Olympe de Gouges
« Les mortels sont égaux, ce n’est pas la naissance,
c’est la seule vertu qui fait la différence »1
Les nouvelles de France y ont apporté, avec les opérations de l’Assemblée Nationale, la
déclaration des Droits de l’homme ; aussitôt les habitants ont pris la cocarde et ont été
imités par les troupes […]. Deux cents nègres se sont armés pour aller mettre le feu au
fort Saint-Pierre : on en a tué une centaine […]. Depuis l’admission des députés des
colonies à l’Assemblée Nationale, ces matières ont peut-être été trop agitées, d’autant
plus que les intérêts de nos villes maritimes, qui ont aussi des députés, semblent avoir
été jusqu’ici en opposition décidée avec ceux des colonies. 6
Les événements empirent à partir du janvier 1790 en raison des soulèvements dans la Martinique et
Saint-Domingue où les théâtres, tout en imitant Paris, commencent à adapter leur matière à
l’actualité politique se proclamant fidèles au roi et à la monarchie. La situation brûlante et les
menaces des esclaves révoltés sont explicitement reportées par le Moniteur du samedi 9 janvier
1790 :
De la Martinique. Nous savons que le roi nous a rendus libres, et si l’on résiste à nous
rendre notre liberté nous mettrons toute la colonie à feu et à sang, et il n’y aura
d’épargné que le gouvernement et les maisons religieuses. Signé nous tous, Nègres. 7
Cependant, il est trop tôt pour que la question coloniale voie la fin. Entre-temps, un grand nombre
de pièces et d’essais commencent à se battre pour les droits et la liberté des esclaves.
5
Ibid., p. 20.
6
R. Tarin, « L’esclavage des noirs ou la mauvaise conscience d’Olympe de Gouges » dans Dix-Huitième Siècle, 30,
1998, pp. 373-381, p. 376
7
Ibidem.
2
La question coloniale, déjà abordée politiquement par les associations, députés et représentants
des mouvements antiesclavagistes, débarque de manière distincte dans la vie quotidienne à travers
le nouveau « média de masse »8, le théâtre. En effet, le 13 janvier 1791 la loi Le Chapelier supprime
la censure et accorde la liberté des salles de spectacle, qui multiplient rapidement. Selon la loi : «
Tout citoyen pourra élever un théâtre public et y faire représenter des pièces de tous les genres, en
faisant, préalablement à l’établissement de son théâtre, sa déclaration à la municipalité des lieux »9.
Conçu comme une véritable école le théâtre accomplit, à l’heure de la Révolution, une fonction
édifiante, voire militante. La théâtralisation de la vie politique et sociale mène ainsi le peuple à y
participer plus consciemment et de façon directe. « La Révolution », affirme Roland Barthes, « fut
par excellence l’une de ces grandes circonstances où la vérité, par le sang qu’elle coûte, devient si
lourde qu’elle requiert, pour s’exprimer, les formes mêmes de l’amplification théâtrale »10. Ainsi, de
nombreux auteurs en profitent pour mettre en scène des questions d’actualité cardinales – autrefois
ignorés –, tels que le rôle de la femme et des minorités, le divorce, l’esclavage. On lit dans La
Chronique de Paris :
Peut-être un des moyens d’intéresser encore plus pour nos frères les Noirs, serait-il
d’exposer sur le théâtre leurs vertus et les vices de leurs oppresseurs, et quelques-uns de
ces traits, tout à la fois touchants et tragiques, qu’ils pourraient fournir à la scène. Sous
le règne de la liberté, le théâtre ne doit plus servir à la corruption, mais à la réformation
publique.11
Et pourtant, le nombre de pièces mettant en scène le thème de manière directe est fort limité, on
n’en compte qu’une dizaine. Les autres envisagent toutes le problème avec une perspective allusive
et indirecte12 ne faisant presque jamais mention du mot « esclavage »13. En fait, les souffrances des
nègres dans les plantations sont généralement omises 14, on préfère d’adopter des images d’égalité
montrées, par exemple, par les amours mixtes ou les images d’union, pour que l’entière nation
puisse s’y identifier. Il en résulte un médiocre portrait de qualités « humaines » dont la bonté,
l’altruisme et le sens du sacrifice, souvent trop frivoles par rapport aux difficultés qui découlent
d’une vie vouée à la violence et aux travaux forcés.
