Caroline Plançon
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Caroline Plançon *
rticle on line N° 200 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2009 - p. 837-851 - REVUE TIERS MONDE 837
pratiques juridiques, y compris issues des droits traditionnels, naturellement
moins accessibles, surtout quand ces droits s’expriment dans les langues locales,
par exemple en wolof ou en peul, pour le contexte sénégalais. À cet égard,
l’anthropologie juridique développée au Laboratoire d’anthropologie juridique et
politique a développé des réflexions autour de ces problèmes de traduction, aussi
bien linguistiques que juridiques : les échanges entre droit et anthropologie
dépassent les mots et intègrent dans le contenu du droit, non seulement le droit
applicable, mais également les discours, les représentations et les pratiques
juridiques.
En effet, la propriété de 1804 ne porte pas seulement sur des choses corpo-
relles : la propriété est décrite comme pouvant porter aussi bien sur une chose
que sur un bien, mais il n’est jamais dit explicitement dans le Code que la
propriété puisse avoir une nature incorporelle. Le Code le permet, mais le
problème, en ce qu’il jette un voile sur la compréhension de la notion de
propriété, est qu’il le permet de manière implicite. À considérer le fonctionne-
ment des représentations sociales, celles-ci peuvent tout à fait comprendre et
intégrer l’implicite, encore faut-il que le contexte idéologique permette de le
penser. Plusieurs transformations ont été opérées à propos de l’objet sur lequel
porte la propriété et ont abouti à un glissement de la propriété d’un droit à la
propriété de la chose elle-même : le propriétaire alors qu’il peut l’être d’un droit
ou d’une chose, est réduit à ne l’être seulement d’une chose. Une confusion est
instaurée entre « le droit de propriété » et l’objet sur lequel porte ce même droit
de propriété. Une confusion qui n’existait pas dans le Code civil, mais qui est
apparue, par construction, après coup tel que Joseph Comby le souligne : « La
propriété foncière absolue n’aura jamais été qu’une aspiration. Elle ne peut
s’inscrire sans la réalité car l’espace n’est pas un objet. Il n’est qu’un lieu où
s’exercent des droits. » (Comby, 1991, p. 17). L’intention politique du XVIIIe siècle
français d’instaurer un lien absolu entre propriétaire et terre ne s’est jamais
concrétisée juridiquement.
Concernant la propriété, cet état d’esprit ne peut être négligé dans le sens où
les considérations de philosophie politique l’ont parfois emporté sur celles rela-
tives à la technicité juridique proprement dite. Ce que regrette Jean Carbonnier :
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2 - Un bien juridique n’est pas forcément corporel, il peut être incorporel, dans ce cas de figure, il
correspond à un droit personnel ou réel – relatif à une chose – qui permet des actions personnelles ou
réelles. Ce dispositif juridique est au fondement du droit des biens en Common Law qui repose
principalement sur le droit des obligations, biens incorporels. Voir « La fiducie québécoise est-elle un
trust ? » (Plançon, 2006a, pp. 417-431.).
3 - Pour rappel, le texte de l’article 711 du Code civil : « La propriété des biens s’acquiert et se
transmet par succession, par donation entre vifs ou testamentaire, et par l’effet des obligations » et
Jean Carbonnier affirme « Au vrai, rien n’est simple dans la réalité que
l’article 544 recouvre si simplement. C’est déjà en soi une erreur, pour la
sociologie, que d’étudier le droit de propriété en général. Sociologiquement, la
propriété n’existe pas ; il n’existe que des propriétés diverses, autant que de
catégories de choses et de personnes – sans préjudice des dimensions – toutes ces
variables devant être combinées. La remarque n’a pas seulement une portée
scientifique, mais politique : à traiter la propriété comme un bloc – celle des
fabriques de souliers et celle de mes souliers – on rend toute conclusion législa-
tive impossible. Les uns savent tendre le piège ; les autres ne savent point s’en
garder. » (Carbonnier, 1995, pp. 289-290). En outre, l’importance du contexte
culturel, religieux et politique est indéniable. Il influe sur l’application de la
notion, mais plus encore sur la compréhension de ses mécanismes. Constatons-le
dans le contexte sénégalais.
