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SUR LE STATUT LINGUISTIQUE DU TANWíN

Contribution à l’étude du système déterminatif de l’arabe1

par

D.E. KOULOUGHLI
(CELLMA, CNRS/ENS Fontenay St-Cloud)

Nous dédions ce travail à la mémoire de notre


ami Jacques BOULLE, qui nous a toujours
enseigné à ne pas séparer l’aspect systémique des
faits de langue de leur dimension historique.

0. Introduction

I l peut sembler surprenant qu’après plusieurs décennies d’analyse lin-


guistique de l’arabe on puisse encore se poser la question du statut
exact d’un marqueur aussi fréquent et aussi banal que le tanw“n. Pourtant,
force est de constater, à la lecture de travaux consacrés, en tout ou en
partie, à ce petit appendice nasal suYxé à des nominaux arabes, qu’il
n’existe aucune forme de consensus sur son identité linguistique et sa
fonction exacte dans l’état de langue re été par l’arabe écrit. Nous nous
proposons dans le présent travail d’établir, à partir d’une relecture cri-
tique des principales descriptions faites de ce marqueur, un bilan des
incertitudes qu’il semble avoir suscitées chez les spécialistes qui s’y sont
intéressé. Nous essayerons, dans le même mouvement, de montrer que
la vue « traditionnelle » selon laquelle le tanw“n est un déterminant
indéŽ ni est en fait parfaitement justiŽ ée et que les objections qui ont
été opposées à cette conception ne résistent pas à un examen systé-
matique et rigoureux des faits. En passant nous serons amené à pré-
ciser les limites exactes du domaine du tanw“n et à le diVérencier de
certaines marques morphologiques auxquelles il a été parfois abusive-
ment assimilé.

1
Nous tenons à remercier G. Bohas et M. Chairet pour les critiques et les sugges-
tions qu’ils nous ont faites sur une version préliminaire de ce travail.

© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2001 Arabica, tome XLVIII


TANWíN 21

1. Critique de quelques points de vue sur le statut du tanw“n

1.1. Le tanw“n dans la Tradition arabe


Si, partant d’une croyance naïve en la simplicité fondamentale des ori-
gines, on se tourne vers la tradition grammaticale arabe en espérant y
trouver une conception claire et simple du tanw“n, on est bien vite édiŽ é
sur l’étendue de son erreur. En eVet, la lecture des vieux maîtres révèle
que pour eux il n’y a pas un tanw“n, mais bien plusieurs, comme l’at-
testent les très nombreuses qualiŽ cations attachées à ce mot et qui fonc-
tionnent comme autant de sous-catégories : d’abord il y a une première
partition entre tanw“n « authentique » (a§“l ), et « non-authentique » ( ©ayr
a§ “l ). Ensuite, au sein de la première classe, qui concerne spéciŽ que-
ment le marqueur nominal qui nous intéresse, on distingue au moins qua-
tre sous-catégories de tanw“n, tous « authentiques » mais tous diVérents 2 :
• le tanw“n « d’aVermissement » (tanw“n al-tamakkun), supposé marquer
qu’un nom qui en est doté assume pleinement le statut nominal, à
savoir, dans la conception des grammairiens anciens, la possibilité
d’exhiber un inventaire complet de  exions casuelles3.
• le tanw“n « d’indéŽ nition » (tanw“n al-tank“r ) qui, ajouté à un nom
propre (et donc en principe déŽ ni) qui n’en est normalement pas aVec-
té, donne à ce nom une valeur d’indéŽ ni. C’est le cas de l’exemple
classique :
marartu bi-S“bawayhi wa-S“bawayhi "ˆ¢ara
j’ai croisé Sibawayhi et un autre Sibawayhi
• le tanw“n « de compensation » (tanw“n al-’iwa¶ ) qui apparaît dans des
mots comme qˆ¶in ou ’a§an et qui est supposé compenser la perte de
matériel phonétique subie par ce type de mots. Il est également pos-
tulé dans des mots à valeur diaphorique comme kullun où il est censé
compenser l’élision mise en évidence dans la glose kullu l-nˆs.

2
Sur les divers types de tanw“n on consultera surtout les ouvrages didactiques comme
la "Ë[urrmiyya ou la "AlŽyya (et leurs commentaires) souvent caractérisés par leur souci
de classiŽ cations nettes. Le tanw“n y étant traité comme un indice identiŽ catoire du nom,
c’est à la présentation des parties du discours que cette question est généralement traitée
en tant que telle, mais elle fait retour en divers autres points de la grammaire, partout
où elle peut avoir des eVets sur la morphologie casuelle.
3
Sur la portée du concept de tamakkun cf. Chairet (2000). Sur la genèse et l’évolu-
tion de ce concept cf. Kouloughli (à paraître).
22 d.e. kouloughli

• enŽ n le tanw“n « de correspondance » (tanw“n al-muqˆbala ) qui marque


les noms au féminin pluriel régulier « externe », la « correspondance »
visée concernant, curieusement, la terminaison [na] du pluriel mas-
culin externe.
La deuxième classe, celle du tanw“n « inauthentique », comporte égale-
ment de nombreuses sous-catégories, mais ne nous retiendra pas ici,
dans la mesure où elle concerne des usages marginaux et/ou qui ne
sont pas spéciŽ quement nominaux.
Cette classiŽ cation montre d’emblée que ce n’est pas dans la tradi-
tion grammaticale arabe qu’il faut chercher une conception uniŽ ée et
synthétique du tanw“n. En outre, et sans vouloir nous attarder à en
comprendre la logique profonde, ce qui demanderait une étude en soi,
la conception sous-jacente à cette classiŽ cation soulève à chaque pas
des questions diYciles qu’il nous faut, au minimum, indiquer en pas-
sant car nous les retrouverons en fait sur notre chemin.
Ainsi, concernant le tanw“n al-tamakkun, qui couvre, au fond, l’essen-
tiel des occurrences de ce marqueur dans la langue, il convient d’ob-
server que, c’est essentiellement le fait que le nom « aVermi » (muta-
makkin) exhibe une  exion casuelle ("i’rˆb) qui intéresse la tradition
grammaticale. Mais on est fondé, du point de vue de la linguistique
moderne, à se demander s’il n’y a pas là une confusion manifeste de
niveaux : la détermination est conceptuellement une chose distincte du
marquage casuel, même s’il peut y avoir, dans la morphologie des lan-
gues, des amalgames de marques. La question mérite d’autant plus d’être
posée que, comme on le montrera plus loin, cet amalgame n’existe même
pas en arabe!
Le même soupçon de confusion des niveaux apparaît en ce qui con-
cerne le second type de tanw“n « authentique » : le tanw“n de qˆ¶“n ou
de ’a§an est très clairement segmentable en tant que tel, au même titre
que celui de kitˆbun. C’est la marque casuelle qui, dans de tels mots,
est amalgamée à du matériel radical. Mais il est aisé de comprendre
que, pour une analyse qui, déjà dans kitˆbun, ne sépare pas clairement
marque casuelle et marque de détermination, le cas de qˆ¶in et ’a§an
apparaisse a fortiori comme « irrégulier » et nécessitant une catégorie
à part du point de vue du tanw“n. Quant au tanw“n al-’iwa¶ de formes
comme kullun ou ú“na"iÅin, on peut y voir un autre cas de confusion
des niveaux : cette fois entre la morphologie et la syntaxe (voire la
sémantique).
EnŽ n, l’attribution d’une catégorie spéciale au tanw“n des pluriels
TANWíN 23

féminins externes (tanw“n al-muqˆbala) conŽ rme le soupçon de confusion


des niveaux casuel et déterminatif : en eVet, le tanw“n de cette classe
de mots a un comportement morphologique parfaitement régulier si on
le rapporte à celui du tanw“n normal : il est en stricte distribution com-
plémentaire avec l’article déŽ ni (lˆm al-ta’r“f ) d’une part, l’état d’an-
nexion ( "i¶ˆfa) d’autre part. Ce qui n’est pas tout-à-fait régulier, dans
ces mots, c’est le système des marques casuelles : ils ont une déclinaison
à deux cas et non à trois. Le fait que les grammairiens arabes leur
assignent une « classe de tanw“n » particulière nous paraît une preuve
supplémentaire de la confusion du niveau casuel et du niveau déter-
minatif. Cette impression est renforcée par le fait que la muqˆbala met
en relation les noms féminins pluriels externes avec les noms masculins
pluriels externes dont le suYxe [na] Ž nal ne fonctionne pas exactement
comme un tanw“n, mais qui ont, eux aussi, une déclinaison à deux cas.
Nous verrons plus loin que ce problème aussi fait retour dans certaines
analyses modernes du tanw“n.
Soulignons un dernier point, concernant le traitement du tanw“n dans
la tradition arabe : il serait erroné de concevoir les diverses catégories
de tanw“n que nous avons signalées ci-dessus comme eVectuant une par-
tition, au sens ensembliste, sur l’ensemble des occurrences de tanw“n :
ainsi, le tanw“n que l’on a dans un mot comme kullun est à la fois un
tanw“n ’iwa¶, en tant qu’il « remplace » un élément élidé, et un tanw“n
tamakkun en tant que le nom kull est un nom de « plein exercice ». Cette
double assignation marque clairement, si l’on avait encore des doutes
à ce sujet, le caractère complexe et la confusion catégorielle qui carac-
térisent l’analyse arabe traditionnelle du tanw“n.
S’il fallait synthétiser la position des grammairiens arabes sur le tan-
w“n, on pourrait dire que, dans le cas général4, ils ne considèrent nulle-
ment ce marqueur comme un déterminant indéŽ ni, mais comme une
simple marque morpho-phonologique d’appartenance à la classe des noms
« de plein exercice » ("asmˆ" mutamakkina), c’est-a-dire des noms ayant
un paradigme complet de suYxes casuels. Pour les grammairiens arabes,
le tanw“n ne serait, dans la plupart des cas, que la forme contextuelle
particulière que prendraient les suYxes casuels du nom si ce dernier
n’est ni déterminé par l’article déŽ ni ("a)l ni en état d’annexion.

