avant d’augmenter considérablement à partir des années Myriam Alila
1960/1970. Son traitement médiatique a accompagné le flux de cette Abdelfattah Naimi
bout des ongles
immigration, où le Maghrébin est tour à tour passé du rôle de bolché-
La meilleure manière de raconter un personnage Conception graphique
vique, travailleur précaire, à celui de dangereux islamiste…
comme Ahmed Bouanani est de le raconter à la Sophie Goldryng
Par Younes Messoudi
première personne. Prêts ? Partez !
page 84
Par Moulim El Aroussi Responsable technique
page 72 Au-delà du mythe Mohamed Douhabi
Impression
CTP, IDÉAL, Casablanca
Distribution Sapress
Dépôt légal 0105 / 2010
p. 90 Dossier de presse 30/ ص/2010
p. 76 De tous les artistes qui ont égayé les années 1970, comme Vigon, Tous droits réservés, reproduction
et traduction interdites, sauf
Golden Hands et bien d’autres, Fadoul reste le plus mystérieux et accord de l’éditeur
sans doute le plus attachant. Retour sur le parcours d’un chanteur
Il y a très exactement 65 ans, en août 1955, les
au cœur (et à la voix) en or.
«entretiens» franco-marocains d’Aix-les-Bains,
Par Myriam Alila
préludes à l’indépendance, ont eu lieu, dans
un climat étrange… Retour dans le détail sur
page 90 www.zamane.ma
un événement qui n’a pas cessé de marquer Chronique
l’histoire du Maroc. La viralité de la bêtise
Par Abdelfattah Naimi Par Moulim El Aroussi
page 76 page 98
MAROC-URSS
AMIS MALGRÉ
TOUT
© MARADJI
J
En 1966, Hassan II
était parti en Russie
accompagné de
Ahmed Balafrej et
Moulay Abdallah.
L
e 25 janvier 2019, le tant, cette forme de neutralité n’est n’est pas d’un intérêt vital pour
© DR
chef de la diploma- pas aussi évidente qu’aujourd’hui. Washington et Moscou. C’est le cas
tie russe, Sergueï Sympathisante du bloc de l’Est, de l’affaire du Sahara et, plus géné-
Lavrov, est en visite à l’Algérie, dont le régime se présente ralement, la question de la décoloni-
Rabat. À l’incontour- comme révolutionnaire et socialiste, sation de toute la région.
nable question sur le est considérée comme un partenaire Si la position de Washington, favo-
Sahara, il répond, laconique : «Ce de l’URSS. D’ailleurs, quasiment rable au régime de Hassan II, ne
conflit, qui a trop duré, exige une solu- l’ensemble de l’équipement mili- souffre d’aucune ambigüité, celle de
tion consensuelle rapide sur la base taire d’A lger dépend de Moscou. Moscou est quant à elle plus opaque.
des résolutions du Conseil de sécurité Plus encore, Cuba, Etat communiste Des hésitations habilement mises
exclusivement et l’implication de toutes satellite des Soviétiques, est dura- à profit par le Maroc pour ne pas
les parties concernées». Quelques blement engagé auprès de l’Algérie,
J se mettre à dos la puissance sovié-
Menée par Lavrov,
jours avant, le ministre russe des et plus tard de la RASD, entité qui la diplomatie tique et tenter d’isoler le tandem
Affaires étrangères était à Alger. revendique le Sahara occidental. russe joue le jeu Algérie / Polisario.
Là encore, nul aventurisme dans Fidel Castro avouera lui-même la d’équilibre entre
ses déclarations. Il insiste sur le participation de ses troupes lors Rabat et Alger. La valse à deux temps
fait «d’agir sur la base du droit inter- de la Guerre des sables aux côtés Certes, l’histoire entre Rabat et
national. Une telle base existe, elle est des Algériens. L’indéfectible sou- Moscou a connu des crispations,
inscrite dans les décisions de l’ONU, tien du Lider maximo au Polisario mais jamais de crises graves. Preuve
principalement au Conseil de sécurité est, depuis longtemps, de notoriété que les deux capitales n’ont jamais
de l’ONU. Nous sommes pour que ces publique. Mais La Havane n’est pas vraiment cherché le conflit ouvert.
résolutions soient mises en œuvre». Moscou. Dans le monde bipolaire de L’aube des années 1960 est d’ailleurs
Près de 45 ans après la Marche Verte, la guerre froide, la position des deux J marquée par une réciproque «sympa-
qui a permis au royaume de réinves- superpuissances est seule capable Cuba, Etat thie». En Afrique, le royaume est le
tir ses provinces du sud, la position d’infléchir un conflit. Celui entre le communiste chantre d’un non-alignement mar-
satellite de
de Moscou est restée pratiquement Maroc et le Polisario n’échappe pas l’URSS, est
qué du sceau de l’anti-impérialisme.
la même. Un statu quo qui ne semble à cette règle. Le rapport de force ne connu pour avoir Malgré le rapprochement entre le
vouloir avantager aucun des deux doit cependant pas briser un certain soutenu l’Algérie Maroc et les Etats-Unis, encore
pays maghrébins. À l’époque pour- équilibre, surtout lorsque l’affaire puis le Polisario. détenteurs de bases militaires
© AFP
dans le pays, l’URSS continue de l’Algérie (1985)», le chercheur tuni- J pement militaire à la France, puis aux
de maintenir de bonnes rela- sien Mohieddine Hadhri précise les La Guerre des États-Unis, mais les deux nations décli-
tions avec le royaume. Une vigueur contours de ce partenariat : «Ben sables n’a pas nèrent sa requête. Au même moment,
entretenue en cette période par Ali Bella voulait faire de l’Algérie le foyer mis un terme aux les deux pays et en particulier les États-
Yata, chef du PCM (Parti Commu- de la révolution en Afrique, le pays où relations maroco- Unis, fournissaient à l’armée marocaine
niste Marocain), interdit mais toléré viendraient se former les combattants russiennes. un équipement militaire. L’Algérie ne
par Hassan II, que sait mettre à pro- des différentes révolutions africaines. tarda pas à se tourner vers les Russes
fit la formation politique. Le XXIIème Les dirigeants soviétiques voyaient donc pour s’équiper». C’est donc bien avec
congrès du Parti communiste sovié- en Ben Bella l’émule de Fidel Castro un équipement militaire soviétique
tique, qui se tient à Moscou en octobre pour lequel le dirigeant algérien éprou- que l’Algérie combat le Maroc lors
marocains avec à leur tête Ali Yata. parti frère, l’objectif étant naturellement les relations entre Rabat et Moscou ?
Bien que symbolique, cette présence d’aider Ben Bella et le FLN à emprunter Pas vraiment…
rassure les Soviétiques et permet le même chemin suivi par Castro».
d’établir une relation de confiance En géopolitique, c’est par les armes Le bal masqué
avec le PCM, interlocuteur privi- que se forgent les amitiés. La ques- Trois ans plus tard, c’est un
légié entre le Palais et le Kremlin. tion se pose avec insistance dès les Hassan II tout sourire qui débarque
À l’Est, les relations entre l’URSS et accords d’Evian, qui octroient l’in- sur le tarmac de l’aéroport de Mos-
l’Algérie sont encore plus intimes. dépendance à l’Algérie. Elle devient cou. Le souverain est le premier chef
Bénéficiant d’un soutien timoré de plus urgente encore à l’été 1963, d’Etat marocain à se rendre en URSS.
Moscou pendant sa guerre d’indé- lorsque la tension entre les deux Il y séjourne du 23 au 29 octobre 1966
pendance, les leaders du FLN s’at- voisins maghrébins atteint un point J et tisse des relations personnelles
tendent à un engagement plus ferme critique. L’historien algérien Assasi Le PCM, dirigé avec des dirigeants soviétiques,
des Soviétiques, d’autant qu’ils ne Lassassi explique dans son ouvrage par Ali Yata, notamment le Premier ministre
était devenu un
cessent de clamer l’anti-impéria- «Le non-alignement et la politique Alexis Kossygine, dont il louera les
interlocuteur
lisme de leur politique. Dans son étrangère de l’Algérie» que : «bien avant privilégié entre qualités dans l’entretien qu’il mène
ouvrage «L’URSS et le Maghreb ; de la la guerre entre le Maroc et l’Algérie, cette le Palais et le avec le journaliste Eric Lau-
révolution d’octobre à l’indépendance dernière a d’abord demandé un équi- Kremlin. rent dans «Mémoires d’un
Roi» : «Je le considère comme un les principaux partenaires du J s’est toujours refusée de quitter l’un
des hommes les plus marquants royaume, y compris en matière d’ar- Hassan II avait des derniers territoires coloniaux
que j’ai rencontrés, beaucoup plus que mement. Le pragmatisme soviétique visité l’URSS en dans le monde. Le 6 novembre 1975,
Brejnev. Il connaissait ses dossiers n’oblige pas le Maroc a trancher entre 1966. Hassan II tente un audacieux coup
sur le bout des doigts et manifestait les deux blocs qui divisent le monde. de poker en faisant affluer 350.000
une ouverture d’esprit étonnante». En Ils savent qu’ils peuvent tirer profit Marocains dans les provinces du
bon séducteur, Hassan II s’emploie de leur entente avec le royaume ché- sud. La Marche Verte surprend tout
aussi à asséner un discours qui ne rifien. Le voyage de Hassan II permet le monde, y compris les deux super-
peut que plaire à ses hôtes. Il déclare donc d’initier de vastes chantiers de puissances.
Maroc a toujours dit non à l’oppres- échanges commerciaux, ou encore dans la lignée d’une diplomatie bien-
sion. Nous disons non à la discrimina- les barrages. Celui de Zaouïa N’Our- veillante à l’égard de Rabat, comme
tion raciale, au développement inégal baz, inauguré en mars 1971 par le en 1960 où elle ne se déclare pas favo-
des différentes régions du monde. Nous roi, est le fruit de cette collaboration. rable à l’indépendance de la Mauri-
disons non aux bases étrangères sur Les années 1970 sont aussi celles tanie, farouchement combattue par
les territoires d’États indépendants». de l’apparition d’un nouveau point le Maroc. Pierre Vellas, spécialiste
Mais les Soviétiques ne sont pas si chaud dans la région. Depuis l’indé- français du droit international,
naïfs. Ils savent parfaitement que pendance en 1956, le Maroc ne cesse résume ainsi la position soviétique
le roi a dit oui à une collaboration de réclamer le Sahara occidental, dans l’affaire du Sahara dans un
étroite avec les Américains qui partie non négociable de son inté- J article consacré à la diplo-
deviennent, aux côtés de la France, grité territoriale. Mais l’Espagne Ahmed Ben Bella. matie marocaine et publié en
1978 : «Depuis longtemps déjà, a par ailleurs besoin d’assurer l’appro- J de trois accords particulièrement
le Maroc et l’URSS étaient liés visionnement de son agriculture en Hassan II avait importants et révélateurs». Il s’agit là
par des accords importants de coopéra- phosphate. Et si Moscou est très lié au appelé à une notamment d’un ambitieux accord
tion technique et financière qui avaient socialisme algérien, si l’armée algé- Marche Verte pour portant sur l’exploitation du gise-
abouti à la réalisation d’importants rienne est dotée d’équipements mili- faire pression sur ment phosphatier de Meskala, d’un
les Occidentaux.
travaux hydrauliques dans le Sud taires soviétiques, on a toujours su protocole d’échange commercial
marocain». distinguer, à Moscou, l’aspect idéolo- et enfin d’un important permis de
Moscou n’a donc pas intérêt à rompre gique et l’aspect économique des rela- pêche accordé aux chalutiers sovié-
ses relations avec le Maroc, même si tions internationales. Si bien que la tiques. Seul le contrat sur l’exploita-
cela porte un coup à son partenariat diplomatie marocaine n’a pas eu grand tion du phosphate finit par échouer.
avec l’Algérie, pays le plus hostile à la mal à engager des négociations avec le Le professeur de droit Abdelkhaleq
ligne politique de Hassan II. Le cher- gouvernement soviétique qui aboutis- Berramdane explique, dans son
cheur précise que «l’Union Soviétique saient le 10 mars 1978 à la signature étude «Le Sahara occidental, enjeu
maghrébin» (1992), les raisons de cet
échec : «Le "contrat du siècle", l’ac-
cord le plus important jamais conclu
par l’URSS avec un pays du Tiers
Monde par son contenu financier ne
fut jamais mis en œuvre pour des rai-
sons financières du côté soviétique, et
surtout politiques du côté marocain. Le
J Maroc décida en effet unilatéralement
Malgré les le gel de ce dossier afin d’inciter l’URSS
tensions dans le à plus de retenue dans ses livraisons
dossier du Sahara, d’armes sophistiquées à ses alliés
les relations dans la région, lesquelles finissaient
actuelles restent
apaisées. entre les mains du Front Polisario».
