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DROIT, FONCIER ET DÉVELOPPEMENT : LES ENJEUX DE LA NOTION DE

PROPRIÉTÉ ÉTUDE DE CAS AU SÉNÉGAL

Caroline Plançon

Armand Colin | « Revue Tiers Monde »

2009/4 n° 200 | pages 837 à 851


ISSN 1293-8882
ISBN 9782200926038
DOI 10.3917/rtm.200.0837
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2009-4-page-837.htm
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DROIT, FONCIER ET DÉVELOPPEMENT :
LES ENJEUX DE LA NOTION DE PROPRIÉTÉ
ÉTUDE DE CAS AU SÉNÉGAL

Caroline Plançon *

L’objectif de cette contribution est de souligner que la pro-


priété individuelle absolue et exclusive n’est pas le seul mon-
tage juridique envisageable pour que la terre et les res-
sources naturelles soient mises en valeur par les populations
locales. La propriété telle qu’elle est conçue par le système
civiliste permet d’ailleurs différents montages que l’article
rappelle avant d’identifier les pratiques liées à la terre au
Sénégal. L’esprit du domaine national sénégalais et les pra-
tiques qui lui sont associées suggèrent que le titre foncier
n’est pas la seule voie envisageable pour valoriser les terres,
en dépit du discours majoritaire. La relation étroite entre
statut de la terre et type d’agriculture pose la question des
choix politiques que les pays mettent en œuvre pour assurer
la sécurité alimentaire. Les politiques foncières mises en
œuvre sont-elles suggérées par l’intérêt général et le besoin
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des populations ou répondent-elles aux exigences de la gou-
vernance mondiale ?

Mots clés : Sénégal, droit foncier, droit d’usage, pluralisme


juridique, pratiques foncières.

Juriste de formation se référant à la démarche anthropologique, nous avons


bien conscience que le droit est un langage en soi, où le sens commun peut être
source de malentendus (pensons à « droit positif » ou « droits réels »). Dans le
contexte africain, une deuxième difficulté concerne ce qu’on entend par droit, au
sens de quels systèmes juridiques ? Ce questionnement soulève celui de la défini-
tion du droit et de son contenu comme objet d’analyse. Selon nous, le droit ne se
limite pas au droit tel qu’il est appliqué (le droit positif), mais à l’ensemble des

* Juriste-anthropologue, chargée d’enseignement et chercheur associée au Laboratoire d’anthro-


pologie juridique et politique (LAJP), Université Panthéon-Sorbonne Paris 1/CNRS UMR 8103 Droit
comparé.

rticle on line N° 200 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2009 - p. 837-851 - REVUE TIERS MONDE 837
pratiques juridiques, y compris issues des droits traditionnels, naturellement
moins accessibles, surtout quand ces droits s’expriment dans les langues locales,
par exemple en wolof ou en peul, pour le contexte sénégalais. À cet égard,
l’anthropologie juridique développée au Laboratoire d’anthropologie juridique et
politique a développé des réflexions autour de ces problèmes de traduction, aussi
bien linguistiques que juridiques : les échanges entre droit et anthropologie
dépassent les mots et intègrent dans le contenu du droit, non seulement le droit
applicable, mais également les discours, les représentations et les pratiques
juridiques.

Plus précisément, nous focaliserons la présentation sur les questions fon-


cières. Un premier aspect concerne le terme « foncier » lui-même. Quand on
parle d’accès et de droit à la terre sur le continent africain, on parle de « foncier »
et non de propriété immobilière. Ce glissement terminologique a une histoire et
un sens profond : il a permis d’éluder le terme « propriété », et les considérations
politiques et sociales auxquelles il conduit. En effet, dans les premiers travaux
juridiques sur la question dans les années 1970-1980 (Le Roy, 1970, 1972, 1980 et
Le Bris, Le Roy, Leimdorfer 1982), un des objets de recherche essentiel, et qui le
reste aujourd’hui, était de définir le rapport à la terre, vécu dans les pays africains,
en insistant notamment sur le fait que même si ce rapport ne coïncidait pas avec
la conception de la propriété de l’article 544 du Code civil, il existait pour autant
un rapport à la terre et qu’il fallait le considérer dans toute son originalité. Le
terme « propriété » au sens civiliste du terme n’est en effet pas adapté à la plupart
des contextes ruraux africains et est parfois intraduisible. Par ailleurs, le terme
« foncier » permet une approche pluridisciplinaire, cruciale pour cerner les diffé-
rents enjeux (juridiques, politiques, socio-économiques...) de l’accès à la terre.

Aujourd’hui, la conséquence de ce glissement de terme pourtant justifié, est


qu’en France, dans le monde du développement, la question du fondement de la
propriété et des rapports à la terre n’est pas suffisamment analysée en termes
juridiques. Cela relève de considérations politiques, mais il n’en reste pas moins
vrai que le thème garde sa pertinence pour comprendre les enjeux de l’accès à la
terre sur le continent. En effet, la catégorie « propriété » va bien au-delà de son
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acception civiliste (individuelle, absolue et exclusive) et peut offrir différents
montages tels que ceux de la propriété collective, propriété partagée..., perti-
nents à analyser dans les contextes de réformes foncières en Afrique. À cet égard,
dans le sens du thème proposé par le colloque, ces réflexions sont d’autant plus
riches qu’elles intègrent les notions issues de la Common Law (ownership, trust,
equitable title) et permettent d’ouvrir l’analyse aux deux principales cultures
juridiques occidentales (Plançon, 2006).
La difficulté de l’exercice qui réside pour nous dans sa concision, nous oblige à
tracer à grands traits comment nous percevons la complexité des relations entre
appropriation et organisation de la terre dans un contexte de pluralité de cultures
juridiques, c’est-à-dire dans une pluralité de rapports au droit et de rapport à la
terre. Pour cela, il nous faut évoquer la propriété, tant du point de vue des
représentations sociales que l’on peut en avoir que, dans une moindre mesure ici,
de son fonctionnement intime en termes de technique juridique : que per-
mettent les différents montages des droits démembrés du droit de propriété ? (I)
Ensuite, parce que les rapports à la terre au Sénégal sont aussi éminemment