4
Il faut exclure de ce « cas général » au moins un théoricien de stature exception-
nelle, Rˆ¶“ l-D“n Al-"AstarˆbˆÅ“ (m. 1287) qui a bien vu les insuYsances de la con-
ception « classique » sur le tanw“n. Sur son analyse, cf. Kouloughli (à paraître). Voir
aussi plus loin les conjectures formulées par Silvestre De Sacy . . .
24 d.e. kouloughli

1.2. Le tanw“n chez quelques arabisants occidentaux 5


Les arabisants occidentaux, s’ils semblent avoir le plus souvent reconnu
au tanw“n un rôle dans le système arabe de la détermination, en tant
que marquant l’indéŽ ni, ne l’ont pas, généralement, fait de façon claire
et exempte de confusions. Voici par exemple ce que l’on peut lire dans
le Traité de philologie arabe du Père Fleisch (T.I, 1961, p. 270) :
Fait à remarquer, la déclinaison du singulier ne se sépare pas de l’expression de
la détermination ou de l’indétermination. On dit en première déclinaison (noms
triptotes) :
nominatif : ar-ra[ul-u « l’homme » ; ra[ul-un « un homme »
génitif : ar-ra[ul-i « de l’homme » ; ra[ul-in « d’un homme »
accusatif : ar-ra[ul-a « l’homme » ; ra[ul-an « un homme »
Les suYxes -un, -in, -an, d’eux-mêmes impliquent l’indétermination. Mais les suYxes
-u, -i, -a s’ajoutent à un nom par ailleurs déterminé : soit par l’article comme
dans l’exemple précédent, soit par un complément déterminatif : ra"su-h (sic.)
« sa tête », ra"su r-ra[uli « la tête de l’homme », ra"su ra[ulin « la tête d’un homme »
(sic.).

Comment comprendre l’aYrmation que « la déclinaison du singulier ne


se sépare pas de l’expression de la détermination ou de l’indétermina-
tion » ? Concernant la « détermination 6 » la séparation devrait paraître
évidente, puisque l’article déŽ ni est préŽ xé au nom alors que les mar-
ques casuelles lui sont suYxées. Quant à l’indétermination, les principes
les plus élémentaires de segmentation des morphèmes devraient rendre
évident le fait que l’arabe, langue agglutinante, concatène le suYxe de
cas et le suYxe déterminatif (le tanw“n), ce qui ne veut pas dire qu’il
y a amalgame, « non séparation ». EnŽ n, ce type de structuration n’est
pas propre au singulier puisque tous les pluriels triptotes s’y confor-
ment. On voit donc qu’à peine le sujet abordé on est déjà dans la con-
fusion la plus totale.
Notons aussi, pour la déplorer, l’assertion selon laquelle le syntagme
ra"su ra[ulin est « déterminé » : sa traduction en « la tête d’un homme »
est totalement impropre7, et il est aisé de montrer que ce syntagme est

5
Il n’est pas question de passer ici en revue tous les travaux d’arabisants occiden-
taux ayant traité du tanw“n. Nous nous contenterons de présenter le traitement de cette
question chez les auteurs (notamment francophones) que les arabisants d’aujourd’hui
sont le plus susceptibles de consulter.
6
Précisons tout de suite, nous y reviendrons, que la plupart des arabisants français
utilisent le couple « détermination/indétermination » pour « déŽ nition/indé Ž nition ».
Cette confusion terminologique est corrélative, on le montrera plus loin, d’une confu-
sion conceptuelle entre niveau morpho-syntaxique et niveau sémantique.
7
Gatje (1970) (citant les kleinere Schriften de Fleischer) à propos de la valeur de l’état
TANWíN 25

indéŽ ni en le faisant suivre d’un adjectif, lequel ne pourra être qu’indé-


Ž ni : ra"su ra[ulin mu§a©©aratun = une tête d’homme réduite. Considé-
rer que le nom en état d’annexion est automatiquement « déterminé »
(entendez « déŽ ni ») est donc une erreur à la fois au niveau morpho-
syntaxique et au niveau sémantique. C’est hélas, chez certains orienta-
listes, une erreur fort répandue.
Cette confusion terminologique et conceptuelle se retrouve en eVet
dans la Grammaire de l’arabe classique de R. Blachère et M. Gaudefroy-
Demombynes (lère édition : 1952). Après avoir rappelé (p. 200) que
« c’est en arabe une question essentielle de savoir si un nom est déter-
miné ou indéterminé », ces deux auteurs écrivent :
« D’une façon générale, l’indéterminé est signalé par une désinence
vocalique en tanw“n et le déterminé par une désinence vocalique sans
tanwîn » (op. cit. p. 200).
On voit qu’ici encore détermination et  exion casuelle sont d’em-
blée confondues. Mais cette confusion se complique encore lorsque les
deux auteurs entreprennent de détailler leur conception de la détermi-
nation. On peut lire en eVet, p. 318 de la grammaire :
Pratiquement, la détermination ne peut se déŽ nir que par opposition à l’indé-
termination. (. . .) On dira qu’un nom est indéterminé grammaticalement quand il
est nu, ce nom pouvant alors, selon son type, être aVecté ou non de la
nûnation.

Cette aYrmation, suivie dans le texte par un exemple de nom indéŽ ni


doté de la marque du tanw“n (ra[ulun = un homme) et d’un autre qui,
relevant de la classe des diptotes8 ne peut jamais être doté de cette
marque (’ulamˆ"u = des savants) montre clairement que pour Blachère
et Gaudefroy-Demombynes le tanw“n suYxé au mot ra[ul-u-n n’est pas
considéré comme une marque morphologique au même titre que l’ar-
ticle déŽ ni préŽ xé dans al-ra[ul-u. Car autrement comment parler de
nom « nu » et mettre en parallèle ra[ul-u-n et ’ulamˆ"-u ?
Mais, si ra[ul-u-n était bien un nom à l’état « nu », c’est-à-dire dépourvu
de toute marque morphologique (autre que celle du cas) et si, à ce titre
on pouvait le mettre en parallèle avec ’ulamˆ"u, comme le font nos deux
arabisants, comment expliquer qu’avec la particule de vocatif yˆ on

d’annexion à un indéŽ ni fait justement remarquer que imra"atu úa[[ˆmin n’est pas
« la femme d’un barbier » mais « une femme de barbier » . . .
8
Il s’agit d’une classe, à première vue assez hétérogène, de noms qui ne peuvent
pas prendre le tanw“n. A ce titre ces noms posent des problèmes à toute analyse de
l’arabe voulant voir dans le tanw“n un article indéŽ ni. Nous reviendrons plus loin sur
ce problème.
26 d.e. kouloughli

obtienne avec le second nom : yˆ ’ulamˆ"u! = ô savants!, mais avec le


premier non pas *yˆ ra[ul-u-n! mais yˆ ra[ul-u! = ô homme !. Dire que
’ulamˆ"u est « nu » est compréhensible, puisque dans aucune des occur-
rences textuelles de ce mot il ne se présentera avec moins de matériel
phonétique, mais le test du vocatif montre bien qu’il n’en est pas de
même de ra[ul-u-n et que le [n] Ž nal est bien un suYxe distinct de la
marque casuelle puisqu’il y a des occurrences textuelles où l’une peut
apparaître sans l’autre.
La confusion est aggravée par la suite du texte :
Inversement, on dira qu’un mot est déterminé grammaticalement quand il est muni
de l’article al ou quand il est en état d’annexion ou quand il est précédé de la
particule du vocatif yˆ.

En ce qui concerne la référence à la particule de vocatif yˆ, nous


souscrivons volontiers à la reconnaissance de sa capacité à doter le nom
qu’elle précède d’une détermination à la fois grammaticale (puisqu’elle
l’oblige à perdre alors son tanw“n) et sémantique. Par contre, parler de
détermination grammaticale pour le nom en état d’annexion est aller
un peu vite en besogne! Nous avons vu plus haut, à propos du syn-
tagme ra"su ra[ulin que l’état d’annexion ne dote pas automatiquement
un nom de « détermination ». En outre, et d’un point de vue pure-
ment « grammatical » (c’est-à-dire, avant tout, formel), c’est à propos
de l’état d’annexion qu’il faudrait parler de nom à l’état « nu » : la
grammaire de l’arabe exige en eVet, pour les substantifs en tout cas,
que le nom en état d’annexion soit à l’état « nu », c’est-à-dire dépouillé
de tout morphème autre que son suYxe casuel. On vériŽ e alors que
l’on a : ’ulamˆ"u l-mad“na (= les savants de la ville) en parallèle avec
ra[ulu l-Òur a (= l’agent de police) où l’on voit bien que c’est ra[ul-u qui
est à l’état « nu » et non ra[ul-u-n.
Nous ne partageons pas non plus l’opinion de Blachère et Demombynes
sur la valeur sémantique de l’indéŽ ni en arabe. Ils écrivent à ce pro-
pos : « cette indétermination a d’ailleurs une valeur particulière ; ra[ulun
désigne un homme vague mais non totalement privé de caractères par-
ticuliers : c’est un certain homme ». En réalité, l’interprétation de tout
nom indéŽ ni dépend crucialemnt du contexte dans lequel il apparaît
et peut aller, en arabe comme dans bien d’autres langues, de la « saisie
étroite 9 » à laquelle semblent faire référence les deux arabisants, à la
« saisie large » qui atteint des valeurs de type générique. Certes, le fait

9
Pour reprendre la terminologie et les intuitions remarquables de G. Guillaume (1919).
Nous reviendrons dans un autre travail sur l’analyse détaillée des valeurs du tanw“n.
TANWíN 27

de citer le nom indéŽ ni au nominatif, cas typique du thème et de l’agent,


peut favoriser une interprétation plutôt spéciŽ que. Mais, même dans ce
cas, il suYt de faire de ce nom le sujet grammatical d’un verbe au pas-
sif, par exemple, pour qu’une interprétation plus généralisante devienne
naturelle : [uriúa ra[ulun = un homme (quelconque) a été blessé . . .
Par contre nous souscrivons à cette remarque des deux auteurs :
Il y a d’ailleurs lieu, comme en franç. (sic.) de distinguer la détermination gram-
maticale de la détermination sémantique. Ainsi un nom propre comme zaydun Zayd
est indéterminé grammaticalement et déterminé pour le sens.