Comme en 1963 et la Guerre des
sables, ce désagrément diploma-
tique n’est pas rédhibitoire. Et si les
© AFP
L
e 7 août 2020, l’OCP peut africains et des autres gisements connus, que l’indépendance en 1956 pour s’ouvrir de
officiellement clamer son par l'énormité de leurs réserves qui ouvraient nouvelles perspectives. Jusque là, l’office
centenaire. Depuis les origines, un avenir quasi illimité à leur exploitation». se cantonne pratiquement à l’exploitation
cette compagnie pas comme les L’expert ne croit pas si bien dire au point du phosphate brut, domaine dans lequel
autres, est une affaire d’Etat. Un statut que plus d’un siècle après, l’OCP est au il atteint un remarquable savoir-faire en
qu’elle porte d’ailleurs dans son titre sommet du marché mondial du phosphate. la matière. Avec la libéralisation du pays
chérifien. Le potentiel est tel, que l’Etat a Cette vocation à l’internationale, véritable et une confiance retrouvée, l’entreprise
tôt fait d’écarter l’appétit des entrepreneurs ADN de l’entreprise, est présente dès les voit de nouvelles perspectives se profiler.
privés et de réguler ainsi ce qui devient années 1920. L’OCP est clairement destiné à C’est le début de l’ère de la chimie pour
rapidement la principale richesse naturelle être la locomotive de l’économie marocaine. l’OCP. En décembre 1961, Hassan II,
du Maroc. C’est Hubert Lyautey, premier Pourtant, dès les années 1930, la Grande intronisé depuis quelques mois, ordonne
résident général du Protectorat qui va s’y Dépression américaine contamine la construction du complexe industriel
employer. Mais la partie n’était pas gagnée rapidement le reste du monde. Le Maroc et «Maroc Chimie» dans la ville de Safi. Cette
à l’avance. Car bien avant la promulgation l’OCP encaissent également le coup. nouvelle ère constitue un tournant majeur
du dahir officialisant la naissance de l’OCP En 1930, ce sont 1750 tonnes de phosphates dans l’histoire de l’OCP. Elle permet au
le 7 août 1920, les convoitises s’aiguisent. Ce qui quittent le Maroc, principalement royaume de ne plus simplement exporter
sont d’abord les scientifiques du début du vers l’Espagne ou le minerai brut est le phosphate brut, mais de le transformer
XXème siècle qui vont faire une révélation traité. Mais au passage de la crise, cette en dérivés, en premier lieu en engrais
capitale dans l’Histoire du pays. En 1905, production chute à 900 tonnes dès l’année pour l’agriculture. Le dernier jalon d’une
des traces du minerai dans les environs suivante. L’historien René Gallissot modernisation inévitable pour l’OCP
d’Imintanout, non loin de Chichaoua. Dans précise, dans une étude consacrée, les se produit en 2008, lorsque l’entreprise
son ouvrage «Géologie des gîtes minéraux conséquences de cette dévaluation : change de statut juridique en devenant
marocains», le géologue français Jules «La baisse de l’exploitation des phosphates une Société Anonyme. Aujourd’hui, l’OCP
Agard annonce d’emblée la couleur : «Les supprime une part des ressources : l’Office des est un mastodonte au cœur de l’économie
gisements de phosphate marocain se sont phosphates contribuait pour 1/5 à l’actif du marocaine et représente également un
révélés d'une exceptionnelle richesse, tant budget. En 1932, les prévisions attendaient enjeu majeur pour la sécurité alimentaire
par la teneur de leur minerai, beaucoup plus un apport de 83 millions, il fut de 27». mondiale, un rôle devenu capital en cette
élevée que celle des autres gisements nord- L’entreprise s’en relève mais doit attendre période d’incertitudes.
À
Bakchich
la fin du XIème siècle, les habitants d’Al Andalus assistent à un
spectacle dont ils n’ont pas l’habitude. Une immense armée
© DR
étrangère déferle sur leurs villes. Il ne s’agit pas là des redou-
tables coalisés chrétiens qui cherchent à conquérir la péninsule ibérique
depuis le nord, mais des Marocains venus du sud pour justement com-
battre cette menace. Mais la rencontre de ces deux mondes que tout
oppose, ne manque pas de provoquer des inquiétudes. Elles concernent
© DR
surtout les citadins andalous qui, comme le décrivent leurs chroniques,
craignent ses hommes enturbannés, d’apparence rustre et qui parlent un
langage incompréhensible. Ces «enturbannés» sont les guerriers Almo-
ravides, dynastie amazighe régnante de l’autre côté de la Méditerranée.
Leur chef, Youssef Ibn Tachfine (1061-1106), traverse le détroit de Gibraltar en juillet 1086 à la demande EN FRANÇAIS, Bakchich
même des Califes andalous. Dans un texte attribué par les historiens à Ibn Tachfine lui-même, le sultan signifie une somme ou un
semble presque s’amuser de l’effet de ses hommes sur la population andalouse : «De tous les horizons, des don offert en guise de pot
gens venaient voir nos guerriers, ils accouraient vers eux des régions les plus diverses, étonnés de leurs aspects et de vin. Ce terme faisant
méprisant leurs atours et leur façon de parler, car rien en eux n’était à leur goût. Les Andalous n’auraient pu les référence à la corruption est
à tort associé au Maghreb
vaincre qu’après s’être desséché la salive et essuyé la sueur». Le cliché des Arabes andalous fins et raffinés,
où le fléau sévit depuis long-
mais couards face aux guerriers intrépides, vaillants mais incultes Amazighes, va ainsi se figer dans la
temps. En réalité, le mot est
mémoire de la région.
d’abord d’origine perse et
se prononce bakhchich. En
C
gie et élargie son sens. Les
’est l’un des clichés les la construction de plusieurs
ottomans l’écrivent bakśiś
plus répandues sur les barrages, ont essentiellement et l’utilisent dans le sens
«bienfaits» de la coloni- servi les grands domaines d’un pourboire ou gratifica-
© DR
LE SAVIEZ-
VOUS ? Hassan II a eu sa première voiture Bugatti
à l’âge de 5 ans
IL EST DE NOTORIÉTÉ PUBLIQUE que le roi jouet le plus prestigieux de l’enfance de Hassan II.
Hassan II était un passionné de voiture. Sa formi- Réservé aux grands de ce monde, surtout à leurs
dable collection confirme son grand intérêt pour progénitures, ce modèle rare a également été
les automobiles de prestige. Il faut remonter offert à Baudouin, futur roi des Belges.
aux années 1930 pour trouver l’origine de cette L’Essentiel, magazine français spécialisé dans
fascination. À cinq ans à peine, en visite en Italie l’automobile, écrit que «la ‘Baby’ figure dans
en compagnie de son père le sultan Mohammed l’historique officiel Bugatti, au même titre que les
Ben Youssef, le jeune prince et sa suite font modèles les plus emblématiques de la marque»,
escales dans l’usine du constructeur Bugatti. et précise que le petit bolide électrique peut
Il en ressort avec un cadeau exceptionnel. La atteindre «une vitesse de 15 à 18 km/h selon le
Bugatti 52 Baby devient ainsi probablement le poids du garnement». w
© DR
J
Avant la fête du
trône, il y avait
la Bey’a.
© DR
S
i la cérémonie que l’on connaît de la relation entre le souverain et ses Messager et à ceux d'entre vous qui détiennent
aujourd’hui ne date que des sujets. C’est un pacte entre le gouvernant le commandement» (sourate Al-Nissa’,
années 1930, certes. Mais le et les gouvernés. Ce contrat vient sceller un verset 59). Dès les premières dynasties
rituel légitimant le pouvoir accord de principe selon lequel le souverain musulmanes, les califes sont autant
date de plusieurs siècles. Les est reconnu comme un chef politique et des chefs politiques que religieux. C’est
acteurs et le protocole ont religieux. En temps de paix et, plus encore d’ailleurs aussi le cas du Maroc à travers la
changé mais l’essence de l’évènement est en temps de guerre ou de turbulences prise de pouvoir des Idrissides à la fin du
restée le même. politico-religieuses, il est d’une importance VIIIème siècle. Les premières traces de Bey’a
J
Un rendez-vous annuel, au
cérémonial parfaitement réglé.
cérémonie de l’époque nous sont décennies 1930 et 1940. Tolérée dans un la fête du trône. Devenue fête nationale
parvenus. Ce n’est que plus tard, premier temps, la cérémonie est finalement et jour férié, la fête du trône renoue avec
au temps des Saadiens et des Alaouites supprimée au plus fort de la crise entre le ses racines en privilégiant désormais
principalement, que la codification du Protectorat et le sultan qui s’achève par la une communion plus large. La télévision
Protocole de l’allégeance apparait plus déportation de ce dernier en 1953. Il faut surtout permet aux marocains de prendre
clairement. Un rituel inspiré également de attendre l’indépendance puis l’avènement part aux festivités et de redécouvrir la
la tradition ottomane, alors plus influente du roi Hassan II pour institutionnaliser seconde vie de la fête du trône.
puissance musulmane du pourtour
méditerranéen.
J
Un lien historique C’est sous Mohammed V
Le cérémonial se répète donc, dans ses que la fête du trône a
moindres détails, depuis des siècles. À officiellement été célébrée.
l’époque du sultan Mansour Addahbi
(1578-1603) et plus tard sous les Alaouites,
le rituel de la Bey’a revêt une importance
politique cruciale. L’allégeance n’est plus
seulement réservée à l’intronisation du
© DR
L
PAR MOULIM EL AROUSSI
a transformation de la célèbre le monde de leurs ennemis musulmans. de s’émanciper de cet art, Aya Sophia était
Sainte-Sophie (Aya Sophia, Chiites et sunnites guerroyaient à travers en train de devenir un lieu où l’on priait
sagesse de Dieu) en mosquée, des textes théologiques entre ceux qui sont dieu d’une autre manière. Elle devenait
après avoir accueilli pendant pour ou contre l’utilisation de l’image dans Mosquée. La sagesse de dieu avançait
plus de 90 ans des humains les lieux de culte. Si la Mosquée de Damas dans l’histoire et changeait de maître sans
de tout le globe (3 millions de touristes fut le lieu de ces débats théologiques, elle en renoncer à sa majesté.
par an), interpelle à plus d’un titre. Sa garde la marque d’ailleurs ; deux mihrabs, Malgré ces péripéties, elle est restée ce lieu
transformation en mosquée semble tordre niche de l’imam (l’un sunnite et l’autre magique où l’on venait du monde entier
le cou à l’histoire. Après avoir été un temple chiite) pour la même prière adressée au étudier ce contact artistique entre l’Orient et
grec où on adressait des prières à plusieurs même dieu. l’Occident. Le célèbre Prost, bâtisseur de la
divinités, dont Apollon et Dionysos Aussi bien à Constantinople qu’à Damas, modernité architecturale marocaine, avait
probablement, elle fut transformée en Dieu n’avait rien à avoir dans cette histoire. effectué un séjour à Istanbul pour étudier la
Basilique où seules les litanies chrétiennes Les débats étaient, des deux côtés, bel et Sainte Sophie, d’où sa parfaite connaissance
étaient audibles. C’est dans ce lieu que l’on bien politiques. Mais les politiques ont bien de l’art musulman.
vit les plus grands débats sur l’image dans fait leur temps et les images sont restées. On Avec la révolution kamélienne, Atatürk
l’histoire. Il s’agit de ce qu’on appelle depuis les découvre aussi bien sur les parois de la avait une autre idée de la spiritualité. On
bien longtemps «la Querelle byzantine» entre Mosquée de Damas que sur celles de Aya ne pouvait se prosterner devant autre chose
les iconophiles et les iconoclastes parmi les Sophia. que les âmes des artistes. Il transforma
adeptes de Jésus le Nazaréen. Alors que les L’histoire universelle de l’art considère alors le monument en Musée comme cela
catholiques maintenaient que leur culte la Sainte Sophie comme un moment était fait après la révolution française pour
ne pouvait être complet sans les icônes de important avant la Renaissance. Car avant plusieurs édifices.
Jésus et sa «maman» Marie, les orthodoxes d’arriver aux œuvres maîtresses de Léonard Aujourd’hui, où l’on déclare et condamne
voyaient en cela une insolence envers le fils de Vinci, Raphaël ou Michel Ange, il a fallu partout les guerres de religions, on décide
de Dieu et une manière de le rapprocher des aux artistes comme Giotto ou Cimabue, d’un geste très agressif, adressé à on-ne-
foules qui finiront ainsi par lui manquer de opérer une rupture avec cet art byzantin qui sait-qui, de refaire de la «Sagesse Divine»
respect. était devenu une tradition sclérosée. Mais une mosquée.
Le même débat, et à la même date, secouait pendant que les artistes étaient en train Est-ce vraiment sage de le faire ?
J
Portrait imagé
d’Abdel Malik
Saâdi.
U
n doigt posé sur la La partie est encore loin d’être plus éclatante victoire militaire de
bouche. L’ordre est gagnée mais le moment est décisif. l’histoire du Maroc. De même pour
limpide et incon- Le sultan, à l’agonie, sait par expé- le trône, qu’Abdel Malik n’occupe
testé : «Silence, rience l’importance de faire taire sa que durant deux années, entre 1576
ne dites rien !». mort. L’ordre donné à ses fidèles et sa mort en août 1578. Ce pouvoir
Seule une poi- est la dernière tactique mise en suprême, le sultan l’a pourchassé
gnée d’hommes en tenue de guerre place par celui qui pourrait légiti- toute sa vie durant, dont près de
assiste à cette scène, celle du cré- mement postuler au titre de héros deux décennies passées en exil.
puscule d’un roi. À l’extérieur de la de la bataille des Trois Rois. La Un graal tellement précieux pour
tente du monarque, le vacarme de mémoire du sultan saâdien Mou- Abdel Malik qu’il est devenu une
lah Al Ghalib (1557-1574). Un gais, pourtant maîtres de plusieurs faut dire que le chérif marocain est
© ZAMANE
climat de violence fratricide places fortes sur les littoraux maro- une épine dans les volontés hégé-
entretenu par des règles complexes cains et affichant l’ambition de colo- moniques turques en Afrique du
de succession chez les Saâdiens, niser le pays ? L’éphémère sultan a Nord. Depuis qu’il est au pouvoir, le
talon d’Achille d’une dynastie longtemps cherché à négocier avec sultan saâdien renforce sa légitimité
devenue instable. Au cours de son Lisbonne, y compris la veille de la et celle de sa dynastie en se posant
exil, le prince, toujours accompa- bataille décisive des Trois Rois. comme un champion de la souve-
gné de son jeune frère et succes- Outre une mémoire éclipsée par raineté marocaine. Refusant toute
seur, va apprendre à connaître les son jeune frère, celle d’Abdel Malik allégeance à Selim II (1566-1574), fils
réalités du monde de son époque. souffre aussi de l’image d’un souve- du grand Soleiman le Magnifique,
Il participe ainsi à de grandes rain prêt à tout par amour du pou- Mohamed El-Cheikh est finale-
batailles pour le compte des Otto- voir. Les chroniqueurs de l’époque J ment victime de son intransigeance.