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contextualisés et concrets, nous ferons état du rapport à la terre qui existe au
Sénégal dont nous tentons d’étudier le sens et les aboutissants des catégories
juridiques en jeu (II). Le contexte sénégalais est l’occasion dans un troisième
point de souligner de quelle manière l’organisation de l’accès à la terre n’est pas
neutre et s’inscrit culturellement dans les rapports socio-politiques propres à
chaque société. Les travaux relatifs à la réforme de la loi sur le domaine national
permettent de réfléchir sur les modes de gouvernance aujourd’hui et la manière
de concevoir une politique publique foncière (III).

I – « QUELLE PROPRIÉTÉ SACRÉE ET ABSOLUE ? »


Un des hiatus porte sur l’objet de la propriété : est-ce une chose, un bien ou
un droit ? Les mécanismes de la notion de propriété se comprennent mieux
quand elle est considérée comme portant sur des droits qui peuvent être aussi
biens corporels qu’incorporels ; cette attitude permet d’introduire la notion de
propriété sur des droits et ainsi de saisir toute l’amplitude des droits contenus
dans « le » droit de propriété. Bien que les droits portant sur la terre semblent a
priori porter sur un bien corporel, on peut se demander si finalement les droits
en question ne portent pas plus exactement sur la variété des actions possibles,
c’est-à-dire sur les « droits d’agir » sur ce bien-fonds, développés par Alain Roche-
gude (2005).

Pour s’en convaincre, considérons la question de la propriété foncière qui


nous intéresse tout particulièrement dans ce travail, elle permet de mieux saisir
en quoi la propriété est une construction juridique. « [La] notion même de
propriété foncière est intrinsèquement hypothétique, si l’on se donne la peine
d’y réfléchir. La simple idée qu’une partie de la surface de la terre puisse
“appartenir” à quelqu’un, comme une chemise ou un outil, n’est rien d’autre
qu’une fiction culturelle inscrite dans les lois et sanctionnée par elles. Ce qui est
possédé, c’est un ensemble de droits spécifiques et limités sur l’activité produc-
trice qui s’y exerce. » (Greer, 1998, p. 55) 1.
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Le contenu des droits liés à l’usage du sol est tout à fait particulier, il est centré
sur l’usage qui en est fait. Il nous semble que la façon d’appréhender les droits sur
le sol permet d’envisager le droit de propriété d’une manière générale, en
ouvrant les horizons quant à son contenu. « Car, parmi tous les biens, la terre a
cette originalité irréductible d’être en quantité finie : ce que l’un prend au-delà
de son quotient paraît nécessairement enlevé aux autres ; pour elle, l’espoir est
interdit, ou l’illusion dont on se berce pour d’autres richesses, qu’en augmen-
tant la production, on pourra donner plus à ceux qui n’ont rien, sans rien
enlever à ceux qui ont beaucoup. » (Carbonnier, 1995, p. 297) Dans cette inten-
tion, la notion de patrimoine permet de concevoir une théorie globale de la
propriété. Le Code civil contient implicitement ces aspects, dans cet article, nous
aimerions rendre compte explicitement de ces perspectives. La propriété ne
porte pas seulement sur le bien, au sens de chose corporelle, mais sur le droit

1 - Allan Greer s’interroge sur la situation des seigneurs en Nouvelle-France.

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relatif à ce même bien. Autrement dit, la propriété porte également sur des droits,
c’est-à-dire des biens incorporels 2.

En effet, la propriété de 1804 ne porte pas seulement sur des choses corpo-
relles : la propriété est décrite comme pouvant porter aussi bien sur une chose
que sur un bien, mais il n’est jamais dit explicitement dans le Code que la
propriété puisse avoir une nature incorporelle. Le Code le permet, mais le
problème, en ce qu’il jette un voile sur la compréhension de la notion de
propriété, est qu’il le permet de manière implicite. À considérer le fonctionne-
ment des représentations sociales, celles-ci peuvent tout à fait comprendre et
intégrer l’implicite, encore faut-il que le contexte idéologique permette de le
penser. Plusieurs transformations ont été opérées à propos de l’objet sur lequel
porte la propriété et ont abouti à un glissement de la propriété d’un droit à la
propriété de la chose elle-même : le propriétaire alors qu’il peut l’être d’un droit
ou d’une chose, est réduit à ne l’être seulement d’une chose. Une confusion est
instaurée entre « le droit de propriété » et l’objet sur lequel porte ce même droit
de propriété. Une confusion qui n’existait pas dans le Code civil, mais qui est
apparue, par construction, après coup tel que Joseph Comby le souligne : « La
propriété foncière absolue n’aura jamais été qu’une aspiration. Elle ne peut
s’inscrire sans la réalité car l’espace n’est pas un objet. Il n’est qu’un lieu où
s’exercent des droits. » (Comby, 1991, p. 17). L’intention politique du XVIIIe siècle
français d’instaurer un lien absolu entre propriétaire et terre ne s’est jamais
concrétisée juridiquement.

Cette approche qui reste conceptuelle et de nature philosophique, donc non


opératoire instantanément, permet pourtant un nouveau point de départ pour
réfléchir sur le rapport des hommes avec leur environnement et les conflits que
ces relations peuvent engendrer.