Cette remarque pourrait sembler aller suYsamment de soi pour ne pas


avoir besoin d’être thématisée. Nous verrons cependant, que les noms
propres arabes portant le tanw“n ont paru à de nombreux linguistes
contemporains constituer une objection à la reconnaissance du statut
du tanw“n comme marqueur d’indéŽ nition 10. La remarque de bon sens
de nos deux arabisants ne nous semble donc pas si super ue . . .
Nous reconnaissons également que leur appréciation globale de l’évo-
lution générale du système de la détermination en arabe ne manque
pas d’une certaine pertinence. Ils écrivent à ce propos :
L’apparition des diptotes et, plus tard, la disparition des  exions devaient modiŽ er
cet état des choses. Toutefois les, grammairiens arabes assurèrent artiŽ ciellement
une survie à l’état ancien (nûnation = indétermination), bien que l’examen de la
langue classique, à leur époque, n’autorisât déjà plus à dire que la nûnation mar-
quait toujours et à elle seule l’indétermination grammaticale.

Il nous paraît incontestable de dire que, dès l’époque de la codiŽ cation


grammaticale de l’arabe, la catégorie grammaticale de l’indéŽ nition
n’était plus en relation bi-univoque avec la catégorie linguistique de la
nûnation (si tant est qu’elle l’ait jamais été11). Nous avons vu cepen-
dant, en l.l. ci-dessus que l’on peut diYcilement accuser les grammai-
riens arabes d’avoir entretenu cette Ž ction : on doit, tout au contraire,
leur reprocher, comme à leurs successeurs orientalistes, d’avoir un peu
négligé la relation pourtant bien réelle qui subsiste entre les deux caté-
gories dans la grammaire synchronique de l’arabe classique.
10
En fait le tanw“n des noms propres pourrait bien avoir été, pour les grammairiens
arabes eux-mêmes le principal obstacle à la reconnaissance de la valeur fondamentale
de déterminant de ce marqueur : sur ce point cf. Kouloughli (à paraître). Une esquisse
de solution à l’énigme des noms propres arabes dotés du tanw“n est proposée dans le
Traité de philologie arabe de H. Fleisch (1960, §76g, p. 344). Celle que nous adoptons,
proposée par Kurylowicz (1950), et que nous présenterons plus loin, est un peu plus
complexe, mais nous semble serrer de plus près la réalité de l’évolution historique.
11
Nous aurons l’occasion de voir, lorsque nous aborderons l’aspect historique de la
constitution du système de la détermination en arabe, que le tanw“n n’a, à aucune époque
attestée ou reconstruite, été un marqueur exclusif de l’indéŽ ni.
28 d.e. kouloughli

Nous terminerons ce rapide excursus chez les arabisants en remon-


tant à la Grammaire arabe de A. Silvestre de Sacy (1ère édition : 1810)
qu’une récente réédition rend à nouveau aisément accessible.
Dans la grammaire de de Sacy, le tanw“n est traité essentiellement
en deux endroits : d’abord au livre premier, intitulé « Des éléments de
la parole et de l’écriture » (notamment aux §§ 74-76, p. 38), puis au
livre second sur les parties du discours (§ 916, p. 410 sq.). Les con-
sidération développées dans le premier passage sont phonétiques et
orthographiques. Celles du second passage présentent une classiŽ cation
des divers types de tanw“n telle qu’elle a cours dans la tradition arabe.
Le tout ne présenterait pas grand intérêt n’était une note de bas de
page où de Sacy, faisant commentaire sur la classiŽ cation des divers
types de tanw“n, mais plus spéciŽ quement sur la catégorie de tanw“n
al-tank“r, écrit (p. 411, note 2) :
J’ai suivi ici Martellotto, le commentaire de la Djaroumia de Thomas Obicin, et
la grammaire d’Ebn-Farhât. Guadagnoli comprend sous cette dénomination [enten-
dez : tanw“n al-tank“r, DEK ], le tanw“n de tous les noms apellatifs12 et des adjectifs,
et ne donne le nom de tanw“n al-tamk“n qu’au tanw“n de la déclinaison des noms
propres, comme zaydun et núun. Ce système, qui me paroît plus juste (c’est moi
qui souligne, DEK ), est peut-être celui de quelques grammairiens arabes qu’il a
consultés (. .)

Nous ne connaissons pas les travaux de Guadagnoli et n’avons jamais


eu vent d’un texte de grammairien arabe qui prônerait la classiŽ cation
qu’il propose pour les divers types de tanw“n13. Mais le fait qu’il ait
adopté une telle classiŽ cation, et le fait que de Sacy la considère comme
« plus juste » est très révélateur de l’attrait théorique que présente la
reconnaissance du tanw“n comme marqueur d’indéŽ nition. Le fait, égale-
ment, de traiter comme une classe particulière les tanw“n des noms pro-
pres, qui n’ont au fond qu’une existence purement morphologique, ne
manque pas non plus de pertinence . . .

1.3. Le tanw“n chez les linguistes arabisants contemporains14


L’analyse que consacre S. Kozah (1967) au tanw“n nous paraît une
des plus représentatives à la fois des qualités et des insuYsances des

12
Ce sont nos « noms communs ».
13
Le système d’Al-"AstarˆbˆÅ“ (cf. Kouloughli, à paraître) n’est pas exactement celui-là . . .
14
Ici encore nous ne prétendons pas rendre compte exhaustivement de tous les travaux
linguistiques qui ont parlé du tanw“n en arabe, mais des plus signiŽ catifs. Si le lecteur
avait connaissance d’omissions importantes en la matière, nous lui serons reconnaissant
de nous aider à corriger nos insuYsances.
TANWíN 29

contributions de linguistes à l’étude de cette question. On y trouve


d’ailleurs réunies quasiment toutes les objections signiŽ catives qui ont
été faites en général à la reconnaissance du tanw“n comme déterminant
indéŽ ni de l’arabe.
Au bénéŽ ce de cette analyse il faut mettre d’abord une segmenta-
tion claire et cohérente des noms arabes à tanw“n, séparant ce dernier
des voyelles marquant la  exion casuelle. Ainsi, à la diVérence des ara-
bisants dont les positions ont été évoquées ci-dessus, Kozah segmente
par exemple [muslimun] en muslim-u-n.
Dans le même ordre d’idées, Kozah met, à juste titre, en évidence
le fait que, du point de vue du marquage morphologique de l’opposi-
tion déŽ ni/indéŽ ni, il faut distinguer en arabe trois classes de noms :
• Les diptotes, qui ne connaissent au fond que deux états du nom :
l’état avec article comme dans "al-kawˆkib-u = les astres, et l’état « nu »
kawˆkib-u = (des) astres, ce dernier indiquant l’indéŽ ni à moins qu’il
ne soit spéciŽ é par un complément de nom déŽ ni : kawˆkibu l-samˆ"-
i = les astres du ciel.
• Les duels et pluriels masculins externes qui, eux aussi, ne connaissent
que deux états du nom, mais cette fois un état déterminé (déŽ ni ou
indéŽ ni) "al-muslim--na = les musulmans, ou muslim--na = (des) musul-
mans, et un état « nu » que l’on ne rencontre que dans l’annexion :
muslim- l-mad“na = les musulmans de la ville.
• EnŽ n tous les autres noms, caractérisés par trois états : l’état déter-
miné déŽ ni "al-kawkab-u = l’astre, l’état indéŽ ni kawkab-u-n = un astre, et
l’état « nu » que l’on rencontre notamment dans l’annexion kawkab-u
l-samˆ"-i = l’astre du ciel.
Ce classement, globalement correct15 du point de vue descriptif, a l’avan-
tage de faire apparaître que la classe des duels et pluriels externes est
en quelque sorte intermédiaire, du point de vue de son fonctionnement

15
En réalité, deux classes morphologiques ont échappé à Kozah, classes qui pré-
cisément ont un comportement qui « chevauche » les diptotes et les triptotes : d’une
part celle des pluriels féminins externes, qui exibent un tanw“n mais n’ont que deux cas,
et celle de noms pluriels comme [qawˆŽ n] qui exhibent à l’état indéŽ ni un tanw“n au
nominatif et au génitif mais pas à l’accusatif (où l’on a [qawˆŽ ya]). L’existence de cette
dernière classe montre à l’évidence qu’il y avait à l’œuvre, dans la morphologie arabe,
au moment de la codiŽ cation opérée par les grammairiens, de fortes tendances régu-
larisatrices visant à généraliser la distribution complémentaire caractéristique des trip-
totes. Témoignent dans le même sens les faits relatifs aux divers types de tanw“n ©ayr
"a§“l (qui tendaient à généraliser l’occurrence du tanw“n en Ž n de nom) et les fautes
courantes comme [mafˆt“úun] qui correspondent à la même tendance . . .
30 d.e. kouloughli

entre les deux autres. La ressemblance du suYxe actualisateur [na/ni ]


de cette classe avec le tanw“n, et le fait que, comme lui, il disparaisse
à l’état d’annexion ne peut manquer de suggérer qu’il y a là plus qu’une
ressemblance de hasard. S. Kozah a néanmoins la sagesse de ne pas
céder à la tentation d’un rapprochement16 et de s’en tenir à la diVé-
rence de comportement distributionnel des deux suYxes, le premier
étant, contrairement au second, compatible avec la présence de l’article
déŽ ni.
Une autre vertu de cette classiŽ cation est de rappeler que le fonc-
tionnement des formes de la troisième classe, où le tanw“n est en cor-
rélation stricte avec l’opposition déŽ ni/indéŽ ni, représente le cas par
défaut, celui que suivent tous les noms que leur morphologie ne verse
ni à la catégorie des diptotes ni à celle des duels ou pluriels externes.
Traiter de façon satisfaisante cette classe, c’est donc rendre compte du
fonctionnement majoritaire de la catégorie nominale en arabe.
Il semble par conséquent normal de voir S. Kozah conclure de cette
classiŽ cation (dans la terminologie de son école fonctionnaliste) :
Le monème déŽni posséderait pour toutes les classes un signiŽ ant unique, ("a)l, tandis
que le monème indéŽni aurait pour signiŽ ant deux variantes, Ø, et n. Ainsi ("a)l
s’opposerait tantôt en tant que marque à Ø, et tantôt à une autre marque : n.