Les valeurs que contient la notion de domaine national renvoient, par les
raisons qui ont motivé sa création et son régime, à un espace dont la logique
présentée par le législateur de 1964 était de prendre en compte le caractère
traditionnel des rapports à la terre. « Le caractère absolu et souverain du droit
celui de l’article 544 : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus
absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. »
1 – Inaliénabilité et abusus
La conception sacralisée de la Terre a, parmi d’autres facteurs (sociaux, écono-
miques...) des incidences sur les modalités d’occupation et de gestion. Même si
ce caractère ne doit pas être généralisé, il permet d’appréhender le fait qu’il existe
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Dans les pratiques juridiques, ces questions ont conduit, pendant la colonisa-
tion, à des quiproquos interculturels liés à la qualification juridique des contrats
établis : des « ventes » étaient interprétées comme des locations 6. Ainsi,
aujourd’hui, l’opposition entre deux systèmes juridiques et de valeurs pose la
6 - Cette question de qualification juridique s’est notamment posée à propos du traité de Ndiaw en
1819 entre les autorités françaises et les chefs traditionnels du Waalo pour qui « le paiement de
Ainsi, sur la relation entre la terre et les droits collectifs, Guy-Adjété Kouassi-
gan soulève le malentendu qui a pu naître pendant la colonisation à propos du
lien entre les terres et les groupes humains : « [tenant] compte de tous les
réseaux qu’il implique, nous dirons que le statut de la terre, selon les coutumes
ouest-africaines, comprend le fait de la propriété, mais ne se présente pas
comme un droit de propriétaire. C’est une souveraineté et non un véritable
droit de propriété que les diverses collectivités exercent sur leurs terres. »
(Kouassigan, 1966, p. 131) 7. La reconnaissance juridique de droits collectifs sur
les terres a été l’objet de nombreuses discussions au sein de la doctrine juridique
et revenait à se questionner sur la qualité juridique de la collectivité qui préten-
dait à la reconnaissance de ses droits collectifs : a-t-elle une capacité juridique ?
« Ces droits étant collectifs, seuls des groupements d’individus peuvent en être
déclarés titulaires. La question de savoir si ceux-ci peuvent être sujets de droit,
autrement dit, empruntant une terminologie propre aux systèmes juridiques
européens, nous nous demanderons s’ils peuvent être des personnes morales. »
(Kouassigan, 1966, p. 95) 8. Les développements sur le patrimoine d’affectation
mettent en évidence et impliquent de reconsidérer l’importance jusqu’alors
apporté à l’association personnalité morale/patrimoine. Cette question pose celle
du niveau territorial, autrement dit l’entité ou les acteurs, les plus à même de
gérer l’affectation attribuée au patrimoine collectif.
coutume ne constituait pas une aliénation définitive des concessions accordées à la France »
(Barry, 1988, p. 197).
7 - Ce qui fait dire à Alain Rochegude, dans ses commentaires prolongeant cette citation que « Nous
pensons donc que, plutôt que de prétendre sans cesse tout ramener à nos propres concepts juri-
diques, il faut se contenter d’admettre que le droit foncier coutumier constitue un mécanisme suis
generis reposant sur quelques idées issues du contexte social. » (Rochegude, 1976, p. 126).
8 - Cité par Alain Rochegude (1976, p. I-95).
9 - Par exemple, le pouvoir lignager foncier a produit le rempeccen (contrat ayant comme contre-
partie le partage des produits agricoles et l’obligation de voter aux élections pour le candidat que
soutient le maître de terre), le lubal alla e nulaadomum (un prêt à titre gratuit légitimant le statut
social supérieur du propriétaire).
10 - Ces travaux émanent tant des séminaires des acteurs du monde rural (Rapport final de l’atelier
national de l’Association des présidents des conseils ruraux (APCR), Séminaires d’information et de
sensibilisation sur le projet de réforme foncière, 16-17 décembre 1999, janvier 2000, 51 p. et Déclara-
tion finale du Conseil national de concertation et de coopération des ruraux (CNCR), Séminaire
national des ruraux sur la réforme foncière, Dakar, 12 – 15 janvier, 2004, 2 p.) que des travaux de la
Commission chargée de la Réforme du Droit de la terre (« Quelques propositions de réforme sur la
gestion foncière en milieu rural », juin 2008, 26 p.).