Concernant la propriété, cet état d’esprit ne peut être négligé dans le sens où
les considérations de philosophie politique l’ont parfois emporté sur celles rela-
tives à la technicité juridique proprement dite. Ce que regrette Jean Carbonnier :
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« Pour lui avoir accordé trop d’importance autrefois, les juristes ne lui en
accordent-ils pas maintenant trop peu ? [...] Accaparés par le brillant article
544, nous avons cru que les attributs de la propriété étaient seuls dignes de
notre philosophie, et nous avons négligé les modes d’acquérir, noyés dans leur
technicité apparente à un autre endroit du Code (art. 711), et sans voir la
terrible réalité dont ils sont chargés. Le résultat est que nous ne saisissons jamais
dans nos raisonnements que la propriété acquise, une tranche de propriété,
abstraite de son commencement, insouciante de sa fin. Pourtant, à qui veut
atteindre l’institution dans sa vérité totale, autant que la structure de la pro-
priété importe sa répartition 3 » (Carbonnier, 1995, pp. 280-281). En effet, les

2 - Un bien juridique n’est pas forcément corporel, il peut être incorporel, dans ce cas de figure, il
correspond à un droit personnel ou réel – relatif à une chose – qui permet des actions personnelles ou
réelles. Ce dispositif juridique est au fondement du droit des biens en Common Law qui repose
principalement sur le droit des obligations, biens incorporels. Voir « La fiducie québécoise est-elle un
trust ? » (Plançon, 2006a, pp. 417-431.).
3 - Pour rappel, le texte de l’article 711 du Code civil : « La propriété des biens s’acquiert et se
transmet par succession, par donation entre vifs ou testamentaire, et par l’effet des obligations » et

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droits de propriété ne sont pas seulement une technique juridique, ils sont aussi
un programme politique.

Le caractère absolu de la propriété ou la croyance en ce caractère est corro-


boré par un ensemble de liens entre différentes notions juridico-politiques telles
que la souveraineté et le pouvoir, qui ont participé à la construction d’une image
du propriétaire présenté comme un personnage omnipotent, à l’image de l’État
dont les politiques sont influencées par la protection de la propriété individuelle.
Toute la difficulté étant de concilier droit individuel de propriété et usage social
de la propriété.

Jean Carbonnier affirme « Au vrai, rien n’est simple dans la réalité que
l’article 544 recouvre si simplement. C’est déjà en soi une erreur, pour la
sociologie, que d’étudier le droit de propriété en général. Sociologiquement, la
propriété n’existe pas ; il n’existe que des propriétés diverses, autant que de
catégories de choses et de personnes – sans préjudice des dimensions – toutes ces
variables devant être combinées. La remarque n’a pas seulement une portée
scientifique, mais politique : à traiter la propriété comme un bloc – celle des
fabriques de souliers et celle de mes souliers – on rend toute conclusion législa-
tive impossible. Les uns savent tendre le piège ; les autres ne savent point s’en
garder. » (Carbonnier, 1995, pp. 289-290). En outre, l’importance du contexte
culturel, religieux et politique est indéniable. Il influe sur l’application de la
notion, mais plus encore sur la compréhension de ses mécanismes. Constatons-le
dans le contexte sénégalais.

II – LES CATÉGORIES JURIDIQUES EN JEU DANS LE DOMAINE


NATIONAL SÉNÉGALAIS
La loi 64-46 de 1964 désigne l’État sénégalais comme le « détenteur » du
domaine national. « Détenu » par l’État, ce domaine n’est pas présenté, conformé-
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ment à l’esprit des valeurs traditionnelles, comme étant la propriété de l’État.
Celui-ci n’en est pas le propriétaire mais le « maître de la terre », un « maître de la
terre moderne » en quelque sorte, qui en assure l’utilisation et la mise en valeur
rationnelles. Dans sa recherche d’équilibre entre les pratiques traditionnelles et
un droit propre à assurer le développement du pays, le législateur de l’État
indépendant a mis en place un régime du sol qui a fait l’originalité du régime
domanial sénégalais : la création de l’entité « domaine national », présentée
comme le point d’équilibre permettant respect des traditions et développement
du pays.

Les valeurs que contient la notion de domaine national renvoient, par les
raisons qui ont motivé sa création et son régime, à un espace dont la logique
présentée par le législateur de 1964 était de prendre en compte le caractère
traditionnel des rapports à la terre. « Le caractère absolu et souverain du droit

celui de l’article 544 : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus
absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. »

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de propriété heurte nos conceptions, cadre mal avec notre existence commu-
nautaire. Chez nous, la propriété privée était connue sur des bases semblables
aux bases occidentales en ce qui concerne les choses mobilières, mais il ne
pouvait exister sur la terre que des droits différents, des démembrements du
droit de propriété généralement multiples et superposés à l’image de la hié-
rarchie sociale 4. ». D’autre part, le même Rapport justifie la création de ce
domaine parce que « l’État a, seul, vocation à organiser, contrôler et garantir
pour le bien de tous, l’usage de l’ensemble des terres. » Cette logique reflète l’état
d’esprit des rapports à la terre dans la plupart des droits traditionnels africains qui
« ne relèvent pas des mêmes notions que le droit européen, même considérées
dans la perspective de l’idée du droit anglais selon laquelle tout le sol du
Royaume-Uni est la propriété de la couronne et que chaque propriétaire tient
son droit de celle-ci. » (Olowale, 1961, p. 185).
Ainsi, la situation juridique du dédoublement des droits de propriété, est-elle
déjà présente dans les montages juridiques actuellement pratiqués au Sénégal. Ils
concernent notamment le domaine national, dédoublé en domaine éminent,
détenu par l’État et en domaine utile, mis en valeur par les affectataires de
parcelles sur lesquelles ces derniers ont des droits d’usage. Nous établissons un
lien entre ce droit d’usage et la théorie de la possession que Jean Carbonnier
commente : « On comprend alors la séduction que cette notion juridique a pu
exercer sur des penseurs socialistes, et pourquoi Proudhon, par exemple, oppo-
sait la possession chaude, vivante, animée de la personnalité du possesseur à la
propriété froide, impersonnelle, abstraite, indépendante de toute appréhension
matérielle et psychologique. Ne tenons-nous pas la solution générale au pro-
blème de la dimension de la propriété ? La propriété ne serait reconnue que
soutenue par une possession sous-jacente. » (Carbonnier, 1995, pp. 295-296).

