La recherche de soi
Albertine
Albertine est le personnage principal de la Recherche, hormis le narrateur. Son identité est insaisissable, élément
d’une bande de jeunes filles, rose dans une haie de roses, oiseau, papillon prompt aux métamorphoses, déesse de la
mer et du Temps, tantôt captive, tantôt libre, elle prend toutes les figures que lui prête l’imagination du héros
amoureux.
L’identité d’Albertine est essentiellement corporelle et sensuelle, avec ses joues roses, florales, ses yeux brillants,
son rire rauque, sa coquetterie, « actrice chatoyante de la plage », éteinte comme un oiseau captif, « fleur du mal »,
capable d’entraîner son amant jusqu’aux enfers. Sa féminité en fait l’être le plus désirable et le moins accessible qui
soit, pour le narrateur, dont les enquêtes de jaloux ne viennent jamais à bout.
La richesse de l’imaginaire déployé autour d’Albertine procure au héros une vie intérieure plus haute et plus féconde.
Art
Figures de peintre (Elstir), de musicien (Vinteuil), d'écrivain (le Narrateur), d'amateur d'art (Swann, le Narrateur)
composent une galerie de portraits ; mais plus encore, leurs propos, leur œuvre, leur analyse esthétique, les références
que le Narrateur fait aux œuvres picturales et musicales, font de cette somme romanesque une profonde réflexion sur
la place de l'art dans la vie.
Proust explique d’abord que, chez les hommes qui ne sont pas artistes, la vraie vie est présente mais inaccessible, car
limitée à des activités quotidiennes, à l’habitude, à des «clichés» que l’intelligence n’a pas «développés» alors que
l’artiste communique par l’art aux autres êtres humains la façon particulière dont le monde lui apparaît. Il prend le
temps d’observer et de penser pour ensuite exprimer sa vision particulière des choses.
Proust démontre que l’art nous procure les moyens d’améliorer la perception que nous avons de notre propre vie en
suivant deux directions. D’un côté, il explique en quoi notre perception courante est limitée. D’un autre côté, il met en
valeur la manière dont, par contraste, l’art rehausse notre vision des choses.
La fonction de l’art est de rendre les impressions que le sujet ressent par exemple en présence d’un paysage qu’il
contemple. La supériorité des forces de « la nature » sur celles de l’artiste tient à la variété et à l’intensité des effets
que la réalité produit sur notre sensibilité. L’artiste est néanmoins indispensable comme médiateur des impressions
que la nature se contente d’occasionner.
Balbec
Le Balbec de Marcel Proust symbolise le lieu idéal de vacances où la vie mondaine se combine agréablement aux
joies que procurent le spectacle de la mer et les jeux de la plage. Balbec est essentiellement une ville de bains de mer.
Venu à Trouville dès 1891, l'écrivain sera un fidèle du Grand Hôtel de Cabourg, de 1907 à 1913, profitant de ses
séjours sur la côte normande pour visiter l'arrière-pays en automobile avec son chauffeur, Alfred Agostinelli.
Le Balbec rêvé correspond à toute une imagerie de cieux mouillés, de tempêtes battant les rochers qui inspirent
également les marines des tableaux d’Elstir, à travers lesquels le narrateur apprend à admirer les jeux de lumière sur
les flots en mouvement, les élégantes en toilettes.
L’idée de tableau, de spectacle, domine les séjours à Balbec et les deux lieux d’observation essentiels y sont l’atelier
d’Elstir et le Grand Hôtel. La mer se reflète dans les chambres en successions de tableaux changeants sut les miroirs
des bibliothèques.
Balbec rêvée autour d’une église environnée de tempêtes romantiques, prend ensuite la beauté moderne d’une plage
à la mode, telle que les impressionnistes les ont fait voir ; puis elle devient la ville où le narrateur succombe aux
charmes de l’amitié, de l’amour et de la mondanité.
C'est là en effet qu'il fera connaissance du peintre Elstir et qu'au milieu de la joyeuse bande de jeunes filles sur la
plage, il remarquera Albertine. L'amour de cette dernière va bouleverser sa vie et lui laisser, pour finir, des souvenirs
cruels, aux antipodes des jours heureux passés dans le Balbec de A l'ombre des jeunes filles en fleurs.
