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UN DOUBLE MARCHÉ ÉCONOMIQUE

Shmuel Trigano

In Press | « Pardès »

2013/2 N° 54 | pages 49 à 56
ISSN 0295-5652
ISBN 9782848352800
DOI 10.3917/parde.054.0049
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Un double marché économique
Shmuel Trigano

D eux dispositifs en matière économique sont l’objet d’une contradiction


manifeste dans le texte même de la Bible. En Dt 15, 11, il est dit : « le
pauvre ne disparaîtra jamais du pays. C’est pourquoi, je t’ordonne d’ouvrir
ta main à ton frère, à ton pauvre, au nécessiteux dans ton pays » alors qu’en
Dt 154, il est dit « À la vérité, il n’y aura pas en toi de pauvre car YHVH
te bénira dans le pays que YHVH te donne, possession en héritage ». On
connaît la pente facile qui consiste à dire qu’il s’agit là de deux couches
de textes différentes, œuvre de deux auteurs différents qui se contredisent.
Une prescription de la Torah, deuxième contradiction, enjoint une
interdiction sélective de la pratique du prêt à intérêt : « N’exige point
d’intérêt de ton frère, ni intérêt pour argent, ni intérêt pour denrées ou
pour toute chose susceptible d’accroissement. À l’étranger/nokheri tu
peux prêter à intérêt, tu ne le dois pas à l’égard de ton frère si tu veux que
YHVH ton Dieu bénisse tes divers travaux dans le pays où tu vas pour
en prendre possession » (Dt 23, 20-2). On connaît, là aussi, la pente facile
d’une telle distinction pour la cohérence de la moralité du judaïsme, en tout
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cas sur le plan économique. Max Weber lui a donné forme dans son livre
Le Judaïsme antique qui y voit la preuve de l’existence d’une double éthique
économique des Juifs, l’une à destination des Juifs et l’autre des Gentils.
Ces deux interprétations témoignent d’une compréhension erronée de
la conception biblique. Leur hypothèse implicite est qu’elle n’est pas sous-
tendue par une cohérence systématique. Si tel était le cas, il n’y aurait pas
grand-chose à interpréter dans la Torah sinon à produire des commentaires
épars de textes sans rapport entre eux. Or, toute interprétation suppose
nécessairement une cohérence systémique. Telle est notre hypothèse mais
elle reste à démontrer. Nous soutenons qu’il n’y a dans ces deux textes ni
contradiction, ni ambiguïté, tout en reconnaissant la contradiction formelle
qu’ils présentent et dans laquelle nous décelons l’indice d’un enjeu que l’on
ne perçoit pas immédiatement et qu’il s’agit de découvrir. Il n’y a donc pas
dans ces deux citations de contradiction (pour la condition de pauvreté)
ni d’ambiguïté (pour la double éthique).