On est donc d’autant plus surpris de lire tout de suite après, sous la
plume de cet auteur (op. cit. p. 231) : « Toutefois le fait de considérer
la nounation comme une marque de l’indéŽ ni face à (’a)l appelle plus
d’une réserve ». La lecture de la suite révèle que les réserves en ques-
tion sont au nombre de trois. Nous allons les présenter et les discuter
l’une après l’autre.
La première objection de Kozah concerne le caractère « non néces-
saire » du tanw“n dans l’indication de l’indéŽ ni, puisque dans les deux
premières classes de noms dont il a été fait mention ci-dessus l’indéŽ ni
n’est pas indiqué par cette marque.
Cette objection est quelque peu surprenante. En eVet, il n’est pas
rare, dans les langues naturelles, qu’une marque morphologique incon-
testablement corrélée à une valeur syntactico-sémantique ne couvre

16
Une approche historique du problème permet de justiŽ er ce rapprochement tout
en montrant que précisément l’évolution diachronique à séparé les deux types de for-
mes qui ne fonctionnent plus, en grammaire synchronique de l’arabe, de façon iden-
tique. Mais la tentation d’assimiler les deux marqueurs synchroniquement, tentation
que n’autorise pas le respect des principes de l’analyse distributionnelle, conduit à des
conclusions linguistiquement non fondées. C’est pourtant à cette tentation qu’a cédé
A. Fassi Fehri (1993). Nous y reviendrons . . .
TANWíN 31

cependant pas la totalité du champ de cette valeur et que d’autres mar-


ques (y compris Ø) y suppléent dans d’autres contextes. En d’autres
termes, si les relations biunivoques marque/valeur représentent pour le
linguiste (et pour l’apprenant d’une langue) une sorte de situation idéale,
il est aisé de montrer qu’elle n’est nullement la règle. Cela ne doit en
aucun cas faire conclure à la non validité d’une relation partielle. Pour
faire comprendre plus concrètement notre objection à l’objection de
Kozah, considérons le cas des voyelles casuelles de l’arabe : nul n’a
jamais sérieusement songé à contester que les voyelles brèves u/a/i de
l’arabe sont bien les marques respectives du nominatif, de l’accusatif et
du génitif dans cette langue. Pourtant chacun sait qu’il y a de nom-
breuses classes de noms où l’un au moins de ces cas morphologiques
de l’arabe n’est pas marqué par l’une au moins de ces trois voyelles.
Ici aussi il n’y a pas relation bi-univoque entre forme et fonction, sans
pour autant qu’il soit justiŽ é de refuser la validité de la liaison voyelle/cas.
Nous considérons donc que cette objection n’est pas valable.
La seconde objection fait référence à la « théorie de l’information »
des cybernéticiens et se formule ainsi : « un élément formel situé au
début d’un syntagme a un taux d’information de loin plus élevé que
celui d’un élément placé en Ž n de syntagme. Ainsi l’information que
véhicule ("a)l dépasse de beaucoup celle portée par n qui Ž gure en Ž n
de syntagme avec une valeur déjà donnée par Ø devant la forme nomi-
nale, donc redondante (. . .) d’ailleurs il est remarquable qu’à la pause
n ne se réalise jamais, et c’est l’absence de ("a)l qui signale alors à elle
seule l’indéŽ ni ».
Selon nous, cette objection, comme la précédente, tire d’une obser-
vation juste une conclusion fausse. Il est parfaitement exact de dire que
la quantité d’information portée par le tanw“n, compte tenu de sa nature
et de sa position, est faible, et notamment inférieure à celle de l’arti-
cle déŽ ni. Il est également vrai qu’à la pause le tanw“n ne se réalise pas
phonétiquement. Mais cela n’autorise en rien à ne pas lui reconnaître
son statut de déterminant indéŽ ni, statut qu’il tire du système de la lan-
gue et que ne sauraient aVecter (directement du moins 17) les con-
tingences de sa réalisation dans la parole. Ici encore, l’exemple des

17
Il est vrai, cependant, que la position informationnellement défavorable du tanw“n
(comme des voyelles casuelles d’ailleurs), aggravée par l’eVet des règles de pause sur ces
marques, a joué un rôle décisif dans l’évolution de la langue d’un système à morphologie
casuelle vers un système sans cas, et d’un système à deux marques de l’indéŽ nition (Ø
et n) à un système à une seule marque (Ø).
32 d.e. kouloughli

voyelles casuelles de l’arabe révèle le caractère indéfendable du raison-


nement de Kozah : en eVet, ces voyelles, comme le tanw“n, sont suYxées
au mot et donc faiblement porteuses d’information. Ici encore, les règles
de pause entraînent la disparition phonétique de ces voyelles. Cependant,
nul n’a jamais sérieusement songé à soutenir que, pour ces raisons, ces
voyelles ne devaient pas être reconnues dans leur statut linguistique de
marques casuelles . . .
La troisième et dernière réserve de Kozah à la reconnaissance du
tanw“n comme déterminant indéŽ ni de l’arabe concerne le cas des noms
propres à tanw“n : « si nous admettons la nounation comme une mar-
que de l’indéŽ ni, écrit-il, comment concilier le caractère déŽ ni du nom
propre et le caractère indéŽ ni de sa forme ? »
Cette objection est reprise, sous une forme ou une autre, par tous
les analystes de l’arabe qui ont contesté au tanw“n le statut de déter-
minant indéŽ ni. Elle mérite donc une réponse circonstanciée.
Rappelons, pour l’écarter ici comme non pertinent, l’argument « his-
torique » (Kurylowicz, Fleisch) qui consiste à dissocier le tanw“n des
noms propres (qui en fait marquerait la déŽnitude) du tanw“n général qui,
lui, marquerait le statut indéŽ ni. Cette thèse, sur laquelle nous revien-
drons plus loin, est « explicative » de la constitution de l’état de choses
que l’on constate en arabe classique, mais n’a pas de validité syn-
chronique et ne peut donc être opposée à l’objection formulée ci-dessus.
La seule véritable réponse à cette objection consiste à montrer que,
même synchroniquement, la présence d’un tanw“n dans des noms prop-
res tels que zaydun ne peut empêcher de reconnaître au tanw“n le statut
général de déterminant indéŽ ni de la langue.
Pour établir ce point, notre démarche consistera non pas à nier l’iden-
tité matérielle des tanw“n de zaydun et de kalbun, identité que nous admet-
tons, mais à se demander s’il y a identité fonctionnelle, linguistique entre
les deux. C’est en eVet seulement à condition d’avoir établi une telle
identité que les adversaires de la thèse du tanw“n comme détermi-
nant indéŽ ni pourront dire qu’ils ont décisivement aVaibli cette thèse.
Or, qu’en est-il ? Pour pouvoir dire que le tanw“n est un marqueur syn-
taxique ayant un eVet sémantique, il faut établir que pour un mot
donné sa présence et son absence sont toutes deux possibles (et dans
un deuxième temps que présence et absence sont conditionnées et
éventuellement corrélées à des valeurs déterminées). C’est tout-à-fait le
cas pour des formes comme kalbun où le locuteur peut opposer la forme
à tanw“n, kalb-u-n, à une forme à article déŽ ni, al-kalb-u. Mais pour zay-
dun ce n’est absolument pas le cas! Le locuteur n’a pas de choix, mais
TANWíN 33

seulement des contraintes (notamment celle de supprimer le tanw“n dans


les contextes où la morphosyntaxe de l’arabe l’exige18). Il faut donc
conclure qu’il n’y a aucune procédure linguistiquement valable pour
dire que le tanw“n de zaydun est fonctionnellement le même que celui
de kalbun. On ne peut donc pas dire que toutes choses égales par ailleurs
le tanw“n marque tantôt l’indéŽ nition et tantôt son contraire. En fait, il
ne marque l’indéŽ nition que lorsque sa présence ou son absence sont
également possibles et dictées par un choix et non par la simple dis-
tribution complémentaire automatique avec un spéciŽ cateur (lequel
exclut, dans le cas général tout déterminant sur le terme spéciŽ é). En
d’autres termes, il n’y a pas pour les noms propres à tanw“n de para-
digme en « al » et par conséquent le tanw“n ne s’y oppose à aucun autre
déterminant mais y alterne seulement avec la présence d’un spéciŽ cateur
(ce qui est une alternance totalement automatique).
Le principe de cette réponse à l’argument des noms propres à tan-
w“n avait déjà été trouvé par certains grammairiens arabes anciens, et
non des moindres, puisqu’on peut lire dans le Kitˆb de S“bawayhi (II,
p. 101) ce qui suit :
waza’ama l-Ýal“lu raúimahu llˆhu "annahu "innamˆ mana’ahum "an yud¢il f“ hˆÅihi l-
"asmˆ"i l-"alifa wa-l-lˆma "annahum lam ya[’al l-ra[ula llaÅ“ summiya bi-zaydin min "ummatin
kullu wˆúidin minhˆ yalzamuhu hˆÅˆ l-ismu, walˆkinnahum [a’alhu summiya bihi ¢ˆ§§an.
Al-Khalil, Dieu lui accorde sa miséricorde, soutenait que ce qui empêche d’aVecter à ces noms
[les noms propres à tanw“n] l’article déŽni c’est que quelqu’un à qui l’on attribue un nom comme
Zayd un n’est pas considéré comme élément d’une classe ("umma) dont tous les membres porteraient
ce nom, mais comme doté de ce nom en propre.

