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TIPHAINE

HADET

Le bonheur arrive toujours sur la pointe des pieds


Roman


CITY ÉDITIONS

Tu es la réponse à toutes
les prières que j’ai adressées.
Tu es une chanson, un rêve, un murmure,
Et je ne sais pas comment j’ai pu vivre
aussi longtemps sans toi.
NICHOLAS SPARKS, LES PAGES DE NOTRE AMOUR.
CHAPITRE 1

Pour vendre des choux-fleurs

Mon lit a disparu depuis plus d’une heure. Sous un amas de vêtements, de
magazines, une trousse de toilette débordante, des chaussettes solitaires, il doit
tenter de faire bonne figure. Mais il est tellement habitué. À chaque départ, le
même scénario s’écrit sans que je cherche à y changer quoi que ce soit. Je
dépose tout là, sur la couette roulée en boule, entre mes nombreux oreillers. Et
c’est encore pire lorsque je suis à la veille de rejoindre ma famille pour
l’incontournable semaine annuelle de retrouvailles. Perchée dans mon
appartement du sixième étage, bercée par le vent glacial du dehors, je trie, je
choisis, je recale. Le vert ne m’ira pas au teint. Les motifs arrondiront ma taille
débordante. Les slims m’empêcheront de respirer. Les jupes resteront
dramatiquement inconfortables. Et pourtant, elles vont peut-être m’aider à passer
un meilleur moment au milieu des cousins, tantes, oncles, amis des uns et des
autres.
— Camille, si tu ne te forces pas un peu à être plus féminine, aucun mec
n’acceptera de partager ta vie ! Déjà qu’avec ton caractère, tu pars avec un
handicap considérable ! Ah, ah, ah, ah, ah !
Cette année, ils devront se concentrer sur autre chose afin d’expliquer mon
célibat persistant, et non moins choisi, à leur plus grand étonnement. Je glisse
donc dans ma valise fatiguée quelques exemplaires de jupes coupées au-dessus
du genou afin de satisfaire leur curiosité. J’accompagne le tout de quelques
décolletés échancrés qui feront bondir ma pudibonde de mère, sans oublier les
éternels gilets déformés par le temps qui rassureront mon père, deux paires de
chaussures sans talon – faut pas exagérer – et des pantalons en lin qui, je le sais
déjà, prendront le dessus dans la bataille matinale du « Qu’est-ce que je mets ? »
Une pointe de satisfaction m’envahit à l’idée d’avoir terminé cette épreuve qui
m’apparaît pire que de manger des insectes au milieu d’une île paradisiaque
présentée comme hostile.
Maintenant, je dois redonner une apparence normale à ma couche, faire place
nette dans le réfrigérateur, vider les poubelles, tourner plusieurs fois dans ces
quarante-six mètres carrés pour vérifier que je n’ai rien oublié. Comme toujours,
j’ai gardé une maigre place dans mon bagage afin de rapporter quelques
cadeaux, histoire de ne pas arriver les mains dans les poches chez mes parents et
de me rappeler au bon souvenir de mon oncle-parrain et de la voisine de longue
date-marraine. Un livre sur l’histoire politique du vingtième siècle pour mon
père. Un coffret zen pour ma mère. Et de minuscules paniers garnis pour mes
sauveurs religieux qui n’ont mis les pieds dans une église que pour mon baptême
et ma première communion, réalisée en grande partie dans l’espoir, à l’époque,
d’obtenir par leurs soins la dernière chaîne hi-fi à la mode. Au lieu de quoi ils se
sont cotisés autour d’un chapelet de créateur et d’une gourmette en or jaune,
deux breloques que j’ai perdues de vue depuis de nombreuses années. Ça a
longtemps donné le ton de nos relations. Mes parents m’ont néanmoins entraînée
à ne pas couper les ponts. Afin de conjurer le sort, pour faire « comme si » et ne
pas se priver prématurément de possibles aides financières et peut-être
sentimentales.
Mon portable vibre frénétiquement. Posé quelque part entre deux piles
d’enveloppes administratives abandonnées, un voyant lumineux s’excite.
Je pense à you. À demain. Dad !
Le même texto quotidien depuis que j’ai quitté le cocon familial. Huit mois
que je n’ai pas croisé le regard paternel et que je me suis contentée d’échanges
virtuels mais réconfortants. Huit mois depuis un aller-retour imprévu, les
lunettes sombres ayant alors masqué mes yeux noyés de chagrin par la mort de
ma grand-mère. La dernière qui me restait. La mère de papa. La figure de la
région, du village, de la famille. Notre point d’ancrage, nos souvenirs, notre
album photographique vivant. Je sais que mon père m’attend avec impatience. Il
ne jugera pas ma venue solitaire, ni les jupes qu’il ne verra sans doute pas. On se
racontera le quotidien, comme toujours. Il va encore souligner le caractère
impénétrable de ma mère, artiste-peintre, assistante sociale, bénévole à ses
heures perdues qu’elle ne réussit jamais à retrouver au sein du domicile
conjugal. Il va encore me dire que, pourtant, il l’aime comme au premier jour,
lorsqu’il l’a croisée à une exposition où il avait accompagné un ami lointain. Il
va encore me serrer fort dans ses bras, à mon arrivée et lors de mon départ et me
rappellera que, de Yoko Ono et de John Lennon, c’est elle qui était la plus libre.
C’est sa manière à lui de me mettre en garde contre mes passions amoureuses
dont il sait à quel point elles peuvent être destructrices.
Je lui réponds sans attendre.
Me tout plein !
Comme toujours.
18 h 47. Il ne me reste que quelques minutes avant de rejoindre le rez-de-
chaussée. Je suis attendue par Madame Bonabonheur, la concierge de mon
immeuble. Elle est là depuis mon emménagement, il y a cinq ans. On a grandi
ensemble au sein de l’immeuble. Moi, avec mes vingt-trois années toutes
fraîches. Elle, avec son passé mystérieux. Elle m’a d’abord accueillie sans un
regard, avec des termes polis et une droiture inébranlable. Et puis, à force de
nous croiser, nous avons engagé les discussions de manière banale autour des
boîtes aux lettres, dans le hall d’entrée qu’elle surveille silencieusement. Un jour,
je me suis proposé de l’aider à arroser les plantes. Le lendemain, elle m’a invitée
à boire un café lyophilisé. Elle m’a remerciée de ne pas avoir fait la moue au
moment d’avaler le breuvage. On a souri. Puis on a ri aux éclats. Depuis, on
s’est adoptées et je lui laisse mes clefs durant chaque absence prolongée, comme
celle à venir. Mais, désormais, avant chaque départ, on s’organise un repas entre
nous, dans sa petite loge, deux assiettes vieillottes posées sur une table, à côté
d’une gazinière du siècle dernier, les narines au diapason et le cœur réchauffé.
En cinq ans, j’ai écouté, découvert, appris lors de tout échange, quelle qu’en
soit la forme, programmé ou impromptu. J’ai goûté à des plats méconnus.
Lorsque je pénètre dans l’immeuble sans mot dire, après une énième déconvenue
amoureuse ou une soirée un peu trop arrosée aux lendemains amers, la cage
d’escalier se remplit invariablement d’odeurs devenues rassurantes pour moi. Et
peut-être aussi pour d’autres pensionnaires, mais nous ne le savons pas, ni l’une
ni l’autre. Entre le premier et le cinquième étage coexistent vingt-trois
appartements, autant de pensionnaires, certainement quelques poissons rouges
névrosés, un ou deux chats et une multitude de clichés dont nous nous délectons
constamment, Madame Bonabonheur et moi. Par exemple, au second, il y a un
hypocondriaque, une acheteuse compulsive, un mec qui passe vingt-trois heures
sur vingt-quatre sur sa console de jeux – la dernière heure, il dort, mange, boit et
va aux toilettes – et une petite vieille qui peste tout le temps contre l’ascenseur,
en parfait état de marche et entretenu avec bienveillance par Monsieur Georges,
un homme à tout faire qui passe souvent par la loge. Au quatrième habite une
seule et même famille dans six logements distincts. Trois générations portant le
même nom, auxquelles sont venues se greffer depuis de nombreuses décennies
des pièces rapportées très similaires. Cela donne un ensemble fort peu aimable,
avare de salutations et d’étrennes, mais étrangement sûr de sa position au sein de
l’immeuble. Durant les réunions de copropriété, dans lesquelles je ne vais jamais
en simple locataire, mais que la concierge s’empresse de me raconter, ils sont
tellement nombreux que les votes ne sont que fanfaronnades, tels des
personnages de vaudeville contemporain. Et les portes qui claquent, dans
l’immeuble, sont bien réelles.
J’enfile une petite veste, attrape mes clefs et leur double poussiéreux et quitte
mon appartement. Je descends les marches, portée par une joie non dissimulée.
La cardamome et le cumin sont arrivés avant moi dans la loge et ils n’hésitent
pas à me le faire savoir en se baladant dans les travées de l’immeuble. Parvenue
en bas, je ne sonne pas. Je ne frappe pas. La porte est déjà légèrement
entrouverte. Ce n’est pas la propriétaire des lieux, bien trop occupée au-dessus
de ses casseroles, qui m’accueille, mais son acolyte permanent. Le présentateur
du journal télévisé d’une grande chaîne d’informations. Aujourd’hui, c’est un
grand brun au phrasé quelque peu décousu. Un nouveau que Madame
Bonabonheur a déjà renommé « le petit suppo ».
— Tu comprends, Camille, il me fait du bien très vite, celui-là ! Quand il
bégaie, je ne peux pas m’empêcher de sourire et de le rassurer ! C’est pas
comme le cardinal du matin. Faut vraiment qu’ils lui retirent ce qu’il a dans le
derrière, à celui-là ! Même quand il annonce une bonne nouvelle, il met tout le
pays en alerte rouge. Il donne l’impression d’avoir englouti tout le rayon balais
du supermarché.
Elle mâche rarement ses mots et ne les fait jamais tourner au fond de sa bouche
avant qu’ils ne sortent. Elle parle à tous ces journalistes, du matin jusqu’au soir
et même parfois la nuit, quand elle a le cafard ou qu’elle attend que je sois
rentrée d’une soirée. Elle les dispute souvent, surtout quand ils se trompent quant
à la météo ou quand ils parlent de ses racines. Et là, Madame Bonabonheur entre
dans une colère sourde et les inonde sans bruit de noms d’oiseaux dont elle seule
a le secret. Parce que l’on ne touche pas à son passé, à Madame Bonabonheur.
Lorsque je pénètre dans le couloir-cuisine, les plaques chauffantes sont à
l’image de mon lit avant que je ne le range. Il y en a partout. Des casseroles, des
couverts, une planche à découper, des épluchures diverses, des boîtes
métalliques renfermant des trésors.
— Tu te rends compte, Camille ? Le petit suppo vient d’annoncer neuf morts
en Turquie. Un illuminé a encore ouvert le feu sur un groupe de touristes au nom
de Dieu. Je leur ai pourtant dit la semaine dernière que ça allait mal finir. Et la
semaine d’avant aussi ! Mais y en a pas un pour m’écouter depuis leur bocal !
Elle est énervée, mais elle sourit. Elle ne perd jamais sa mine joyeuse, Madame
Bonabonheur, en toute circonstance. Elle tient cela de son histoire, de ses passés.
Parce qu’elle est ainsi, elle a vécu plusieurs vies en une seule. Et pourtant, elle
n’est pas très âgée. Une petite soixantaine admirable et sans concession.
— C’est beau, le temps qui passe, jeune fille ! C’est beau et ça fait du bien. Ça
marque la peau, ça laisse des traces. Des rides, qu’ils appellent ça. Pour moi, ce
ne sont que des marque-pages, pas des trucs à combler de crèmes hors de prix.
Et tant que l’auteur n’a pas écrit le mot « fin », alors, on peut encore en créer des
chapitres !
La vie de Madame Bonabonheur, ce sont des paragraphes emplis d’émotion, de
rebondissements. C’est un doux mélange de Zola et d’Agatha Christie, sous un
ciel peu étoilé mais éclairé d’une lune et d’un soleil infaillibles. Les premiers
souvenirs qu’elle m’a racontés remontent au milieu du vingtième siècle, sur le
continent africain, dans le pays qui l’a vue naître, la Somalie. J’ai vu défiler dans
ses paroles des paysages désertiques, des animaux sauvages, un climat difficile
rythmé par la sécheresse et des pluies diluviennes. Mais j’ai surtout découvert sa
famille. Ses parents aimants, ses frères et sœurs protecteurs, des cousins, des
cousines, des partages sans prétexte et des traditions aussi respectueuses que
respectées. Enfant, Madame Bonabonheur a connu l’insouciance, une enfance
pleine d’amour et de joies savourées. Je ne me suis jamais lassée face à ses
narrations interminables qui ont souvent failli nous empêcher de dormir. J’ai
imaginé son village, les cabanes confectionnées à partir de branchages et
d’excréments d’animaux. L’anecdote a été à l’origine d’un mémorable moment
d’hilarité à l’époque où Madame Bonabonheur me l’a contée. Dans ma tête
d’Européenne citadine jusqu’au bout des baskets, difficile de me faire à l’idée de
construire une habitation avec les trucs qu’on évite à chaque coin de trottoir ou
qui pourrait porter chance à mon pied gauche.
Au fil des mois, entre le hall, l’ascenseur, les escaliers, la petite cuisine ou mon
appartement, Madame Bonabonheur a revécu sa vie au travers de mes yeux, de
mes oreilles et de mes questions naïves. Un soir d’hiver, autour d’un thé au nom
presque poétique, genre « Fleur de lys dans la bosse de Quasimodo », elle m’a
embarquée sous son bras de jeune fille qu’elle a été au début des années 1970.
Dans ses mots, j’ai vécu la guerre civile, la fuite, l’abandon, les manies
quotidiennes qu’on laisse au bord de la route en quête d’une vie meilleure. Pieds
nus, sans bagage, les mains calées dans celles de sa fratrie, sa peur masquée par
le courage de ses parents.
— On est arrivés sur la plage en pleine nuit. Les plus petits rigolaient. Mon
père leur avait tellement remonté la pendule avec son histoire d’aventure autour
du monde en bateau qu’ils semblaient simplement émerveillés ! Même Jules
Verne n’aurait pas osé ! Moi, j’avais froid et faim ! Et ne rien voir au loin m’a
fait perdre le peu d’insouciance qui restait enfouie sous mon boubou. Mais bon,
il était temps ! J’avais presque vingt ans.
S’en sont suivies trois longues journées à bord d’une embarcation instable, au
creux des vagues, balayée par le vent, protégée par le monde marin.
— C’est la seule fois de ma vie que j’ai croisé un dauphin. Un vrai, comme
Flipper que j’ai découvert à la télévision des années plus tard ! Tu connais
Flipper ?
— Oui, Madame Bonabonheur, je le connais ! Quand même !
— Quand arrêteras-tu de me servir du Madame Bonabonheur à chaque
phrase ? J’ai toujours l’impression d’avoir cent ans ! Ce n’est quand même pas à
cause de ce que je te raconte ? Parce que sinon j’arrête ! Je n’ai aucun mérite, tu
sais ! Mes parents voulaient juste le meilleur pour leurs enfants. Alors, ils ont
pris des risques. Mais ils savaient que, sans cela, la mort était dans notre dos !
Comment pourrais-je leur en vouloir ? Ils construisaient des rêves qu’ils
revivaient sans cesse, entre les combats et les assassinats qui se multipliaient aux
quatre coins du pays. Ils ne savaient certainement pas que le pire était de l’autre
côté de l’océan.
Le revers de la médaille, Madame Bonabonheur l’a connu dès son arrivée en
France. Accompagnée de l’ensemble de sa famille, elle s’est retrouvée au cœur
de l’une des plus belles villes du monde, sur des avenues interminables, dans un
brouhaha assourdissant entrecoupé de gaz d’échappement et de regards
mesquins. Pourtant, elle était heureuse d’être là. Avec l’aide d’un ami déjà
« importé », selon ses propres termes, tous se sont présentés aux portes de
plusieurs hôtels afin de pouvoir trouver un peu de repos dans un environnement
confiné, juste ensemble. Au milieu du local à poubelles, lors d’un après-midi au
cours duquel je lui avais proposé mon aide, elle avait redressé son corps robuste,
planté son regard fier dans le mien, tout juste empathique, et asséné des phrases
cinglantes.
— Tu vois où est l’avenue Secrétan ? C’est dans le dix-neuvième, près du parc
des Buttes-Chaumont. À l’époque, ce n’était qu’une simple rue bordée d’arbres
gigantesques et de boutiques diverses. Quand ma famille et moi sommes arrivées
là, j’ai été émerveillée par la grandeur, la clarté, les bâtiments. Dans ma tête de
linotte, nous étions au bout d’un long voyage vers une nouvelle vie. Alors, nous
nous sommes présentés à l’entrée d’un hôtel, avec nos maigres sacs, nos corps
épuisés, nos visages sales et nos vêtements chiffonnés. Mon père s’est avancé
vers un gaillard d’une soixantaine d’années. Il lui a demandé s’il avait des
chambres disponibles pour quelques nuits, avec toutes les formules de politesse
qu’un dictionnaire peut contenir. Dans le regard de mon père, la bienveillance
avait pris le dessus sur le reste. Dans les yeux de l’hôtelier régnait une assurance
indescriptible et il a répondu par l’affirmative sans sourciller. Puis, il s’est
penché en avant et, discrètement, a ajouté une phrase qui résonne encore dans
mes oreilles.
Les yeux de Madame Bonabonheur se sont mis à briller, transpirant de
tristesse.
— Oui, j’ai plein de chambres, Monsieur. Mais elles ne sont que pour des
Blancs ici ! Sortez de mon établissement !
Elle a souvent voulu hurler, Madame Bonabonheur. Mais elle a enfoui en elle
les rejets, l’intolérance, le racisme ordinaire. Et elle a posé dessus une jolie mais
lourde chape de bonne humeur.
— Alors, Mademoiselle, as-tu terminé ta valise ?
— Évidemment !
— Combien de fois l’as-tu remplie, vidée, re-remplie, re-vidée ?
— Trois ou quatre allers-retours !
— C’est tout ? Tu t’améliores, ma jolie ! Bon, installons-nous ! Le repas sera
prêt dans dix minutes. Tu veux boire quelque chose ?
Comme toujours, je n’ai pas le temps de répondre. Un vin peu coûteux se
déverse déjà dans un verre d’enfant. Aujourd’hui, la piquette va côtoyer les
tortues Ninjas, lesquelles avaient certainement déjà dû combattre l’odeur amère
laissée par une moutarde premier prix.
— Tiens, tu m’en diras des nouvelles ! C’est Monsieur Georges qui m’a
apporté cette bouteille la semaine passée.
— C’est marrant, vous le voyez de plus en plus souvent, Monsieur Georges.
— Dis donc, jeune fille, qu’entends-tu par là ?
— Rien, je ne fais que constater que le réparateur censé ne rencontrer que
l’ascenseur et le tableau électrique fait de plus en plus de haltes au sein de votre
loge, dans laquelle il n’y a ni ascenseur ni tableau électrique.
— Belle observation ! Mais tu oublies que j’ai une télévision, des prises
électriques, un sèche-cheveux, une cafetière…
— … et un sourire qui doit le faire fondre ! Parce que s’il vient vous voir pour
vous dépanner et que, pour le rémunérer, c’est lui qui offre une bouteille, le
concept commercial m’échappe.
— Qu’il continue à t’échapper, jeune demoiselle ! Parle-moi plutôt de la
semaine à venir !
— Que voulez-vous que je vous dise ? Ce sera comme les années passées !
Une semaine de rencontres familiales autour de repas pantagruéliques, des
blagues d’un goût douteux, des ressassements du passé, aucune projection vers
l’avenir et, cerise sur le gâteau, les nouvelles lubies de ma mère !
— J’ai hâte que tu me racontes tout cela ! À ton retour, on se fera une autre
soirée. Mais profitons d’abord de celle-ci ! Je crois que nous allons pouvoir nous
restaurer ! Vu le trajet qui t’attend, il va quand même falloir que tu prennes des
forces. Traverser la France du nord au sud, quel périple !
Demain matin, avant de partir, je glisserai mes clefs dans la boîte aux lettres de
Madame Bonabonheur. Elle veillera sur moi à sa manière, pendant que je
tenterai de survivre durant sept jours, simplement soutenue par l’amour
inconditionnel de mon père.
— Tu t’es renseignée sur ton chauffeur de demain ?
— Je ne peux rien vous dire de plus que ce qui apparaît sur le site de
réservation.
— C’est pas fait pour me rassurer, tout cela !
— Ne vous en faites pas ! Nous serons quatre passagers. Ce serait quand même
la faute à pas de chance de tomber sur autant de psychopathes au cours d’un
même trajet.
— Je te l’accorde. Mais on vit dans un tel monde !
— Vous auriez un portable, j’aurais pu vous tenir informée toute la journée !
— Camille, tu sais ce que je pense de ce mode de communication !
— Il n’est jamais trop tard pour changer d’avis !
— Pourquoi il serait nécessaire de recourir à des objets cancérigènes afin
d’obtenir des informations rassurantes sur les personnes auxquelles on tient ? Tu
sais comment cela se passait au siècle dernier ? Ces machins n’existaient pas et
les informations circulaient tout aussi rapidement. Mais on ne s’inquiétait pas
pour les mêmes choses. On se posait moins de questions. Les femmes étaient
protégées par les hommes, les pères, les frères, les voisins. Je travaillais aux
aurores sur les marchés. Aucun homme n’a jamais eu un seul geste déplacé, si ce
n’est parce que je n’avais pas la couleur requise pour me faire respecter. Et je ne
te parle même pas de mes années de l’autre côté de l’Atlantique. Le racisme était
encore plus ordinaire, mais on se serrait les coudes à hauteur de nos cœurs. Rien
n’aurait pu nous arrêter !
— Madame Bonabonheur, vous étiez soutenue par Angela Davis en personne !
C’est pas rien ! C’est comme Rosa Parks ou Mandela ! Aujourd’hui, que reste-t-
il de ces figures, de ces mythes, sinon des films ou des chansons ?
Le dîner à peine entamé, l’échange est déjà savoureux. Je confronte mes
idéaux de gamine à l’histoire de ma concierge. Au fil de nos arguments, mon
voyage s’éloigne dans mon cerveau. Je parviens à oublier durant une soirée le
néant hypocrite qui me tend les bras dans le sud de la France, incarné par une
famille nombreuse que je ne vois qu’une fois par an et que je ne connais qu’à
travers ce qu’elle montre. Dès demain, le quotidien laissera la place à
l’extravagance, des conversations intimes et alcoolisées, des rancœurs
remémorées et une pointe d’amour incarnée par mon père. N’ayant ni frère ni
sœur afin de me décharger d’un éventuel Œdipe tardif, je me confronte sans
cesse aux atermoiements des uns et des autres. L’idée seule parvient à me nouer
l’estomac. Alors, j’écoute Madame Bonabonheur me narrer ses années passées à
combattre le mépris, l’apartheid, le poing levé et sa peau en étendard. Son départ
aux États-Unis après avoir été rejetée par une belle-famille dans laquelle l’autre
n’est pas dénigré mais n’est pas admis, en silence. Du fils prodigue, grand blond
aux cheveux ondulés, son petit prince. Elle aurait voulu qu’il lui dessine un
avenir fait de rejetons métis. Mais il n’a fait que gommer un bonheur naissant
sous la pression de ses parents, mi-aristo, mi-coincés, totalement fermés.
— Tu te souviens, je t’ai déjà raconté que, à mon retour en France, j’ai repris la
vente des légumes sur les marchés, sans plus jamais avoir peur des regards en
coin ! Et j’ai toujours espéré que je le retrouverais. Mais je n’en ai jamais eu la
force. J’ai toujours eu trop peur de découvrir une jolie famille alors que je traîne
ma solitude de journée en année.
— Et pourquoi vous n’essayez pas à nouveau ?
— Tu rigoles ? Tu as vu l’âge que j’ai ?
— Et alors ?
— Essaie donc de nous en trouver un bien pour toi ! Moi, je n’ai plus le temps
pour ces choses-là ! Et puis, je le mettrais où dans la loge, l’animal ?
C’est vrai que le meublé ne dispose pas d’un espace vital démesuré. Mais, dans
la pénombre d’une nuit tombante, son plafond bas et ses recoins multiples me
prennent dans leurs bras simplement. La décoration est sommaire, car Madame
Bonabonheur a pour habitude de ne jamais s’installer longuement, afin de ne pas
trop s’attacher. Pourtant, depuis quelques semaines, un vase aux couleurs
chaleureuses trône sur le guéridon du salon. Quelques rares photographies sont
encadrées çà et là. Elle pose enfin ses valises emplies de souvenirs.
— Vous préférez peut-être que je mette Monsieur Georges sur le coup ? Pour le
beau blond ?
— Camille, ne sois pas insolente avec moi !
— Je constate !
— Alors, on va constater ensemble. Pars donc rejoindre ton vaudeville
ambulant dans le Sud ! Et, à ton retour, on va dire que, si le vase que tu aperçois
près de la télévision est rempli, nous ne parlerons plus jamais du grand blond.
C’est clair, jeune fille ?
J’explose de rire. Nos assiettes se sont vidées sans que nous voyions le temps
passer. J’adresse à mon hôte un clin d’œil complice. Il se fait tard. Je vais bientôt
rejoindre mon sixième, sans manquer de ralentir au quatrième afin d’assister aux
disputes bruyantes et intergénérationnelles. Si j’avais fait des études de
psychologie, je me serais installé une chaise pliante dans la cage d’escalier.
Finalement, cette semaine de vacances tombe à pic. Je vais aller respirer un
autre air. Et la perspective de participer discrètement au bonheur de ma
concierge me donne un nouvel élan. Je jette un œil appuyé à l’horloge posée
dans un coin du minuscule vaisselier.
— Tu pars à quelle heure ?
— Je me lève dans cinq petites heures !
Madame Bonabonheur se lève précipitamment, ouvre la porte de son
réfrigérateur, en sort un plat couvert d’un aluminium très froissé et, déjà, les
effluves de vanille me saisissent.
— Embarque ça ! Je récupérerai tout cela dans la semaine en te déposant ton
courrier.
— Ben, et vous ? Vous n’en prenez pas un peu ?
— J’en referai la semaine prochaine et on le partagera ! Et puis, j’ai le petit
suppo comme remède au manque ! Il n’est pas sucré, mais c’est tout comme ! Si
vraiment je meurs de faim dans la nuit, je sais où tu habites !
Je récupère mes affaires, empoigne le plat glacé et me dirige vers la sortie.
Avant de quitter les lieux, Madame Bonabonheur a toujours les mêmes mots :
— Fais attention…
— … des fois qu’un tordu ait envahi l’immeuble !
— Oui et demain aussi, jeune fille ! Enfin, reviens-moi en un seul morceau,
quoi ! Et le cœur vaillant !
Elle ne m’embrasse pas. Jamais. Tout juste pose-t-elle une main ferme sur mon
épaule.
Je gravis les étages à la hâte, tout en gravant cette soirée dans un coin de ma
mémoire encore largement fonctionnelle. En entrant dans l’appartement, je
vérifie machinalement l’heure mentionnée sur mon réveil : 1 h 30. La
perspective d’une courte nuit fixe mes paupières bien ouvertes. Je me projette.
Bientôt, je vais rencontrer mon chauffeur d’un jour et d’autres passagers. J’aime
bien me déplacer en voiture. Peut-être vais-je découvrir des gens merveilleux qui
deviendront des amis. Pourquoi pas ? Peut-être les inviterai-je à venir partager
un dessert vanillé en compagnie de Madame Bonabonheur quand nous serons
rentrés. Peut-être allons-nous chanter en laissant défiler un paysage autoroutier
morose. Peut-être vais-je connaître certains d’entre eux. Peut-être. Peut-être pas.
Mais je sais que, au bout du voyage, mon père posera sur moi un regard unique
et rassurant. Ne vous en faites pas, Madame Bonabonheur ! Un aller-retour en
covoiturage pas cher, puis je serai de retour. Et on continuera à se raconter nos
vies, nos emmerdes, nos envies, nos regrets. Et, qui sait, peut-être qu’un jour, je
vous serrerai fort contre moi et poserai un léger baiser sur votre front marqué par
la vie en vous disant juste : « Merci, Lily ! »
CHAPITRE 2

Sans penser au lendemain...

J’ai encore rêvé d’elle, c’est bête,


elle n’a rien fait pour ça…
Qu’est-ce qui m’a pris ?
Alors que la radio crache comme musique ambiante les succès kitch et
franchouillards des trois dernières décennies, la tête entre les mains, je m’attends
à ce que Marcel Béliveau se réincarne en une grue télescopique venant me sortir
de cet enfer. Il ne manquait plus que cela pour me convaincre du caractère
ubuesque de cette journée, débutée deux heures quarante-cinq plus tôt sur une
place grouillante de monde.
Mon jean et ma culotte repliés sur mes chevilles tels deux accordéons de tissu,
je me penche pour attraper mon sac que j’ai accroché tant bien que mal sur la
poignée, transformée en patère pour l’occasion. Hors de question que le faux
cuir de ma besace entre en contact avec le sol collant ! Je jette un œil inquiet sur
l’écran de mon téléphone portable : 8 h 12. Il me reste quatorze minutes, selon
les recommandations de mon chauffeur. Mais, bon sang, qu’est-ce qui m’a pris ?
Huit jours auparavant, à l’approche de mes congés tant attendus, dans l’espoir
de rejoindre mon pied-à-terre familial à moindres frais, je m’étais connectée sur
une célèbre plateforme afin de trouver un chauffeur sympathique me permettant
de parcourir neuf cents kilomètres sans avoir à débourser le prix d’un billet de
train ou d’avion. Après plusieurs heures d’étude et d’analyse, j’avais jeté mon
dévolu sur @AlfreddeMusset, trentenaire fan du groupe ABBA, ingénieur en
informatique, célibataire et heureux de l’être, et dont la photographie de profil
m’avait fait bon effet. Inquiète à l’idée de croiser la route d’un tueur en série,
j’avais troqué le confort d’un siège molletonné SNCF contre les voix
doucereuses d’Agnetha Fältskog, Anni-Frid Lyngstad, Benny Andersson et
Björn Ulvaeus, en imaginant qu’une mauvaise âme ne pouvait décemment pas
aimer ce style musical.
You are the Dancing Queen, young and sweet,
only seventeen/Dancing Queen, feel the beat
from the tambourine, ohh yaaa.
C’est ainsi que, ce matin, à l’aube, j’ai rencontré un grand escogriffe, maigre
comme un clou rouillé, dont l’acné juvénile l’avait poursuivi jusqu’à l’âge d’or
du démon de midi. Ses lunettes rondes et finement cerclées descendaient sans
cesse sur la pointe du bout de son nez, lequel était déjà fort luisant malgré
l’heure matinale. Appuyé faussement nonchalamment contre un Espace gris
clair, il attendait sans grande patience ses passagers d’un jour, qu’il devait
emmener vers le soleil méditerranéen, loin du ciel franchement nuageux de son
Pas-de-Calais natal.
— Bonjour, vous devez être Camille ?
Une main molle s’est calée dans la mienne, passablement humide d’avoir tenu
une lourde valise depuis plus de trente minutes.
— Oui, c’est moi !
— Enchanté, je suis Alfred. Demusset. D.E.M.U.S.S.E.T. Comme le célèbre,
mais sans l’espace !
— Ah, c’est la grande classe ! Je pensais que ce n’était qu’un pseudonyme
littéraire et relationnel.
— Non, à mon plus grand désarroi ! L’expérience soixante-huitarde de mes
parents leur a donné un sens de l’humour sans limites.
Ce fait m’avait alors rassurée a minima quant aux heures qui m’attendaient.
Après tout, l’Eurovision pouvait aussi n’être qu’un passe-temps comme les
autres, et les goûts et les couleurs ne devaient pas se commenter aussi
simplement. Mais ma plénitude avait fondu comme des glaçons sous les
acouphènes d’une chanson de Céline Dion, avant sa rencontre avec Goldman,
lorsqu’Alfred avait pris le soin de me détailler le voyage, alors que je n’avais pas
encore eu le temps de ranger la poignée de ma valise.
Il est si près de moi,
pourtant je ne sais pas comment l’aimer.
— On attend trois autres personnes. Dès leur arrivée, on décolle. Je respecte un
trajet précis ainsi que toutes les consignes promues par la Sécurité routière. Arrêt
toutes les deux heures durant vingt minutes. Comme je ne peux pas boire de café
à cause de mon estomac fragile, je ne peux pas prendre de risque quant à une
fatigue subite. Interdiction de rester dans l’habitacle une fois le moteur éteint. Il
faudra que je me repose rapidement chaque fois. Vous aurez donc tout le loisir de
découvrir le paysage. Je vous donnerai toujours un horaire de redémarrage que
vous devrez respecter à la lettre. Durant le trajet, aucune alimentation, quelle
qu’elle soit, ne sera admise. À mi-parcours, j’espère que nous aurons le temps de
nous restaurer sur l’aire de Beaune. Comme c’est le début des vacances, j’ai peur
que la route soit bondée. Mais nous prendrons quand même le soin de nous
asseoir. La digestion est primordiale et elle passe d’abord par une ingurgitation
dans de bonnes conditions. J’ai prévu, comme pour chaque voyage que je réalise
dans ce sens, des morceaux musicaux que je diffuserai dans un ordre précis. Il y
en aura pour tout le monde, mais vous avez aussi la possibilité d’écouter ce qui
vous plaît, si vous choisissez d’utiliser des écouteurs, à la condition de ne pas
diffuser au volume le plus fort. Quitte à ce que votre trajet se passe bien, autant
que vos oreilles soient aussi protégées. Par ailleurs, pour le confort de tous, j’ai
mis à votre disposition un tableau effaçable miniature ainsi qu’un marqueur.
Aucune conversation ne sera tolérée, eu égard à la tranquillité qui doit être
mienne en tant que chauffeur. Selon ce que j’ai défini hier soir, d’après une
vitesse limitée à cent vingt kilomètres par heure, en comptant les étapes, en
ajoutant à tout cela un facteur « aléas » qu’il ne faut pas mésestimer, j’envisage
une arrivée dans treize heures. Et, pour finir, comme je n’aime pas me répéter, je
vous laisse le soin de faire part de ces consignes aux autres passagers que vous
ne devriez plus tarder à découvrir.
Sur ce, mon nouvel et futur ex-ami avait pris mes bagages pour les glisser
brutalement au fond du coffre de sa voiture, me laissant les bras ballants,
incapables du moindre mouvement. En un instant, je m’étais mise à détester la
Suède, les Krisprolls, IKEA et tout ce qui était de nature à me rappeler la
Scandinavie, au même titre que les badineries et Lorenzaccio. Le brouhaha
incessant de notre lieu de rendez-vous n’avait plus eu aucun effet sur mon
cerveau et seul un klaxon particulièrement nerveux m’avait sortie de ma torpeur.
Non lo sai quantro altro male ti farà la solitudine.
Oscillant entre l’envie soudaine de le planter là avec ses binocles et l’ardent
désir de me mettre au garde-à-vous, je m’étais installée silencieusement sur l’un
des sièges arrière de son véhicule en serrant les fesses de toutes mes forces afin
de voir la journée se dérouler aussi rapidement que possible. Mes compères de
voyage avaient reçu de vagues informations grâce à l’ardoise magique déposée
négligemment sous la boîte à gants. Les trois étaient apparus fort démunis. Nous
avions tout juste eu le temps de nous présenter avant le début du trajet. Arno
avait une vingtaine d’années. Serveur au quotidien. Comédien dans un futur
qu’il espérait proche. Lucie, sa compagne, avait organisé une semaine en mode
« baroud » sous le ciel bleu d’une Provence qui leur était totalement étrangère.
Marc, la trentaine dépassée, présentait toutes les caractéristiques du célibataire
par choix qui rejoignait une bande de copains pour un enterrement de vie de
garçon qu’il ne souhaitait que provisoire au futur marié. L’enterrement, pas sa
vie évidemment.
Deux heures quarante-cinq plus tôt, mes compagnons d’infortune et moi-même
nous étions retrouvés sans un mot dans un habitacle aseptisé, nos bagages
militairement disposés derrière nous. Lors de ce premier arrêt, chacun était sorti
du véhicule dans un même élan. Assise sur un trône préalablement nettoyé grâce
à une lingette aux saveurs de lavande, je n’avais de cesse de me remémorer les
prémisses de ce voyage qui n’avait rien de bucolique ni d’enviable. Cinq
minutes s’étaient écoulées sans que j’esquisse le moindre mouvement, laissant
culotte et pantalon se froisser dangereusement. Le temps passe inexorablement
et l’évidence commence à peser sur mes épaules. M’en voulant presque d’avoir
eu le souhait enfantin de passer du temps chez mes parents afin d’entamer les
vacances sous les meilleurs cieux, je me rhabille sans réelle motivation, à part
celle de quitter ces toilettes d’autoroute sordides, puantes, dans lesquelles le
froid m’envahit jusqu’aux entrailles. Les chasses d’eau s’enchaînent, juste
entrecoupées par des séchoirs automatiques et violents, des bribes de paroles
internationales et enjouées de néo-vacanciers qui sont bien loin de comprendre
mon désarroi, si aisé à démasquer.
J’aperçois Arno, posté devant l’une des nombreuses machines à café, le visage
inexpressif, les mains dans les poches, tuant le peu de temps accordé à attendre
un breuvage industriel, chaud et sans saveur. Lucie s’est éloignée afin de passer
quelques coups de fil, enchaînant cigarette sur cigarette, ayant trouvé là sa
manière de libérer l’atonicité ambiante. Marc, quant à lui, est en train de régler
un achat de viennoiseries en n’oubliant pas de jeter quelques œillades
enamourées à une jeune caissière qui, si j’en crois son regard vide, résiste au
charme extériorisé et assumé du brun ténébreux. Au loin, sur le parking,
j’aperçois le véhicule d’Alfred, enfermé au milieu d’une nuée de moteurs, tous
pressés d’arriver dans leur box saisonnier. Sur ces aires d’autoroute gigantesques
regroupant l’intégralité de la flotte circulant, vers le nord comme vers le sud, un
perpétuel ballet se déroule sous les yeux de passagers souvent groggy par des
positions inconfortables. Il nous reste trois minutes. Je me dégourdis les jambes
en faisant mine de prêter attention aux nombreux bibelots régionaux, présentés
dans des vitrines poussiéreuses et aussi seules que moi, tournant le dos au
rythme des ouvertures mécaniques des portes qui s’enchaînent sans arrêt. Je
passe le temps en programmant mentalement la semaine à venir, à grands coups
de soirées entre amis, en famille, dans la saveur de plats mitonnés par ma mère
et de vins aux arômes fruités, testés et approuvés par mon père. Derrière moi, le
ciel se couvre subitement, laissant la crasse des boules à neige se reposer à
l’ombre des rayons U.V. Un jingle criard envahit brusquement mes oreilles,
rendues sensibles par le silence imposé de l’habitacle. Alors que le beau Robbie
entonne une mélodie entraînante, l’écran de mon téléphone portable me rappelle
que mon temps de récréation est écoulé.
Oh ! It seemed forever stopped today/All the lonely hearts in London/Caught a plane and flew away/And
all the best women are married/All the handsome
men are gay/You feel deprived.
Lorsque je me tourne vers la sortie, je m’aperçois que des trombes d’eau
viennent désormais dissuader les plus motivés à quitter leur véhicule ou les
toilettes lugubres de l’aire d’autoroute. Pour ma part, je suis convaincue que je
n’aurai pas d’excuse face à un éventuel retard. Avant de rejoindre l’Espace gris
clair d’Alfred, je plonge les mains dans mon sac afin d’y dénicher une minuscule
boîte de bonbons à la menthe. Une douceur sucrée doit pouvoir apaiser mon état
d’esprit. Mais le fatras existant freine cruellement ma recherche. Mes doigts se
heurtent à plusieurs stylos, une trousse miniature renfermant quelques éléments
de maquillage, mon trousseau de clés, une boîte en fer contenant des tampons
« super plus » à l’abri des regards indiscrets, divers documents pliés en deux, en
quatre, en six. Certains sont parfois déchirés aux angles, signe qu’ils sont là
depuis trop longtemps. L’un d’eux reflète un blanc immaculé. C’est la page de
réservation du voyage que j’ai imprimée via la plateforme Internet. Je parviens à
esquisser un sourire avant de me recourber afin de franchir les portes vers la
saucée. Je n’ai pas réussi à mettre la main sur mon paquet de bonbons. Peut-être
l’ai-je laissé dans mon appartement. Lors de mes rares absences, les oublis sont
fréquents. Cette fois, absorbée par mon rendez-vous en terre inconnue, je suis
restée concentrée sur des éléments factuels, abandonnant mon antique lecteur
musical qui m’aurait pourtant été d’un grand secours. Et mes friandises
mentholées. Devant moi se dresse une douche gigantesque. Les voyageurs se
hâtent, cherchant à se protéger comme ils le peuvent de l’averse soudaine. Alfred
risque de ne pas être content si ses sièges sont trempés. Je repère son véhicule,
deux cents mètres sur ma gauche. Évidemment, il est hors de question d’espérer
le voir se rapprocher de moi, afin de m’éviter une course folle dans une tenue
estivale, sous une pluie fraîche et blessante. Arno, Lucie et Marc sont invisibles,
sûrement déjà bien installés aux côtés de mon chauffeur psychorigide. L’heure
de ralliement est déjà dépassée, cela ne fait aucun doute. Mon sac calé sur le
sommet du crâne, je m’élance, les yeux mi-clos, ne cherchant qu’à éviter les
obstacles nombreux. Trottoirs, véhicules, haies fleuries, poubelles aux couleurs
fluorescentes invitant les utilisateurs à trier leurs déchets, une vieille cabine
téléphonique, des poussettes emballées dans du plastique posé à la hâte, des
tongs humides qui, comme moi, cherchent un refuge. Gene Kelly investit mon
corps et mes pas.
I’m singin’ in the rain/Just singin’ in the rain/What
a glorious feeling, I’m happy again.
J’ouvre la portière brutalement, me rendant compte que le moteur ne tourne
pas encore. Finalement, Alfred n’est pas un tel monstre. Il m’a attendue et je me
dois de l’en remercier, ayant trahi sa confiance en nous ayant fait perdre trois
minutes et vingt-huit secondes sur le trajet initialement programmé. Mes longs
cheveux d’humeur filasse recouvrent mon visage. Mon débardeur épouse
parfaitement ma poitrine généreuse. Mon pantalon de lin ne fait plus qu’un avec
mes genoux, lesquels souffrent instantanément après un violent choc avec le
siège du passager, plus reculé que lors de la première étape de notre chemin de
croix. Je dépose mon sac à mes pieds, cherchant désespérément à éviter toute
salissure inopinée. Si la pluie persiste, le trajet n’en sera que plus morose. Une
rayure risquerait de gâcher définitivement la fête qui n’en est déjà plus une
depuis plus de trois heures maintenant.
— Alfred, je suis désolée, je n’ai pas vu le temps passer et cette averse m’a
prise de court. Nous pouvons…
Je me redresse subitement, consciente de l’absence de mes comparses, de
l’odeur mentholée et nouvelle qui flotte sous mes narines pourtant largement
mouillées. Je me relève doucement, penchée jusqu’à maintenant sur mon sac qui
commence à se répandre sur le sol, lequel a perdu de sa propreté. Des miettes de
pain forment un petit amas désordonné. Devant mon regard ahuri, l’homme assis
au volant éclate de rire. S’il est clair que la chance a pris la poudre d’escampette
depuis mon réveil le matin même, j’ai la sensation soudaine de la voir apparaître
face à moi sous la forme d’un jeune trentenaire, fils imaginaire de George
Clooney et de Brad Pitt, si tant est que ces deux créatures charmantes aient pu un
jour copuler en secret. L’espace d’un instant, j’ai presque envie de crier au
miracle et de me transformer en un Québécois à la voix rauque et au regard
envoûtant.
Je n’attendais que vous/Je n’espérais que vous/J’ai marché si longtemps/Je viens de loin/Le monde
était grand/Et long le chemin.
— Je ne suis pas certain que ma mère aurait choisi un prénom si peu commun.
Mais si Alfred vous convient mieux, va pour Alfred. Enfin, pour être honnête, je
préfère Julien !
Il semble grand malgré sa station assise. Brun, les yeux noirs en amande, une
barbe naissante et taillée avec précaution, laissant apparaître des traits anguleux
mais rassurants. Mal coiffés, ses cheveux tombent sur son large front. Il porte
une chemise aux teintes rosées, une cravate desserrée adoucissant une tenue de
prime abord sérieuse et sévère. Le bras gauche posé sur le volant est orné d’une
montre aux reflets argentés, contrastant sans mal avec un bracelet coloré digne
des plus grands surfeurs hawaïens. Aucune bague au doigt. Le schéma parfait du
célibataire beau gosse, sûr de lui, fier de son corps, persuadé de la franche
égalité entre son corps et son cerveau. Le frère jumeau de Marc, aussi
méditerranéen que ce dernier semble nordique, blond et la peau laiteuse. En un
instant, la morosité m’ayant envahie s’envole, emportée par la pluie, la brume et
les conducteurs pressés de parvenir sur leurs lieux de villégiatures ensoleillés et
charmants. Je tente de faire bonne figure, replaçant sans agitation mes cheveux,
laissant le regard de mon nouvel hôte se poser sans discrétion, dans une gêne si
peu feinte, sur mes vêtements dignes d’un amoureux des bains de minuit, alors
qu’il n’est pas encore 9 h. Je ne tente même pas de me dissimuler derrière mes
maigres bras frigorifiés par la douche imposée. Ma honte est à la hauteur d’une
sensation de solitude inespérée. Au cours de cette seconde que je voudrais cette
fois éternelle, un orchestre philarmonique et malheureusement onirique, dirigé
par Vladimir Cosma, s’invite dans la carcasse roulante et bien plus mal
entretenue que celle qui m’avait accueillie lors de mon départ, tôt ce matin.
Ré. Si. Fa#. Sol. Do---do. La. Do.
Fa#. Sol. Si. La. Sol. Sol. Mi.
You call it love/There are things I need to say/About the way I feel when your arms are all around me.
Il me tend la main, l’accompagnant d’une nouvelle hilarité incontrôlée. Je
l’attrape et la serre avec force, mes neurones s’invitant soudainement dans cette
rencontre fortuite et mielleuse, sentant la guimauve et le pilou-pilou parfumé de
vanille.
— Merde ! Ma valise !
Je m’apprête à ressortir quand les vitres dégoulinantes de l’Espace gris clair de
Julien me rappellent que l’averse n’est pas terminée et qu’elle s’est même
renforcée.
— Quatre personnes à la mine renfrognée étaient dans le même tas de ferraille
que le mien sur la place libre que vous apercevez devant vous. Ils sont partis il y
a deux ou trois bonnes minutes !
L’imbécile avait respecté les consignes qu’il avait lui-même inventées. Mes
bagages étaient à l’heure. Moi pas.
— À voir votre tête, j’imagine que votre valise accompagnait le fourgon
mortuaire ?
— Bien vu !
— Je vous aurais bien proposé une course-poursuite façon Starsky et Hutch,
mais, en premier lieu, ma modeste auto n’a rien d’une Ford Gran Torino et,
deuxièmement, selon ce que j’ai pu observer il y a quelques minutes, vous
n’allez pas dans la même direction que moi.
— Je me suis plantée de voiture ?
— Ça, je vous le confirme !
J’attrape mon téléphone portable, resté étrangement silencieux au cours d’un
précédent laps de temps très proche. Cet abruti n’a même pas tenté de me joindre
pour que j’accélère le rapatriement. Il est parti, accompagné de Lucie, Arno et
Marc, qui ont dû se murer dans un silence pesant et coupable. Du moins, je
l’espère.
— Vous n’avez pas un numéro pour les appeler ?
— Non, je les connais à peine les uns et les autres. Nous faisions du
covoiturage avec le quadragénaire, chauffeur à ses heures et tyrannique par
principe éducatif.
— Sérieux ? C’est quoi cette histoire ?
— Ce serait peut-être un peu long à vous raconter là tout de suite maintenant…
Je plonge vers le sol et sors de ma besace la feuille à peine froissée que j’ai
entraperçue en quittant le bâtiment grouillant d’assoiffés de caféine. Sur le bon
de réservation, je ne trouve que les pseudonymes des voyageurs. Je relève des
yeux « version Calimero » vers mon conducteur-mannequin-sauveur.
— Quelque chose dans votre tenue me dit que vous êtes en déplacement
professionnel. Vous n’auriez pas Internet par hasard ?
— Pourquoi ça ne vous vient pas à l’idée que j’aime porter de superbes trois-
pièces ?
— Je ne sais pas. Mon instinct, sans doute !
J´aurais voulu être un artiste/Pour pouvoir
faire mon numéro/Quand l´avion se pose
sur la piste/À Rotterdam ou à Rio.
Il sort un minuscule ordinateur d’une pochette, y branche une petite clé.
L’écran s’illumine sur une photographie de Doisneau. Et, en plus, il a bon goût.
Il me tend son outil de travail délicatement, prenant soin de ne pas le lâcher au-
dessus de la fin de son petit-déjeuner qui végète entre les deux sièges à l’avant.
— J’en ai pour quelques instants. Je vais tenter de contacter l’un des
participants grâce à la plateforme de réservation. J’ai leurs pseudonymes.
— J’ai le temps. Je ne suis pas attendu. Je rentre chez moi après un séminaire.
Je viens de passer quatre jours enfermé avec des commerciaux. Je suis parti
précipitamment hier soir, sans prendre le temps de me changer, tellement les ego
surdimensionnés de ces compétiteurs-nés commençaient à m’étouffer. À part ça,
croyez-moi, j’ai le temps.
— Je vous remercie !
Je me précipite sur le site parcouru précédemment pendant plusieurs heures. Je
me connecte et deviens
@Camille82 derrière le petit écran. Je recherche l’enregistrement du parcours
« nord-sud » planifié par Alfred. Sans difficulté, je réussis à entrer en contact
avec
@ArnoLuci, grâce à une messagerie privée aussi lente qu’un facteur du Sud-
Ouest livrant un colis en tarif normal. Les quelques mots qu’il m’envoie me
rassurent instantanément, alors que le ciel semble enfin vouloir se découvrir au-
dessus de nos têtes.
On a bien tenté de monter un piquet de grève dans sa limousine façon toqué,
mais il nous a menacés de s’arrêter sur la bande d’arrêt d’urgence. Peu adepte
de ce type de sensations fortes, j’ai convaincu les autres de respecter le
caractère monastique du parcours, grâce au feutre effaçable et à son ardoise
pourrie. On a réussi à se mettre d’accord avec Lucie. À notre arrivée dans le
Sud, on embarquera ta valise et on la gardera le temps qu’il faudra. Je te laisse
notre adresse là-bas et mon numéro que, par pitié, tu n’utiliseras que demain,
une fois que ce cauchemar sera terminé !
Arno n’avait pas omis d’achever le tout par un petit dessin souriant et
rassurant. Désormais, il allait falloir trouver une solution afin de quitter cette aire
d’autoroute dans le bon sens, mon accompagnateur m’ayant déjà avertie que cela
se déroulerait sans lui.
La solitudine fra noi/Questo silenzio dentro me/
È l’inquietudine di vivere/La vita senza te.
Au cours des minutes qui ont suivi, j’ai contacté mes parents et leur ai expliqué
tant bien que mal la situation, qui ne les a pas fait rire le moins du monde. Nous
avons évoqué ensemble les possibilités qui s’offraient à moi. Par chance, ma
cousine Marie-Tulipe devait prendre la route le lendemain pour la même
destination. Venant du Nord également, contactée par ma mère, elle avait accepté
sans rechigner et avec un enthousiasme non dissimulé de me récupérer au
passage sur l’aire d’autoroute, dans vingt-quatre longues heures. Mon père se
chargerait, le soir venu, de récupérer mon bagage auprès d’Arno et Lucie. Durant
les derniers événements, Julien aurait pu reprendre la route, mais, toujours assis
à l’avant de son véhicule, il avait merveilleusement bien fait semblant de ne pas
écouter ma conversation téléphonique. J’en avais finalement oublié de quitter
son véhicule, le laissant assister à mon naufrage familial. Tout en rassemblant ce
qu’il me restait au fond de mon sac, j’essaie de faire bonne figure, malgré les
turpitudes qui se confrontent au creux de mon estomac.
— Je suis désolée d’avoir monopolisé les sièges confortables de votre Espace.
J’ai trouvé une solution et vais donc pouvoir vous laisser reprendre la route.
— Arrêtez de vous excuser ! La situation n’est pas banale. Je suis content
d’avoir pu vous aider un peu.
— Je vous remercie infiniment !
— Avec plaisir ! Ça m’a permis d’assaisonner quelque peu ce long trajet
monotone ! Alors, cette cousine, elle est sympa ?
Je ne peux m’empêcher de réprimer un fou rire.
— Je ne suis pas certaine d’avoir vraiment gagné au change. Elle est du genre
vieille fille toujours accrochée à son chapelet. Après ABBA, je vais devoir me
farcir l’intégrale du taulier durant les sept cents prochains kilomètres.
Julien ne s’est pas retenu, l’éclat de son rire envahissant l’habitacle, désormais
sous le feu des rayons d’un timide soleil retrouvé. Les mains croisées au-dessus
de la tête, le voilà parti dans une imitation des plus convaincantes.
— Dix ans de chaîne sans voir le jour, c’était ma peine forçat de l’amour. Et
bonne chance à celui qui veut ma place ! Rassurez-moi, elle s’appelle pas
Gabrielle quand même ?
— Non, mais elle en rêve fréquemment !
— Mais dites-moi, vingt-quatre heures, c’est long, non ?
— Je n’ai plus vraiment le choix. Elle est bénévole dans une association d’aide
aux propriétaires de perroquets neurasthéniques. Et elle est de permanence
téléphonique aujourd’hui !
— Vous me faites marcher ?
— J’aimerais, mais je vous assure que non. Les cacatoès sont sa plus grande
passion après Dieu.
Je lui parle sans m’arrêter, décrivant par le menu l’intégralité de mes proches,
leurs défauts, leurs qualités. La situation semble absurde. Julien n’est qu’un
illustre inconnu qui n’a pour malchance que d’avoir le même modèle de voiture
que mon chauffeur d’un jour. Après une heure de confidences, il m’invite à sortir
de nos positions inconfortables. Lui à l’avant, tordu en deux. Moi à l’arrière,
recroquevillée afin de sécher mes vêtements. Nous continuons à échanger autour
de cafés écœurants. Après un certain temps, nous remarquons que les employés
nous observent étrangement et cela nous emmène sur un terrain amusant qui
n’en finit plus de nous faire marrer. Nous sortons prendre l’air, non sans avoir
acheté de quoi nous restaurer rapidement. Une multitude de vacanciers nous
croise sans jamais nous voir. Les heures filent. La scène me semble franchement
irréelle, mais je ne fais rien pour le pousser à partir. Nous nous confions l’un à
l’autre dans un endroit peu propice aux rencontres. En fin d’après-midi, Julien
me tutoie, et nous enchaînons les fous rires et les discussions argumentées sur
des sujets d’actualité qui nous passionnent.
— Camille, la nuit ne va pas tarder à tomber. Tu sais qu’il n’y a pas d’hôtel sur
cette aire ?
— C’est pas bien grave ! Il ne fait pas froid et aucune pluie n’est annoncée. Un
banc fera l’affaire.
— Seule ? T’es dingue ! Je reste avec toi. On va déplacer l’Espace vers le
parking des poids lourds. L’endroit est moins illuminé et nous pourrons dormir.
Là-bas, vers le champ de blé.
— Julien, je ne peux pas te demander ça ! Tu devrais être chez toi depuis de
nombreuses heu…
Il ne me laisse pas finir, attrape mon visage de ses deux larges mains et dépose
un baiser sur mes lèvres asséchées d’avoir trop parlé. Puis il m’enserre de ses
longs bras puissants, dépose un baiser dans mon cou et n’émet qu’un simple
murmure.
— C’est pas une proposition, jolie demoiselle ! C’est un ordre !
Quand il me prend dans ses bras/Il me parle
tout bas/Je vois la vie en rose.
Nous n’avons que peu dormi, continuant à discourir sans cesse, ne nous
interrompant que par de sages gestes de tendresse. Au lever du soleil, après une
heure ou deux de sommeil, Julien a caressé mon visage. Je n’ai pas mis
longtemps à comprendre. J’étais finalement heureuse de m’être trompée de
véhicule, d’avoir échangé un démon contre un ange. Ma cousine n’allait plus
tarder. Je savais désormais beaucoup de choses de la vie de Julien. Pourtant,
nous allions devoir reprendre notre route. Tous deux passionnés, nous n’avons
pas eu besoin cette fois de nous épancher sur le sujet épineux d’un futur
quelconque. Cette nuit n’en serait que plus mémorable. Le Nord et le froid
l’attendaient. Mes parents devaient être morts d’inquiétude. Après une ablution
improvisée dans des toilettes toujours aussi lugubres, quoi que nettoyées, j’ai
rejoint Julien, l’ai regardé droit dans les yeux, ai posé ma tête sur son torse
rassurant et l’ai laissé monter dans sa voiture gris clair. Je l’ai regardé s’éloigner
quelques instants, puis suis allée me poster à l’entrée de la station-service, point
de retrouvailles choisi pour la circonstance. Nous n’avons échangé aucun
numéro de téléphone, aucune adresse. La vie reprend son cours normal. Sans
penser au lendemain…
Il rentra chez lui, là-haut vers le brouillard/Elle
est descendue là-bas dans le Midi/C’est un
beau roman, c’est une belle histoire/
C’est une romance d’aujourd’hui…
CHAPITRE 3