1 – Inaliénabilité et abusus
La conception sacralisée de la Terre a, parmi d’autres facteurs (sociaux, écono-
miques...) des incidences sur les modalités d’occupation et de gestion. Même si
ce caractère ne doit pas être généralisé, il permet d’appréhender le fait qu’il existe
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différentes représentations sociales relatives à la terre. Une conséquence de la
sacralité est le caractère inaliénable de la terre 5, c’est-à-dire l’interdit de la cession
définitive hors du groupe. Or, le caractère d’inaliénabilité n’est pas absolu ; cela
peut s’expliquer par la distinction qu’il faudrait établir entre « la Terre sacrée et
ses apparences matérielles, les terres, objet de droit. L’idée omniprésente du
double retenue par les religions traditionnelles [...] peut permettre de bien
comprendre la nécessaire distinction entre les apparences matérielles, en elles-
mêmes de peu d’importance et la vérité profonde des choses qui, elle, est
abstraite. Ainsi, y a-t-il Terre et terres. » (Rochegude, 1976, I-100). Dans le même
sens, Raymond Verdier préfère au terme inaliénabilité celui « d’exo-
intransmissibilité » qui décrit plus précisément, selon lui, la situation : il existe

4 - Rapport de la Commission de la Législation et de la Justice de l’Assemblée Nationale, juin 1964,


Dakar, Direction de l’aménagement du territoire, Lois, décrets et circulaires concernant le domaine
national, 1970, p. 13.
5 - La relation logique entre sacralité de la terre et son inaliénabilité est si l’on peut dire un classique
de la littérature africaniste (Kouassigan, 1966, p. 89).

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une possibilité de circulation de la terre. Celle-ci n’est pas interdite à l’intérieur du
groupe et peut se faire par héritage ou à titre gratuit. En revanche, « à l’extérieur
du groupe, s’applique le principe d’exo-intransmissibilité : on peut prêter ou
louer la terre à des étrangers au lignage, mais non la céder à titre définitif. »
(Rouland, 1988, p. 256).
D’ailleurs, pour continuer de montrer que la notion juridique d’inaliénabilité
n’est pas réellement adaptée au contexte que nous étudions, il est possible de se
référer à la logique interne de cette notion : en effet, Alain Rochegude précise que
dans les conceptions civilistes, elle « vise à empêcher le changement de titulaire
d’un bien ou d’un droit. Elle est donc une démarche négative. À l’inverse, le
droit coutumier nous paraît avoir un but positif. Le groupe familial ou villa-
geois ne dit pas “nous n’avons pas le droit” mais plutôt “il faut garder la terre
des ancêtres pour nos descendants” » (Rochegude, 1976, I-102). L’auteur pour-
suit pour conclure que « le lien est devenu personnel entre les hommes et leurs
terres, et il ne s’agit plus d’un droit réel susceptible d’autonomie. Une preuve en
est que de manière générale, à l’intérieur du groupe, tous les actes juridiques
sont possibles. » Ce sont ces représentations de la terre et leurs implications qui
ont pu rentrer en contradiction avec les principes qui régissent le droit de
propriété de tradition civiliste.
La reconnaissance des droits traditionnels sur les terres par les institutions
juridiques de la période coloniale était en effet entravée par la continuelle recher-
che de similitude avec les conceptions occidentales du droit de propriété et ses
trois caractéristiques – usus, fructus, abusus. L’une des pierres d’achoppement
pour reconnaître les droits traditionnels comme pouvant constituer un type de
droit de propriété concernait l’abusus. Ce « droit de disposer », caractéristique en
théorie du droit de propriété civiliste, apparut incompatible avec le principe
d’inaliénabilité. « C’est partant de là que la majorité des auteurs ont estimé que
le droit de propriété n’existait pas [dans le droit traditionnel], faute de l’absolu-
tisme lié à la notion d’abusus. Nous ne les suivons pas sur ce point, car comme
Kouassigan, nous pensons qu’il ne faut pas accorder une importance aussi
systématique à l’abusus :
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« [...] Dès lors que l’abusus manque, on se trouve en face de tout autre chose qu’un
véritable droit de propriété. C’est là une manière trop systématique de présenter le droit
de propriété et une interprétation bien trop large de l’abusus... l’abusus implique
seulement que l’on donne à sa chose une affectation définitive, qu’on en fait un usage
définitif non susceptible de se répéter.
Il y a eu à ce propos une confusion entre la notion d’abusus et celle d’inaliénabilité.
Car si l’abusus doit être présent comme attribut de la propriété, il n’en existe pas moins
des droits de propriété assortis de clause d’inaliénabilité, même en matière foncière. »
(Rochegude, 1976, I-120).

Dans les pratiques juridiques, ces questions ont conduit, pendant la colonisa-
tion, à des quiproquos interculturels liés à la qualification juridique des contrats
établis : des « ventes » étaient interprétées comme des locations 6. Ainsi,
aujourd’hui, l’opposition entre deux systèmes juridiques et de valeurs pose la

6 - Cette question de qualification juridique s’est notamment posée à propos du traité de Ndiaw en
1819 entre les autorités françaises et les chefs traditionnels du Waalo pour qui « le paiement de

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question de la transmission à l’intérieur du groupe, notamment soulignée par les
conflits intergénérationnels que cette opposition engendre. Concrètement, on
observe au Sénégal des cas de vente des parcelles familiales par les fils contre
l’avis des aînés. Le caractère inaliénable doit donc être considéré avec prudence,
de la même façon que la notion des droits collectifs qui parfois offre une vision
rigide de la réalité des pratiques juridiques.