8
M. Poirson, introduction à Le théâtre sous la Révolution : politique du répertoire (1789-1799), p. 16.
9
Consulté le 20/05/2020, < https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do?
idArticle=LEGIARTI000006421419&cidTexte=LEGITEXT000006070723&dateTexte=20200531 >.
10
Poirson., op. cit., p. 12.
11
Chalaye, art. cit, p. 298.
12
Cf. J.C. Halpern, « L’esclavage sur la scène révolutionnaire » dans Annales historiques de la Révolution française,
293-294, 1993, pp. 409-420, p. 409.
13
Parmi les plus fameuses on peut citer Paul et Virginie tirée du célèbre roman de Bernardin de Saint-Pierre, Le nègre
aubergiste de Guillemain, La liberté des nègres de Gassier, Le Noir et le Blanc de Pignault-Lebrun, Adonis ou le bon
nègre de Béraud et Rosny, la réadaptation de Othello, ou le Maure de Venise de Shakespeare par Jean-François Ducis.
Cf. Chalaye, art. cit.
14
En 1795 Pignault-Lebrun avait montré des images très réalistes dans la pièce Le Noir et le Blanc, qui en causeront la
suppression après à peine trois représentations. Cf. Chalaye, art. cit., p. 304.
3
Drame en trois actes, la pièce d’Olympe de Gouges L’esclavage des noirs ou l’heureux naufrage
apparaît extrêmement significative en ce contexte pour son actualité thématique. Même si l’origine
de la pièce est antérieure au début de la Révolution 15, après 1989 et après la Déclaration des Droits
on commence à se demander si la liberté tant chantée concerne effectivement tous les hommes.
Les événements du drame tournent autour de l’histoire de deux Nègres, Zamor et Mirza, grâce à
l’aide desquels Valère et Sophie, deux Blancs naufragés, échappent à la mort. Cette trouvaille
permet à l’auteur de dépasser les préjugés liés à la couleur de la peau, afin de faire triompher la
simple nature humaine qui lie indifféremment tous les peuples.
Le rideau s’ouvre sur le rivage d’une île déserte, bordée de rochers escarpés, pleine d’arbres
fruitiers du climat et de forêts impénétrables. Partant, se servant des didascalies, la femme-
dramaturge mêle mysticisme et exotisme pour les montrer à une génération « nourrie à l’œuvre de
Rousseau et à la lecture de l’Histoire naturelle de Buffon » qui « rêve de paysages sauvages,
d’espaces vierges, d’harmonie retrouvée avec la création »16. Cette inclination suit tout à fait la
notion de « théâtre parabole » qui, à l’aide du divertissement et d’une médiation
symbolique, « remplit une fonction recourant à l’image et à l’imaginaire pour mieux exprimer le
monde comme il va, suggérant un chemin de connaissance que le spectateur est laissé libre de
suivre ou non »17.
Tout au long de la pièce, la file rouge est représenté par l’hégémonie de l’homme blanc. Dans
les premières lignes du texte, Zamor cherche à expliquer les origines de cette plaie :
MIRZA : Le peu que je fais, je te le dois, Zamor ; mais dis-moi pourquoi les Européens
et les Habitants ont-ils tant d’avantage sur nous, pauvres esclaves ? Ils sont cependant
faits comme nous : nous sommes des hommes comme eux : pourquoi donc une si grande
différence de leur espèce à la nôtre ?