Sur les mains

Julien met le contact. Son véhicule démarre brusquement. À ses côtés, derrière
une vitre fermée, Camille tente de faire bonne figure. Elle suit du regard son
départ quelques instants, puis lui tourne lentement le dos, laissant apparaître ses
cheveux emmêlés et son dos courbaturé. Julien jette des coups d’œil furtifs dans
le rétroviseur.
Si elle se retourne avant que je ne la perde de vue, je m’arrête.
C’est sur ce vœu dont il connaît l’issue que Julien quitte l’aire d’autoroute pour
retourner vers le Nord. La fatigue le contraint à ne pas accélérer vivement. Mais
il n’y a pas que cela qui le perturbe, évidemment. Il vient de passer près de
vingt-quatre heures avec une parfaite inconnue. Il se concentre sur la route qui se
déroule devant lui. De nombreuses voitures le doublent à une allure qui lui paraît
folle. Machinalement, il passe les vitesses et laisse derrière lui un moment de
grâce. Julien en est sûr. Ce qu’il vient de vivre est unique et vient de bouleverser
sa vie. Sa petite vie bien calée. Ses habitudes. Sa routine. Ses ennuis, ses soupirs,
sa lassitude. Tout cela vient de voler en éclats au détour d’une erreur.
Jusqu’à maintenant et depuis longtemps, Julien, la trentaine mal rasée, ne s’est
jamais réellement préoccupé du lendemain. Fils unique, père médecin, mère
enseignante, féru de rien, assoiffé de tout. Bien élevé, entouré de dizaines de
copains tous plus fêtards les uns que les autres, il évolue dans un univers feutré,
poli, sans fioritures. Sans excès démonstratifs. Normal, en somme. Au cours de
ses études, logé durant plusieurs années dans un petit appartement financé par la
banque parentale, Julien a rencontré une fille. Elle était plus jeune que lui de
quelques mois. Il est tombé amoureux fou, délaissant les soirées bière, les
invitations de dernière minute. Elle aimait la peinture. Julien passait ses week-
ends dans des musées, tous incompréhensibles pour son cerveau rationnel. Elle
aimait Bach. Il a tenté d’apprendre le solfège. Elle aimait la cuisine indienne. Il a
enchaîné les traitements permettant le ralentissement d’une inflammation
stomacale chronique. Elle souhaitait devenir responsable marketing dans le
secteur de la mode et des cosmétiques. Il a abandonné son plan de carrière
d’avocat, des études de droit qu’il ne suivait pas et s’est inscrit dans une
prestigieuse école de commerce.
Julien avait une vingtaine d’années. D’abord désarçonnés, ses parents ont
laissé faire. Convaincus du bien-être de leur rejeton unique, ils ont accueilli sa
bien-aimée à bras ouverts, la considérant comme leur propre fille, multipliant les
marques d’affection à coups de gros chèques. Les tourtereaux se sont envolés
dans les plus grandes capitales étrangères, ont aménagé un grand appartement, se
sont construit des souvenirs gravés. N’oubliant pas leurs objectifs
professionnels, Julien et sa belle se sont plongés durant de nombreux mois dans
les révisions, enchaînant les examens et les oraux sans se poser de questions. Ils
ont multiplié les expériences sous couvert de contrats précaires, au sein de
grandes entreprises, payés au lance-pierre, apprenant tour à tour à faire des cafés
et à répondre merci à des humiliations et des coups bas. Aveuglé par l’amour
qu’il portait alors à sa compagne, Julien n’était jamais affecté par rien,
s’attachant sans cesse aux démonstrations sentimentales qui faisaient le lit de ses
journées. Un bouquet de fleurs par-ci. Des centaines de messages impromptus en
forme de déclarations permanentes. Un restaurant improvisé. Un jeu de piste
dans un quartier de leur ville pour découvrir deux billets d’avion. Et puis des
cessions aux caprices, des « oui » sans aucun « non », des « toujours plus ». Et
Julien a laissé filer sa vie de couple comme cela jusqu’au jour où, après une
longue journée en tant que commercial dans une grande enseigne d’outillages de
jardin, il est rentré dans leur appartement presque vide.
Plus aucun signe féminin. Les cadres photo avaient été posés face contre le sol.
Ses meubles à elle avaient disparu. Envolés. La vaisselle. Elle ne lui avait laissé
qu’une assiette, un couteau, une fourchette, un verre et deux chopes de bière. La
cuisine étant à l’époque entièrement équipée par le propriétaire des lieux, il lui
était resté de quoi faire à manger. Sans aucun ustensile. Dans leur chambre, le
matelas était posé à même le sol. Le salon avait été vidé. Les effets personnels de
Julien gisaient partout, sans ordre. Dans la salle de bain, sur l’étagère murale, le
jeune homme avait découvert une enveloppe. Il avait reconnu l’écriture au
premier coup d’œil. Son prénom s’affichait là, simplement, sans cœur, sans
marque. Sur un feuillet format A5 déchiré à la va-vite, après deux ans de vie
commune, la jeune femme avait signé en quarante-six mots la fin d’une histoire.
Sans explication concrète. Elle avait décidé d’accepter une nouvelle vie, à des
milliers de kilomètres, sans le prévenir, sans l’impliquer dans son projet. Julien
n’avait même pas cherché à la joindre, préférant penser être quitté pour des
masques de rajeunissement hors de prix à destination de vieilles peaux blindées
aux as. Désemparé, il n’avait trouvé la force que de déboucher des bières et
d’ouvrir des paquets de gâteaux salés. Durant trois jours et trois nuits, il avait
erré dans des pièces vides, laissant son téléphone sonner, zappant frénétiquement
entre deux chaînes de télévision, allongé à l’endroit où s’était dressé un canapé
flambant neuf. Alertés par son silence, soixante-douze heures après la gifle, le
maître d’apprentissage et les parents de Julien avaient fini par débarquer,
découvrant le jeune homme dans un état proche d’un coma dépressif. Une
semaine d’hospitalisation à la demande d’un tiers avait permis de repartir de
zéro. Le bail de l’appartement avait été résilié. Un autre signé en un temps
record dans un quartier différent, proche de son lieu de travail. Les copains
abandonnés par amour avaient été alertés tour à tour. Les chopes de bière avaient
terminé leur course dans une benne. Bernard, maître d’apprentissage, avait fini
par envoyer un message à Julien huit jours après son internement, un dimanche
soir.
Rendez-vous demain matin à 9 h. Réunion au sommet avec la direction
générale. Restructuration en ligne de mire. Il te reste trois mois à tirer pour
valider ton diplôme. Mets ton plus beau costume. Rase-toi. Je t’emmènerai au
bout ! De manière aussi simple, Julien avait débuté une nouvelle vie. Ou plutôt,
il avait retrouvé sa vie d’avant. Les potes, les soirées, la fête, l’insouciance. Tout
cela fut encadré d’un œil attentif par Bernard et les parents de Julien, de loin en
loin. Le jeune homme a terminé ses études, quitté l’enseigne d’outillage et a fini
par être embauché sur un poste de commercial junior par une industrie agro-
alimentaire. De la bêche à la récolte, il n’y avait eu qu’un pas que Julien avait
franchi sans mal mais sans envie. Dès lors, Julien a veillé à ne jamais s’attacher
à la gent féminine. Hors de question de voir débarquer dans sa salle de bain une
horde de produits cosmétiques qui lui donnaient envie de gerber. Hors de
question de s’investir pour laisser son plan d’épargne alimenter des sociétés
milliardaires prêtes à tout pour faire penser aux femmes qu’elles sont toutes
belles et baisables, à condition qu’elles soient fines, filiformes, maquillées à
outrance avec un brushing parfait dès le saut du lit. Il a erré sur les routes grâce à
son métier qui l’a mené du nord au sud, d’est en ouest, croisant des filles faciles,
des madones aux yeux de braise. Il n’a jamais rien promis au-delà de l’instant
vécu. Il est souvent parti comme un voleur, quittant des lieux très vite oubliés.
Professionnellement, il a gravi les échelons élégamment, atteignant chaque
objectif, s’investissant sans nul autre pareil. Après cinq années de bons et loyaux
services auprès des légumes frais, il a rejoint un groupe immobilier. Les
déplacements sont toujours aussi nombreux, toujours aussi longs. Mais, lassé par
les aubergines et les courgettes, Julien se plaît désormais mieux à vendre des
plans de construction. Des projets de vie. Du futur à plusieurs chiffres. De
l’emprunt assuré.
Au début, les familles ou les jeunes couples que Julien rencontrait n’étaient
que de simples clients. Ils sont désormais le lourd reflet de ce qu’il n’est pas au
quotidien, malgré son âge, malgré son physique qu’il sait agréable. Ses amis se
marient ou deviennent parents les uns après les autres. Et lui, il naviguait en eaux
troubles et instables il y a encore peu de temps. Avant de partir en séminaire
avec des spécimens de son espèce, Julien s’était fait la promesse de vivre mieux
son célibat, sereinement, sans questionnement philosophico-psychanalytique
tordu. Il en a fait part à ses amis, au cours d’un repas improvisé.
— Arrêtez de me découper au scalpel pour connaître la date et le lieu d’un
éventuel mariage avec une éventuelle brune ou blonde ! Je ne vais pas me
torturer toute ma vie. Et vous non plus ! Ça viendra quand ça viendra !
— Faut espérer qu’on puisse enterrer ta vie de jeune garçon avant la maison de
retraite, quand même !
— Le problème, c’est qu’on mettra vachement plus de temps à se remettre
d’une telle java ! On sera tous trop vieux !
— Perso, je poserai dix jours de congés ! Hors de question de ne pas fêter ça !
— Essaie de la choisir plutôt jeune ! Histoire de pouvoir en profiter un peu !
— Imagine, tu vas te faire passer la corde au cou au début du démon de midi !
C’est pas hyper stratégique, tout ça !
Entre deux éclats de rire, Julien avait fini par abandonner les argumentations
sans fin.
— Une chose est certaine, vous serez les premiers avertis ! Vous en faites pas
pour ça ! Fred, passe-moi la salade, s’il te plaît !
Une batavia avait tenté de clore le débat. Pourtant, ledit Fred n’avait pas lâché
l’affaire :
— Tu préviendras quand même Marianne ou pas ?
La phrase de trop. Julien avait serré les dents, laissant sa mâchoire apparaître le
long de ses joues creusées. Fred avait compris tout de suite qu’il avait dépassé
les bornes. Le silence qui avait suivi l’en avait définitivement convaincu.
— O.K., excuse, Julien ! Laisse couler ! Tu fais bien comme tu le sens !
Voilà ! Bien résumé. Julien entendait bien faire comme il le sentait. Il était parti
en séminaire après cette soirée, l’esprit soulagé. Ses amis avaient fini par
comprendre son positionnement. Vivre seul, libre et heureux.
Il y a cinq jours, Julien a pris la route en sens inverse, se concentrant sur les
réunions à venir, les formations à suivre, le programme de travail qui l’attendait.
Lui, le commercial bien installé. Avec la gouaille. La belle gueule. Les
connaissances. Les beaux discours. Il est parti avec une assurance non feinte,
laissant derrière lui ses habitudes de célibataire assumé. Dans un immense
complexe hôtelier, à proximité d’Arles, au bord d’un lac artificiel, il a partagé la
vie de près de trois cents de ses congénères, employés de la même enseigne sur
le continent, durant quatre longs jours et trois très courtes nuits. La grand-messe
de l’année où l’autosatisfaction dégueule de chaque bouche ouverte. Le genre de
concept que Julien appréciait auparavant. Elle lui permettait de nouer de belles
amitiés. De chaudes amourettes. De pauvres flirts sans évidence. Mais cette
année, il y est parti la fleur sous le fusil, se concentrant simplement sur sa
carrière, ses objectifs professionnels, les courbes statistiques pointant vers les
sommets. Le soir, au lieu de lâcher les vannes festives, il a passé du temps assis
en tailleur sur son grand lit à deux places, les yeux rivés sur l’écran de son
ordinateur portable, à travailler ses présentations. À la grande surprise de ceux
qui l’avaient rencontré lors du séminaire précédent, Julien avait bordé son séjour
à l’extrême, ne laissant rien au hasard de ce type de regroupement professionnel.
Lionel, la quarantaine bien tassée, commercial dans la même région et qui
rencontrait parfois Julien en dehors du travail, n’avait pas manqué de lui en faire
la remarque dès le premier jour :
— Eh ! Qu’est-ce qui t’arrive, vieux ? Tu rentres au couvent ou quoi ? T’as
même pas laissé traîner tes yeux sous les jupes courtes ! Tu fais flipper !
— Arrête, Io !
— Non, mais sérieux ! Tu t’es vu ? On dirait un jeune premier qui débute et
qui vient là pour la première fois ! T’es grave !
— Écoute, Io, les gens changent parfois !
À voir la tête de Lionel quand Julien avait dit cela, nul doute que la surprise
l’avait envahi du firmament de son crâne dégarni au bout de ses orteils.
— Ben, merde ! Tu vas quand même pas passer quatre jours à bûcher ! Tu vas
t’emmerder sévère !
— Eh ! On est à un séminaire pro, non ?
— Et alors ? Me la raconte pas à moi ! Pro, pro… que dalle, mec ! On est là
pour se lâcher ! De la bouffe et de la baise, mon pote !
Devant l’insistance passablement grotesque de son acolyte, Julien avait fini par
tourner les talons, non sans avoir pensé à la femme du pauvre Lionel, qui devait
se morfondre à plus de neuf cents kilomètres de là, entourée par deux marmots
gueulards de cinq et sept ans.
Sur l’autoroute du retour, Julien ne cesse de se remémorer ces instants de
fausse camaraderie quand le visage de Camille apparaît dans son subconscient
chaotique. Alors que le cours de sa vie prenait une route plutôt sereine et
linéaire, il a fallu qu’elle débarque aussi soudainement.
— Putain, pourquoi tu t’es plantée de bagnole, Camille ?
À haute et intelligible voix, en frappant sur son volant, Julien s’agace tout seul.
Depuis quelques semaines, il avait réussi à remonter la pente, laissant le passé et
ses questionnements sentimentaux dans un coin bien planqué de son cerveau. Et,
parce qu’il avait une voiture de location similaire à un autre type qui jouait les
taxis d’un jour, toutes ses bonnes résolutions venaient de partir en éclats.
— Mais pourquoi je suis resté ? Pourquoi je l’ai pas laissée se démerder
comme une grande ? Merde !
Julien allume l’autoradio et monte le volume au plus haut. La recherche
automatique le ramène inlassablement au Point Route. Des objets suspects ont
été aperçus sur l’autoroute A12, à la hauteur du kilomètre 46. Une voiture est
arrêtée sur la bande d’arrêt d’urgence quelque part entre Bordeaux et
Compiègne. Des travaux sont prévus près de la sortie 19.
« N’oubliez pas de lever le pied et de faire des pauses régulières ! »
— Ça, c’est du conseil ! J’aurais mieux fait de ne pas t’écouter, morue !
Comme dans toute situation périlleuse, il faut un coupable. Aujourd’hui, la
condamnée est une jeune journaliste, enfermée dans un bunker, quelque part en
région parisienne, qui lit à intervalles réguliers des morceaux d’information
délétère sur l’état du trafic routier français. Il en faut une. Ce sera celle-là.
Alors qu’il devrait être heureux d’avoir vécu un tel événement, Julien ne
ressent que de la violence en lui. Il a envie de crier, de hurler. Il se sent tellement
fragile au volant, sur une autoroute qui voit se croiser voyageurs, vacanciers,
travailleurs, familles, amis, connaissances et partageurs de véhicules.
Fraîchement convaincu de l’inutilité de s’investir dans une histoire hasardeuse,
le voilà à nouveau plongé dans les bas-fonds démoniaques qui ont fait sa perte
par le passé. En l’espace de quelques secondes, au cours desquelles il a vu
débarquer un petit bout de femme trempée de la tête aux pieds dans son habitacle
réchauffé par plus de sept cents kilomètres, il a compris que toutes ses théories
venaient de prendre la forme d’un château de cartes au milieu du blizzard
québécois. Et les heures partagées avec Camille n’ont fait que le conforter. Elle
est jolie. Petite brunette aux cheveux longs, ni trop fine ni trop forte, avec un
caractère désinvolte et une maturité déroutante. Pas stéréotypée, pas gênée, sans
subterfuge, naturelle. À peine décontenancée par l’aventure de la perte de sa
valise qui aurait dû voir s’effondrer des dizaines de nanas attachées telles des
sangsues à leurs trousses de toilette. Non, Camille n’est pas ainsi et Julien l’a
vite cernée. Elle n’était pas vraiment à son avantage quand elle a quasiment
arraché la portière arrière droite, des mèches collées à son visage, mais il a reçu
comme un sacré coup de poing, alors qu’il a d’abord eu peur de se faire
carjacker par une nymphomane toxicomane, en manque de salade verte. Il avait
bien vu qu’une voiture similaire à la sienne était garée à quelques mètres. Mais il
n’aurait jamais imaginé que l’un des passagers aurait pu se tromper. Encore
moins qu’il échangerait avec lui des banalités durant plus de vingt-quatre heures,
au point de passer la nuit dans les bras l’un de l’autre. Julien ne peut faire
illusion. Le simple fait de se remémorer les descriptions de sa famille réalisées
par Camille, se rappelant le ton de sa voix et son humour ciselé, il sent son corps
se calmer face à la violence de l’instant.
— J’aimerais, mais je vous assure que non. Les cacatoès sont sa plus grande
passion après Dieu…
— … et le taulier !
— Oui et le taulier, effectivement ! Encore qu’elle le confonde souvent avec
Dieu, donc, l’un dans l’autre.... Enfin, je veux dire… Pas le taulier dans Dieu,
hein ? Enfin, vous m’avez comprise, quoi !
— Je suis pas certain ! J’ai un peu de mal à imaginer la scène !
— Je vous demande pas de l’imaginer ! Par pitié… Si Marie-Tulipe vous
entendait !
Les sourcils de Julien dessinent subitement deux immenses accents
circonflexes.
— Ah ! Oui, je vous l’accorde, c’est choquant la première fois, comme toutes
les premières fois. Mais je vous jure que, comme pour les fous redondants, c’est
la stricte vérité. Sa mère, donc la sœur de ma mère, donc ma tante, est fleuriste.
Ils sont tous un peu tarés de ce côté-là de mes gènes !
— Et ils sont nombreux ?
— Ma mère a six frères et sœurs, lesquels ont tous en moyenne trois enfants et
demi, lesquels ont en moyenne un enfant virgule quatre. Voilà la définition
mathématicienne de mon père ! Je vous laisse faire le calcul. Moi, je les vois
tous lors du rassemblement annuel auquel je suis censée aller à l’instant où je
vous parle. Ces retrouvailles étant généralement très alcoolisées, j’ai arrêté de
compter depuis belle lurette !
— Donc, vous avez deux frères et sœurs et demi ?
— Non, moi, je suis l’exception statistique ! Celle qui fait baisser les courbes !
Fille unique de ma naissance à aujourd’hui. Et, entre nous, je crois que ça va
durer !
Bizarrement, Julien a eu envie de lui poser des milliards de questions. Camille
l’a sorti de son engourdissement post-séminaire en dix petites phrases. Au point
qu’il en a oublié de reprendre la route. Durant plusieurs heures, elle lui a raconté
dans le détail le début du trajet en voiture avec Alfred Demusset. Elle a évoqué
ses petits boulots à mi-temps parfois, espacés souvent, comme éducatrice
spécialisée pour enfants en perdition, agrémentant le tout de quelques envolées
autour de ses passions pour la lecture, la musique et, plus surprenant, le canevas
en demi-point.
— C’est un exercice de précision ! Ça permet de se concentrer tout en évitant
de penser à autre chose. C’est formidable pour mon cerveau qui a tendance à
pédaler plus vite qu’un Chinois enfermé dans une cave durant la guerre froide, à
l’insu de mon plein gré évidemment.
— T’as essayé l’EPO ?
— À part les bonbons mentholés, je ne prends aucune drogue et n’en ai jamais
testé !
— T’es pas sérieuse, là ?
— Ben, si, pourquoi ? Parce que je suis une jeune trentenaire hyperactive, il
faut absolument que je fume une feuille de cana chaque soir, histoire de laisser
mes emmerdes de côté ?
— Non, c’est pas ce que…
— C’est pas ce que tu voulais dire, mais tu l’as pensé bien fort ! Sauf que les
clichés, hormis Cartier-Bresson et Doisneau, c’est pas mon délire ! D’ailleurs,
sympa, ton fond d’écran ! C’est pas commun pour un commercial !
— Oh ! le cliché, jeune demoiselle ! C’est moche !
En fait, non, c’était pas moche du tout. Au contraire, tout avait été beau durant
ces dernières heures. Même le café dégueulasse de la machine de la station-
essence avait subitement pris un goût savoureux. Julien en a bu une demi-
douzaine, laissant Camille se délecter de soupes de tomates amères et sursalées.
Ils sont allés de la cafétéria à la voiture, de la voiture à la cafétéria, de la
cafétéria à un banc au soleil, du soleil aux nuages, du jour à la nuit. Quand cette
dernière a commencé à poindre, Camille a encouragé Julien à partir. C’est là
qu’il a cessé de réfléchir, laissant son corps et son cœur parler pour lui. Ils ont
échangé un baiser, se sont réfugiés dans la voiture garée à l’abri des lampadaires
agressifs et ont continué à parler, laissant simplement leurs mains s’effleurer et
leurs esprits vagabonder vers des confidences anodines, limite fleur bleue.
— Y a un film que tu aimes par-dessus tout ?
— Ouah, la question sans réponse au possible !
— À ce point ? Attends, en tant que nana, tu vas quand même pas me dire que
tu n’aimes pas Dirty Dancing ou Pretty Woman ?
— Cliché !
— O.K. ! Je suis d’accord… N’empêche que, si tu me dis que tu n’aimes pas
ces films, je fais le tour de l’aire en sautant à cloche-pied !
— Vu ta carrure d’athlète du dimanche, je vais t’éviter un tel supplice ! J’adore
ces films ! Mais pas que !
— Eh ! Elle a quoi, ma carrure ?
— Me dis pas que tu as un abonnement dans une salle de sport ou je vais
hésiter entre mourir de rire et te conseiller de porter plainte contre la salle !
— Mais t’es vache, toi ! C’est l’heure tardive ?
— Pardon, je suis désolée !
Camille avait eu l’air troublé après cet échange. Assise en rond de chien sur le
siège passager, elle avait étendu ses jambes tant bien que mal, allongé l’assise et
fermé les yeux dans un silence gênant. Julien n’avait pas su comment rattraper
un malaise qui n’en était pas un. Après plusieurs longues minutes, dans un
souffle, les yeux toujours clos, Camille avait su briser l’omerta naissante.
— Journal intime.
— Pardon ?
— Tu m’as demandé quel était mon film préféré, je te réponds !
— Et c’est quoi ?
— Journal intime.
— C’est un truc de nana, c’est ça ?
— BIIIPPP ! Mauvaise réponse, monsieur le commercial !
Camille a rouvert les yeux, s’est redressée et a évoqué le film d’un réalisateur
italien, déjà primé à Cannes pour une autre œuvre, en faisant naître des milliards
d’étoiles dans son regard. Ce qui avait eu le don d’émouvoir Julien autant que de
l’agacer. Julien ne connaissait pas Camille. En une journée et une nuit, il l’a
rencontrée. D’abord par hasard. Puis en découvrant qui elle est, qui elle cache,
qui elle aime ou pas. Ils ont fini par s’endormir, chacun faussement allongé sur
les sièges avant de la voiture, en se tenant par la main. Après une heure ou deux
d’un sommeil agité, en se réveillant, Julien a tout de suite été saisi par une
sensation de bouleversement. Une parfaite inconnue la veille a su le captiver.
Après un énième café, alors que Camille s’était éclipsée aux toilettes, il s’est
posé des milliers de questions. Quid de demain ? Comment je fais pour lui faire
comprendre que je veux la revoir ? Comment je fais pour lui faire comprendre
que j’ai déjà des sentiments pour elle, sans la faire fuir, telle une jeune
trentenaire éprise de liberté ? Quand elle revient, si je la demandais en
mariage ?
— Non, ça, Julien, c’est très con comme idée !
Voyant Camille revenir, il a tout oublié soudainement. Des vêtements froissés,
les cheveux en bataille, un visage marqué par le manque de repos. Pour une fois,
il n’y avait aucun cliché. Pas de chabadabada.
Alors que Julien se rapproche de sa destination finale, tentant de jeter dans la
bataille de la route ses dernières forces, il ne fait que repenser à cela et se repasse
inlassablement le film des vingt-quatre dernières heures. Camille l’a troublé,
transpercé, chahuté. Il a parié sur un cloche-pied, mais elle aurait tout aussi bien
pu le faire marcher sur les mains. Julien comprend que cette rencontre
inattendue, au-delà d’avoir remis en cause sa sérénité de célibataire volontaire,
est une bulle de bonheur à l’état brut. Mais il comprend du même coup que ce
bonheur, afin de ne pas être abîmé, doit rester intact. Il en est sûr. Si Camille en
avait exprimé le souhait, il ne serait pas reparti avant l’arrivée de la tulipe. Mais
c’est mieux ainsi. Elle ne lui a pas dit où elle habite. Lui non plus. Il est tenté
d’aller la chercher sur les réseaux sociaux, une fois qu’il aura retrouvé son
appartement. Mais ce serait prendre le risque de tout gâcher. Et des risques,
Julien sait en prendre beaucoup d’autres sans aucun remords. Mais pas celui-là.
Alors que sa voiture s’engage dans l’embranchement de sortie de la voie
rapide, il compose sur son portable le numéro de téléphone de Marianne.
CHAPITRE 4

