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ENFERMEMENT

DES LIVRES VENDREDI 10 MAI 2002

LE MONDE L’APRÈS- DOSSIER :


Soazig Aaron, Charlotte DES POCHES 11 SEPTEMBRE Les devoirs
Perkins Gilman, Le Code noir page IX de l’homme d’Etat
pages V à VIII pages X et XI
Catherine Laurent,
José Manuel Fajardo AMITAV
page II GHOSH
page III

Jeune paysan 1911-1914 images de Sander ou d’Evans ne Pour éclairer les enjeux contempo-
par August Sander sont-elles pas des documents mais rains du style documentaire, pour
des œuvres à contempler ? Lugon, montrer comment d’autres discipli-
en s’appuyant sur les déclarations nes s’en sont emparées, on se plonge-
des artistes et sur la littérature de ra dans un livre précieux : Le Parti
Le photographe l’époque, analyse les éléments « for- pris du document : littérature, photo-
mels ou conceptuels » qui, au-delà de graphie, cinéma et architecture au
August Sander la neutralité apparente – donc sus- XXe siècle. Cette réunion d’essais
pecte – de la prise de vue, définissent dans un numéro de Communications
(1876-1964) est l’auteur ce style documentaire, et les confron- analyse – entre autres – les récits de
te avec les esthétiques de l’époque George Orwell, de Joseph Roth ou
d’un projet, aussi – comme la nouvelle vision – et avec de Varlam Chalamov, le cinéma de
les usages sociaux de la photo, de la Wiseman, d’Amos Gitai ou de Rithy
monumental presse à l’archivage en passant par la Panh, la « pédagogie poétique » de
pratique amateur. l’éducateur Fernand Deligny, la pho-
qu’ambitieux : révéler Partons de ce portrait d’un paysan tographie de Marc Pataut ou la cons-
par Sander. D’une sobriété absolue, truction minutieuse, page après
la société de son temps et pourtant extrêmement captivant, page, de ce livre fondateur qu’est
qui échappe à la production standar- American Photographs, de Walker
au moyen de portraits disée d’un studio. L’approche du por- Evans. Cette actualisation du style
trait est centrale. Sander et Evans documentaire met en avant d’autres
pris dans toutes les balaient l’utopie de la vérité du notions comme l’écoute, le témoi-
modèle et du faux instantané en gnage, le reportage, l’engagement.
classes sociales. Pour la situation. Ils installent « un type » Une éthique se dessine. Une convic-
au centre de l’image – ou la façade tion aussi : ce sont bien des œuvres,
première fois ce travail d’architecture pour Evans, traitée des formes artistiques qui s’affir-
comme un visage. C’est un homme ment. Pour non pas décrire le mon-
d’une vie est rassemblé qui ne gesticule pas mais semble « se de, mais le révéler.
présenter » au photographe. C’est le
de vœux en 1940 : « Ayez le courage modèle qui, « concrètement et cons- – Hommes du xxe siècle, d’August
de penser par vous-même. » En 1946, ciemment, fait l’image », dit Lugon. Sander, présenté par Susanne Lange,
40 000 de ses négatifs sont brûlés Dans cette logique typologique, les Gabriele Conrath-Scholl et Gerd San-
dans un incendie. Son grand œuvre visages ne sont pas expressifs mais der (éd. de La Martinière, 7 volumes
ne sera jamais publié de son vivant. anti-sentimentaux – « ces gens sont sous coffret, 1 436 p., , 619 photos,
Il est très émouvant de découvrir tout le monde », dit Evans. La photo 206 ¤).
aujourd’hui, en 619 photos (180 iné- est également claire, « clinique », – August Sander, analyse de l’œuvre,
dites) et 7 volumes joints dans un frontale, formée d’un « tissu d’indi- dirigé par Susanne Lange et Gabriele
coffret, le projet dont Sander rêvait. ces ». Le second point central est l’or- Conrath-Scholl (éd. de La Martinière,
Même si la fidélité est incertaine, car ganisation des images en séries, 208 p., 30 ¤).
ledit projet a été défini il y a sept dans un livre ou une exposition. – Le Style documentaire d’August San-
décennies. On retrouve, dans cette Même si, individuellement, les pho- der à Walker Evans, 1920-1945, d’Oli-
symphonie humaine, les images pro- tos de Sander ou d’Evans tiennent vier Lugon (éd. Macula, « Le champ
digieuses de l’artiste : trois jeunes sacrément la route. L’art de style de l’image », 400 p., 30 ¤).
paysans endimanchés, l’ouvrier aux documentaire est « moins envisagé – Le Parti pris du document : littératu-
épaules chargées de briques, l’étu- comme une prise que comme une re, photographie, cinéma et architec-
diant si élégant – jusqu’à la cigarette construction » : construire, collection- ture au XXe siècle, sous la direction
tenue entre les doigts. Puis le méde- ner, recadrer, dégager un récit par la de Jean-François Chevrier et Philippe
cin et le peintre, le nazi et le prison- progression et par la confrontation Roussin (n˚ 71 de Communications
nier politique. Et enfin les malades, des images. [Ehess], Seuil, 464 p., 15,55 ¤).
fous et mourants.
Cet objet de 10 kilos, riche en
informations, atypique dans le livre
de photos, est à la hauteur d’une
révolution photographique. Sander
est un des premiers à rompre, au
tournant du siècle, avec le style picto-
rialiste – « Je ne hais rien tant que les
photographies remplies de minaude-
ries, de poses et d’afféteries. ». Le pre-
mier à opter pour le portrait, sou-
vent anonyme, dans le dessein de
révéler une société. Le premier à

