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En quête de style

1 ere pa rt i e : Quelles ress o u r c e s


pour sonner ?

Lo rsqu’on la voit notée, tra n s c r i te, la musique tra d i t i o n- qui aurait pu me faire part de cette
évidence, de ce bon sens musical.
n e lle peut sembler simpliste, répétitive… Qu’est-ce qui fait Personne ne l’a fait. A l’inverse, je
la différence lorsqu’on en joue? Où sont les vraies ressources n’entendais que des louanges sur
de cette musique ? C’est autour de cette question qu’Er- la nouveauté et l’originalité de l’ins-
wan Burban, se fondant sur son expérience de musicien et trument utilisé… Certes, le son du
cor est magnifique. Sa force expres-
de formateur, a élaboré une réflexion qu’il nous propose sive est incomparable. Mais pour
dans ces colonnes en plusieurs volets. Dans cette première faire danser une assemblée ? Aussi
partie, il re t race son parco u rs de sonneur débutant, en évo- pertinent qu’un scaphandre pour
courir le 100 mètres… Verrait-on
quant les interro gations qui ont été les siennes. les supporters, dans les gradins,
encourager le fou ? “Magnifique, ce
scaphandre sur la piste ! Quelle

M
usicien de for- donnait rien, ou si peu. Seule indi- preuve éclatante de la modernité
mation clas- cation fournie par des âmes chari- et de l’esprit d’ouverture de l’athlé-
sique, j’ai voulu tables mais peu loquaces : “ça tisme !”
jouer de la manque de style, c’est pour ça”. Je n’ai cependant pas succombé
musique traditionnelle. Faute de conseils plus précis, je me au chant des sirènes de l’origina-
De ce que j’en voyais, suis donc appliqué la seule auto- lité, j’ai donc, après quelques
rien de bien compliqué, médication disponible dans les ann ée s , canton né le cor aux
il suffisait de développer années 1990 : pratique intensive du musiques de studio et de salon et je
ma mémoire et d’ap- kan-ha-diskan et de la danse. me suis acheté une trompette pour
prendre par cœur les airs Après cinq années de chant et de pouvoir enfin sonner.
correspondants. Cepen- danse, j’ai fini par ressortir mon
dant, assez vite, je me suis instrument de musique, qui était Une musique
aperçu que même en jouant alors un cor d’harmonie : un ins- autodévalorisée
“les notes”, ça ne trument au son un peu sourd, qui
joue dans le médium1. C’est bien Il me semble que cette expérience
personnelle rejoint celle de nom-
breux musiciens venus d’autres cul-
tures et/ou attirés par les expéri-
mentations et les aventures
musicales. On attend
des conseils, des avis
éclairés et critiques…
Mais on reçoit surtout
des encouragements a
priori, des enthou-
siasmes de principe. Comme s’il
entendu inadapté fallait encore et toujours que la
pour mener une musique traditionnelle se prouve
dans e ou une qu’elle n’est pas fermée. Comme
marche : il faut s’il était vital qu’elle s’empare indis-
un instrument tinctement de toutes les ressources
au son clair et musicales qui lui passent à portée
qui puisse jouer de la main (instruments, accords,
dans un registre couleurs, sons…), sans se soucier
suffisamment de ce qu’elles apportent réellement.
aigu. N’importe “Naturalisé” depuis peu en tant