ZAMOR : Cette différence est bien peu de chose ; elle n’existe que dans la couleur ;
mais les avantages qu’ils ont sur nous sont immenses. L’art les a mis au-dessus de la
Nature : l’instruction en a fait des Dieux, et nous ne sommes que des hommes. 18
Ce qui change, entre les hommes, n’est pas la couleur de la peau mais plutôt la possibilité d’accéder
à une éducation : « Ils se gardent bien de nous instruire. Si nos yeux venaient à s’ouvrir, nous
aurions horreur de l’état où ils nous ont réduits, et nous pourrions secouer un joug aussi cruel que
honteux ; mais est-il en notre pouvoir de changer notre sort ?»19. De la même manière, lorsque M.
15
« Reçu en 1783 à la Comédie Française, imprimé en 1786, et représenté en Décembre 1789 ». O. de Gouges,
L’Esclavage des Noirs, ou l’Heureux Naufrage, drame en trois actes (28 décembre 1789), Paris, Veuve Duchesne,
1792.
16
Marchand S., Histoire littéraire du XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 2014, p. 89
17
Poirson, op. cit., p. 45
18
De Gouges, op. cit., p. 13.
19
Ibid., p. 14.
4
de Saint-Frémont apprend de la capture de Zamor, il regrette de l’avoir instruit 20. La culture agit, en
effet, comme facteur déclencheur d’une progressive prise de conscience parmi les esclaves. Du
reste, aussitôt que la vague de valeurs défendues par la Déclaration arrive outre-mer, les révoltes
éclatent.
De façon singulière, Olympe de Gouges se fait aussi porte-parole des douleurs de ces gens
malheureux – comme on vient d’expliquer, presque toujours cachées dans les pièces de l’époque–,
en condamnant silencieusement la violence et la cruauté des colons à travers les mots de Zamor. On
lit en effet :
[…] Ils se servent de nous dans ces climats comme ils se servent des animaux dans les
leurs. Ils sont venus dans ces contrées, se sont emparés des terres, des fortunes des
naturels des Îles, et ces fiers ravisseurs des propriétés d’un peuple doux et paisible dans
ses foyers, firent couler tout le sang de ses nobles victimes, se partagèrent entr’eux ses
dépouilles sanglantes, et nous ont faits esclaves pour récompense des richesses qu’ils
ont ravies, et que nous leur conservons. Ce sont ces propres champs qu’ils moissonnent,
semés de cadavres d’Habitants, et ces moissons sont actuellement arrosées de nos sueurs
et de nos larmes.21
Au fur et à mesure que l’histoire progresse, nous assistons à une escalade de valeurs telles que la
solidarité, l’honneur, le sens d’égalité et du sacrifice, distinguant tant Zamor et Mirza que les deux
Blancs. Zamor donne épreuve de son héroïsme tout d’abord en tuant son maître, le Commandeur, à
cause de son amour féroce pour Mirza et, en deuxième moment, en sauvant les deux Français. De
son côté, Mirza se distingue pour sa nature simple, gentille, parfois naïve 22, qui attendrit le public ou
le lecteur, en les disposant tout de suite dans un état de bienveillance. Concernant le couple de
Français, bien que la gratitude et le courage soient des traits constants de la personnalité de Valère,
il se limite à les défendre à voix haute sans proprement concrétiser ses actions. Il en résulte un
personnage extrêmement limité par rapport à celui de Sophie 23, vraie héroïne. Femme moderne à
l’âme sensible, elle partage avec les deux nègres l’absence de racines et un passé difficile, de
souffrance (révélé par le flash-back de M. de Saint-Frémont), qui expliquerait d’ailleurs sa
détermination et audace. Dès le début, elle prend le contrôle. Elle est la première à s’informer sur la
figure du Gouverneur pour l’affronter et, lorsqu’un Indien définit les esclaves « sauvages »24, elle
rugit en les défendant : « Quel affreux préjugé ! La nature ne les a point faits Esclaves ; ils sont
20
« S’il avait gardé ses mœurs sauvages, son âme n’aurait pas eu d’inclinations vicieuses ». Ibid., p. 51.
21
Ibid., p. 14,
22
MIRZA, à Sophie : « Je vous aime bien, quoique vous ne soyiez pas esclave. Venez, j’aurai soin de vous. Donnez-
moi votre bras. Ah ! la jolie main, quelle différence avec la mienne ! Asséyons-nous ici. (Avec gaieté.) Que je suis
contente d’être avec vous ! Vous êtes aussi belle que la femme de notre Gouverneur ». Ibid., p. 22.
