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Jean-Michel Vivès
Érès | « Insistance »
2005/1 no 1 | pages 45 à 57
ISSN 1778-7807
ISBN 2749204992
DOI 10.3917/insi.001.57
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-insistance-2005-1-page-45.htm
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Jean-Michel Vivès est maître de conférences HDR à dimension purement vocale : il est en effet difficile,
1. Cette associa-
l’Université de Nice Sophia-Antipolis et psychana- voire impossible, d’articuler le texte à partir d’une tion est moins évi-
lyste à Toulon. certaine hauteur de la tessiture. Pour l’auditeur, le dente qu’elle n’y
rapport à la matérialité de la voix, en tant qu’elle se paraît. M. Poizat a
bien montré dans
L’OPÉRA : DÉFAITE DES FEMMES ? libère le plus possible de l’emprise de la signification, L’opéra ou le cri de
devient alors un rapport de jouissance. Jouissance l’ange Paris,1986,
L’opéra associe régulièrement 1 le féminin et la qui sera souvent accompagnée de frissons, de larmes, Métailié – ouvrage
essentiel auquel cet
mort. La Femme lorsqu’elle donne de la voix, surtout d’abandon de soi… agréables souffrances qu’il s’agit article emprunte et
si elle soprano, s’inscrit dangereusement du côté de la de différencier ici du plaisir en ce qu’avec J. Lacan doit beaucoup –
mort et se trouve régulièrement sacrifiée sur l’autel du nous la situons justement « Au-delà du principe de que les hommes
meurent autant que
bel canto. Ceci a pu amener Catherine Clément, dans plaisir », là où trouve à s’exprimer la pulsion de mort. les femmes sur la
un temps de féminisme triomphant, à qualifier L’amateur d’opéra, comme l’a montré M. Poizat 4, scène de l’opéra.
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INSISTANCE N°1 45
D’UNE PULSION INVOQUANTE
jouissance serait encore possible, qu’elle a été, tout au chatouille le Moi mais la jouissance qui embrase le
long de l’histoire de l’art lyrique, l’objet d’un investis- sujet, le mettant en danger et au-delà le groupe
sement si important. La voix féminine – et avant elle auquel il appartient.
celle du castrat 5 – est alors sollicitée parce qu’elle
permet d’approcher asymptotiquement ce point où la L’exemple de Salomé est sans doute à cet égard un
vocalise frôlant le cri, dissout le sens et permet d’es- des plus éclairants que l’on puisse rencontrer dans
pérer l’émergence de la jouissance où l’incomplétude l’histoire de l’art lyrique. A la fin de l’opéra de
du sujet pourrait enfin se résoudre. Elle présentifie, R. Strauss composé à partir d’un livret d’O. Wilde,
dans son aigu, un point de jouissance à la fois recher- Salomé s’empare de la tête de Iokanaan, qu’elle a
ché et craint. Recherché car l’existence de ce point réussi à obtenir de son beau-père après avoir dansé
permet à la quête désirante de s’enclencher et plus pour lui, et s’écrie « Ah ! tu n’as pas voulu me laisser
encore, puisque toujours raté, de perdurer ; il est baiser ta bouche ! Eh bien, je la baiserai maintenant !
néanmoins craint parce que la jouissance pointée ris- Je la mordrai avec mes dents ». Salomé chante alors
querait, si elle était totale, d’abolir le sujet qui ne se durant plus de onze minutes dans la partie haute de
suite de la p. 45 soutient que de cette incomplétude première qui a sa tessiture, aux limites du cri, soutenue par un
l’auditeur mais permis la mise en place de la course désirante. orchestre lui-même déchaîné. L’horreur est au bout
rares chez les On peut peut-être alors comprendre à partir de là du chemin tracé par Salomé : c’est la jouissance de ce
hommes agonisants pourquoi les femmes meurent tant à l’opéra et pour- réel qu’est le lambeau de chair morte. Devant ce spec-
(vocalises dans le
registre aigu, quoi leur mort est si délicieusement bruyante. En tacle de la jouissance hors-limite, qui se sous-tend du
cris…) effet, pour une Mélisande ou une Mimi qui s’étei- hors-sens qu’est le cri visé par l’écriture vocale straus-
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46 INSISTANCE N°1
LE CHANT ENTRE PAROLE ET CRI ÉTOUFFÉ
ments concernant le dynamique de la pulsion invo- interprétée à la manière d’un rêve en tenant compte
cante. Il s’agit donc ici d’un travail relevant de ce que des détails « étranges », voire « incompréhensibles ».
l’on a pu maladroitement appeler « psychanalyse Le but est donc moins, on l’aura compris, d’appliquer 6. M. Graf,
appliquée ». La notion étant quelque peu « sulfu- la psychanalyse hors la cure que de co-ompliquer la « Méthodologie
reuse », j’aimerais rapidement développer ici ce que psychanalyse et d’autres champs du savoir. Sophie de de la psychologie
des écrivains,
j’entends par là. La notion d’« application » peut faire Mijolla-Mellor propose à ce sujet l’heureuse expres- Les premiers
craindre – parfois à juste titre, Max Graf, le père du sion d’« interactions de la psychanalyse 9 ». Ces inter- psychanalystes »,
« petit Hans », traitera Isidor Sadger de « bousilleur actions comportent pour la psychanalyse une interro- in Minutes
de la société
d’âme » au cours de la séance du 4 décembre 1907 gation épistémologique majeure : l’interrogation sur psychanalytique de
où ce dernier réduisait la biographie d’un auteur à la possibilité d’emprunt de modèles, la pénétration Vienne, I, (1907),
une pathographie 6 – une mécanisation, l’application réciproque des concepts, mais également l’imperméa- Trad. Fr., Paris,
1976, NRF,
d’une grille de lecture où l’on ne retrouverait que ce bilité des champs du savoir. Le but ici est donc de
Gallimard,
l’on y a mis. Il n’y a alors aucune possibilité de met- prendre en compte l’impact de la découverte freu- p. 275-281.