Ceci revient à dire que, à la diVérence des noms communs, où le tanw“n


marque précisément que le référent est un élément d’une classe, et où,
par conséquent, l’article déŽ ni marque que l’on a en vue un élément
particulier de cette classe, le tanw“n des noms propres n’ayant pas cette
valeur ne peut commuter avec l’article déŽ ni.
On peut ajouter, pour bien faire saisir la pertinence de cet argu-
ment, qu’il convient d’observer que cette situation est exactement com-
parable à celle des noms propres à déterminant « al ». Avec un nom
propre comme al-qˆhira (Le Caire) par exemple on a bien les contraintes

18
Il faut bien comprendre que l’argument ne consiste pas à dire que le tanw“n de
zaydun n’est pas un tanw“n, ni même qu’il est « inséparable » de sa base : On a bien en
eVet : yˆ zaydu! (comme yˆ kalbu!) ou zaydunˆ (comme kalbunˆ). Mais ces deux tanw“n
n’ayant pas les mêmes latitudes distributionnelles (al-kalb-u commute avec kalb-u-n mais
pas *al-zaydu avec zayd-u-n), ils ne peuvent pas avoir les mêmes valeurs.
34 d.e. kouloughli
morphosyntaxiques qui obligent à la chute du déterminant dans qˆhi-
ratu l-fuqarˆ"i, ou yˆ qˆhiratu !, mais ce déterminant ne joue aucun rôle
dans le statut déŽ nitionnel de l’unité car la seule alternance qui y est
possible est entièrement automatique . . .
Ce point établi, il faut alors reconsidérer le cas que la tradition arabe
appelle justement tanw“n al-tank“r (nûnation d’indéŽ nition). Cette marque
s’ajoute précisément aux noms propres sans tanw“n lorsque l’on veut leur
associer (en « violation » de leur fonctionnement naturel) une référence
indéŽ nie, c’est-à-dire lorsque l’on veut marquer que plusieurs indivi-
dus partagent le même nom propre, ou, en d’autre termes, que ce nom
propre se met à renvoyer à une classe ayant plus d’un membre. On
dira alors, par exemple, hˆÅˆ S“bawayhin [ad“dun « c’est un nouveau
S“bawayhi ». On s’aperçoit alors que, dès lors que l’alternance (cette
fois délibérée et non pas automatique) entre présence et absence du
tanw“n est formellement possible, cette alternance devient fonctionnelle
et est bel et bien corrélée à une alternance de valeur déŽ ni/indéŽ ni.
On peut même pousser plus loin l’argument et dire que, si la valeur
d’indéŽ nitude est bien intentée par le locuteur, c’est-à-dire que ce dernier
veut faire comme si c’était lui qui avait choisi de mettre un tanw“n sur
un nom propre triptote comme zaydun, alors, même pour ces noms prop-
res, le tanw“n marque bien l’indéŽ nitude. Voici ce que dit S“bawayhi
(Kitˆb, II, 103) à ce sujet :
fa"in qulta hˆÅˆni zaydˆni mun aliqˆni wahˆÅˆni ’amrˆni mun aliqˆni lam yakun hˆÅˆ
l-kalˆmu "illˆ nakiratan min qibali "annaka [a’altahu min "ummatin kullu ra[ulin minhˆ zay-
dun wa’amrun walaysa wˆúidun minhˆ "awlˆ bihi min al-"ˆ¢ari. wa’alˆ hˆÅˆ l-úaddi
taqlu hˆÅˆ zaydun mun aliqun. "alˆ tarˆ "annaka taqlu hˆÅˆ zaydun
min al-zayd“na "ay hˆÅˆ wˆúidun min al-zayd“na kaqawlika hˆÅˆ ra[ulun
min al-ri[ˆli.
Si l’on dit « voici deux Zayd qui s’en vont » ou « voici deux ’Amr qui s’en vont », cela ne
peut avoir qu’une valeur d’indéŽni en ce sens que [ces termes] sont traités comme éléments d’une
classe dont chaque élément est un Zayd ou un ’Amr sans que l’un d’entre eux mérite plus
ce nom qu’un autre. Dans ce même sens, on peut dire « voici (un) Zayd
qui s’en va ». En eVet cela équivaut à « voici un Zayd parmi les Zayd »
ou « voici l’un des Zayd » comme on dit « voici un homme parmi les
hommes ».

Ce qui est pertinent ici c’est que le choix délibéré du locuteur rend le
tanw“n de zaydun fonctionnel et que, rendu fonctionnel, ce dernier ne
peut fonctionner que comme un tanw“n tank“r, un déterminant indéŽ ni.
* * *
Dans une communication de 1987, le linguiste A. Fassi Fehri analysant
la structure du syntagme nominal de l’arabe, et constatant que le suYxe
[n] de noms comme ra[ul-u-n est en distribution complémentaire avec
TANWíN 35

le préŽ xe [al ] de al-ra[ul-u ainsi qu’avec le complément déterminatif de


syntagmes comme ra[ul-u l-bayt-i conclu que ce suYxe est bien l’une
des réécritures du nœud « Déterminant » de l’arabe, celle qu’il a pour
le trait [- déŽ ni].
Cependant, dans un ouvrage plus récent, (Fassi Fehri, 1993, p. 216),
Il se rétracte et déclare, à propos d’un mot comme [dˆr-a-n] :
The noun here carries no (indeŽ nite) article, although it carries another aYxal
form which is suYxed to the noun (. . .). It is the [n] form which is termed tan-
w“n in the Arabic tradition, and nunation by Western philologists. The nature of
nunation has been (and still is) a real puzzle for Arabic grammarians. Most of
them treat this form (. . .) as an indeŽ nite article, but this view is hardiy tenable.

S’expliquant alors sur « l’intenabilité » de cette opinion, Fassi Fehri


invoque deux arguments : le premier est que ce suYxe occurre avec
les noms propres. Nous avons répondu à cet argument et n’y revien-
drons pas. Le second est assez original dans la littérature sur le tanw“n, et
mérite que l’on s’y arrête. Il consiste à faire valoir que le tanw“n peut co-
occurrer avec l’article déŽ ni [al ] et qu’à ce titre il ne peut être considéré
comme un article indéŽ ni. Mais où, se demandera le lecteur arabisant,
y a-t-il co-occurrence de ces deux marqueurs ? Fassi Fehri considère
que cela se produit dans les duels et les pluriels externes et donne comme
exemples (op. cit. p. 217) : r-rajul-aa-n [sic.] (les deux hommes) et
l-muslim-uu-n [sic.] (les musulmans).
Le lecteur averti aura remarqué tout de suite que la transcription
adoptée par Fassi Fehri correspond aux formes pausales des deux syn-
tagmes et non pas leurs formes complètes qui seraient, respectivement
(dans la transcription originale) : r-rajul-aa-ni et l-muslim-uu-na19. Ce petit
travestissement destiné à aider un peu l’argumentation ne serait au fond
qu’un péché véniel s’il ne conduisait à occulter justement la « petite
diVérence qui a une grande conséquence » : nous allons montrer en
eVet que ce sont précisément les petites voyelles brèves absentes de la
transcription de Fassi Fehri qui vont, au sens littéral du terme, invalider
l’analyse qu’il propose et qui consiste à assimiler la terminaison de mus-
lim--na et celle de muslim-u-n.
Précisons d’emblée que, si nous contestons la réalité synchronique
de l’analyse de Fassi Fehri, nous considérons en revanche que cette

19
Certes l’auteur ajoute (dans une note p. 275): « this [n] occurs only on so-called
sound plurals, and duals. Broken plurals do not carry [n] when they are deŽ nite.
Traditional grammarians make a distinction between this [n] which they call nuun (i.e.
a simple n) and tanwin (nunation). This distinction is simply graphic, in my view. The
two [n] are uniŽ ed here and provided a single treatment ».
36 d.e. kouloughli

thèse est parfaitement plausible historiquement : nous avons déjà sig-


nalé, en présentant la classiŽ cation de Kozah, que la disparition du
[na] de muslim--na dans un syntagme comme muslim- l-mad“na exacte-
ment parallèle à celle du [n] de muslim-u-n dans un syntagme comme
muslim-u l-mad“na ne pouvait être le fait du hasard. Nous partirons donc,
pour discuter cette similitude et en apprécier les limites de l’hypothèse
fondamentale que l’on a bien aVaire, originellement, à des tanw“n et
que les formes reconstruites suivantes sont bien à postuler dans l’histoire
de la constitution des formes attestées :
muslim--n
muslim-“-n
muslim-ˆ-n
muslim-ay-n

Comment expliquer les formes eVectives, qui diVèrent par une voyelle
Ž nale des formes reconstruites, et, surtout, comment expliquer que pré-
cisément pour ces formes (où le [n] sera suivi de voyelle) il n’y a plus
d’incompatibilité entre cette marque et l’article déŽ ni [al ] alors que
pour toutes les autres formes à tanw“n la co-occurrence de l’article déŽ ni
est impossible ?
L’explication est assez simple, même si l’on postule que le [n] de la
dernière syllabe des formes ci-dessus est bien, à l’origine, un tanw“n. On
constate, dans cette hypothèse, que ces formes sont les seules qui, dans
la langue, font apparaître le tanw“n après une voyelle longue ou une
diphtongue, ce qui engendre alors des syllabes « surlongues » CVVC
ou CVGC20. Or les contraintes de structure syllabique de l’arabe clas-
sique ne permettent généralement pas de telles syllabes dans la représen-
tation phonologique d’un mot. Les voyelles [a] ou [i ] qui apparaissent
après le [n] du tanw“n (et dont le timbre est entièrement prédictible
puisqu’il est en simple dissimilation par rapport à la voyelle précédente)
sont donc en fait de simples voyelles anaptyctiques destinées à récon-
cilier ces formes avec les contraintes de structure syllabique de la langue.
La règle qui commande l’introduction des ces voyelles est :
Ø ® { a/i } / { ,“ / ˆ,ay } #n__##

Règle qui se lit : insérer une voyelle brève de timbre [a] (respective-
ment [i]) après un tanw“n (représenté ici, de façon non équivoque comme
un morphème /n/ enclitique de Ž n de mot) si ce dernier est précédé
d’une voyelle longue [ ou “] (respectivement [ˆ] ou diphtongue [ay]).