El Mansour
mans, entretient des amitiés avec ne manquent pas de souligner ce Addahbi, grand
Avant de mourir, le sultan a ouvert
des Espagnols, Français, Corses ou manque de «nationalisme», bien bénéficiaire de la la possibilité d’établir un front anti-
encore Siciliens. Il séjourne à Oran, que le terme soit anachronique. Une victoire d’Oued ottoman en sollicitant une alliance
Constantinople, Tunis et entretient autre lecture est cependant pos- El Makhazine. avec l’Espagne Catholique. Une
des correspondances avec les plus sible, celle d’un monarque moderne, orientation diplomatique qui va
puissants monarques de son temps. pragmatique, fin diplomate et doté devenir incontournable pour pré-
Des aventures romanesques dont d’un sens stratégique inégalable. server «l’indépendance» du Maroc
le seul but est d’accéder au trône Car au final, à sa mort, jamais le face au voisin ottoman, devenu
marocain, quelqu’en soit le prix. pays n’aura joui d’une telle unité et maître de l’Algérie en 1518. Comme
© DR
Compromission avec les Turcs, d’un tel prestige… si la menace extérieure ne suffit pas,
pourtant commanditaires de l’as- la mort d’El-Cheikh fait éclater les
sassinat de son père et prétendants Les Turcs et le sang des rivalités au sein même de la famille
affichés à la souveraineté sur le Saâdiens régnante. Profitant du flou autour
Maroc ? Non seulement Abdel Le destin du jeune Abdel Malik de lois de succession, Abdellah Al
Malik l’accepte, mais il en fait son bascule un 23 octobre 1557. À cette Ghalib (1557-1574), fils du sultan
principal atout pour la conquête date, son père, l’une des principales assassiné, s’empare du pouvoir.
du pouvoir. Chercher à nouer des figures de la dynastie saâdienne, est Pour son ainé Abdel Malik, c’est
alliances avec la très catholique tué puis décapité. La tête de Moha- une terrible désillusion. Déjà pré-
Espagne, rivale des puissances med El-Cheikh (1554-1557) est aussi- tendant au trône, ce dernier doit en
musulmanes de la région ? Abdel tôt envoyée à la Sublime Porte, pour
J plus échapper aux pulsions meur-
Selim II, Calife des
Malik l’a sollicitée plus d’une fois. prouver au calife ottoman que son Ottomans et allié trières du nouveau sultan qui voit
Faire profil bas face aux Portu- ordre a correctement été exécuté. Il de Abdel Malik. en ses frères autant de menaces
© DR
him Harakat, dans une étude inti- qui va plus tard jouer un rôle déter- tenter un raid désespéré vers Fès.
tulée «Le makhzen saâdien» publiée minant dans l’histoire des Saâ- Trop esseulé, il tente de convaincre
en 1977, explique que «Abdellah Al diens. Quant à Abdel Malik, il est les Turcs de l’appuyer dès le début
Ghalib fut également plein de défiance probablement âgé d’une trentaine de l’année 1558. Dans le livre «Rela-
à l'égard des membres de sa famille ; d’années au moment des faits sans tions entre le Maroc et la Turquie dans
et les assassinats ainsi que les exécu- que les documents historiques ne la seconde moitié du XVIème siècle et le
tions sommaires privèrent souvent précisent son année de naissance. début du XVIIème (1554-1616)», l’his-
la dynastie d'hommes de qualité». Il La famille en sursis n’a d’autres torienne et spécialiste du Maghreb
résuma ainsi le règne d’Al Gha- choix que de se diriger à l’Est. La médiéval Chantal de la Veronne
lib : «Il ne semble pas, sur le plan ville ottomane de Tlemcen est leur explique qu’Abdel Moumen «avait
intérieur, avoir apporté au pays et
J premier refuge. Il peut paraitre gagné Alger où le pacha Hassan lui
Mohamed Al
à la jeune dynastie saâdienne une Moutawakil, tué incongru pour Abdel Malik de se donna accueil, lui offrit sa fille en
vitalité nouvelle. Bien au contraire, puis écorché après réfugier chez les assassins de son mariage et le nomma gouverneur de
cette dernière paraît plutôt faire la bataille des Trois père Mohamed El-Cheikh. Mais Tlemcen : la Porte continuait à se
preuve d'une certaine inertie, les Rois. a-t-il vraiment le choix ? La suite de mêler des affaires marocaines en sou-
seuls véritables problèmes du règne son parcours illustre qu’il privilé- tenant les deux chérifs révoltés contre
pouvant se limiter à la détérioration gie l’appui ottoman face à la rivalité leur frère régnant».
des rapports entre le pouvoir central dynastique. Malgré son esprit cal- Dépourvu de charisme, Abdel
et les principaux chefs religieux». culateur, il sait que son heure n’est Moumen va tomber dans l’oubli au
J
Abdel Malik s’est
trouvé au cœur
de l’affrontement
entre Chrétiens et
Ottomans.
©DR
pas ignorer Abdel Malik, loin Il a appris de l’expérience de son père, guerre. Dans ce contexte, c’est un
de là… que la diplomatie marocaine devrait
J affrontement entre les Turcs, dépo-
Le camp portugais
être totalement pragmatique et il du roi Sébastien sitaires de la bannière musulmane,
L’art de la guerre et de la reconnait, à contre cœur, le savoir pendant la bataille et une coalition de chrétiens euro-
baraka d’Al Ghalib dans ce registre. Tout en des Trois Rois. péens qui comprend les royaumes et
Devenu familier du gouvernorat gardant profil bas, feignant les amitiés, républiques italiennes, le Vatican,
ottoman en Algérie, Abdel Malik va équilibrant ses alliances, et quand cela le Portugal et surtout l’Espagne.
entamer de nombreux voyages dans était nécessaire, jouant de la rivalité Les Ibériques souhaitent contrôler
la capitale indiscutée du monde entre les grandes puissances, il par- les rives sud de la Méditerranée et
musulman, Constantinople. Dans vient à jouer sa survie». parviennent à s’emparer de la ville
son incontournable ouvrage «Les Une survie qui passe d’abord par d’Oran en 1509. En octobre 1571,
chemins de la ruine, la guerre pour servir la Sublime Porte et confir- l’occasion pour les princes saâdiens
espagnole en Algérie. Si les consé- Au Maroc, la situation évolue égale- écrit que «c’est peut être avec amer-
quences de la bataille de Lépante ment lorsque le sultan Abdellah Al tume qu’Abdel Malik rejoint l’armée
ne semblent pas favorables au Saâ- Ghalib meurt d’une crise d’asthme ottomane qui prépare un raid sur
dien, d’autant que «certains janis- en février 1574. Une nouvelle Tunis». L’historien américain pré-
saires ont accusé Abdel Malik d’être fenêtre s’ouvre alors pour Abdel cise que le prétendant saâdien «n’a
trop amical avec les Espagnols de la Malik l’exilé. Elle se referme très pas vraiment le choix d’autant que le
coalition, peut être parc qu’il maitri- vite lorsque le fils du sultan défunt, nouveau gouverneur d’Algérie, Rama-
sait leur langue», elles lui permettent Mohamed Al Moutawakil (1574- dan Pacha, a besoin de commandants.
de nouer un contact rapproché avec 1576), plus tard surnommé Al Mas- Ce dernier se méfiant du marocain ne
les Espagnols. À ce sujet, les histo- loukh (l’écorché), entreprend de lui laisse avec son frère Ahmed, que le
riens sont unanimes. Renouant avec J succéder à son père. Selon les lois commandement d’un navire de
la diplomatie de son père Mohamed Calife Mourad II. saâdiennes, le trône devrait pour- 36 soldats».
Mais Abdel Malik, désormais Bérard, qui deviendra plus tard son J en révèle les détails : «Les Maro-
aguerri et fort de son expé- ami et son émissaire. Les Marocains cains proposent de rembourser entiè-
rience militaire, va enfin s’imposer À la toute fin de l’année 1574, c’est optent pour une rement une expédition militaire sur
sur le champ de bataille. Selon une donc en Algérie qu’Abdel Malik et formation en Fès. Outre un cout de 10.000 mitqals
croissant face
chronique ottomane, Abdel Malik a son frère préparent leur expédi- d’argent, les Turcs veulent une vassa-
aux carrés des
obtenu le droit du haut commande- tion sur Fès. L’historien américain Chrétiens. lité explicite et le port de Larache pour
ment turc le droit d’informer en pre- l’activité de leurs corsaires algériens, le
mier de la victoire militaire musul- tout dans une alliance anti-espagnole».
mane à Tunis. Il envoie un message J Au printemps 1576, les feux sont
à sa mère Sahaba Errahmania, Le Roi enfin au vert. Après 17 ans d’exil,
restée à Constantinople d’où elle d’Espagne Abdel Malik et son frère retournent
Philipe II, allié
peut continuer à défendre les inté- de circonstance au Maroc. Ils sont accompagnés
rêts de son fils, pour qu’elle trans- avec Abdel de milliers de miliciens ottomans
mette l’heureuse nouvelle au calife Malik face aux d’Alger. En parallèle, Ahmed s’est
Selim II. Ce dernier, enthousiaste, Ottomans. vu confier la mission de rallier
remet sur la table l’assistance quelques tribus marocains hos-
turque pour que Abdel Malik tiles à Al Moutawakil. La bataille a
retrouve son trône. Mais ce dernier lieu à Er-Rokken, à quelques enca-
©DR
Vous êtes natif de Meknès, ville importante seule ville que le Makhzen continue de bouder.
pour la communauté juive avant et pendant le C’était une ville fermée, la vie y était intense et
Protectorat… fort communautaire. Chaque population y avait
Meknès n’a jamais cessé de m’étonner. Ce fut une son quartier. Je suis né et j’ai grandi dans le milieu
ville pieuse qui, au début du XIXème siècle, envoyait juif marocain de la ville. Mon grand-père paternel
les rabbins qu’elle formait jusqu’à Samarcande. était «caïd lihoud», soit le représentant de la
Ce fut aussi une ville rebelle où se sont déroulées communauté juive de Meknès auprès du Makhzen.
les révoltes qui ont transformé les «pourparlers Et mon oncle maternel était le représentant de
pour l’interdépendance» en négociations pour la communauté auprès de la Résidence
l’indépendance, à Aix les Bains. Meknès est la Générale. Il a d’ailleurs été contraint de
quitter le Maroc après être entré en conflit J «Alors Benhaim, on cherche l’argent ?». J’insiste sur
avec des colons français qui ont réclamé Le quartier juif de le fait que ces évènements méritent d’être plus
sa démission, et qui le traitaient de nationaliste. Meknès à l’époque de la reconnus aujourd’hui. Sinon, il était courant qu’en
Pour l’anecdote, c’est le père de Serge Berdugo naissance de Benhaim. circulant à Meknès avec mes camarades juifs, des
qui a pris le relais à ce poste. Pour le reste, je suis enfants musulmans nous provoquent. Ça finissait
issu d’une famille aisée où j’ai bénéficié d’une généralement par des batailles rangées et des
éducation bienveillante. J’avais accès aux livres, lancers de pierres. Disons que ce genre d’incident
que mes frères apportaient après leurs séjours à relève plus de chamailleries de gosses sur fond de
l’étranger. C’est un privilège d’avoir une fratrie rivalités communautaires.
très diversifiée et de côtoyer des membres de ma
même été secoué par les lois vichystes en vigueur Une grande joie. Un sentiment d’accomplissement.
au Maroc. Concrètement, ma soeur et mon frère C’est logique puisque mes parents étaient des
ainés avaient été exclus du lycée. Un épisode qui nationalistes non encartés. Je me souviens d’un
a marqué notre famille et je trouve que nous ne bourdonnement extraordinaire. Si vous évoquez la
parlons pas assez de ces réalités de l’histoire. crainte pour l’avenir réservé aux juifs marocains,
Oui, au Maroc, nous avons subi l’antisémitisme la question ne se posera réellement qu’un peu plus
des autorités d’occupation pendant les premières tard, au début des années 1960.
années de la Seconde Guerre Mondiale.