2 – Droits collectifs et sujet de droit

Ainsi, sur la relation entre la terre et les droits collectifs, Guy-Adjété Kouassi-
gan soulève le malentendu qui a pu naître pendant la colonisation à propos du
lien entre les terres et les groupes humains : « [tenant] compte de tous les
réseaux qu’il implique, nous dirons que le statut de la terre, selon les coutumes
ouest-africaines, comprend le fait de la propriété, mais ne se présente pas
comme un droit de propriétaire. C’est une souveraineté et non un véritable
droit de propriété que les diverses collectivités exercent sur leurs terres. »
(Kouassigan, 1966, p. 131) 7. La reconnaissance juridique de droits collectifs sur
les terres a été l’objet de nombreuses discussions au sein de la doctrine juridique
et revenait à se questionner sur la qualité juridique de la collectivité qui préten-
dait à la reconnaissance de ses droits collectifs : a-t-elle une capacité juridique ?
« Ces droits étant collectifs, seuls des groupements d’individus peuvent en être
déclarés titulaires. La question de savoir si ceux-ci peuvent être sujets de droit,
autrement dit, empruntant une terminologie propre aux systèmes juridiques
européens, nous nous demanderons s’ils peuvent être des personnes morales. »
(Kouassigan, 1966, p. 95) 8. Les développements sur le patrimoine d’affectation
mettent en évidence et impliquent de reconsidérer l’importance jusqu’alors
apporté à l’association personnalité morale/patrimoine. Cette question pose celle
du niveau territorial, autrement dit l’entité ou les acteurs, les plus à même de
gérer l’affectation attribuée au patrimoine collectif.

« On peut par ailleurs considérer que le droit de propriété, exclusif et personnalisé


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(au sens de rattaché à une personnalité juridique même si on parle de droit réel), ne
prend sens qu’au regard de l’utilité, de la valeur symbolique, économique, sociale, qui
s’attache au même support foncier. [...] L’importance juridique repose alors sur la
faculté exclusive de disposer de l’objet, non pas pour en disposer selon son bon plaisir,
mais plus pragmatiquement, en fonction de l’usage ou de l’intérêt que l’on compte en
tirer. Peut-être peut-on y voir l’effet de la disparition de la généralité du domaine
éminent comme support du domaine utile. Quoiqu’il en soit, l’analyse des droits sur le
sol et les ressources gagnerait assurément à reprendre comme fondement cette réfé-
rence à l’“utilité”. [...] L’essentiel devient alors d’identifier l’exclusivité d’un droit
d’accès, d’usage, d’occupation, provisoire ou permanent, territorialisé mais au regard de

coutume ne constituait pas une aliénation définitive des concessions accordées à la France »
(Barry, 1988, p. 197).
7 - Ce qui fait dire à Alain Rochegude, dans ses commentaires prolongeant cette citation que « Nous
pensons donc que, plutôt que de prétendre sans cesse tout ramener à nos propres concepts juri-
diques, il faut se contenter d’admettre que le droit foncier coutumier constitue un mécanisme suis
generis reposant sur quelques idées issues du contexte social. » (Rochegude, 1976, p. 126).
8 - Cité par Alain Rochegude (1976, p. I-95).

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la fonctionnalité recherchée. Le caractère religieux historiquement invoqué pour disso-
cier la Terre et le sol dans les droits dits traditionnels a perdu et continue de perdre de sa
force. » (Rochegude, 2005, pp. 65-66).

La manière traditionnelle de concevoir la gestion de la terre où une autorité –


un chef, un roi ou l’État – tient le rôle de dépositaire et exerce des pouvoirs
d’administration générale sur la terre de la communauté, ne doit pas éluder le
fait, qu’au Sénégal comme ailleurs, un rapport individualisé est également pris en
compte dans la gestion des terres. Cela se traduit par la possibilité entre les
acteurs de différents accords relatifs à la mise en valeur de la terre – accords,
affectations et contrats – qui mettent en œuvre un dédoublement de la propriété.

On constate ce genre de montage, par exemple, dans les périmètres irrigués


de la vallée du fleuve Sénégal, dans la région de Podor où différents droits sont
appliqués par différentes personnes sur une même parcelle. « L’aristocratie fon-
cière peul gère les terres en tant que propriétaire du domaine éminent et
applique des normes structurant les relations avec ceux qui exploitent des
parcelles en tant que détenteurs d’un droit d’usage » (Plançon, N’Diaye, 2008,
p. 59). Ainsi, dans les pratiques juridiques peules existent de nombreux types de
contrats qui traduisent 9 les relations entre propriétaires de parcelles et exploi-
tants agricoles. Pour autant, la perte de vitesse du caractère sacré de la terre
« n’ouvre pas pour autant la porte à la propriété parcellaire romaniste »
(Rochegude, 1976), mais ouvre le débat sur le fondement de la propriété
aujourd’hui au Sénégal.