23
Certains considèrent Sophie comme l’alter ego d’Olympe de Gouges. En effet, les deux partagent un passé difficile
qui les voit enfants illégitimes qui découvriront, que plus tard, la vraie identité de leurs pères.
24
De Gouges, op. cit., p. 28.
5
hommes comme vous »25 « qui connoissent mieux que vous les droits de la pitié »26. Sophie parvient
même à obtenir par Mme de Saint-Frèmont la compréhension et le consensus nécessaires pour
sauver ses amis et, après la décision opposée du Juge de les exécuter, avec héroïsme27 elle court se
placer entre Zamor et Mirza, suivie ensuite par Valère.
Parmi les héroïnes on retrouve certainement Mme de Saint-Frèmont, exemple de rationalité et
justice qui reproduit, avec son mari, l’image de maître éclairé à l’esprit ouvert. En effet, la femme
du Gouverneur se montre à ses esclaves comme « bonne mère » au point de ne pas craindre « ni le
danger ni la fatigue, quand il s’agit de sauver les jours de deux infortunés »28. Enfin, à travers
Coraline le dramaturge met en scène une esclave sage et curieuse qui trouve dans les livres la
réponse à la suppression, en lui donnant le sens de la justice 29 nécessaire pour supprimer toute
condition de disparité.
En considérant toutes ces facettes, on pourrait affirmer que les femmes jouent dans cette pièce un
rôle militant et révélateur : aux incertitudes et interrogations des personnages masculins, elles
répondent avec perspicacité tout en défendant leurs idéaux modernes. À cet égard, je cite un extrait
de la scène II du deuxième acte dans lequel Coraline explique à un Azor résigné et ironique d’un
possible futur, dont elle a lit dans un livre, où la liberté et les travaux de la terre leur donneraient le
bonheur :
AZOR : Eh bien ! qu’est-ce que nous verrons ? Serons nous maîtres à notre tour ?
CORALINE : Peut-être ; mais non, nous serions trop méchans Tiens, pour être bon, il ne
faut être ni maitre ni esclave.
AZOR : Ni maitre, ni esclave ; oh ! oh ! Et que veux-tu donc que nous soyons ? Sais-tu,
Coraline, que tu ne sais plus ce que tu dis, quoique nos camarades assurent que tu en
sais plus que nous ?
CORALINE : Va, va, mon pauvre garçon, si tu savois ce que je fais ! J’ai lu dans un
certain Livre, que pour être heureux il ne falloit qu’être libre et bon Cultivateur. Il ne
nous manque que la liberté, qu’on nous la donne, et tu verras qu’il n’y aura plus ni
maitres ni esclaves.30
La prédilection pour l’héro féminin n’est pas casuelle : Olympe de Gouges a été, toute sa vie,
défenseur des droits des femmes, ouvrant de nouveaux horizons sur l’égalité homme-femme grâce à
sa Déclaration universelle des droits de la femme31, texte juridique suivant le modèle de la
Déclaration universelle des droits de l’homme envers lequel elle s’est montrée si critique.
25
Ibid., p. 30.
26
Ibid., p. 31.
27
Ibid., didascalie p. 73.
28
Ibid., p .61.
29
« Jugés ! Il nous est défendu d’être innocens et de nous justifier ». Ibid., p. 39.
30
Ibid., pp. 40-41.
31
Du 5 septembre 1971.
