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Communications

Barthes administrateur
Jacques Le Goff

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Le Goff Jacques. Barthes administrateur. In: Communications, 36, 1982. Roland Barthes. pp. 43-48;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1537

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_36_1_1537

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Jacques Le Goff

Barthes administrateur

Le témoignage que j'apporte ici sur Roland Barthes pourra


surprendre. J'ai hésité à le livrer car, bien que ce que je vais tenter
de dire appartienne à la vie publique de Roland, il y mit, comme
en tout ce qu'il faisait, tant de pudeur et de discrétion que j'ai
craint de trahir comme un secret. Hésité aussi parce que, de
Roland Barthes, l'essentiel n'est-il pas l'œuvre ? ce dont il rappelle
que, de chaque écrivain, c'est la seule chose dont on peut être sûr
qu'au fond il souhaitait « que ça se sache ! »... Hésité enfin parce
que l'expérience que je vais maladroitement évoquer de
l'extérieur, j'aurais voulu qu'il en donnât lui-même la façon dont il la
vécut, transformée en écriture, en texte. Il me l'avait promis, tenté
mais balançant. Il était clair qu'il avait d'autres priorités
d'écriture et il n'a rien écrit, que je sache, qui se rapporte à son activité
comme membre du bureau de la 6e section de l'École pratique des
hautes études, de 1972 à 1975, date à laquelle elle était devenue
l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Ce titre banal et un
peu grotesque — membre du bureau — , comme il va mal à Roland
Barthes mais, s'il avait été dans une « vraie » université, celui de
vice-président n'aurait-il pas été encore plus inadéquat ?

Je ne parlerai donc pas de Roland Barthes écrivain. Je dois dire


pourtant que lorsque j'eus l'audace de lui demander de consacrer
une partie de son temps à l'animation et au gouvernement de la
6e section, c'est d'abord à cause de son œuvre que je le sollicitai.
De l'œuvre alors publiée j'avais — pour m'en tenir au point de vue
professionnel de l'historien devenu responsable d'un
établissement de recherche en sciences sociales — plus particulièrement à
l'esprit le Michelet par lui-même, les Mythologies et deux articles,
tous deux parus dans Communications, « L'Introduction à
l'analyse structurale des récits » (8, 1966) et « L'ancienne rhétorique,
aide-mémoire » (16, 1970). Dans le Michelet c'était, à propos

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d'un historien que beaucoup d'entre nous considèrent, malgré la


distance qui nous sépare de lui, comme un des maîtres (il y a
Voltaire, il y a Chateaubriand...) de l'histoire encore à faire, la
révélation, par une voie d'approche toute différente de celle de
l'historien, de choses importantes, non révélées jusque-là, qui
éclairaient aussi Michelet historien. L'histoire pour progresser
avait besoin des autres sciences humaines. Les Mythologies c'était
la mise en évidence du quotidien à travers des thèmes qui
définissaient le système de notre modernité telle que la voyait un
observateur à la fois historien, sociologue, anthropologue et aussi,
surtout peut-être, le déchiffreur de signes en train de créer, dans la
tradition française, une sémiologie qui redonnait à la France une
place dans le vaste mouvement venu de Saussure, l'école de
Prague et Jakobson — que, selon d'autres voies, Claude Lévi-
Strauss illustrait dans l'anthropologie sociale. Les Mythologies
c'était un exemple à la fois de cette orientation interdisciplinaire et
de la fécondité de cette sémiologie, « infrastructure des sciences
humaines » (Julia Kristeva) dont on verra bien l'importance
quand aura fondu le triste pouvoir des médiocres et des
obscurantistes qui tentent aujourd'hui d'occulter un des pans les plus
féconds de la recherche française. Dans les deux articles de
Communications (à quoi ajouter « le discours de l'histoire » paru
en 1968 dans Social Science Information) je voyais définir, d'une
part, une méthode d'analyse applicable à tout un ensemble de
documents pour les diverses sciences sociales et, d'autre part, une
reprise de la grande tradition rhétorique et logique de l'Antiquité
et du Moyen Age. Pour un médiéviste, ce rappel était
particulièrement important. Il me confortait dans la conviction de l'unité de
la science, la persuasion de l'importance de la créativité
intellectuelle médiévale, et la confirmation que le passé n'importe
vraiment que dans une lecture qui part du présent et y retourne.
Pour notre Ecole la pensée et l'œuvre de Roland Barthes, tout en se
situant à part des grands courants historiques, économistes,
sociologiques, anthropologiques qui avaient animé son
développement et son influence, étaient une de celles qui l'exprimaient et
l'inspiraient le plus spécifiquement. Ce n'est pas un hasard si ces
deux articles avaient paru dans Communications où, à côté du
cher Georges Friedmann, Roland Barthes faisait comme lui,
autrement que lui, objet de science ces media dont ils avaient été parmi
les premiers à pressentir l'importance et que, loin d'isoler de leur
contexte, ils replaçaient dans une approche épistémologique
d'ensemble. Roland Barthes suscitait aussi, de la part de certains
milieux traditionalistes, des attaques passionnées, parfois veni-