Comme deux ombres à l’écart

Groggy. Tel un boxeur après un combat. Un amateur de polars après une


lecture d’Ellroy. Un footballeur professionnel après un transfert au Paris Saint-
Germain. Une adolescente de quinze ans après sa rencontre avec Justin Bieber.
Je marche vers l’entrée de la station-service, sans prêter attention aux véhicules
qui sortent de l’autoroute à vive allure. Un poids lourd ralentit à ma hauteur.
Herbert, qui affiche fièrement son identité depuis sa cabine de chauffeur,
m’adresse un clin d’œil très appuyé. Un bras gauche poilu et vilainement tatoué
d’un visage indien dépasse de la vitre béante. Les freins s’actionnent dans un
sifflement assourdissant, me faisant sursauter à la vue de la remorque
gigantesque qui semble vouloir continuer son chemin.
— Alors, ma jolie ? Qu’est-ce qui vous amène à aller vers l’entrée ? Vous
cherchez peut-être un chauffeur ? Parce que, si c’est ça, je suis votre homme !
La décence et la politesse devraient me pousser dans les retranchements du
mépris, mais mon humeur me souffle à l’oreille de m’arrêter et d’engager la
conversation. Après tout, Marie-Tulipe n’arrivera que dans plusieurs minutes,
selon le message qu’elle m’a envoyé avant son départ de Paris.
— Bonjour, Herbert ! Quelque chose me dit que vous vous ennuyez
sévèrement dans votre camion ?
— Oh ! ben ça, pour sûr que je m’ennuie ! Une charmante compagnie serait
pas de refus ! Alors ? Tu montes ?
— Ah ! parce que, ça y est, on se tutoie, Herbert ?
— Ben quoi ? C’est hors la loi ?
— Non, effectivement ! Par contre, ce qui pourrait être considéré comme hors
la loi, c’est d’aborder des jeunes femmes sur des aires d’autoroute au volant de
son trente-huit tonnes. Vous voulez peut-être que j’en informe Monsieur Legal,
votre patron sarthois ?
L’avantage des transporteurs, c’est quand même qu’ils s’affichent largement
sur leurs outils de travail, ce qui semble laisser Herbert perplexe. Alors que le
bras gauche disparaît en cabine et que l’accélérateur semble souffrir sous un pied
taille quarante-trois ou quarante-quatre, je crois entendre des vociférations peu
amènes sortir de la bouche de mon nouveau soupirant. Te bile pas, Herbert ! À
l’instant T, même l’intégralité d’un book masculin d’une agence prestigieuse de
mannequins ne parviendrait pas à me faire oublier Julien.
Sous un soleil levant réchauffant doucement mon corps endolori par les
dernières heures passées dans des positions incongrues, je marche jusqu’à un
amas bétonné qui marque le début de la station-service. Je dépose mon sac à
main à mes pieds et pointe mon visage, les yeux clos, vers les rayons chauds. Le
visage de Julien, souriant, me revient sans cesse en mémoire. Après deux heures
quarante-cinq d’un silence imposé par un individu nanti d’une rigidité
psychologiquement maladive et confinée dans un habitacle avec quatre
inconnus, le contraste fut si important qu’il m’est difficile de tourner la page
d’une rencontre si brusque et si inattendue. Mais je n’ai plus le temps de rêver.
Déjà, je suis agressée par un bruit de moteur similaire à celui d’une
moissonneuse-batteuse en plein mois de septembre, couvert par un flot de coups
de klaxon. C’est clair, Marie-Tulipe possède toujours la même voiture, celle que
ses parents lui ont offerte le jour de l’obtention de son permis, plus de quinze
années auparavant. Une Seat Marbella qui n’a d’exotique que le nom. Le
cauchemar reprend donc le cours de sa vie. De là où je me trouve, il doit rester
six cent soixante-dix-huit kilomètres avant notre destination finale, et l’idée de
les passer engoncée sur un siège dont le confort est proche d’une planche de bois
ne me réjouit que peu. Alors que ma cousine tente dans un élan distingué
d’ouvrir la fenêtre de sa portière manuellement, la voiture connaît quelques
écarts qui n’ont l’air d’inquiéter que moi. Sans la laisser arriver jusqu’à moi,
j’entends déjà les douces mélodies d’une antique compilation du taulier s’évader
d’un autoradio dont le volume a été poussé à fond. Je ne sais pas ce qui m’abat le
plus. Le grésillement qui fait tressauter la voix de Johnny. L’aspect bringuebalant
de l’automobile d’un autre âge. Le maquillage version pot de peinture de Marie-
Tulipe. Ou la cage dorée que j’aperçois posée sur les sièges arrière et stabilisée à
la hâte grâce à un savant mélange de corde à sauter et de raphia emmêlés.
— Alors, ma jolie ? T’as été éconduite par un preux chevalier ?
Je me demande un instant si Herbert ne s’est pas réincarné en quelques minutes
dans la peau de Marie-Tulipe.
— Allez ! Monte avant de te faire kidnapper par un chauffeur bedonnant et
poilu !
Raté !
La portière émet un grincement indescriptible.
— T’inquiète ! Depuis que je l’ai emmenée chez le carrossier après avoir
embrassé le mur de mon voisin, elle fait un potin d’enfer. Mais Pablo m’a dit que
ça ne devait pas m’empêcher de rouler !
— C’est qui Pablo ?
— Ben, le carrossier ! Ouh ! T’es fatiguée, toi ! Puisque je suis arrêtée, je vais
changer la musique. Je vais te mettre un petit truc sympa, histoire que tu te
reposes un peu ! Oh là là, ma pauvre, j’aurais pas aimé être à ta place ! Toute une
nuit seule ici ! Quelle galère ! Mais bon, je ne pouvais vraiment pas me libérer
avant. En plus, la permanence n’a pas désempli, évidemment. Et, comme tu peux
le voir derrière toi, j’en ai encore un qui me reste sur les bras ! Je te présente
Gaston. Dis bonjour, Gaston !
— Ta gueule ! Rrrourrrou !
Finalement, à choisir, ABBA avait un certain attrait. Pitié, faites que la route ne
soit pas interminable. Tout en fouillant dans une pochette à l’effigie de son idole
yé-yé, ma cousine me présente son nouveau comparse.
— Tu l’auras compris, Gaston a quelques problèmes de comportement. Disons
que la politesse n’est pas son fort et il a une fâcheuse tendance à se prendre pour
une colombe.
— Rrrourrrou ! Que la paix soit sur le monde, pour les cent mille ans qui
viennent. Donnez-nous mille colombes et des millions d’hirondelles !
Rrrourrrou !
— Ou Mireille Mathieu quand il est en colère !
Après Gimme Gimme Gimme, les ardoises, la tempête, ma valise envolée et ma
nuit près d’un champ de blé avec un parfait inconnu, je ne suis plus à une
invraisemblance près. Ce voyage est finalement un peu mon Waterloo à moi, et
mon petit doigt me dit que la ligne Maginot risque d’être franchie encore un
sacré paquet de fois avant l’arrivée.
— Ah ! ça y est, j’ai trouvé. Je te mets les meilleures ballades de Johnny. Ce
sera plus calme.
Marie-Tulipe glisse le disque dans le lecteur, avec autant de précautions qu’un
adepte des casinos assis devant une machine à sous. Une fois l’opération
effectuée, elle se retourne brusquement vers moi, passe les bras autour de mon
cou avec fureur et m’enlace durant un laps de temps qui voit mon sternum
graviter autour de ma nuque. Elle me lâche tout aussi soudainement, s’appuie sur
son siège et me sourit comme devant un nouveau-né.
— Je suis si contente de te voir et de faire ce trajet avec toi ! Tu peux pas
savoir !
Non, effectivement, j’ai beaucoup de mal à savoir, là.
— Moi aussi !
— Ça va, toi ? T’as quand même une sacrée mine ! Tu fais presque peur à
voir !
J’ose me rassurer en lisant une nuance dans le « presque ».
— Un peu fatiguée sans doute ! Mais ça va !
— Tu m’étonnes ! On n’a pas idée, aussi ! T’aurais dû me demander dès le
départ ! Je t’aurais emmenée ! Quand ta mère m’a raconté ce qui t’arrivait, j’ai
eu du mal à le croire !
Comment lui expliquer que la solution première de descendre à la réunion
familiale en sa compagnie ne m’a jamais traversé l’esprit ne serait-ce qu’un
millième de seconde ?
Il faut dire que Marie-Tulipe, aussi incroyable que cela puisse paraître, fut sans
doute ma cousine préférée durant de nombreuses années. Enfants, nous avons
grandi dans des maisons séparées d’à peine quelques centaines de mètres.
Toujours fourrées l’une chez l’autre, nous avons partagé des centaines
d’événements, unies comme deux sœurs que nous n’étions pas. Nos mères
respectives ayant de forts points communs, tout le monde a trouvé son compte
dans la passion que nous nous sommes vouée jusqu’à l’adolescence, nos pères
cherchant du réconfort ensemble face à la prégnance matriarcale. Nous nous
prêtions nos habits, nos jouets, nos livres, nos 33 tours, nos chaussures, nos
cartables. Elle était douée en mathématiques et passait du temps à résoudre mes
équations. J’aimais la poésie et lui faisais réciter ses leçons. À l’école primaire,
Marie-Tulipe, ayant un an de plus que moi, prenait ma défense dans la cour de
récréation si les plus grands me chahutaient. À la cantine, je prenais toujours du
fromage même si je n’aimais pas ça. Je lui laissais ma part en échange du
dessert. Elle était le salé de mon sucré. Au collège, nous nous sommes inscrites
dans les mêmes cours optionnels. La chorale, la danse africaine, les courses de
cross, le théâtre. Nous allions ensemble au cinéma, à la bibliothèque, dans les
bijouteries, où nous admirions des heures durant les alliances en rêvant au prince
charmant. Il n’y a que le catéchisme que nous n’avons pas partagé. Ma mère n’y
voyait aucun intérêt et préférait me voir préparer des galas de danse ou des
compétitions sportives plutôt que de m’imposer l’histoire d’une religion en
laquelle elle n’avait elle-même jamais cru. C’est aussi la seule chose qui la
différenciait de sa sœur, fervente participante aux messes dominicales de notre
village de l’époque. Jalouse de cette altérité, le mercredi après-midi, il n’était pas
rare que j’aille chercher Marie-Tulipe à la sortie de la collégiale pour qu’elle me
raconte les péripéties d’un type né presque deux mille ans plus tôt par le biais du
hasard, couvert de présents par des Rois mages que je ne connaissais qu’à travers
Sheila et ses robes Courrège.
Durant sa dernière année au collège, elle s’est prise de passion pour le déroulé
de l’Ancien et du Nouveau Testament. Alors que nous échangions régulièrement
nos journaux intimes, un soir, j’ai découvert une phrase inscrite de sa main qui
m’a fait éclater de rire.
Je n’épouserai que celui qui me sera présenté par Dieu et qui
aimera les perroquets comme moi.
Le lendemain, alors que nous venions de terminer nos devoirs et que ma mère
nous préparait un plateau-repas dont elle seule avait le secret, avec une voix
surjouée de conspiratrice, j’ai interrogé Marie-Tulipe :
— Présenté par Dieu ? Ça veut dire quoi ? Tu crois vraiment que, un de ces
quatre, Jésus va descendre de sa croix, les clous encore dans ses paumes, sonner
à ta porte et te dire « Hé ! je te salue, Marie ! Voici Edmond, ton époux » ? Tu
délires !
— Camille, tu ne peux pas comprendre !
— Le seul truc que je comprends, c’est que t’as intérêt à ce que le chevelu n’ait
pas trop mauvais goût ! Imagine s’il t’amène le rejeton de Monsieur Landais !
Monsieur Landais était un professeur d’anglais du collège. Un chouette type
doté d’un physique peu commun. Dégarni, ventru, un visage marqué par une
adolescence peu complaisante, des dents ni très blanches ni très alignées, et des
cheveux plus gras qu’une friteuse après usage. Le tout enveloppé dans des
vêtements d’un siècle méconnu, malgré mon attrait certain pour l’histoire. Nous
n’avions pas loin d’une quinzaine d’années, et la fracture avait commencé à
s’immiscer entre nous. Notre quotidien avait fini par nous désunir malgré nous.
Alors que Nicolas, le plus beau mec du lycée, me faisait virevolter des papillons
au creux de l’estomac, Marie-Tulipe finit par adopter un mode de vie monacal.
Les devoirs, les révisions, passage du baccalauréat, obtention avec mention très
bien, école d’ingénieurs en quatre ans pour finir à un poste à responsabilité dans
une grande firme électronique américaine. Son seul passe-temps résidait, depuis
qu’elle avait elle aussi quitté le Sud, dans son rôle de bénévole au sein d’une
association dédiée aux plumages colorés. Même si la vie avait établi des
kilomètres entre nous, de manière logique, elle n’avait pas fait que creuser la
distance géographique. Les confidences n’eurent bientôt plus aucune place,
progressivement remplacées par des silences pesants et des messages de vœux
pour la nouvelle année et les anniversaires. Au cours de la période qui nous a
vues devenir femmes, il n’y a jamais eu un mot de travers. Pas une engueulade.
Pas de crise. Pas de guerre. Mais, bien pire, il y a eu de l’ignorance. Celle qui
vous laisse dans votre coin, qui ne s’occupe pas de vous. Qui vous abandonne à
votre sort, qu’il soit triste ou non.
— Rrrourrrou ! Ta gueule ! Rrrourrrou !
Gaston prend un malin plaisir à couvrir la douce mélodie qui s’échappe de
l’autoradio alors que je lutte pour décoller ma joue de la ceinture de sécurité.
— J’ai dormi longtemps ?
— Trois heures à peu près ! On a fait trois cent soixante-dix-huit kilomètres et
le CD en est à son quatrième passage ! Désolée, j’ai pas pu retenir Gaston ! On
vient de se faire doubler par une Twingo. Ça l’a énervé, je crois !
Je ne peux réprimer un fou rire.
— Ouais, il est marrant, Gaston ! Je commence à bien l’aimer celui-là ! Mais
bon, je ne vais pas le garder. Il faut que je lui trouve une famille la semaine
prochaine. Ça te dirait pas, toi ? Il est hyper joueur ! Je suis sûre que vous
pourriez vous entendre ! C’est un ara hyacinthe. Une perle rare.
— Marie, tu déconnes ? Qu’est-ce que je vais faire de ce machin ?
— Oui, c’est pas faux ! Tu vis toujours dans ton minuscule appartement ?
— Eh oui, toujours !
— Tu devrais quand même penser à t’éloigner de la ville pour avoir de
l’espace. À la campagne, tu pourrais avoir une maison, respirer un air meilleur et
je suis sûre que tu finirais par manger sainement. Ça te changerait !
— J’y songe, figure-toi ! Tous les matins en me rasant !
La lubie de ma cousine n’est pas de me caser, mais de me faire manger bio et
boire de la tisane aux feuilles d’eucalyptus.
— Camille ! T’es lassante avec ton ironie permanente !
— Il reste combien de kilomètres ?
— Trois-quatre cents, pourquoi ?
— Pour savoir combien de temps il me reste à éviter d’être lassante !
— Eh ! mais je t’ai rendu service en venant te récupérer tout à l’heure ! Si ça
t’ennuyait à ce point, fallait pas appeler papa-maman au secours !
Un silence salvateur s’installe. Je ne peux pas répondre à son attaque. Je me
suis fourrée dans cette galère. Il va falloir l’assumer. Marie-Tulipe va passer pour
la sauveuse à notre arrivée, et Gaston ne réussira pas à lui clouer le bec.
Évidemment, s’il pouvait éviter de jouer les Avignonnais de l’INA de temps à
autre, ça ne serait pas de refus, mais, finalement, ses roucoulades ne sont pas si
inutiles qu’elles en ont l’air.
— Rrrourrrou ! Donnez-nous mille colombes. Et des millions d’hirondelles.
Faites un jour que tous les hommes. Redeviennent des enfants.
— Ta gueule, Gaston !
— Rrrourrrou !
— Camille, ne lui parle pas comme ça ! Il ne va pas comprendre, le pauvre !
— Marie, si Mireille Mathieu s’invite dans la voiture pendant les trois
prochaines heures, je suis pas certaine que ton hyacinthe arrive en entier chez
nos parents ! Vaut peut-être mieux que je pousse une petite gueulante, tu crois
pas ?
— Rrrourrrou, Ca-mi-lleu gen-ti-lleu !
Marie-Tulipe manque de piler au milieu de l’autoroute.
— Ah, ah ! C’est pas si compliqué que ça ! Ton pépère bleuté, il est comme un
vrai bonhomme ! Faut juste savoir lui parler !
Elle réfrène un long soupir.
— C’est vrai que t’en connais un rayon sur le sujet ! La gent masculine n’a
aucun secret pour toi !
— Va pas sur ce terrain !
— Pourquoi ? T’aimes pas en parler ? Tu sais que tu vas encore avoir droit à
l’examen de passage cette semaine ! « Alors, Camille, il est où ton prince
charmant ? Quand est-ce que tu nous le présentes ? À quand le mariage ? La
trentaine s’approche dangereusement, faudrait y songer ! »
— Je ne comprends pas que tu n’aies pas le droit à la même session. Tu crois
que les cousins sont résignés en ce qui te concerne ?
Elle le sait. Qui me cherche, me trouve. En lançant les hostilités, Marie-Tulipe
savait que le boomerang finirait par revenir au creux de ses attaques. Son visage
s’est fermé instantanément. Elle tente de tourner la tête vers l’extérieur, mais le
rétroviseur intérieur est mon allié. Je remarque rapidement que ses yeux brillent
un peu plus qu’à l’accoutumée.
— Excuse-moi, Marie !
— Rrrourrou ! Ta gueule !
— Oh ! mais ferme-la, sale con !
Marie se retourne et secoue frénétiquement la cage de Gaston. En faisant cela,
elle manque de lâcher le volant et de nous envoyer dans la glissière latérale de
sécurité.
— Maaarrriiieee ! Le volant, bordel !
Elle se repositionne rapidement face à la route, puis frappe plusieurs fois du
plat de la main la vitre avant gauche qui montre des signes de grande fatigue. De
l’air commence à s’infiltrer par un jour apparu en diagonale. La vitre n’est plus
droite et la paume de Marie-Tulipe vire au rouge sang.
— Tu fais quoi ? Tu veux te péter les phalanges ou quoi ?
De ses yeux jaillit un torrent de larmes.
— Vous me faites chier avec vos allusions à la con ! Ma mère, c’est jour et
nuit. Mon père, il se renseigne sur les séminaristes en cachette depuis des mois.
À la permanence pour les plumés à la con, ils sont tous persuadés que je suis
bonne sœur. Au boulot, pas un jour ne passe sans qu’un collègue me lise mon
horoscope en pensant que c’est orgasmique pour moi. À la fête de Noël, ils
m’ont offert des aiguilles à tricoter et de la laine fuchsia. Fuchsia ! Tu te rends
compte ? Fuchsia !
— T’aimes pas le fuchsia ?
— Mais, Camille ! Fuchsia ! C’était la couleur préférée de Mémé !
— Ben, moi aussi, j’aime bien le fuchsia !
— Ah ouais ! Et tu te vois te tricoter un pull pour rendre la pareille à ton patron
qui est persuadé que tu es heureuse de porter ce genre de couleur ?
— Euh ! C’est…
— Tu vois ? On est d’accord !
J’ai rarement vu ma cousine dans cet état. Elle est proche de l’hystérie, et
même Gaston semble s’être figé en comprenant le côté critique de la situation.
Nous nous faisons dépasser par une multitude de voitures. Vu la tournure que
prend notre voyage, dans moins de trois kilomètres, on sera obligées de stopper
net sur la bande d’arrêt d’urgence.
— Personne n’a jamais rien compris ! Que ce soit toi ou mes parents !
— De quoi tu parles ?
— De tout ! Des mecs ! De ma vie !
— Marie, tu ne veux pas qu’on s’arrête un peu sur la prochaine aire ? Il faut
que tu te calmes, là.
— C’est vrai, quoi ! Vous avez toujours pensé que c’était facile. Que j’étais
heureuse ! Ben oui, elle est heureuse, Marie-Tulipe ! Elle s’habille toujours avec
des couleurs vives. Elle rigole fort. Elle aime les perroquets et Johnny. Donc,
forcément, elle est heureuse, Marie-Tulipe !
— Et c’est pas le cas ?
— Comment ça, c’est pas le cas ? Mais bon sang, tu crois que c’est facile ? Tu
crois vraiment que c’est simple quand, toute ta vie, on passe son temps à
t’appeler Jonquille et que tu te fais draguer en permanence par des boutonneux
qui ne pensent qu’à t’effeuiller comme une marguerite ? Dès le départ, je ne suis
pas crédible ! « Hé ! salut, moi, c’est Bob, et toi ? Ben, moi, c’est Marie-Tulipe.
Ou Jonquille, au choix ! Fais-toi plaisir ! Y a promo printanière ! »
Pour moi, ça faisait partie de la norme. On vient d’une famille un peu déjantée,
un peu anticonformiste, un peu pas comme les autres, avec une vaste
descendance. Au cœur de l’arbre généalogique, sa présence ne dépareille pas.
Mais, finalement, je ne me suis jamais demandé comment elle vivait en dehors.
— Mais pourquoi tu portes ces fringues colorées si ça te plaît pas ?
— C’est pas la question, Camille ! Elles me plaisent, ces fringues ! Et j’adore
les perroquets et leurs plumages.
— Rrrourrrou ! Ta gueule !
— Ah ! tu vois ! Tu viens de faire plaisir à notre passager !
— Qu’il est con !
— Rrrourrrou ! Rrrourrrou ! Toi-mêmeeeuuu !
— Bon ! Eh ! Gaston, t’es sympa, mais si tu ne veux pas bouffer des
coquelicots par la racine, je serais toi, je la mettrais en veilleuse jusqu’à
l’arrivée, c’est clair ?
— Camille, te sens pas obligée de lui adresser la parole. Je sais que tu t’en
moques !
— Détrompe-toi, il me plaît bien, l’ami Gaston ! Bon, par contre, dans cinq
kilomètres, y a une aire et je ne serais pas contre un café, même infect.
— O.K., on va s’arrêter un moment !
Je la sens se calmer progressivement, à mesure que l’on se rapproche d’une
sortie éphémère.
Je la découvre autrement, ma cousine « fleur des champs ». Je l’ai souvent
appelée comme cela durant notre préadolescence. Ça la faisait marrer, je crois.
Mais je ne suis plus sûre de rien. Sa crise aliénante passagère sème le doute dans
mon esprit. Notre halte me permet d’observer Marie-Tulipe depuis l’intérieur de
la station-service. Son dos s’est courbé. Ses habits colorés ne font que masquer
un malaise fort apparent. Je me rends compte à quel point nous nous sommes
éloignées, au point de nous perdre. Alors que nous avons partagé des souvenirs,
des secrets, des envies, des passions, aujourd’hui, nous sommes presque
devenues étrangères l’une pour l’autre. Nous avons choisi deux voies différentes.
Deux métiers diamétralement opposés, l’électronique et l’humain. Nous aurions
pu continuer à nous parler, à échanger. Mais je me suis peu à peu tournée vers un
mode de vie où l’autre avait toute sa place, quand ma cousine cherchait
désespérément dans la prière et les plumages à trouver qui elle était. Alors que
nous sommes restées le phare l’une de l’autre durant la tempête que fut notre
enfance et le début de notre adolescence, la lumière s’est progressivement éteinte
au point de nous plonger dans un univers sombre empli de non-dits et de
médiocre politesse. Un message pour Noël. Un pour la nouvelle année. Un coup
de fil pour les anniversaires. Et des nouvelles parfois par nos mères interposées.
C’est toute une histoire qu’on a ensevelie sous un lourd tapis d’Orient.
Ce voyage non programmé me fait prendre conscience de ce qui a disparu, de
ce que l’on a nié à force de silences installés. En retournant près du véhicule
garé, je repense à Julien. Le cœur un peu plus léger, en fête, je me pare d’une
immense bonne volonté.
— Marie, on y va ? On va finir par arriver après la bataille !
— Tu m’as prise pour un taxi de la Marne ?
Nous éclatons de rire en même temps. La route reprend. Il nous reste un peu
plus de deux cents kilomètres. À l’arrivée nous attend notre famille, ses tracas,
ses joies, ses peines. La souffrance muette de Marie-Tulipe me tord le ventre,
alors que je viens de vivre vingt-quatre heures indescriptibles en termes
d’émotions. Je ressens une peur soudaine. Je pense à tout ce qui nous sépare
depuis trop longtemps. Je pense à ce confinement involontaire qui nous est
imposé à chacune au cours de ce voyage. Je pense aux lendemains qui nous
porteront sans doute vers nos habitudes. Mais je pense surtout à la bonne humeur
communicative dont fait preuve ma cousine à toutes les retrouvailles annuelles.
Et je comprends désormais qu’elle joue sans nul doute un jeu qu’elle ne peut pas
gagner seule. Sans moi. Sans ce qui nous a portées hier. Et qui, je l’espère, nous
portera demain.
CHAPITRE 5

Nouvelle féminité

Quatre sonneries. Deux courtes. Une longue. Une courte. Juste pour
s’annoncer. Julien respecte le code. L’interphone grésille, mais aucune voix ne se
fait entendre. La porte de l’immeuble s’ouvre dans un claquement brusque. Le
bâtiment est vétuste. Pas d’ascenseur. Quatre étages à gravir, baignés d’odeurs
diverses. Les murs sont sales. Les marches grincent. Julien les gravit plus
lentement qu’à l’accoutumée. Non qu’il ne soit pas pressé d’arriver, mais il est
tourmenté par ce qui vient de lui arriver sur cette aire d’autoroute déjà lointaine.
Le visage de Camille ne cesse de trotter dans sa tête épuisée. Depuis qu’il l’a
quittée, il essaie de se convaincre que cette rencontre fut suffisamment fortuite
pour être oubliée au même titre que ses autres aventures passées. Jusqu’au
moment où il se concentre suffisamment pour entendre le son de sa voix. Sentir
son parfum. Voir la couleur de ses yeux. Deviner la douceur de sa peau.
Pourquoi s’est-il arrêté à cet endroit ? Il avait roulé une partie de la nuit. Il était
fatigué. Le séminaire avait été intense mais sans fête, sans joie, sans chambre
visitée au hasard d’un sourire ou de talons aiguilles suivis. À l’approche du
quatrième étage, son cœur se fait à la fois plus léger et serré par la révélation
qu’il a envie de faire. Il doit se libérer de ce passé proche, s’en expliquer,
comprendre, rationnaliser le hasard et la beauté de l’instant. Et il sait que, ici, il
ne sera pas jugé. Tout juste son histoire entraînera-t-elle une certaine tristesse,
mais il n’y aura pas de cri, pas de rancœur, pas d’euphorie. Les conseils
pleuvront. Les arguments, les antagonismes, les contradictions. Il n’en ressortira
que du judicieux, du calme et des échanges simples et savoureux. Parce que
Marianne est… Marianne.
Sur le palier final, une porte est entrouverte. Julien s’engouffre et, déjà, des
sonorités variées s’immiscent jusqu’à son oreille.
— Balthazar, ne jette pas ton doudou dans la poubelle ! On fait comment si le
gros camion qui avale les sacs avale aussi Monsieur Pouet-Pouet ! Tiens ! Te
voilà, toi ! Tu as une sale tronche. Et je reste polie parce que le gnome est là !
— Pas ‘nome ! Moi, bébé zoli !
— Et avec un sacré caractère, Monsieur « J’ai réponse à tout » !
— Tout le portrait de sa mère, non ?
— J’adore te voir, Julien !
Marianne est belle. Franchement chiante, mais belle ! Julien l’observe du coin
de l’œil quand un petit bonhomme de vingt mois vient s’agripper au pantalon de
son costume plus totalement dans ses plis.
— Pouet-Pouet é à boubelle !
— À la pou-belle, mon petit homme ! Tu me dis bonjour avant qu’on aille le
récupérer ?
— Zour, Zuzu !
— Bonjour, Monsieur Balthazar ! Comment tu vas aujourd’hui ? Tu vas
bientôt manger ? Tu n’es pas à la crèche ?
— Grève générale. Depuis que le nouveau directeur de la petite enfance a posé
ses valises à la mairie, toutes les employées font des crises d’ado tardives. J’ai
pas réussi à trouver une nounou au pied levé ; donc, j’ai posé une journée pour
mieux profiter des couches, du lait, de la purée qui vole, de Barbapapa qui se
transforme en tracteur et de Sam le Pompier qui vient de sauver pour la soixante-
douzième fois la famille d’Alex, prise au piège par l’explosion d’un toaster.
— Sam é cro fort !
— Je te demande pas si ça va, donc ?
— Si, tu peux me le demander, étant donné que je vais te dire que je vais bien,
mais que j’ai connu des jours meilleurs, plus épanouissants sur un plan psycho-
bien-être féminin !
Alors que Marianne se débat avec un sachet de purée lyophilisée dont elle a le
secret, Julien ouvre la porte du réfrigérateur, lequel se trouve coincé entre le
salon et le coin cuisine minuscule de l’appartement. Il y trouve, bien en place,
une bouteille fraîche d’une bière belge dont il raffole et trouve sans peine un
briquet posé là afin de la décapsuler. Sur un ton ironique, Marianne
l’apostrophe :
— Fais comme chez toi !
— Je suis crevé et c’est bientôt l’heure de l’apéro ! Je viens de me taper plus
de huit cents kilomètres. J’ai bien droit à une petite récompense, non ?
— Si t’étais pas un pote, je te renommerais Robert Bidochon ! Enlève ton
costume, remplace-le par un marcel et va t’inscrire chez Legal !
Julien se rapproche de Marianne, glisse une main dans sa longue chevelure en
désordre, lui masse subrepticement la nuque et pose un tendre baiser sur sa
tempe. D’un geste brusque, Marianne le repousse.
— Arrête, Ju ! Tu fais chier !
— Sié, Zuzu !
— Ce petit va savoir dire des tonnes de gros mots avant d’être capable de faire
des phrases construites !
— Ce petit est très bien élevé, m’emmerde pas !
— Me’de pas, Zuzu !
— Eh ! Balth, il est où, Monsieur Pouet-Pouet ? Tu l’as récupéré ?
— Fais dodo avec é cousses !
— Balthazar, va le sortir de là ! Je vais être obligé de lui donner un bain à ce
truc !
— Eh ! Pas un cruc ! Doudou !
Marianne glisse un plat dans le four à micro-ondes. À bien regarder, à coup
sûr, elle a encore mis trop de lait. La mousseline va rester encore une fois très
liquide, ce qui est de mauvais augure pour les murs déjà plus très blancs. Julien
s’installe sur le canapé. L’appartement ne compte qu’une chambre, désormais
dédiée aux voitures, aux dinosaures, à Mickey et d’autres héros. Épuisé par la
route et le maigre sommeil qu’il a réussi à grappiller, il sent que ses nerfs ne sont
pas au mieux. Alors que, en temps normal, il parviendrait à s’endormir en moins
de trois minutes, là, il fixe un point invisible au loin et rêvasse. Marianne ne
tarde pas à s’en apercevoir, mais reste silencieuse en préparant le déjeuner de son
fils, alors que le plan de travail, qui n’en est pas un, voit s’amonceler une
vaisselle grasse et collante. Balthazar, fier comme Artaban d’avoir récupéré son
doudou, grimpe vaillamment et s’assoit dans le creux du bras de Julien, qui ne se
fait pas prier pour enlacer le petit garçon.
— T’es fatigué, petit Balth ?
— Vi, Zuzu ! Mais pas dodo ! Pas tout suite !
— Non, tu vas manger d’abord ! Je crois que maman t’a préparé ton plat
préféré !
— A zus pu’é ?
— Oui, de la « jus purée », mon Balth ! Je t’installe dans ta chaise ?
— Oh vi ! Zuzu i fait dodo là ?
— Non, mon petit ange ! Je mange avec vous et je rentre dans ma maison !
— ‘accord !
Marianne n’a pas raté une miette de l’échange, le coin des yeux s’humidifiant
légèrement. Elle fait diversion en posant ses mains sur le plat qui renferme le
repas encore brûlant.
— Eh merde !
Julien se précipite, enfile une manique et dépose le récipient sur la petite table
du salon.
— Balth, ne touche à rien, je vais sauver le pouce droit de maman ! Passe-le
sous l’eau avant qu’on soit obligé de te le couper !
— Tu ne peux pas t’empêcher de dire des conn…
— Balth, va falloir gronder maman si elle continue à essayer de dire des mots
pas jolis, c’est compris ?
Le petit garçon, pouce en l’air et les deux yeux fermés en signe de clin d’œil
malicieux, approuve dans un éclat de rire. Un bruit long et assourdissant le
coupe dans son élan. Ce qui recouvrait la maigre place à côté de l’évier de la
cuisine vient de s’effondrer à terre, tant l’équilibre de la vaisselle sale était
précaire. Alors que Julien s’assure d’avoir correctement attaché Balthazar dans
sa chaise haute, il tente de faire retomber la tension déjà palpable, pendant que
Marianne se dirige vers la salle de bain attenante.
— T’as déjà pensé à investir dans des assiettes en plastique ?
— Ferme-la, abruti !
Si Marianne n’était pas celle qu’elle est, il planterait tout dans la seconde. Mais
elle est comme ça, la jolie brune. Sincère, naturelle, souvent grossière, mais
jamais vulgaire. Le terme « abruti », dans sa bouche, c’est de l’affection par
quintal. Alors, Julien se contente de soulever les épaules, regarde Balthazar avec
malice, s’installe face à lui et remplit son assiette marquée à l’effigie d’un
personnage qui lui est inconnu.
Marianne, il l’a rencontrée dans un bar, au détour d’une soirée professionnelle,
encore, au cours de laquelle on enfile les verres en parlant du chiffre d’affaires.
Elle était là avec une bande de copines, fêtant un heureux événement à venir. Un
mariage ou un truc dans le genre. Elle portait une robe rouge près du corps,
buvait les coupes de champagne les unes après les autres, riait fort et semblait se
moquer totalement de ce qui l’entourait. Julien, alors célibataire et sans
scrupules, avait jeté son dévolu sur la belle plante. Il l’avait regardée sans
discontinuer, entre deux discussions tournées vers l’importance de l’adéquation
entre les logos et la forme de l’emballage dans la vente de plats frais à emporter.
Les nouvelles modes. Les barquettes pour une personne, solo, sans contrainte. Il
en connaissait beaucoup sur le sujet. Une partie des commerciaux de sa boîte
étaient présents, à converser sans but et à se pavaner dans leurs costumes de
marque, avec leurs coupes de cheveux à la mode et leurs barbes de quatre jours,
comme il se doit. Julien n’avait jamais perdu Marianne de vue ce soir-là et, au
moment de son départ, lui avait glissé son numéro de téléphone inscrit sur un
vieux dessous-de-verre imbibé d’alcool et d’envies. La jeune femme, peu
farouche et loin d’être surprise, lui avait transmis un message une trentaine de
minutes plus tard, alors que Julien s’engouffrait dans son appartement.
4, rue de Saint-Paul, 4e étage droite. Sonnez quatre fois à l’interphone. Deux
fois courtes, une fois longue, une fois courte. Pas après 4 h. M.
Julien n’avait pas eu le temps d’enlever son manteau. Il était reparti vers
l’adresse indiquée. Marianne avait laissé la porte de son appartement entrouverte
après avoir entendu le signal sonore de la porte d’entrée. Deux bières trônaient
sur la table basse d’un salon-salle à manger-cuisine étroit. L’endroit était plongé
dans une pénombre volontaire, juste traversée par les flammes de bougies
odorantes et le reflet rouge d’un antique réveil qui indiquait 2 h 48.
Elle était sortie d’une pièce attenante dans une tenue nocturne légère et
soyeuse, sans vraiment prêter une grande attention à son invité, un décapsuleur
dans une main, une longue brosse à cheveux dans l’autre.
— T’as trouvé facilement, je suppose ?
— Euh… Oui…
— Marianne ! On peut débuter par ça !
— Oh ! c’est vrai… Julien !
Voilà comment tout avait débuté. Pas de vouvoiement. Pas vraiment de
préliminaires sibyllins, ni de discours décousus et sans intérêt. Marianne avait
ouvert les deux bouteilles de bière. Ils avaient trinqué là, debout au milieu du
salon. Ils s’étaient longuement regardés, laissant échapper des sourires entendus.
Après une longue gorgée revigorante d’un breuvage frais mais à bas prix, Julien
s’était approché de Marianne, l’avait enlacée et ils avaient passé le restant de la
nuit à se découvrir lascivement et sans ombrage. Julien n’avait pas cherché à
savoir qui était son hôtesse, et inversement. Ils avaient juste profité de l’instant,
sans réellement savoir pourquoi ils étaient ensemble, sans se connaître. À l’aube,
le jeune homme avait quitté l’appartement sans bruit, laissant Marianne
endormie. Pas de mots doux accrochés au frigo, ni posés nonchalamment sur le
bar de la cuisine. Pas de prochaine date. Pas de promesse, ni aucune envie d’un
lendemain qui chante ou qui meurt. Les semaines suivantes avaient filé, chacun
reprenant le cours de son existence. Julien avait retrouvé ses plats tout prêts,
Marianne, son bureau de décoratrice d’intérieur. Un simple texto avait rompu la
routine.
Samedi soir ? Entre 21 h et 22 h ? Même adresse, même code. Apporte du vin
rouge. Plutôt bordeaux.
Julien n’avait pas tardé à répondre.
Médoc. 21 h 30.
De rendez-vous improvisés en dégustations de vins français, Julien avait appris
à connaître Marianne, sa carrière, son caractère, son indépendance. Au fil des
mois, ils avaient créé une vraie complicité. Mais rien de sérieux. Ils n’ont jamais
parlé de couple, ni de projet commun. Ils aimaient se voir sans savoir si ce serait
ou non le dernier soir. Ils parlaient sans aucun tabou des rencontres qu’ils
faisaient. Ne se retrouvaient jamais au-dehors, sauf pour aller au cinéma voir un
film d’auteur ou une comédie grand public. Ils s’asseyaient au même endroit
dans la salle obscure. Pas de geste tendre. Pas de mains qui se rapprochent. Juste
le plaisir de partager un moment agréable, afin d’en reparler lors d’une soirée
« vin-sexe-no future ». Marianne n’était pas la seule à relancer les invitations,
mais ils se retrouvaient toujours chez elle et ne se sont jamais posé la question
autour d’un autre endroit, plus commun, moins commode. En l’espace d’une
année, ils ont réussi le tour de force de déguster les vignobles de nombreuses
régions, voyageant au travers des saveurs, s’engouffrant dans une bulle
corporelle qui n’appartenait qu’à eux. Personne dans l’entourage de Julien ne
connaissait Marianne. Et aucune des nombreuses amies de Marianne n’a eu la
chance de rencontrer Julien. Ils se sont contentés de cette histoire incertaine,
emplie d’une intimité sans défaut, se charriant régulièrement autour de l’absence
d’implication qu’engendrait la situation.
— C’est con, on pourrait faire des économies d’impôt si on s’installait
ensemble !
— Donc, la seule chose qui t’intéresse, c’est ton compte en banque et pas ma
présence quotidienne et mes plats surgelés ? T’es bien un mec !
— Je crois que la seule chose qui me fasse fondre chez toi, c’est cette maîtrise
des temps de cuisson made in Picard !
— Continuons alors à renflouer les caisses de l’État ! Ta Maïté viendra bien un
jour te sauver de mes griffes alimentairement assassines !
— Déconne pas, je milite pour la préservation des anguilles !
Leurs échanges sur l’oreiller ne dérogeaient jamais à la règle de la dérision.
Jusqu’à un soir frais, aux prémices de l’automne. Marianne était particulièrement
silencieuse, ce qui perturba rapidement Julien. Au milieu de la nuit, alors qu’il
entendait la respiration calme de la jeune femme, il ne lui a posé qu’une seule
question :
— Y a quelqu’un d’autre ?
La pièce était plongée dans une pénombre peu rassurante. Marianne poussa un
profond soupir.
— Pas encore !
Julien comprit que leur situation de célibataires complices, majeurs et vaccinés
était sur le point de vaciller.
— Tu veux te poser ?
— Non, Julien ! Je veux juste un enfant !
Cette nuit-là, Julien s’est rhabillé calmement, le visage fermé, dans le noir et
n’a pas attendu l’aube dévorante pour rejoindre son appartement. Ils n’ont plus
échangé de message, ni d’appel durant plusieurs semaines. Marianne s’est
rendue seule à certaines séances de cinéma. Julien s’est remis en quête de corps
éphémères, avec un certain succès. Ils se sont manqués parfois, sans jamais
développer ni de jalousie ni d’aigreur. Marianne, la trentaine approchant, avait
eu un désir prononcé de maternité, sans parvenir à le réfréner et sans vouloir
impliquer quiconque dans son projet. Et surtout pas Julien. Elle avait voulu
devenir une maman sans papa. Égoïstement. Et Julien avait pris peur lors de
l’annonce. Il avait fui.
Mais, deux mois plus tard, un message avait fait virevolter le vibreur de son
portable et les battements de son cœur.
Le code de l’interphone n’a pas changé. Je vomis tous les quarts d’heure
depuis un mois. Et j’ai trois bouteilles qui « pourrissent ». Ce soir ? 19 h ?
L’envie avait été trop forte. À l’heure dite, il avait poussé la porte d’entrée, un
cabas en papier recyclé plein à craquer. Sans même prendre le temps de saluer
Marianne, Julien s’était lancé dans un monologue, se privant de respiration et de
sérénité :
— J’ai épluché tous les sites que la Toile propose sur le sujet. Mon historique
de consultation des cinq dernières heures ne comporte que des adresses que mon
patron va avoir du mal à analyser. Futuremaman.fr. Neufmois.com.
Supermam.org. J’arrive même pas à me souvenir tellement il y en a. Quel
business ! C’est dingue ! Moi qui pensais que l’agro-alimentaire était le must
pour un commercial, je me tâte à me reconvertir dans les tireuses de lait
électroniques pour petit bonnet ! Bon, bref ! J’ai fait des courses.
Tout en vidant le paquet posé sur le bar de la cuisine, Julien s’est improvisé
tout à la fois gynécologue, nutritionniste, ami, compagnon, frère, pharmacien,
marabout.
— Il paraît que, si tu respires du citron, ça peut aider. Donc, je t’en ai pris trois,
issus d’une culture bio brésilienne. Le marchand de primeurs m’a assuré que ce
sont les plus forts en odeur. Le gingembre aussi a des vertus sympas. Comme je
sais que tu aimes le café, je t’ai pris un sachet de déca qui vient tout droit d’un
cultivateur argentin. Tu le savoures, il m’a coûté une prime mensuelle ! Faut
éviter le gras et privilégier les petites quantités. Donc, il y a des noisettes
caramélisées, des bonbons acidulés, des barres vitaminées. J’ai fait un détour par
la pharmacie. On m’a conseillé des compléments nutritionnels, mais comme je
ne savais pas choisir, je t’ai pris une boîte de chaque.
Le sac était vide. Julien virait au rouge et paraissait essoufflé. Il s’est approché
de Marianne et, grâce au peu de souffle restant, lui a prodigué un dernier
conseil :
— Et puis, il paraît que, quand une femme enceinte ne va pas bien, le meilleur
remède reste la présence des amis. Alors, je t’ai griffonné mon numéro sur
chacun des paquets. Comme ça, si t’as un coup de blues, ben, tu pourras te
bourrer de bonbecs en m’appelant.
Marianne avait longtemps pleuré.
Depuis, ils ont continué à se voir. Moins souvent, moins discrètement aussi.
Comme deux potes. Julien a offert quelques affaires taille trois mois, s’est réjoui
quand Marianne lui a annoncé que c’était un garçon et a été rassuré de voir ce
petit bout quelques jours après sa naissance, avec ses grands yeux bleu très clair.
Julien a les yeux d’un marron très foncé. Pour Balthazar, il est devenu un tonton
un peu plus présent que les autres. Marianne est fille unique. Il est présent sans
être ni un père ni un simple copain. Il est là. Il rassure Marianne quand elle ne va
pas bien. Quelque part, il est admiratif devant sa décision de devenir une maman
solo. Il voit bien qu’elle passe son temps à courir depuis la naissance de
Balthazar. Elle assure entre les couches, son boulot, ses hobbies, les pleurs, les
jouets bruyants, les cauchemars. Elle dépose son fils chez une nourrice, parfois à
la crèche quand les places sont disponibles et que son compte en banque le lui
permet. Elle a transformé sa chambre de férue de mode célibataire en un antre
enfantin plein d’apprentissages et de rires. Julien sait qu’elle a eu recours à la
science pour concevoir son enfant, ce qu’il ne juge pas, sauf quand elle lui tend
la perche, au cœur d’une conversation banale.
— Vu la tête de ce petit, tu l’as bien choisie, l’éprouvette !
— Le seul truc qui m’importait et sur lequel j’avais le choix, c’était que
l’éprouvette provienne d’un mec Capricorne ou Balance. Me demande pas
pourquoi. J’en sais rien.
— Encore un article de magazine féminin qui te vante les mérites d’un
businessman le lundi et d’un artiste le jeudi !
— Sûrement ! J’en lis trop et ça s’aggrave !
— Tu vas quand même pas te baser sur tes lectures pour lui apprendre les
bonnes manières, à ce petit ? Au rythme où tu les dévores, il va bientôt exiger
d’avoir un portable et d’aller faire du shopping avec la brune de la six.
— T’inquiète, je veille ! Et le jour où il me dit que je suis « magnifaïk »,
promis, je te l’envoie.
— Ju, si tu continues à laisser l’assiette penchée, le jus-purée va finir par
s’étaler sur tes pompes hors de prix !
Julien est ailleurs. Il fait attention à Balthazar, mais reste pensif. Marianne ne
tarde pas à s’en apercevoir.
— Allez, terreur ! Il est l’heure de faire dormir tes yeux de génie ! À la sieste !
— Non, pas tou’ suite !
— Eh ! C’est qui le patron, p’tit gnome ?
— C’est maman ! Et un peu Ba’thazouille !
Devant l’hilarité contenue des adultes, le petit garçon applaudit. Marianne le
sort de sa chaise haute et va l’installer dans son lit à barreaux, au milieu d’une
horde de peluches multicolores, sonores et attentives au bien-être de leur hôte.
Elle revient sur la pointe des pieds et s’installe sur le canapé, à côté de Julien.
— O.K. ! Donc, soit tu viens de te faire virer après ton séminaire, soit t’as
perdu ton portefeuille avec la photo jaunie de ton hamster, soit tu t’es fait
massacrer par un collègue sur GTA, soit ta voisine du quatrième vient de mourir
après deux embolies pulmonaires, soit…
— Soit ?
— Soit on est dans la merde !
— Ah bon ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Ju, tu ne joues pas à la PlayStation. Tu détestes les animaux. T’habites au
troisième et dernier étage. Et t’es le meilleur vendeur de la région depuis
plusieurs mois. Donc, à part une nana, je vois pas ce qui peut te mettre dans un
tel état !
Julien sait qu’il ne peut rien cacher à Marianne. Ils sont devenus très proches et
se racontent tout. Les hauts, les bas, les coups de cœur, les coups de blues. Les
couches sales, les premiers mots, les projets professionnels, les rencontres
fortuites. Il n’y a jamais eu aucune barrière dans leur relation. C’est finalement
ce qui la rend si précieuse. Un peu comme ce qui se passe entre un grand frère et
sa petite sœur. Il leur arrive, certes, d’être encore parfois amants, mais ils savent
que cela n’est que pulsions et désirs passagers. Ils ont toujours été d’accord sur
le principe de cesser toute partie de jambes en l’air quand l’un ou l’autre
entamera une vraie vie à deux. Pourtant, c’est la première fois que l’éventualité
devient un peu plus concrète, et les sentiments des deux jeunes gens, à cet
instant, sont nombreux et souvent contradictoires.
— Elle est jolie ?
— C’est le seul truc qui t’intéresse ?
— Non, mais c’est hyper important ! Si c’est un thon, je vais avoir des regrets !
— T’es con !
Marianne se dirige vers le coin cuisine, sort deux bières du réfrigérateur, les
décapsule à l’aide du briquet habituel, en tend une à Julien et se réinstalle à ses
côtés.
— Bon, et c’est si grave que ça ?
— Qu’est-ce qui est si grave ?
— Ju, t’es ailleurs depuis que tu es arrivé. D’habitude, tu passes à la maison en
soirée, rarement en milieu de matinée, jamais quand tu rentres de séminaire et
dès ta sortie de l’autoroute.
— Vous me manquiez !
— Eh ! Garde tes beaux discours pour l’inconnue, beau gosse ! Ça prend pas
chez moi !
— Arrête, t’es chiante !
— Je sais, mais t’adores ça !
— Je suis décidément maso ! C’est une certitude !
— Pourquoi ? Elle aime les films avec Julia Roberts ou Patrick Swayze ?
Julien reste silencieux quelques instants. Les sourcils de Marianne s’étirent
vers le haut. Elle balance un coup de pied dans la hanche du jeune homme.
— Accouche ! Tu vas pas faire ton hypnotisé toute la journée ! On n’a que
deux heures devant nous avant que Balth ne sonne l’alarme ! Donc, si je dois
profiter de toi une dernière fois, c’est maintenant ou jamais !
— Ce sera jamais, Marianne !
— Alors, là, on est vraiment dans la merde jusqu’au cou !
Julien pose sa bière, attrape un livre appartenant au petit garçon, en tourne les
pages nonchalamment, le repose, reprend sa bouteille, en avale plusieurs gorgées
d’un coup, pousse un profond soupir, se tourne vers Marianne, plante son regard
dans les yeux azur de la jeune femme, éprouve un regret trop furtif pour être
ressenti et se lance.
— Je me suis arrêté hier matin sur une aire d’autoroute. Il pleuvait des cordes
et j’étais crevé. Le séminaire a été long, chiant et sans intérêt. Je m’apprêtais à
sortir de la voiture pour aller me chercher un café quand elle est entrée en
trombe. Elle était trempée des pieds à la tête, avait un sac qui dégueulait de
papiers épars, s’est penchée en avant, a commencé par s’excuser en m’appelant
Alfred et elle s’est relevée doucement en se rendant compte qu’elle devait pas
être montée dans le bon carrosse…
— Me dis pas qu’elle avait une seule pantoufle de verre ou je vais pleurer !
— Marianne !
— Oui, pardon ! Excuse-moi ! Continue ! Donc, elle s’est relevée, s’est
retrouvée nez à nez avec toi et ?
— Et je crois que je suis amoureux…
Julien a passé plus d’une heure à raconter sa journée et sa nuit passées en
compagnie de Camille. Les bavardages, les boissons infâmes, les éclats de rire,
le temps qui file sans qu’on s’en rende compte. Il a dépeint le bonheur,
l’insouciance, les tripes qui se tordent au moment du départ, l’inconnu.
— Donc, tu viens de passer vingt-quatre heures avec une nana que tu
considères déjà comme étant la future femme de ta vie, mais t’es parti sans lui
demander ni son nom, ni son numéro de téléphone, ni son adresse, ni son mail,
rien ?
— En gros, c’est ça !
— O.K., tu es donc le mec le plus désespérant de cette planète ! Ou le plus
naze, au choix !
— Je sais !
— En même temps, si le seul indice qu’elle t’ait laissé, c’est le nom de son
village provençal, je te conseille vivement de rentrer chez toi prendre une
douche illico.
— Pourquoi ?
— Parce que tu dois avoir un compteur de congés payés à faire frémir ne
serait-ce qu’un fonctionnaire ! Il est peut-être temps que t’en profites et que tu
ailles te balader dans le Sud, mon p’tit gars !
Après quelques secondes d’une fausse réflexion intense, Julien pose sa
bouteille vide sur la table basse, se lève, se penche vers Marianne, dépose un
baiser tendre sur son front.
— Je t’oublie pas, Mariannou ! Fais des bisous à Balth ! Je t’appelle en
arrivant !
Il sort de l’appartement en trombe et dévale l’escalier en n’imaginant pas que
Marianne vient de verser une larme. De chagrin pour hier. Et de bonheur pour
demain.
CHAPITRE 6