La réforme foncière prévue par la loi d’orientation sylvo-pastorale de 2004


s’inscrit dans le cadre d’une politique nationale de préservation des ressources
naturelles, particulièrement sensible dans la proximité de la zone sahélienne. Un
lien entre foncier et environnement est établi dans la mesure où la gestion des
ressources naturelles a un lien étroit avec le régime juridique des sols. Le droit
applicable aux ressources naturelles renouvelables ne correspond pas exacte-
ment au droit foncier, pourtant, le statut de ces ressources est le plus souvent
tributaire du statut et du régime du fonds. Ce positionnement, issu de la tradition
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civiliste, « la propriété du sol emporte la propriété de dessus et de dessous »
(art. 552 al. 1 CC) n’est pas toujours adapté aux pratiques des populations :
détenir le sol d’une part, et le cultiver, c’est-à-dire le mettre en valeur d’autre part,
ne sont pas toujours le fait d’une seule personne : ces montages juridiques
peuvent impliquer plusieurs personnes. Les discussions relatives à l’entité
« domaine national » dans les travaux 10 relatifs à la réforme de la terre au Sénégal

9 - Par exemple, le pouvoir lignager foncier a produit le rempeccen (contrat ayant comme contre-
partie le partage des produits agricoles et l’obligation de voter aux élections pour le candidat que
soutient le maître de terre), le lubal alla e nulaadomum (un prêt à titre gratuit légitimant le statut
social supérieur du propriétaire).
10 - Ces travaux émanent tant des séminaires des acteurs du monde rural (Rapport final de l’atelier
national de l’Association des présidents des conseils ruraux (APCR), Séminaires d’information et de
sensibilisation sur le projet de réforme foncière, 16-17 décembre 1999, janvier 2000, 51 p. et Déclara-
tion finale du Conseil national de concertation et de coopération des ruraux (CNCR), Séminaire
national des ruraux sur la réforme foncière, Dakar, 12 – 15 janvier, 2004, 2 p.) que des travaux de la
Commission chargée de la Réforme du Droit de la terre (« Quelques propositions de réforme sur la
gestion foncière en milieu rural », juin 2008, 26 p.).

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pose la question non seulement du fondement de la propriété, mais également
des types d’agriculture mis en œuvre dans le pays.

III – LES ENJEUX DE LA RÉFORME FONCIÈRE AU SÉNÉGAL


L’accès et la gestion du territoire, autrement dit la question foncière, est dans
l’agenda politique du Sénégal depuis la moitié des années 1990, et s’orientent
vers une réforme du droit de la terre. Une politique publique ne se traduit pas
toujours par une réforme, mais au Sénégal concernant le droit de la terre, la
tendance semble être celle de modifier l’économie actuelle du domaine national.
Comme nombre de pays du Sud, l’enjeu est de construire un équilibre entre une
ouverture au marché et le maintien de certains principes d’équité et de solidarité.
La construction de ce discours complexe est aussi la construction d’une image
que le pays veut se donner à soi-même et veut donner à l’extérieur (Muller, 2006,
p. 39) à de potentiels partenaires économiques. La diversité des auditoires d’une
politique publique explique la complexité de son élaboration. Concernant plus
spécialement les politiques foncières, le Sénégal a également des choix de société
à construire : quel rôle donner à l’agriculture ? Certes, elle ne représente plus que
8 % du PIB, mais emploie plus de la moitié de la population active. Quelle
agriculture privilégier ? Agriculture familiale ou « agriculture moderne indus-
trielle » ? Le choix n’est pas bipolaire, différents types d’agriculture peuvent
coexister en cohérence avec différents types d’accès au sol et modalité de ges-
tion. Cependant, les enjeux économiques, d’acteurs nationaux comme exté-
rieurs, tendent à fragiliser les équilibres sociaux liés à l’accès à la terre. Là encore,
les choix qui émergeront relèveront tant de l’image dont souhaite se doter le
Sénégal que des responsabilités que les Sénégalais seront prêts à consentir.

Les droits traditionnels portent dans leur fonctionnement des éléments


important de la société sénégalaise, mais également des rigidités. L’enjeu est de
conserver les éléments qui demeurent pertinents dans la loi 64-46 : l’esprit du
domaine national est un donné important qu’il est crucial de protéger au Sénégal
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dans le sens où son fonctionnement « sur le papier » met en avant l’accès gratuit,
l’usage de la terre et sa mise en valeur. Cependant, les pratiques ne respectent pas
toujours l’esprit de la loi 64-46. C’est moins la loi qui est mauvaise que les
pratiques qui ne sont pas en cohérence avec les recommandations législatives.
D’où le besoin, voire la nécessité ressentie par certains acteurs, de sortir de cet
entre-deux.

Outre les contrats traditionnels peuls évoqués plus haut, les individus ont
également recours à différents accords non prévus par la loi de 1964 qui illustre
l’existence de contournements de la loi sur le domaine national. L’existence de
contrats de prêt, tournant, des terres pour une durée de moins de deux ans, par
exemple, relevée par Samba Traoré, permet de mesurer le fonctionnement actuel
du domaine national. L’auteur explique que « le droit d’usage étant personnel,
l’interdiction des contrats de mise en valeur [officieux et hors de la procédure
du Conseil rural] est contournée par la pratique des prêts tournant qui permet
au véritable détenteur de la parcelle de repousser le délai de mise en valeur
[par ses propres soins] et de justifier d’une bonne gestion auprès des autorités.

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[...] Ces nouvelles pratiques de prêts consistent, afin de contourner le délai
presque uniforme de deux ans pour la mise en valeur, à céder des terres et à les
prendre au bout d’un an, en prêtant une autre parcelle. Elles ont pour effet
d’éviter que le bénéficiaire ne se prévale d’une occupation de deux ans qui lui
ouvre le droit de demander une régularisation au conseil rural. » (Traoré,
1997, p. 98). Par cette pratique, la terre est mise en valeur, l’affectataire protège
ainsi son affectation tandis que le locataire officieux ne peut se prévaloir de la
mise en valeur qu’il a effectuée. Cette pratique traduit une inadaptation du
régime du domaine national aux pratiques et stratégies des populations déten-
trices de parcelles qui veulent le rester, mais les font mettre en valeur par
d’autres. Un des voies pour préserver l’esprit de la loi sur le domaine national
serait de renforcer les contrôles, d’identifier qui met effectivement en valeur et, le
cas échéant, d’établir une désaffectation ; or, dans les faits, très peu de désaffec-
tation ont lieu.