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meuses. Je voyais donc aussi en lui un phénomène de provocation


positive qui montrait que notre Ecole était toujours dérangeante
des habitudes et des ronrons béats. Je me rappelais enfin que,
depuis douze ans où nous étions entrés en même temps à la
6e section, je ne l'avais jamais entendu faire dans nos assemblées
que des interventions lumineuses, discrètes, empreintes
d'intelligence et de bonté, en accord profond avec ce que nous étions et
devions être.
Je souhaitais que dans notre petit groupe de cinq, où la plupart
d'entre nous allions être pris par le quotidien, l'intendance,
quelqu'un se consacrât plus particulièrement à prendre de la
hauteur et de la distance, à penser et à prévoir l'École. Je
m'adressais, sans grand espoir, fin mai 1972 — quand Fernand
Braudel décida de ne pas prolonger sa présidence et que je me
résolus à solliciter sa lourde succession — à Roland Barthes pour
occuper cette place, remplir cette fonction. Mon espoir était mince
car je l'imaginais tout entier voué à sa parole d'enseignant, à son
écriture d'auteur. Je l'imaginais mal acceptant le minimum de
bureaucratie qu'impliquait cette charge, même si l'essentiel était
ailleurs. Je le connaissais mal. Au cours d'un déjeuner j'eus
l'heureuse surprise de le voir me demander un délai de réflexion de
quelques jours, mais non de refuser, et je le sentis presque prêt à
accepter. Ce qui me toucha encore plus ce fut la façon dont il parla
de l'École et des devoirs qui attendaient ses futurs responsables.
La profondeur de son attachement à notre maison, le sentiment de
lui devoir quelque chose, la claire vision du moment où elle se
trouvait de son histoire, menacée après vingt-cinq ans d'expansion
et de créativité par l'un ou l'autre de ces trois risques : la
reproduction, la marginalisation ou la bureaucratisation me
frappèrent. Il était encore mieux fait que je ne le pensais pour le
rôle que je lui proposais. Nous étions profondément d'accord sur
la nécessité de donner à l'École des institutions puisqu'elle était
devenue une institution mais plus encore sur l'exigence de la
conserver différente, libre, ouverte — et d'un mot qu'il aimait,
« plurielle ». L'essentiel devait être la définition d'une politique
scientifique toujours orientée vers la recherche, le recrutement
d'un sang nouveau, jeune. La qualité, le niveau devaient plus
importer que le bagage, l'aptitude à l'interdisciplinarité dans la
rigueur devait particulièrement compter. J'étais déjà conforté,
enrichi par ce tour d'horizon. Deux jours après, il me
téléphonait déjà. Il acceptait, pour deux ans. Je n'en demandai pas
plus.

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La durée de son engagement avait été sa seule condition. En


accord avec mes amis du bureau, je lui proposai d'être déchargé de
la plupart des tâches administratives. Ce fut mon second étonne-
ment : il les réclama et s'en acquitta avec scrupule. Il s'occupa
notamment avec un autre membre du bureau de recevoir tous les
étudiants dont l'inscription pour la préparation d'une thèse de
troisième cycle semblait, d'après leur dossier, soulever quelques
problèmes. Il commençait ainsi à montrer l'une de ses qualités : le
sens de la justice. Ou plutôt il retrouvait la justice par deux
chemins : celui de la justesse, naturel chez cet ancien élève de
Charles Panzéra, hanté par la note juste, celui de l'amitié, d'une
amitié dans l'égalité et l'échange. Il n'aurait pas supporté de
bénéficier d'un traitement de faveur. Dans ses propositions,
concernant l'acceptation ou le refus des dossiers d'étudiants, il
n'était ni plus ni moins indulgent qu'un autre. Simplement il
savait deviner dans un cas en apparence défavorable l'élément qui
éclairait d'une façon positive la situation et montrait la réalité
cachée sous l'apparence. En revanche il savait aussi bien déceler la
supercherie ou le faux- semblant. Comme un peseur d'or il se
servait avec sûreté de balances fines pour apprécier. Quand il était
tenté de donner un coup de pouce au plateau, selon la pente de ses
goûts, le plus souvent, lucide, il le savait et le disait.