La même année de 1956, alors que vous n’avez
Avez-vous personnellement été victime d’actes que 13 ans, vous menez une grève dans votre
antisémites ? établissement scolaire. Qu’est-ce qui vous
Oui, et plus d’une fois. Un souvenir en particulier motivait ?
est resté gravé dans ma mémoire. Au collège, mon C’était au collège-lycée Moulay Ismaïl à Méknès.
professeur de sport, un Français, m’a un jour
J Nous avions organisé une grève spontanée pour
Benhaim a toujours milité
ordonné, en hurlant, de lever la tête. Lorsque je au sein de la gauche protester contre l’enseignement de la darija en
me suis exécuté, il a enchaîné sans gêne aucune : marocaine. seconde langue vivante. Nous voulions qu’elle
© ZAMANE
de sanction, les meneurs ont été forcés à rester témoignages de première main. La nuit, dans la
debout, sous le soleil, toute la journée. C’est à discrétion la plus totale, des autocars envoyés
cette occasion que j’ai vraiment fait la rencontre de par les sionistes arrivaient et vider les villages
Simon Lévy, qui était alors professeur d’espagnol de leurs populations juives, sous les yeux ébahis
dans l’établissement. Je me souviens qu’il était de leurs voisins musulman. Ici, il n’est nullement
venu me toiser, en rigolant durant ma punition en question de choix personnel, mais de la contrainte
me disant : «Alors, c’est toi le gréviste ?». Cet épisode des circonstances. Le Moyen et le Haut Atlas
est sûrement l’acte fondateur de mon entrée dans le de cette époque vivaient dans l’insécurité des
communisme. Simon Lévy devenait pour moi une rebellions (Addi ou Bihi) et surtout la mobilité
référence. Il me conseillait souvent, surtout pour sociale était nulle pour les populations pauvres.
mes lectures. L’année suivante, je vais à Casablanca Qu’elles soient d’ailleurs juives ou musulmanes,
où je deviens pleinement un militant communiste. elles ont naturellement cherché si l’herbe n’était
J pas plus verte ailleurs. Nous savons aussi à quel
C’est aussi à ce moment que le Parti Serges Berdugo, secrétaire point ils ont été victimes de discriminations en
Communiste est interdit par Mohammed V. général du Conseil de la Israël. Ils ont même été complètement écrasés par
communauté israélite au
Militiez-vous clandestinement ? Maroc.
l’establishment ashkénaze qui régnait en maître à
Disons que le Parti était officieusement toléré. cette époque. Plus tard, en 1976, lorsque nous avons
Mais il nous arrivait de devoir échapper à la police. créé en France le Front des juifs antisionistes, nous
La première fois que ça m’est arrivé, c’était au siège avons reçu à Paris et à Bruxelles de nombreux
du journal du Parti, rue Colbert à Casablanca. J Israéliens d’origine marocaine à qui nous
C’était au cours de l’année 1959. Un matin donc, je Simon Lévy était une faisions faire le tour des synagogues où ils
monte les escaliers de l’immeuble et je remarque référence pour R. Benhaim. racontaient leurs calvaires. Mon avis est que
une agitation inhabituelle. Face à la porte, se tient
un groupe de personnes que je soupçonne d’être
des agents en civil. Pour m’en sortir, je leur ai fait
© AFP
la migration des juifs marocains ne répondait J du même nom, avec des intellectuels israéliens
pas à une idéologie qui clamait le retour sacré Le départ massif des d’origine irakienne, yéménite, marocaine, et des
en Terre Sainte. Cet enrobage idéologique, c’est marocains juifs, orchestré écrivains palestiniens. À l’époque, la population
du pipo. Je retiens pour ma part que le sionisme minutieusement selon israélienne d’origine arabe était fort importante
idéologique a provoqué une double spoliation, celle Benhaim. (prés de 35%), et constituait un facteur stratégique
des Palestiniens de leurs terres et celle de la part pour l’évolution du conflit. Nous avons multiplié
juive des sociétés arabo-berbères les rencontres entre Israéliens, juifs arabes et
Palestiniens. L’une d’elles s’est tenue à Tolède
Quelle était la nature de votre lutte antisioniste durant trois jours, en juillet 1989. Elle a réuni,
depuis Paris ? côté palestinien, des dirigeants de l’OLP dont
© ZAMANE
Au déclenchement de la Guerre des Six Jours Abou Mazen et la garde rapprochée de Arafat,
en juin 1967, avec mes camarades juifs, nous et de l’autre coté des responsables juifs et arabes
avons rédigé un pamphlet repris dans les grands des organisations israéliennes, des intellectuels
médias en France. L’affaire avait fait grand et écrivains juifs de la diaspora, des rabbins, des
bruit au moment où l’hebdomadaire «Le Nouvel notables de la communauté juive marocaine.
Observateur» a titré l’article «Israël mérite-t-il L’arrivée de 1,5 million de juifs de l’ex-URSS allait
d’exister ?», alors que le sens que nous voulions changer la donne…
lui donner concernait le fait que l’état hébreu
se servait de la Shoah comme d’un alibi pour se En 1970, vous rentrez au Maroc où vous
donner le droit de massacrer les Palestiniens. faites partie des fondateurs du mouvement
Quant à la nature de notre activité, elle était révolutionnaire et clandestin Ilal Amam.
double, faire connaître la cause palestinienne par Racontez-nous les circonstances de ce retour
les Palestiniens eux mêmes aux Israéliens d’origine sous haute tension…
arabe, et faire connaitre aux Palestiniens ce qu’était
J Pour comprendre la genèse d’Ilal Amam, il faut
Paul Pascon, le célèbre
la complexité de la société israélienne. J’avais alors sociologue, parmi les remonter à 1966, l’année des débats internes
participé à la fondation en 1981 de l‘association mentors de Raymond lors du 3 ème congrès clandestin du PCM. Deux
«Perspectives judéo arabe» qui a publié huit numéros Benhaim. profonds désaccords sont alors apparus, relatifs
© DR
le compromis historique avec la monarchie. familier à l’auto organisation pour affronter la
Une scission devenait inévitable. L’élément clandestinité depuis mes années PCM. C’est
déclencheur est que de nombreux militants de sûrement pour ça que je m’en suis bien sorti. Il
l’UNFP souhaitaient également franchir le pas faut dire aussi que j’ai eu de la chance. Alors que
d’un militantisme plus radical. Nous nous sommes je vivais clandestinement dans un appartement
trouvé des positions communes au point de créer vide, avenue Hassan I er à Casablanca, on me
une organisation commune qui s’appelait Jebha. prévient que la police savait où j’étais. En effet,
Je décide de tout plaquer et quitte mon poste à je repère depuis la fenêtre une Volvo de couleur
l’université Dauphine à Paris. Rentré à Rabat avec crème d’où sortent des agents en civil. J’ai juste le
ma compagne Zhor Benchemsi, pour m’investir temps de détruire les papiers compromettants,
complètement pour la naissance de Ilal Amam, de mettre une veste, je les entends monter les
je rejoins l’Institut Agronomique Hassan II marches et à ma grande surprise, ils ne s’arrêtent
comme professeur d’économie, où je travaille en J pas à mon étage. J’en profite immédiatement pour
compagnie de Najib Bouderbala et Paul Pascon. Le roi Mohammed V discrètement m’échapper. Le lendemain, ils sont
Nos incessants déplacements à travers tout le avait interdit le Parti revenus pour saccager l’appartement. Les policiers
Communiste marocain en
pays m’ont alors ancré dans la réalité du pays et s’étaient trompé d’étage, à ce moment, je n’avais
1959.
je mesurais ainsi l’étendue du travail politique à plus d’autre choix que de quitter le pays. Un ami
© RAHAMIM BENHAIM
en prison et jouer un rôle décisif auprès des J politiques d’austérité diaboliques, et qui allaient
opinions publiques européennes et surtout de Pour Raymond Benhaim, mettre ces pays en guerre civile pendant plus de
lobbying pour alerter de l’état répressif où vivait la dissolution de son dix ans. C’est dans ce contexte que je mettais en
le pays. Rentré au Maroc, il m’a été souvent répété association "Racines" est lié place des dispositifs qui réduisaient la dépendance,
que la fonction d’alerte et de lobbying des comités à un évènement organisé les coûts, la dette publique et les capacités de
dans ses locaux.
avaient joué un grand rôle dans le processus de négociation des Etats africains. L’objectif était
libéralisation du pays. d’aider à combler le déficit d’accès aux marchés
mondiaux. Ce fut difficile et passionnant. Les
Depuis la France, vous épousez de longues difficultés rencontrées procédaient toutes des
années durant une carrière dans le conseil pressions multiformes que je subissais, exercées
économique en faveur des entreprises et par les entreprises européennes qui se croyaient
pays africains. Expliquez-nous en quoi cela sûres de leurs relais au plus haut niveau des
consiste… décideurs africains.
Mon parcours a suivi deux règles : la première,
celle de ne pas avoir de supérieur hiérarchique, ne Par la suite, vous vous engagez pleinement en
© DR
pas être un salarié dans une entreprise, travailler Algérie, auprès du gouvernement. Comment et
avec des collègues de mon choix ; la seconde, pourquoi ?
me consacrer à une activité liée au commerce Le 8 Novembre 1989, j’étais dans une chambre
international, à la dette des Etats, et à l’entreprise d’hôtel à Alger dans le cadre de mon travail. Je
publique des pays du sud. Après ma sortie regardais la télévision retransmettre la chute du
clandestine du Maroc en 1972, j’ai successivement mur de Berlin, symbole, entre autres, de la fin
été enseignant à Dauphine, attaché de recherche de l’économie administrée. Tout d’un coup, je
à l’INRA, directeur de collection chez l’éditeur me demandais ce que je faisais là. L’univers des
Nathan. Puis la décennie 1980 amorce un tournant. économies administrées s’écroulait sous mes
J’entends travailler sur les échanges extérieurs des yeux alors que le lendemain, je signais un contrat
entreprises publiques des pays du sud. Ce fut une consistant à préparer les entreprises publiques
période dramatique due aux décisions criminelles algériennes à l’accès au marché international. De
et irresponsables du FMI et de la Banque Mondiale, J quoi douter sérieusement de moi-même face à
qui ont imposé à tous les pays africains des Abdellatif Laâbi. l’enjeu qui me semblait, ce soir-là, hors de portée.
© AFP
disposaient de la liberté de décider, mais ce n’était mit fin à cette espérance…
qu’un texte et j’ai compris alors qu’il fallait faire
vite, la rapidité d’exécution était la clé. Pour Comment avez-vous appris l'amnistie générale
ne pas laisser le temps aux milieux mafieux de de 1994 et quelle a été votre réaction ?
s’organiser, il fallait commencer par une tournée Au début des années 1990, je rendais visite au
auprès des traders, un message fort est passé et il regretté Abderrahmane Youssoufi à Cannes. Nos
n’était plus nécessaire de corrompre pour vendre. échanges étaient empreints d’amitié, il était très
Ensuite, il fallait casser les monopoles d’export de attentif, souriant, curieux et surtout soucieux de
multinationales qui se répartissaient le marché ce qui se passait en Algérie notamment, où j’ai
algérien. accompagné en tant qu’économiste l’expérience
Expulser les représentants de la Sécurité Militaire des réformateurs, qui a été attentivement suivie
des commissions d’achat des entreprises publiques, à l’époque par Hassan II. Parfois, Youssoufi me
a été la mesure discrète et décisive qui a déclenché J faisait part de ses discussions avec le pouvoir.
une guerre sans merci entre le gouvernement Abraham Serfaty, J’exprimai mon scepticisme. Quand la nouvelle
compagnon de lutte de
des réformateurs et les militaires. Au cours de l’amnistie est tombée ce fut, pour moi, une
Benhaim au sein d’Ila Al
de cette période, je fus en butte aux pressions, Amam. grande joie, peu m’importait alors les calculs du
intimidations et menaces de la part de la presse pouvoir. Je ne partageais pas l’analyse de certains
et des services algériens et français. Ce fut là que de mes anciens camarades qui considéraient
© AFP
J
Aux côtés du ministre de la Culture,
Mohamed Amine Sbihi, en 2015.
J
PORTRAIT.
Le général Lyautey servant
en Algérie, dernière étape
avant le Maroc.
ITINÉRAIRE
D’UN ATYPIQUE
Lorsqu’il prend les rênes de la Résidence Générale à l’été 1912, Hubert
Lyautey a 58 ans. Si la gloire est encore à venir, sa vie avant le Maroc
n’en est pas moins ordinaire. Destiné à servir dans les hautes sphères de
la République, ce fervent monarchiste va aussi penser qu’un nouveau
colonialisme est possible. Ses expériences au Tonkin, à Madagascar et sa
rencontre avec Gallieni vont déterminer celui qu’on appellera «l’architecte
du Maroc moderne». PAR SAMI LAKMAHRI
T
u sais aujourd’hui, tout ce que famille noble qui s’enracine dans une tradition
j’ambitionne d’être et de faire, et dans militaire depuis l’Empire napoléonien au tout
quelle voie je me vois une impérieuse début du XIXème siècle. Il est d’ailleurs l’arrière
mission à remplir. Je me suis désormais petit fils d’un important intendant militaire de ce
interdit le repos, la détente, la libre régime qui fait passer les Lyautey de la paysannerie
© DR
disposition de moi. L’essentiel est de bourgeoise à serviteurs de l’armée. Ainsi, son grand
savoir ce que l’on veut et où on va». père et trois frères de ce dernier vont servir la
Hubert Lyautey ne semble jamais douter de son Grande Armée Napoléonienne. Trois d’entre eux
incroyable destin. À travers ces mots qu’il rédige atteignent le grade de général. Lyautey le Maréchal,
à l’attention de sa sœur en 1897, soit 15 ans avant les surpassera.
son établissement au Maroc, celui qui n’est alors De sa mère, Laurence Charlotte Grimoult de
que commandant, clame qu’il est en mission. Non Villemotte, Hubert Lyautey hérite d’une lignée
pas celle que son état major lui ordonne d’exécuter, noble qui selon ses propres recherches, remontent
mais celle qu’il s’est lui-même octroyée. Car Lyautey à la monarchie : «C’est ainsi que nous nous trouvons
ne s’est jamais borné à une carrière de technicien, descendre, par filiation régulièrement établie, de Saint
simple exécutant de l’armée française. Louis à la 22ème génération». La passion monarchiste
Depuis son enfance, ce personnage que ne renierait qui anime toute la carrière et la vie de Lyautey lui
pas un romancier, contourne les routes qui lui sont vient aussi de sa famille et plus particulièrement
pourtant toutes tracées à l’avance. Un véritable J de ses tantes maternelles qui jurent alors fidélité
pied de nez à son patronyme, dont l’origine La célèbre moustache au Comte de Chambord, dernier prétendant à la
franche comtoise s’écrit «Léauté», soit loyauté. impériale, signature de couronne de France. Quant à son père, Just
Louis-Hubert Gonzalve Lyautey est issu d’une Lyautey depuis sa jeunesse. Lyautey, polytechnicien et ingénieur des
Ponts et Chaussées, il se distingue par une J ceux des récits coloniaux qui le plongent dans les
brillante carrière d’ingénieur dans le civil. HÉRITAGE. confins de l’empire français.