Les poussières d’une étoile

Le trajet a été long. Très long. La nuit est en train de tomber quand nous
arrivons à l’entrée du village. De notre village. La rue principale est, comme
toujours en été, éclairée par des lampions multicolores qui se balancent dans le
vent. Les maisons anciennes, de chaque côté de la route, forment une haie
d’honneur et semblent souhaiter la bienvenue aux nouveaux venus. De
nombreuses fenêtres sont ouvertes sur des pièces emplies de vie, parfois
bruyantes, souvent joviales. Après quelques dizaines de mètres parcourus au pas,
le bruit du moteur sonnant clairon, la place nous tend les bras. Un olivier
centenaire trône fièrement au cœur d’un square entretenu soigneusement par les
habitants. Les terrains de boule sont vides. Le bar est fermé aujourd’hui. Les
habitués sont restés chez eux. Les vitres de la voiture grandes ouvertes, nous
nous délectons des fortes odeurs qui nous replongent dans notre enfance. Cette
place fut un peu la nôtre. C’est là que nous nous retrouvions avec nos amis. Là
que j’ai embrassé mon premier amoureux quand j’avais dix ou onze ans. Un
bisou sur la bouche, comme les grands. Alors que nous dépassons l’endroit, je
me tourne vers Marie-Tulipe et, à son regard, je sais qu’elle ressent les mêmes
choses que moi.
— C’était bien, hein ?
— Tu m’étonnes ! Et ce n’est pas si loin que ça ! Qu’est-ce qu’on a pu rire ici !
Je me souviens surtout des 14-Juillet. Les pétards, le feu d’artifice, le bal, la
pétanque, les apéros, interminables…
— … et les chanteurs beaux gosses des orchestres, dont tu tombais amoureuse
chaque année !
— Camille, n’exagère pas ! Y a une année, ils ont pris un remplaçant qui aurait
pu avoir l’âge d’être mon grand-père !
— Oh oui, le quinqua qui avait dragué nos mères !
— Heureusement, les hommes ont toujours veillé au grain ! Y compris pour
nous !
— Surtout pour nous, tu veux dire !
Après la place, la voiture s’engage sur un chemin étroit et empli de gravillons
rougeâtres. Au loin, nous distinguons une musique lancinante et de joyeux éclats
de voix. Mon cœur commence à s’emballer. Je vais retrouver les miens. Au
milieu du tumulte, je vais pouvoir enlacer mon père et poser ma tête sur son
épaule. Il va certainement me poser des questions sur mon quotidien, les rayons
de soleil et les orages qui le transpercent. Alors que nous approchons doucement,
Marie-Tulipe nous annonce par l’intermédiaire du klaxon qu’elle déclenche à
coups de poing frénétiques. Nous ne sommes plus que deux adolescentes
impatientes et surexcitées par l’instant. Plus nous approchons, plus nous
entendons clairement que résonnent des sonorités latines étranges qui donnent un
parfum festif à la soirée. Les voitures s’entassent bizarrement les unes derrière
les autres sur l’immense terrain qui sépare les maisons. Quatre maisons : à
gauche se trouve celle de mes parents, celle où je suis née. Puis viennent les
logis de mes oncles et tantes, dont celui de la famille de ma sauveuse de cousine.
Elles sont toutes semblables, bâties plus d’un demi-siècle en arrière, rénovées
par les générations successives, chacune y apportant sa modernité et son âme.
Les extérieurs laissent déjà deviner une part d’histoire. Devant chez moi, une
multitude de bacs à fleurs colorés plantent le décor, entouré artistiquement de
divers objets détournés en sculptures rocambolesques. Un vélo des années 1960
repeint version arc-en-ciel. Des poupées de porcelaine, dévêtues et portant des
pancartes où chacun peut lire une citation célèbre empruntée çà et là à Audiard,
Giono ou Ionesco. Un salon de jardin fabriqué à grand renfort de matériaux
récupérés gratuitement à la casse avoisinante, des amortisseurs en guise de
plateau à bières. L’intérieur ne dépareille pas, bien au contraire. Ma mère a
toujours eu le goût de faire, défaire, construire, détruire, remplir le vide à partir
de rien, choisissant les formes et les mélanges comme un cuisinier dresserait sa
plus belle assiette.
Devant la maison d’enfance de Marie-Tulipe, l’ordre règne en maître, ne
laissant aucune place ni au hasard ni à l’improvisation. L’espace est exagérément
fleuri, mais selon un schéma précis qui change chaque année. Ma mère et celle
de Marie partagent le goût des couleurs à leur manière. Alors que ma mère voue
un culte démesuré à l’originalité du monde, chez ma tante, il n’y a aucune
extravagance. Rien n’interpelle le regard, l’ouïe ou l’odorat. La normalité fait loi
quand, chez moi, on la fuit. Entre les deux maisons, deux autres se dressent
fièrement, abritant deux autres familles, trop éloignés de nous en âge pour avoir
eu une quelconque importance dans nos vies. À l’occasion de la réunion
annuelle, des tables ont été dressées à l’extérieur, une scène a été délimitée au
moyen de planches de bois, des lampions similaires à ceux du village relient
chaque bâtiment entre eux. Trois immenses barbecues font office de cuisine à
ciel ouvert. Des chaises voguent un peu partout au gré des conversations. Une
sonorisation un peu vieillotte parade au cœur de ce capharnaüm gentiment
orchestré par les femmes de la famille. Le top départ de la semaine ayant été fixé
au matin même, nul doute que Marie-Tulipe et moi sommes les dernières
arrivées. Lorsque nous finissons par stopper la Marbella, les premières voix ne
tardent pas à se faire entendre, même au loin.
— Eh ! Thelma et Louise viennent d’arriver !
— C’est pas trop tôt ! Vous êtes passées par Brest pour venir ou quoi ?
— Mettez deux nanas dans une voiture des années quatre-vingt, sans GPS,
sans mec et sans vernis à ongles et voilà ce que ça donne !
— Les charriez pas trop ! Elles sont pas venues seules. Et la bête que
j’aperçois à l’arrière n’a pas l’air des plus commodes.
— Rrrourrrou ! Ta gueule ! Rrrourrrou !
— Ah ben, il est aussi fatigué du voyage, l’animal !
Ça fuse de tous côtés. Nous saluons chacun avec entrain, pendant que Gaston
ne manque pas de faire étalage de son plumage devant les curieux, en parvenant
à se taire suffisamment longtemps pour ne pas passer sous les braises
incandescentes. Les oncles, les tantes, les cousins, les amis, les voisins, les
connaissances et même les habituels pique-assiettes. Tout le monde est déjà là.
Malgré l’heure tardive, le fond de l’air reste chaud. Les visages sont souriants.
En un an, certains ont beaucoup changé. Les plus jeunes ont grandi. L’une de
mes nombreuses cousines est enceinte de son cinquième enfant. Ses quatre
premiers marmots courent entre les personnes présentes, manquant de faire
tomber Maminette, la figure ancestrale du village. La meilleure amie de ma
grand-mère paternelle, décédée. Ancienne gérante du seul commerce, Le Bar de
l’Olivier, derrière lequel elle se glisse encore tous les jours en compagnie de ses
petits-enfants, nouveaux gérants, elle fait partie de la famille à sa manière. Du
haut de ses quatre-vingt-treize printemps provençaux, la démarche encore bien
alerte, elle vient nous saluer. Comme toujours, dans son regard intact, je retrouve
toute mon enfance.
— Eh bien, ma jolie Camille ! Comme je suis heureuse de te voir ici !
— Et moi donc, Maminette ! Comment vas-tu ?
— Pour aller, ça va, mademoiselle ! C’est pour revenir que ça commence à être
compliqué !
Alors que tous repartent vers leurs occupations festives, je m’attarde.
Maminette en profite pour me glisser quelques mots en toute discrétion :
— Alors, prête pour cette semaine de torture ?
— Pourquoi dis-tu cela ? Tu sais bien que j’adore revenir ici !
— Ah ça, je le sais, mon enfant ! Mais je suis certaine que tu ne vas pas
forcément tout apprécier, à commencer par l’insistance de certaines fausses
jeunes à te voir mariée !
— J’ai l’habitude, depuis le temps ! Mais, en parlant de fausses jeunes, tu sais
où est ma mère ? Je ne l’ai pas encore vue !
— Elle était avec moi il y a un petit moment. Elle ne doit pas être bien loin.
Maminette a raison. Avant de la voir, je ne tarde pas à l’entendre.
— Mon bébé serait enfin arrivé ? Laissez-moi passer que je lui fasse des gros
bisous et des câlins ! Et pis, faut que je lui raconte ! On a tant de choses à se
dire !
Je l’aperçois. Elle a fêté ses cinquante et un ans le mois dernier. Mais là, au
milieu de toute la famille, elle en paraît quinze de moins. Elle est, comme à son
habitude, maquillée à outrance. Ses paupières portent plusieurs couleurs que j’ai
des difficultés à définir tant elles sont nombreuses pour un si petit carré de peau.
Sa bouche reluit sous une épaisse couche de baume violet. Ses joues sont
agrémentées d’un fard aux teintes vivement orangées. Apparaissant devant ses
bras largement ouverts en ma direction, ses ongles portent un vernis si flashy que
même Gaston semble ébloui. Sa tenue est dans la même veine. Colorée, ample,
virevoltante. Si je l’avais rencontrée en plein désert, j’aurais parié que ma mère
était une princesse saharienne. Elle m’enlace avec une vigueur que je ne lui
connais pas.
— Je suis heureuse de te voir enfin ! La famille est donc au complet,
maintenant !
Ma mère ou l’art de balancer des phrases toutes faites qui respirent
solennellement le soap opera. Je m’attends à voir débouler Victor Newman
réincarné sous les traits de mon tendre père. Mais derrière mon originale de mère
se trouve un mec de ma génération qui m’est totalement inconnu. Lorsqu’elle
s’aperçoit que mon regard est bloqué dessus, elle fait un pas en arrière et
s’empresse de me le présenter.
— Camille, voici Quetzalcoatl !
— … euh, enchantée… euh…
— Quetzalcoatl ! Mon ami est d’origine aztèque. Il porte le nom d’une divinité
de là-bas ! Il va passer la semaine avec nous.
— Eh ben, bienvenue chez les dingues, Monsieur Quéza…
— Quetzalcoatl ! Mets-y du tien ! Il ne parle pas beaucoup le français ; donc,
je me suis mise au mexicain. Camille desean la bienvenida.
— Ta mama beaucoup parlé toi !
— …
— Je lui ai forcément dit tout le bien que je pense de toi, ma chérie !
Je sais que ma mère a toujours eu le don de nous planter des décors super
originaux, mais je reste chaque fois subjuguée par sa capacité à trouver des
occupations surréalistes. La présence de son jeune ami n’échappe pas à la règle.
— O.K., de toute façon, plus on est de fous, plus on rit ! Bon, je vais aller
poser mes affaires dans ma chambre. Où est papa ?
— Ton père est à l’arrière de la bâtisse. Il traficote avec tes oncles, je crois.
Comme d’hab’ ! Ils ont des vues sur de nouvelles affaires près de Marseille, dans
l’immobilier. Ils vont encore nous pourrir l’économie en renflouant les caisses de
l’État avec leurs idioties !
— Maman, arrête ! Il investit pour votre avenir aussi.
— Oui, enfin, bon ! Par contre, va chez Huguette ! Ton père y a déjà déposé ta
valise. Il l’a récupérée ce matin.
— Comment ça, chez Huguette ? Depuis quand je dors chez tata ?
— Depuis que j’ai investi ta chambre pour y installer Quetzalcoatl !
Les bras m’en tombent, et ma mère, suivie de près par son amerloque austral et
boutonneux, tourne les talons afin de rejoindre la foule. En un quart de seconde,
j’ai le sentiment que mon corps et mon esprit partent en déliquescence dans deux
directions opposées. Marie-Tulipe a sorti Gaston de sa cage et en fait un objet de
foire devant les enfants qui, d’un coup, se sont arrêtés de courir partout. Les uns
boivent, les autres fument. Tous se mêlent à des conversations sans queue ni tête
en étant sûrs d’avoir toujours un bon mot à rajouter. Je n’ai même pas le temps
de protester et suis bien trop fatiguée pour tenter de faire imploser la semaine qui
s’amorce à peine. Je reste plusieurs secondes, bouche béante, proche de
l’énucléation forcée. J’abandonne mon sac à main, dernier survivant de mon
périple, à proximité de la valise de ma cousine, toujours occupée à vanter les
mérites du grossier personnage à plumes qui s’est posé sur son épaule.
Je me dirige rapidement vers l’arrière de la maison. À cet instant, je prends
conscience, pour la première fois, de l’étrangeté de la situation. Mon père, nous
sachant arrivées, n’est pas venu nous saluer, ce qui ne lui ressemble pas du tout.
La plupart de mes oncles sont à portée de mes yeux et donc ne sont pas en train
de parler loi Carrez à l’abri d’oreilles indiscrètes. Je presse le pas, écrasant
vivement les gravillons qui crissent de plus en plus sous mes pieds. Mon instinct
me souffle des idées peu marrantes et ma réflexion reste biaisée par l’absence de
sommeil et les trente-six dernières heures. En règle générale, mon père est le
premier à me serrer dans ses grands bras protecteurs. Pourtant, nous sommes
arrivées depuis un bon quart d’heure et il ne s’est toujours pas montré. Et, quand
je finis par contourner la maison de mon enfance, mes doutes sont confortés par
le spectacle qui s’offre à mes yeux, toujours bien en place malgré les surprises à
répétition. Mon père est là, plus avachi qu’assis sur une chaise pliante, une
bouteille de bière entamée au bout d’une main saluant à sa manière ses
congénères vides qui jonchent le sol.
— Eh ! Ma Camillette ! Te voilà enfin !
Il tente de se lever, mais n’y parvient pas.
— Papa, qu’est-ce que tu fais là ? Pourquoi tu ne viens pas avec les autres ?
Pourquoi tu bois ? Depuis quand tu prends de la bière ?
— Dis donc, c’est qui le parent ici ? C’est toi ou moi ?
— Ben, quand je te vois comme ça, je me pose la question.
— Oh ! c’est facile comme réponse ! On n’a plus le droit de se mettre une
biture de temps à autre ? Surtout aujourd’hui ! C’est une jolie manière de
commencer cette semaine de merde !
— Qu’est-ce qui te prend ? Tu te drogues ou quoi ?
Mes parents ont toujours eu l’art et la manière de vivre leur vie différemment,
mais, jusqu’à présent, j’ai toujours eu beaucoup plus de craintes pour ma mère
que pour mon père, rationnel et raisonnable. Du moins, c’est ce que je croyais il
y a encore une petite vingtaine de minutes.
— Tout de suite les grands mots. On dirait ta mère !
Mon père parvient non sans mal à se mettre dans une position instable mais
verticale. Il s’approche de moi en titubant.
— Je suis si heureux de te voir, ma Camillette !
Il me prend dans ses bras, laisse lourdement tomber sa tête dans le creux de
mon épaule, puis, aussi soudainement qu’une averse sous les tropiques, se met à
pleurer en geignant. J’ai presque envie de le gifler, comme je le ferais avec un
ami qui aurait forcé sur l’alcool. Mais c’est mon père que je supporte et qui est
en train de s’effondrer. Je me fige durant plusieurs minutes, n’osant plus
esquisser le moindre mouvement, de peur de perturber ce craquage paternel. Moi
qui redoutais cette semaine incontournable, j’étais loin de me douter qu’elle
démarrerait ainsi. Reste à savoir pourquoi le premier homme de ma vie est dans
cet état. Après un moment qui me paraît extrêmement long, mon père finit par se
calmer, relève sa tête, plante ses yeux rougis dans les miens et éclate de rire.
— Ah ! Ça te la coupe de me voir dans cet état, hein ?
— Euh…
— Ben oui, même ton père n’est pas infaillible !
— O.K. ! Mais il se passe quoi au juste ?
— Tu veux une bière ?
— Tu ne crois pas que t’en as assez pris ? Et les autres vont finir par se
demander ce qu’on fout !
— Les autres ? Tu plaisantes ? Cette bande de beaufs n’a d’yeux que pour
Quèsaco depuis qu’il est là !
— Le Mexicain ?
— Fais gaffe à ce que tu dis ! C’est une insulte pour lui, ça ! Il est pas
mexicain, le petit. Il est aztèque !
— On s’en fout, c’est pareil !
Mon père râle. Ce n’est pas dans sa nature et ça ne fait qu’ajouter de
l’inquiétude à l’absence de sérénité qui m’a envahie.
— Il t’a fait quoi, Quèsaco ?
— Comment ça, qu’est-ce qu’il m’a fait ? Ta mère t’a pas dit ?
— Elle m’a pas dit quoi ? C’est un pote à elle. Et après ?
— Tu connais beaucoup de potes de ta mère qui dorment avec elle, toi ?
L’homme qui me fait face semble dessaouler en un millième de seconde quand,
pour ma part, j’ai l’impression d’avoir avalé un jéroboam de champagne d’une
traite. Un peu à la manière d’un long travelling made in Lelouch, je rembobine le
film de ma vie. Je me remémore les photographies jaunies que ma mère a
punaisées au fil des années sur un pan entier de mur. Ses lubies loufoques et
parfois aussi artistiques que son engagement religieux. La fois où elle a souhaité
créer un élevage de coccinelles. Les bals costumés qu’elle organisait pour les
anniversaires de la famille. Les petits films qu’elle tournait en faisant de ses
créations les personnages principaux. Une peinture volant la vedette à une
sculpture faite de liège. Et puis, ma mère, depuis toujours, c’est aussi et surtout
ses combats humanitaires aux quatre coins du globe. Je n’ai donc pas été si
surprise de rencontrer son hôte imprévu quelques instants plus tôt. Mais de là à
penser que…
— Mais il dort dans ma chambre ?
— Avec ta mère, oui !
— Merde, elle a craqué ! Je suis sa fille ! Je pensais qu’elle l’avait invité pour
moi… Pour me caser ! Merde !
— Sois pas grossière, Camille ! C’était prévisible un jour ou l’autre !
— Comment ça, c’était prévisible ?
— Elle est comme ça, ta mère ! Pas toujours hyper stable dans un endroit
unique !
— Mais, papa, vous êtes mariés depuis vingt-sept ans !
— Vingt-huit, jeune fille !
— Raison de plus ! Elle peut pas te quitter comme ça !
— Elle me quitte pas, Camille ! Elle va prendre l’air.
— Euh… je ne te suis pas, là !
— C’est ce qu’elle m’a dit, la semaine dernière, quand elle a débarqué avec
Quèsaco qui venait d’atterrir à Marseille. Elle m’a expliqué qu’elle avait un
nouveau projet et que le bouffon serait son alter ego sur place. Ils partent dans
une dizaine de jours. Ils vont créer une culture bio de peyotl. Apparemment, ce
serait un cactus qui aurait des vertus curatives et qui permettrait de prédire
l’avenir.
En à peine cinq minutes, malgré l’alcool environnant, mon père a retrouvé
toute sa splendeur. Il semble presque heureux, alors que la terre se dérobe
toujours plus sous mes pieds. Exit Julien, l’aire d’autoroute, le covoiturage, les
discussions avec Marie-Tulipe, Gaston, Lily.
— Eh ! Souris, ma Camillette, c’est pas grave !
— Quoi ? Mais t’es devenu aussi dingue que les autres ou quoi ?
— Camille !
— Maman va se barrer à des milliers de kilomètres avec un play-boy qui
pourrait être son fils et qui se prend pour un chaman, et toi, tu te dis : ben, c’est
pas grave ! T’as craqué !
— C’est marrant, tu vois, mais je n’ai jamais trouvé ta mère aussi présente que
depuis qu’elle m’a annoncé qu’elle partait. Je respire son odeur. J’écoute le son
de sa voix plus attentivement. Je l’observe silencieusement. Elle est souriante,
heureuse, enjouée. Tout le contraire de ce qu’elle peut être depuis des mois.
Alors, oui, j’ai mal. Oui, je suis triste. Surtout depuis que tout le monde est là à
admirer Quèsaco ! Mais, finalement, je me dis que tout ça n’est pas bien grave.
Si elle se sent mieux ainsi, je dois la respecter. Je croyais qu’elle m’aimait. Et
qu’elle m’aimerait toujours. Mais j’ai vécu sur des acquis, sur notre mariage, sur
nos alliances. J’ai cru que rien ne pourrait nous séparer et je me suis planté.
— Pourquoi tu vas pas lui dire tout ça ? Pourquoi tu ne lui dis pas que tu
l’aimes, toi ? À ta manière, mais tu l’aimes quand même, non ?
— On s’est aimés durant de nombreuses années. On a traversé bien des
épreuves sans jamais douter l’un de l’autre. Ta mère a changé. Énormément.
Évidemment, elle est toujours aussi… bizarre, loufoque, extravertie. Mais elle a
besoin de grands espaces, de découvertes. Je ne peux rien faire contre ça !
— Donc, tu ne vas pas te battre ?
— Me battre ? Contre Quèsaco ?
— Non ! Te battre pour garder maman ! Pour lui montrer que tu l’aimes et que
tu peux pas vivre sans elle !
— Mais, Camille, je peux vivre sans elle ! Je vais pas modifier mes habitudes.
Je vais continuer à aller voir Maminette tous les jours. Je vais encore jouer aux
boules avec Albert et Jean. Je descendrai en ville une ou deux fois par semaine
pour les affaires courantes. Tes oncles ont de nouvelles envies d’investissement.
Je vais les suivre. Ta mère ne pourra plus m’en vouloir de rentrer à pas d’heure
après des réunions de chantier.
La résignation de mon père me soulève l’estomac. Je ne crois pas tout ce que
j’entends. Mes parents, mes modèles.
— Les autres sont au courant ?
— Tout le monde s’en doute, mais personne ne dit rien. Par politesse,
certainement. Y a bien que Maminette qui a engueulé fort ta mère hier soir. Elle
lui a fait la morale pendant plus d’une demi-heure. Et puis, tu connais la
bougresse, une fois craché son venin, elle a bu un verre de vin et s’est calmée.
— Pourquoi tu ne m’as rien dit par téléphone ?
— Parce que tu ne serais pas descendue si je t’en avais parlé avant. Et parce
que je voulais te voir, ma fille ! D’ailleurs, tu es au courant ? J’ai récupéré ta
valise. Arno et Lucie ont été bien sympathiques, ma foi. Ils m’ont raconté leur
trajet. Ça a pas été drôle, drôle, l’affaire ! Il paraît que l’Alfred leur a demandé
un supplément à l’arrivée parce qu’ils avaient treize minutes de retard sur les
prévisions.
— Ça m’étonne pas ! Il est cinglé, le type !
— Eh ben, t’as pas eu de bol sur ce coup !
— Si tu savais, mon papa ! Si tu savais la chance que j’ai eue en montant dans
la voiture de ce psychopathe rigide. Si tu savais la chance que j’ai eue de faire
appel à lui sur la plateforme de covoiturage.
— J’ai toujours su que c’était dangereux, ces sites qui te proposent de partager
ton voyage avec des inconnus. Je t’avais prévenue pourtant ! Quand est-ce que tu
vas finir par écouter ton vieux père ? Quand est-ce que tu vas t’assagir un peu et
te poser ?
— Eh ben, figure-toi que c’est pas dans mes plans, là, tout de suite !
J’attrape le bras de mon père et le fais passer autour de mes épaules. Je fais
glisser mes petits doigts dans sa main boudinée. J’effleure son alliance, et mon
cœur se serre.
— Papa, elle est bien chez Huguette ma valise ?
— Oui, pourquoi ?
— Viens avec moi ! On va la chercher !
— Tu veux faire quoi ?
— Papa, je vais pas rester là ! Tu le sais. Si tu m’avais dit ce qui se tramait, je
ne serais jamais venue. Je vais pas cautionner la crise d’adolescence tardive de
maman. Elle veut partir ? Qu’elle parte ! Mais j’ai pas envie de passer une
semaine à faire des ronds de jambes ici. Tu es certainement le seul que j’avais
vraiment envie de voir. Rentre avec moi !
— Camille, je ne peux pas faire ça !
— Et pourquoi pas ?
Du regard, j’affronte mon père. S’il veut me faire croire qu’il est heureux, il va
falloir qu’il me le prouve. Ma mère a toujours pris beaucoup de place dans leur
couple. Maintenant qu’ils ont vieilli et que je suis en âge de comprendre plus de
choses, je veux que mon père s’émancipe vraiment, sans le joug maternel.
— Mais, Camille, tu ne comprends pas ? Ne crois pas que je vais me lamenter
sur mon sort durant des semaines. Une fois que tout ce beau monde aura regagné
ses pénates et que ta mère aura embarqué pour SA liberté, je compte bien
profiter de la mienne. Oui, à l’instant, je suis un peu malheureux. Parce que son
départ définitif risque quand même fort d’être un chamboulement.
— Mais… elle ne va pas revenir ?
— Je n’en sais rien. Et quand bien même ? La vie continue, ma Camillette ! Le
Bar de l’Olivier va rester là où il est. Les retrouvailles annuelles auront toujours
lieu. Le soleil continuera de briller. Il pleuvra toujours sur Londres. Et tu seras
toujours mon bébé, tu sais !
— Donc, tout ça, c’est pas grave ?
— Non, c’est pas grave ! N’en veux pas à ta mère. Ne l’empêche pas d’être
heureuse si c’est ainsi qu’elle l’entend. Et sois heureuse aussi ! Ce sera ta plus
belle revanche. Et la mienne aussi, par la même occasion.
Je me rends compte que la force de caractère qui symbolise mon père est
encore plus vive que ce je pouvais imaginer. Je l’admire simplement. Mais, pour
répondre à sa requête, je sais que ma place n’est pas là. Cette semaine familiale
m’étouffe. J’ai besoin d’ailleurs, de me sentir utile et vivante dans mon univers,
à l’autre bout du pays.
— O.K. ! Tu me déposes à la gare demain ?
— Comment ça ?
— Tu veux que je sois heureuse ? Emmène-moi en ville à la première heure !
Je ne veux pas faire semblant pendant une semaine complète.
— Si c’est ton choix, pas de souci !
— Mon absence passera inaperçue. J’en parlerai juste à Marie-Tulipe quand
elle aura absorbé suffisamment d’alcool pour ne rien comprendre. Elle sera peut-
être un peu moins triste de me voir partir. Et puis, tu l’as dit : la vie continue.
Mais tu monteras me voir, hein ? Vite ?
— Promis, ma Camillette !
Une bouffée d’amour et de nostalgie m’envahit. Pourtant, des idées
commencent à émerger dans mon cerveau. Lily a-t-elle reçu un bouquet de
fleurs ? Reverrai-je Julien ? Demain est déjà presque là. Je viens de vivre des
instants complexes, douloureux, angoissants. Mais, pour une fois, je vais écouter
la voix paternelle. Je vais penser à moi. Je vais continuer à être heureuse. Parce
que, ce qui se passe maintenant, ça va pas changer le monde…
CHAPITRE 7

Quand l’aube se lève

La gare grouille de monde. Des costards cravatés. Des voyageurs éphémères.