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L’HYPOTHÈSE DE DEUX MARCHÉS


L’articulation de ces deux vérités contradictoires pourrait en effet
exprimer l’idée que la théorie économico-politique de la Torah fait place
à deux marchés, ou à un double marché : celui du Roi et celui de Dieu,
celui du Royaume de David (ou d’Israël) et celui du Royaume des Cieux,
celui-ci fiché en plein cœur de celui-là, à l’instar de la Tente du Rendez-vous
(Ohel Moed), posée au centre du camp d’Israël dans le désert (cf. Nb 1).
Le marché de l’« État » réfère au marché « naturel », le marché tel qui
se met en place par la force des choses, en vertu de « la main invisible »
(déterminisme de la loi du plus fort) ou de l’action de l’État. Il est en effet
question d’État et de Royaume car il s’agit là d’une économie politique,
liée à l’exercice du pouvoir dans une société, le « peuple d’Israël », même
si l’intention politique n’est pas formellement cardinale dans ce partage
entre deux marchés que régule la finalité du Royaume des Cieux. Elle
est plutôt la conséquence et la projection dans la réalité du système de
rapports économiques que la Loi de la Torah impulse, tel qu’on peut le
comprendre à la lumière de notre hypothèse. Le marché du Royaume des
cieux, quant à lui, est structuré par le dispositif lévitique qui constitue
l’axe de l’univers biblique 1.
Si nous partons de l’hypothèse que deux marchés coexistent dans
l’économie selon la Torah, il n’y a plus de pauvres dans le Royaume
des Cieux, là où l’économie lévitique est à l’œuvre, mais il en subsiste
dans le marché sociétal, le marché libre. De même, si nous prenons en
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compte la dimension politique du « Royaume de David », il n’y a pas
de double éthique économique des Juifs. Elle implique en effet que
les Juifs sont liés par une même communauté politique avant d’être
liés par l’alliance avec le Royaume des Cieux. Les Juifs dans la Torah
sont en effet un peuple et l’oublier au profit d’une perspective moraliste
et métaphysique, c’est se condamner à n’y rien comprendre. On peut
l’approcher à la lumière de la réalité de la démocratie contemporaine : si
la citoyenneté de l’État démocratique ouvre à des droits (et des devoirs),
les étrangers n’en bénéficient pas parce qu’ils ne sont pas partie au contrat
fondateur. Puisqu’ici il est question de « pauvres », nous pourrions dire
dans les termes contemporains que les étrangers nationaux n’ont pas part
à la solidarité (la « sécurité sociale ») qui découle de la mutualisation
qu’implique le « contrat social ». Il n’y aura plus de pauvres là où règne
l’alliance (le « contrat social »). Mais il y en aura hors de lui quand il est
question d’étrangers nationaux.

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De la même façon, c’est parce que le Royaume des Cieux est struc-
turellement fiché au cœur du Royaume de David que l’interdit du prêt à
intérêt joue dans ce dernier, au-delà des limites du Royaume de Dieu mais,
du fait de l’alliance contractuelle des deux royaumes, dans les frontières
du Royaume d’Israël. Ce principe – que l’on pourrait définir de façon
anachronique comme « national » – est le privilège de la synergie entre les
deux Royaumes, synergie à laquelle ne participe pas le Nokheri / étranger
(national) – comme la chose est textuellement écrite dans la citation
concernée – qui est à distinguer de l’étranger (à domicile) comme ger.

LE FONCTIONNEMENT DU ROYAUME DES CIEUX


C e qu’il s’agit de comprendre, c’est donc la nature du marché du
Royaume des Cieux et le système de relations qu’il entretient avec le
Royaume d’Israël qu’il induit. Je laisse de côté l’aspect politique que je
crois avoir bien étudié par ailleurs 2. On pourrait dire de prime abord que
le marché du Royaume des Cieux est le double du marché sociétal, un
redoublement dont la finalité est de corriger les défaillances de ce dernier,
sans pour autant les éradiquer, ni le remplacer, ni le réformer. Ce projet
s’insère dans une finalité bien plus grandiose qui a à voir avec la geste du
monde. L’homme y est tenu pour être encore embryonnaire, en processus
d’accomplissement, dans un monde marqué par le retrait divin, un monde
inachevé où tout est donc temporaire. Il en va du marché de Dieu comme
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de la Torah et des Mitsvot, comme de l’élection d’Israël, autant de cadres
d’une entreprise de Tikkoun (non pas une « réforme », ni une « réparation »
mais un « rétablissement ») du projet humain, dont le récit du Jardin
d’Éden met en place les éléments. La vocation de l’homme telle qu’elle
y est définie nous renseigne déjà : il y est dit que l’adam y est installé
pour « travailler et garder », responsable d’une double vocation. L’identité
d’Israël s’y profile : « garder » relèvera de la charge propre à l’élection
d’Israël, au Royaume des Cieux, « travailler » relèvera de ce que devient
le travail lorsque l’homme est exilé de l’Éden et retombe dans la adama.
Sa dégradation s’inscrit dans le travail (avoda) qui, de « culte » rendu à
Dieu devient servitude / avdout qu’il s’agira de « rétablir » : le Royaume
d’Israël et de David en sera le chantier, dans la synergie avec la « garde »,
elle, dévolue au Royaume des Cieux sur la terre.
L’économie du Royaume des Cieux est centrée sur le Temple, sa
destination et son cadre unique. De ce point de vue, le Temple est une