6
De plus, l’auteur ne perd pas l’occasion pour critiquer la société contemporaine, en mettant des
mots sévères dans la bouche de M. de Saint-Frémont à propos de l’impossibilité de réussir « dans
un pays où la vertu est une chimère, et où l’on n’obtient rien sans intrigue ni bassesse »32. Mais ce
qui frappe vraiment – et qui se heurtera tôt avec les intérêts du Club Massiac et des Colons – c’est
l’aspect prophétique de ce drame, qui prévoit aussi bien les fers de la Révolution française que ceux
des révoltés dans les colonies. Tous les deux s’agitent clairement dans ce discours de Valère :
Nous sommes libres en apparence, mais nos fers n’en sont que plus pesans. Depuis
plusieurs siècles les François gémissent sous le despotisme des Ministres et des
Courtisans. Le pouvoir d’un seul Maître est dans les mains de mille Tyrans qui soulent
son Peuple. Ce Peuple un jour brisera ses fers, et reprenant tous ses droits écrits dans les
loix de la Nature, apprendra à ces Tyrans ce que peut l’union d’un peuple trop long-tems
opprimé, et éclairé par une saine philosophie. 33
Pour éclater, enfin, avec l’esprit de fraternité qui réunit tous les esclaves autour de Zamor et Mirza
face aux soldats et grenadiers s’approchant avec la baïonnette : « Dût-on nous faire mourir tous,
nous les défendrons »34.
Dans cette perspective, on comprend que le destin de cette pièce était déjà écrit. Dans les mois qui
suivent sa représentation, les Caraïbes brûlent de révoltes, insurrections et empoisonnements
entraînés selon les colons par le théâtre, qui aurait eu « sa part de responsabilité dans l’escalade de
la violence »35. Ainsi, on pointe le doigt contre ce drame, définit désormais « engagé », dont les
représentations deviendront toujours plus tourmentées. Dans le numéro 131 du Moniteur on en lit le
compte rendu :
Vingt fois les clameurs opposées de deux partis, dont l’un était protecteur et l’autre
persécuteur, ont pensé l’interrompre. Avant le lever du rideau, le trouble était déjà dans
la salle. […] On a crié, on a harangué le public, on a ri, on a murmuré, on a sifflé ; le
résultat a été beaucoup de bruit, et la représentation très tumultueuse d’un ouvrage très
médiocre […] si bien qu’après le ballet qui termine la pièce, et dont quelques parties
avaient été applaudies, les sifflets ont recommencé à se faire entendre. Il ne faut pas
manquer d’observer qu’au commencement du premier acte, quelqu’un s’était levé pour
dire que l’auteur était une femme, et que le public n’en a pas été plus indulgent. 36
L’auteur sera obligé à se défendre des critiques l’accusant d’extrémisme politique et d’avoir
supporté le déchaînement des insurrections coloniales. Pour sa part, Olympe de Gouges rejette les
attaques dans la préface de l’édition de 1792, un ouvrage, affirme-t-elle qui « peut manquer par le
32
De Gouges, op. cit., p. 46.
33
Ibid., p. 24.
34
Ibid., p. 73.
35
Chalaye, art. cit., p. 297.
36
Tarin, art. cit., p. 380.
7
talent, mais non par la morale »37. Pour convaincre le public, l’auteur insiste sur l’aspect
prophétique du drame : « […] Comme témoin auriculaire des récits désastreux des maux de
l’Amérique, j’abhorrerois mon Ouvrage, si une main invisible n’eût opéré cette révolution à
laquelle je n’ai participé en rien que par la prophétie que j’en ai faite »38. Elle n’aurait pas pu
prévoir, donc, un tel bouleversement d’autant plus que le drame avait été conçu bien avant des
insurrections américaines et dans une période où la presse vivait sous un fort despotisme. Olympe
de Gouges refuse donc tout type d’extrémisme politique : la liberté pourra être certainement
conquise, mais progressivement et « par des moyens tempérés »39. Pour supporter sa position, elle
attaque les tyrannies des esclaves :
La plupart de vos Maîtres étoient humains et bienfaisans, et dans votre aveugle rage
vous ne distinguez pas les victimes innocentes de vos persécuteurs. Les hommes
n’étoient pas nés pour les fers, & vous prouvez qu’ils sont nécessaires. Si la force
majeure est de votre côté, pourquoi exercer toutes les fureurs de vous brûlantes
contrées ?40
Étant une simple « production philanthropique » la pièce n’inciterait en aucun cas à la révolte et
aurait, par contre, un but moral dont le même drame en serait une preuve.