20
Le symbole G est mis ici pour « Glide » ou « semi-voyelle ».
TANWíN 37

Mais une fois cette règle appliquée, la règle de pause applicable aux
formes comme [muslimna] ou [muslimˆni] n’est plus celle qui est appli-
cable aux autres mots terminés par tanw“n (à savoir eVacement du tan-
w“n et de la voyelle casuelle) mais la règle applicable aux mots terminés
par une voyelle brève! Donc /muslimna/ > [muslimn], et /muslimˆni/ >
[muslimˆn]. Les conditions se sont alors trouvées réunies pour que cette
classe de mots (c’est-à-dire les mots où le tanw“n suit une voyelle longue
ou une diphtongue) ne soient plus reconnus comme des mots à tanw“n.
Cette réanalyse ne pouvait qu’être renforcée par le fait que les classes
de mots concernées correspondent à des duels et des pluriels, ce qui
favorisait une réinterprétation des suYxes ˆn(i)/ayn(i) et n(a)/“n(a)
comme des marques de quantiŽ cation21.
Les formes comme muslimn n’étant plus senties comme des formes
à tanw“n, rien ne s’opposait plus à l’adjonction du déterminant déŽ ni
[al ] à ces formes, d’où al-muslim--na. Seules les formes en état d’an-
nexion (qui n’ont jamais eu le tanw“n) ont résisté à cette confusion, du
moins à l’époque où la langue a été codiŽ ée.
Ce qui semble conŽ rmer cette analyse, c’est qu’en arabe dialectal
maghrébin (et sans doute aussi ailleurs) le nivellement analogique s’est
poursuivi dans les formes en état d’annexion. Seules celles avec pronom
clitique (qui forment pratiquement un paradigme Ž gé) ont résisté à la
généralisation du [n] en Ž nale des pluriels externes et duels. On a donc :
[wˆld“kum] = « vos parents » (sans /n/ entre le nom et le pronom suYxe)
mais [wˆld“n Muúammad ] = « les parents de Muúammad » (avec « intro-
duction » du /n/ par généralisation de la forme [wˆld“n] comme forme
de base).
En conséquence, et dès l’époque classique, l’assimilation du [n] des
formes à duel et à pluriel externe avec celui des formes normales à
tanw“n n’a plus aucune réalité dans la grammaire synchronique de la
langue et toutes les conclusions fondées sur une telle assimilation sont
sans fondement.
* * *
L’article de G. Ayoub (1991) intitulé « La nominalité du nom ou la ques-
tion du tanw“n », est l’étude la plus volumineuse qu’il nous ait été donné

21
Kurylowicz (1950) semble penser, pour sa part, que les marques [na/ni ] du pluriel
externe et du duel sont dès l’origine des marques distinctes du tanw“n et que leur
disparition à l’état d’annexion est un fait distinct de l’impossibilité d’occurrence d’un
déterminant en "i¶ˆfa. Sur ce point nos analyses divergent, mais l’une comme l’autre
reviennent à inŽ rmer celle de Fassi Fehri.
38 d.e. kouloughli

de lire sur ce thème. Elle est malheureusement aussi celle dont l’argu-
mentation est la plus diYcile à suivre : on reste perplexe, à l’issue d’une
lecture diYcile, où les points de vue morphologique, syntaxique et séman-
tique se télescopent plutôt qu’ils ne s’articulent, et où les théories des
écoles les plus diverses (grammaire arabe ancienne, grammaire généra-
tive, logique, approche énonciative) sont appelées tour à tour à l’appui
de telle ou telle analyse, sans que la question fondamentale de la cohérence
et de la compatibilité des ces diverses théories soit jamais problématisée.
C’est aussi et surtout une étude aux conclusions des plus paradoxales
concernant le statut du tanw“n en arabe : c’est en tout cas ce que l’on
peut penser à la lecture d’une thèse formulée ainsi (op. cit. p. 191) :
Le suYxe [n] est le marqueur d’un statut nominal non marqué.

En somme, l’arabe aurait l’étrange privilège, du point de vue d’une


théorie de la marque, de marquer (du tanw“n) les noms non-marqués
et de priver de marque les noms marqués . . . comprenne qui pourra . . .
Pour rester dans la ligne de notre exposé nous nous en tiendrons ici
aux objections que fait G. Ayoub à la reconnaissance du tanw“n comme
déterminant indéŽ ni de l’arabe. On peut lire, à ce propos (op. cit. p. 172) :
En somme, l’hypothèse que [n] est un article indéŽ ni se heurte à deux diYcultés
sérieuses : il existe des noms indéŽ nis sans que [n] ne soit présent ; et il existe des
noms auxquels se suYxe [n] sans que, néanmoins, ils ne soient indéŽ nis. Le pre-
mier cas est illustré par les diptotes et certains tours avec des génitifs adnominaux
(. . .). Le second est essentiellement illustré par les noms propres déclinables.

De ces trois objections, la première et la dernière ont déjà été discutées


ci-dessus, et nous n’y reviendrons pas. La troisième, concernant « cer-
tains tours avec des génitifs adnominaux » est détaillée ainsi par l’au-
teur (op. cit. pp. 170-171) :
dans une séquence comme :
qara"tu kitˆba naúwin
j’ai lu un livre de grammaire
(. . .) la tête nominale est bien indéŽ nie. Le syntagme nominal réfère, en eVet, à
un particulier non identiŽ é dans sa classe référentielle. Pourtant, la tête ne peut
porter le suYxe [n].

Cet argument ne saurait être retenu : il a en eVet aussi peu de poids


que celui qui consisterait à contester le rôle de déterminant déŽ ni de
[al] sous prétexte que dans [kitˆbu l-naúwi ] (= le livre de grammaire) la
tête nominale est déŽ nie mais ne peut porter le préŽ xe [al]! . . . En
arabe, le substantif spéciŽ é par un complément (nominal ou pronominal)
ne peut en aucun cas porter de déterminant. Il tire son statut déter-
TANWíN 39

minatif de façon indirecte de celui du nom qui le spéciŽ e. Il n’y a là


aucun mystère, et aucun argument que l’on puisse opposer au statut
de déterminant du tanw“n ou du préŽ xe [al ].

2. Le tanw“n, determinant indeŽni


Nous nous sommes livré, dans les pages qui précèdent à une lecture
critique des analyses qui on été consacrées à la question du statut du
tanw“n, et nous avons essayé d’y réfuter toutes les objections opposées
à la reconnaissance du statut de déterminant indéŽ ni de ce marqueur.
Nous voudrions, pour terminer cette étude, d’une part resituer le
tanw“n dans le système général de la détermination nominale en arabe,
et d’autre part donner un aperçu plausible de l’évolution historique qui
a conduit à ce système en arabe classique.

2.1. Le système de la détermination nominale en arabe classique


Nous commencerons par préciser le sens dans lequel nous emploierons
ici un certain nombre de termes relatifs à la description des systèmes
déterminatifs dans les langues naturelles. Cet emploi correspond à une
terminologie linguistique cohérente, mais hélas pas forcément conforme
aux usages des arabisants.
Rappelons que les termes les plus couramment utilisés par la tradi-
tion arabe, concernant la détermination morphologique du nom en
arabe, sont les couples d’antonymes mu’arraf/©ayr mu’arraf (litt. déŽ ni/
non-déŽ ni) ou quelque chose d’approchant comme ma’rifa/nakira (litt.
connu/inconnu).
La plupart des arabisants français (sinon tous) rendent ces couples
de termes par l’opposition déterminé/indéterminé. Cette traduction,
non seulement n’est pas, comme on peut le voir, Ž dèle à la lettre de
la terminologie arabe, mais a en outre le défaut de rendre diYcile toute
position claire du problème. Comment dire en même temps que le tan-
w“n est un déterminant et que le mot auquel il est attaché est « indéter-
miné » c’est-à-dire, littéralement privé de détermination ? Comment dire
aussi, comme on le voit souvent, que le nom arabe à l’état construit,
donc lorsqu’il apparaît privé de tout déterminant, est « déterminé ? »
Nous utiliserons ici le terme de déterminant, conformément à l’usage
linguistique normal, dans le sens de morphème grammatical appar-
tenant à une classe fermée et dont la fonction est d’actualiser une notion
nominale dans le discours. En arabe classique les déterminants du nom
sont l’article déŽ ni proclitique [al-] et l’article indéŽ ni enclitique [-n].
40 d.e. kouloughli

Nous poserons donc qu’en arabe le nom doté d’un déterminant,


préŽ xé ou suYxé, est déterminé. La valeur sémantique de cette déter-
mination, notamment le degré de déŽ nitude ou d’indéŽ nitude, dépend
d’une part de celle du déterminant qui lui est attaché et d’autre part
de la construction syntaxique globale dans laquelle le mot est impliqué.
Le nom arabe « nu » est le seul qu’il faille qualiŽ er d’indéterminé. Mais
le nom indéterminé peut être sémantiquement déŽ ni ou indéŽ ni. Lorsqu’il
s’agit d’un nom propre, comme [tnis] il est déŽ ni par nature. Lorsque
le nom nu est impliqué dans un état d’annexion il n’est pas pour autant
déterminé. En réalité il est alors spéciŽ é, et si son spéciŽ ant est lui-
même déterminé, il confère, indirectement, au nom nu qu’il spéciŽ e de
la détermination : s’il est déŽ ni, le nom nu qu’il spéciŽ e se trouve alors
indirectement déŽ ni. S’il est indéŽ ni alors le nom nu qu’il spéciŽ e est
lui aussi indéŽ ni.
Un nom peut donc être indéterminé mais (indirectement ou directe-
ment) déŽ ni. De même, un nom déterminé peut être déŽ ni ou indéŽ ni.
En outre, une étude Ž ne révèle des degrés dans la déŽ nitude comme
dans l’indéŽ nitude, le marquage morphologique n’étant à cet égard
qu’une première indication, qui, comme toutes les indications formelles
sont toujours sûres mais souvent imprécises.
En résumé, le système grammatical de base de la détermination en
arabe se présente comme suit :
DETERMINE INDETERMINE

DéWni IndéWni DéWni IndéWni


al-kalb-u kalb-u-n kalb-u zayd-i-n kalb-u §ayd-i-n
Le chien un chien (le) chien de Zayd (un) chien de chasse
Rappelons que pour les diptotes l’état déterminé indéŽ ni ne comporte
pas de tanw“n, mais une marque zéro : kawˆkib-u-Ø = des astres. Il appa-
raît donc phonétiquement comme identique à l’état « nu », mais il en
diVère fonctionnellement en ce que ce dernier n’est pas caractérisé par
un déterminant zéro, mais par l’absence de déterminant.
C’est ici l’occasion de dire quelques mots de cette fameuse classe
dite des diptotes22 (littéralement : « mots à deux cas »). Elle apparaît à