Des groupes. Des solitaires. À l’extérieur, le ciel est limpide, la température,
sympathique. Certaines personnes paraissent pressées. D’autres flânent, le nez en
l’air, l’esprit ailleurs. Le tableau d’affichage n’annonce aucun retard. Le
personnel s’affaire autour des quais. Les annonces vocales se succèdent à une
allure effrénée malgré l’heure matinale. Le vendeur de journaux vient d’ouvrir
son kiosque. Les cafés fument aux tables du bar. Quelques verres d’un vin blanc
sans saveur viennent concurrencer les petits-déjeuners chaleureux et sucrés. Le
brouhaha s’intensifie à mesure que la journée commence. Les conversations
s’enchaînent. Peu de voix d’enfants résonnent. La plupart sont encore endormis
et iront à l’école dans quelques heures. Un début de semaine banal, en somme.
Les travailleurs entrent dans leur routine hebdomadaire, reproduisant
mécaniquement les mêmes gestes, entre compostage et vérification de mails sur
leurs téléphones portables. Ils ne se regardent pas, jettent quelques coups d’œil
en direction des trains, replongent la tête dans leurs nouvelles technologies.
Rares sont celles et ceux qui s’accompagnent d’un livre. Le papier se froisse
majoritairement sous les parures de la presse quotidienne. Les pages se tournent
bruyamment, les faits divers laissant la place aux sports ou à la scène
internationale. Tout le monde se croise. Rien n’est figé. Même les aiguilles de la
grande horloge qui trône dans le hall participent au film sans fin de cette matinée
radieuse. Les visages ne se répondent pas, laissant les habitudes planer au-dessus
d’eux. Il y a bien quelques intrus qui se délectent de leur première journée de
vacances, au milieu du tumulte, mais ils restent l’exception au milieu des
attachés-cases. La saison touristique officielle n’a pas encore commencé, et le
personnel, en petit nombre, s’en ressent.
Julien n’a emporté qu’un vieux sac de sport. Des caleçons, des paires de
chaussettes, un pantalon de rechange, trois polos, deux livres de poche pour le
trajet, sa trousse de toilette qu’il ne vide jamais, son ordinateur portable pour le
cas où, les chargeurs en tout genre, une boîte de Doliprane pour les lendemains
difficiles, et son portefeuille glissé dans une pochette intérieure bien dissimulée.
Il a enfilé une veste légère et troqué son costume « jeune commercial brillant
prêt à tout pour réussir » contre celui de « jeune homme profitant de quelques
jours de congé pour aller retrouver la femme qui a chamboulé sa vie ». De nature
pourtant décontractée, Julien sent une forme d’angoisse l’envahir depuis qu’il a
quitté l’appartement de Marianne, la veille. Son malaise ne fait que s’amplifier.
Il aimerait passer un coup de fil, mais pense à Balthazar qui doit dormir et
s’abstient. En l’espace de peu de temps, il a posé ses congés pour trois semaines,
réservé un billet de train pour ce matin, appelé une société de location de
voitures pour bloquer un modèle en particulier en remerciant son statut
professionnel de lui offrir quelques facilités et prévenu ses parents de son
absence momentanée. Tout cela en les rassurant sur son état de santé mentale à
grand renfort de coups de fil jusque tard dans la nuit. Difficile pour eux de
comprendre que leur fils souhaite s’évader à plusieurs centaines de kilomètres de
chez lui, alors que sa vie se déroule selon la même partition depuis fort
longtemps. Trop peut-être ! Suivant les conseils de Marianne, Julien a modifié
brutalement la tonalité sans faire varier les instruments. Il a pris une douche
revigorante un peu plus tôt, alors que la nuit était encore sombre. Sous le jet, il a
échafaudé des dizaines de plans différents, puis s’est convaincu de leur inutilité
profonde.
Son portable se met à vibrer.
Je ne sais pas si tu es parti, si tu as reculé. Courage ! Le code de l’interphone
ne changera jamais. Donne-le-lui, si tu la retrouves. Elle saura. Sois heureux.
Je t’aime. M.
Une pointe de remords émerge et disparaît dans la même seconde.
Balth et toi serez ma famille pour toujours. N’oublie pas. T’aime aussi ! Zuzu.
Il sourit discrètement, puis range son téléphone. Son train vient d’être annoncé
sur le quai 12. Sa réservation ayant été faite tardivement, il n’a pas vraiment eu
le choix dans le placement. Voiture 15, à côté du bar. Place 73, côté couloir dans
un emplacement familial. Alors qu’il se dirige vers l’endroit où son train est
stationné, Julien scrute les rares petites têtes blondes. Il adore les enfants, mais
de là à les supporter six heures dans un endroit confiné, il n’en est pas forcément
capable. Il espère donc que l’espace qui leur est dédié sera seulement occupé par
d’autres voyageurs inopinés. Et il ne lui faut que quelques minutes pour voir ses
espoirs déçus. Deux demoiselles pas plus hautes que trois pommes le précèdent à
l’entrée de la voiture. Une blondinette à laquelle il donne cinq ou six ans porte
une valise estampillée par une figurine célèbre prénommée Elsa, reine des neiges
de son état, entre deux envolées musicales aussi libératrices qu’un discours
politique une veille d’élections présidentielles. Elle est suivie comme son ombre
par un couple âgé qui tente par tous les moyens de garder un œil sur une petite
brune plus jeune, portant fièrement trois poupées qui, si elles avaient la
possibilité de s’animer, hurleraient de douleur étant donné l’acharnement avec
lequel la petite fille les traite. L’une est retenue par la cheville, tête chauve vers
le bas. L’autre, par les cheveux. La dernière ne doit sa survie loin du sol
goudronné que grâce à la robe cousue à même son enveloppe corporelle faite de
plastique aux senteurs d’enfance. C’est clair, le voyage risque de ne pas être une
sinécure.
Durant six heures, Julien va passer son temps à jongler mentalement entre les
cris, les envies de pipi pressantes, les poupées qui volent, le sachet de chips trop
petit, le mot croisé ingérable, les robes tachées, les chansons fredonnées sans
filtre sonore, les soupirs des plus vieux et l’humeur délétère du contrôleur.
— Ben, alors, le jeune homme était trop pressé pour composter son billet ?
— Oh ! Pardon, j’ai complètement oublié ! J’ai pas l’habitude de prendre le
train !
— Vous n’avez pas l’habitude ou votre réveil a pas sonné ?
— Pardon ?
— On me l’avait jamais fait le coup de l’ignare qui sait pas comment
fonctionne un trajet en train ! Je suppose donc que vous avez sauté dans le
wagon au dernier moment, oubliant de passer ce bout de carton dans la borne.
— Non, je vous assure que…
— Avec la tête que vous avez, ça m’étonne pas. Encore une courte nuit faite
d’alcool et d’insomnies. Quelle jeunesse ! Et c’est ça qui doit sauver le pays ! Eh
ben ! C’est de Gaulle qui doit se retourner dans sa tombe !
— Monsieur, excusez-moi, mais, en réalité, je travaille aux quatre coins du
pays. J’ai plus souvent l’habitude de me déplacer en voiture, mais un impératif
m’oblige aujourd’hui à monter dans votre train, et mon manque d’usage ou,
selon vous, de sommeil m’a fait oublier le compostage. J’en suis désolé. Mais, à
part vous dire ça, je peux rien faire d’autre. Donc, si vous vouliez bien laisser de
Gaulle mort et en paix, et me rendre mon billet poinçonné mille fois, histoire que
je ne fraude pas au prochain trajet, ça m’arrangerait.
La tirade de Julien fait glousser le grand-père des filles. Le contrôleur déchire
le billet en deux et en jette les morceaux sur Julien qui, par esprit d’apaisement,
reste stoïque et silencieux. Le papy se penche alors vers Julien discrètement.
— Et après, les communicants payés des millions diront qu’ils ont envie de
nous faire aimer le train. Y a quand même de quoi ressusciter le général et
Yvonne pour venir leur botter le cul, je vous le dis !
Lorsque les filles parviennent à jouer au roi du silence plus de quinze minutes
grâce aux talents multiples de leur grand-mère qui s’improvise tour à tour chef
d’orchestre, costumière, joueuse de cartes et dessinatrice, Julien laisse ses
pensées divaguer. Il imagine ce que pourront être les prochaines heures dans
cette région ensoleillée qu’il ne connaît qu’à travers son travail et ses
déplacements imposés. Il n’a qu’un nom de village en tête. Il l’a noté sur une
application de son téléphone, a cherché son emplacement exact, puis a fait le
nécessaire pour pouvoir louer une voiture à son arrivée à la gare. Le visage de
Camille s’imprime dans son esprit. Il a parfois peur d’avoir pris la mauvaise
décision en montant dans ce train. Et s’il ne parvenait pas à la retrouver ? Dans
un village, cela lui paraît facile, mais sait-on jamais. Que va-t-il lui dire s’il la
revoit ?
« Eh ! Salut ! J’ai posé des congés un peu par hasard et je me suis dit que ce
serait sympa de venir passer mes vacances chez toi ! »
Non, c’est naze !
« Camille, je suis parti un peu vite l’autre matin. Du coup, j’ai retraversé la
France en sens inverse. Histoire de finir notre conversation. Tu sais, celle où on
parlait de notre avenir ! »
Ou comment faire partir une nana en courant.
« Euh ! Ben, en fait, je voulais juste m’assurer que tu avais pu récupérer ta
valise et que t’étais bien arrivée. Et comme tu m’as pas laissé ton numéro de
portable… »
Donc, elle ne lui a pas laissé ses coordonnées, et lui, grand seigneur, a parcouru
un gros millier de kilomètres simplement pour qu’elle lui dise : « Oui, merci !
Tout va bien ! Désormais, je vais passer ma semaine en famille ! Allez, à plus ! »
Durant près de six heures, Julien se projette et se repasse le film des trois
derniers jours. Il ne cesse d’imaginer Camille en dehors de cette aire d’autoroute
pourtant lugubre. Il se raccroche à ses espoirs, ses questions, ses doutes. Il tente
de se souvenir de tout ce qu’elle lui a raconté au cours de cette nuit improvisée et
courte. Sa famille un peu déjantée. Son univers de grande célibataire dans l’âme.
Ses goûts musicaux, picturaux, cinématographiques. Elle a évoqué un film
italien. Entre deux arrêts dans des gares désertes, Julien fait une recherche,
profitant d’une connexion Internet coopérante. Il découvre une affiche
minimaliste. Le dessin d’une Vespa verte sur laquelle trône un homme grand
portant des vêtements sombres. Et le titre inscrit en rouge, un peu à la manière
d’une vieille bande dessinée des années 1950. Tout lui est étranger, mais il
s’imprègne de l’image. Que se cache-t-il derrière la passion de Camille pour ce
film ? Pour Julien, elle renferme des secrets qu’il aimerait percer. Il la voit
naturelle, souriante, réfléchie, posée, musicienne. Il éprouve alors une sensation
étrange qui ne l’avait plus effleuré depuis longtemps. Et cela l’angoisse
profondément. Mais les paroles de Marianne lui reviennent en tête. Elle,
l’insoumise, lui a soufflé de ne pas perdre de temps et de se laisser porter par une
nouvelle histoire qui doit comporter de jolis lendemains s’il parvient à provoquer
le hasard.
« Mesdames et Messieurs, dans quelques instants, notre train entrera en gare.
Avant de descendre de voiture, veillez à ne rien oublier à votre place. La SNCF
et son personnel navigant vous souhaitent une agréable journée. »
Julien attrape son sac déposé au-dessus de sa tête. Il se place devant les
portières automatiques. Au loin, le ciel est éclatant. Mais il n’aperçoit aucune
construction. L’arrivée se situe bien loin de la ville. Se penchant vers le hublot
crasseux, il tente d’apercevoir l’agence de location de véhicules. Une fois qu’elle
est localisée, il attend patiemment l’arrêt complet du train et ce bruit distinctif de
déverrouillage des portières, signal du début de sa recherche. Il saute sur le quai,
savoure la chaleur de l’air, écoute les bruits simplistes de cette machine
ferroviaire posée au cœur d’un écrin verdoyant, ferme doucement les yeux, puis,
soudainement, se met en quête de l’agence pour ne pas perdre un instant. La
journée, déjà avancée, ne laisse que peu de place à la méditation.
Après avoir traversé un long tunnel moderne, Julien débouche sur une place
d’architecture contemporaine faite de pavés et d’oliviers. Il porte sa main en
visière afin de se préserver des rayons qui lui semblent plus fervents qu’à
l’accoutumée. Le temps est radieux. C’est bon signe ! Il vaut mieux ça qu’une
averse pour aller à la rencontre d’une femme presque inconnue dont on est en
train de tomber amoureux. Sur sa gauche, une large enseigne aux couleurs vives
l’alpague sans le vouloir. Derrière une petite porte vitrée, un comptoir soutient
un agent de réservation dépassé par les demandes de trois clients passablement
pressés de quitter les lieux. Julien s’infiltre derrière eux et attend son tour. Le
gérant doit faire face à des demandes particulières, toujours plus surprenantes.
— Vous êtes sûr que la clim’ fonctionne ? Non, parce que je ne supporte pas la
chaleur et, à part pour faire plaisir à ma femme et à mes quatre mômes, je ne sais
pas ce que je fous là ! Donc, s’il y a pas la clim’, le séjour va pas bien se passer,
vous voyez ce que je veux dire ? Je voudrais pas être obligé de raconter à ma
belle-mère que j’ai oublié sa fille dans un coin désertique provençal parce que la
température avait dépassé mon seuil de tolérance.
— Il serait possible d’avoir une poubelle de voiture intégrée ? Parce que,
voyez-vous, on a prévu d’aller pique-niquer et, vous savez ce que c’est, la
nature, l’écologie, tout ça, tout ça ! Je voudrais pas avoir Cohn-Bendit ou un de
ses sbires sur le dos pour non-préservation du cadre. Déjà qu’ils nous interdisent
de fumer et de baiser où on veut !
— Je peux pas prendre un modèle gris. C’est une couleur que je ne supporte
pas. Elle m’a toujours porté malheur. Pour certains, c’est le vert. Moi, c’est le
gris. D’ailleurs, mon chat est mort la semaine passée. Il avait tenté de bouffer
une souris au teint gris. Il s’est étouffé avec, le con !
Julien s’en moque. Il écoute sans rien dire. S’il était arrivé en tant que
commercial, il aurait certainement eu quelques exigences professionnelles,
comme le chargeur allume-cigare, le GPS intégré, le détecteur de radars,
l’assistance au stationnement, les sièges en cuir. Il se trouve ridicule de vouloir
autant. À cet instant, il aimerait bien pouvoir trouver une Vespa. Ça donnerait un
certain charme à son débarquement inopiné. Mais il lui reste presque soixante-
dix kilomètres à parcourir, un sac de sport difficilement maniable et une fatigue
peu conciliante.
— Monsieur, bonjour ! Vous avez une réservation ?
— Oui, c’est la A.R.F.S.Z.7.5.4.2.D !
— Ah ! C’est une réservation via notre plateforme, ça, non ?
— Euh, oui !
— Ah ! Oui, je vous ai « attrapé ». Vous pouvez me rappeler le nom de votre
rue, s’il vous plaît, et me présenter votre permis ?
— Rue de la Fontaine bleue. Et voici le sésame !
Tout en tapant frénétiquement sur son clavier d’ordinateur, l’homme aux
commandes de l’agence de location réalise les vérifications d’usage en tournant
dans tous les sens le bout de papier rose vieilli.
— Vous souhaitez certaines options ?
— Euh, non, pas spécialement !
— Vous êtes là pour affaires ?
— Non !
— Pour un séjour privé ?
— Il existe des séjours publics ?
Devant la mine ahurie du responsable récitant parfaitement son argumentaire
de vente, Julien sourit.
— Laissez tomber ! Oui, je suis là à titre privé. Je vais retrouver ma femme. Je
l’ai rencontrée avant-hier.
Évidemment, la situation peut sembler loufoque, mais l’agent a la gentillesse
de ne pas exagérer son air déjà passablement interloqué.
— J’imagine qu’au regard de la nature récente de votre relation, vous n’avez
pas besoin de siège enfant ? Ni de chauffe-biberon spécial pour voiture ?
— Non, pas encore, bien sûr ! Mais j’espère revenir un jour et vous les
demander.
En prononçant ces mots, Julien a envie de se pincer pour croire à ce qu’il vient
de dire. Il récupère un trousseau de clefs en remerciant son interlocuteur, lequel
reste coi devant tant de désinvolture sentimentale. Ayant hérité pour une durée
limitée d’un véhicule, il s’engouffre à l’intérieur, met en route l’assistance
géolocalisée et démarre sans tarder. En avalant les kilomètres, il continue de
songer à ce que pourraient être demain et les jours suivants. D’après lui, Camille
est une jeune femme qui sait s’amuser tout en étant bien dans sa tête, dans son
corps, dans ses chaussures difformes. Elle ne peut qu’aimer la vie et ses
bonheurs simples. Un lever de soleil, un matin d’hiver avec la brume qui
englobe le tout dans un flou cotonneux et savoureux. Les nuages rouges qui
s’éveillent en même temps que la faune et la flore. Une guitare sèche ou un
harmonica. Un doux morceau de Nina Simone ou une ballade de Simon &
Garfunkel. Avant de tenter de la retrouver, de conjectures en suppositions, Julien
remarque l’aspect bucolique du paysage empli de couleurs et d’odeurs
marquantes. Les coquelicots affichent fièrement leurs rougeurs, quand la lavande
envahit les narines subtilement. Les rayons du soleil couchant ajoutent une
pointe de poésie à ce tableau sans âge.
Après une heure à parcourir un panorama enchanteur, Julien constate sur
l’écran de son GPS qu’il ne lui reste plus que trois kilomètres à parcourir. Il
choisit de s’arrêter sur le bas-côté, sort son portable, consulte rapidement ses
mails, les informations, puis choisit d’appeler Marianne. Après trois longues
tonalités, la jeune femme décroche en donnant vie à la bande-annonce d’un
épisode de Barbapapa qui surgit dans le tympan de Julien.
— Bureau des pleurs, un instant, je vous prie ! Balthazar, assieds-toi ! Tu vas
finir par te casser la margoulette ! Tu veux parler à tonton Juju ? Non ? O.K. !
Merci d’avoir patienté ! Désolée, mais votre interlocuteur favori semble
totalement sous le charme de Barbanana ! Il ne souhaite pas donner suite à votre
appel ! Je peux lui laisser un message, peut-être ?
— Oui, pourriez-vous lui dire que son tonton est bien arrivé en vacances, qu’il
pense fort à lui et à sa maman, mais qu’il aurait bien aimé pouvoir lui parler
deux minutes avant de se jeter dans le grand bain ?
— Quoi ? Tu vas déjà te baigner ?
— Mais non, Mariannou ! Je suis juste à quelques centaines de mètres du
village de Camille.
— Et ? T’attends quoi ?
— Je t’avais dit que je t’appellerais en arrivant. Donc, voilà !
— O.K. ! Ben, file maintenant !
Marianne a déjà raccroché. Ce qu’il pourrait interpréter comme une tristesse ne
fait que renforcer sa motivation. Il sait que c’est sa manière à elle de lui mettre
un coup de pied aux fesses. Il sait que c’est sa manière à elle de lui dire qu’elle
l’aime. Sa manière à elle de provoquer son destin. À lui.
Quand il pénètre dans le hameau, Julien est fébrile. Il ne sait pas vraiment par
où commencer. Il se souvient seulement de certaines indications données par
Camille et, spécialement, du seul commerce fréquenté par l’ensemble des
habitants. Le jeune homme ne met pas longtemps à l’identifier. La terrasse est
mise en place. Deux hommes d’un certain âge y sont installés et, flegmatiques,
regardent tous deux au-delà de leurs chopes de bière dans la même direction : la
sienne. Il est l’inconnu, celui qui gare son véhicule un peu n’importe comment
au milieu de la place déserte, à l’abri du soleil. Il a l’impression que les deux
hommes qui le scrutent se sont arrêtés de respirer, prêts à hurler pour alerter les
voisins d’une intrusion malencontreuse. En s’efforçant d’avoir un air aussi
naturel que possible, Julien s’avance vers l’entrée du bar en montrant presque
volontairement ses mains vides et son visage apeuré. Sans esquisser le moindre
mouvement, quatre pupilles restent braquées sur lui. En passant à côté, Julien
salue discrètement les deux hommes d’un mouvement de tête. L’endroit est
vieillot et peu lumineux. Cela tranche particulièrement avec l’extérieur, baigné
par un éclat méditerranéen typique. Les tables sont disposées d’une étrange
manière, au petit bonheur la chance. Il n’y a pas de plan de salle ou alors il
échappe à Julien. Mais ce qui interpelle le chaland ici, ce sont les assises. Il n’en
existe pas deux semblables. Des bancs, des fauteuils, des tabourets, un divan, un
sofa, de vieux clubs déchirés çà et là. Au mur, des cadres renfermant des articles
de presse, des photographies, des menus du siècle dernier, un miroir brisé
donnent une saveur particulière à la gargote. Il est évident qu’elle renferme une
histoire dense, des souvenirs, des secrets, des choses qui font qu’elle est le cœur
du village. Julien tombe amoureux immédiatement et, tel un jeune fougueux
épris, se rapproche du comptoir de bois. Derrière se dresse fièrement un couple
d’une quarantaine d’années, le sourire aux lèvres et la gentillesse au fond des
yeux.
— Monsieur, qu’est-ce qu’on vous sert ?
— Euh, je voudrais une limonade bien fraîche, s’il vous plaît !
— Une limo bien fraîche ! C’est comme si c’était fait.
L’accent est chantant. En un rien de temps, Julien se retrouve avec, devant lui,
un verre immense empli de glaçons et surmonté d’une rondelle de citron.
— Vous faites une halte dans notre belle contrée ?
— On peut dire ça, oui !
— Vous êtes en vacances ?
— Oui ! C’était pas prévu !
— Ah ! Donc, c’est pour ça que vous atterrissez ici ! Parce que, à part les gens
qui se perdent, on est trop loin de l’autoroute pour que les bergers du Nord
viennent effectuer leurs transhumances volontairement dans le coin.
— C’est plus compliqué que ça !
— Ah bon !?
— En fait, je suis à la recherche de quelqu’un qui doit être ici ! Mais je ne sais
pas vraiment où se trouve sa maison. Elle m’a juste dit que ses parents avaient
une propriété ici depuis très longtemps, qu’elle avait grandi dans le village avec
sa cousine et qu’elle revenait là tous les ans.
— Vous parlez certainement de Camille ?
La voix provient du fond du bistrot, près de la porte des toilettes. Attablée et se
tenant très droite, une vieille dame sourit à Julien, laissant apparaître des
dizaines de petites rides charmantes.
— Madame, je…
— Pas de « Madame » entre nous, jeune homme ! Vous pourriez être mon
petit-fils ! Mais qu’est-ce que vous lui voulez, à Camille ?
— En fait, c’est…
— Vous l’aimez ?
— Pardon ?
— Vous l’aimez, Camille ?
— Qu’est-ce qui vous… ?
— Bon sang, je ne savais pas qu’on pouvait être sourd d’oreille à ce point à
votre âge ! Faudrait pas tarder à aller voir un médecin spécialisé !
La vieille dame se lève difficilement, quitte sa place, contourne les chaises et
les tables d’un pas lent et mal assuré. Arrivée à proximité de Julien, elle plante
ses deux larges globes dans ceux du jeune homme.
— Alors, vous l’aimez, notre Camille ?
— Je crois que oui, Madame !
— Vous croyez ou vous êtes sûr ? Et arrêtez avec « Madame », nom d’un
olivier ! Appelez-moi Maminette !
— Vous êtes… Alors, c’est vous ? J’aurais dû vous reconnaître !
— Camille a dû oublier de vous raconter que j’étais à ce point jeune et jolie !
— Non, elle me l’a dit ! Mais je vous avais imaginée plus…
— N’en dites pas plus, vous risquez d’être grossier !
Maminette a l’œil du trublion. Elle s’amuse et ne s’en cache pas.
— Je l’aime, Maminette ! Et, comme je l’imagine à chaque seconde qui passe
sans la voir, je suis certain que je l’aime beaucoup !
— C’est à vous, le machin mal garé dehors ?
— Oui, je l’ai loué en arrivant à la gare.
— Retournez-y ! Et vite !
— Mais…
— Allez, dépêche-toi, andouille ! Prends le petit chemin de cailloux à la sortie
du village. Roule pas trop vite sinon tu vas abîmer ton carrosse. À l’heure qu’il
est, ils doivent tous être à l’apéro. S’ils t’invitent, dis pas non, grand farfadet ! Et
surtout, ne fais aucun mal à ma Camillette. Parce que tu t’en mordrais les
doigts ! C’est compris ?
— Compris, Madame Maminette !
Julien sort rapidement du bistrot, ne se retourne pas, mais imagine la vieille
dame, le jeune couple et les deux hommes de la terrasse qui l’observent. Il ne
pensait pas que ce serait aussi facile de retrouver son inconnue. Il avait élaboré
des dizaines de scénarios, mais pas celui-là. Désormais, au volant du véhicule, il
quitte la place et fait un signe de la main en direction du bar. Maminette porte
encore sur son visage toute la ruse qui la caractérise. Camille lui avait parlé de la
vieille dame, figure de proue de son enfance, amarrage de sa vie et phare de ses
errances de jeune femme en manque de repères. À son évocation, ses yeux
s’étaient illuminés instantanément, comme une fillette à laquelle on promet une
visite dans un parc d’attractions. Julien ne l’a côtoyée que quelques instants,
mais assez pour raviver son émotion naissante. Désormais, il en est sûr. Il ne
veut plus que Camille reste l’inconnue croisée sur une aire d’autoroute. Il ne
veut plus d’elle comme un songe. Il ne veut plus avoir à commencer ses
réflexions par « Comme je l’imagine… » En une petite dizaine de minutes, il
trouve le passage dont lui a parlé Maminette et s’engage. Quelques mètres et il
aperçoit déjà des enfants courant qui s’arrêtent soudainement et des dizaines de
visages qui se tournent dans sa direction. Il tente de ne pas laisser paraître son
angoisse et son excitation. Évidemment, il ne connaît personne et inversement.
Mais, bientôt, il voit une silhouette se détacher du reste de l’attroupement et
comprend tout de suite qu’il est au bon endroit…
CHAPITRE 8

Et peut-être que demain

Je n’ai même pas réussi à rester plus de douze heures. Mon père m’a déposée
tôt ce matin à la gare la plus proche. Les embrassades ont été rapides. La soirée
d’hier, étrange. Une heure de train régional, six heures et vingt-sept minutes de
train grande vitesse plus tard, je suis de retour dans mon quotidien. L’air est
frais. J’ai mal dormi ; donc, mon humeur est aussi maussade que le temps. Ma
mère va quitter mon père, après de nombreuses années de mariage et aussi
soudainement qu’une starlette. J’ai toujours eu l’habitude de ses extravagances,
mais elle ne m’a jamais menti. Depuis plusieurs heures, je me repasse en boucle
les souvenirs qu’il me reste. Ceux qui me font rire. Ceux qui m’inquiètent. Ceux
qui m’ont longtemps travaillée. Ma mère n’a jamais été très stable. Férue d’arts
et de causes humanitaires, elle est aux autres et à leur culture ce que Marie-
Tulipe est aux perroquets. Je n’ai donc jamais été particulièrement étonnée de la
voir débarquer avec une bande de réfugiés, des créateurs drogués à haute dose,
des passionnés déconnectés de la réalité, des malheureux en mal d’espoir, des
faux sans-le-sou en mal de richesse. Mon père a tout accepté tant qu’elle était
heureuse. La maison transformée en camp de base. Les week-ends et les
vacances occupés à arpenter les routes pour récolter des fonds. Une chambre
devenue atelier de peinture sur soie. Les factures de téléphone au montant
astronomique pour régler un dossier de naturalisation depuis une ambassade
kirghize. Ayant grandi dans ce type d’environnement, rien ne m’a jamais paru
bizarre ou différent. Je me délectais d’entendre des dialectes nouveaux. À l’aube
d’une énième lubie, les agitations débordantes faisaient partie de ma croissance.
Ce n’est qu’à l’âge du « presque adulte » que j’ai eu besoin de prendre de la
distance. J’ai longtemps cherché mes propres différences, me suis posé mes
propres questions et ai apprécié mes propres réponses. Dès lors, j’ai plongé mon
être dans un calme nécessaire, entouré de normes absolues. Tout le contraire de
ma mère avec mon père comme béquille en toute circonstance.
Sur le chemin qui me mène de la gare à mon home sweet home, je repense aux
trois derniers jours. Alfred, Arno, Lucie, Marc. Et puis Julien. La séparation
m’aurait presque fait oublier cette bulle de tendresse dans laquelle nous nous
sommes volontairement enfermés durant quelques heures. Mais, la tête haute,
ma valise à roulettes comme ustensile de compagnie, le léger vent me
transperçant de part et d’autre, une sensation de bien-être m’envahit alors que
son portrait s’embusque dans chaque recoin de mon cerveau malmené. Moi qui
comptais sur huit jours d’une partition familiale emplie de fausses notes pour
pouvoir tout raconter à Madame Bonabonheur, j’ai bien mieux. Un voyage qui
périclite. Une rencontre digne d’être jouée aux États-Unis par Julia Roberts et
Hugh Grant. Une traversée du pays inoubliable, en compagnie de ma cousine.
Une arrivée en fanfare. Et un divorce comme point final. Elle ne doit pas se
douter que, en moins de trois jours, je vais avoir plus à lui raconter qu’en une
semaine sans encombre. Alors que je marche depuis une trentaine de minutes, je
rejoins enfin mon quartier. Je retrouve les échoppes déjà ouvertes, les retraités
qui flânent le nez en l’air et les mamans au foyer qui viennent de récupérer leur
progéniture surexcitée. Seul le rideau de la boulangerie reste baissé, comme
chaque lundi. Mes bras nus dépareillent sous la lumière grisâtre. Je ralentis le
pas pour profiter du moment, malgré le froid et les contradictions qui
m’encombrent. Retrouver mon univers me comble, mais, après cette courte
excursion vers les miens, j’ai la sensation que rien ne sera plus comme avant. Je
vais pouvoir m’en épancher auprès de Madame Bonabonheur, et cette simple
perspective me redonne de l’élan.
Arrivée au bas de l’immeuble, je lâche ma valise pour tenter de retrouver mes
clefs au fond de mon sac à main, lequel renferme des centaines de trésors
entassés depuis qu’il partage la vie de mes épaules fragiles. Lundi, jour de grand
ménage dans la résidence, la porte principale devrait être ouverte, mais Madame
Bonabonheur est sûrement en train de nettoyer les reliquats d’un week-end
familial au quatrième étage, antre des générations successives. Mon trousseau en
main, prêt à être dégainé en premier lieu devant le tableau géométriquement
impeccable des boîtes aux lettres, je compose le code principal. 8456AB. Un
signal sonore peu amène se déclenche. De la main gauche, j’attrape la poignée
suintante de mon bagage. De l’autre, qui renferme déjà mes clefs, je libère le
passage de l’entrée. Subitement, le froid se fait plus présent. Je grelotte vraiment,
parcourue d’un frisson succinct. Le hall est sombre et vide. Je tâtonne sur le mur
afin de déclencher une lumière bienvenue. Nonchalamment, je me dirige vers la
loge et appose discrètement mes phalanges sur le carreau. Pour seule réponse, le
silence me déstabilise. Si Madame Bonabonheur n’est pas chez elle, je devrais
l’entendre siffloter dans la cage d’escalier, ce qui n’est pas le cas. La cour
intérieure, faussement baignée par les lueurs du jour, m’apparaît dans une
disposition habituelle. Les plantes sont taillées, les poubelles, alignées, le banc,
vide. Ne pas trouver ni percevoir la voix chantante de ma concierge me trouble
un instant. Mais je réalise surtout qu’elle ne m’attend pas avant la fin de la
semaine et qu’elle a sûrement profité de l’absence d’une partie des propriétaires
pour modifier quelque peu son planning. Cette évidence adoptée par mon esprit
déducteur, je me dirige vers l’ascenseur. La journée est déjà très avancée. Une
douche me semble être le seul réconfort dans l’immédiat. Alors que la vieille
machine grinçante me hisse vers le palier de ma modeste demeure, j’imagine
déjà le jet d’eau chaude et croise les doigts très fort en espérant que Madame
Bonabonheur n’ait pas eu le temps de vider mon frigo. Un dessert vanillé
pourrait bien jouer aussi le rôle de consolation immédiate au cœur de mes
tourments. À l’approche du sixième, je souris. Discrètement en façade, mais
largement à l’intérieur. Parce que je sais que, de toutes les manières, c’est la
seule personne qui me permettra de rester debout au milieu de ces turpitudes
successives. Je ferme les yeux un instant et je parviens à me représenter Julien
dans ce minuscule espace, m’enlaçant tendrement.
À travers les grilles métalliques qui renferment l’élévateur antique, mes yeux
mi-clos s’ouvrent subitement. Une enveloppe portant mon prénom est scotchée
sur la porte de mon appartement. Malgré le poids et l’encombrement de ma
valise, que je n’ai pas eu le temps de vider dans le Sud, je sors précipitamment
de l’ascenseur. J’arrache violemment la lettre, scrute l’inscription et ne ressens
rien. Je ne reconnais pas l’écriture, mais devine qu’elle a été hâtive. Je déchire
l’emballage et découvre une feuille à carreaux pliée en quatre. Sur celle-ci, les
mêmes caractères précipitamment griffonnés me surprennent.
Mademoiselle, merci de m’appeler quand vous lirez ce mot. Merci.
M. Georges.
Un numéro de portable est inscrit et souligné quatre fois. Je glisse une clef
dans la serrure qui me sépare de mon logement, tout en pensant qu’une panne a
dû intervenir durant mon absence. Pourvu que ce ne soit pas une fuite d’eau.
Mon voisin du dessous est un vieil homme qui croit que Guy Lux et sa chère
Simone vont encore faire leur apparition dans le tube cathodique chaque samedi
soir. Je pénètre lentement dans mes quarante-six mètres carrés, à l’affût du
moindre signe de dévastation aquatique ou électrique. Mais je retrouve
l’appartement dans le même état que lors de mon départ. Sur la petite console du
salon, aucun signe de courrier. Madame Bonabonheur n’est donc pas montée
depuis samedi, ce qui laisse présager un immense réconfort vanillé bien à l’abri
du froid de mon réfrigérateur. À moins que celui-ci n’ait été victime d’un
désastre intervenu dernièrement. Je laisse toutes mes affaires en plan et me
précipite afin de vérifier. Le plat est bien là, toujours recouvert du même papier
aluminium froissé. Je le sors, attrape une petite cuillère posée sur le bord de
l’évier et entame sans ménagement ce plaisir sucré qui, instantanément,
m’apaise. Je m’assois lourdement sur mon canapé, avale une deuxième bouchée,
dépose le mets sur la table basse, reprends le mot laissé par Monsieur Georges et
me mets en quête de mon téléphone portable, gisant au fond de mon sac.
Épuisée par mes péripéties récentes, j’en viens à douter du bienfait de cet
appel. Tout a l’air en place autour de moi et je ne parviens pas à comprendre
pourquoi l’homme à tout faire de l’immeuble souhaite me parler. Si je l’appelle
et qu’il m’oblige à lui ouvrir la porte demain matin aux aurores, alors qu’il me
reste six jours de vacances, je vais regretter de m’être précipitée. Mais ma
curiosité étant trop forte, je compose le numéro. À la sixième sonnerie, il finit
par décrocher.
— Oui, allô ?
— Monsieur Georges ?
— Lui-même !
— Bonsoir, c’est Camille. Vous savez, j’habite rue…
— Oui, bien sûr ! Bonsoir, Camille ! Mais vous êtes où ?
— Je viens de rentrer.
— Vous ne deviez pas arriver qu’en fin de semaine ?
— Si, mais les plans ont changé ! Je viens de trouver votre mot, donc, je vous
appelle comme vous me l’avez demandé.
— Euh… Oui… Je peux passer vous voir ?
— Quand ? Pas demain matin, hein, Monsieur Georges, je suis en congé et je
voudrais…
— Non, non, je passe maintenant ! Je suis à cinq minutes de l’immeuble !
— Ben… si vous voulez ! Mais qu’est-ce qui se passe, Monsieur Georges ?
J’ai rien vu qui nécessitait une intervention aussi rapide ! Vous êtes sûr que c’est
si urgent ? Madame Bonabonheur m’aurait appelée !
— Camille, j’arrive. Je vais passer sous un tunnel ! Gghrhrgh !
La tonalité en mode « occupé » se déclenche instantanément. Je tente de
rappeler Monsieur Georges à trois reprises, sans succès. J’abandonne l’idée
d’une bonne douche pour ne pas prendre le risque de l’accueillir nue et trempée
des pieds à la tête. Comme il m’a affirmé se trouver à cinq minutes de
l’immeuble, je vais l’attendre à coups de bouchées vanillées.
Approximativement quatre cuillères après, soit à peine une minutes cinquante-
sept secondes, mon interphone me tire de ma contemplation culinaire. Sûrement
un livreur ou une erreur. Je me lève pour décrocher.
— Oui ?
— C’est M’sieur Georges, Camille !
Les bras m’en tombent, mais, dans leur chute, actionnent l’ouverture
automatique de la porte d’entrée. Sur le palier, j’entends le mécanisme de
l’ascenseur se déclencher pour retourner la cabine vers le rez-de-chaussée et
qu’elle emmène jusqu’à moi, tel un preux chevalier, le sauveur des tuyauteries
du quartier. J’entrouvre ma porte d’entrée et, en attendant, je m’affaire à ranger
ma valise qui trône encore fièrement au milieu du passage. En quelques instants,
la grille d’ouverture grince de la même manière que lorsque je l’ai ouverte en
arrivant, une demi-heure plus tôt. Une dernière fois, je pose un regard triste vers
l’évier de ma cuisine que je soupçonne déjà d’être le commanditaire de tout cela.
Je me greffe néanmoins un sourire de circonstance face à la venue rapide de
Monsieur Georges. Malgré la porte entrouverte, il sonne avant de pénétrer chez
moi, passant d’abord un pied hésitant, puis un bout de tête, une main qui agrippe
la poignée avant de laisser passer tout le corps. Monsieur Georges a sur la tête
son éternelle casquette difforme, mais qui, selon lui, porte chance. Elle ne doit
pas dater d’hier, est de couleur plutôt rouge foncé, et on peut y lire le nom d’une
équipe américaine de base-ball, alors même que Monsieur Georges n’a aucune
affinité ni avec ce sport ni avec les autres. Tout juste accepte-t-il d’accompagner
ses fils au stade quand ils y emmènent leurs propres enfants. Une manière bien à
lui de jouer les grands-pères présents et aimants. Parce que, en réalité, le
football, il l’exècre.
Monsieur Georges retire son couvre-chef dans un geste plutôt décousu et c’est
à cet instant que mon sourire s’envole. Je constate que Monsieur Georges ne
porte pas sa mallette à outils, mais un sac en papier marron que je n’ai jamais vu.
Il n’a pas son regard goguenard. Ses yeux semblent humides et emplis de toute
la misère du monde. On dirait un enfant de quatre ans qui vient de faire une
énorme bêtise. Mentalement, je passe en revue toutes les choses précieuses qui
logent dans les recoins de mon appartement et imagine qu’il vient me les rendre,
blottis dans ce sachet qu’il tient fermement de sa main gauche tremblante.
— Bonjour, Monsieur Georges ! Vous allez bien ? Ça n’a pas l’air ? Je peux
vous aider ?
— Je… Je… Enfin, je voulais pas vous déranger, hein ! Je vous attendais pas
avant samedi, moi ! Alors, bon…
— C’est pas grave, Monsieur Georges. Je n’avais pas prévu de rentrer aussi
tôt ! Mais vous ne m’avez pas l’air dans votre assiette ? Y a un problème ?
— Oh oui, Mademoiselle Camille !
Monsieur Georges, comme dans un mauvais film, se met à sangloter, le nez
dans sa manche, le dos agité de soubresauts bruyants et désordonnés.
— Eh ben, Monsieur Georges, que se passe-t-il ?
— C’est Lily, Mademoiselle Camille ! C’est Lily !
— Quoi, Lily ?
Les pleurs redoublent et tout mon être s’en trouve détraqué, à grand renfort de
visions cauchemardesques.
— Elle est partie, Mademoiselle Camille ! Elle nous a quittés !
— Comment ça, elle est partie ? Elle est partie où ? Pourquoi voulez-vous
qu’elle nous quitte ?
— Vous ne comprenez rien ! Elle est plus là ! Elle est morte !
Mes bras ne sont plus les seuls à tomber. C’est tout mon corps qui me lâche. Je
visionne mentalement le film de la dernière soirée que j’ai passée avec Madame
Bonabonheur. Son entrain. Sa gouaille. Son repas. Le dessert vanillé qui gît à
vingt-cinq centimètres de mon effondrement.
— Comment ça, elle est morte ? Monsieur Georges, je suis partie y a deux
jours ! Elle allait bien. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— C’est… J’avais prévu de passer samedi en fin de matinée pour réparer son
compteur électrique qui recommençait à faire des siennes. Après deux
interventions dans un immeuble proche d’ici, je suis venu. Comme d’habitude,
j’ai frappé et puis j’ai voulu entrer dans la loge. Elle laissait toujours la porte
ouverte dans la journée quand elle était là. Sauf que là, c’était fermé. Donc, j’ai
pensé qu’elle était dans les étages. Je me suis posté en bas de la cage d’escalier
et je l’ai appelée, mais personne n’a répondu. Alors, je suis sorti de l’immeuble,
j’ai regardé les fenêtres pour voir si elle n’était pas perchée sur son escabeau
pour enlever les traces sur les vitres. Mais je n’ai rien vu. Je suis retourné vers la
loge et j’ai collé mon nez sur la vitre. Et c’est là que…
La voix de Monsieur Georges s’étrangle. Je sens le sol se dérober. Désormais,
ce n’est plus seulement sa main qui tremble, c’est tout son organisme qui revit
l’instant passé.
— J’ai posé mes mains au-dessus de mes yeux pour mieux voir, et là, je l’ai
vue. Elle était affalée sur sa table. Alors, j’ai pensé qu’elle s’était endormie. J’ai
frappé un peu plus fort sur le carreau, mais, comme elle bougeait pas, j’ai pris
peur. Je l’ai appelée par son prénom, de plus en plus fort et, quand je me suis mis
à comprendre, j’ai hurlé et j’ai défoncé la porte avec mon épaule. Je me suis
approché. Elle était toute fraîche. Je l’ai allongée sur le sol, sur le côté, comme
mon fils m’a appris quand il avait passé son brevet de secouriste. Et j’ai saisi le
combiné de la loge et composé le 18. Ils ont pas mis longtemps à arriver,
Mademoiselle Camille, je vous jure. Je lui ai serré la main, je lui ai parlé, je lui
ai même chanté une berceuse. Elle avait juste l’air de dormir. Oh ! Mon Dieu,
Mademoiselle Camille, je suis tellement désolé !
Monsieur Georges se remet à sangloter bruyamment. J’ai du mal à saisir tout
ce qu’il vient de me raconter et je me surprends à attendre que Madame
Bonabonheur passe le pas de la porte. Comme pour une mauvaise blague qui ne
me ferait pas rire.
— Je ne sais pas quoi vous dire de plus, Mademoiselle Camille. Je voulais
juste vous l’apprendre de vive voix et que ce ne soit pas un des abrutis du
quatrième qui le fasse bêtement, sans ménagement. Les pompiers l’ont
emmenée. Ils ont appelé un de ses frères, je crois.
— Elle va être enterrée où ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Peut-être que je me trompe, mais je pense
que le propriétaire passera sûrement vider la loge bientôt. Vu la tête de con que
c’est ! Il va faire place nette, sans tarder. Du coup, je me suis permis de
récupérer deux-trois trucs qui étaient sous ses bras, sur la table, quand je l’ai
trouvée. Y avait un mot sur lequel elle avait écrit votre prénom. Je me suis dit
que ça devait vous concerner.
Monsieur Georges me tend le sac qu’il porte depuis son arrivée et qui a
remplacé son éternelle mallette.
— Je ne sais pas si vous y trouverez votre bonheur, mais j’ai pensé que ça vous
revenait. Elle vous aimait tellement, Lily ! Elle me parlait de vous souvent.
— J’arrive pas à le croire. Elle était en pleine forme vendredi soir.
— Les pompiers m’ont dit qu’elle avait dû faire un malaise subitement.
Comme elle était toute seule, ben, personne n’a pu l’aider.
— Mais elle l’aurait fait quand, son malaise ?
— Le médecin qui est venu m’a dit qu’elle avait dû perdre connaissance dans
la nuit. Et je pense qu’il dit vrai, le bonhomme. Son lit n’était pas défait, qu’il
m’a dit.
Je comprends dans la seconde ce que cette annonce signifie. Samedi matin,
lorsque j’ai quitté l’immeuble sans bruit à l’aube, Madame Bonabonheur avait
déjà lâché son dernier souffle, dans l’indifférence générale, et la mienne en
particulier. Ma déduction résonne. Les larmes jaillissent de mes yeux,
silencieusement, sans que je puisse rien faire pour les en empêcher.
— Je suis désolé, Mademoiselle Camille ! Pleurez pas, je vais faire pareil ! Je
vais m’en aller, hein ? J’aime plus trop l’endroit ces jours-ci. M’en voulez pas,
hein ?
Le dos courbé, Monsieur Georges quitte mon appartement en claquant la porte
brutalement. Je reste figée devant le sac qu’il a déposé dans l’entrée. Face à la
douleur, tout mon corps est tétanisé. J’aimerais appeler mon père pour entendre
le son de sa voix rassurante, mais je m’empêche de le faire de peur qu’il
n’entende mes larmes. Ma mère est bien trop occupée par son Quèsaco. Marie-
Tulipe doit être encore en train de digérer mon départ précipité, elle qui comptait
sur moi dans l’adversité familiale. Dans ce genre de situation, je n’aurais eu
qu’un refuge : la loge. Je me laisse tomber doucement le long du mur. Je regarde
encore et encore ce sac marron, semblable à ceux que les écologistes prônent
dans chaque grande enseigne, ceux que l’on voit dans les séries américaines,
ceux que porte Eva Longoria lorsqu’elle est photographiée par un paparazzi à la
sortie d’un supermarché local. J’essaie de sécher mon visage, couvert de ce
liquide salé qui s’écoule de mes yeux déjà rougis par la nouvelle.
Je laisse passer de longues minutes en essayant de comprendre ce qui vient de
se produire. L’épouvantable information parvient doucement au peu de neurones
encore présents dans ma tête épuisée. Madame Bonabonheur n’est plus là. Je ne
la verrai plus jamais. Je n’irai plus partager ses préparations gourmandes et sa
table. Nous ne pourrons plus jamais échanger autour de l’actualité. J’ai presque
envie d’appeler « le petit suppo » pour le lui raconter et qu’il en fasse la une de
son journal télévisé. Mais je sais bien qu’il s’en moque. Parce qu’il n’y a que le
sensationnel qui l’attire. Et Madame Bonabonheur, ça ne fera pas son beurre.
J’attrape la télécommande qui repose sur mon canapé, allume la télévision et
recherche la chaîne du journaliste. Mais ce n’est pas lui qui apparaît. C’est une
brunette surmaquillée qui a une mine déconfite. Je n’ai pas le courage de lire les
bandeaux qui défilent au bas de l’écran, mais une nouvelle manifestation doit
encore mettre à sac le pays. Des jeunes encapuchonnés brûlent certainement des
poubelles. Si ça se trouve, un parti d’extrême droite a encore fait une déclaration
assassine, histoire de faire bouger les sondages, préalablement malmenés par des
statisticiens en culottes courtes. Ou alors ils ont encore déterré une sombre
affaire de détournement de fonds au sein d’une grande entreprise prête à
licencier ses anciens pour des motifs sombres et incompréhensibles. Le regard
vaguement posé sur ce tourbillon de violence, j’en oublierais presque le sac
laissé par Monsieur Georges. Je l’observe, engourdie par le chagrin, sans quitter
mon assise. Deux petites anses se tiennent fièrement sur chaque bord. La
curiosité l’emporte.
Je me lève, attrape un verre que j’emplis d’eau du robinet. Je bois d’une traite,
manquant de m’étrangler. Un énorme soupir ponctue mon agitation naissante.
J’attrape l’intrus et le dépose sans ménagement sur la table basse du salon. Le
dessert vanillé capte mes narines, pourtant obstruées après des pleurs continus.
Je lui souris bêtement et l’achève en quatre allers-retours vers ma bouche
affamée. Ne penser qu’aux bons moments. Ne se souvenir que du positif. Ne pas
oublier l’humeur joviale de ma concierge, de mon amie, de ma grand-mère
d’adoption. Ne pas perdre l’entrain. Ne jamais reculer. Toujours aller loin
devant. Je plonge la main dans le sachet, le cœur douloureux. J’en sors une
vieille boîte à chaussures, assez lourde. J’espère que Madame Bonabonheur ne
nous a pas quittés recroquevillée sur une vieille paire d’escarpins en pensant à
moi. Ça pourrait me faire mourir de rire, elle qui détestait les godillots de
quelque forme que ce soit, alors que moi, je les collectionne. Mais, en ouvrant, je
me rends compte qu’il n’en est rien. Le contenant regorge d’une multitude de
papiers en tout genre : cartonnés, pliés, photographiques, à carreaux, sans lignes,
froissés, lisses. Je sors l’ensemble et l’éparpille pour mieux le visionner.
Pourquoi Madame Bonabonheur l’avait-elle sorti, vraisemblablement après mon
départ ? J’essaie de me remémorer notre conversation, les sujets épineux, les
marronniers habituels, les nouveautés. Je disperse encore plus les feuillets.
Monsieur Georges m’a dit avoir lu mon prénom quelque part et c’est la raison
qui l’a conduit à me déposer ce semblant d’héritage. J’examine chaque page qui
pourrait comporter une transcription de ma concierge. Après quelques fouilles
vaines, une feuille pliée me saute aux yeux.
Camille, le vase restera vide.
Cinq mots comme la bande-annonce d’un film. Cinq mots qui me sont destinés
et que je ne comprends pas complètement. Cinq mots.
Je parcours les images, les articles de presse d’un temps ancien. Je regroupe
entre eux des clichés du siècle dernier et je mets un temps certain à reconnaître
ma concierge durant ses jeunes années. Elle pose à différents endroits, dans des
tenues variées, mais que je devine néanmoins colorées malgré le noir et blanc
qui caresse chaque prise. Sur l’une d’elles, Lily côtoie effectivement Angela
Davis, telle qu’elle me l’avait décrite. Sur une autre, de jeunes hommes la
soulèvent à l’horizontale. Tous avec le même visage angélique. J’en conclus que
ce sont ses frères. Planqués derrière les autres, trois clichés achèvent mon
inspection. Trois clichés emballés et protégés délicatement par un film plastique
immaculé, savamment installé pour ne pas dénaturer les épreuves. Les trois
images sont bien différentes des autres. Aucune ne semble être le fait du hasard.
Toutes ont été réalisées dans un studio, avec un mauvais décor fleuri comme
toile de fond. Toutes comportent une date différente sur leur verso respectif. Je
les regarde l’une après l’autre. Je suis de plus en plus émue par ce que je viens
de découvrir.
Sur les trois clichés, je distingue facilement Madame Bonabonheur, le regard
rieur et le corps respirant le bonheur et la joie. Elle pose fièrement, légèrement
en avant, un peu de profil. Derrière elle se tient dignement un homme, souriant
avec plus de retenue mais dont les yeux expriment les mêmes sentiments. Je ne
me pose pas beaucoup de questions quant à cet homme tant il est évident que je
sais qui il est. L’amour perdu, inachevé. Celui dont la famille n’a pas accepté
Lily. Celui qui n’a pas eu de courage. Celui qui l’a abandonnée sans panache, se
cachant derrière une fausse vertu générationnelle. Il est grand, blond, à la peau
laiteuse. Ils ont l’air si bien tous les deux. J’ai quelques remords à les scruter
sous tous les angles. Mes yeux sont irrités. La fatigue se rappelle à mon corps. Je
parviens à quitter mon canapé afin d’aller me passer un peu d’eau fraîche sur le
visage dans la salle de bains. J’en profite pour me changer et enfiler une tenue
plus aisée. Je porte les mêmes vêtements depuis ce matin et, le voyage n’aidant
pas, je commence à me sentir étriquée. Je jette un œil à mon téléphone
silencieux. Dans d’autres circonstances, et si j’avais été un peu plus intelligente
sur l’aire d’autoroute, je me morfondrais en attendant un signe de Julien. À sa
simple évocation, je retrouve un maigre sourire et une faible sérénité. Après
quelques instants d’une pause nécessaire, je retourne m’asseoir en récupérant au
vol les trois photographies délicatement. Je me cale contre les coussins, replie les
jambes sous mes fesses et adopte une position apaisante. Je rapproche les trois
tirages de mes yeux gonflés, alternant entre chaque pose. Je tente de détailler
plus précisément la physionomie de l’homme qui a brisé le cœur de Madame
Bonabonheur sans qu’elle en ait éprouvé une quelconque rancœur apparente.
Au bout de quelques secondes à user ma rétine, une évidence jaillit. Je mets
plusieurs minutes supplémentaires à me forger une conviction inébranlable. Ses
traits, son port de tête, ses yeux, sa peau, sa taille, la forme de son visage. Je
tente de revenir en arrière et de superposer mes souvenirs à ce que je vois dans
l’instant.
— Putain ! C’est pas vrai !
Je tente une autodissuasion de courte durée. Alors que la nuit tombe,
l’incongruité de ma trouvaille me fait frissonner. Mes doutes s’envolent quand je
tiens entre mes mains un feuillet que l’on devine arraché à un cahier d’écolier et
sur lequel il est inscrit : Si la vie doit être une rose, tu en es le plus beau et le
plus rare spécimen. Désormais, il est clair que, si l’instant que je vis est fait
d’une tristesse lourde et réelle, je me dois, pour Madame Bonabonheur, de
sourire et de faire fi des nuages dans le ciel, des déceptions, du chagrin. Je me
dois d’avancer, l’espoir chevillé au creux du ventre et de boucler l’histoire de sa
vie là où la mienne a pris un nouveau chemin.
CHAPITRE 9