Cependant, cette préface apparaît presque immédiatement controversée. En effet, le contenu du
drame se range entièrement du côté des nègres, ne condamnant pas, par exemple, la révolte des
esclaves déterminés à sauver la vie de Zamor et Mirza. Révolte que – il faut le préciser – n’est
absolument violente dès que l’auteur ne nous donne jamais l’image d’esclaves armés ou violents,
mais qui reste tout à fait un symbole considérable. Dans sa préface, l’auteur semble dissimuler
toutes ses finalités originaires et éducatives en reprenant, parfois, des stéréotypes précédemment
niés :
Cette Loi reconnoît tous les hommes frères ; cette Loi auguste que la cupidité avoit
plongée dans le chaos est enfin sortie des ténèbres. Si le sauvage, l’homme féroce la
méconnoît, il est fait pour être chargé de fers et dompté comme les brutes.
Esclaves, gens de couleur, vous que vivez plus près de la Nature que les Européens, que
vos Tyrans, reconnoissez donc ses douces loix, et faites voir qu’une Nation éclairée ne
s’est point trompée en vous traitant comme des hommes et vous rendant des droits que
vous n’eûtes jamais dans l’Amérique.41
Les termes « sauvage » et « homme féroce » ne se heurtent-ils pas aux concepts d’humanité et
égalité fortement défendus tout au long de la pièce ? Cette dichotomie apparemment incohérente ne
37
De Gouges, op. cit., p. 3.
38
Ibid., pp. 1-2.
39
Ibid., p. 5.
40
Ibid., p. 4.
41
Ibid., p. 6.
8
semblerait pourtant qu’une formalité stratégique, pensée pour repousser les critiques et assurer à la
pièce un futur à la Comédie-Française. En effet, quoique l’édition du 1792 ait subi des variations,
elle contient de même – comme on a déjà vu – des parties très sévères faisant référence tant à
l’Ancien régime qu’à la cruelle pyramide sociale des colonies.
Malgré les efforts, depuis la première représentation la pièce connaît peu de succès. En février
1790, le semainier de la Comédie-Française en notifie au dramaturge la suppression. Deux sont les
raisons : les américains, qui ont des loges à la Comédie, menacent de les rendre si ce « drame
séditieux » sera rejoué ; en plus, les trois premières représentations n’avaient pas fait recette, ce qui
a convaincu les comédiens-français à retirer définitivement la pièce. À partir de ce moment,
Olympe de Gouges mènera de longs et violents conflits avec le Théâtre-Français. En octobre de la
même année, elle publie Mémoire sur les comédiens-français, dans lequel elle critique les privilèges
exclusifs de l’institution et exige la reprise de sa pièce. Elle s’adressera plusieurs fois au maire de
Paris, Bailly, malheureusement sans succès42.
[…] le visage de la couleur naturelle au climat qui l’a fait naître ; cela devait être quand
on refusait aux hommes noirs de cette contrée le nom d’hommes : mais aujourd’hui, ils
sont nos frères ; ils sont nos égaux en droits. Et cette différence de couleur ne doit pas
plus choquer dans nos spectacles et nos assemblées que la différence de la taille. 43
Il s’agit de rependre un sentiment plus fort de fraternité, bien expliqué par le courrier d’un lecteur
dans Le Journal de Paris du 26 novembre :
Je ne doute pas qu’il y a cinq ans les hommes de la cour se fussent moqués tout haut
d’Heldémone, qui, jeune et belle, est amoureuse d’un More : mais les hommes du 10
août, dont la philanthropie a combattu pour donner aux mulâtres les droits de citoyens,
n’exerceront point au théâtre l’aristocratie de la couleur ; et ils trouveront fort bon
qu’une femme blanche aime un homme dont la couleur diffère un peu de la sienne,
lorsque cet homme est beau, jeune et passionné. 44
42
Cf. Tarin, art. cit., pp. 380-381.
43
Extrait de La chronique de Paris du 26 novembre 1792 dans Chalaye, art. cit., p. 307.