Une exception dans cette famille vouée à l’Armée Le château de Thorrey- De cette période va naître également une
mais qui va profondément marquer Hubert Lyautey Lyautey (Lorraine), fief du formidable aptitude pour l’écriture. Les milliers
dans sa passion pour l’urbanisme et l’architecture. Maréchal entre 1925 et sa de correspondances que va entretenir le futur
mort en 1934. Maréchal sont un modèle du genre. Pour autant,
Lorsqu’il nait le 17 novembre 1854, Lyautey est
donc destiné à incarner les valeurs de sa famille l’accident ne va finalement ni compromettre
sans jamais s’en démarquer. Mais avant même la carrière désignée de Lyautey, ni entamer
dizaine de mètres est d’ordinaire fatale. Mais de Saint-Cyr en 1873 à l’âge de 19 ans. Une voie qui
pas pour Hubert Lyautey, que sa nourrice a répond au sentiment d’humiliation qui règne alors
malencontreusement fait choir depuis le premier en France après la défaite de 1870 face à la Prusse.
étage de la grande demeure familiale de Nancy. C’est pendant sa formation d’officier militaire
Pour un temps, l’espoir de l’héritage militaire de qu’Hubert Lyautey fait la rencontre du capitaine
Lyautey va brusquement s’effondrer. Plus tard, il Albert de Mun, concepteur du catholicisme social
fera lui-même le récit de cet accident : «Je tombai la français. Selon Gérard Cholvy, historien natif de
tête la première sur le pavé. Je ne fus pas tué sur le coup, Casablanca et spécialiste de l'histoire religieuse
parce qu'en route, j'avais heurté l'épaule d'un cuirassier contemporaine de la France : «De Mun c’est le versant
qui avait amorti le choc. Je me fendis le front ; je saignais hiérarchique du catholicisme social, le devoir des riches
beaucoup, mais, comme je criais, on en conclut que je de se dévouer, une conception à laquelle adhèrent
n'étais pas mort !». totalement Hubert Lyautey», tout en précisant que
S’il ne meurt pas, l’enfant miraculé est tout de même «c’est l’aspect social des Cercles qui attire Hubert, plus
contraint à une enfance sous le signe du handicap. que la dimension religieuse de l’œuvre».
Touché à la colonne vertébrale, il ne marche, à l’aide
J En 1877, Hubert Lyautey devenu lieutenant, rêve de
Albert de Mun, concepteur
de béquilles, qu’à l’âge de 7 ans. Alité la grande du catholicisme social, grand air. Il avoue lui-même, et malgré ses excellents
partie de son temps jusqu’à ses 10 ans, Hubert premier maître à penser de résultats, s’être «ennuyé» durant ses études et sa
Lyautey va tôt se passionner pour les livres, surtout Lyautey. formation. Son imaginaire et le handicap physique
critique dans les courriers qu’il échange avec ses même n'existent pas pour lui. Il mettrait ingénument
proches. Il constate également combien l’empire un colonel sous les ordres d'un capitaine plus malin.
britannique est «puissant» et relativise la grandeur Sa méthode ? Administration et conquêtes connexes,
coloniale de la France. À l’autre bout du monde, celle-ci n'ayant d'autre but que celle-là; il n'y a pas 24
au cœur du Tonkin (nom donné au Protectorat heures qu'il a pris pied quelque part que les autorités
français dans la région septentrionale du Vietnam indigènes sont convoquées, les services répartis et que
actuel), Hubert Lyautey voit «beaucoup de toc, trop l'organisation commence».
de monuments administratifs, trop de cariatides, trop L’intérêt est réciproque. En tant que son chef d’état
de plâtres, trop de galons dans les rues». major, Gallieni dira de Lyautey dans un rapport
Au bout d’un an, soit en 1895, le futur patron du militaire qu’il est «le type parfait de l’officier colonial,
Maroc rencontre le colonel Gallieni, qui commande constamment en quête d’idées nouvelles». Lorsque le
la zone militaire n°2 à la frontière Est avec la mentor de Lyautey est nommé Gouverneur Général
Chine. Joseph Simon Gallieni, de cinq ans l’ainé à Madagascar, le futur Maréchal le rejoint sur place
de Lyautey, est déjà un colonel chef d’état major. J en 1897.
Précédemment commandant du Soudan français, Gallieni, l’officier colonial Dans la Grande Île, où la situation de la France
il est un administrateur colonial expérimenté mais qui a fasciné Lyautey. est précaire, les deux hommes vont trouver
J
STRATÈGE.
C’est à Madagascar que
Lyautey expérimente
la stratégie de la «tâche
d’huile».
J
INCARNATION.
Même dans son allure,
Lyautey a toujours gardé
une certaine droiture.
© DR
V
oilà un personnage presque Sa conception de «l’âme marocaine»…
© DR
mythique, à la fois adulé de son Pendant treize ans (malgré un court intermède
vivant, et mis de côté par les raté en tant que ministre de la Guerre), il préside
politiciens de son temps. Encore au destin marocain, menant de front une violente
aujourd’hui, des deux côtés de «pacification» qui ne dit pas son nom et une vaste
la Méditerranée, la mémoire de entreprise de reconstruction des structures sociales
Lyautey est facilement convoquée, le plus souvent et étatiques. «L’objectif est de réaliser la pacification
à des fins élogieuses, voire élégiaques. Le premier matérielle et morale, en habituant les indigènes à notre
Résident général de France au Maroc est l’un contact, en leur faisant apprécier le bénéfice (achat de
des rares Occidentaux à avoir su percer l’âme denrées, protection, arbitrage, assistance médicale) ;
marocaine. aucune vexation, aucun abus d’autorité, aucune rapine,
À l’inverse d’un Gallieni mettant au pas la monarchie aucune violence ne seront tolérés», explique-t-il aux
malgache et instaurant une administration brutale, officiers français.
le futur Résident général au Maroc préfèrera Ainsi l’action de Lyautey au Maroc est-elle marquée
s’appuyer sur les élites locales (la fameuse J par le souci de ne pas reproduire les mêmes
politique des grands caïds) et sur une monarchie Le sultan Moulay erreurs qu’en Algérie. Exit donc la colonisation
qu’il s’attachera à relégitimer. «Je suis un féodal, Abdelaziz. de peuplement avec son flot d’aventuriers venus
et quiconque ne sait pas cela ne peut rien comprendre de la métropole en quête d’un nouvel Eldorado.
à mon action», avait-il coutume d’expliquer à ses Au Maroc, Lyautey veut s’appuyer sur les élites
terrain propice à la mise en œuvre de son grand à égal avec les hommes d’Etat européens, qui ont le sens
dessein. Retraité, il expliquera ainsi les raisons du et le goût des choses politiques : rien de similaire n’existe
succès qu’on lui a attribué au royaume chérifien : en Algérie, ni même en Tunisie. Nous nous trouvons
«J’ai réussi au Maroc parce que je suis monarchiste donc là en présence d’une élite politique, économique et
et que je m’y suis trouvé en pays monarchique. Il y religieuse qu’il serait insensé d’ignorer, de méconnaître
avait le Sultan, dont je n’ai jamais cessé de respecter et de ne pas utiliser, car associés étroitement à l’œuvre
et de soutenir l’autorité. J’étais religieux, et le Maroc que nous avons à réaliser dans leur pays, elle peut et doit
est un pays religieux. Je suis pour l’aristocratie, pour l’aider puissamment». Ou encore : «Au Maroc, nous
le gouvernement des meilleurs. J’ai vu qu’il y avait des nous sommes trouvés en face d’un Empire historique,
écoles où allaient les enfants de telles classes, d’autres jaloux à l’extrême de son indépendance, rebelle à toute
écoles où allaient les enfants d’autres milieux et qui ne servitude, qui jusqu’à ces dernières années faisait
se mélangeaient pas. J’ai respecté tout cela, à la fois encore figure d’Etat constitué avec sa hiérarchie de
parce que cette soumission au fait fortifiait ma propre fonctionnaires, une représentation à l’étranger, ses
politique et parce que mes propres convictions m’en J organismes sociaux qui fonctionnent toujours,
montraient la légitimité et la noblesse». Le sultan Moulay Youssef. malgré la défaillance récente du pouvoir central».
Dans ses «Souvenirs d’un Africain» (1949), le J années plus tard, de dépêcher contre les courageux
général Gouraud, futur résident général au ECHANGES. soldats rifains de Abdelkrim El Khattabi une
Maroc, rapporte des propos tenus par Lyautey : Ici avec le caïd de armada d’avions et de canons.
«Il ne faut toucher que d’une main légère à ces vieilles Mediouna, s'entretenant
institutions marocaines, pour ne pas heurter trop des affaires de la région. Au service de la monarchie
violemment de vieilles choses et de vieilles idées». C’est Pour autant, les débuts de Lyautey au Maroc n’ont
certainement cette conception de «l’âme marocaine» pas été de tout repos. Après avoir prêté allégeance
ajoutée aux idées anti-républicaines de Lyautey au nouveau sultan Moulay Youssef (que lui-même a
qui, en 1924, le pousse à interdire l’affichage de placé sur le trône), la première tâche qu’il s’assigne
la Déclaration universelle des droits de l’Homme est de rétablir l’unité territoriale du royaume
dont certains articles sont incompatibles avec la chérifien. Trois zones de dissidence occupent toute
nature théocratique de la monarchie marocaine. son attention : au centre, la région de Khénifra où
C’est également le souci de préserver des coutumes les Zaïanes refusent de se soumettre ; à l’est, la
ancestrales qui l’amène à interdire l’accès des région de Taza qu’occupent toujours des tribus
mosquées aux non musulmans, une interdiction réfractaires ; au sud, Marrakech et la région du
qui perdure aujourd’hui. «Cette race marocaine Souss, où la rébellion d’El Hiba fait des progrès
est exquise. Elle est restée le refuge de la politesse, de alarmants. Lyautey fait si bien qu’à la mi-juillet
la mesure, des façons élégantes, des gestes nobles, du 1914, à coups d’alliances avec les caïds locaux
respect des hiérarchies sociales, de tout ce qui nous et de raids militaires victorieux, l’ensemble du
ornait au XVIIIème siècle», écrit-il à une amie en 1919. territoire qu’il est censé administrer est pacifié.
Pourtant, ni cette admiration dont il se vante, ni J En dehors de certains districts de l’extrême
même l’honneur guerrier dont il se veut l’un des Le résident général sud et de quelques îlots d’irréductibles qui ne
derniers parangons, ne l’empêcheront, quelques Augustin Guillaume. déposeront les armes qu’au milieu des années
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de quartiers modernes, situés à l’extérieur des
médinas, il construit les premières routes et veille à
restaurer les vieux édifices. Politiquement, Lyautey
a revendiqué le lustre nouveau dont il a su parer
la dynastie alaouite. «Je suis le premier serviteur
de Sidna», avait-il pris l’habitude de claironner,
prenant même beaucoup de plaisir à tenir l’étrier
du sultan montant à cheval. Loin des tentatives
de Moulay Abdelaziz pour arrimer le Maroc aux
valeurs progressistes occidentales, Lyautey préfère
revivifier des institutions archaïques. Dans sa
conception de l’Etat, nulle place pour la séparation
des pouvoirs. Au contraire, il s’accommode très
bien de l’omniprésence du religieux dans la sphère
politique. En 1917, dans un discours aux notables
marocains, il affirme : «La source de toute autorité
est chez le sultan. Son autorité religieuse et son pouvoir
politique s’étendent sur toutes les villes et les tribus de
l’Empire dont les pachas et les chefs sont ici. Je représente
à ses côtés le gouvernement français qui, depuis cinq
ans, a apporté à ce pays, la force nécessaire pour mettre
fin à l’anarchie, et les ressources financières, le personnel
et les moyens matériels modernes destinés à féconder ses économique et même ethnique sont très différents. Nous
richesses naturelles et à lui donner la prospérité». nous trouvons après tout dans la situation de l’Algérie
Ainsi, la conception du Protectorat selon Lyautey une quinzaine d’années après la conquête». Faisant
est celle d’un pays gardant ses institutions, se désormais sienne la politique de l’administration
gouvernant et s’administrant lui-même avec ses directe, la France prend plus que jamais ses aises au
organes propres, sous le simple contrôle d’une Maroc. Mais jusqu’à la déposition de Mohammed
puissance européenne. Mais celle-ci, substituée à lui Ben Youssef en 1953 par Augustin Guillaume,
pour la représentation extérieure, prend en charge et malgré les coups de sang d’Alphonse Juin, la
l’administration de son armée, de ses finances, et France honore plutôt qu’elle ne brime son sultan
le dirige dans son développement économique. En J chérifien. C’est cela le legs lyautéen : une monarchie
1916, devant la Chambre de commerce de Lyon, RELAIS. relégitimée, à nouveau immaculée, un symbole dont
Lyautey définit ainsi le cadre de son action au Ici avec Théodore Steeg à pourront s’emparer les nationalistes marocains à
Maroc : «À nul pays ne convenait mieux le régime du Rabat, en 1924. l’orée des années 1940… w
Protectorat, régime non pas transitoire, mais définitif
qui a, comme caractéristique essentielle, l’association et
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Le legs lyautéen
Son successeur, Théodore Steeg, s’empresse de
rompre avec la philosophie de Lyautey. À son
arrivée au Maroc, prenant l’exact contrepied de son
prédécesseur, il affirme : «Il existe non pas un Maroc
mais des Maroc qui demeurent à la vérité sous la haute
autorité du Sultan, mais dont les types administratif,
J
NOMINATION.
Le Résident Général fut
brièvement ministre de la
guerre en 1916.
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LE GRAND
MALENTENDU
C’est un poste hautement
stratégique qui plus est,
en pleine guerre mondiale.