Outre les contrats traditionnels peuls évoqués plus haut, les individus ont
également recours à différents accords non prévus par la loi de 1964 qui illustre
l’existence de contournements de la loi sur le domaine national. L’existence de
contrats de prêt, tournant, des terres pour une durée de moins de deux ans, par
exemple, relevée par Samba Traoré, permet de mesurer le fonctionnement actuel
du domaine national. L’auteur explique que « le droit d’usage étant personnel,
l’interdiction des contrats de mise en valeur [officieux et hors de la procédure
du Conseil rural] est contournée par la pratique des prêts tournant qui permet
au véritable détenteur de la parcelle de repousser le délai de mise en valeur
[par ses propres soins] et de justifier d’une bonne gestion auprès des autorités.
En effet, la répartition des terres des zones de terroirs ne dépend pas seule-
ment des dispositifs législatifs et réglementaires tant les pratiques sont largement
ancrées dans les représentations traditionnelles liées au droit de la terre. Ainsi, les
notables traditionnels – chefs de village, lamanes et chefs religieux – sont partie
prenante de l’attribution des droits d’occupation des terres et restent incontour-
nables, quoique le législateur ne leur ait pas attribué de rôle spécifique. Ainsi, la
création de la communauté rurale en 1972 et la politique de 1996 tendant au
renforcement de la décentralisation ont été mises en œuvre, mais les pouvoirs
traditionnels se sont maintenus, notamment en étant partie prenante des institu-
tions de la décentralisation. Quoique l’esprit et les objectifs de la loi sur le
domaine national de 1964 soient fondés, de fait, le dispositif n’est pas toujours
appliqué et rencontre des résistances (Le Roy, 1985). Les pratiques que la loi
escomptait supprimer, à savoir les pratiques coutumières et les hiérarchies tradi-
tionnelles, se sont maintenues sur le territoire des communautés rurales et n’ont
pas favorisé l’accès à la terre de catégories de population qui en étaient exclues.
11 - Ces conseils sont composés aux deux tiers de membres élus au suffrage universel direct, et
pour un tiers de membres élus par l’assemblée générale des adhérents des coopératives de la
communauté.
Nous retrouvons le rôle essentiel des représentations, comprises dans tous les
sens du terme, dans la construction de la légitimité du droit ; non seulement la
représentation comprise dans son sens sociologique, les représentations que l’on
se fait du droit, mais également la représentation, au sens constitutionnel et
politique du terme, quand il s’agit de construire une majorité parlementaire
représentant les populations dans un territoire, qu’il soit reconnu comme État ou
non. Mais la question de légitimité du droit se pose d’une toute autre manière
lorsque les mécanismes de représentations politiques classiques (c’est-à-dire
occidentales) ne fonctionnent plus ou, comme dans les cas de régulation juri-
dique à l’échelle mondiale, ne sont pas reconnus unanimement.
Le lien entre territorialité et droit est établi d’autant plus que le discours actuel
sur l’a-territorialité croissante du droit exige de nouvelles façons d’appréhender
et de penser un droit international qui n’a pas toujours de légitimité, car pas
d’enracinement territorial local. Les enjeux juridiques de la relation entre local et
global se situent tant au moment de la production qu’à celui de l’application du
droit. Il est question d’adaptation et d’articulation entre plusieurs échelles juri-
diques et spatiales. Autrement dit, ce jeu d’échelles de droit exige du juriste de
réformer sa vision du droit : les schémas traditionnels ne sont plus suffisants pour
répondre à la complexité des questions de droit. Les nouvelles formes du droit, la
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Dans le cas du Sénégal, un des enjeux pour les acteurs nationaux et locaux
constitue à identifier le statut du sol, c’est-à-dire le fondement de la propriété, et
le type d’agriculture qui correspond aux intérêts de la population sénégalaise.
Statut du sol et type d’agriculture sont a priori indépendants, cependant, les
enjeux relatifs à la souveraineté alimentaire nous conduisent à lier politique
foncière et politique agricole. Le choix entre agriculture à grande échelle et
agriculture paysanne familiale induit un mode d’accès différents à la terre, ce qui,
nécessairement, a des incidences sur les catégories, les dispositifs et les instru-
ments juridiques privilégiés.
BIBLIOGRAPHIE
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