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que musicien traditionnel, renégat richesse de l’héritage que nous vou- Il s’agirait donc d’analyser, de ne
échappé des académies de “la lons faire fructifier. Les enthou- pas en rester à ce que nous en
grande Musique légitime”, je vais siasmes de principe pour tout ce disent, un peu rapidement, nos
me permettre un cri du cœur : la qui est nouveau et le désintérêt oreilles. Comme tous nos organes
musique traditionnelle n’a rien à pour les questions de style me sem- sensoriels, celles-ci ne nous trans-
prouver en terme d’ouverture et de blent être les signes visibles de me ttent que les informations
nouveauté ! Ses ressources intrin- failles profondes dans le consen- qu’elles ont été “dressées” à identi-
sèques valent celles de n’importe sus qui est censé unir tous les fier. Dans un premier temps, nous
quelle autre musique ! Elles sont acteurs des musiques tradition- ne pouvons entendre que ce que
simplement d’une autre nature. nelles. Dans les paroles, le consen- nous avons déjà entendu depuis
Ces affirmations peuvent sembler sus est solide : notre musique est notre naissance, volontairement et
inutiles, mais la survalorisation sys- digne et pleine de ressources. Dans involontairement. Après tant de
tématique de tout ce qui semble la réalité de la vie musicale quoti- décennies de musique enregistrée
enrichir la musique traditionnelle dienne, les doutes, le manque de destinée à la consommation de
me semble révéler un manque de confiance et l’autodévalorisation masse, comment nos oreilles pour-
c on f ia nc e e n s e s r e s s our c e s transparaissent bien souvent. raient-elles chercher ce qu’elles
propres, un doute fondateur sur sa n’ont jamais goûté ? Elles cher-
valeur intrinsèque. Analyser la musique chent donc dans un premier
Et comment ne pas douter ? t ra d i t i o n n e ll e temps des mélodies, de l’har-
Depuis que la culture française aca- monie et des rythmes.
démique existe, elle est marquée La musique traditionnelle est
par la dévalorisation ou l’instru- comme un petit coffre qui ne paie
mentalisation des cultures popu- pas de mine. Nous nous assurons
laires. La situation spécifique de ce mutuellement de notre certitude
début de XXIe siècle est également qu’il y a bien un trésor là-
s our ce de dif ficultés pour la dedans, mais le doute gagne
musique bretonne. Celle-ci est un peu à peu du terrain. Pour
héritage du passé alors que la autant, nous ne voulons pas
n otion même de tem por alité l ’ o u v r i r : après tout, les
devient peu à peu inconcevable. anciens qui nous
Elle est issue de pratiques cultu- l’ont légué,
relles populaires dans une société
qui se rêve sans classes, une petite
musique artisanale modale dans un
océan de musiques industrielles
tonales, une culture locale dans un
monde presque entièrement délo-
calisé, une musique de contextes
collectifs en pleine période de
dématérialisation individualisante…
Les musiques traditionnelles sont
pour le moins à contre-courant des
grandes tendances du monde
contemporain.
Autant de raisons de douter,
certes, mais à l’inverse, autant de
raisons de ne pas lâcher le mor- eux, ne
ceau ! Toutes ces causes possibles l’ont jamais
de perte de confiance peuvent être o u v e r t ! Qu’im-
également de fortes motivations porte. Ils n’étaient pas dans
pour pratiquer et cultiver les notre situation, radicalement
musiques traditionnelles. Ainsi, nouvelle2. Ouvrons le coffre
nous sommes nombreux à faire le et observons, rassurons-
pari d’une musique vivante en lien nous un bon coup…
direct avec la musique héritée du
“monde d’avant” (avant le congé-
lateur et le téléviseur). Illustrations réalisées
Ce pari (poursuivre l’aventure des d ’aprè s le s ph oto s de
musiques traditionnelles) ne pourra Myriam Jégat, à gauche :
être gagné s’il subsiste au fond de collection GCBPV ; à droite
nos oreilles le moindre doute sur la : collection BAS).

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h arm oni es e t f an f ar es de l a
seconde moitié du XIXe siècle, aux
flonflons des orchestres militaires,
monde auquel bien peu d’entre
nous souhaite être associé. Les
goûts et les couleurs que nous
nous plaisons à considérer comme
imprévisibles et individuels se
révèlent bien souvent collectifs et
déterminés.
Harmonisation musiques, aussi riches et respec- La structure des airs, presque tou-
Pratiquées dans la continuité de la tées… que dépourvues d’harmoni- jours rigoureusement symétrique,
tradition, les musiques issues des sation ! réduit d’autant la richesse des mou-
pratiques culturelles locales sont, Si les ressources cachées de la vements mélodiques. L’exemple
dans nos contrées, absolument musique traditionnelle étaient si suivant (“un ptit tour à la ridée”)
dépourvues de toute harmonisa- bien connues de tous, y aurait-il un est loin d’être une exception : pre-
tion. On se dit, un peu vite, qu’il recours aussi massif aux procédés mière partie de quatre notes répé-
fallait de toute façon être un bour- d’harmonisation du jazz et des tées trois fois dans le même ordre,
geois naïf de la fin du XIXe siècle musiques “de variété” ? répétition de cette première partie,
pour croire que rajouter deux ou deuxième partie de cinq notes pré-
trois accords simplistes pouvait Mélodies sentées une fois avec une fin sus-
enrichir cette musique. Puis on se Les “airs” utilisés en musique tra- pensive, puis une fois avec une fin
ravise : oups! aujourd’hui, bien des ditionnelle bretonne sont très peu conclusive. En remplaçant les par-
musiciens font la même chose. Ils développés : peu de notes, peu ties par des lettres, on obtient la
utilisent bien quelques accords sup- d’intervalles différents. Certaines forme suivante : AAA/AAA/B/B’.
plémentaires empruntés au jazz, mélodies ont une tournure ou un Comment diable peut-on écouter
mais n’est-ce pas la même naïveté caractère qui nous plaît, certes, en boucle un air aussi simpliste et
qui guide les “enrichisseurs harmo- mais les goûts et les couleurs doi- rigide sur le plan de la construc-
nisants” d’aujourd’hui ? Les nom- vent être relativisés. Ainsi, par tion mélodique ?
breuses musiques modales du exemple, les airs à danser du pays
monde3, savantes ou populaires, gallo ne plaisent qu’à un nombre Le mirage des variations mélo-
n’ont pourtant jamais été aussi très réduit de musiciens et de dan- diques
accessibles. Il suffit d’un abonne- seurs. La gamme qu’ils utilisent La réponse est connue de tous,
ment à une médiathèque ou à majoritairement (mode de do) est c’est justement là que se cacherait
Internet pour entendre toutes ces en effet associée au répertoire des la richesse de cette musique : les