Mais Hubert Lyautey ne
sera responsable des armées
de France que durant 11
semaines. Mal aimé des
politiques, jalousé des
militaires, le patron du
Protectorat marocain ne sera
pas retenu comme un héros
de la Grande Guerre…
PAR YOUNES MESSOUDI
I
ls sont fous, complètement fous! Une guerre
entre Européens, c'est une guerre civile! C'est
la plus monumentale ânerie que le monde ait
jamais faite». C’est à ses proches officiers
du Maroc qu’Hubert Lyautey dit ce qu’il
pense de la déclaration de guerre entre la
France et l’Allemagne le 3 août 1914. Moins de deux
années plus tard, il sera en charge de mener l’armée
de son pays vers la victoire. Entre temps, le Résident
Général est solidement installé à la tête du Protectorat
français au Maroc depuis 1912. Au moment où éclate
la Première Guerre Mondiale, Paris compte sur le
général Lyautey, mais depuis le Maroc. La métropole
a besoin de vivres et de soldats. Ce dont va s’employer
avec acharnement le futur Maréchal. Aussitôt,
il suspend les exportations agricoles pour les
J
INSPECTION.
Lyautey en visite dans
les tranchées.
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F
idèle, même au-delà de la mort. dernier est mortellement blessé en Indochine
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78 ans. Elle prend alors la tête de la direction du essentiellement au Maroc. Malgré les tensions de
service de 300 lits pour les grands blessés de la plus en plus croissantes entre le nationalisme et
tête et de la moelle à l'hôpital militaire de Nancy. les autorités du Protectorat, l’épouse du Maréchal
Face à la débâcle et à l’occupation de la France, jouit d’une image de bienfaitrice. Dans un bref
Inès, selon Pierre Geoffroy, «n'oublie pas ‘ses chers résumé de sa personnalité, sa biographe décrit
Marocains’, organisant des collectes pour que leurs une femme «jolie et jouissant d’une excellente santé,
prisonniers de guerre reçoivent des colis et réconfortant elle était intelligente, cultivée, consciencieuse, raffinée,
les familles au Maroc où elle se rend régulièrement». élégante et en un mot, brillante. Elle était aussi têtue,
Depuis Paris, la veuve Lyautey crée en zone libre insistante, autoritaire, sévère, dans le cadre d’activités
des foyers d’accueil pour les soldats marocains professionnelles qu’elle menait de main de maître, où
blessés, convalescents ou évadés. En Métropole, elle ne tolérait aucune erreur, ni aucune faiblesse,
c’est l’une des rares actions sociales destinées appliquant ce concept en priorité à elle-même, en
uniquement aux goumiers marocains, débarqués travaillant jusqu’à l’âge de… 90 ans !».
souvent malgré eux dans les horreurs du conflit J À l’instar de son époux, Inès de Bourgoing aurait
européen. Madame La Maréchale est éventuellement aimé un repos éternel sur les
À la fin de la guerre, Inès de Bourgoing, morte le 9 février 1953 à terres marocaines. Mais elle a gardé ce mystère, et
désormais octogénaire, s’accorde enfin du repos Casablanca. d’autres peut-être, pour elle… w
J
CONQUÊTE.
Lyautey, au
moment de
la «guerre de
pacification».
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D
ans «Adieu Bonaparte» de recherche. Cette interdiction fut élevée au rang
© DR
même façon selon les idéologies et les points J d’autres, pourrait aussi trouver ses racines dans
de vues politiques. Tout comme Youssef DIPLOMATIE. l’ascendance familiale de Lyautey. Sa famille compte
Chahine à l’égard de Bonaparte, l’émir Chakib Lyautey s’est déplacé pour de nombreux militaires, disent ses chroniqueurs.
Arsalne, nationaliste arabe druzo-syrien, affirme l’inauguration de la Grande Son arrière-grand-père, Pierre Lyautey, qui était
en 1931 que «Lyautey est un ennemi qui ne commet pas Mosquée de Paris. ordonnateur en chef des armées de Napoléon,
d’actes indignes. Il est au point de vue indigène le plus eut quatre fils : Just, capitaine, mort au combat,
dangereux Français que le nord d’Afrique ait connu, Antoine Nicolas, général de brigade d'artillerie,
parce que le plus sage. Il savait par sa sagesse calmer Charles René, intendant général, et Hubert-Joseph
les Arabes. Lyautey tua l’indépendance du Maroc, mais Lyautey, général de division d'artillerie et sénateur
sans l’humilier». Pour avoir pu arracher un tel aveu du second Empire.
à l’un des pères spirituels du nationalisme arabe, il
fallait un talent particulier de la ruse ou un amour Lyautey ou l’orientalisme en politique
d’une manière inhabituelle pour les indigènes et Il était royaliste et a donc tout fait pour sauver la
© EUGÈNE DELACROIX
© FLANDRIN
en vue de répertorier et de sauvegarder le Delacroix, il pense que le Maroc est resté à l’abri
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patrimoine culturel. de l’Empire Ottoman. Il n’a donc pas été vicié par
les visions européennes. Ce qui se traduira par
La mise en pratique des idées la construction des villes françaises séparément
orientalistes des villes arabes. Il ne fallait surtout pas que
Les architectures et les villes marocaines sont l’architecture des médinas emprunte un tant soit
gardées dans leur intégrité tandis que de nouvelles peu à l’architecture européenne moderne. Par
cités européennes se construisaient à côté, en contre, l’architecture moderne des villes françaises
parallèle et sans se toucher. Afin de garantir la pouvait adopter quelques aspects du bâtiment
protection des monuments et des médinas, le marocain. Pour bien gérer cette difficile affaire,
général Lyautey crée ce fameux service qu’il nomma il fait venir celui qui alla devenir le bâtisseur du
«Service des Beaux-Arts, Monuments historiques Maroc moderne : Henri Prost.
et Antiquités», et dont le chef et son adjoint sont
deux artistes peintres : Maurice Tranchant de Prost, le maître qui réalisa le rêve
Lunel et Joseph de la Nézière, tous deux peintres J Né à Paris le 25 février 1874, élève de l'École des
orientalistes selon les œuvres qui ont porté leur Henri Prost. beaux-arts, il obtint en 1902 le grand prix de
signature. Pour lui la civilisation marocaine est Rome. Afin d'étudier la Sainte-Sophie, il fit à
J
EXPÉRIMENTATIONS.
Casablanca a été un laboratoire d’urbanisme.
INTERVIEW
PIERRE VERMEREN
HISTORIEN SPÉCIALISTE DU MAGHREB COLONIAL
© ZAMANE
tié souhaitable de leurs élites avec l’ancienne J de l’immigration en France, ce serait une question
puissance coloniale... Il a prouvé qu’on peut Avec le sultan Moulay intéressante à étudier. Ce qui est étonnant, c’est que
être un grand homme politique sans faire de la poli- Youssef, que Lyautey a ceux qui pourraient protester ou récriminer contre
tique au sens habituel du mot. Sa mémoire peut être choisi pour succéder à son la France ne le font pas directement. Il s’agit d’une
partagée sur bien des points. frère Moulay Hafid en 1912. part des héritiers de la mémoire tribale berbère qui
ont été combattus les armes à la main par la France.
D’une manière récurrente, le débat sur l’héri- Mais aussi de la famille royale qui a été malmenée
tage colonial refait surface un peu partout dans à plusieurs reprises, notamment en 1953. Mais ces
le monde. Au Maroc, les polémiques concernent acteurs se sont par la suite réconciliés avec la France,
et des traits ont été tirés sur le passé. Dans les années
architectural et la statue équestre de Lyautey 1960, les peuples décolonisés, fiers de leur indépen-
aujourd’hui à l’abri dans l’enceinte du consulat dance et optimistes, n’en avaient plus rien à faire de
général de France. Pensez-vous qu’il s’agit d’un ce passé colonial. C’est la dureté de notre époque et
nationalisme exacerbé ou d’un rejet de la mé- les échecs politiques et économiques de notre temps
moire coloniale ? Pourquoi, à votre avis, aucun qui ramènent ces rancœurs anachroniques. Et puis
historien marocain n’a consacré un travail d’en- c’est l’air du temps. Puisqu’on ne parvient pas à pré-
vergure sur Lyautey ? parer un avenir attrayant, on criminalise le passé,
C’est effectivement un mystère. Les historiens ici et ailleurs.
marocains ne s’intéressent pas ou marginalement à
l’histoire du pays qui a colonisé le leur pendant 44
ans, c’est dommage mais c’est ainsi. Les polémiques Avant même de prendre le pouvoir au Maroc,
récurrentes sont dans la nature des temps postcolo- Hubert Lyautey développait un certain regard
niaux. Il y a hélas une forme d’algérianisation de la J sur le colonialisme. En quoi était-il particulier ?
vision que certains Marocains se font de la France Georges Clemenceau, Peut-on le qualifier d’orientaliste ? Pourquoi fus-
et de l’histoire coloniale ; c’est peut-être dû à la fré- homme politique parmi les tige-t-il régulièrement les «colons» tout en étant
quentation entre Marocains et Algériens au sein rivaux de Lyautey. lui-même artisan de la colonisation du Maroc ?
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la France après la mort du dernier héritier sans des- Lyautey était un handicap dans sa carrière au
cendant de la couronne de France. Il devint officier service de la République ? En a-t-il joué dans
colonial : 10 ans en Algérie en deux séjours, et des sa politique sultanienne au Maroc ? La France
années en Indochine et à Madagascar, aux côtés de a-t-elle connu des expériences coloniales simi-
Gallieni. Quand il arrive au Maroc en 1912 à 58 ans, laires à celle du Maroc dans la préservation
c’est un officier colonial accompli qui a eu le temps relative d’un régime traditionnel ?
de méditer les violences, les erreurs et les brutalités Non, je ne pense pas que ce fut un handicap. Ce fut
de la colonisation. Aux côtés de Gallieni, il a appris une gêne pour ses ambitions politiques parisiennes.
à respecter les populations colonisées sous son com- Lyautey rêvait d’être ministre de la Guerre (il le fut
mandement, dans des milieux où il y avait un Fran- trois mois pendant la Grande guerre), puis président
çais pour des dizaines de milliers de Malgaches ou de du Conseil. Mais il n’a pas la manière avec les dépu-
Vietnamiens. Pas question donc de faire le malin ou tés et les chefs politiques qu’il méprise, et Clémen-
d’adopter un comportement injuste. Le seul moyen ceau réussit à le faire tomber puis rentrer au Maroc.
de coloniser est alors d’apporter une forme de justice, J Mais dans sa carrière d’officier colonial, aucune gêne
ou plutôt de combattre certaines injustices féodales, Eugène Regnault, n’a entravé son action, bien au contraire. Son intel-
serviles, criminelles ou divers abus de pouvoir ou diplomate français ligence et son originalité le distinguent en officier
pressenti à la tête du
d’autorité. C’est très différent de l’Algérie du XIXème Protectorat avant l’arrivée d’excellence et les tâches qui lui sont confiées sont
siècle qui est d’abord vue comme une Nouvelle de Lyautey. prestigieuses. C’est pourquoi il a quasiment carte
France, un territoire à occuper et à franciser entiè- libre au Maroc, personne ne se permet de le contester
rement. Comme il n’y a pas beaucoup de colons fran- ou de réorienter son action, alors que théoriquement
çais qui s’installent, et que les «indigènes» sont là il dépend du ministre des Affaires étrangères. Ses
en grand nombre, la France coloniale s’adapte : mais ennemis attendent son premier gros échec (bien qu’il
l’idée de la table rase demeure. Lyautey déteste cette l’ait anticipé) pendant la guerre du Rif, en 1925,
idée et veut absolument l’épargner au Maroc. pour le faire rappeler à Paris. Mais la longueur
J
Lyautey et son
épouse quittent le
Maroc en 1925.
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ni pratiquant de telle ou telle sexualité. Appa-
remment, Lyautey a eu des amants à partir de sa
période indochinoise, à l’âge de 40 ans. Au Maroc,
il vivait entouré d’une coterie de jeunes officiers
qui faisait jaser.
Mais entretemps, en 1909, il s’est marié par conve-
nance à 55 ans à une veuve de son rang âgée de
47 ans, infirmière pionnière et très active, et mère
de trois enfants, avec laquelle il a vécu durant 25
ans, même si ses campagnes et fonctions les ont
souvent éloignés. Ils n’ont pas eu d’enfant à leur
âge ! Pour autant, la «Maréchale» a joué un grand
rôle au Maroc en assumant ses fonctions de femme
de haut diplomate ; femme de son temps, Inès de
Bourgoing, filleule de l’impératrice Eugénie, a
mené des œuvres sanitaires et médicales sans Le Maroc doit en partie à Lyautey, mais pas seu-
relâche au Maroc, notamment au profit des sol- lement, la stabilité et la pérennité de son régime.
dats malades et blessés. Ce qui lui a valu bien de C’est ce qu’il a voulu et c’est ce qui est advenu.
la reconnaissance. Chacun fera le commentaire qu’il entend. Peut-
être lui doit-il aussi en partie sa sérénité face à
En bref, que doit le Maroc d’aujourd’hui à
J son histoire et sa quiétude face à son identité
Lyautey reçoit le sultan
Lyautey ? Quelle image cultive-t-on de sa mé- Ben Youssef et son jeune culturelle et nationale. C’est très loin d’être le
moire en France, et en quoi est-elle différente fils Moulay Hassan dans sa cas dans d’anciens pays décolonisés. L’héritage
de celle gardée au Maroc ? résidence en Lorraine, 1931. francophone qu’il a voulu réserver à une poignée
d’élites s’est considérablement développé. Par ail-
leurs, la mémoire patrimoniale est très présente
(comme celle des villes impériales), même si elle
se focalise sur l’héritage islamique au détriment
des constructions lyautéennes exceptionnelles de
Casablanca, largement détruites.