22
Il existe de nombreuses recherches sur la déclinaison diptote : cf. les indications
que donne Fleisch (op. cit. § 56 c).
TANWíN 41

l’examen comme essentiellement une classe de « monstres morpholo-


giques » où sont casées toutes les catégories que leur forme met mani-
festement en dehors des normes habituelles de la morphologie arabe :
pluriels « quadrisyllabiques », noms ayant un schème de verbe, noms
propres étrangers, noms composés . . . Il semble que c’est en raison de
leur caractère « tératologique » que ces noms ont été dotés d’une décli-
naison à deux cas. Quant à leur « interdiction de tanw“n », elle pour-
rait s’expliquer soit « naturellement » par leur caractère sémantique-
ment déŽ ni (noms propres, élatifs qui, exprimant le « haut degré »
rejoindraient la notion de déŽ ni) soit par un vaste processus de généra-
lisation analogique dont l’étude détaillée ne sera pas entreprise ici23.
Pourtant, il est une catégorie importante de noms diptotes qui, non
seulement ne paraît pas particulièrement « monstrueuse » du point de
vue morphologique, mais en outre, alterne régulièrement entre un traite-
ment diptote et un traitement triptote normal. C’est la catégorie des
noms propres féminins (et assimilés). L’examen des conditions syntac-
tico-sémantiques de leur alternance entre les deux types de traitement
s’avère extrêmement éclairante sur la fonction linguistique du tanw“n.
Que l’on considère, pour s’en convaincre la séquence suivante (que
nous donnons volontairement en graphie arabe « courante », c’est-
à-dire non vocalisée) :

Cette séquence est susceptible de deux lectures, qui sont respectivement :


(1) úa¶arna [am“’an "illˆ sayyidatan
(2) úa¶arna [am“’an "illˆ sayyidata
Si l’on en demande l’interprétation à un lecteur compétent de l’arabe,
il glosera la première par :
(1’) Elles sont toutes venues sauf une dame
et la seconde par :
(2’) Elles sont toutes venues sauf Sayyida
L’interprétation de la seconde séquence, est liée au fait que le dernier
nom ne porte pas de tanw“n et doit donc être interprété comme un
nom propre féminin. Cela montre très clairement, par contraste, quelle
est la fonction du tanw“n dans (1) : marquer que le nom qui le porte

23
Sur des éléments de ce processus, cf. Fleisch, op. cit. § 55 sq.
42 d.e. kouloughli

renvoie à une instance particulière d’une classe : il y a plus d’une


« sayyida » dans cette classe et une seule instance en a été extraite.
C’est très exactement la fonction linguistique du tanw“n que de mar-
quer cette extraction.
Dans (2) au contraire, l’impossibilité du tanw“n marque que l’indi-
vidu auquel réfère le nom n’est pas considéré comme appartenant à
une classe à plusieurs membres, mais est l’unique membre de cette
classe : c’est un nom propre.
Ce type d’alternance est, en principe, parfaitement régulier pour les
noms propres diptotes, comme le précise Zama¢Òar“ dans al-"unmÅa[ f“
l-naúw (p. 84) :
wakullu ’alamin lˆ yan§arifu yan§arifu ’inda l-tank“ri f“ l-©ˆlib.
Tout nom propre sans tanw“n l’acquière en général par l’indéŽnition

Pour conclure cette présentation schématique du système arabe de la


détermination nominale, il convient de souligner que, bien entendu, les
ressources de la langue en matière de détermination ne se limitent pas
strictement à son système déterminatif grammatical24 : y jouent égale-
ment un rôle la deixis (les démonstratifs), la numération, des outils
« logico-lexicaux » comme les quantiŽ cateurs (kull, ba’¶, . . .) etc25. Cepen-
dant, ce qui caractérise le système grammatical en tant que tel c’est
son caractère obligatoire : un nom arabe ne peut apparaître en discours
que s’il est minimalement rattaché à l’une des quatre positions déter-
minatives déŽ nies par le système ci-dessus. Pour le reste, toute une
palette de possibilités existe pour nuancer la détermination, tant au
niveau formel qu’au niveau sémantique. Mais l’examen de ces possi-
bilités relève d’une autre étude . . .

2.2. Esquisse d’une histoire26 du système déterminatif en arabe

L’analyse comparée des langues sémitiques montre que dans ce


domaine linguistique la suYxation de marques aux noms joue souvent

24
On a vu aussi que les noms propres, qui se répartissent morphologiquement sur
tous les types possibles de syntagmes nominaux arabes, ne sont pas, en tant que tels,
sensibles à l’eVet des marques grammaticales qu’ils portent (sauf visée spéciŽ que du locu-
teur).
25
Sur certains de ces outils, cf. par exemple Anghelescu 1985.
26
Le lecteur voudra bien garder à l’esprit qu’une « histoire » de ce type, qui remonte
bien au delà des documents linguistiques attestés, est à bien des égards conjecturelle . . .
L’esquisse que nous présentons ici, et qui est, pour l’essentiel, celle que propose Kurylowicz
(1950), a pour elle de reposer sur des assises linguistiques générales solides.
TANWíN 43

un rôle dans le fonctionnement des systèmes déterminatifs. C’est ainsi


par exemple que l’araméen ancien suYxe une marque [ˆ] au nom pour
marquer la valeur de déŽ ni. Dans les états plus récents de la langue
(en syriaque notamment) l’usage de cette marque s’est tellement étendu
qu’elle perd toute valeur grammaticale et n’est plus que la marque
Ž nale normale des noms27.
Dans de nombreuses langues sémitiques, cet élément déterminatif
suYxé est une consonne nasale : soit [m], on parle alors de « mima-
tion », soit [n] et c’est la « nounation », objet du présent travail. En
akkadien, langue sémitique la plus anciennement attestée (c’est la lan-
gue des vieux empires assyro-babyloniens) certaines classes de noms
(en particulier les singuliers et les pluriels féminins) apparaissent, dans
les plus vieux documents, comme portant une mimation sur la valeur
de laquelle les spécialistes ont été et restent partagés. Pour certains,
cette marque n’a aucune valeur particulière, pour d’autres (notam-
ment Meissner, cité dans Kurylowicz, 1950) il s’est agi, au moins à une
époque reculée, d’un article déŽ ni ; pour d’autres encore (en particulier
Brockelmann, également cité par Kurylowicz) il s’agirait d’un article
indéŽ ni tout comme le tanw“n de l’arabe. Cette divergence pourra sur-
prendre en ce que les deux valeurs postulées sont diamétralement
opposées, ce qui pourrait suggérer au lecteur positiviste qu’elles ne peu-
vent guère se confondre. Mais les choses sont souvent plus complexes,
notamment en linguistique historique, que ne peut le penser le lecteur
positiviste . . . En ce qui concerne la péninsule arabique proprement
dite, Moscati (1964 p. 99) donne, entre autres, l’indication suivante :
In preclassical North Arabie -m occurs occasionally in ïamdic to indicate
indeŽ niteness, while deŽ niteness is expressed by the preŽ xed article h-. In the ear-
liest Liúyˆnite inscriptions we still encounter -n to mark deŽ niteness, whereas more
recent epigraphic documents have brought to light two instances of ( ")l-. Finally,
classical Arabic has -n for the expression of indeŽ niteness and the preŽ xed ele-
ment ’al- as a deŽ nite article.

Face à cette situation complexe et à bien des égards déroutante, la


position de Kurylowicz part d’un postulat de linguistique générale, à
savoir qu’un système linguistique ne peut se doter d’une marque d’indé-
Ž ni que s’il dispose déjà d’une marque de déŽ ni28. Si donc l’akkadien
oppose simplement une forme « nue » comme kalb-u à une forme suYxée
comme kalb-u-m cette dernière a eu nécessairement, à l’origine, une valeur

27
Cf. sur cette question l’article de G. Bohas (1998) qui présente la situation en
syriaque . . .
28
Kurylowicz dit « individué » pour indéŽ ni.
44 d.e. kouloughli

d’article déŽ ni. Il admet cependant qu’avec l’évolution historique une


telle forme puisse perdre progressivement sa valeur de déŽ ni, soit pour
Ž nir par ne plus avoir aucune fonction déterminative (voyez le cas de
l’araméen) soit, ce qui pourra paraître beaucoup plus surprenant, pour
acquérir une valeur d’indéŽ ni. En fait, la perte progressive de « force
déterminative », si l’on peut s’exprimer ainsi, passe par des étapes qua-
siment obligées : du déŽ ni situationnel, proche du démonstratif on passe
au déŽ ni générique, puis, progressivement, à l’indéŽ ni29, pour éventuelle-
ment aboutir à la marque vidée de toute valeur déterminative.
Avant de se demander comment cela peut se produire, le lecteur voudra
peut-être savoir pourquoi cela se produit. Tout simplement, répondrait
Kurylowicz, parce que les locuteurs ont tendance à étendre de plus en
plus, au cours de l’histoire des langues, le domaine d’utilisation de l’ar-
ticle déŽ ni : d’un usage à l’origine quasi-démonstratif, il tend à pren-
dre une valeur d’article déŽ ni situationnel, puis s’étend progressivement
jusqu’à atteindre la valeur d’article déŽ ni générique. Il peut même,
comme l’atteste l’araméen, Ž nir par devenir si général qu’il perd tout
contenu déterminatif. Il se peut donc fort bien que Meissner ait raison
de considérer la mimation akkadienne comme un article déŽ ni, ce serait
le cas au début de l’histoire de cette marque, et que Brockelmann n’ait
pas tort d’y voir un article indéŽ ni, ce serait le cas quelque part en
cours d’évolution. Même ceux qui ne voient dans la mimation akka-
dienne qu’une marque dépourvue de toute valeur déterminative (cf.
Moscati op. cit. p. 97) auraient des chances d’avoir raison, en Ž n d’évo-
lution dans l’histoire de cette marque.
Nous pensons, à la suite de Kurylowicz, que l’évolution du tanw“n
arabe est en fait parallèle à celle de la mimation akkadienne : il s’agis-
sait à l’origine (à une époque préhistorique de l’arabe) d’un article déŽ ni
postposé (comme en lyúiˆnite) qui a été « repoussé » par l’évolution his-
torique au rang d’article indéŽ ni qu’il a en arabe classique, avant de
disparaître purement et simplement dans les parlers arabes actuels.
Pour étayer cette analyse partons de l’hypothèse d’un état de langue
où le déŽ ni serait marqué par kalb-u-n = le chien, s’opposant à un
indéŽ ni kalb-u = un chien, qui serait identique à l’état nu que l’on a
dans l’annexion. Le système ressemblerait donc à quelque chose comme :