La mer est calme

Lorsque Julien est arrivé lundi soir, il était à dix mille lieues de prédire ce qui
allait se passer. Les personnes qui l’ont accueilli étaient toutes déjà passablement
éméchées. Il n’avait d’abord ressenti que de l’hostilité viscérale à son égard. Un
homme d’une cinquantaine d’années s’était avancé vers lui, les épaules trop
carrées pour être vraies et le regard de Mike Tyson quand il monte sur le ring à la
place de ses prunelles habituelles. Épais comme une arbalète mal taillée, Julien
avait voulu battre en retraite, mais le chemin caillouteux avait modifié ses plans.
Et puis, il avait aperçu une jeune femme portant sur son épaule un perroquet.
Marie-Tulipe, sans aucun doute. Le boxeur l’avait alors interpellé :
— Vous êtes perdu ?
— Euh, non, je ne crois pas. Je cherche Camille.
Un autre amateur avait rejoint le premier compétiteur.
— Vous lui voulez quoi, à ma fille ?
— En fait, c’est un peu compliqué à expliquer.
— Ah ben, va quand même falloir que vous argumentiez un peu, jeune
homme ! On n’approche pas de ma fille comme ça !
— Euh, je suis un ami de votre fille et…
— C’est quoi votre nom ?
— Je m’appelle Julien, Monsieur.
— D’accord, Julien ! Alors, qu’est-ce qui me prouve que t’es un copain de ma
fille ?
Évidemment, il avait fallu à Julien mobiliser toutes ses capacités afin de
réfléchir à une réponse qui tienne un tantinet la route au milieu de cet
attroupement inamical.
— Euh… Ben… Elle m’a longuement parlé de Marie-Tulipe, par exemple !
En un instant, tous les visages s’étaient détendus, et Marie-Tulipe n’avait pas
manqué l’opportunité offerte sur un plateau :
— Donc, elle vous a parlé de moi ?
— Oui…
— Et qu’est-ce qu’elle vous a dit ?
— Rrrourrrou, ta gueule, connard !
En posant ces questions, Marie-Tulipe s’était rapprochée encore et encore d’un
Julien tétanisé par l’enjeu et ne sachant comment se sortir de cette mauvaise
passe en l’absence de Camille. Pourtant, il avait commencé à respirer un peu
mieux en voyant l’ensemble des convives retourner doucement à leurs
occupations. Tous, à part Marie-Tulipe et celui qui s’était présenté comme le
père de Camille.
— Elle ne m’a dit que du bien de vous !
— Rrrourrrou ! Que la paix soit sur le monde, pour les cent mille ans qui
viennent. Donnez-nous mille colombes et des millions d’hirondelles !
Rrrourrrou ! Ta gueule !
— Vous l’avez vue quand pour la dernière fois ?
— Hier matin !
Le visage de l’inquisitrice, à quelques centimètres des narines frémissantes de
Julien, s’était tordu, envahi par une réflexion soudaine.
— Hier matin ?
— Oui, en tout début de matinée…
C’est là que Julien avait compris que le relâchement ne serait que de courte
durée.
— Donc, vous avez passé la nuit de samedi à dimanche avec elle sur l’aire
d’autoroute ? Vous étiez avec elle dans la voiture de l’autre barge qui l’a
abandonnée ?
Les sourcils paternels avaient fait des mouvements indescriptibles et
désordonnés, passant avec fulgurance de la courbe étonnée à la grimace
contrariée.
— Non, moi, j’étais pas dans la voiture. En fait, j’aurais jamais dû me trouver
là. Mais j’y étais, et Camille a confondu ma voiture avec celle de l’autre
conducteur qui a embarqué sa valise.
L’oncle et sa nièce avaient porté le même masque expressif au même instant.
Tous deux respiraient l’incompréhension.
— Il pleuvait des cordes, vous comprenez ? Et Camille a pas fait gaffe. Elle est
montée dans ma voiture. Pas celle-là. Celle-là, je l’ai louée. Enfin, l’autre aussi,
vous me direz ! Mais elle était identique à celle dans laquelle Camille avait fait
son début de trajet. Et avec la pluie, elle a pas percuté tout de suite. Après, je l’ai
aidée, mais je pouvais pas l’emmener parce que je rentrais chez moi dans le sens
inverse du sien. Alors, du coup, on a discuté et, comme la nuit a commencé à
tomber, ben, je suis resté avec elle pour pas la laisser toute seule. Et puis, ben,
après, je suis rentré chez moi et, comme j’avais des vacances, je suis reparti. Et
comme j’ai beaucoup apprécié la compagnie de Camille et que je savais pas où
aller, ben, je suis venu dans le coin, histoire de la revoir.
L’explication de Julien n’avait vraisemblablement convaincu personne, mais
Marie-Tulipe avait rompu un silence glaçant :
— OK, j’ai rien compris, mon cher. Et je pense pas être la seule. Mais, dans
tous les cas, c’est pas de bol, Camille est plus là. Elle est retournée chez elle !
— Ah bon ? Mais quand ? Je croyais que ça durait une semaine, votre fête !
— Ah, ah, ah !
Le père de Camille était parti dans un fou rire incontrôlable, profitant de la
blague involontaire pour tourner les talons en direction d’une énième boisson
alcoolisée. N’importe laquelle, tant qu’elle permettait de croire que tout cela
ressemblait à une fête familiale. Julien s’était senti gêné.
— J’ai dit une connerie ?
— Non, vous pouviez pas savoir, sûrement.
— Savoir quoi ?
— Ben, pour mon oncle, la fête est gâchée. Sa femme le quitte.
— Ah merde !
— Comme tu dis !
— Mais sa femme, c’est…
— Oui, c’est la mère de Camille. Ma tante. La sœur de ma mère. Et quand
Camille l’a appris hier soir, elle a décidé illico de repartir dans le sens inverse.
Surtout que sa mère est venue passer la semaine ici avec son nouveau mec. Et
ça, ça passe pas dans l’esprit de ma cousine. Elle est un peu coincée sur ces
sujets. Enfin, je te dis ça, mais tu t’en fiches un peu, non ? T’es qu’un pote à elle
depuis quoi ? Quarante-huit heures à peu près, non ?
Julien était passé de l’angoisse en arrivant à la gare, à l’excitation sur les routes
provençales, au stress de la découverte du village, à l’effroi face à Maminette, à
l’expectative en arrivant au bout de ce chemin chaotique, à la déception de ne
pas voir Camille et à l’étrangeté d’apprendre que le couple qu’elle lui avait décrit
comme atypique mais inébranlable n’était plus.
— Et sinon, toi, tu fais quoi dans la vie ?
— Euh… je suis commercial.
— Ah ouai ! C’est cool comme job, ça !
— Euh, ouais !
— Bon, ben, reste pas planté là. Après tout, si t’es un pote de Camille, tu vas
vite devenir un pote de tout le monde ici ! Tu veux une bière ?
C’est ainsi que Julien était entré dans l’univers de celle qui n’avait partagé sa
vie que durant de courtes heures, sur une aire d’autoroute, entre deux cafés
miteux, et parfois allongée sur le siège avant du véhicule qui ne lui appartenait
pas.
— Bon, et, en vrai, elle t’a dit quoi sur moi, Camille ?
— Elle m’a parlé de la permanence téléphonique que tu tiens bénévolement.
— Ah ! Ça étonne toujours, ça !
— C’est pas commun, c’est vrai !
— J’avoue. Mais j’ai toujours aimé les beaux plumages. Et on peut dire que
j’ai toujours eu beaucoup de chance avec les plus colorés.
— Elle a évoqué Johnny aussi !
— C’est plus courant, non ?
— Pas forcément chez une personne de ton âge, je trouve.
— Y a pas d’âge pour aimer un dieu !
— Je voyais pas l’histoire sous cet angle !
Julien avait passé la soirée en compagnie de Marie-Tulipe, débattant des
bienfaits de la musique de l’idole des jeunes. Après plusieurs verres, la
conversation avait pris une tournure différente.
— Et tu la trouves jolie, Camille ?
— Oui, très !
— Et moi, tu me trouves jolie ?
— Euh… Oui, évidemment !
— Parce que, bon, t’es qu’un ami à elle, finalement. T’as une copine ?
— Non !
— T’es marié ?
— Non plus !
— T’es homo ?
— Oh ! le cliché ! Des mecs célibataires, ça existe encore, tu sais !
— Ben, des mecs canon célibataires, j’en connais pas des masses en réalité.
Voire pas du tout !
— Je vais prendre ça comme un compliment, alors !
Julien n’avait pas vu venir Marie-Tulipe et sa libido dormante. Pourtant, il
s’était souvenu, un peu tard, de la description faite par Camille, de sa cousine et
des autres membres de sa famille. Au-delà des avances faites, il avait tenté
durant plusieurs heures de découvrir qui était qui. Les cousins sympathiques, les
oncles et tantes pas toujours bienveillants, les abonnés qui s’invitent à la fête, les
habitués que ça ennuie, les pièces rapportées pas très à l’aise dans ce marasme
familial. Au fil de la soirée, il avait fini par se fondre dans la masse, parvenant à
échanger avec plusieurs personnes. Certaines avaient profité de l’occasion pour
se remémorer des souvenirs enfouis.
— Oh ! Camille, plus jeune, c’était la reine des casse-cou ! À l’âge de quatre
ou cinq ans, elle sautait de la table basse de ses parents en criant « Je suis
Barracuda ! » À la même époque, elle s’est fait recoudre la langue après s’être
mordue au sang.
— C’était un soir de match de football important, non ? Son père avait râlé !
— Elle faisait souvent le clown, surtout quand elle avait un public. Sa mère
doit encore avoir des photos de l’époque. On riait bien avec elle !
Au milieu de la nuit, la plupart des participants au regroupement avaient
regagné leurs pénates, hormis Marie-Tulipe, deux cousins trentenaires jeunes
mariés respirant le besoin d’échapper aux obligations matrimoniales, ainsi que le
père de Camille. Ce dernier, abattu autant par l’alcool que par le chagrin, avait
continué à enquiller des verres sans s’arrêter.
— Alors, euh… ? C’est quoi votre prénom déjà ?
— Julien, Monsieur !
— Ah oui, Julien ! C’est un prénom qui vient d’où, ça ?
— Euh, pour être sincère, je n’en ai pas la moindre idée, Monsieur ! Je peux
juste vous dire que, l’année de ma naissance, ma mère a souvent chanté Femmes,
je vous aime – donc, j’imagine que ça vient de là.
— Vous avez des musiciens dans votre famille ?
— Euh, non, pas spécialement…
— Des artistes ?
— Non plus ! Tout au moins, pas que je sache ! Mon père aime la belote, et ma
mère, le macramé. Rien de très original en somme.
— Ah ! Tu m’étonnes ! Ben, au moins, ton père a pris moins de risques que
moi en l’épousant.
Un silence pesant s’était installé subitement, laissant Julien mal à l’aise, le nez
plongé vers les graviers.
— Bon, je vais me coucher, les jeunes ! Mon petit Julien, je ne sais pas
pourquoi, mais je vous sens bien. Et puisque vous avez picolé comme moi, je me
fais un devoir de vous garder à la maison, au moins pour la nuit. Étant donné que
Camille est partie, y a une place de libre chez Huguette ! Et vous pouvez rester
tant que vous voulez. Vous n’êtes pas obligé de repartir demain matin. Vous
retrouverez Camille dans quelques jours. On reparlera demain de tout ça !
— Je vous remercie, Monsieur ! C’est pas de refus pour la nuit.
— Tulipe ?
— Tonton !
— Montre donc à l’ami de ta cousine où il peut crécher. Et va pas lui proposer
ton lit, je te connais !
— Tonton !
— Oh ! On peut même plus déconner ! Bon, allez, bonne nuit, les jeunes !
Le lendemain matin, Huguette n’avait pas été surprise de le voir sortir d’une
chambre de sa maison sans qu’elle ait pourtant été informée de sa présence.
— Alors, bien dormi ?
— Oui, Madame, je vous remercie.
— Oh ! pas de « Madame » entre nous ! Appelez-moi Huguette !
— Bien ! Merci, Huguette !
— Bon, pour le petit-déj, vous êtes plutôt salé ou sucré ? Parce que, vu l’heure,
vous avez le choix entre les croissants et le déjeuner qui sera servi dans pas
longtemps. Les hommes sont déjà en train de préparer les barbecues !
— Déjà !? Bon sang, j’ai l’impression qu’il est si tôt !
— En se couchant à l’aube, faut pas s’étonner ! Prenez donc un café, ça ira
mieux après ! Vous restez avec nous, au moins ?
Sur cette question, Marie-Tulipe avait fait son apparition dans un vacarme
assourdissant.
— Ta guuuueeeeeuuuullleee ! Rrrourrrou !
Gaston avait visiblement lâché Mireille Mathieu pour se consacrer au
répertoire de Dalida.
— Gigi ! C’est toi là-bas dans le noir ?
— Gaston, arrête, j’en peux plus de toi ! Je vais te ramener !
— Allez, viens, Gigi !
— Il a des sacrés goûts musicaux, ton pote, Marie !
— Je crois qu’il fait exprès de ne jamais chanter du Johnny, ce con ! Ça va ?
Bien dormi ?
— Oui, très bien, et toi ?
— Seule dans un grand lit froid, c’était pas le Pérou… mais le réveil au son des
grillons, ça fait tout oublier !
Julien l’avait délicatement éconduite la veille lorsqu’elle s’était immobilisée au
milieu de la chambre dans laquelle elle venait de l’accompagner. Elle était restée
prostrée là comme un garçon d’étage attendant ses émoluments. Elle ne
cherchait même pas à se donner une contenance en cherchant des draps ou en
ouvrant les volets. Non. Elle attendait, offerte. Julien s’en était sorti par un
bâillement totalement surjoué auquel il avait ajouté un « Je suis vanné ». Marie-
Tulipe semblait y croire et, à en juger de son ardeur matinale, ne lui tenait
absolument pas ombrage de cette déconvenue nocturne. Au contraire. À peine
réveillée, elle reprit son entreprise de drague à base d’allusions lourdes et de
sourires pesants. Et la journée fut du même acabit. Julien en prit son parti et ne
pouvait s’empêcher de la trouver touchante. En milieu d’après-midi, Huguette
vint apporter une petite touche d’ironie sadique à la situation en lui proposant de
rester durant toute la semaine, jusqu’au dimanche suivant. Il allait devoir mettre
en place un certain nombre de stratagèmes autrement plus efficaces que le
bâillement et la fatigue pour esquiver les avances de la cousine. Tout à la fois
heureux d’être invité aux prolongations et inquiet de la tournure que pourrait
prendre une soirée trop arrosée, Julien céda néanmoins devant les arguments
d’Huguette.
— Après tout, vous êtes en vacances, non ? Et puis, on dit bien que les absents
ont toujours tort. Camille s’en mordra les doigts de savoir ça.
— Serait-il possible que vous ne la préveniez pas de ma présence parmi vous ?
La question avait déversé des tombereaux de glace sur l’assistance. Ceux qui
s’étaient réjouis de ce nouvel invité une seconde plus tôt se demandaient
maintenant ce que pouvait bien fomenter ce gus.
— Moi, je n’y vois pas d’inconvénient. Mais j’aimerais savoir pourquoi et je
ne suis pas certain que son père soit ravi à l’idée de mentir à sa fille.
— Je comprends très bien, mais, voyez-vous, j’ai peur que, à l’idée qu’elle
apprenne que je suis là, elle ne le prenne mal et me demande de quitter les lieux.
Pour une raison que je ne peux pas vraiment vous expliquer, je voudrais lui
annoncer ma venue ici moi-même lorsque je rentrerai. C’est une histoire entre
elle et moi et j’aimerais l’écrire à ma façon. Je comprendrais que vous ne me
fassiez pas confiance et que vous me disiez de partir. Je vous le demande comme
un service.
C’est Marie-Tulipe, y trouvant certainement son intérêt, qui brisa le silence
perplexe stagnant sur l’assemblée.
— Techniquement, tu n’es pas chez elle, tu es chez moi. Je ne vois pas
d’inconvénient à avoir un invité à la maison qui souhaite rester discret.
— Je ne pense pas que ma nièce me tiendra rigueur de ce petit mensonge, en
effet. Et de toute façon, je pense qu’avec ce qu’elle a appris, elle ne souhaite plus
trop savoir ce qui se passe ici pour un moment. Une nouvelle tête ne fera pas de
mal et ce serait faire bien peu de cas de notre réputation hospitalière si on te
demandait de partir. Tu restes et tu te débrouilles avec Camille. O.K., tout le
monde ?
Et tout le monde de grommeler des oui entendus. Cette famille était
décidément très spéciale, mais pour le coup cela arrangeait bien Julien. En fin de
journée, le père de Camille fit son apparition et proposa à Julien de rejoindre Le
Bar de l’Olivier pour participer à la partie de cartes de la semaine. Le garçon en
profita pour le prendre à part, lui expliquer la situation et lui demander le même
service ubuesque qu’aux autres. Le paternel le fixa longuement sans que Julien
puisse lire quoi que ce soit sur son visage sévère.
— Si votre père joue à la belote, il vous a forcément appris les règles, non ?
— Oui, mais j’ai pas joué depuis au moins dix ans !
— C’est pas grave, les règles, c’est comme le vélo, ça s’oublie pas ! Et puis,
sinon, ça se transcrit !
— Oh ! Mais enfin, nigaud, ça se transcrit pas, les règles, ça se transgresse !
Huguette avait l’art et la manière de parler plus fort que les autres et de les
reprendre au moindre faux pas. Discrètement, le père de Camille avait glissé
quelques mots à Julien :
— Je vous loge pas chez la plus sympa de toutes ! Mais elle me fait rire et elle
a toute ma confiance depuis plus de trente ans ! Alors, bon, je fais avec !
— Oh ! Vous en faites pas, Monsieur ! Elle a été adorable avec moi !
— Bon, c’est O.K. pour les cartes ?
— Disons que oui, mais faudra m’aider !
— Vous en faites pas ! La prune de Maminette sera d’un grand secours ! Au
bout de deux heures, les papys ronflent tous en lâchant leurs cartes les unes après
les autres !
Cette complicité soudaine avait surpris Julien. Alors qu’ils étaient tous installés
dehors, il avait eu l’impression de subir les foudres des rayons du soleil. Il était
en train de tomber amoureux d’une nana au travers de ses proches. Et surtout
grâce à la présence de son père. Au cours de la journée, Julien n’avait eu que peu
l’occasion de croiser la mère de Camille, qui l’avait soigneusement évité sans
raison apparente, préférant se consacrer à ses séances de spiritisme
guatémaltèque ou aztèque. Julien n’avait absolument pas fait la différence et
avait trouvé le jeune homme accompagnant la mère de Camille particulièrement
intrigant. Trop jeune pour être honnête. Avec un sourire fourbe et des regards qui
ne trompent pas quant à son objectif. Il n’aimait personne ici, mais donnait le
change afin d’obtenir ce qu’il voulait. Au bout d’une journée de présence, Julien
n’avait pourtant pas pu dire quoi que ce soit à cette femme qu’il trouvait
inaccessible, froide, antipathique. Tout le contraire de la personne originale que
lui avait contée Camille. Ça l’avait profondément perturbé. Désormais, c’est une
tout autre question qui le taraudait chaque seconde : comment séduire la jeune
femme maintenant qu’il avait brillé auprès de sa famille ? Il avait décidé avant
de rejoindre le village de passer un coup de fil à Marianne.
— C’est moi !
— Ah bon ? En voyant ton prénom s’afficher, j’ai cru un moment que c’était
Julien Courbet qui m’appelait pour me faire gagner la valise RTL.
— T’es en forme, toi !
— Balthazar en est à son soixante-douzième visionnage d’un DVD de Oui-
Oui. Alors, oui, ça va, je me sens au mieux. Je vois le monde en couleurs !
— Sacré Balth !
— Et toi, ça va ? Tu l’as retrouvée ?
— Non, elle est partie !
— Aïe ! La tuile !
— Pas tant que ça ! J’ai rencontré toute sa famille et ils m’ont proposé de
passer la semaine ici ! Ce sont des gens adorables. Enfin, pour la plupart, ils sont
cool ! J’ai accepté et leur ai demandé de ne rien dire à Camille. Me demande pas
pourquoi, j’en sais rien !
— Tu es complètement con ! Elle va te prendre pour un dingue si elle
l’apprend. Et elle l’apprendra ! Mais bon, puisque tu as accepté, débrouille-toi
pour te faire bien voir pendant cette semaine… Tu improviseras. Mais elle, elle
est où ?
— Elle est repartie dans le Nord hier. Marianne, je suis amoureux ! Je ne peux
pas t’expliquer. Ça m’est tombé dessus bêtement ! Dans les yeux de tout le
monde ici, elle est encore plus belle que dans mes souvenirs ! Elle n’est pas là,
mais c’est tout comme, tu comprends ? Je crois que j’ai voulu repousser
l’échéance de nos retrouvailles pour mieux m’imprégner d’elle ici. C’est stupide,
mais je suis un peu paumé quand même et…
— Julien ?
— Oui ?
— Fonce !
Raccrochage automatique.
Durant la semaine, Julien a passé des nuits étranges, rêvant toujours plus de
Camille, l’imaginant nue sur un lit de satin, en croisière sur un voilier. Au fil des
jours, il a changé. D’un vieux pantouflard aux envies professionnelles
machiavéliques enfermé dans un corps de jeune, il est devenu un doux rêveur,
songeant à tout ce qu’il pourrait faire avec cette femme. Chaque soir, en
rejoignant sa chambre chez Huguette, il regardait au-dehors et observait la
fenêtre d’en face. Celle de sa chambre. Celle qui renfermait tous ses secrets, son
paradis. Chaque matin, il devait se résigner à constater son absence, mais ne
cesser de croire qu’elle allait finir par débouler à pied, au loin, sur le chemin
caillouteux. Régulièrement, au cours de l’après-midi, la chaleur du soleil faisait
son effet sur les mirages toujours plus enflammés de Julien. Le dimanche
suivant, alors qu’il avait prévu de repartir le lendemain, il n’avait plus envie de
quitter cet univers calme, apaisant, empli d’un amour pur et sincère. Il avait
désormais l’impression de vivre à l’envers. Plus rien ne l’intéressait à part ce
cocon provençal dans lequel il souhaitait juste voir évoluer Camille.
Évidemment, Marie-Tulipe avait retenté sa chance à de nombreuses reprises,
jusqu’à ce soir quand, autour d’une table, il avait fini par lui couper la parole :
— Tu sais, Marie, je t’apprécie beaucoup.
— Mais ?
— Comment sais-tu qu’il y a un « mais » ?
— Déjà, parce que je suis une femme. Et que ces choses-là, on n’a pas besoin
de nous les dire. On les sent. Et puis, parce que je connais Camille ! Elle ferait
changer d’avis un mec qui vient de s’inscrire au séminaire. Elle a tout pour elle !
Elle est belle, gentille, intelligente, fantasque, pas chiante et suffisamment folle
pour s’aventurer dans des histoires démarrées sur une aire d’autoroute. Mais
moi, ce qui m’intrigue, c’est pourquoi tu es resté là toute la semaine, sans
demander à quiconque de l’appeler ou de lui envoyer un message ?
— Je t’avoue que j’en sais rien. Je ne pensais pas que ça se passerait comme
ça, vraiment. Et j’ai tellement pas envie de me planter cette fois que je me suis
dit que rester serait un bon compromis pour pas faire une connerie !
— Et ? Verdict ?
— Verdict ?
Sans hésiter réellement, Julien a répondu d’une traite à Marie-Tulipe :
— Je crois que je vais faire le mur demain matin au lieu d’aller à la pêche avec
ton oncle comme il me l’a proposé. Je vais faire un sacré saut dans le vide. J’ai
envie de la retrouver ! Et de lui dire que…
— Chut !
— Rrrourrrou ! Ta gueule !
— Tiens, pour une fois, t’es raccord, mon Gaston !
Marie-Tulipe a sorti un bout de papier froissé de sa poche et l’a tendu à Julien.
— Mets-le dans un endroit sûr ! Ne le perds pas, je te le redonnerai pas ! Tu as
tout ce qui te manque là-dessus !
Sans même regarder, Julien a compris. Il embrasse Marie-Tulipe sur la joue et
la prend dans ses bras.
— Merci, jolie orchidée !
Le fou rire les a gagnés instantanément. Les deux jeunes gens ont profité de
leur dernière soirée pour partager de précieux instants de complicité.
Au milieu de la nuit, entre le dimanche et le lundi, alors que tout le monde est
endormi, Julien attrape ses affaires et dépose un mot sur la table du salon
d’Huguette.
Merci pour tout ! Vous appartenez à une sacrée jolie famille. J’espère vous
revoir tous très vite ! Je vous embrasse bien fort ! Julien.
À pas de loup, il rejoint son véhicule de location, glisse son sac dans le coffre
et le ferme sans le claquer. Il marche en faisant attention de ne pas faire trop
crisser les graviers sous ses pieds. Il a un pincement au cœur en regardant autour
de lui. Mais il ressent aussi une certaine excitation. Dans l’après-midi, il a appelé
l’agence de location de la gare. Il peut retraverser la France dans le sens inverse
et déposer la voiture dans une filiale. Avant de démarrer, il s’installe
confortablement. Plus de mille kilomètres l’attendent et, malgré beaucoup de
repos au cours des jours passés, il se sent fatigué nerveusement. Il a prévu de
s’arrêter souvent et de prendre son temps pour regagner sa région. Il s’arrêtera
certainement sur l’aire où tout a commencé. On ne sait jamais. Il met le contact
et enclenche la vitesse rapidement afin de ne pas réveiller les occupants
endormis. Ils ne sont plus très nombreux. La semaine familiale s’est achevée et
chacun a regagné son domicile. Julien démarre délicatement, sans pousser le
moteur dans ses retranchements, en ronronnant. Il emprunte le chemin pour
sortir définitivement de cet endroit merveilleux. Il ne déclenche pas ses phares à
pleine puissance tout de suite. Il est donc très surpris de voir surgir des feux très
violents en face de lui. Une voiture lui barre le passage. En pleine nuit. La
frayeur s’empare de Julien. Qui peut bien venir là, à cette heure, sans prévenir ?
Il enclenche le frein à main, coupe le contact et sort de l’habitacle. En face, il ne
distingue que deux silhouettes, cachées par la force des lumières qui l’aveuglent.
Quand le conducteur finit par les couper au bout de quelques secondes
interminables, les maigres phares mis en marche par Julien illuminent une scène
que seule la bruine des pluies d’été peut rendre réelle.
CHAPITRE 10

Les villes s’éclabousseraient de bleu

Depuis lundi, je n’ai quasiment pas quitté mon appartement. Mon réveil vient
de sonner. J’allume machinalement la radio.
« Chers auditeurs, en ce samedi ensoleillé partout dans le pays, je vous
souhaite une agréable journée. Il est 6 h. Tout de suite, l’information avec
Maryline. »
Je n’ai pas beaucoup dormi durant la semaine, et mon corps commence à me le
faire ressentir. Je viens de passer quatre journées entières à chercher, fouiller,
puiser, appeler, analyser. Depuis que j’ai découvert les documents laissés par
Monsieur Georges, mes neurones sont en ébullition. Il ne se passe pas une
minute sans que j’échafaude de nouveaux plans. Finalement, Madame
Bonabonheur ne voulait pas que le vase vide de sa loge se remplisse. L’homme à
tout faire était un ami, un fidèle. Pas un amant, ni un compagnon à long terme.
C’est lui qui me l’a dit, tout simplement, hier, quand il est venu nettoyer les
parties communes.
— Oh ! Je l’aimais beaucoup, Madame Bonabonheur ! On parlait souvent, de
tout, de rien. Mais vous savez, elle n’était pas vraiment mon genre ! Je préfère
les quadragénaires aux retraitées. Et puis, j’ai une copine en ce moment. Je la
vois de temps en temps, mais on est suffisamment amoureux comme ça !
Par contre, j’ai désormais compris que Lily, derrière son sourire inébranlable,
souhaitait combler le manque que lui avait laissé pour seul héritage cet homme
longiligne qui l’a abandonnée sous la pression de sa famille. C’est certainement
la raison pour laquelle elle devait regarder ces photographies et ces souvenirs.
Peut-être les sortait-elle de leur boîte chaque soir, mais je ne le saurai jamais.
Alors, plutôt que de spéculer sur le passé, je me suis penchée sur l’avenir.
Dès lundi soir, je me suis mise en quête de réponses. La tâche était si ardue. Je
n’ai commencé mon semblant d’enquête que d’après un visage qui ressemble à
s’y méprendre à celui de quelqu’un qui ne m’est pas inconnu. Sans aucune
certitude, j’ai repris la boîte à chaussures. Dedans, outre ces trois clichés vieillis,
une multitude de feuilles, de cartes postales, de petits mots tracés par une
écriture que l’on croirait sortie d’un manuel scolaire des années 1950. J’ai
épluché chaque ligne, chaque mot, y cherchant un indice. J’ai cru un temps que
je finirais par trouver une adresse, un numéro de téléphone. Au départ, j’ai même
pensé trouver un mail, un pseudo. Quelle andouille ! Envahie par les réseaux
sociaux et leurs machines de guerre communicantes, il m’a fallu oublier les
codes, les habitudes modernes, les échanges de tags et autres poke sans saveur.
Ça aurait été plus simple de taper un nom et de trouver une photographie de
profil qui ne m’aurait laissé aucun doute. Dans l’incertitude, j’ai testé malgré
tout. Je connaissais désormais le prénom de l’inconnu : Roland. J’ai écumé de
nombreuses pages Internet à la recherche d’un homme de plus de soixante ans
ayant vécu dans la région, venant d’une bonne famille, blond dans sa jeunesse et
qui aurait eu la maladresse d’abandonner la femme qui aurait pu le rendre
heureux si elle n’avait pas été noire. Rapidement, j’ai eu envie d’appeler Jacques
Pradel à la rescousse parce que le bonhomme n’était pas identifiable au premier
coup d’œil. Et ne sachant pas si j’allais dans la bonne direction, pour compenser,
je me suis empiffrée de gâteaux secs, de plats surgelés, de yaourts sans matières
grasses, tout en buvant de l’eau, de la bière et un verre de vodka cul sec hier soir.
Il m’en aurait fallu bien plus pour surmonter tout cela, mais je n’ai jamais eu un
bar à faire pâlir un quelconque alcoolique assumé. J’ai juste de quoi accueillir
quelques amis de temps à autre, lesquels se chargent bien volontiers
d’approvisionner mes placards en breuvages annihilants.
D’après les missives remises par Monsieur Georges, j’en ai déduit que Roland
partait souvent en vacances dans le sud de la France, non loin de l’endroit où j’ai
moi-même grandi. Si ça a permis de me conforter dans mon idée première quant
à son identité, la tâche ne s’en trouvait que plus rude. Plus on se rapproche du
soleil et de régions prisées, plus le silence est aussi précieux que l’huile d’olive.
Percer le mystère de l’identité réelle de Roland m’est doucement apparu comme
un Graal suprême mais inaccessible. Finalement, comme ma grand-mère à une
époque révolue, j’ai ouvert le bottin téléphonique sur mon écran d’ordinateur et,
portée par une incertitude exaltante, j’ai entrepris une recherche d’après un nom
de famille. D’abord un département. Puis une région. Puis une autre. Mais aucun
Roland. Pas même un « R » solitaire et volontairement anonyme. J’ai essayé de
concentrer mes recherches autour des cartes postales que Roland a envoyées à
Madame Bonabonheur durant plusieurs mois. Visiblement, il se rendait souvent
dans une région et ce qu’il relate sous son écriture si propre laisse envisager la
douleur qu’elle a portée toute sa vie.
La douceur des températures ne me fait pas oublier les paroles de ma mère.
Je ne peux pas la laisser te blesser de la sorte. Tu es ce que j’ai de plus
précieux dans ce monde si violent. Le soleil vient baigner cette carte que tu
porteras à tes lèvres dans quelques jours et cette image me tire des larmes.
J’aimerais tant pouvoir prendre ta main au milieu des lavandes, te serrer dans
mes bras au milieu des grillons, nos cœurs emportés par la chaleur de l’été,
nos esprits vagabondant au milieu des paysages de santons.
Te faire découvrir cette maison de famille est le seul rêve qui me permet de
dormir sereinement aujourd’hui, même si je sais que les foudres familiales
auront sûrement raison de ta patience et de ton amour. Ton visage continuera
de vivre ici, ta peau d’ébène comme un cadeau dans cet endroit si rare et si
préservé.
Connaissant Madame Bonabonheur telle qu’elle m’apparaissait, lire ces lignes
m’a fait prendre conscience de tout l’amour qu’elle devait porter à Roland pour
accepter une telle vilenie. Aimer jusqu’à la déchirure en supportant
l’insupportable. Souffrir en silence face au rejet d’une différence qui, pour elle,
n’en était pas une. Elle portait haut et loin sa couleur, sa culture, son histoire, son
enfance, la mer qu’elle a affrontée. Au cours de mes recherches, il m’est souvent
revenu en mémoire ses discours, les conversations que nous avions dans sa loge.
Cela n’a fait que décupler mon désir d’arriver au bout de la mission que je
m’étais moi-même confiée. Combler le vide. Remplir l’absence. Échapper à cet
abandon forcé. Telle une détective improvisée et novice, j’ai noirci des pages
entières, au détour des nombreux coups de fil passés. J’en suis arrivée à bénir
mon opérateur téléphonique dont les agents commerciaux, à coups de relances
systématiques, sont pourtant devenus mes proies favorites en matière d’ironie,
leur répondant assez régulièrement que je ne suis pas celle qu’ils recherchent,
mais un médecin légiste ou un éleveur d’hippopotames. La version illimitée de
mon abonnement m’a néanmoins servi à enchaîner les appels, genre « bouteille à
la mer ». Durant toute une matinée, j’ai réfléchi à ce que je pouvais dire pour
tenter d’obtenir des informations distinctes et utilisables. Chercher naturellement
à parler à Roland. Avouer que je suis en quête d’une personne dont je ne sais
rien, sinon le prénom dont je ne suis même pas certaine à un pour cent que ce
soit le bon. Me faire passer pour une journaliste, une inspectrice de police, une
notaire qui appelle pour un héritage, une ambassadrice de la Française des jeux.
« Bonjour, je recherche une personne. Je suis notaire dans le Nord et, en fait, le
nom qui correspond à votre numéro de téléphone apparaît dans un héritage. Une
personne décédée a couché sur son testament un homme qui porte le même nom
que vous. Oui, c’est ça. Elle lui envoie des souvenirs heureux, quand il était
suffisamment sûr de ses sentiments pour l’aimer. Ah ? Vous êtes sa femme. Et
vous êtes mariés depuis trente-six ans. Quel gâchis ! »
« Bonjour, je m’excuse de vous déranger. Je suis correspondante pour un
hebdomadaire local et j’enquête sur de riches familles qui auraient participé de
près ou de loin au désamour entre personnes de nationalités différentes. C’est
dans ce cadre-là que je recherche Roland. Ça vous parle ? »
« Bonjour, je recherche Roland. Je travaille pour un nouveau concept télévisuel
dans lequel on tourne une roue. Et vous avez été choisi comme élément
incubateur. Par contre, je ne vous fais pas gagner des millions. Juste le droit de
savoir que votre premier amour est mort en regardant des clichés de vous. »
L’entame parfaite en somme. J’ai choisi la manière naturelle, sobre, ce qui m’a
valu environ cinquante-sept fois la même réplique :
« Ah ! Je suis désolée, mais je ne connais pas de Roland. Vous avez dû vous
tromper de numéro. »
Évidemment, difficile de répondre selon mes envies.
« Mais non, je vous jure que je ne me suis pas trompée, je tente juste ma
chance parce que, en réalité, je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où se trouve
cet homme à l’instant où je vous parle. »
« O.K., ça vous dit rien. Mais une famille qui a vécu dans le Nord avec un fils
qui aurait eu une histoire avec une femme de couleur dans sa jeunesse, ça ne fait
pas tilt dans vos cerveaux ? Un mec qui aurait refait sa vie au cours des années
soixante et qui aurait enfanté la réincarnation masculine de Tatie Danielle au
début des années quatre-vingt ? Non, toujours pas ? »
Ensuite, j’ai élargi mon champ de bataille à un niveau régional, privilégiant les
patronymes identiques à celui que je convoitais et accolés à des prénoms dits
anciens. Claudette, Lucienne, Paulette, Henriette, Maurice, Fernand. Mon cœur
s’est emballé durant l’après-midi de jeudi, aux alentours de 15 h 18.
— Bonjour, je m’excuse de vous déranger. Je cherche à parler à Roland, s’il
vous plaît.
— …
— Allô ?
— Oui. Qu’est-ce que vous lui voulez ?
Bingo ! L’impossible rêve devenait enfin une réalité palpable. Chercher une
réponse rapide, une parade. Un truc qui tient la route, qui semble crédible, une
alternative pour ne pas entendre une tonalité aux accents d’aller sans retour. La
voix à l’autre bout du fil me semblait jeune. Une fille, sa nouvelle femme.
Roland avait peut-être divorcé, s’était remarié avec sa secrétaire, vivant ainsi une
nouvelle jeunesse dans la lignée de ses convictions faussement révolutionnaires
du passé.
— En fait, j’ai quelques questions à lui poser.
— Quelques questions ?
— Oui, rassurez-vous, trois fois rien ! Son nom est apparu dans une enquête
que je mène pour le compte d’une entreprise spécialisée dans le traitement des
pavés urbains.
Impossible d’expliquer d’où m’est venue cette idée très incohérente et crédible
à hauteur d’un plant regorgeant de tomates en plein désert saharien.
— Vous êtes de la police ?
— Oui ! Enfin, non ! Je travaille à mon compte, mais j’ai été contactée par les
services de renseignements.
Creuse ta tombe, Camille, et mets-y les deux pieds d’un seul saut !
— Les services de renseignements ? Genre les R.G. ?
— Oui, c’est à peu près ça !
— Eh ben, merde alors ! Mon Roland dans une affaire secrète. C’est un peu
James Bond, c’est ça ?
— Je n’irais pas jusque-là !
Non, je n’irai pas parce que loin de moi l’idée d’incarner Ursula Andress sur
une plage de sable fin dans un maillot taillé sur mesure.
— Bébé, t’entends ça ? Notre Roland, il est impliqué dans une affaire secrète.
J’ai une nana des renseignements au téléphone. Enfin, pardon, une dame. Oh ! Je
suis confuse, madame. Je ne voulais pas être aussi malpolie.
— Pas de souci !
— Bon, enfin, c’est pas que je vous crois pas, mais qu’est-ce qu’on lui
reproche, à mon Roland ?
— Oh rien, en fait ! Mais…
Rame, rameur, ramez.
— Vous pourriez me le passer ?
— Ben, c’est-à-dire que ça va être compliqué, là, tout de suite.
— Ah, il est sorti ?
— Non, il dort !
— Vous ne pouvez pas le réveiller ?
— Ah ça, non, Madame. Ça va le mettre dans tous ses états et il va être
insupportable jusqu’à ce soir. Il a un cycle de sommeil très précis.
— O.K., donc, à quelle heure je peux le rappeler ?
— Ben, vers 17 h ! Il aura pris son quatrième repas de la journée. Mais je doute
fort que vous y compreniez quelque chose si je vous le passe.
— …
— Ben, à huit mois, à part des areuh areuh, c’est limité dans la conversation !
Passé la surprise de constater qu’un enfant de huit mois pouvait encore être
baptisé d’un prénom aussi désuet, j’ai raccroché précipitamment sans rien dire
de plus. À la fin de cette montée d’adrénaline propulsée dans le tréfonds d’un
grand huit digne des parcs d’attractions modernes, j’ai ouvert mon dernier
paquet de chips saveur barbecue, me suis pelotonnée dans un plaid à l’odeur
douteuse et me suis gavée comme une oie, faisant descendre le tout à grandes
lampées d’un vin blanc premier prix. En début de soirée, j’avais épuisé toutes les
possibilités se présentant à moi. J’avais écumé certains services administratifs,
sans pour autant avoir le courage de contacter toutes les mairies ou toutes les
intercommunalités, bien trop nombreuses et souvent fort peu efficaces en termes
de renseignements. Sur Internet, nulle trace d’un quelconque Roland au nom
recherché. Par téléphone, aucun élément probant. Entre deux miettes aromatisées
merguez et saucisse, une seule solution m’est apparue, un peu comme une
révélation. C’est ainsi que, jetant le plaid et le sachet salé et gras, je me suis
jetée, ce jeudi soir, sur mon ordinateur et me suis connectée une nouvelle fois sur
une plateforme sous le pseudonyme de @Camille82. J’ai entrepris de nouvelles
recherches et n’ai pas tardé à atteindre le but fixé. Afin de ne pas éveiller de
soupçons et de pouvoir arriver à mes fins tranquillement, je me suis déconnectée
et suis revenue sur la page d’accueil pour me fondre discrètement derrière un
nouvel avatar. Après quelques clics intrépides, je suis devenue @IgmarIkea. De
quoi appâter le chaland. J’ai réservé quatre places sur un trajet qui ne m’était pas
inconnu et ai laissé le vendredi fondre sur moi jusqu’à ce matin. Peu
m’importaient alors les chances infimes qui se présentaient à moi. Je faisais
peut-être erreur sur toute la ligne, mais j’étais mue par une conviction
inébranlable : Roland se cachait quelque part et je me devais de le trouver afin
de rendre au cœur de Madame Bonabonheur la tranquillité qu’il méritait, même
silencieux.
J’ai préparé un petit sac ne contenant que quelques affaires de rechange et deux
ou trois outils indispensables à mon voyage qui s’avérera sans doute compliqué.
Il gît dans l’entrée et me donne presque l’impression d’attendre le départ aussi
impatiemment que moi. Quelques minutes avant l’heure indiquée sur le site, je
me présente discrètement au point de rendez-vous. Mes cheveux sont attachés et
enfermés sous un chapeau sombre et informe. Mes vêtements sont amples et
sans signe distinctif apparent. N’ayant pas poussé le bouchon au point de porter
des lunettes noires me rendant encore plus invisible, je suis éblouie par les
premiers rayons du soleil naissant. La journée s’annonce belle mais très longue.
Je prends mon mal en patience en comptant machinalement le nombre de
véhicules rouges que je vois passer à une allure ralentie par la circulation déjà
dense pour un samedi matin. J’en suis à vingt-quatre quand le monospace se gare
au même endroit qu’une semaine auparavant. Le moteur coupé en une fraction
de seconde et voilà qu’un grand escogriffe en sort précipitamment. Il se dirige à
l’arrière, ouvre son coffre et se poste sur le trottoir les bras ballants, me tournant
ostensiblement le dos, sans même prendre la peine de remarquer mon allure
savamment choisie incognito. Je profite de cet instant pour parcourir
nonchalamment la centaine de mètres qui nous séparent et me glisse rapidement
sur le siège avant du véhicule en prenant bien soin de claquer la portière afin
d’alerter le conducteur de mon arrivée. Une nanoseconde plus tard, la portière se
rouvre et je découvre le visage apeuré du conducteur qui, en me voyant alors que
je quitte mon chapeau, a sans aucun doute envie de disparaître.
— Alfred ? Comme on se retrouve ! Qu’est-ce que je suis contente de vous
voir ! M’en voulez pas, je suis montée à l’avant ! Mais comme c’est moi qui ai
passé commande sur le site pour les quatre places dont dispose votre voiture, je
sais d’ores et déjà qu’on n’attend personne. Ça ne vous dérange pas ?
La mâchoire d’Alfred ne tient plus que par la peau de ses joues creusées. Il
reste immobile et silencieux, son esprit devant osciller entre la volonté de me
faire sortir de son bien par les cheveux et l’incrédulité de me voir et de
m’entendre à sept jours pile d’intervalle.
— Bon, Alfred, il va falloir que vous respiriez un grand coup, sans quoi je vais
devoir vous faire du bouche-à-bouche avant même qu’on ait pris la route, ce qui,
vous me l’accorderez, ne me dit rien qui vaille de si bon matin !
Ne lui laissant aucune chance de réagir verbalement ou physiquement, je
plante mon regard dans le sien, qui s’est mû en une version humaine des globes
d’un poisson amnésique, répondant au doux nom de Dory dans un dessin animé
célèbre.
— Restez pas planté là ! Si on ne part pas dans moins de quatre minutes trente-
huit, on va avoir du retard sur vos plans. Rassurez-vous, j’ai tellement bien
compris le message la semaine dernière que j’ai pris de quoi communiquer. Vous
voyez ?
Je sors de mon maigre bagage une ardoise blanche ainsi qu’un marqueur
effaçable.
— Si tout va bien, on arrivera dans huit heures et quarante-sept minutes. J’ai
vérifié ce matin. Le temps annoncé est plutôt beau. Pas de vent contraire. Une
circulation normale. Un trajet idéal, vous ne trouvez pas ?
— Si vous voulez que je vous rembourse…
Sans quitter ma place chèrement acquise, je hausse le ton en prenant garde de
ne pas brusquer mon chauffeur.
— Alfred, on perd du temps, là ! Montez, je vous promets, je vais tout vous
expliquer « en silence ». Faudra quand même que vous fassiez gaffe à pas trop
perdre la route de vue. Je vous laisse le temps de rejoindre l’autoroute ! Sur la
longueur, vous devriez pas avoir trop de mal à lire mon ardoise de temps à autre.
Allez, grouillez-vous, j’ai horreur d’être en retard sur un itinéraire.
Sans réellement broncher, tel un automate téléguidé, Alfred a rejoint son siège
de conducteur. Avant même qu’il ait eu le temps de mettre le moteur en route,
j’ai planté les écouteurs de mon lecteur MP3 dans mes oreilles, l’ai mis en route
en fixant le point le plus lointain à l’avant du véhicule. Après vingt minutes de
route, les voies rapides se sont présentées à nous. J’ai attrapé frénétiquement
mon ardoise et ai commencé à écrire.
[NE RÉPONDEZ PAS]
J’ai effacé vivement mon message à l’aide d’un mouchoir en papier dont je
devinais qu’il ne serait pas le seul à subir les foudres de mon excitation
grandissante.
[JE NE VOUS VEUX AUCUN MAL]
Devant la mine ahurie d’Alfred, j’en ai vite déduit que, à défaut de tourner ma
langue, mon stylo allait devoir tourner plus de sept fois dans ma main avant de
révéler le fond de ma pensée.
[J’AI BESOIN DE VOUS]
J’ai laissé passer un temps suffisamment long afin de permettre à Alfred de
comprendre l’information.
[JE CHERCHE UN HOMME]
Il a dû croire, durant plusieurs minutes, que j’utilisais le service de covoiturage
comme agence matrimoniale de luxe et sur roues.
[PAS DE MÉPRISE]
Trop tard, Camille ! L’erreur avait déjà dû se glisser dans le cerveau en mal de
tendresse qui peinait à donner des instructions aux mains crispées qui, elles,
manquaient à tout moment de décrocher le volant de son emplacement normal.
[JE NE VOUS AIME PAS]
Ça, c’était sans doute le meilleur moyen de demander de l’aide à quelqu’un
dont vous pensez qu’il est votre dernière chance. Je ne t’aime pas, mais là, si tu
pouvais me filer un coup de main, ça m’arrangerait et, promis, je t’aimerai au
moins cinq minutes comme un accidenté de la route aime un gendarme qui vient
le secourir.
[ENFIN PAS D’AMOUR]
Oui, Camille, précise-le, on ne sait jamais, ça peut faire avancer tes recherches.
[J’AI UNE CONCIERGE]
J’entame mon deuxième mouchoir effaceur et je sens que la tâche s’annonce
bien plus ardue que je ne me l’étais imaginée. Alfred se contente de regarder loin
devant lui quand je ne lui glisse pas sous le nez ma tablette Velleda.
[ELLE EST MORTE]
Je ne m’attends pas à ce qu’il se mette à pleurer, ni même à ce qu’il me
présente ses condoléances. Je reste convaincue que ce type est dénué de
sentiments et que mes tergiversations silencieuses le laissent de marbre quand
mes oreilles commencent à souffrir d’un volume sonore inapproprié.
[ELLE AIMAIT QUELQU’UN]
[IL L’A QUITTÉE]
Accroche-toi, mon Alfred, tu n’as aucune issue de secours, si ce n’est celle de
m’éjecter de ton véhicule sur la bande d’arrêt d’urgence quand, décidément, tu
me croiras perdue dans les limbes de la schizophrénie paranoïaque.
[Y A LONGTEMPS]
Craignant que mon épisode deux cent soixante-douze de la trente-septième
saison des Feux de l’amour ne finisse par achever la concentration appliquée de
mon chauffeur, je comprends qu’il va me falloir être concise et plus directe que
je ne le souhaitais.
[ELLE A PENSÉ À LUI]
Effacement instantané tout en envisageant de conseiller au créateur de ces
petits rectangles scolaires d’inclure un mode de nettoyage approprié.
[JUSQU’À SA MORT]
C’était bon de préciser une nouvelle fois que ma concierge n’était plus de ce
monde, des fois qu’il ait oublié l’information. Durant plusieurs minutes, en
laissant défiler un paysage morose derrière la vitre du véhicule, je réfléchis
encore au moyen d’accéder à mes fins. Ne trouvant pas d’alternative succincte
tenant en moins de caractères qu’un tweet lapidaire, je me lance :
[VOTRE PAPA : ROLAND ???]
L’embardée que fait le monospace d’Alfred à cet instant, manquant de percuter
une caravane coincée entre deux poids lourds espagnols, me laisse penser, non
sans une certaine émotion, que je ne suis plus si loin de décrocher l’inaccessible
étoile tant convoitée par le passé par Lily, dont le sourire s’imprime
instantanément au fond de ma mémoire. J’arrache mes écouteurs, pousse un
hurlement dont je ne me serais jamais crue capable, vu mes piteuses cordes
vocales, ce qui permet à Alfred de se ressaisir instantanément. Le regard froid,
les poings crispés et roulant désormais à une allure illégale, il rejoint la première
aire que nous rencontrons. Celle-là même sur laquelle il m’a abandonnée, sept
jours plus tôt.
CHAPITRE 11