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institution aussi importante que l’État mais il n’est pas et ne doit pas être
l’État. C’est vers le Temple que convergent les dîmes, le maaser, et les
offrandes sacrificielles. Il dispose d’une monnaie spécifique, le « shekel
de la séparation » (shekel hakodesh), dont il constitue, si l’on peut dire, la
banque centrale. Son personnel, les lévites, occupe un statut particulier :
retranché, dissocié du peuple d’Israël, non compté parmi lui, comme s’il
constituait un autre peuple 3. Il ne constitue pas seulement une classe de
professionnels, fonctionnaires de ce royaume, mais aussi une tribu – c’est
donc plus qu’un clergé. Cette tribu a ceci de particulier qu’elle n’a pas
part au partage territorial. Elle n’est pas inscrite au cadastre établi lors de
l’entrée de la Terre promise et dont le rôle est très important pour l’institu-
tion du Jubilé, le retour des propriétés vendues à leur propriétaire originel
tous les cinquante ans. Elle ne possède aucune propriété terrienne et n’a

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pas de territoire, excepté un certain nombre de villes avec leur banlieue,


données par toutes les tribus où elle peut posséder des biens immobiliers.
Elle est donc répandue dans tout le peuple et a en charge le culte, au prix
d’une autre différenciation, entre lévites et prêtres.
Le système des dîmes est complexe. De chaque bien consommable,
l’homme est appelé à donner une part, un dixième. Cette part est donnée
au Temple par l’intermédiaire des lévites. La chaîne du don ne s’arrête
pas à eux. Sur la dîme reçue, le lévite prélève une dîme pour les prêtres,
distingués du reste des lévites. À travers l’économie lévitique, la société
biblique est prise dans un système de dons très sophistiqué.

L’ÉCONOMIE JUBILAIRE
Le don concerne les produits de la terre, la adama, et nous comprenons
pourquoi. Il concerne aussi les êtres vivants, hommes et animaux. Chaque
premier né – reshit – étant consacré, il appartient à Dieu ou doit être
racheté, libéré (Pidyone) pour s’appartenir et appartenir. « Toute dîme de
la terre prélevée sur la semence du sol ou sur le fruit des arbres appartient
à YHVH. Elle lui est consacrée… pour la dîme… du gros et menu bétail,
le dixième sera consacré à YHVH » (Lv 27, 30-32). « Lorsque YHVH te
fera entrer dans le pays du Cananéen… tu feras passer tout fruit de la
matrice à YHVH et tout premier né des animaux mâles que tu auras
à YHVH… tu le rachèteras… et tout aîné de l’homme parmi tes fils tu
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rachèteras » (Ex 13 11-13).
L’objet de ces dons, tout comme celui des produits de la terre, s’inscrit
dans une même logique : celle du reshit, de l’origine. Tout premier né, toute
prémisse, met en jeu le souvenir de toute origine, et notamment de Dieu
qui s’est retiré pour faire place à l’homme. Retirer la « part de YHVH »
de l’appropriation humaine du monde, c’est faire mémoire du reshit,
rappeler la présence de Dieu, faire du vide dans nos possessions et alors
pouvoir consommer ce que l’on possède et se maintenir dans un monde
inachevé. Ce n’est pas une dette qui est ici « payée » mais une technique
de vie dans un monde inachevé. L’hypothèse implicite est, certes, que le
créateur est le propriétaire de la création dont l’homme est le métayer, le
locataire. Cet aspect est renforcé quand il est question d’Israël car tous
ces commandements ne concernent que la Terre d’Israël dont Dieu est le
propriétaire nomminal. « La terre ne sera pas vendue pour l’éternité car
à moi est la terre car étrangers et résidents vous êtes avec moi » (Lv 25,