29
Peut-être commence-t-on cette entrée dans l’indéŽ ni par un indéŽ ni de « saisie
étroite », à valeur assez spéciŽ que, comme celui dont parlait Blachère (cf. note 9 ci-
dessus) avant de dériver vers les indéŽ nis de « saisie large » totalement non spéciŽ ques
. . . C’est une question qui reste à documenter . . .
TANWíN 45

ETAT PREHISTORIQUE I (SEMITIQUE COMMUN) :


DéWni Générique IndéWni
kalb-u-n kalb-u kalb-u
C’est de cet état (reconstruit) que dateraient les noms propres arabes
à tanw“n : ces noms porteraient donc à l’origine un article déŽ ni ce qui
est une situation extrêmement répandue dans les langues naturelles. De
cet état également peuvent être datés quelques usages du tanw“n qui
ont surpris les observateurs par leur valeur manifestement déŽ nie, par
exemple ’ˆman "awwal = l’année dernière. On peut penser aussi aux cas
où une forme à tanw“n peut alterner librement avec une forme à [al-]
comme par exemple yuúibbna ba’¶uhum ba’¶an/al-ba’¶a = ils s’aiment les
uns les autres. Peut-être faut-il aussi rattacher à cette époque les débuts
de poèmes bédouins du type « li-man  alal-u-n . . . » que l’on ne peut
comprendre que comme « De qui sont ces vestiges . . . », une interpré-
tation indéŽ nie étant ici, pour le moins, étrange . . .
Mais poursuivons notre propre quête . . . On a dit que le moteur
initial de l’évolution est la tendance à l’extension de la forme à tanw“n
qui va prendre des valeurs génériques. On aboutit alors à l’état suivant :

ETAT PREHISTORIQUE II :
DéWni Générique IndéWni
kalb-u-n kalb-u-n kalb-u
A ce stade, caractérisé par un tanw“n qui a perdu son aptitude à exprimer
un déŽ ni situationnel, intervient un fait capital : une innovation expres-
sive conduit à l’introduction du démonstratif préŽ xé [al-]30 pour « raviver »
la valeur de déŽ ni situationnel. On aboutit donc au nouvel état :

ETAT PREHISTORIQUE III :


DéWni Générique IndéWni
al-kalb-u kalb-u-n kalb-u
Mais à ce stade, le tanw“n perdant déŽ nitivement son aptitude à exprimer
le déŽ ni est condamné à étendre son domaine d’emploi du générique
à l’indéŽ ni proprement dit. C’est ce qui se produit à l’étape suivante :
30
Peut-être originairement [hal ] . . .
46 d.e. kouloughli

ETAT PREHISTORIQUE IV :
DéWni Générique IndéWni
al-kalb-u kalb-u-n kalb-u-n
Cet état, caractérisé par un emploi fortement situationnel de l’article
déŽ ni [al-] et un emploi générique du tanw“n, a laissé dans la langue
des traces que certains auteurs (notamment Reckendorf, 1921) ont
relevées. Parmi ces traces, citons l’usage quasi-démonstratif de l’article
[al-] dans des formes comme [al-yawm] = aujourd’hui (lit. « ce jour »)
ou man al-ra[ul = qui es-tu ? (lit. « qui est cet homme »). Pour les usages
génériques du tanw“n on cite des exemples tels que man ya"tihi min ¢ˆ"iŽn
. . . = « quiconque, ayant peur, vient le trouver . . . ». Mais un exem-
ple classique de la grammaire arabe, Òarr-u-n "aharra ň nˆb-i-n « quelque
mal aura fait gronder le canin », est plus probant puisqu’on ne peut y
invoquer, contrairement à l’exemple précédent, une valeur de « partitif ».
A ce stade, la tendance à l’extension de la forme déŽ nie vers les
valeurs génériques peut de nouveau jouer : cette fois c’est [al-] qui
occupe le créneau du générique. On aboutit alors à la situation que
nous connaissons pour l’arabe classique :

ETAT ARABE CLASSIQUE :


DéWni Générique IndéWni
al-kalb-u al-kalb-u kalb-u-n
Kurylowicz pense, et cela vaut d’être signalé, que le fait que les dip-
totes ne portent pas de tanw“n à l’état indéŽ ni s’expliquerait aussi par
cette évolution. Pour lui, les diptotes ont seulement, à l’origine, c’est-
à-dire à une époque où l’indéŽ ni a une marque zéro, la caractéristique
de ne connaître qu’une déclinaison à deux cas pour l’indéŽ ni : [u] pour
le nominatif, [a] pour l’accusatif et le génitif. Lorsque le système à tan-
w“n envahit le domaine de l’indéŽ ni, il arrive avec ses trois cas un/an/in.
Mais les locuteurs ne peuvent alors littéralement pas accommoder ce
système aux mots diptotes qui ne connaissent que deux cas. Ce serait
pour cette raison que diptotisme et absence de tanw“n se seraient trou-
vés, pour ainsi dire accidentellement, corrélés !
Ce qui a été dit ci-dessus sur la faible charge informationnelle du
tanw“n et son eVacement à la pause peut ensuite aisément expliquer que
TANWíN 47

ce marqueur n’ait pas survécu à l’évolution ultérieure de la langue. On


peut en eVet ajouter aux schémas de Kurylowicz une dernière étape,
celle de l’arabe parlé actuel, qui est la suivante :

ETAT ARABE CONTEMPORAIN :


DéWni Générique IndéWni
al-kalb al-kalb kalb
A vrai dire, cette situation caractérise surtout l’arabe parlé en Orient
et, dans une certaine mesure, l’arabe maghrébin oriental. En arabe
maghrébin occidental (ouest de l’Algérie et Maroc) la réalité de l’usage
représente d’ores et déjà une évolution supplémentaire caractérisée par
une extension plus grande encore du domaine de l’article « déŽ ni »
(réalisé [6l ]). En eVet, non seulement cet article sert à l’expression du
partitif comme dans :
ma t6nsˆÒ t[ “b 6l-¢ubz = n’oublie pas d’apporter du pain

mais il tend aussi, en dehors de quelques cas qui font presque Ž gure
de paradigmes Ž gés, à remplacer l’antique état construit dans l’expres-
sion de la relation génitivale, et ce, par l’intermédiaire de la construc-
tion [dyˆl + pronom]. C’est ainsi que l’on a : [bnu] = « son Ž ls », mais
[l-mra dyˆlu] en concurrence avec [mrˆtu] pour « sa femme » et, de
façon désormais quasi exclusive [6lktˆb dyˆlu] pour « son livre ». EnŽ n,
la généralisation progressive du syntagme [w6úd 6l-]31 (littéralement :
« un le ») comme article indéŽ ni tend à faire déŽ nitivement disparaître,
dans ces parlers, la forme « nue » de l’usage : [w6úd 6l-ktˆb] = « un livre »,
et à faire, du même coup, de l’article « déŽ ni » un préŽ xe quasi-oblig-
atoire du nom. On n’est plus très loin de l’état syriaque32 . . .
Un dernier mot, pour conclure, sur la théorie de Kurylowicz : elle
explique, bien qu’à notre connaissance ni lui ni personne d’autre ne

31
Ce syntagme, qui signiŽ e littéralement « un le » suppose, on le voit, que l’article
déŽ ni a déjà déŽ nitivement conquis l’ensemble du domaine du générique. Il faut, à cet
égard, le distinguer nettement du syntagme ["aúad al ] qui tend, en arabe standard mo-
derne, à fonctionner lui aussi comme article indéŽ ni, mais marque encore clairement
une « extraction » (glosable par « un des ») comme le montre bien la nécessité qu’il soit
suivi par un substantif au pluriel et le fait qu’il ait un féminin: ["iúdˆ al-] alors que
[w6úd 6l-] est invariable . . .
32
Je remercie G. Bohas d’avoir attiré mon attention sur ce point . . .
48 d.e. kouloughli

s’en soit avisé, une « anomalie typologique » frappante de l’arabe clas-


sique. On sait en eVet, depuis les célèbres travaux de Greenberg (1963)
sur les « universaux linguistiques » et, plus spéciŽ quement sur les « ten-
dances harmoniques » observables dans la syntaxe des langues, que nor-
malement une langue à ordre VSO, comme l’arabe classique, doit
présenter tendanciellement des opérateurs syntaxiques préposés à leurs
opérandes. C’est bien le cas de l’article déŽ ni [al-] qui est donc « en
harmonie » avec la structure syntaxique générale de la langue. Mais ce
n’est manifestement pas le cas du tanw“n qui, étant postposé au nom
qu’il détermine, devrait logiquement correspondre à une langue à ordre
SOV. Or nous savons que l’akkadien, lui, était une langue SOV, et
que la mimation était donc bien « harmonique » avec sa structure
typologique. On peut alors considérer que le tanw“n arabe re ète un
état syntaxique ancien de la langue qui devait être, lorsqu’elle s’est
dotée de ce déterminant, de type SOV33. On peut aussi conclure que
le renouvellement énonciatif qui a conduit à l’introduction de [al-] s’est
eVectué alors que la langue avait opéré son « shift » vers une syntaxe
VSO, ce qui donne un élément, aussi grossier soit-il, de datation de
cette évolution.
Les considérations qui précèdent, et qui cadrent à la fois avec ce
que nous pouvons savoir de l’évolution ancienne des langues sémitiques,
et avec la théorie proposée par Kurylowicz sur l’évolution spéciŽ que
du tanw“n, nous paraissent constituer un argument supplémentaire en
faveur de celle-ci . . .

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33
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