Sans chaos ni sentiment

— Sortez !
Cette fois, pas d’ultimatum. Juste un ordre, comme ça, sans prévenir. J’ai quitté
le véhicule, alors que le moteur continuait de tourner, m’imaginant à nouveau
seule et démunie. On allait bientôt pouvoir m’appeler la Bridget Jones du réseau
autoroutier. Mais, contrairement à ce que je croyais, mon chauffeur a fini par
couper le contact, est sorti précipitamment, s’est planté devant moi et, du haut de
son mètre quatre-vingts, m’a regardée méchamment sans un mot. J’ai d’abord
cru qu’il allait s’en prendre à moi physiquement. Ça a duré suffisamment
longtemps pour que mes dernières volontés se déroulent rapidement dans ma
mémoire. Après une ou deux minutes, Alfred a ouvert la bouche :
— Co… Co… Co…
— Comment je connais le prénom de votre père ?
— Ou… Ou… Ou… Oui !
— C’est un peu long à expliquer, en fait !
— J’ai… J’ai… J’ai… toutoutou…tout… mon temps !
— On ne va pas respecter l’itinéraire ! Je ne voudrais pas vous retarder !
Pour la première fois, la carapace du psychorigide s’est brisée en mille
morceaux. Finis les discours sans fin, préparés à la manière d’un orateur romain.
J’ai rapidement su que se présentait là ma seule occasion de réaliser le rêve de
Lily. J’ai expliqué à Alfred ce que j’avais vécu depuis son abandon, une semaine
auparavant. J’ai remonté le fil : la solution de ma cousine ; le voyage jusque chez
mes parents ; Quèsaco et le divorce ; le trajet dans le sens inverse le lendemain ;
la mort de ma concierge ; les souvenirs laissés par Monsieur Georges. J’ai omis
de parler de Julien, mais je ne saurais dire si c’était volontaire ou non.
Cela faisait plus d’une heure que nous nous étions arrêtés quand j’en suis
arrivée à raconter à Alfred ce qui m’avait poussée à réserver une nouvelle fois un
trajet en sa compagnie. Décidément, pour ma modeste personne, cette aire avait
une attraction folle. Nous n’avions pas vu le temps passer. J’ai sorti
précautionneusement une enveloppe de mon sac. J’en ai extrait plusieurs
photographies et les ai tendues au jeune homme en évitant de le regarder et de
tenter de décrypter dans ses yeux une réponse définitive.
— Je me fais peut-être des films. J’ai une imagination débordante. Mais j’ai
quand même trouvé que la ressemblance était frappante. Et, en termes d’âge, ça
pouvait coller. Alors, voilà, qui ne tente rien n’a rien.
Alfred a observé les clichés pendant tellement de temps que j’ai fini par le
regarder à nouveau. Il était impassible, sans aucune expression, ni sur le visage
ni sur le reste du corps. Il aurait pu avoir les mains tremblantes, des perles de
sueur sur les tempes, des agitations nerveuses dans les cuisses, la bouchée bée.
Mais non. Rien. Pas un sourcil ne s’était hérissé. Tout était en ordre. Ce type ne
laissait transparaître aucune émotion. Pas un soupçon de surprise ou de colère.
Cela le rendait encore plus antipathique qu’un kidnappeur de valise en culotte
courte. Il a fini par prendre une très longue aspiration, au cours de laquelle j’ai
eu le temps de me préparer à toutes les réponses, à tous les scénarios. Il a fini par
reprendre son souffle en me tendant le tas de photographies.
— Il est temps qu’on reparte. Y a encore un paquet de kilomètres avant
d’arriver et j’ai horreur d’être en retard.
Il s’est levé, s’est dirigé vers sa voiture sans m’attendre ni même me regarder,
tel un habitué de ce genre de situation. Sans trop réfléchir, je l’ai rejoint au pas
de course, ai repris ma place côté passager, sans vraiment savoir ce que signifiait
ce non-dit. Avait-il découvert son père sur les clichés ? Considérait-il que je
m’étais plantée dans les grandes largeurs et, pour me punir, usait-il de sa
carapace de psychorigide pour, seulement, terminer sa mission première de
conducteur occasionnel ? Contrairement à ce que j’avais imaginé la semaine
précédente, était-il en réalité un fou dangereux capable de vénérer la Suède et la
souffrance par l’ennui ? Avais-je mis le doigt sans le vouloir sur un secret de
famille bien enfoui ?
Après notre départ de l’aire d’autoroute, les cent premiers kilomètres se sont
déroulés sans un mot. Sans une note de musique. Je me suis bien gardée de
ressortir mes écouteurs, mes tympans étant déjà lourdement affectés par la
première partie du trajet et mon instinct me poussant à rester sur mes gardes.
Bercée par le bruit du moteur et harassée de fatigue après plusieurs nuits sans un
vrai sommeil réparateur, j’ai pourtant fini par m’endormir sans réellement lutter.
Aux oubliettes l’instinct féminin similaire à celui de Sébastien Chabal, rapport
aux hormones. Quand j’ai rouvert les yeux, une gêne soudaine m’a envahie. Je
ne sentais aucune paire d’yeux tournée dans ma direction. J’avais les cheveux
collés, la bouche largement ouverte, le bas de la joue droite très humide et les
motifs striés de la ceinture de sécurité imprimés quelque part entre ma mâchoire
et mon oreille. Je me suis relevée doucement en tentant de me redonner
discrètement une allure normale tout en regardant les panneaux sur le bord de la
route afin de tenter de me repérer dans une conjugaison spatio-temporelle très
abstraite. Ma culture géographique étant ce qu’elle est, c’est-à-dire limitée aux
quatre points cardinaux, il ne s’est pas écoulé loin de vingt minutes avant que je
puisse me faire une idée de notre position quand Alfred s’est rendu compte de
mon éveil.
— Vous étiez fatiguée !
— J’ai dormi combien de temps ?
— Nous sommes presque arrivés.
— Comment ça ? Vous ne vous êtes pas arrêté ?
— Non !
La surprise était de taille. Alfred n’avait pas suivi son itinéraire programmé.
Pas un stop durant plusieurs centaines de kilomètres. Il avait l’air moins crispé
que quelques heures plus tôt, mais son visage s’emplissait de fatigue à mesure
que je l’observais.
Lors de la réservation du trajet sur Internet, il était convenu que mon chauffeur
devait me déposer à un point précis, situé à proximité d’une zone industrielle, en
périphérie d’une grande ville provençale. Je ne connaissais pas l’endroit et j’ai
guetté les usines et autres bâtiments désaffectés pendant un certain temps. La
voiture a traversé des rues, des boulevards, des quartiers atypiques et s’est
finalement arrêtée sur le parking d’un hôpital récent. Des murs blancs, de larges
baies vitrées, une agitation sommaire aux alentours, un calme relatif, des
passants de tous âges. Drôle d’idée que de planter une telle structure au cœur
d’une zone industrielle.
— Bon, j’imagine que nos chemins se séparent ici !
— Pourquoi voulez-vous qu’ils se séparent maintenant ?
La question d’Alfred m’a surprise, instantanément. Son silence m’a fait
admettre que j’avais dû commettre une erreur quant à l’homme sur la
photographie.
— Vous vouliez connaître Roland, non ?
— …
— Alors, suivez-moi !
Nous avons quitté l’habitacle en même temps, dans un élan différent. Alfred
avait une assurance que je lui connaissais déjà, mais qui, là, me laissait
largement dubitative. Je l’ai suivi sans broncher à travers des couloirs aseptisés,
ne croisant que des chariots et des infirmières polies qui saluaient chaque
visiteur. Plus nous avancions, plus l’angoisse m’envahissait comme un mérule au
cœur d’une maison humide. Sans pouvoir l’arrêter.
Après un rapide passage dans un vaste ascenseur fraîchement contrôlé par un
technicien, nous sommes arrivés devant une grande porte aux teintes violettes
sur laquelle était affiché un prénom écrit à la main : Claudine.
— Je vais entrer et tu vas me suivre. Je vais devoir te tutoyer sinon personne ne
comprendrait ce que tu fais là. C’est clair ?
J’ai opiné de la tête machinalement tout en imaginant que le rêve de Lily
s’achevait là, devant cette porte, dans ce bâtiment étrangement tranquille pour un
hôpital. Alfred a posé la main sur la clenche que j’imaginais froide et j’ai
continué à entrer dans sa vie sans respirer, appréhendant une rencontre que je ne
parvenais pas à dessiner. À l’intérieur de la pièce baignée par le soleil se
trouvaient deux personnes. Un homme et une femme. Je n’ai eu aucune difficulté
à l’identifier. Roland était bien là, dans cette chambre envahie par des odeurs
synthétiques, dans laquelle étaient disposés divers objets que j’imaginais
familiers et rassurants. Au centre, un large lit médicalisé trônait. À côté, un
fauteuil était, quant à lui, occupé par la femme, au corps affreusement maigre et
dont le regard semblait figé dans le vide.
— Bonjour, papa ! Je suis désolé, j’ai pas eu le temps de vous prévenir, je ne
suis pas venu seul. Bonjour, maman ! Comment ça va aujourd’hui ? Tu as bien
mangé ? Je te présente Camille. C’est une amie. Elle vient te rencontrer. Je lui ai
beaucoup parlé de toi et j’ai pensé que ça vous ferait plaisir à toutes les deux de
faire connaissance. T’en penses quoi ?
Pour toute réponse, Alfred n’a eu droit qu’à un pauvre sourire gêné de son
père. Si le visage ressemblait trait pour trait à celui des clichés laissés par Lily,
l’homme paraissait bien moins heureux. Plus vieux, certes, mais surtout harassé
d’une fatigue inexprimable, tué par la souffrance et la douleur.
— On arrive un peu plus tôt que prévu, mais on a bien roulé. Camille est une
sacrée copilote. Ça va, papa ?
En l’espace d’une seconde, en franchissant cette porte violette, je me suis
plongée dans un nouvel univers, empli de désespoir, certes, mais allégé par
Alfred dont il émanait une bonne humeur à l’opposé de ce qu’il avait laissé
paraître jusque-là.
— Camille va passer le week-end avec nous. Ça te dérange pas, papa ? J’ai
prévu de lui prêter la chambre d’amis. C’est bon ?
— Pas de souci, mon grand ! Enchanté de faire votre connaissance,
mademoiselle. Je ne sais pas bien ce qui vous amène ici. Mais je suis ravi que
mon garçon ait enfin une épaule sur laquelle se reposer.
Les yeux pleins d’un bonheur non feint, Roland m’a serré la main
chaleureusement, à tel point que j’ai cru, l’espace d’un instant, qu’il cherchait à
me remercier pour ma présence. J’ai failli me mettre à pleurer en un quart de
seconde, comme je suis capable de le faire en regardant pour la soixante-dix-
huitième fois Coup de foudre à Notting Hill. Nous sommes restés là une petite
heure. Je ne savais plus où me mettre, ni quoi dire ou quoi faire. Alfred se
comportait avec sa mère le plus naturellement possible. Il n’avait en retour
qu’une image de papier glacé. Aucune émotion ne se diffusait du petit corps
frêle, vieilli, amaigri. Alors que la nuit tombait, Alfred a proposé que nous
sortions pour manger. Nous avons quitté l’établissement, sommes retournés dans
sa voiture sans un mot, avons parcouru une dizaine de kilomètres avant d’arriver
devant une petite maison banale mais jolie. Alfred est entré en premier, a éclairé
chaque pièce et s’est installé dans la cuisine sans émettre le moindre son. Durant
tout ce temps, je suis restée dans l’entrée sans bouger. Je l’entendais ouvrir des
placards, le réfrigérateur, un congélateur, sortir des plats, des couverts, de la
vaisselle. Après quelques instants à me statufier, j’ai été sortie de ma torpeur par
sa voix grave.
— Vous comptez dormir dans l’entrée ou vous avancez ?
Doucement, je l’ai rejoint, l’anse de mon sac collée au creux de mes mains.
Mal à l’aise, je suis restée muette, postée à côté d’un immense îlot central décoré
avec soin. Alfred avait revêtu un tablier coloré et s’échinait à découper des
légumes frais avec précision.
— Donc, vous connaissez Roland désormais.
— Je…
Il a déposé ses ustensiles et a planté son regard dans le mien. J’ai eu envie de
faire demi-tour illico avant de penser que mes jambes ne me serviraient à rien
dans un endroit dont je ne savais même pas le nom, tant le choc était grand pour
moi depuis notre arrivée.
— Je crois qu’on va se dire « tu » une bonne fois pour toutes, ce sera plus
simple, tu veux bien ?
— O.K.
— Donc, voilà, je t’ai présenté mon père. Il s’appelle bien Roland. Par contre,
je ne connais rien de l’histoire que tu m’as racontée sur l’aire d’autoroute. Peut-
être que mon père a effectivement aimé ta concierge avant de rencontrer ma
mère, mais je ne le sais pas. Par contre, vu que mon père ne va pas rentrer ce
soir, car il est autorisé deux fois par semaine à dormir dans la chambre de ma
mère sur un siège inconfortable, on a un sacré paquet de temps devant nous. Je
ne t’ai pas fait faire le voyage pour rien. Tu veux boucler la boucle ? O.K. Pour
une fois, je vais la fermer pour de bon et te laisser poser toutes les questions que
tu veux. J’y répondrai si j’en suis capable. Quand on aura fini, on fera le bilan.
Par contre, je te préviens, demain, on décolle de bonne heure. Je suis toujours là,
le dimanche matin, quand ma mère doit prendre son petit-déjeuner.
Devant ma mine, que j’osais imaginer complètement décomposée, Alfred s’est
montré rassurant et même plutôt gentil, ce qui avait le don de me troubler encore
plus. Cet homme portait sur lui toute l’antipathie de l’univers et je me tenais là,
dans la cuisine de ses parents, à l’écouter attentivement.
— Ben, alors, tu veux plus rien savoir ?
— Euh… Je…
— Vas-y, pose des questions ! Je répondrai à tout dans la mesure de mes
capacités.
— Qu’est-ce qu’elle a ?
— Qui ? Ma mère ?
— Oui.
— Alzheimer. Ça s’est déclaré y a une dizaine d’années, quand j’étais ado. Elle
est en phase terminale, selon les médecins qui la suivent. C’est pour ça qu’elle
vit en permanence dans ce centre médicalisé. Mon père ne voulait pas la placer,
mais ça devenait nécessaire. Elle a fini par se faire mal toute seule en oubliant
tout et on a frôlé trop de fois la catastrophe.
— Pourquoi tu m’as emmenée là ?
— Tu cherchais quelqu’un, non ?
— Oui, mais…
— Je l’ai reconnu tout de suite sur les photos que tu m’as montrées. Pas
difficile, il paraît que je suis son portrait craché depuis ma naissance.
— Tu aurais pu me l’avouer.
— Et te laisser encore sur l’aire ? Oui, j’aurais pu. Je suis un sale con, je le
sais. Mais une fois m’a suffi. Je m’en suis voulu de t’avoir abandonnée
lâchement. Mais je ne suis pas très flexible. Quand je dis quelque chose, j’aime
bien qu’on m’écoute. Ça ne me vaut pas beaucoup d’amitiés. Alors, quand tu
m’as parlé ce matin, je me suis dit que j’avais une occasion de partager tout ça.
J’ai saisi l’opportunité, bêtement. Et je m’en excuse.
— O.K.
— Et c’est vrai que les photos m’ont choqué. Tu menais une enquête dans
laquelle mon père est vraisemblablement impliqué. Je voulais comprendre aussi.
Ça date de quand, les images ?
— Je dirais années soixante, selon mes calculs et les tenues portées, mais j’en
ai pas la moindre idée finalement.
Avant d’enfourner un plat régional, préparé entièrement par mon hôte
faussement désagréable, il me sert un verre d’un rosé bien frais. Mon humeur
voudrait que j’en avale le contenu en une seule gorgée, mais ma raison tapote
doucement un petit coin de mon cerveau en me rappelant que ma dignité en
pâtirait nécessairement.
— C’était donc avant que mes parents ne se rencontrent, évidemment.
— Ils se sont connus quand ?
— Au tout début de la révolution étudiante, je crois. Ils sont issus, tous les
deux, de familles amies depuis des lustres et suffisamment aristocratiques pour
avoir envie de préserver leurs arrières, génération après génération. On pourrait
croire à un mariage arrangé, mais je pense que mes parents se sont beaucoup
aimés. Ils étaient tous les deux à la marge. Mon père passait son temps à se
révolter contre mes grands-parents, grenouille et crapaud de bénitier jusqu’à la
racine. Et ma mère rêvait d’ailleurs. Les barricades et les pavés les ont
rapprochés et ça arrangeait tout le monde. Des deux côtés de l’autel. Ils se sont
mariés au début des années soixante-dix et, du jour au lendemain, ils ont tout
plaqué pour partir faire le tour du monde. Je suis né en Afrique du Sud, à une
époque où mon père était animateur dans un centre culturel et ma mère faisait
des ménages. Durant toute mon enfance, on a déménagé en moyenne deux fois
par an. Pas de quoi stabiliser un homme et encore moins le gamin que j’étais.
— C’est pour ça que tu es si…
— … rigide ? J’imagine que oui. Je me suis vite créé mes propres repères. Je
ne suis jamais en retard, je planifie toujours tout. J’enclenche cinq réveils chaque
soir pour ne pas oublier de me réveiller. Je note tout ce que je fais, tout ce que je
vois. Même encore maintenant. J’ai profité de mes jeunes années pour découvrir
des coins paradisiaques aux quatre coins du globe. Mais le seul qui me faisait
rêver, c’était la gare de King’s Cross, à Londres, tu connais ?
— Non, pas vraiment.
— Difficile de croire que c’est ce genre d’endroit qui fait rêver un môme à une
époque où J.K. Rowling devait encore essuyer les bancs de l’école, sans penser
une seule seconde au sorcier à binocles. On passe à table ?
Simplement, je me suis retrouvée assise, devant une jolie assiette décorée à la
main, des couverts colorés, dans une salle à manger moderne qui respirait la
sérénité.
— Mais tes parents faisaient comment pour gagner leur vie ?
— Au départ, ils ont souvent vivoté. Mais quelqu’un de la famille de mon père
est décédé et l’avait désigné comme unique légataire. Il a hérité de tout. Du jour
au lendemain, à l’autre bout du monde, ils sont devenus riches. Mais ils n’ont
pas changé de train de vie. Ils ont continué à faire des petits boulots tout en
s’occupant de moi quand ils en avaient le temps.
— Donc, si vous déménagiez tout le temps, t’arrivais à rencontrer d’autres
enfants ?
— J’allais à l’école donc, oui. Mais je ne pouvais jamais créer des liens forts.
Aussitôt aimés, aussitôt quittés. Je n’ai jamais été invité à une fête
d’anniversaire. J’étais toujours le nouveau dans une école où on ne parlait pas
toujours ma langue maternelle. C’était éprouvant. Mais j’étais heureux comme
ça puisque je ne connaissais que cette vie. Je rentrais en France une fois par an et
j’allais toujours à Paris dans la famille. C’est là que c’était le plus dur, en
général, parce que je voyais bien que mes cousins avaient des potes, des vrais.
Ils avaient tous des projets. Moi, je laissais le temps passer, jusqu’au prochain
déménagement.
— Tu devais t’ennuyer ferme ?
— Détrompe-toi ! C’était génial. Et puis j’étais bon élève. Donc à l’école,
j’étais tout le temps le nouveau, mais aussi tout le temps le chouchou de ces
dames. Mais, question relations, j’étais naze. Je ne savais pas comment faire.
J’avais trop peur de m’attacher. Du coup, le bonheur filait sans cesse. Je me
complaisais là-dedans.
Au fil de la soirée, Alfred a déroulé le fil de sa vie. Puis est arrivé le moment le
plus douloureux de son récit :
— À l’adolescence, tu te rebelles. Moi, j’ai découvert la maladie de ma mère.
Ça a été un choc sans nom. Mon père a tout lâché pour s’installer en France, ici,
dans cette maison. Il a trouvé un poste dans l’Administration. Ils ont rangé les
valises et les mappemondes et se sont contentés de regarder leurs souvenirs en
priant Dieu pour qu’un médecin finisse par trouver un remède miracle. L’année
dernière, l’état de ma mère s’est dégradé à une allure folle. Entre-temps, j’ai fait
des études d’ingénieur et me suis installé dans le Nord. Mais il ne s’est pas passé
un week-end sans que je redescende. Même si maman ne me reconnaît plus.
C’est important pour elle que nous restions comme repères. Mon père en a fait
son credo. Il est malheureux, c’est sûr, mais il ne la lâchera jamais.
— Alfred, pourquoi tu m’as emmenée ?
— Quand tu m’as raconté l’histoire de ta concierge, j’ai d’abord cru que tu te
moquais de moi. Je ne voyais pas bien ce que je venais faire là-dedans ni
comment je pouvais t’aider. Quand tu m’as donné les photos, je te l’ai dit, je
n’avais pas de doute sur le fait que tu cherchais mon père. Mais je ne pouvais
pas t’expliquer les raisons pour lesquelles ta recherche serait compliquée. Je
voulais que tu comprennes par toi-même.
— Et maintenant ?
— Maintenant quoi ?
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— Toi, je ne sais pas, mais moi, je vais aller me coucher parce que le jour va se
lever avant qu’on ait pu fermer l’œil. Je ne veux pas que ma mère me voie
fatigué. Je n’ai pas le droit de lui faire ça. Elle veut me voir heureux. Elle ne veut
pas penser que son fils unique n’a pour horizon qu’un ciel grisâtre.
— D’accord, mais pour ton père ?
— Mon père ? On le verra demain matin. On va passer la journée avec lui. Et
avec ma mère, évidemment. Je ne travaille pas, ni lundi ni mardi. Si tu veux, tu
restes quelques jours. Sinon, je te ramènerai à la gare demain soir en disant à
mon père que tu bosses.
— Mais…
— Pour le reste, attends un peu. Si tu veux lui parler, tu auras tout le loisir de
le faire demain. Mon père quitte souvent la chambre pour griller deux ou trois
clopes. Tu l’accompagneras. Libre à toi !
Sur ces paroles, Alfred avait débarrassé la table, fait place nette et quitté la
pièce en prenant la peine de m’indiquer où se trouvait la chambre d’amis. Sous
une couette moelleuse, je me suis repassé le film de la journée en essayant
d’analyser paisiblement la situation. J’avais bien retrouvé le premier et seul
amour de Lily, lequel passait ses journées dans un mouroir au chevet de sa
première et unique épouse, alors en phase terminale d’une maladie
neurodégénérative. Je m’éloignais de l’enquête à mesure que je la résolvais, pour
me plonger dans un imbroglio inextricable. Le lendemain, soit quelques minutes
après avoir fermé les yeux, je me suis quand même levée à la demande d’Alfred,
la tête embrumée et l’esprit bourré de contradictions. Comme il avait été
convenu la veille, nous avons passé la journée à l’hôpital, à échanger des
banalités avec son père et les quelques infirmières que nous croisions. Roland
était un homme charmant, mais lassé par la maladie et les visites quotidiennes. Il
paraissait aussi fort malheureux d’être ancré dans un port sur lequel il avait
échoué, dans tous les sens du terme. Son regard, quoique bienveillant, n’en était
pas moins triste. J’ai senti qu’il faisait de nombreux efforts pour paraître avenant
et non dépressif, pourtant au trente-sixième dessous d’une vie qui ne lui
convenait pas. À plusieurs reprises, je l’ai accompagné à l’extérieur du bâtiment
sans savoir ce que je pouvais lui dire précisément. Chaque fois, je suis remontée
dans la chambre en sa compagnie, sous le regard discrètement interrogateur
d’Alfred, qui ne faisait que constater mon mutisme. À la fin de la journée, nous
avons pris congé en signifiant à Roland que nous allions dîner au restaurant.
— Vous avez bien raison, les jeunes. Profitez-en tant qu’il en est encore temps.
On ne sait pas de quoi demain sera fait !
Attablés dans une salle faiblement éclairée, Alfred et moi sommes restés
silencieux pendant un certain temps, entre la commande, les apéritifs et l’arrivée
des entrées. Devant un tartare de saumon, c’est lui qui a brisé le silence trop
pesant, sans me regarder :
— Tu ne lui as rien dit ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Je ne pouvais pas. Comment pouvais-je lui annoncer ça ? Il est impossible
qu’il ait oublié Lily. Selon toutes les lettres que j’ai lues, ils se sont follement
aimés. Et, d’après ce que tu m’as raconté, je suis convaincue que ton père,
coincé sous le joug de sa propre famille, a souffert, quelque part, de leur
séparation. Dans le contexte actuel, qu’est-ce que je pouvais lui dire ? « Tiens,
Roland, je suis venue jusqu’à vous pour vous annoncer que, au-delà d’être à
deux doigts de perdre votre femme qui ne vous reconnaît déjà plus, ben… vous
venez de perdre la première femme de votre vie ! » Trop la classe, non ? Avec
tout le respect que je dois à ta maman, il va sans dire.
— Tu veux que je le lui dise ?
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. C’est mieux ainsi. J’ai réalisé
une part du rêve. Je l’ai retrouvé. Pour le reste, je crois que ton père a droit à sa
part de bonheur et je doute fort que j’en sois le messager.
— Je te remercie.
— De quoi ? D’avoir fouiné et d’être arrivée comme un cheveu sur la soupe
dans un minestrone qui n’a déjà plus beaucoup de saveur ?
— Non, je te remercie de n’avoir rien dit. Je suis d’accord avec toi : c’est
mieux comme ça.
Un nouveau silence s’est abattu sur nous. J’étais allée au bout de ma démarche
avec un succès relatif. Mais j’étais finalement heureuse d’avoir pu découvrir par
hasard que les Krisprolls n’étaient pas à l’origine du développement bizarre
d’êtres dénués de sentiments humains. Après m’être délectée d’une tarte au
citron meringuée faite maison et d’un énième café inefficace quant à mon
énergie, j’ai eu envie de rendre la pareille à Alfred, malgré l’heure nocturne
avancée.
— Dis-moi, tu m’as bien dit que tu travaillais pas demain ?
— Oui, pourquoi ?
— Ton père dort encore à l’hôpital ce soir, non ?
— Oui, c’est ce qu’il nous a dit.
— Ça te dit de faire quelques kilomètres ?
— Maintenant ?
— Non, le mois prochain ! Évidemment, maintenant !
— Ben, si tu veux, mais pourquoi ?
— Pour ton père, je suis une amie, n’est-ce pas ? Certainement la première que
tu lui présentes, non ?
— C’est pas faux, mais je ne vois pas où tu veux en venir.
— Va faire chauffer le moteur de la voiture, je m’occupe de régler l’addition.
Je t’expliquerai en chemin.
J’ai attrapé mon sac à main, me suis dirigée vers le restaurateur avec un large
sourire, prête à faire de ce nouveau trajet un vrai voyage entre amis non virtuels,
avec l’aide manifeste de mon père.
CHAPITRE 12

Juste essayer pour voir

Comme toujours, le coin est sombre. Aucun éclairage, même pas de fortune.
La route n’en est que plus dangereuse.
— Mets les pleins phares ! On ne voit jamais rien ici la nuit ! C’est flippant !
— Je te le confirme !
Je n’ai pas les clefs de la maison, mais je sais que mon père garde toujours un
trousseau caché dans un pot de fleurs vide. Vu l’heure, je préfère ne pas prendre
le risque de devoir le réveiller pour qu’il m’ouvre. Je ne sais pas si ma mère et
son amerloque sont encore là. Eux, par contre, je vais me faire un malin plaisir
de les tirer de leur sommeil s’ils occupent toujours ma chambre. Je n’ai pas
encore digéré la situation ubuesque qui voit mon père devenir un vieux
célibataire encroûté au fin fond d’un village reculé. Je l’imagine vieillissant,
seul, au cœur des lavandes, quand Alfred me tire de ma rêverie.
— Tiens ! On dirait qu’il y a de la lumière. C’est des couche-tard chez toi !
J’essaie de passer en revue tous ceux qui ont dû participer au regroupement
familial, lequel doit normalement être terminé, afin de comprendre qui peut être
éveillé malgré la nuit bien avancée.
— C’est bizarre ! Y en a peut-être un qui a oublié d’éteindre ses feux. Ils en
sont tous capables.
Plus nous approchons, plus je me rends compte que la voiture dont les phares
nous éclairent faiblement est dans une position avancée dans le chemin, comme
si elle s’apprêtait à quitter le hameau. Il semble donc qu’il y ait du mouvement,
ce qui me plonge instantanément dans une forme brutale d’effroi.
— Alfred, coupe tes feux et arrête-toi, s’il te plaît. C’est pas normal, là !
— Tu reconnais la voiture ? On dirait un modèle récent type 4 x 4.
— Non, ça ne me dit rien.
Mon comparse éteint délicatement les phares qui se coupent progressivement,
en même temps que le moteur s’arrête. Devant nous, une ombre se dessine dans
les lumières encore éblouissantes du véhicule. Un homme nous fait face. Il
semble assez grand, mais je ne distingue pas son visage. Tout juste sa carrure.
Au moment où il commence à s’avancer vers nous, je vérifie machinalement que
le verrouillage centralisé des portières est activé et que l’ombre ne tient rien dans
ses mains pendant au bout de ses bras. Pourtant, très rapidement, mon angoisse
s’envole pour se transformer en un état de sidération absolue. Je commence par
reconnaître la forme de son visage. Je distingue également sa blondeur. Et ses
traits apparaissent comme dans un film. Coup de foudre à Notting Hill et Julia
Roberts peuvent aller se rhabiller. Je suis l’héroïne involontaire d’une comédie
sentimentale qui se tourne sous mes yeux, en dehors d’un plateau de cinéma.
Dans la vraie vie. Celle que je savoure à l’instant. Alfred reste sur ses gardes. Je
vois son corps s’avancer, tel un boxeur amateur prêt à monter sur un ring.
— Julien…
J’ai prononcé son prénom dans un murmure, laissant mon chauffeur la bouche
grande ouverte, béat de surprise !
— Tu le connais ?
— Pas encore…
Telle une Vivian Ward surprise par son prince charmant incarné par Richard
Gere dans ses plus belles années, je sors du véhicule en trombe.
— Mais…
— Bonsoir, Camille…
— Qu’est-ce que… ?
— Je…
Nous sommes à quelques mètres l’un de l’autre, Julien restant dans le viseur du
regard froid d’Alfred qui quitte l’habitacle lentement.
— J’allais partir.
— Mais tu es là depuis quand ?
— Depuis…
— Depuis lundi !
Nous nous tournons tous dans la même direction et d’un même mouvement.
Marie-Tulipe apparaît, emmaillotée dans un peignoir aux motifs difficilement
descriptibles et aux couleurs bien trop criardes malgré l’obscurité ambiante.
— Il a passé la semaine avec nous, puisque tu étais partie comme une voleuse.
Et je crois qu’il a passé un bon séjour, même si, à son tour, il cherche à s’enfuir.
Entre nous, Julien, essaie de claquer les portières un peu moins fortement la
prochaine fois !
Julien laisse échapper un léger éclat de rire et plonge son doux regard dans le
mien qui doit, à l’instant présent, ressembler aux billes d’un enfant devant son
premier sapin de Noël.
— Tu m’avais pourtant prévenu, mais je n’arrive pas à m’y faire ! Elle a du
caractère, c’est le moins qu’on puisse dire !
— Dis voir, jeune homme, on se calme. C’est pas parce que la reine du
moment vient de descendre de son carrosse qu’il faut se croire tout permis !
Mais, puisqu’on en est à l’heure tardive des questions, c’est plutôt à toi,
Camillette, qu’il faut demander ce que tu fais là ! Je croyais que tu voulais plus
jamais remettre les pieds ici, moi ! J’ai, un temps, pensé que je pourrais enfin
m’installer dans ta magnifique chambre orientée plein sud.
Le débit de parole de ma cousine ne me permet pas de me remettre du choc
émotionnel que je viens de subir. Julien est face à moi, les deux pieds plantés
dans le terrain qui m’a vue grandir et, pour couronner le tout, j’apprends qu’il est
là depuis plusieurs jours.
— Marie, pourquoi tu m’as pas appelée ?
— Ah ! Parce qu’il fallait que je t’appelle pour te dire qu’un apollon, que je
pouvais me garder sous le coude, avait passé le portail inexistant de notre
résidence ? Tu plaisantes, j’espère ?
— C’est moi qui leur ai demandé de ne pas te prévenir. Je voulais apprendre à
te connaître autrement.
Je ne peux m’empêcher de réagir.
— Mais c’est salaud !
— Un peu, je te l’accorde.
Marie-Tulipe n’en rate pas une miette et plante sa graine envahissante :
— C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il prend la poudre d’escampette, le
gaillard. Il a tellement appris à te connaître, ma Camillette, qu’il s’en va. On lui
a tout raconté sur ton compte. Il s’est bien marré, mais faut croire que ça n’a pas
suffi à le séduire complètement puisqu’il n’a dit au revoir à personne et surtout
pas à moi !
— Marie, n’exagère rien. Je squatte ici depuis plusieurs jours. Il était temps de
vous quitter aussi discrètement que je suis arrivé. Et puis, j’ai laissé un mot chez
Huguette !
C’est alors que je prends conscience des choses et j’en veux presque à Julien
de ne pas avoir cherché à me joindre. J’aurais fait le chemin en sens inverse. Il
est arrivé ici quand je posais ma valise chez moi, quand j’apprenais la mort de
Lily. Quand j’avais déjà besoin de lui.
— Je voudrais pas casser l’ambiance, mais quelqu’un peut m’expliquer ce qui
se passe ?
— Camillette, tu manques à tous tes devoirs. Tu ne nous présentes même pas
ton nouvel ami !
— C’est Alfred ! Mon chauffeur.
Le visage de Julien se transforme aussi vite que dans un mauvais soap aux
effets spéciaux démesurés. Alfred s’en rend compte en même temps que moi.
— Oui, je vous le confirme, elle est un peu maso sur les bords. Mais je suis
certain qu’elle vous expliquera mieux que moi les raisons de ma présence ici. Et
vous êtes ?
— Julien.
Les deux hommes se serrent la main, sous le regard amusé de Marie-Tulipe qui
se délecte devant ces mâles tombés du ciel. Elle ne quitte pas mon « nouvel
ami » des yeux.
— Alors, c’est vous l’abandonneur de demoiselles ?
— Oh ! Je vais avoir droit à un procès en bonne et due forme, à ce que je vois !
— Vous êtes un grand malade de l’avoir laissée toute seule, vous le savez,
non ?
— Marie, calme-toi, il s’est excusé. Y a pas de problème.
— Euh… Là, j’ai dû rater une saison complète de Camillette en vacances ! Tu
peux me faire un résumé ?
— Je suis un peu fatiguée, là, tout de suite ! Tu veux bien emmener Alfred
chez Huguette ?
— Pourquoi chez tata ? Il ne peut pas dormir à la maison ?
— Si tu veux, mais je te laisse le soin d’expliquer à tes parents ce qu’un
inconnu fait sur leur canapé demain matin !
— J’ai une grande chambre. Je vais lui mettre un matelas par terre ! Enfin, si
ça convient au kidnappeur de valise. Je vous préviens, les miennes sont rangées
dans le garage, des fois que vous auriez une envie subite… Pas la peine de
retourner la maison. Bon, si j’ai bien tout suivi, il faut que je prenne en charge un
mec que je ne connais pas, qui t’a laissée sur une aire d’autoroute, mais auprès
duquel tu t’es à nouveau tournée aujourd’hui pour nous rejoindre, sans savoir
que tu allais retrouver le bel homme qui te dévore du regard depuis dix bonnes
minutes. Eh ben, ma Camillette, tu fais fort sur ce coup-là !
Devant l’insistance de ma cousine, je ne peux m’empêcher d’éclater de rire,
suivie par Julien et Alfred, ce dernier parvenant à se décrisper au cœur de ce
vaudeville improvisé.
— Je vous suis, Marie !
— Marie-Tulipe, pour être précis, jeune homme. J’y tiens !
— Pardonnez-moi, Marie-Tulipe !
Derrière un échange faussement guindé, quelque chose me dit que ces deux-là
seraient bien faits pour s’entendre et cette perspective me réjouit.
— Par contre, Camillette, je veux pas casser l’ambiance, mais je rentre demain,
moi ! Donc, j’espère que tu as une solution de secours pour remonter, hormis
celle qui voudrait que tu fasses du stop devant le 4 x 4 sombre qui agonise à tes
côtés !
— Je crois qu’on a tous prévu de rentrer demain, Marie. Donc, on s’organisera
au réveil !
— C’est marrant, quelque chose me dit que tu ne partageras pas le trajet de
Gaston…
Des points d’interrogation se mettent à clignoter autour des pupilles d’Alfred,
rougies par la fatigue. Marie-Tulipe le prend par le bras en le guidant vers la
maison de ses parents. Tout en s’éloignant, elle entame une première approche.
— Vous aimez les perroquets ? Et Mireille Mathieu ?
Julien et moi ne pouvons étouffer un fou rire naissant. Ma cousine et mon tout
nouvel ami se dirigent d’un pas lent vers l’intérieur de la demeure. La tenue de
Marie-Tulipe n’effraie en rien l’homme qui a tant de mal à nouer des relations
depuis sa plus tendre enfance. L’image m’attendrit instantanément et je ne les
quitte pas du regard jusqu’à ce que la porte d’entrée se referme sur eux.
Nous sommes à nouveau plongés dans la pénombre. Julien se rapproche de
moi et prend ma main. Il la porte à sa bouche.
— Je suis heureux que tu sois là !
— Ça aurait peut-être été un poil plus simple que tu me cherches là-haut, non ?
— Et comment, Mademoiselle « J’ai réponse à tout » ? Je ne connaissais de toi
que le nom de ce village. Et celui de Maminette !
— Tu l’as rencontrée ?
— Comment crois-tu que j’ai atterri ici ? Sans elle, je serais encore en train de
chercher une famille de barjots réunie autour d’un barbecue. Et c’est pas
forcément une espèce en voie de disparition !
— Donc, tu as aussi rencontré mon père, ma mère et Quèsaco ?
— Oui. Ton père est un homme charmant. Il semble un peu triste dans la
situation actuelle, mais on a passé beaucoup de temps ensemble et on s’est bien
marrés, à vrai dire !
— Je rêve...
— Mais pourquoi es-tu redescendue, toi ? Tu savais que j’étais là ? Et
pourquoi avec l’autre cinglé ?
— Il n’est pas cinglé ! Loin de là…
— Ah bon ?
— Non, il est juste original. Mais c’est compliqué…
— Oui, ça, j’avais cru comprendre.
Appuyée contre le capot de la voiture d’Alfred, je ne cesse de regarder le bout
de mes chaussures. Gênée et encore abasourdie de retrouver Julien de cette
manière peu commune.
— Si tu veux, on peut aller s’installer dans la voiture. On sera peut-être mieux
qu’ici. Les sièges sont plus confortables que dans la précédente.
Dans un nouveau fou rire, je suis Julien et m’installe à l’avant de son véhicule.
Il éteint les phares, nous plongeant dans une obscurité complète. Durant
plusieurs minutes, le silence envahit l’endroit, donnant à l’instant un goût aussi
poétique qu’éphémère.
— Tu ne voulais vraiment pas me revoir ?
— Pourquoi cette question ?
— T’es la première nana à pas me demander mon numéro de téléphone avant
même de connaître mon prénom et mon âge !
— Faut dire que j’ai pas vraiment eu le choix que de te demander ton prénom
avant toute chose...
— C’est pas faux !
— J’ai longtemps espéré que tu ferais demi-tour sur la bretelle de sortie…
— Tu as ton permis depuis quand ?
— Depuis trop longtemps !
Une nouvelle fois, Julien attrape ma main et la caresse tendrement en
l’enfermant dans ses poignes fermes et douces.
— Camille, ton père m’a dit que t’étais pas très douée pour les relations longue
durée. C’est vrai ?
— Super ! Merci, papa ! Belle entrée en matière !
— Je ne plaisante pas ! Dis-moi juste si c’est vrai !
— Disons que je pense qu’il connaît particulièrement bien sa fille !
— Je ne sais pas ce que demain nous réserve, mais…
— Non, Julien ! On me l’a trop faite, celle-là !
— Évidemment !
Julien desserre subrepticement son étreinte. Je le sens s’éloigner au moment où
mon cœur s’emballe comme celui d’une adolescente qui découvre pour la
première fois ce que sont des sentiments amoureux.
— Excuse-moi ! Je ne voulais pas te blesser !
— Il m’en faudra un peu plus, jeune fille ! Je n’ai pas retraversé la France pour
abandonner si vite !
— Et coriace avec ça !
— Camille, je sais que les paroles s’envolent et que les écrits restent. Mais je
pourrais tout aussi bien te faire une déclaration enflammée à la craie sur le sol
caillouteux et qu’elle disparaisse sous une pluie battante...
— T’as été poète dans une autre vie ?
— Ne te moque pas, s’il te plaît !
— Pardon !
— Notre rencontre n’a rien de banal. Et elle a laissé des traces dans ma p’tite
tête. J’ai manqué de sérénité pendant un certain temps. Ça voulait tout dire. Moi
non plus, je suis pas fortiche pour les trucs avec lendemain. Je préfère les
histoires d’un soir depuis un paquet de temps. Et je me suis efforcé de croire que
toi et moi, c’était pareil. Mais, après une semaine ici, je suis convaincu que c’est
différent.
— Et c’est moi ou mon père qui te fait cet effet-là ?
— Tu peux pas t’empêcher de déconner, hein ?
— Non, je ne peux pas ! Mais avoue que les circonstances s’y prêtent
largement. C’est un peu plus facile comme ça !
— Pourquoi ? Je te fais peur maintenant ?
— Pas vraiment, mais, jusqu’à maintenant, tout ça ressemblait à un rêve à
entretenir. Et les songes, c’est facile à faire perdurer. C’est pas comme le
quotidien, les habitudes, le train-train, la routine, les engueulades, les défauts, les
non-dits, la vie de couple, quoi ! Envisager tout ça me fait largement plus flipper
que d’être là ou d’avoir repris la route avec Alfred…
La nuit est en train de s’achever et nous devinons déjà les premiers rayons du
soleil qui tentent de percer à l’horizon. Être là, avec Julien, me semble irréel au
regard de ce que je viens de vivre durant cette semaine. Pendant plus d’une
heure, je change de sujet et lui raconte les événements. Mon arrivée ici. Le
retour précipité chez moi. Lily. La photographie de Roland. Mes recherches. Ma
nouvelle réservation d’un trajet auprès d’Alfred, qui lui semble, soudainement,
beaucoup moins antipathique. La rencontre avec ses parents. Sa mère mourante.
Son passé, en permanence entre deux continents. Mon silence face à son père,
quant au secret que nous partageons tous les deux. Mon envie soudaine de lui
faire partager ma vie quand lui m’a ouvert, sans retenue, les portes de son
univers. Et le trajet jusqu’ici quelques heures plus tôt. Je retrouve alors cette
plénitude ressentie sur l’aire d’autoroute à me raconter sans limites devant lui.
— Notre histoire est déjà bien différente des autres, non ?
— C’est peu de le dire !
À son tour, Julien se dévoile. Je me rends compte qu’il ne l’avait presque pas
fait lors de notre première nuit ensemble, enfermés dans une voiture de location.
Il me raconte sa première et unique relation, et la manière dont elle s’est
achevée. Son souhait de ne plus jamais revivre cela. Son envie de profiter de la
vie. Son attitude machiste et sûre de lui. En d’autres circonstances, je lui aurais
certainement claqué la portière au nez. Mais ses aveux me touchent et des
milliers de sentiments me submergent. À mon tour, je lui attrape délicatement la
main. Il s’arrête de parler soudainement. Du regard, je l’invite à poursuivre.
— Il y a quelques jours, j’ai décidé que les conneries étaient finies, qu’il fallait
que je passe à autre chose, que je pense un peu plus à moi, intelligemment, et pas
qu’au niveau de la ceinture. Finalement, je me sentais très bien tout seul et
j’avais pris le parti d’en profiter de cette manière-là. Et tu es arrivée !
— Pas de bol ! Toujours là où on s’y attend le moins ! Une vraie teigne !
— Je ne te le fais pas dire ! Sérieusement, tu as chamboulé tous mes plans. Tu
peux aussi croire que je mens. C’est facile à croire, je te l’accorde. Encore que…
J’ai refait plus de huit cents kilomètres, juste pour toi ; ça devrait te convaincre.
Mais, dans tous les cas, même si tout à l’heure tu décides à nouveau de partir, je
me dis qu’on aura vécu deux beaux instants emplis de douceur et j’ai vu dans tes
yeux une lueur de bonheur qui me ravit !
Le calme de Julien me laisse sans voix. Mon attitude peut paraître sereine,
mais, en mon for intérieur, même l’Etna en pleine éruption passerait pour un
geyser de pacotille. Je bouillonne.
— O.K., donc, on fait quoi maintenant ?
— Là, tout de suite, je propose qu’on aille se reposer, chacun chez son hôte !
— Et ensuite ?
— On pourra prendre le petit-déj ensemble, avec ton père et les autres…
— Oui, et les jours qui suivent ?
— Eh ! Je suis pas Madame Soleil !
— Tu m’as bien comprise, Julien !
— Pour les lendemains qui viennent, j’aimerais te garantir qu’on va se revoir,
qu’on va passer plein de bons moments tous les deux. Que tu vas savoir tout de
moi, de mes rires, de mes larmes. J’aimerais pouvoir te rendre insouciante
comme une jeune femme amoureuse à chaque seconde qui passe. J’aimerais
pouvoir prétendre être celui qui va te rendre heureuse. Je voudrais être capable
de ne plus jamais te dire adieu. Juste des au revoir chaque matin. Je ne suis pas
forcément mieux que les autres, Camille. Je suis parfaitement conscient du
problème. J’ai des défauts de dingue. Je suis commercial, donc, sur les routes
sans arrêt. J’ai des manies inavouables. Mes parents ne sont pas envahissants,
mais j’ai une mère perpétuellement inquiète. Mes potes boivent de la bière et
s’invitent souvent chez moi pour regarder un match de foot en laissant des
miettes de chips partout sur le canapé. Je déteste les cheveux longs qui traînent
au fond de l’évacuation de la douche. Mais je ne suis jamais réticent à regarder
un film à l’eau de rose qui fait chialer toutes les nanas. Par contre, je suis nul en
cinéma italien et incapable de conduire une Vespa, aussi verte soit-elle...
Sa référence à mon film préféré de Moretti me fait l’effet d’une bouffée
d’amour inattendue. Je suis estomaquée par une telle franchise. Julien a laissé
tomber toutes les barrières d’une pudeur masculine trop souvent exacerbée. Il a
déposé son être tout entier devant moi.
— Faudrait peut-être qu’on aille se reposer avant que tout le monde n’émerge,
non ? Je vais avoir du mal à faire gober à mon père que j’ai passé la nuit ici, avec
toi.
— C’est toi qui décides ! On est chez toi !
— Chacun chez soi ?
— Chacun chez soi !
— Julien ?
— Oui !
— À ton réveil, tu ne pars pas, hein ?
— Je n’ai pas cette intention.
— On pourrait rentrer ensemble demain, non ?
— Pourquoi pas ? Mais c’est une voiture de location. et il faut que je la
redépose à l’agence avant de reprendre le train...
— On pourrait demander à Marie de nous prêter sa voiture. Elle peut remonter
avec Alfred. Qui sait ce qui est en train de se passer dans sa chambre ?
— Pitié, non ! Je veux pas le savoir !
Un ultime fou rire nous rapproche. Les lèvres de Julien déposent un goût salé
sur les miennes. Mon cœur est au maximum de ses capacités et je redoute un
instant l’évanouissement prépubère.
— Camille ?
— Oui.
— Si au moins on essayait tous les deux ? Juste pour voir ?
CHAPITRE 13