La puissance de Casablanca est un autre héritage
typiquement lyautéen, de même que la prégnance
des corps d’ingénieurs et d’officiers sur l’Etat
marocain. Enfin, la nature autoritaire de l’Etat est
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1938
Voit le jour à Casablanca
1968
Réalise le court métrage – culte
«6 et 12»
1979
Réalise «Le Mirage (Assarab)»
1990
Écrit «L’Hôpital» chez Al Kalam
2011
Rend l’âme à Demnate
Ahmed Bouanani
Poète jusqu’au
bout des ongles
La meilleure manière de raconter un personnage comme Ahmed Bouanani est
de le raconter à la première personne. Prêts ? Partez ! PAR MOULIM EL AROUSSI
N
ous sommes dans les dans une scène absolument théâtrale. Dès Le silence du magicien
années 1980, une amie que mon regard tomba sur lui, je l’ai tout Il était assis sur un tapis au pied d’un lit et
devait récupérer un docu- de suite reconnu. C’était bien le cinéaste lui faisait face son épouse Naïma Saoudi,
ment chez quelqu’un à Ahmed Bouanani, dont je connaissais la célèbre costumière du cinéma marocain.
Rabat avant de me raccom- déjà les textes amoureux et savants sur la Il me fait signe de m’asseoir sur un vieux
pagner à Casablanca. Elle culture populaire dans les premiers numé- fauteuil et invita par la même la dame que
m’invite à passer chez des amis, le temps ros de la revue «Souffles» que dirigeait j’accompagnais. J’étais installé au centre, à
de dire bonjour, récupérer le document et Abdellatif Laâbi et qui fut arbitrairement la même distance des deux époux. Ahmed
repartir. interdite au début des années 1970. Mais Bouanani ne parlait pas beaucoup, mais
Nous nous engouffrons dans le couloir il était surtout celui qui avait enchanté les semblait tirer la force de ses mots du silence
d’un immeuble, j’oublie si c’était au rez- cinéphiles de ma génération par son film absolu de sa femme. Le regard de Naïma
de-chaussée ou à l’étage, mais je me trouve «Mirage (Assarab)». Saoudi fixait son mari. Il avait un silence
dans une habitation qu’il m’est difficile de que beaucoup rappellent à chaque fois
qualifier aujourd’hui. Était-ce un apparte- J qu’ils évoquent le personnage.
ment, un studio ou autre lieu de résidence Profil de l’artiste, en 1970. Quand je lui ai demandé de parler de son
indéfinissable ? Je ne savais pas chez qui père, Touda, la fille de Ahmed Bouanani,
j’allais, ni quel personnage j’allais rencon- me dit tout simplement : «Papa est silen-
trer. L’amie ne m’avait rien dit. Le soleil cieux». Elle le dit au présent comme si elle
avait déjà entamé son plongeon dans était toujours en présence de ce silence
l’océan de Rabat, et l’habitation dont on strident. Quant à son ami Belaïd Bouimid,
franchissait le seuil, mon amie et moi, était il précise : «Ahmed était un loup solitaire qui
déjà enveloppée dans une légère obscurité. parlait peu, dessinait beaucoup et était un
Je me trouve à l’entrée, après l’ouverture de inconditionnel de l'humour noir».
la porte, devant une scène du peintre espa- Son silence était déroutant car il pesait sou-
© DR
gnol Francisco Goya. Très peu de couleurs vent sur l’assistance, et surtout pendant les
et une touche tragique émanait de la scène. débats. Mais il ne se taisait pas parce qu’il
Comme par magie, des lumières venaient n’avait rien à dire, c’est un silence qui fai-
exposer certains objets et oblitérer d’autres. sait partie intégrante de son écriture et de
Mon regard était dirigé vers le premier per- sa création artistique. C’est le silence
sonnage assis, au fond de la pièce, comme qui se trouve entre les mots, les
J
Les entretiens ont débuté le
23 août 1955 à Aix-les-Bains en
présence, de droite à gauche,
d’Edgar Faure, Pierre July, et
des El Mokri père et fils.
© AFP
L
’été de cette année 1955 principale avait détrôné un sultan q u’a p r è s u n c e r ta in d é l a i » .
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les nationalistes d’autre «Edgar Faure dans son for intérieur contrôlées en Afrique du nord. Il
part), jouait les équilibristes. considérait comme inéluctable la
J mettra un point d’honneur à montrer
Mohammed V et
L’instance est composé de deux restauration de Mohammed V. Sa Vincent Auriol, aux ultras anti-indépendantistes que
«arafistes» (Antoine Pinay, ministre démarche tactique visait à rallier Pinay président de la les nationalistes et en particulier
des Affaires étrangères, et le ministre des Affaires étrangères, et peut- République. ceux de la délégation de l’Istiqlal,
redoutable Pierre Koenig, ministre être à neutraliser le général Koenig décriés et traités de tous les noms,
de la défense et anti-indépendantiste ministre de la Défense». sont «fréquentables». En 1954 déjà,
déclaré), et de deux «youssefistes» il confiait à Pierre July : «Dans
(Pierre July, ministre des Affaires «Dans 10 ans toute l’Afrique 10 ans toute l’Afrique du nord sera
marocaines et tunisiennes, et Robert du nord sera indépendante» indépendante».
Schumann Garde des sceaux). Comme Mendés France avant lui, J Atteinte dans sa fierté de puissance
Abderrahim Bouabid écrira, dans Faure veut éviter à la France un Pierre July et coloniale, la défaite de Dien Bien
ses «Témoignages et réflexions» : enlisement aux conséquences non Edgar Faure. Phu étant encore vivace, la France
et sa classe politique ne veulent pas
se tromper de voie de traitement de
la question marocaine. Edgar
Faure en chef de file des partisans
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de la solution du compromis au
Maroc, obtient l’adhésion des
ministres récalcitrants au projet de
l’organisation d’une rencontre «pour
faire le point» sur la situation au
Maroc. Les événements des derniers
mois (assassinat à Casablanca le
12 juin 1955 de Jacques Lemaigre
Dubreuil, attentats et répression
coloniale) ont fini par dissiper les
dernières velléités chez les partisans
du statu quo.
Quoi de plus normal, dans ce
contexte, que d’élargir le champ de
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Mokri, Glaoui et les autres
La liste protocolaire des
personnalités marocaines
participantes, établie par le
gouvernement français, compte
cinq délégations. Au total, 37
personnalités marocaines y ont pris
part.
La délégation du makhzen était Abdelhadi Boutaleb et Mohamed J Pierre Ordioni consignera ceci :
conduite par le grand vizir honoraire Cherkaoui. La délégation de «Curieusement, tous les hôtels d’Aix
Mohamed El Mokri, âgé de 110 Ces groupes étaient reçus par l’Istiqlal avec, au et des environs sont archicombles,
ans et véritable «attraction» de la «le Comité des cinq» séparément. fond, Ben Barka envahis par des Marocains nullement
conférence, comme le soulignera Les organisateurs donnèrent la et Boucetta. invités à participer à cette conférence,
plus tard Bouabid. En plus de 18 préséance aux éléments «alliés» mais dont le voyage à été payé par on
traditionnalistes, agents marocains aux autorités du protectorat, au ne sait qui. La nuit, règne un va et
du protectorat, dont 10 de la détriment des «nationalistes modérés» vient de journalistes, d’inconnus et
de Rabat), El Mansouri (caïd habituée, comme le décrira Pierre Les représentants de L’Istiqlal, du
des Rhamnas), Bekkai Ben July : «personnages enturbannés et en PDI et des «nationalistes modérés»
Mbarek Lahbil (pacha de Sefrou djellabas, les curistes regardaient avec se rendent en ordre dispersé à Aix,
démissionnaire suite à la déposition étonnement ces berbères, ces arabes sans concertation ni coordination.
du Sultan). sortis d’un autre temps, drapés dans Au sein de la direction de l’Istiqlal, la
L’Istiqlal était représenté par des vêtements qui ridiculisaient nos communication n’a pas fonctionné.
Mohamed El Yazidi, Abderrahim complets vestons, se saluer aimablement Abdellah Ibrahim n’est pas au
Bouabid, Mehdi Ben Barka, Omar dans les couloirs de l’hôtel splendide- courant, il en gardera de l’amertume
Benabdeljlil et M’hamed Boucetta, Excelsior, se complimenter dans leur (lire «Abdellah Ibrahim, l’histoire des
le secrétaire général du parti Ahmed langue rocailleuse, se saisir le bras J rendez-vous manqués» de Zakya
Le Glaoui n’était
Balafrej se trouvant alors à Genève. et prendre le frais sous les arbres». pas favorable à Daoud). Allal El Fassi, en
Quant au PDI, il était conduit par Pour sa part, le diplomate et militaire l’indépendance. exil volontaire au Caire, ne
En revanche, le gouvernement
français, bien renseigné et au
fait des fragilités des «délégations
marocaines», a mieux préparé
son dossier. Pierre July a effectué
© ROGER VIOLLET
deux déplacements au Maroc au
mois d’avril 1955 pour voir et se
rendre compte de la réalité sur le
terrain. Voici ce qu’il en conclût :
«Le Maroc du protectorat avait
vécu. Des structures périmées, un
personnel essoufflé régnaient sur un
pays bouleversé, à la recherche de lui-
même, anachroniquement dominé par
une minorité européenne jalouse de ses
prérogatives».
Pierre Ordioni note pour sa part :
«Le général Lecomte a mis en place
un réseau dirigé par les colonels Mac
Carthy et De Ganay accourus du
Maroc et occupés à travailler au corps
des caïds tenus pour acquis au maintien
de la présence française, mais dont la
détermination ne cesse de faiblir».
Cependant, l’ambiance générale de la
rencontre, les calculs plus ou moins
tactiques des uns et des autres vont
être profondément perturbés par un
événement imprévu et incontrôlé
aussi bien des autorités françaises
que des membres de la délégation
de l’Istiqlal, organiquement proches
du mouvement de la résistance :
la grande «intifada» du bled qui
s’est déclenchée trois jours avant
montre aucun enthousiasme participation de l’Istiqlal reste l’ouverture de la conférence. Au
pour la rencontre. Les germes h i st o r i qu e m e nt p a r adox a l e.
J lendemain de ces événements, Edgar
Pendant ce
de la dissension au sein du parti Le parti réclame officiellement temps, Oued Zem Faure pensa un moment renoncer à
datent probablement de cette l’indépendance, et ce depuis la était à feu et à la conférence et convoquer en lieu
époque... El Yazidi et Ben Barka qui présentation le 11 janvier 1944 aux sang… et place le parlement en session
sont allés se faire remettre à Rabat autorités françaises du manifeste extraordinaire…
les «invitations» par le résident de l’indépendance. Le parti accepte
sujet et ne put donner de réponse précise voient même infliger l’humiliation Dans son télégramme adressé au
aux questions posées». d’être reçus en fin d’ordre de gouvernement le 18 août 1955, le
On n’a pas connaissance à ce jour succession des auditions. Ils font résident général Gilbert Grandval
d’un mémorandum commun savoir aux autorités françaises que note : «Les esprits sont surchauffés et
présenté à l’occasion à la partie le retour du Sultan est un préalable on attend le départ du sultan Moulay
française. Ce qui nous autorise à à toute concertation, mais prennent Arafa pour le 19 août. Les Marocains
penser aujourd’hui, au regard de néanmoins part aux rencontres et considèrent que puisqu’il n’a pas fait
ce qui est disponible en termes échangent officiellement et en aparté son gouvernement dans les délais qui
documentaires, que chaque groupe avec les membres de la délégation lui ont été impartis par le gouvernement
marocain s’y est rendu d’abord française sur l’avenir des relations J français, celui-ci doit exiger son
pour ne pas être porté absent. La franco-marocaines. Mbarek Bekkaï. départ. Je regrette très vivement que
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le gouvernement n’ait pas l’air de
percevoir la gravité de la situation
et la rapidité de sa détérioration».
Ce même jour en soirée, des
cavaliers sont signalés dans
les pourtours de Khénifra.
Le commandement militaire
demande et obtient l’autorisation
de faire intervenir l’aviation. Le
19 août éclatent des émeutes et
des affrontements à Khénifra,
Bejaâd, Oued Zem, Aitammar et
Khouribga. La population, hommes
et femmes, avancent en groupes
brandissant drapeaux marocains
et portraits de Mohammed V au
cri «Yahya Lmalik (Vive le roi)».
C’est l’hécatombe. Pierres et bâtons
d’un côté, balles réelles tirés à bout
portant de l’autre. D’autres villes
et localités connaissent aussi des
manifestations et des affrontements:
Safi, Ouezzane, Sidi Kacem, Rabat,
Casablanca, El Jadida…
Que s’est-il réellement passé ? place par les autorités du protectorat civils n’ont anticipé pour alerter
Cette insurrection des anonymes n’ait rien vu venir ? L’hypothèse les services de la résidence. Dans
était-elle le fait d’un mouvement du «mouvement spontané» comme un rapport de la résidence sur les
spontané d’une population en colère, celle de «l’organisation planifiée» ne événements à Oued Zem, il était
exaspérée par les atermoiements sont pas vérifiables à ce jour. La d’ailleurs affirmé : «À Bejaâd et à
d’une puissance coloniale coupable somme d’éléments d’informations Oued-zem, la surprise à été complète,
à ses yeux d’avoir exilé de force le disponibles plaide pour un les caïds n’ont rien su ou n’ont rien dit».
sultan légitime ? Est-ce le résultat mouvement de révolte, mené
d’une opération conçue, planifiée et encadré par des leaderships «Le mythe du bled sain était
et coordonnée par le mouvement locaux, réclamant le retour du J réduit à néant»
de la résistance ? Comment se fait-il Sultan Mohammed Benyoussef ; Gilbert Grandval, En tout cas, les événements des 19, 20
que le système de quadrillage de la mouvement que ni les chefs des alors Résident et 21 août au Maroc constituent
population et du territoire mis en régions militaires, ni les contrôleurs Général. un cinglant démenti à la
© ROGER VIOLLET
théorie du bled sous contrôle, forces suffisantes. Toute assurance tension que s’ouvrit la conférence
© ZAMANE
développée par les autorités du avait été donnée par les militaires et d’Aix-les-Bains. Ce même jour, lundi
protectorat, et sans cesse ressassée du coté des politiques, et l’ouverture à 22 août 1955, le général Duval trouve
dans les rapports sécuritaires Aix-les-Bains le 20 août précisément la mort dans un accident d’avion
adressés à Paris. «Le mythe du bled des conversations sur l’avenir du alors qu’il survolait la zone de Kasba
sain était réduit à néant, écrit Bouabid. Maroc étaient bien de nature à écarter Tadla.