44
Extrait du Journal de Paris, ibid.
9
En août 1793, à la fin de la lutte entre la Gironde et la Montagne, le commissaire civil
Sonthonax, pressé par les nègres révoltés, proclame l’abolition à Saint-Domingue et, à partir de ce
moment, la promulgation du décret dans toutes les colonies sera inévitable 45. Les théâtres
commencent, ainsi, à faire figure de tribunes en proposant des pièces en faveur des Noirs. Au centre
des représentations on trouve les valeurs du bon nègre qui peignent l’harmonie retrouvée mais
toujours se gardant de condamner ouvertement la pratique de l’esclavage. Le Nègre aubergiste de
Guillemain en est un exemple : Dumont, un ancien propriétaire de plantation seul et ruiné est aidé
par Antoine, nègre affranchi et propriétaire d’un petit commerce, qui reconnaît en lui le maitre qui
l’avait affranchi46. Après l’institution de la fête de l’abolition et pendant la Terreur les théâtres,
agissant comme caisse de résonnance, célèbrent l’unification nationale tout en réprimant le passé
colonial. « Noirs ou blancs, les citoyens sont tous égaux, ils sont tous les enfants de la patrie
indivisible »47 : l’image du Noir reflète l’égalité universelle et la fraternité qui exaltent, face aux
ennemis de la République qui pressaient aux frontières 48, le côté patriotique et républicaine d’un
peuple uni dans la lutte.
Mais bien que tout cela ait ouvert aux Noirs l’accès à la scène, il faut remarquer que leurs rôles
restent encore très loin de ceux des héros révolutionnaires et, de même, les révoltes héroïques qui
leur avaient ouvert le chemin vers la liberté continuent à représenter un véritable tabou49.
Le 4 février 1794 Levasseur et Delacroix demandent l’abolition immédiate de l’esclavage
s’appellant à la Déclaration des droits : « la postérité, déclare Delacroix, aura un grand reproche à
nous faire de ce côté [l’oubli des gens de couleur] ; mais nous devons réparer ce tort […] il est
temps de nous élever à la hauteur des principes de liberté et de l’égalité. […] proclamons la liberté
des hommes de couleur »50. Ainsi, le président de la Convention Vadier proclame l’abolition sous
l’enthousiasme de tous, en fermant finalement la triste et centenaire parenthèse de l’esclavage.
45
Cependant, les planteurs continuent à se battre en défense de leurs intérêts. À Saint-Domingue, groupés dans la légion
Montalambert, ils arrivent à la trahison en se reconnaissant, en septembre 1973, sujets du roi d’Angleterre. Cf. Tersen,
art. cit., p. 18.
46
Chalaye, art. cit., p. 299.
47
Ibid., p. 305.
48
Ibid., p. 301.
49
Ibid., pp. 310-311.
50
Tarrade, art. cit., p.31.
10
Bibliographie
Chalaye S., Un théâtre en noir et blanc pour défendre les couleurs de la liberté dans Le théâtre
sous la Révolution : politique du répertoire (1789-1799), ed. Martial Poirson,
De Gouges O., L’Esclavage des Noirs, ou l’Heureux Naufrage, drame en trois actes (28 décembre
1789), Paris, Veuve Duchesne, 1792.
Marchand S., Histoire littéraire du XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 2014.
Poirson M., Le théâtre sous la Révolution : politique du répertoire (1789-1799), Paris, Éditions
Désjonquères, 2008.
Tarin R., « L’esclavage des noirs ou la mauvaise conscience d’Olympe de Gouges » dans Dix-
Huitième Siècle, 30, 1998, pp. 373-381
Tarrade J., « Les colonies et les principes de 1789 : les révolutionnaires face au problème de
l’esclavage » dans Revue française d’histoire d’outre-mer. 282-283, 1989, pp. 9-34
Tersen E., « Réflexions sur l’abolition de l’esclavage » dans Revue d’histoire du XIXème siècle,
183, 1949, pp. 10-20.
Sitographie
Légifrance : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do?
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