Entre le bonsoir et l’adieu

Je n’ai pas fermé les yeux dans ma chambre encore imprégnée de l’odeur de
ma mère qui s’est déjà enfuie au bras de son nouveau compagnon. Quand j’en
suis sortie en fin de matinée, mon père n’a pas été surpris de me voir. Il m’a juste
serrée dans ses bras un peu plus vivement que d’habitude.
— Alors, tu l’as retrouvé ?
— Qui ? Julien ?
— Non, Gaston ! Évidemment, Julien, clochette !
— Tu me fais des cachotteries, toi, dis-moi !
— J’ai quand même bien le droit d’avoir des secrets vis-à-vis de ma fille, non ?
— Certes ! Mais bon, ce genre de secret, hésite pas à le partager ! Ça
m’éviterait d’avoir l’air débile en débarquant au milieu de la nuit !
— Je suis certain qu’il a eu l’air aussi bête que toi. Il devait pas s’attendre à te
voir ici. Je l’ai entendu partir.
— Sérieux ?
— Oui ! J’ai le sommeil plutôt léger en ce moment. Je m’apprêtais à sortir
pour lui faire une belle leçon de morale sur sa volonté de nous quitter si
discrètement quand je t’ai entendue ! Je me suis dit que tu t’en chargerais bien
mieux que moi.
— Tu es incorrigible !
— Non, je suis ton père, jeune fille !
— Ah oui, c’est vrai, j’avais oublié !
— Et, en tant que paternel, je n’aurai qu’un mot à dire : profite ! Il est un bon
garçon.
— Ça fait six !
— Quoi ?
— Tu n’avais qu’un mot à dire. Mais tu en as dit six. Revoie ta copie !
— Et c’est moi l’incorrigible ? Vilaine enfant !
Nous avons déjeuné en compagnie d’Alfred et Marie-Tulipe n’ayant de cesse
de se jeter des regards énamourés qui nous ont beaucoup fait rire. Entre ABBA
et Mireille Mathieu, ces deux-là n’ont pas fini de chanter bruyamment. Reste à
savoir si Gaston sera longtemps de la partie, étant donné l’accueil qu’il a réservé
à Alfred. Julien était présent aussi, silencieux et observateur. Il avait passé une
semaine à me découvrir au travers des miens. Je crois qu’il a tenté de finaliser le
tableau en m’incluant dedans en vrai. Au cours du repas, nous avons échangé
afin de savoir comment nous nous organisions pour le retour vers le nord.
— Moi, je dois ramener la voiture à la gare. Ensuite, soit je reprends le train,
soit l’un de vous m’accepte comme passager.
— Je veux bien t’emmener, mais il va falloir supporter Gaston. C’est ta
dernière épreuve avant d’endurer Camillette ! Trop fastoche après !
— Marie, je me passerais volontiers de tes commentaires !
Ma cousine avait repris de l’assurance en un claquement de doigts et m’en
donnait la preuve chaque fois qu’elle ouvrait la bouche. Les garçons assistaient,
impuissants, à une joute verbale qui nous rappelait notre adolescence dorée.
— Ben quoi ? S’il est capable de se farcir mon acolyte plumé durant plus de
huit cents kilomètres, nul doute qu’il saura apprécier chaque instant à tes côtés.
— Elle a pas tort, ma fille !
Une vraie kabbale était orchestrée par Marie-Tulipe et mon père qui formaient
un duo complice. Mais j’avais fini par m’en amuser, tant je profitais du moment,
sous un ciel parfaitement bleu. Finalement, ma cousine a invité Alfred à partager
son antiquité motorisée, et Alfred s’est proposé de nous laisser son véhicule pour
l’intégralité du trajet.
— Peut-être que moi aussi j’ai besoin de me confronter au plumé pour savoir
de quoi je suis capable !
Julien, mon père, Marie-Tulipe et moi sommes restés cois durant un temps
suffisamment long pour gêner Alfred qui s’est transformé en thermomètre
chauffant sous nos yeux, le mercure envahissant jusqu’à la racine de ses
cheveux.
Les deux potentiels tourtereaux, aussi assortis qu’originaux, ont décidé de
quitter le hameau en tout début d’après-midi. Alfred a vite retrouvé ses marques.
— Pas question d’arriver trop tard ! Et puis, il va falloir qu’on s’arrête
régulièrement. Pour nous et pour la voiture ! Elle me semble plus tout à fait en
capacité d’avaler les kilomètres.
— Détrompe-toi ! Elle est en parfait état de marche et je te prierais de ne pas la
reluquer comme une poubelle.
Première engueulade avant même une première étreinte. Ça promet ! Toutefois,
la fierté de Marie-Tulipe s’est vite transformée en une honte incontrôlable.
Quarante-cinq minutes après avoir investi la Marbella, Alfred et elle n’avaient
pas fait plus de deux mètres, le moteur ayant rendu l’âme après maintes
tentatives de démarrage. Ma cousine en était toute retournée et ne savait plus
comment gérer son stress.
— Pablo m’a pourtant assuré qu’elle pouvait encore rouler pendant un an ou
deux. Il va m’entendre, lui, quand je vais être rentrée !
— Rrrourrrou ! Le con ! Rrrourrrou !
— Tu l’as dit, bouffi !
— Rrrourrrou ! Bouffie toi-même ! Rrrourrrou !
— Oh ! Ta gueule, Gaston, ou je te fais bouffer les plaquettes de frein !
Alfred, désemparé, a bien tenté de désamorcer la bombe qui sommeillait en ma
cousine, mais, mon père et moi le savions, c’était peine perdue. Après plus d’une
heure de négociations, nous avons finalement décidé d’abandonner la Marbella à
son triste sort d’épave et de rentrer tous ensemble avec Alfred, ce qui ne
réjouissait pas Gaston qui allait devoir voyager en soute.
Au cours du trajet, à ma grande surprise, Alfred et Marie-Tulipe ne se sont pas
arrêtés de parler. Des sujets divers et variés ont envahi l’habitacle. L’importance
du plumage et les maladies neuropsychiques dont sont fréquemment victimes les
cacatoès. La prestation d’ABBA lors de la dix-neuvième cérémonie Eurovision
de 1974 qui s’est déroulée au Royaume-Uni. Leur succès avec vingt-quatre
points devant l’Italie et les Pays-Bas, pays qu’exècre Alfred depuis lors. La
nécessité de porter des vêtements de couleurs assorties à son teint pour se sentir
en harmonie avec soi-même. Les règles de vie et la ponctualité. Le goût
chimique des cafés faussement latins dans les stations-service des aires
d’autoroute. Ils ont tous les deux tenu le crachoir du début à la fin, à l’avant du
véhicule devenu un véritable auditorium de conférences sociétales. À l’arrière,
Julien et moi sommes restés silencieux, ne parvenant à prendre part aux
argumentaires trop souvent décousus pour nos esprits encore sonnés par nos
retrouvailles. Il m’a tenu la main longtemps, s’amusant du bout des doigts à en
suivre les lignes, tel un cartomancien bienheureux. À mi-parcours, avec un air
amusé, j’ai sorti de mon sac l’ardoise emportée à l’aller, celle d’Alfred restant
fermement introuvable.
[ILS SONT MIGNONS]
[PAS AUTANT QUE TOI]
[BEAU PARLEUR]
[PAR TA FAUTE]
[ENCORE ET TOUJOURS]
Manquant de répartie, j’ai fini par dessiner. Une valise sous la pluie. Une
voiture. Des tasses de café fumant. Le soleil couchant sur un perroquet en cage.
Là, Julien m’a piqué l’ardoise.
[TU AS UN DON]
Devant mon air interrogateur, il s’est empressé d’effacer, puis de réécrire.
[TROP FORTE AU DESSINEZ C’EST GAGNÉ]
Nous avons éclaté de rire en même temps, interrompant un vif débat mené à
l’avant autour de la nécessité d’arroser les plantes après une certaine heure pour
leur permettre d’évacuer l’énergie accumulée dans leur journée.
— Ils s’amusent bien à l’arrière, les petits !
[OUI MAMAN]
— Donc, je pense que la meilleure heure, c’est après le journal télévisé. Parce
que, il faut pas croire, mais les commentaires des journalistes, ça les perturbe
aussi. J’ai une orchidée à la maison, dès qu’elle entend la voix des syndicalistes,
elle penche vers le bas. Alors que, quand elle entend Johnny, elle se tient toute
droite ! Comme quoi, je suis certaine qu’elles ont un esprit vif et plein de
réflexion.
[MOURIR D’AMOUR ENCHAÎNE]
Je tente par tous les moyens de contenir un nouveau fou rire, mais Alfred me
surprend depuis son rétroviseur.
— Camille, si tu continues, je mets dans le lecteur le best of 92 de Benny et
Björn. Ça te passera peut-être l’envie de te moquer !
[OUI PAPA]
— C’est pas moi, c’est Julien qui écrit des conneries sur l’ardoise.
— Punaise, comment tu caftes !
— Ah ! C’est un sport olympique dans la famille !
— Marie ! Je t’ai pas sonnée !
— Oh ! On peut bien s’amuser un peu quand même ! T’es pas drôle comme
nana ! Le pauvre Julien !
[OUI PLAINS-MOI]
Une petite tape a atterri assez fermement sur son épaule, ce qui l’a à son tour
fait se marrer. Mais lui n’a pas eu à subir les foudres des deux adultes
vieillissants qui nous surveillaient.
Au cours des deux cents derniers kilomètres, laissant Alfred et Marie-Tulipe à
leurs logorrhées, Julien et moi nous sommes assoupis, sa main toujours
accrochée tendrement à la mienne. Ce n’est que lorsque nous sommes sortis de
l’autoroute que notre conducteur s’est rappelé bruyamment à notre bon souvenir.
— Eh ! Les dormeurs ! On est bientôt à destination ! Faudrait émerger, là !
Nous nous sommes étirés tant bien que mal, coincés dans des positions qui ne
nous étaient pas étrangères.
— Bon, je dépose qui en premier ?
— Je pense que c’est plus simple que tu déposes d’abord Camille. On est juste
à côté de chez elle. Moi, il me reste encore vingt-cinq kilomètres avant d’arriver.
Julien, tu habites où ?
— Euh…
— Eh ! Mais vous voulez pas manger un bout à la maison ? Puisqu’on est pas
loin !
— Vu l’heure, Camillette, tu m’en voudras pas, mais je préfère encore
retrouver mon lit ! Et puis, Gaston est tellement silencieux qu’il ne fait aucun
doute qu’il est aussi crevé que moi.
Devant ses arguments, je n’ai pas voulu contredire Marie-Tulipe. La nuit est
très avancée et nous manquons tous d’un repos bien mérité. Je sais que nous
sommes à quelques dizaines de minutes de reprendre le cours de nos vies, mais
je souhaite ardemment que la mienne soit désormais différente. Avec Julien dont
je sers la main un peu plus vigoureusement à mesure que nous nous rapprochons
de mon immeuble. Dans un élan soudain, j’attrape une dernière fois l’ardoise.
[UN DERNIER VERRE ?]
Son front se plisse en une interrogation amusée.
[WHY NOT ?]
Il semble heureux et serein. Un peu trop sûr de lui. J’inscris alors sur l’ardoise
un numéro de téléphone. Il me questionne des sourcils.
[TAXI DU QUARTIER]
En arrivant devant l’immense porte de la bâtisse qui abrite mon appartement, je
constate qu’un monticule informe d’objets divers et des sacs-poubelle bloque le
passage, ce que remarque également Marie-Tulipe.
— Pétard, ils ont vidé ton armoire en ton absence ou quoi ?
Les volets du rez-de-chaussée sont clos. Je ne les avais jamais vus ainsi
auparavant. Les larmes envahissent mes yeux et je suis prise d’un hoquet qui
tente d’étrangler la tristesse qui me submerge.
— Non, ils ont vidé la loge de Lily.
Devant mon chagrin que je ne parviens pas à contenir, Alfred décide que,
finalement, le répit nocturne attendra. Il se gare à proximité et invite tous les
passagers à quitter la voiture, ce qu’ils s’empressent de faire. Je m’avance
fébrilement vers l’amas d’objets. Je retrouve les affaires de ma concierge qui
attendent toutes patiemment qu’une benne vienne les engloutir.
— C’est dégueulasse. Ils n’ont même pas eu la décence de faire ça proprement.
— Tu es sûre que tout est à elle ?
— Certaine.
J’ai envie de tout ramasser et de tout emporter chez moi. Mais le courage me
manque et je sais que l’ensemble ne tiendra pas dans ma modeste demeure.
— Qu’est-ce que je vais en faire ?
— Camille, si tu veux, je peux en mettre une partie dans mon véhicule et les
emmener chez moi en attendant.
La proposition d’Alfred fait redoubler mes sanglots.
— Enfin, si ça te fait pleurer, c’est pas la peine, hein !
— Encore un truc familial. Elle pleure de la même manière, que ce soit de joie
ou quand elle est triste. Là, je pense que c’est juste parce qu’elle est heureuse de
voir que le mec qui l’a abandonnée sur une aire d’autoroute se propose de lui
rendre un immense service.
Un sourire maigre mais sincère envahit mon visage humide de larmes chaudes.
Julien fait le tour des éléments qui ont envahi le trottoir malgré eux. Il en
extirpe des objets de décoration qui me rappellent tout ce qui faisait la culture de
Lily. Un masque africain. Des bibelots sans valeur représentant son combat pour
l’égalité, contre le racisme ordinaire. Le vase qu’elle souhaitait conserver vide et
qui est désormais fêlé au milieu des détritus. Des livres écornés. Ses vêtements
ont été jetés pêle-mêle dans des sacs propres à être utilisés dans des containers.
Dans un carton gigantesque gisent toutes ses boîtes d’épices. Je fais signe à
Alfred qui s’empresse d’emporter le tout dans sa voiture, ce qui laisse Marie-
Tulipe songeuse.
— J’espère qu’il sait faire à manger sinon ça ne va pas lui servir.
— Que crois-tu, jeune demoiselle ? Mon plat favori est un risotto aux cèpes et
au lait de coco. Je te le préparerai prochainement. Tu m’en diras des nouvelles !
— Et cuisinier par-dessus le marché ! Mieux que la cagnotte du loto, on dirait !
— Ravi d’être comparé au résultat d’un tirage au sort !
— J’aurais pu dire que c’était plus excitant qu’un album du taulier, mais j’ai eu
peur de froisser tes amours suédoises.
Leurs chamailleries détendent l’atmosphère pendant quelques instants. Nous
tentons de rester assez silencieux pour ne pas déranger le voisinage. Je ne veux
pas tout abandonner ici. Ce serait enterrer Lily une nouvelle fois, alors même
que je n’ai pas pu assister à ses véritables funérailles. Julien le comprend assez
rapidement, sans que j’aie besoin de lui expliquer mon malaise.
— Camille, tu ne veux pas que je monte nous chercher quelques boissons et
des choses à grignoter ?
— Eh ben, tu vas vite en besogne, mon petit père. Tu te crois déjà chez toi ?
— Marie, je cherche juste à rendre service. Pas à faire l’intéressant.
— Rrrourrrou ! Marie, ta gueule ! Rrrourrrou !
— Ah ! Le fauve est réveillé et d’excellente humeur, visiblement. Si c’est ça,
Monsieur le bon Samaritain, dirige-toi vers le sixième étage. Camille, file-lui tes
clefs ! S’il tente de voler tes culottes, il sera grillé avant même d’avoir quitté
l’immeuble !
— Marie !
— Quoi ? Allez, on a du pain sur la planche avant que les éboueurs arrivent.
Donc, active-toi. Je vais me charger des sacs. Tout ce qui t’importe, je vais les
mettre vers la voiture d’Alfred. Le reste continuera à déglutiner au milieu des
ordures ménagères.
— Je peux pas croire qu’ils aient vidé la loge aussi brutalement. Y avait toute
sa vie entre ces murs.
— C’est le monde d’aujourd’hui, ma Camillette. Bisounours et compagnie, ça
n’existe qu’en dessin animé. C’est incroyable que tu arrives encore à penser à
des choses aussi insouciantes à ton âge !
— Marie !
— O.K. ! Je me tais !
Je tends mon trousseau à Julien qui, tel un messager antique targué d’une
mission primordiale, court dans la cage d’escalier pour atteindre mon
appartement. Après tout, il a bien appris à connaître mon père d’abord. Il ne lui
manque plus que mon intérieur pour achever son enquête autour de mon univers
vital. Il va découvrir mon linge sale en boule dans l’entrée, mes chaussures pas
rangées et mélangées, les livres qui jonchent le sol de mon salon faute
d’étagères, et les restes culinaires que j’ai abandonnés après avoir achevé mon
enquête en fin de semaine dernière. Au moins, il sera fixé. Je suis aussi
bordélique que caractériel. C’est tout ce qui fait mon charme et il devra sans
doute composer avec. Pas sans. Durant son échappée, j’essaie de me frayer un
chemin à travers les objets et les sacs. Je n’arrive pas à croire que Madame
Bonabonheur conservait autant de choses dans sa si petite loge. Elle avait certes
une forte propension à savoir tout ranger correctement, mais de là à
emmagasiner autant de souvenirs, ça me paraît inconcevable. Alfred et Marie-
Tulipe semblent se faire la même réflexion. En observant mon potentiel futur
cousin par alliance, dont je ne parviens pas à concevoir désormais qu’il ne se
fasse pas passer la bague au doigt par mon envahissante congénère, je constate
que la tension qu’il avait réussi à laisser derrière lui ces derniers jours gagne du
terrain sur son corps fragile et bizarrement immobilisé au milieu du trottoir
goudronné. À lui aussi, la tâche lui paraît insurmontable.
— Alfred, je comprendrais que tu ne veuilles pas être mêlé à tout ça !
— Non, mais je ne sais pas bien par où commencer et j’ai quand même la
fâcheuse impression de fouiller dans l’intimité d’une inconnue.
— Pas de problème ! Tiens-toi juste prêt en cas de charges lourdes !
— Non, mais attends, il peut aussi participer. Tu la connaissais pas, certes,
mais elle aurait pu être ta mère, la Bonabonheur !
Marie-Tulipe n’emploie jamais de pincettes, et son naturel entraîne Alfred dans
un tourbillon de tri qui le noie à mesure que les minutes s’égrènent.
— Dis donc, il en met du temps, l’apollon, à sortir deux bouteilles d’eau !
C’est qu’il commence à faire soif !
Frénétiquement, chacun de nous, bientôt rejoints par Julien qui n’a pas l’air
d’avoir été choqué par l’état de mon intérieur, s’emploie à séparer ce qui est
conservable de ce qui ne l’est pas. Je décide de mettre tous les vêtements et
autres draps de côté afin de les déposer dès le lendemain dans un des nombreux
containers qui ont envahi la ville afin de récolter les dons de chiffons en tout
genre. Dans un carton, Alfred tombe nez à nez avec une large collection de
programmes télévisés, tous annotés de la même manière. Devant son
incompréhension, je tente de lui faire comprendre les coutumes qui faisaient le
lit quotidien de Lily.
— Elle était passionnée par les journalistes d’information. Elle leur trouvait
des surnoms, leur parlait, les engueulait quand ils fourchaient, débriefaient quant
à leur prestation. Je ne savais pas que sa lubie était aussi poussée, au point de
prendre de telles notes, mais ça ne me surprend qu’à moitié. Les JRI et autres
pigistes ont fait partie intégrante de sa vie. Ils étaient un peu sa famille sans le
savoir. Peut-être que les programmes tenaient lieu d’albums photo.
J’étais convaincue que je ne parviendrais pas à mettre la main sur de nouveaux
clichés qui pourraient heurter la sensibilité grandissante d’Alfred. Je n’avais
donc pas pris le soin de le mettre en garde ou de le préserver. Cela ne m’était pas
paru indispensable au regard de la situation ubuesque dans laquelle nous nous
trouvions tous les quatre, au milieu de la nuit, sur le trottoir, à éventrer des
poubelles et des cartons mal fermés. Au bout d’une heure, nous sommes
parvenus à distinguer tout ce qui devait rejoindre son véhicule ou mon
appartement. Il ne reste plus que deux ou trois grands sacs et quelques immenses
cartons dont nous devinions qu’ils n’étaient pas pleins à craquer. Nos yeux sont
rougis. Je devine parfois quelques lassitudes que je ne peux pas juger tant elles
me rappellent que ce que je suis en train de faire à une heure si tardive, ou si
matinale selon les points de vue, n’est pas normal. Tous conservent une certaine
énergie qui parvient à empêcher mes larmes de jaillir à nouveau bruyamment.
Alors que nous nous acharnons à démêler l’utile du désuet, Alfred ouvre le
dernier emballage.
— Tiens, c’est encore de la déco !
— C’est dingue ! Elle devait secrètement porter aux nues Valérie Damidot, ta
concierge.
— Elle ne lui portait pas beaucoup d’estime selon ses termes, mais je l’ai
toujours soupçonnée de regarder ses émissions en cachette, au milieu de la nuit.
— Tu crois qu’elle aurait pu devenir une as de la maroufle ?
— Va savoir, Marie !
Alors que nous théorisons autour des qualités en matière architecturale de feu
Madame Bonabonheur, Julien me tapote légèrement l’épaule et fait un signe du
menton en direction d’Alfred, dont le mercure surchauffé du matin s’est échappé
sans que l’on s’en aperçoive. Il est livide et de nouveau complètement figé. Je
me relève prudemment, sans agitation. Julien se charge d’attirer discrètement
l’attention de ma cousine, bien occupée à tourner les pages de magazines de
tricot. Elle déplie tout son corps et fixe Alfred, l’angoisse soudainement
chevillée à sa tenue multicolore. Je passe derrière Alfred et constate qu’il tient
entre ses mains un cadre en bois qui ne m’est pas inconnu. Celui-ci renferme de
nombreuses cartes postales disposées en un ensemble géométriquement parfait.
Les phalanges de ses doigts sont blanchies par la crispation. J’ai l’impression
qu’il va redevenir l’ignoble conducteur du premier jour à n’importe quel
moment, en nous abandonnant tous en bas de chez moi. D’un mouvement, Julien
accroche mon regard. Il désigne dans sa main la carte magnétique qui fait office
de clef pour démarrer le véhicule d’Alfred. Un soulagement fugace se dépose sur
mes lourdes épaules. Je m’accroupis d’abord délicatement, puis finis par
m’asseoir.
— Alfred, ça va ?
— Je…
Ses yeux sont humides. Et la fatigue n’en est plus l’unique responsable, c’est
une évidence.
— Alfred ? Je peux t’aider.
Marie-Tulipe, habituellement première en termes de flots de paroles, reste
muette, pétrifiée d’assister à un tel débordement soudain de sentiments
contradictoires. La joie d’être tous ensemble. La tristesse de tourner la page
d’une vie qui s’est achevée. L’inquiétude face à la séparation. Et cet état
cathartique qu’elle ne parvient à interpréter que chez ses plumés. Je tente de
mettre de côté durant un instant mon propre malaise. L’attitude d’Alfred n’est
pas banale et je me dois de lui garder la tête hors d’une eau violente et
dévastatrice. Après d’interminables minutes, il se met en mouvement dans un
geste que je devine douloureux tant physiquement que mentalement. Il extirpe de
la poche arrière de son pantalon un portefeuille difforme et le jette à mes pieds.
Je mets quelques secondes à m’en saisir, ne comprenant pas son intention. En
l’ouvrant, son passeport, qu’on pourrait croire centenaire tant il est abîmé,
s’échappe et glisse sur l’asphalte. En le voyant, je ne fais d’abord aucun lien,
mais, dans les yeux d’Alfred qui fixe tour à tour le cadre et le carnet d’un œil
sombre, je ramasse délicatement le document. Julien et Marie-Tulipe se tiennent
debout au-dessus de nous, et la tension est si grande que je devine presque
l’accélération de leur rythme cardiaque.
En l’ouvrant, je fais d’abord connaissance avec un Alfred rajeuni d’une
vingtaine d’années. C’est un enfant souriant qui prend la pose pour un petit
cliché carré, à l’époque pas aussi strictement réglementé qu’aujourd’hui. Je lis
machinalement son état civil, puis feuillette de nombreuses pages noircies par
des tampons officiels. Tout est brouillon, mais je parviens à décrypter des dates
inscrites grâce à des marqueurs d’un autre siècle. Je parviens non sans mal à
conserver un calme que je veux rassurant pour Alfred que je sens décrépir au fil
des secondes. Quand, après plusieurs minutes de feuilletage, mon cerveau établit
une infime connexion entre les cartes postales et le passeport, j’arrache
furieusement le cadre des mains d’Alfred et le détruis sans ménagement pour en
libérer plusieurs morceaux cartonnés, tous oblitérés et portant, sans exception,
une inscription semblable. Une date, tout d’abord. Chaque carte a été transmise
au cours d’une année différente, lors des trois dernières décennies. Puis,
quelques lignes dont on devine qu’elles doivent former, une fois réunies, une
sorte de poème. Et enfin, entre guillemets, chacune se termine par une citation
du même auteur. Au hasard, je découvre les mots écrits d’une main sensible et
soigneuse qui ne me semble pas étrangère.
[Bien sûr du soir au matin blême. Depuis j’ai dit je t’aime. Et
d’autres que toi sont venues. L’homme est un apprenti, la douleur
est son maître/Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert.]
[Bien sûr j’ai joué de mes armes. J’ai joué de leurs larmes. La vie
est un sommeil, l’amour en est le rêve/Et vous aurez vécu, si vous
avez aimé.]
[Bien sûr j’ai redit à mi-voix. Tous les mots que pour toi. J’ai dit
pour la première fois. Qui ne sait que la nuit a des puissances
telles, que les femmes y sont, comme les fleurs, plus belles.]
[Bien sûr pour trouver le repos. J’ai caressé leur peau. Elles m’ont
même trouvé beau. On ne badine pas avec l’amour.]
Toutes portent mention du nom et du prénom de ma concierge. Le corps
d’Alfred est tout tremblant, assimilant brutalement des informations auxquelles
personne ne s’attendait devant ce cadre sommaire et commun. En regardant tour
à tour les cartes et le passeport d’Alfred, je ne tarde pas à établir des liens
indéfectibles et douloureux. Durant toutes ses années passées à traverser les
continents, Roland n’a rien effacé. Moi qui pensais, avec l’accord d’Alfred, que
mon silence valait mieux qu’un aveu cinglant, je reste sans voix. Sans un mot,
sans une phrase, ni même le début d’une onomatopée lâchée involontairement,
nous comprenons tous ce que cette découverte signifie. Pour Julien, auprès
duquel je me suis épanchée dans les grandes largeurs quant à ma recherche, je lis
dans ses yeux la fin d’une aventure et le début d’une autre, pleine de tendresse et
de sagesse. Pour Marie, l’incertitude la laisse incapable de réagir.
— J’espère juste que lorsqu’Alzheimer aura eu le dernier mot, mon père ne
cherchera pas à son tour à la retrouver. Les échanges semblent s’arrêter quand
nous avons regagné le continent. Il a voulu préserver ma mère en se privant lui-
même d’une passion incandescente. Pour mieux la soigner…
— Et pour l’aimer mieux !
Dans un seul souffle, nous nous tournons tous vers cette voix puissante qui
vient d’achever le raisonnement d’Alfred. Nos visages se figent. Surpris. Je
regarde Alfred et crains sa réaction. Le sol le soutient encore. Son visage se
trouble. Il devient blême. Ses pensées doivent s’entrechoquer, ne ménageant rien
de son être. Il paraît décontenancé et ne parvient qu’à entrouvrir la bouche
maladroitement. Il plonge son regard perdu dans les yeux déterminés de son
père, Roland.
— Où, où, où, où ?...
— Ta mère est en de bonnes mains. J’ai prévenu les infirmières avant de partir.
Je serai à ses côtés avant le lever du jour.
— C’est la… la… la… la pre…pre…première…
— Non, Alfred ! Ce n’est pas la première fois que je la laisse seule ainsi, à la
charge du corps médical. Depuis que tu es parti, j’ai tout fait pour ta mère. Je l’ai
aimée, accompagnée, lavée, bercée, nourrie. Mais je me suis échappé parfois.
Soudainement, je me remémore les derniers échanges que j’ai eus avec
Madame Bonabonheur. C’est elle qui m’avait conseillé de recourir à un service
de covoiturage. Elle en avait entendu parler lors d’une des nombreuses émissions
qui tournaient en boucle sur son petit poste de télévision. Elle m’avait parlé
d’économie, d’échanges de bons procédés, de partages. Je commence à me poser
quelques questions, et mon visage doit transpirer de tous ces doutes. Roland
m’observe, le regard plein d’une tendresse infiniment paternelle.
— Ne lui en veux pas, Camille ! En faisant cela, Lily a juste souhaité
t’embarquer dans sa propre aventure. Elle t’aimait comme si tu avais été sa
propre fille.
— Elle savait que je serais avec Alfred durant le trajet ?
— Elle avait tout planifié. Elle voulait que tu le rencontres et avait
certainement cru que tu tomberais sous le charme de mon fils. Elle te voulait
heureuse et imaginait que… Je ne sais pas… Tel père, tel fils ! Quand vous avez
débarqué l’autre soir, j’ai compris.
— Vous me connaissiez ?
— Lily m’avait déjà parlé de toi souvent !
Cette fois, Alfred reprend la parole durement :
— Mais alors, tu continuais à la voir ?
— Non, je ne l’ai jamais revue. Nous nous écrivions souvent. Comme deux
amis. Mais elle respectait beaucoup trop ta mère et ma vie pour s’y engouffrer
comme une voleuse. Par contre, elle savait que tu vivais dans le coin et gardait
un œil sur toi, au cas où.
— Et maman ?
— Ta mère a toujours su pour Lily et ne s’en est jamais plainte. Elles faisaient
partie de ma vie, quoi qu’il arrive. Ni l’une ni l’autre ne me l’a jamais reproché.
Je repense à la tristesse de Lily lorsqu’elle évoquait son amour perdu.
— Vous n’imaginez pas à quel point elle a été malheureuse !
— Oh si, Camille, je le sais. Je l’ai toujours su.
— Alors, aujourd’hui, vous revenez là et quoi ? Elle est morte. Votre absence
l’a tuée.
— Non, Camille. Mon absence n’y est pour rien.
Le silence s’installe et me plonge dans un inconfort déstabilisant. Roland
pousse un profond soupir.
— Si elle a pris le parti de te mettre sur la route d’Alfred, c’est parce qu’elle
souhaitait que tu saches tout, du début à la fin. Elle a passé de longues heures à
te raconter sa vie, mais elle en a omis de larges pans sombres et bien réels. Elle
se savait condamnée. Les médecins lui avaient diagnostiqué une maladie
incurable l’an dernier. Elle a refusé les traitements, se laissant porter par un
quotidien dans lequel tu étais son soleil. Quand elle a senti que ses forces
l’abandonnaient pour de bon, elle m’a écrit une dernière fois.
Roland fouille dans la poche intérieure de son manteau, en sort une enveloppe
ouverte et me la donne. L’écriture me gifle instantanément.
Roland,
Fais en sorte de veiller sur Camille comme je l’ai fait pour Alfred.
Je t’envoie mille prières pour Claudine. Je vous aimerai tous les
trois au-delà de demain.
Lily
Playlist

POUR VENDRE DES CHOUX


� Lily, paroles et musique Pierre Perret, Éditions Adèle, 1977.
SANS PENSER AU LENDEMAIN
� Une belle histoire, paroles de Pierre Delanoë, musique de Michel Fugain, CBS, 1972.
SUR LES MAINS
� Que l’amour est violent, paroles de Luc Plamondon, musique d’Aldo Nova et R. Virag, Columbia,
2000.
COMME DEUX OMBRES À L’ÉCART
� Tout c’qui nous sépare, paroles et musique de Jay Alanski, Epic Records, 1990.
NOUVELLE FÉMINITÉ
� Elle a fait un bébé toute seule, paroles et musique de Jean-Jacques Goldman, Epic Records, 1987.
LES POUSSIÈRES D’UNE ÉTOILE
� Ça va pas changer le monde, paroles de Vito Pallavicini et P. Massara, musique de Joe Dassin, Pierre
Delanoë et Claude Lemesle, CBS, 1975.
QUAND L’AUBE SE LÈVE
� Comme je l’imagine, paroles et musique de Véronique Sanson, Elektra, WEA, 1972.
ET PEUT-ÊTRE QUE DEMAIN
� Smile, paroles de John Turner et Geoffrey Parsons, musique de Charlie Chaplin, Epic Records, 1954.
LA MER EST CALME
� Le Coup de soleil, paroles et musique de Jean-Paul Dréau, Polydor, PolyGram, 1979.
LES VILLES S’ÉCLABOUSSERAIENT DE BLEU
� La Quête, paroles de Joe Darion (paroles originales) et Jacques Brel (adaptation française), musique de
Mitch Leigh, Éditions Jacques Brel, 1968.
SANS CHAOS NI SENTIMENT
� Si maman si, paroles et musique de Michel Berger, Atlantic Records WEA, 1977.
JUSTE ESSAYER POUR VOIR
� Je te promets, paroles et musique de Jean-Jacques Goldman, Philips, 1987.
ENTRE LE BONSOIR ET L’ADIEU
� D’aventures en aventures, paroles de Serge Lama, musique d’Yves Gilbert, Philips, 1968.
Remerciements

Merci à Frédéric qui, un jour de l’été 2017, m’a permis de vivre un instant hors
du temps et m’a aidée à donner naissance à ce roman.
Agnès Martin-Lugand. En 2015, elle a soufflé dans mon oreille : « Il doit y
avoir un avant et un après à cette nouvelle ! » Elle évoquait « Sans penser au
lendemain », l’un des chapitres du roman. Je t’ai écoutée, Agnès. Merci de
m’avoir offert tes encouragements, ta gentillesse et ton regard rieur.
Soledad, Céline et Alex. Les filles, je vous aime. Pour ce que vous êtes et pour
ce que vous m’offrez. Votre amitié est un cadeau précieux. (Céline, tu as
désormais une « playlist » à fredonner ! Alex, ne me remercie pas !)
Maman, Papa. « Passe ton Bac d’abord ! Mais après, fais ce que tu veux ! »
Merci d’avoir cru que je ferai peut-être du droit et d’avoir toujours suivi mes
chemins en travers…
Bertrand, parce que sans toi, je n’aurais pas grandi ainsi. Fière d’avoir
parcouru un bout de « Boulevard des Hits » avec toi…
Daniel, pas un livre sans vous… Vous savez pourquoi. Isabelle, parce que je
n’oublie pas que vous y avez cru avant tout le monde alors que je n’avais que six
ans.
Tous ceux qui y ont cru pour moi, qui ont eu des mots gentils, des attentions
sincères, des gestes tendres, qui m’ont offert leur oreille, leurs bras, leurs cœurs.
Pierre Perret, Michel Fugain, Garou, Jil Caplan, Jean-Jacques Goldman, Jo
Dassin, Véronique Sanson et Les Innocents, Nat King Cole, Richard Cocciante,
Jacques Brel et Marie-Elaine Thibert, France Gall, Johnny Hallyday, Serge
Lama. Sans vous, rien n’aurait été possible. A tous les auteurs, compositeurs et
interprètes qui parcourent nos vies avec talent et passion.
Eric… mon essentiel, mon équilibre. Je t’aime.
A mes deux ailes et à mon infini debout…

© City Editions 2018
Couverture : Shutterstock/Studio City
ISBN : 9782824648842
Code Hachette : 85 5589 2
Collection dirigée par Christian English & Frédéric Thibaud
Catalogues et manuscrits : city-editions.com
Conformément au Code de la Propriété Intellectuelle, il est interdit
de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage, et ce,
par quelque moyen que ce soit, sans l’autorisation préalable de l’éditeur.
Dépôt légal : Mars 2018

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