En effet, la répartition des terres des zones de terroirs ne dépend pas seule-
ment des dispositifs législatifs et réglementaires tant les pratiques sont largement
ancrées dans les représentations traditionnelles liées au droit de la terre. Ainsi, les
notables traditionnels – chefs de village, lamanes et chefs religieux – sont partie
prenante de l’attribution des droits d’occupation des terres et restent incontour-
nables, quoique le législateur ne leur ait pas attribué de rôle spécifique. Ainsi, la
création de la communauté rurale en 1972 et la politique de 1996 tendant au
renforcement de la décentralisation ont été mises en œuvre, mais les pouvoirs
traditionnels se sont maintenus, notamment en étant partie prenante des institu-
tions de la décentralisation. Quoique l’esprit et les objectifs de la loi sur le
domaine national de 1964 soient fondés, de fait, le dispositif n’est pas toujours
appliqué et rencontre des résistances (Le Roy, 1985). Les pratiques que la loi
escomptait supprimer, à savoir les pratiques coutumières et les hiérarchies tradi-
tionnelles, se sont maintenues sur le territoire des communautés rurales et n’ont
pas favorisé l’accès à la terre de catégories de population qui en étaient exclues.

Par exemple, concernant les modalités d’attribution des droits d’occupation


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des terres, elles reposent sur l’action des Conseils ruraux 11. La composition de
ces conseils pose les classiques questions de représentativité : les gros villages
sont surreprésentés et certaines catégories sont sous-représentées, (jeunes, fem-
mes, membres de castes). Mais surtout, les lois de 1964 et 1972 qui avaient pour
objectif de « mettre fin au contrôle des terres par les grandes familles tutélaires
des chefferies » (Traoré, 1997, p. 96), n’ont que peu atténué la mainmise des
familles détentrices des droits fonciers originels sur les communautés rurales et
leur conseil rural.

Ainsi, la composition des conseils et leur fonctionnement suggère que l’une


des questions primordiales des réformes à venir concerne une répartition plus
équitable de l’accès à la terre aux populations capables de la mettre en valeur. Les
habitants de la communauté rurale peuvent être capables de mettre en valeur les

11 - Ces conseils sont composés aux deux tiers de membres élus au suffrage universel direct, et
pour un tiers de membres élus par l’assemblée générale des adhérents des coopératives de la
communauté.

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terres, mais l’une des questions est celle de consentir des droits à des non-
habitants de la communauté rurale afin de privilégier une mise en valeur plus
rentable. Cette voie est évoquée par la « Commission chargée de la réforme du
droit de la terre » et pose la question plus globale de la capacité du secteur
traditionnel à mettre en valeur et valoriser les terres au Sénégal.
Le souci d’optimiser et de rationaliser la gestion des terres, la volonté, selon
les termes du document cité plus haut, de la Commission chargée de la réforme,
de « mettre le monde paysan (sénégalais) au diapason du monde moderne » et
de prôner « l’émergence d’un conseiller rural de type nouveau » tend à s’accen-
tuer. Cela se concrétise par une tendance à la privatisation des terres au nom de
l’État : pour la Commission « la nouveauté consistera à généraliser l’immatricu-
lation, au lieu d’attendre le dépôt de dossier pour le faire » (p. 8), au bénéfice
des investisseurs (étrangers ou nationaux, y compris non résidents de la Commu-
nauté rurale – ce qui serait une nouveauté –), qui pourront accéder aux terres
sises dans des « zones d’investissements intensifs dans la zone du terroir » que la
Commission propose de créer 12.
La question de la réforme foncière au Sénégal conduit à résoudre une concur-
rence de légitimités, avec tous les risques de rupture du contrat social sénégalais
que cela comporte. Comment refaire circuler les droits d’accès à la terre dans le
cadre d’un projet de société respectueux des différents groupes sénégalais ?
Paradoxalement, même si la loi sur le domaine national en 1964 et les travaux
relatifs à la réforme foncière en cours tendent à remettre en cause les structures
et les pratiques juridiques traditionnelles fondées sur le droit d’usage, la réforme
foncière ne pourra se faire sans l’assentiment des acteurs du monde rural.
Les questions soulevées par le droit et la gestion de la terre montrent de
manière particulièrement nette que la terre est attachée à un droit local, le droit
de la terre et des populations qui en vivent. Le droit de la terre, parmi d’autres
perspectives juridiques que nous suggérons, souligne les limites d’une vision
uniforme du droit de la terre qui appliquerait les mêmes dispositifs quelques
soient les contextes. Le droit relatif au territoire, parce que sa gestion est éminem-
ment locale, doit prendre en considération les différentes représentations de
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l’espace, du droit, de l’autorité, etc. L’enjeu consiste à tendre vers un équilibre
entre une certaine homogénéisation des techniques juridiques concernant la
production, la protection et l’accès équitable à ces biens, tout en préservant les
manières de penser et de pratiquer le droit au quotidien, au niveau local.
La confirmation que les conceptions occidentales du droit ne sont pas univer-
selles et, comme corollaire, la reconnaissance de cultures juridiques différentes
dans toute leur complexité vont à l’encontre des discours qui prônent une
uniformisation du droit, en particulier concernant la généralisation du droit
individuel, exclusif et absolu de propriété sur les terres. L’universalité du phéno-
mène juridique n’empêche pas la diversité des manifestations et des modalités de

12 - La mise en œuvre de « vastes zones d’investissements intensifs » constitue « une facilitation


aux non-résidents d’accéder à la terre dans les zones de terroir. [...] Cela est d’autant plus
nécessaire que, pour des raisons de logique de développement économique, la mise en valeur
rationnelle des terres nécessite, le plus souvent, l’intervention de personnes étrangères dotées de
moyens d’investissement important. ». (Doc Commission, p. 10).