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23-24). Les lévites reçoivent aussi les animaux offerts en sacrifice, dont
une part leur revient ainsi que les cuirs et peaux qui en restent.
On constate que le champ d’exercice de cette économie concerne
la nature et le vivant, tout ce qui est de l’ordre de la nefesh. C’est une
sublimation de la terre qui y est mise en œuvre : la montée de ses fruits
jusqu’au Temple, comme une personnalisation de la nature enlevée de
plus à la mercantilisation de l’Homme. C’est aussi une libération de tout
déterminisme naturel, de toute dette envers le reshit (caché, voilé). Une
démercantilisation des produits de la terre qui cessent d’être échangeables
et interchangeables à l’infini se produit.
Mais se développe aussi une économie fiduciaire avec le shekel hako-
desh. La dénomination de cette monnaie est intéressante : littéralement, le
terme signifie le « poids de la sainteté / séparation ». La séparation / sainteté
pèse, a du poids. Dans ce dispositif, ce ne sont pas seulement les individus
qui sont concernés par le fait d’être libérés du déterminisme de la nature
et d’accéder à la consommation lévitique de la nature, c’est l’ensemble
du peuple qui est en jeu, afin de rendre possible le collectif en lui évitant
le piège de la totalisation. Toute totalité est en effet pensée comme une
destruction / kala (l’élection d’Israël est en ce sens salvatrice : elle représente
le retranchement de la part de Dieu prise sur toute l’humanité). Le shekel est
une façon de compter indirectement l’ensemble du peuple, c’est-à-dire de
concevoir sa totalité, par le biais d’un don sacrificiel (un demi-shekel ) sous
le signe du Temple. Il rachète le danger inhérent à tout recensement (que
souligne la Bible), à savoir le risque du jugement immédiat des « individus »
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(les recenser c’est les faire apparaître un à un, dans leur nudité, comme
dans un jugement) : « Lorsque tu… feras le recensement chacun donnera
le kofer (kapara, rachat) de sa nefesh à YHVH lorsqu’il les recensera il
se souviendra d’eux et il n’y aura pas de plaie dans leur recensement…
il donnera la moitié d’un shekel, du shekel saint… à partir de 20 ans il
donnera une offrande à YHVH » (Ex 30, 11-15).

Sur la base de ces deux strates de l’activité économique lévitique, on


peut déduire que le Temple pèse d’un poids économique important dans
l’activité du marché sociétal. L’économie de prélèvement qu’il met en
œuvre concerne l’agriculture, l’élevage, la finance. Il comprend des dons,
des dîmes, un impôt (shekel). Ces pratiques ne devraient pas logiquement
être des obligations coercitives mais des injonctions, dépendant de la
bonne volonté – et de l’observance de la loi – des tribus. Il ne s’agit pas
là de paiements, de dédommagements pour une fonction, mais de dons

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gratuits. Ils font écho à la gratuité de la création, d’une possession dont le


créateur s’est dessaisi en faveur de la créature. Ces revenus, néanmoins,
quand ils ne sont pas consommés par les lévites, dont c’est la seule source
de revenus avec les propriétés des villes lévitiques, sont réinvestis dans le
circuit économique général, avec la vente des peaux animales venant des
sacrifices et le revenu du shekel. Dans ce revenu, il ne faut pas négliger la
part importante consacrée à l’entretien du Temple et de toute cette structure.