Symphonie
s’écarter des effets formels toni-
truants (plongée, contre-plongée,
flou, gros plan) du modernisme. Le
premier à suivre un protocole. On
est frappé, au-delà des images, par la
cohérence de l’ensemble. Justement,
l’art de Sander, c’est quoi ? Inter-
vient ici le livre d’Olivier Lugon,

humaine
jeune historien, qui publie Le Style
documentaire, d’August Sander à Wal-
ker Evans. Lugon associe au grand
photographe allemand le grand pho-
tographe américain, qui, dans les
années 1930 à 1960, a dressé un por-
trait remarquable de la culture améri-
caine. C’est aussi à Evans
(1903-1975) que l’on doit la défini-

L
Vieux Paris. Entre l’art et le docu- sont et non telles qu’elles devraient ou tion, en 1971, du « style documentai-
ment, il y a le style documentaire, pourraient être. » Il avance le terme re » : « Documentaire ? Voilà un mot
une forme artistique il est vrai mal d’« exactitude » et classe la société très recherché et trompeur. Et pas vrai-
cernée. Pour l’éclairer, autant plon- en sept groupes : le paysan, l’artisan, ment clair. (…) Le terme exact devrait
ger dans une œuvre. Avec celle de la femme, les catégories socioprofes- être “style documentaire”. Un exem-
l’Allemand August Sander sionnelles, les artistes, la grande ville, ple de document littéral serait la photo-
(1876-1964), on est servi. Le monu- graphie policière d’un crime.
a photographie est ment de sa vie, Hommes du XXe siècle, a Michel Guerrin Un document a de l’utilité
figée par une frontière tenace que vient d’être publié. Jamais l’histoire alors que l’art est réellement
trois livres devraient contribuer à fai- de la photographie n’a connu projet les derniers des hommes. En 1930, il inutile. Ainsi l’art n’est jamais un docu-
re tomber. Quelle frontière ? D’un aussi énorme et ambitieux : dresser publie soixante portraits dans Antlitz ment mais il peut en adopter le style. »
côté, le grand art, avec ses auteurs le portrait de la société de son temps der Zeit (« Visages de ce temps »), La célèbre remarque d’Evans pro-
qui transcendent la matière vivante. en réalisant, au moyen du portrait, première pierre de son édifice. Le longe celle de Walter Benjamin
De l’autre, un magma de photos les figures types par classes sociales succès critique est fort, mais le livre citant Brecht : « Moins que jamais
documentaires, simples duplications et métiers. se vend mal. En 1934, les nazis ordon- une simple “reproduction de la réali-
de la réalité. C’est avec ce raisonne- Sander lance son projet artistique nent la destruction des plaques d’im- té” n’explique quoi que ce soit de la
ment qu’Eugène Atget est assimilé à dans les années 1920. Il le définit en primerie du livre. Exilé dans sa cam- réalité. Une photographie des usines
un humble archiviste qui a amassé 1927 dans une note : « J’ai l’outrecui- pagne natale du Westerwald, ce fils Krupp ou AEG n’apporte à peu près
de « merveilleux documents » sur le dance de voir les choses telles qu’elles de charpentier envoie comme carte rien sur ces institutions. » En quoi les

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