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ce phénomène, c’est-à-dire la reconnaissance de la diversité des cultures juri-
diques. La légitimité de la production normative réintroduit la notion de repré-
sentation politique, au sens où la légitimité du droit a partie liée avec le lien entre
majorité politique, donc juridique, et minorité. « L’exercice (du) pouvoir est
dominé par la loi de la majorité à laquelle nous sommes tant habitués que nous
ne voyons plus combien il est étrange de prétendre provoquer une obéissance
unanime en recourant à une règle qui loin de viser à convaincre ne cherche
qu’à mesurer l’importance respective des avis divergents. Sauf exceptions
remarquables, nous oublions combien il est traumatisant de se soumettre sans
être convaincu. » (Douglas, 1999, p. 95). Cela pose la question du processus qui
concourt à rendre légitimes des lois votées par une majorité (Habermas, 1997,
p. 87).

Nous retrouvons le rôle essentiel des représentations, comprises dans tous les
sens du terme, dans la construction de la légitimité du droit ; non seulement la
représentation comprise dans son sens sociologique, les représentations que l’on
se fait du droit, mais également la représentation, au sens constitutionnel et
politique du terme, quand il s’agit de construire une majorité parlementaire
représentant les populations dans un territoire, qu’il soit reconnu comme État ou
non. Mais la question de légitimité du droit se pose d’une toute autre manière
lorsque les mécanismes de représentations politiques classiques (c’est-à-dire
occidentales) ne fonctionnent plus ou, comme dans les cas de régulation juri-
dique à l’échelle mondiale, ne sont pas reconnus unanimement.

Le lien entre territorialité et droit est établi d’autant plus que le discours actuel
sur l’a-territorialité croissante du droit exige de nouvelles façons d’appréhender
et de penser un droit international qui n’a pas toujours de légitimité, car pas
d’enracinement territorial local. Les enjeux juridiques de la relation entre local et
global se situent tant au moment de la production qu’à celui de l’application du
droit. Il est question d’adaptation et d’articulation entre plusieurs échelles juri-
diques et spatiales. Autrement dit, ce jeu d’échelles de droit exige du juriste de
réformer sa vision du droit : les schémas traditionnels ne sont plus suffisants pour
répondre à la complexité des questions de droit. Les nouvelles formes du droit, la
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forte implication des dimensions temporelle et territoriale sur la responsabilité
juridique sont accompagnées de nouveaux discours sur le droit vu d’Occident :
pour répondre aux nouvelles exigences du droit, le modèle en réseau, la régula-
tion et les modalités de ce qu’on appelle la « gouvernance », tentent de pallier les
déficiences grandissantes des formes juridiques de l’État traditionnel. Que peut-
on attendre de ces nouvelles représentations du droit et façons d’organiser nos
sociétés humaines ?
À cet égard, une difficulté persiste concernant le rapport entre la gouvernance
et sa spatialisation, c’est-à-dire l’ancrage de la gouvernance dans un territoire et
donc dans son aspect localisé et concret ; le besoin d’identifier les gouvernances
à telle ou telle échelle reflète ce souci de replacer dans leur contexte les différents
enjeux. Le droit de la gouvernance ne peut être pensé « hors-territoire » et
« hors-contexte ». Une précision s’impose car il ne s’agit pas seulement de dire
que la gouvernance est vécue différemment selon la variété des cultures juri-
diques ; il s’agit de dire cela, mais d’y ajouter que la gouvernance, dans sa mise en
action, ne peut être détachée d’un territoire. La gouvernance concernerait donc

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un territoire sur lequel une population concevrait et vivrait la gouvernance selon
sa propre conception... On retrouve là les problématiques rencontrées à propos
du droit comme phénomène socioculturel lié à un territoire et qui implique la
reconnaissance de la diversité des cultures juridiques. Comprendre le rapport à la
terre, sa construction et son sens, c’est saisir les nuances et la spécificité des
pratiques juridiques, c’est-à-dire interpréter le Droit de la terre au regard des
représentations particulières.

Dans le cas du Sénégal, un des enjeux pour les acteurs nationaux et locaux
constitue à identifier le statut du sol, c’est-à-dire le fondement de la propriété, et
le type d’agriculture qui correspond aux intérêts de la population sénégalaise.
Statut du sol et type d’agriculture sont a priori indépendants, cependant, les
enjeux relatifs à la souveraineté alimentaire nous conduisent à lier politique
foncière et politique agricole. Le choix entre agriculture à grande échelle et
agriculture paysanne familiale induit un mode d’accès différents à la terre, ce qui,
nécessairement, a des incidences sur les catégories, les dispositifs et les instru-
ments juridiques privilégiés.

Dans cette perspective, la catégorie juridique « domaine national », même si le


dispositif juridique peut et doit être adapté au contexte et aux pratiques
d’aujourd’hui, reste un montage de droit original, permettant l’accès gratuit à la
terre et une mise en valeur des terres raisonnable et durable. L’économie et
l’esprit du dispositif ont encore un intérêt juridique et méritent notre attention :
les voies de recherche juridique actuelles (Plançon, N’Diaye, 2008) s’orientent,
tant dans une perspective institutionnelle de renforcement des autorités locales
et décentralisées dans la gestion des terres et des ressources naturelles que dans
« l’invention » de montages juridiques, fondés sur une nouvelle lecture des
modes d’appropriation.

BIBLIOGRAPHIE
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