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Ci-contre, une mélodie traditionnelle passée au crible. La représentation solfégique réduit
la musique à des notes précalibrées et à des formules rythmiques simplifiées. Les formes d’onde
(grises sur fond noir) représentent le son de l’enregistrement et font apparaître des variations
inattendues : ainsi, par exemple, le même son “p”, dans le même mot et dans la même phrase,
n’est pas identique quand il réapparaît. Le graphique des durées exactes de chaque “note”
permet, lui, d’identifier des syllabes stables et celles dont la longueur varie. Ce qui peut
sembler, d’un point de vue “classique”, un simple enchaînement de quatre notes sur une seule
formule rythmique répétée sept fois se révèle bien complexe !

variations. Mais ces variations sont- d’une analyse conventionnelle, la tial, non-varié (A). Cet état non-
elles mises en œuvre sur le plan musique traditionnelle ne semble varié est introuvable dans les inter-
des hauteurs ? Relèvent-elles vrai- au premier abord n’avoir que bien prétations de musiques tradition-
ment de variations de la mélodie ? peu d’atouts. Encore plus réduits nelles de Bretagne. On pourrait
Les hauteurs qui constituent la en nombre et en variété que les certes considérer que cet “objet de
mélodie ne sont en fait que très intervalles formant les mélodies, la variation” est virtuel, qu’il s’agit
peu modifiées par l’interprétation. les rythmes se réduisent même par- d’un schéma mental sur lequel
Ce consensus sur un mot, “varia- fois à une seule figure pour tout s’appuie le musicien pour jouer et
tion”, mène bien souvent les un morceau. Succession ininterrom- déployer ses variations. L’hypo-
apprentis musiciens dans une pue de croches (deux notes par thèse est difficilement tenable. Je
impasse. Ils varient les hauteurs, temps) avec parfois une noire (une ne pense pas qu’il soit possible de
les notes qui forment la mélodie, note par temps) pour reprendre déduire “l’objet de la variation”
et ça ne ressemble à rien, la simpli- son souffle : de nombreux airs de (A), non-joué, de l’ensemble des
cité de la structure mélodique n’en danse semblent se contenter de ce variations qui constituent le “mor-
est alors que plus apparente. Une matériau rythmique… ceau de musique” effectivement
variation mélodique intentionnelle, Comme pour les hauteurs, la clé joué (A’, A’’, A’’’…), même pour
c’est-à-dire une hauteur modifiée du mystère est connue de tous : les l’interprète.
volontairement, apparaît même variations. Contrairement aux varia- Il ne s’agit donc pas d’une varia-
comme une coquetterie. Autant dire tions de hauteur qui se sont avé- tion à partir d’un modèle préexis-
une faute de goût pour tous ceux rées secondaires, les variations ryth- tant ou virtuel. Il s’agit plutôt d’un
(dont j e s uis) qui pense nt la miques sont bien un paramètre déploiement en temps réel de
musique bretonne plus proche du mobilisé directement, de façon combinaisons variées de para-
gâteau breton que des profite- autonome, au moment de l’inter- mètres musicaux autres que celui
roles… prétation. de hauteur.
La richesse cachée de la musique Ni aléatoires ni facultatives, ces
traditionnelle se situe bien dans ce Le concept de variations sont l’objet même du
moment de l’interprétation, mais variation en question discours. Elles sont guidées par
nous venons de le voir, il ne s’agit des conceptions musicales et des
pas de variations mélodiques. Il faut cependant préciser ce stratégies musiciennes. J’utiliserais
Toutes les ressources cachées le qu’on entend par variation. Le alors le concept d’improvisation :
sont-elles alors dans le domaine terme est trompeur. Une variation le musicien invente la musique en
rythmique ? (A’) est souvent conçue comme temps réel, en se servant de la
une variation de quelque chose mélodie comme d’un simple sup-
Rythmes qu’on devrait donc pouvoir identi- port pour la libre combinaison des
Là également, passée au filtre fier, quelque part, dans un état ini- autres paramètres musicaux. Seul