Cependant l’économie du Royaume de Dieu ne se limite pas à l’insti-


tution du Temple, elle trace aussi son sillon dans le marché du Royaume
d’Israël à travers l’instauration d’un temps économique unique en son genre
que nous pourrions définir comme l’économie septénaire, fondée sur un
rythme à la fois hebdomadaire, annuel et cyclique : tous les sept jours
(shabbat), tous les sept ans (shemitta), tous les sept fois sept ans (yovel),
chaque septième mois de l’année (Nissan), sept fois sept jours de Nissan
(Pâque) à shavouot (Pentecôte) et chaque année de Jubilé. À travers ces
seuils multiples de sept, l’appropriation du monde, la vie économique
habituelle se voient suspendues régulièrement et cycliquement. Le sept
a bien sûr une signification symbolique : c’est la référence au septième
jour, le Shabbat par rapport aux six jours de la création mais c’est aussi
un nombre impair ou le « un » reste insécable, le « un » qui s’ajoute aux
« six ». Sans compter que le mot sheva désigne la satiété et le serment.
Ce qui transcende l’absence.
Mais Shmita et yovel concernent la terre (qui a péché et a été maudite
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lorsqu’elle a absorbé les sangs d’Abel assassiné) : « La terre acquittera
la dette dans ses années sabbatiques ». Selon la rythmique sabbatique,
les membres du peuple d’Israël se voient donc régulièrement détachés de
leurs liens avec ce monde-ci inachevé et de leurs illusions : tous les six
jours, sortis de leur travail quotidien, chaque sept mois de l’année, sortis
de l’Égypte mentale, chaque jachère, de leur propriété terrienne, tous
les Jubilés, de la cession de leur propriété 4. Cette désarticulation d’avec
la adama prend la forme du don ou du suspens de propriété. C’est une
façon de rétablir le rapport au monde en en corrigeant les dévoiements
possibles, pour l’élever au stade du « créateur » du monde, en forme de
« propriétaire » (kone [créateur-acheteur-propriétaire],shamayim vaaretz
[créateur des cieux et de la terre]), un propriétaire qui ne fait pas corps
avec sa propriété mais qui plane au-dessus d’elle.
C’est là une des principales « corrections », tikkunim, du marché
naturel et de la jungle qui s’y développent. On constatera que l’économie

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lévitique dans ses deux dimensions est liée à la nature, végétale, animale,
humaine, politique. En effet, la correction qu’elle incarne concerne la
adama, la régression de l’homme de l’Éden à la adama et donc met en
œuvre l’entreprise d’y ménager un lieu qui lui échappe et annonce l’Éden.
Pour accéder à l’Éden, il faut apprendre à se déprendre de soi et du monde,
de l’illusion de la plénitude et de l’accomplissement impossibles dans un
monde inachevé, en voie d’accomplissement. Originaire de la adama, la
vocation de l’homme est de travailler – non pas en fonction d’une servitude
impersonnalisante mais de la construction du ohel moed / le Tabernacle, la
proximité de YHVH – et de garder, de récupérer la garde confiée dans la
Genèse aux chérubins et à l’épée tournoyante gardant la porte de l’Éden.

NOTES

1. J’y ai consacré de nombreux travaux, deux livres, notamment Politique du peuple juif
où l’on retrouve le détail de la démonstration et de l’analyse.
2. Cf. notamment Philosophie de la Loi, l’origine de la politique dans la Torah, Le Cerf,
1991.
3. Le terme de pakid est issu d’une riche famille de sens (pakod / se souvenir, compter,
recenser…).
4. La finalité de ces dispositifs est de sauvegarder la personne humaine dans la déper-
sonnalisation propre à son lien à la nature, et aux rapports impersonnels du marché.
On peut rappeler à ce propos que Ruth s’efforce de « faire se lever le nom du mort
sur sa propriété » (4, 5) à l’occasion du Jubilé, que la jachère institue le « Kahal »
à l’occasion duquel le peuple est appelé à devenir une communauté. Le shabbat vise
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aussi à retrouver son foyer après la semaine de travail. De même, le shekel : « le riche
ne paiera pas plus et le pauvre moins que le demi-shekel afin de donner l’offrande à
YHVH pour kapara / recouvrir vos âmes ».

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