Une autre surprise fut son attention à l'expression, orale et


écrite, jusque dans le plus banal en apparence. Il lisait avec
beaucoup d'attention les procès -verb aux de nos réunions
hebdomadaires de bureau — et souvent demandait des modifications de
détail, un détail qui était l'exigence de la rigueur ici aussi. Il
mettait des virgules, corrigeait un à peu près par le mot propre,
rétablissait une nuance, rappelait les termes exacts qui avaient été
employés. Sur ces humbles textes, ne se résignant pas à leur
platitude ou à leur inexactitude, il exerçait aussi « le travail du
mot ».
Ces réunions du vendredi matin étaient, il faut l'avouer, souvent
fastidieuses. Il fallait examiner, gérer le quotidien, l'immédiat,
s'abîmer dans de petits problèmes et de petits comptes. Roland,
navré, nous faisant souvent remarquer, vers midi, qu'une fois de
plus la réunion allait s'achever sans qu'on ait eu le temps de
discuter de problèmes de fond, de perspectives d'avenir. Mais le
plus souvent il y avait dans la matinée, un moment où, fût-ce à
propos de la plus humble question, Roland Barthes, soudain,
donnait des ailes à la discussion. Un problème terre-à-terre
prenait du corps et de la légèreté à la fois. Au détour d'une page de

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budget l'epistemologue s'éveillait, et tout comme il a déclaré être


heureux quand il était possible de dramatiser la science, il nous
donnait le bonheur de dramatiser la paperasse. C'est cela surtout
que j'aurais aimé le voir écrire. A la « fatigue » du langage il nous
conviait à substituer la « fraîcheur du langage », donc de la
pensée. Devant sa tasse de café vide, son cendrier bourré
d'énormes mégots, Roland, comme un magicien, nous emportait
sur un tapis volant autour du bureau.

Quand vint le temps de préparer de nouveaux statuts pour notre


Ecole, il eut le souci constant de nous inciter à doter l'Ecole de
règlements simples et souples, propres à ne pas faire écran, mais à
favoriser la transparence. Il participa à quelques séances de travail
au ministère ou dans mon bureau avec des fonctionnaires
ministériels. Peu habitués à son langage ils étaient partagés entre
l'inquiétude et la séduction. Parfois ils le regardaient
silencieusement et un ange passait. Plus souvent il trouva le mot, l'expression
qui débloqua la situation et créa — poétiquement — un progrès,
un accord.
Sa présence était toujours précieuse dans une réunion avec les
représentants syndicaux. Sa façon d'écouter, l'évidente honnêteté
de ses positions, son don là encore d'élever les problèmes lui
permettait de faire tomber les fièvres factices, de dire des vérités
délicates, loin de toute démagogie.
Les seules fois où il demandait qu'on l'excusât de ne pas tenir sa
place jusqu'au bout étaient les longues réunions de l'après-dîner :
commissions électorales, commission scientifique, réunions
exceptionnelles du bureau. Il m'avait demandé de l'excuser de ne pas
rester jusqu'au bout si cela se prolongeait trop tard. Vers
23 heures il faisait un signe d'amitié et d'excuse, se retirait
doucement.
Au bout de deux ans, nous étions en plein dans la discussion de
nqs nouveaux statuts. Difficile à l'intérieur et à l'extérieur de
l'Ecole. En 1973 nous avions organisé à Royaumont une grande
réunion informelle de membres de l'École pour tenter d'y définir
un style nouveau. Il en avait été l'âme et je m'y étais engagé plein
d'espoir avec lui. Peut-être avions-nous voulu laisser trop de
liberté à ces débats et avons-nous déçu en présentant non un
programme mais un questionnaire. Plusieurs de nos collègues —
et non des moindres — ne nous suivirent pas et nous revînmes à
des démarches plus traditionnelles. Comme moi, il en fut déçu et
me le dit. Mais il demeura actif, diligent, dévoué. Spontanément il
m'offrit de rester un an de plus au bureau, au moins jusqu'à ce que

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nos nouveaux statuts aient été approuvés et promulgués, ce qui


advint en janvier 1975.
Désireux de reprendre une activité plus normale pour lui
(pendant ces deux ans et demi, il avait refusé la plupart des
invitations à l'étranger durant la période universitaire pour ne pas
manquer à nos réunions et à nos tâches), angoissé par le
vieillissement de sa mère, attiré par le Collège, qui, mieux que
nous, satisfaisait son besoin d'avoir des lieux d'attache, , mais
exceptionnels et non contraignants, il quitta le bureau de l'Ecole.
Il me confia, peu après son élection au Collège, l'inquiétude qui le
saisissait face à la difficulté d'assurer à la fois là et chez nous les
cours et séminaires que, plus que nul autre, il ne pouvait se
résigner à laisser devenir routiniers et répétitifs. Et il avait pour
l'Ecole tant de reconnaissance et d'affection.
Il les lui avait bien montrées. Pendant deux ans et demi il fut —
dans ses responsabilités — un Juste, un Poète et un Travailleur,
exact, discret et amical.

Jacques Le GOFF
Paris, Ecole des hautes études en sciences sociales

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