Bottines
C’est alors qu’il se penche « avec lenteur et prudence » pour se déchausser, et à l’instant même où il touche « le
premier bouton de [s]a bottine », que le narrateur est assailli par le souvenir. Ce souvenir surgit donc, comme pour la
fameuse « petite madeleine », grâce à un ressenti physique. Le narrateur est alors submergé par une émotion qu’il est
difficile de nommer. Il pleure (« des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mes yeux »), mais il est
difficile de rattacher ces larmes à un sentiment de tristesse. Au contraire, il évoque « une présence inconnue, divine » ,
et il semble que l’on soit davantage en présence d’un moment de révélation quasiment mystique que d’un moment
douloureux. Deux temporalités se superposent car le narrateur éprouve, très précisément, les mêmes émotions à
plusieurs années d’intervalle ; il vit une scène qu’il semble avoir déjà vécue, et qu’il avait partagée avec sa grand-
mère. Cette résurgence d’un « souvenir involontaire et complet de la réalité vivante » lui permet de faire revivre en
pensée cette fameuse grand-mère, et surtout, d’en faire enfin le deuil.
Etre de fuite
Livré à des impressions qui varient selon les circonstances, le personnage proustien est par définition un « être de
fuite » dont nul ne peut saisir la réalité, dont on ne connaît que des facettes changeantes. Cette vérité éminemment
proustienne est particulièrement illustrée quand ceux qui aiment (Swann, le Narrateur) cherchent à connaître l'être
aimé (Odette, Albertine). L'amour, qui se veut chez Proust, possession et œuvre de connaissance de l'autre,
précisément parce qu'il est amour, interdit et ruine ce projet.
Madeleine
C’est la fin d'une journée où dominent l'ennui, l'asthénie, l'abandon aux forces anesthésiantes d'une vie sans espoir.
Le narrateur, adulte, goûtant un soir d'hiver un morceau de madeleine trempé dans du thé, éprouve un plaisir délicieux
dont il essaie de comprendre la cause. Il sent qu'un souvenir lointain cherche à faire surface.
Comment réveiller ce qui existe confusément en soi ? L’épisode de la madeleine fait le récit d'une recherche au plus
profond de la mémoire affective, intime et sensorielle, du « je ».
- Le narrateur cherche au fond de soi, dans les profondeurs d’une nuit intérieure.
- Il se livre ensuite à une sorte d'enquête à l'intérieur de soi, pour retrouver la cause de cette émotion,
tâtonnante, hasardeuse.
- La métaphore de l'enquête ou de la quête, celles du voyage et de la lumière, tissent leurs correspondances pour
aboutir à celle, quasi religieuse, de la découverte d'une zone éblouissante.
- La métaphore du souvenir qui monte à la surface d'une mer intérieure s'avère splendide et émouvante pour
rendre sensible ce lent et mystérieux voyage dans une conscience perçue comme un univers immense et
mystérieux.
- Le souvenir est comme un secret qui se dérobe mais soudain il remonte à la surface et peut être capté. La
soudaine apparition du souvenir n'est pas due à la volonté consciente; le «je» la reçoit comme une révélation.
- Il s'impose par sa précision : le rituel de la madeleine du dimanche trempée dans une infusion de thé ou de
tilleul à Combray avec tante Léonie.
- Cette révélation a un caractère étonnant, bouleversant, heureux, dont on pressent qu'elle a constitué pour le
narrateur un moment essentiel de sa vie émotionnelle.
- Dès lors peut se dérouler le tableau, nourri de réminiscences olfactives, gustatives, visuelles, d'une scène de
l'enfance, scène anodine, anecdotique, banale, mais dont le souvenir recèle, telle l'essence d'un parfum, une
masse de sensations et de bonheurs enfouis, enfuis.
- Mais elles donnent lieu surtout à une méditation lyrique sur le Temps : le souvenir apparaît comme une
victoire de la vie sur la mort.
- À la certitude désolante de la disparition, que l'on croit absolue, définitive, des êtres et des choses s'oppose la
magnifique apothéose du souvenir.
Mémoire (involontaire)
Marcel Proust, dans A la recherche du temps perdu, a construit une œuvre qui dépasse de beaucoup les limites du
genre autobiographique. Il a fondé l'architecture de son roman sur le phénomène de la mémoire affective. Dans le
dernier volume, Le temps retrouvé, le narrateur découvre que le Temps, aboli lorsqu'une sensation présente réveille
une sensation passée, peut être «retrouvé» si cette résurrection fugace est convertie en œuvre artistique.
Une anecdote de la vie quotidienne, un incident ou un accident - boire une tasse de thé, la vision d'un paysage, une
sensation singulière comme le trébuchement sur un pavé - conduisent le Narrateur à éprouver une émotion de joie
d'abord indicible, puis plus précise, dont il recherche au fond de lui l'origine, toujours liée à un souvenir heureux du
passé.