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le cadre (le pré-texte) est décidé canevas complexe d’improvisations nécessaire de pousser l’investiga-
à l’avance. La mélodie, l’air, n’est non-mélodiques. tion un peu plus loin, de décrire
qu’un des éléments de ce cadre4. un peu plus précisément les res-
Comme il ne s’agit pas de varier la Il ne faudrait pas réduire pour sources et les voies d’accès à cette
mélodie, mais de s’appuyer sur autant les paramètres mis en jeu improvisation non-mélodique.
elle pour varier de nombreux à celui des figures rythmiques. Au- C’est ce que je tenterai de faire
autres paramètres, je parlerais delà de celles-ci, la question du dans un prochain texte.
alors d’improvisation non-mélo- rythme et de la pulsation est d’une
dique. complexité sans limite : la même Erwan Burban
figure rythmique est-elle plutôt 1
Médium : moyen, sur le plan des hau-
L’ i m p ro v i s a t i o n égale ou inégale ? D’autres terrains
teurs. Ni aigu (comme la trompette),
non-mélodique de jeu existent également : une
ni grave (comme le tuba).
note en particulier est-elle longue 2
Pour ne citer qu’un seul exemple : la
La grande affaire complexe, pour ou courte ? Est-elle ornementée ? marche est devenue une activité spor-
laquelle des structures simplistes Est-elle attaquée dans la continuité tive. Comment croire à la facilité d’une
(mélodiques et rythmiques) sont d’un groupe de note ou à la façon continuité entre ces humains du
mobilisées, serait donc l’improvisa- de la note initiale d’un morceau ? X X e siècle et nous autres, toujours
tion non-mélodique. La simplicité Est-elle présente autant que ses humains mais déjà si lointains ?
structurelle des rythmes et des v o i s i n e s ? Où sont placés les
3
Musiques d’Inde, de Turquie, du
Kazakhstan, d’Iran, musique arabo-
mélodies devient alors tout à fait accents ? On a là, sans chercher
andalouse…
compréhensible, de même que bien loin, six paramètres musicaux 4
La fonction de la m usique (par
l’absence d’harmonisation : un presque inconnus de toutes les exemple, une danse en particulier) est
cadre, par nature, doit être simple musiques dont sont abreuvées nos un autre élément identifiable de ce
et solide. La musique savante occi- oreilles à longueur de journée. cadre.
dentale puis la musique indus-
trielle de consommation de masse Les sonneurs de couple, portés
sont fondés sur les paramètres de par l’exigence propre à leur cor-
mélodie, d’harmonie et, marginale- poration, réussissent à centrer leur
ment, de rythme, mais les “petites” pratique sur ce tré sor caché.
cultures populaires de tradition Armés d’instruments radicalement
orale ne sont pas un reflet appau- étrangers à la culture musicale
vri de ces “grandes” musiques. occidentale moderne, ils réussis-
Elles ne fonctionnent pas à partir sent à faire fructifier cet héritage
des mêmes paramètres et ne les sans se soucier des critères de
hiérarchisent pas de la même valeur de la culture musicale majo-
manière. La mélodie n’est, en ritaire. Pour les autres instruments
musique traditionnelle bretonne, et pour les formes d’expression
qu’un élément du cadre sur lequel p lus récen tes (g rou pes par
le musicien tisse en temps réel un exemple), il me semble par contre

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