Il faut rappeler que les ultras du Maroc l’hypothèse du pire. Dans les grandes
en relation avec le lobby marocain à villes, terrains d’élection des agitateurs Quelle a été la teneur des
Paris ont toujours caché la vérité à extrémistes, un puissant quadrillage échanges ?
l’opinion française». July, pour sa part, militaire montrait sa force et nous Le 22 août, la délégation du makhzen
consigne ceci : «Nous avions jusque-là espérions bien qu’a l’instar de Lyautey J menée par El Mokri, assisté de son
Ahmed Balafrej.
pensé qu’en dépit de l’extension dans il n’aurait pas à s’en servir». fils Thami, est reçue en premier
le bled de la propagande youssefiste, Le général Duval, commandant par le Comité des cinq. «Pour le père
celui-ci demeurait sûr. À telle enseigne supérieur des troupes au Maroc et comme pour le fils, Ben Arafa, vieux laid
que le résident général lui-même et le partisan des coups de force, veille prostatique, n’a jamais été l’homme de
commandant en chef au Maroc avaient au grain. Il avait affirmé à Pierre la situation», juge Pierre July. Thami
concentré l’essentiel de leurs moyens à July alors en visite au Maroc : «Si El Mokri, délégué aux finances,
Le pacha d’Agadir dira que «le Maroc n’est pas mûr pour l’indépendance que
réclamait l’Istiqlal»
l’intérieur et autour des agglomérations la France ne montre pas sa force, on premier bachelier marocain
pour lutter contre le terrorisme, arrivera aux choses les plus graves… ingénieur agronome de Montpellier,
phénomène essentiellement urbain. Il Je préfère en tuer mille tout de suite que personnalité mondaine et brillante
n’en demeurait pas moins évident que d’être obligé de mener une guerre qui du makhzen servira d’interprète. Il
ce fameux bled où l’on pouvait dormir fasse trois cent mille morts !». déclara devant le Comité : «L’Istiqlal
sur ses deux oreilles, avait bougé et Le général Leblanc, directeur est un parti de gauche. Ben Barka flirte
qu’enfin l’affirmation des nationalistes, des aff aires intérieures du avec les communistes, responsables pour
selon laquelle Mohammed Ben Youssef protectorat, présenta le 20 août une grande part des événements actuels.
était populaire dans l’ensemble de au soir sa démission. Aux yeux Il faut traiter le Glaoui par la douceur,
la population, se trouvait justifié». des Français du Maroc, le résident tenir compte de son entêtement berbère
Le gouvernement avait pourtant général Gilbert Grandval était et de sa haine pour Ben Youssef…».
reçu toutes les assurances, poursuit responsable des événements, il Dans son audition du mardi 23 août,
July. «Le général Duval, commandant demandera d’ailleurs le 27 août J le pacha El Glaoui déclare pour sa
supérieur, estimait lui-même à la fin à être relevé de ses fonctions. Ben Arfa, sultan part : «Si dès le départ de Ben Youssef
du mois de juillet qu’il disposait de C’est dans cette ambiance d’extrême fantoche. on avait fait des réformes, la situation
©DR
E
n France, l’immigration et travaillent pour la patrie bleu-blanc-rouge,
maghrébine, bien qu’assez réduite, les voilà tolérés, voire appréciés. D’autant qu’ils
a démarré dès le début du XX ème forment désormais une partie « constituante » de
siècle. Principalement du fait de «l’Empire français».
la colonisation de l’Algérie, et plus
tard de la Tunisie et du Maroc. À Le spectre bolchévique
l’époque, et jusqu’à la fin des années 1940, cette Tout cela tourne court dès la fin de la guerre. Dès
immigration est majoritairement le fait d’hommes 1918, les Français s’alarment de leur afflux, du
seuls, mais non isolés : une «immigration nombre de leurs chômeurs et de leur politisation
solidaire», en somme. «Envoyés à titre temporaire révolutionnaire. La presse de droite s’inquiète
pour deux ou trois ans au maximum par le groupe de voir les Algériens tomber sous la coupe des
familial, ils savaient qu’ils seraient bientôt relayés communistes. À propos d’immigrés algériens
par des frères ou des cousins», souligne Charles- syndiqués à la CGTU (Confédération générale du
Robert Ageron, historien français spécialiste travail unitaire), un journaliste écrit : «Voici la
J
C’est par bateaux
entiers que les
immigrés nord-
africains débarquaient
en France.
© AFP
Maroc, un article de la revue «Lamalif», dédié aux
travailleurs maghrébins en Europe, estimait que
ces derniers étaient responsables du «quart de la
croissance économique française», laissant ainsi
penser que la prospérité de la société occidentale
«n’a été assurée qu’au prix de la servitude d’une
partie de ceux qui la font, les Maghrébins», estime
Charles-Robert Ageron.
Dès les premières années de l’après-guerre, la
France jouit d’une bonne croissance économique;
c’est le début des «Trente Glorieuses».
L’immigration est donc plus tolérée, même si la
Guerre d’Algérie augmente les actes à caractère
raciste, notamment dans les milieux populaires.
1967), de nombreuses scènes sont filmées à J comme «une sorte d’enclave du Tiers-monde à
l’usine. Ce film est l’un des premiers, dans le Un bon immigré est un l’intérieur d’un pays développé».
champ du cinéma français, à mettre en scène immigré qui n’a pas de
un ouvrier algérien comme personnage principal revendications. Du statut de victime à celui de bourreau
masculin. L’œuvre narre les tribulations d’Elise, C’est au début des années 1980 que la rhétorique
jeune provinciale «montée à Paris» qui s’éprend médiatique bascule. Choc pétrolier, récession
d’Arezki, travailleur algérien qu’elle rencontre à économique, réduction des flux migratoires,
l’usine», explique Emna Mrabet, auteur d’une polémiques autour du regroupement familial…
thèse intitulée «Contexte et développement du sont autant de facteurs qui poussent les médias
cinéma franco-maghrébin (1969-2013) : l’exemple et une partie de l’opinion publique à diaboliser
d’Abdellatif Kechiche» (2015). La même année sort «l’immigré». Ce sont les grèves ouvrières du
également «Mektoub», d’Ali Ghalem, l’histoire secteur automobile, qui concentre une grande
e n’est pas un conte de fée Malgré les évidentes connexions entre un véritable âge d’or que connaît alors la
mais une histoire à la fois les deux musiciens, Fadoul ne connaîtra musique marocaine. Des artistes comme
belle et triste, car tout est jamais le succès, qu’il semble pourtant Vigon et les Lemons étaient programmés
véridique dans l’incroyable largement mériter. Il fallait attendre près en première partie de stars internationales
destin de Fadoul, chanteur d’un demi-siècle, pour qu’un mélomane comme les Rolling Stones, Otis Redding
marocain des années 1970. avisé tende une oreille attentive à l’une de ou Stevie Wonder. La mode yéyé envahit
Il a publié son premier ses productions, pour que cette musique aussi le royaume durant les sixties, avec
album de funk marocain, traverse le temps pour nous parvenir l’icône de cette ère, la chanteuse Tina qui
il y a 49 ans. Ses disques aujourd'hui, comme par magie. Et dire fréquentait toute une génération de «Salut
ont été miraculeusement réédités, par qu’il s’en est fallu de peu pour que nous les copains». Sans oublier d’autres artistes
un dénicheur de disques rares au nom de passions à côté de cet authentique maître et d’autres styles de musique, comme Les
Jannis Stürtz, fondateur du label allemand de funk arabe... Frères Megri ou Jalil Bennis et les Golden
© ADNANE JABIR
© DR
du groupe «Les privilèges» que le tableau
a été complété. Fadoul, donc, de son nom
complet M’faddel Fadoul, est né en mars
1942 à Casablanca. Il a grandi dans le
quartier Derb Sultan. En 1960, à l'âge de
18 ans, il est employé dans une firme phar-
maceutique. Deux ans plus tard, il part en
France pour étudier les arts dramatiques.
Fadoul était un artiste pluridisciplinaire.
Il s’est essayé à la peinture puis au théâtre,
avant de se consacrer à la musique. De ses
séjours à Paris et des concerts auxquels il
a pu assister, il ramène avec lui une vraie
passion pour la musique américaine de
l’époque, et particulièrement pour James
Brown. De retour au Maroc, aux débuts
des années 70, Il fait la rencontre d’un trio
musical nommé «Les Privilèges» composé
de François Aboura à la guitare, Mustapha
Haidi à la basse et Mustapha El Mardi à
la batterie. Quand les circonstances
l’exigent, le groupe incorpore un organiste,
un accordéoniste et même des cuivres.
Fadoul et «Les Privilèges» jouaient dans un
endroit culte, appelée «La Maison Basque»,
un cabanon magnifiquement décoré au
bord de la mer à Ain Sebâa, dédié au rock
et au twist. Son premier tube «Sid Red-
dad» a été enregistré au cinéma Beaulieu,
qui a longtemps donné son surnom au
quartier («Aïn Sebaâ le beau lieu»).
Pour la petite histoire, les musiciens
face B comportait une autre chanson plein d’autres. Après leur premier disque,
intitulée «Tayeh». Dans la version ori- ils ont publié l’adaptation d’une chan-
ginale, James Brown énonce les danses son de Little Richard, qui sert de thème
de l’époque: le Jerk, le Jump, le Twist ou au film américain «Dollars», et qu’ils ont
le Mashed potatoes. Fadoul, lui, énonce transformé en «Derham». Ils ont égale-
des prénoms arabes : Abbas, Kabbour et ment animé des soirées à l’occasion de la
Moha, ils dansent tous dans sa chanson, 25ème Foire Internationale, et à l’occasion
même Fatima ou encore Khadija. des journées nationales de certains pays.
Fadoul aimait chanter et faire la fête, c'était Ils se sont produits aussi au parc de la
lui d'ailleurs qui mettait de l’ambiance. Il Ligue Arabe et dans les endroits huppés
s'inspirait des fêtes pour écrire les paroles du Casablanca d'antan, comme les grands
de ses chansons, les prénoms mention- hôtels, les clubs privés et les boîtes de nuit.
nés sont en réalité ceux des membres de En dehors de Casablanca, Fadoul et Les
sa famille et de ses amis présents lors des Privilèges ont tourné à Mohammedia,
soirées dansantes. Agadir, Fès, Béni Mellal…
C'est à l’ancien théâtre municipal de Casa- Fadoul avait séduit le public avec cette
blanca que Fadoul et son groupe ont joué collision musicale entre ce funk enragé,
leur premier concert, en première partie ces paroles âpres, sombres et ces dépres-
EXCEPTIONNELLEMENT,
et dans le cadre de la lutte que
le Maroc entier mène contre la
propagation du coronavirus,
cette édition de Zamane parait
exclusivement en format
numérique.
À nos annonceurs, à nos
fidèles lecteurs et amis, à nos
chers abonnés, nous vous
souhaitons un confinement
agréable et vous donnons
rendez-vous, le mois prochain,
avec de nouvelles publications
de Zamane.
Merci de votre soutien.
© ZAMANE
À PROPOS D’EL
HAJOUI
À r e t o u r n e r à T W O M É D I A S M A R O C , T o u r d e s H a b o u s , 9 ème é t a g e , a v e n u e d e s F A R , 2 0 0 0 0 C a s a b l a n c a
Coup de gueule
LA VIRALITÉ
DE LA BÊTISE
© DR
PAR MOULIM EL AROUSSI, CONSEILLER SCIENTIFIQUE DE ZAMANE
vec la pandémie, on a repris l’utilisa- marque, du produit ou bien du service à leur entourage et qui
tion d’un certain nombre de mots que permettent ainsi la diffusion du message. De nos jours, le mar-
nous avions presque oubliés. Nous keting viral utilise les réseaux sociaux en incitant les clients
n’avons jamais autant utilisé les mots à donner leurs avis sur les entreprises, leur communication,
virus, épidémie, pandémie, au point où leurs produits et à partager ces informations avec leurs amis,
tout le monde était devenu spécialiste. collègues ou membres de leur famille.
L’internet aidant, les citoyens du globe C’est parmi la population adepte de ces youtubers de la bêtise
se sont documenté sur la vie des virus que le marketing viral constitue sa foule de promoteurs. Dans
et leur mode de propagation ; la viralité. la foulée de ces contenus simplistes, le marketing viral place
Mais si cette connaissance du sens commun et qu’on pourrait ses produits et les laisse se déployer comme un virus. La spé-
qualifier d’ascientifique était quotidiennement démontée par cificité de ce type de marketing est que les consommateurs
des spécialistes qui s’adressaient en direct à l’opinion publique deviennent les principaux vecteurs de la communication
pour resituer les problèmes et les informations, elle demeure de la marque. Ainsi, le marketing viral pourrait être consi-
toujours vivace et prête à resurgir. déré comme une manifestation de cette prise de pouvoir des
L’ignorance est coriace, elle trouve le moyen de se propager foules. Les internautes et les blogueurs organisés, sans en être
et interpelle les esprits plus facilement que la complexité de conscients, en réseau, étant susceptibles de faire et de défaire
la connaissance. Nombreux sont qui se sont mis à divulguer les marques et les produits en un rien de temps. La campagne
des «fake news», ou à renier complètement l’existence de la du boycott au Maroc pourrait à ce titre être analysée dans ce
maladie. Là aussi, l’alliance de la science (la médecine) et de ce sens.