Ce surgissement du passé à travers la sensation est ce que l'on nomme la « mémoire involontaire » :
-la « même félicité » naît d'un événement extérieur, sans relation directe avec la sensation éprouvée;
-l'irruption du bonheur a le même effet immédiat : l'abandon de la fatigue, l'effacement des contingences, la disparition
des doutes;
-la montée du souvenir exige une descente - en quelque sorte - introspective à l'intérieur de soi, d'où surgit une vision
éblouissante;
- la démarche intérieure exige concentration, ténacité, la mobilisation de toutes les forces de l'esprit; la résolution de
l'énigme s'impose brusquement ;
- le surgissement du souvenir par le biais de la mémoire involontaire donne à éprouver et à revivre les émotions
innombrables de l'instant enfoui.
En cela, la mémoire involontaire est l'auxiliaire de la création et abolit le temps. Ainsi, l'enquête intérieure menée
pour retrouver les sensations enfouies devient la métaphore de la quête de toute la somme romanesque. Dans Le temps
retrouvé, le Narrateur se rend compte qu'il doit remonter le Temps pour réaliser enfin sa vocation d'écrivain.
Paysage
- Proust paysagiste ?
D’abord, Combray, lieu mythique, , image de l'enfance heureuse du Narrateur auprès de sa mère, et des images
enchantées du jardin.
Les personnages -famille et servante, relations de voisinage- évoluent dans la maison de "tante Léonie", mais aussi
dans un cadre où l'architecture médiévale et la campagne environnante sont source de joie pour le jeune Narrateur.
Ensuite, les promenades "du côté de chez Swann", ou "du côté de Guermantes", du nom du château de la noble
famille qui y réside, sont l'occasion d'évoquer les paysages de la Beauce, embellis dans le souvenir du romancier.
Ainsi le Loir qui passe dans cette région, devient la Vivonne où Proust fera fleurir les nymphéas qu'il a pu admirer en
visitant l'exposition où les célèbres tableaux de Monet en 1900.
La mer se reflète dans les vitres de la bibliothèque de la chambre d’hôtel du narrateur. Au gré de la lumière
changeante, de l’imagination du narrateur et des filtres esthétiques, le paysage marin change sans cesse. Ainsi sont des
métaphores associent la plage au cirque d’une montagne, les vagues écumantes à des sommets enneigés, le soleil à un
géant et les flots au vert tendre de prairies.
Cette mer normande qui devient un paysage de montagnes alpin grâce à un détour par l’art italien ; cette mer
montante et descendante comme un paysage vu par les fenêtres d’une diligence, lorsqu’on est soi-même en
mouvement.
Paysage marin transformé en paysage de montagne sublime et le jeu de lumière sur l’eau devient celui d’un soleil,
personnifié comme un géant, sur la neige.
Réalité et fiction se confondent pour créer des lieux mythiques. En somme, à partir d’un spectacle précis, mille
transformations sont possibles grâce aux ressources de l’esprit et à la culture artistique.
-L’art du paysagiste ?
-Transfigurer le réel, en proposer une vision absolument renouvelée par son regard : les «mille» changements où le
paysage est remplacé par celui qu’imagine le narrateur
-Faire voir la réalité que nous connaissions sous un jour tout à fait différent, la rendre plus lumineuse, la sublimer.
-Animer le paysage d’un sentiment intérieur : « un voyage immobile et varié à travers les plus beaux sites du paysage
accidenté des heures ».
Petites perceptions-
Petites perceptions (Leibniz) : théorie selon laquelle une infinité de changements s’opèrent dans l’âme qui sont
inaperçus comme trop faibles, la conscience n’étant que la sommation de toutes les petites perceptions inconscientes ;
ex. des vagues de la mer, dont le bruit est « aperçu » chaque vague par la sommation des petites bruits de chacune des
vagues. En posant l'existence de petites perceptions inconscientes, c'est-à-dire de perceptions qui nous affectent mais
dont nous n'avons pas conscience - que nous n'apercevons pas, Leibniz développe l'idée que notre expérience du réel
est infiniment plus riche et complexe que ne l'est notre représentation du réel.
Chez Proust, certes le savoir est d’abord une somme d’impressions que l’univers dépose en nous, en une infinité de
perceptions, mais le vécu est accompagné par la conscience immédiate de ce vécu, toujours fugitif, fugace, des
changements qui s’opèrent dans l’âme, à l’unisson des changements du paysage ou des êtres, que le narrateur s’efforce
d’ observer, de saisir, d’en extraire toute la beauté, c’est le travail de la littérature et de l’art, tel qu’il le découvre chez
le peintre Elstir :
« Dans un tableau pris de Balbec par une torride journée d’été, un rentrant de la mer semblait enfermé dans des murailles de granit rose, n’être
pas la mer, laquelle commençait plus loin. La continuité de l’océan n’était suggérée que par des mouettes qui, tournoyant sur ce qui semblait au
spectateur de la pierre, humaient au contraire l’humidité du flot. D’autres lois se dégageaient de cette même toile comme, au pied des immenses
falaises, la grâce lilliputienne des voiles blanches sur le miroir bleu où elles semblaient des papillons endormis, et certains contrastes entre la
profondeur des ombres et la pâleur de la lumière. »
La phrase fugitive, disloquée, étendue, méduséenne, qui se ramifie « en méandres », « cubiste » qui voit tout, selon
Raymonde Coudert, , « fait tout voir » et « sait si bien nous emporter dans son chatoyant vertige »
La phrase explore les mouvements du monde de l’âme. D’une micro-perception à la prise de conscience réfléchie
par le travail de mémoire ou l’imagination, la phrase progresse vers un effort d’abstraction.
Proust fait de l’ agonie du vieux duc de Guermantes un spectacle bouleversant, avec la métaphore du visage-rocher
dans la tempête: le ton lyrique, la métaphore filée et le rythme crescendo d’une phrase ample et périodique suggèrent
le déferlement croissant des vagues, contre lesquelles le personnage tente de résister héroïquement. L’océan, par
allégorie, figure la mort contre laquelle le personnage lutte avec acharnement dans un duel douloureux.
Phrase par expansions multiples qui accumule les notations descriptives : « Et comme ces reflets étranges,
/uniques, /que seule l’approche de la tempête où tout va sombrer donne aux roches//je compris/ que le gris plombé des
joues raides et usées, /le gris presque blanc et moutonnant des mèches soulevées, /la faible lumière/étaient des teintes
non pas irréelles, trop réelles au contraire, //mais fantastiques, et empruntés à la palette, de l’éclairage, inimitable dans
ses noirceurs/de la vieillesse, de la proximité de la mort ».
Le narrateur se livre à un examen assez minutieux des traits vieillissants du duc : une syntaxe complexe et
mimétique qui épouse les effets du temps avec accumulation de notations visuelles, des métaphores et comparaisons
abondantes : il dépeint un homme que l’approche de la mort a métamorphosé, l’examine, commente, compare,
vérifie en modifiant les angles d’observation à partir de l’image du rocher dans la tempête, une ruine, un rocher, sa
figure comme un bloc effrité, les changements d’expression, la dureté sculpturale, des aspects du nuque, de joue, de
front bousculés par une rafale, les reflets d’une tempête.
Vraie vie-
Une phrase : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la
littérature. »
1) La littérature ne nous coupe pas de la vie, de notre vie, pour nous projeter dans l’imaginaire. Selon Proust, il
est bien ici question de la « vraie vie », car il ne s’agit plus d’une vie sociale stéréotypée, et donc
nécessairement superficielle, mais de notre vie intérieure, riche de sa subjectivité et de son authenticité.
L’auteur affirme en effet que nous sommes généralement dans l’ignorance de ce que nous sommes, de ce que
nous possédons de plus intime, à savoir notre monde intérieur et ses richesses insoupçonnées. En effet, nous
substituons à la réalité une « connaissance conventionnelle », c’est-à-dire le poids des habitudes sociales, la
répétition de lieux communs, les préjugés, mais aussi une utilisation stéréotypée du langage.
2) Selon Proust, « l’art véritable » permettrait donc à la fois de nous aider à nous révéler à nous-mêmes, dans ce
que notre réalité a de plus authentique, mais aussi de nous révéler aux autres.
3) Elle est reprise de contact avec soi et avec le réel, elle rejoint la tâche philosophique par excellence : la
connaissance de soi.
4) Grâce à l’écriture, mais aussi à la lecture, nous pouvons « sortir de nous » et accéder à une expérience autre
que la nôtre. Sans elle, nous serions comme enfermés dans notre propre expérience.
5) La littérature nous ouvre ainsi à une vie plus riche, plus ample, une vie augmentée de celle des autres qui, sans
elle, nous resterait à jamais inaccessible, étrangère et inconnue. Proust affirme que chaque homme possède
des richesses artistiques profondément ancrées en lui ; mais nous manquons généralement du courage
nécessaire pour aller les chercher et les partager. Or, il n’y a que par ce biais de l’art véritable que la
communication authentique peut avoir lieu entre les hommes.
6) L’émotion propre à la littérature selon Proust tient à la multiplication des mondes. À travers la lecture, nous
pénétrons dans une infinité de mondes possibles, chacun absolument unique et à jamais disponible par le biais
de l’écriture, de la peinture, de la musique.