tre en question et l’œuvre et la psychanalyse. La dienne dans le champ des sciences de l’esprit mais 7. S. Freud,
névrose de l’auteur n’explique pas l’œuvre, et je pense également en retour, de repérer l’effet des concepts, Un souvenir
d’enfance de
que tenter de « psychanalyser » l’auteur à partir de modèles et méthodes propres à ces domaines sur la Léonard de Vinci,
son œuvre est au mieux une indélicatesse, au pire théorie et la méthode psychanalytique. (1910), Trad. Fr.,
une imposture intellectuelle. Ma démarche, à la suite Mon but n’est donc pas d’effectuer, à partir de Œuvres Complètes,
Tome X, Paris,
de celle de Freud, ne relève pas de ce type d’applica- l’étude des Contes d’Hoffmann, une « psychanalyse » 1993, PUF,
tion, mais plutôt de modalités différentes d’expres- d’Offenbach, dont je ne parlerai d’ailleurs pas, mais à p. 79-164.
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INSISTANCE N°1 47
D’UNE PULSION INVOQUANTE
mythologie musicologique, Wagner est plus facile- que histoire, interviennent une femme aimée et un
ment repérable comme le père de « révolutions » que être diabolique qui chaque fois sera la cause de la
J. Offenbach que l’on a pris l’habitude de ranger du perte de l’objet aimé. Toute l’action se déroule pen-
côté des amuseurs frivoles et sans prétention… Ce cri dant une représentation du Don Giovanni de Mozart
introduit par Offenbach fut perçu comme tellement qui se donne dans un théâtre voisin.
incongru, je dirais pour ma part insupportable, que
les continuateurs de l’œuvre d’Offenbach n’ont eu de Acte I - Prologue : À Berlin dans la taverne de
cesse de l’escamoter, de le faire disparaître ; et ce maître Luther, La Muse veut que le poète Hoffmann
jusqu’à aujourd’hui. Un autre élément a retenu mon revienne à elle, alors qu’il est aimé et aime La Stella,
attention : cette œuvre présente la figure énigmatique célèbre cantatrice qui le détourne de son art. Pour
d’une chanteuse d’opéra qui parle dans un opéra ! veiller sur lui elle prend l’apparence d’un étudiant :
Nous trouvons dans cette œuvre des femmes qui par- Nicklausse. Hoffmann raconte ses amours malheu-
lent quand elles devraient chanter, qui chantent à en reuses aux étudiants réunis. Les trois femmes aimées
mourir, et d’autres, enfin, dont le cri est étouffé. Voilà semblent n’en former qu’une dont Stella serait en fait
qui ne saurait laisser indifférent le clinicien toujours une des incarnations. « Stella ! Trois femmes dans la
attentif aux détails et prompt à s’étonner. même femme ! Trois âmes dans une seule âme ! »
(Final-Acte I)
LE LIVRET DES CONTES
D’HOFFMANN : DE LA VOIX Acte II - Olympia : Spalanzani, un brillant physi-
À LA PAROLE cien, a construit un automate qu’il s’apprête à présen-
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48 INSISTANCE N°1
LE CHANT ENTRE PAROLE ET CRI ÉTOUFFÉ
bre cantatrice. Quand les jeunes gens se rejoignent, Il est intéressant de repérer comment à l’intérieur 11. On peut
Antonia accepte de sacrifier sa carrière à son amour. même du livret existe une tension entre voix et parole trouver depuis la
création jusqu’à
Le docteur Miracle vient proposer ses services à évoquée à travers la lutte entre la muse, championne nos jours une
Crespel, avant d’être chassé. Revenu auprès d’Antonia du signifiant, et la cantatrice support de la voix. dizaine d’éditions
restée seule, il anime le portrait de sa mère pour que Derrière le contenu manifeste relatant les amours du de l’opéra :
en 1907 l’éditeur
celle-ci enjoigne Olympia à chanter éperdument. poète apparaît alors un contenu latent. Celui-ci ren- Choudens en a
Envoûtée par le chant maternel, elle obéit et meurt. voyant à la position de tout sujet tenté par la jouis- déjà proposé cinq
sance totale, qui déboucherait in fine sur la mort s’il différentes. En
1972 le chef d’or-
Acte IV - Giuletta : Hoffmann s’est épris de s’y abandonnait, mais contraint à désirer par la Loi et chestre R. Bonynge
Giulietta, courtisane vénitienne. Le capitaine donc obligé de renoncer à cette jouissance pour se tente un timide
Dappertutto lui offre un diamant pour qu’elle lui pro- constituer comme sujet. Cette vision n’est certes pas retour vers « l’origi-
nal » en réintrodui-
cure le reflet d’Hoffmann, après lui avoir déjà obtenu celle que l’on propose traditionnellement de l’opéra sant les dialogues
l’ombre de Schlemil, un autre de ses galants. Ce der- d’Offenbach, pourtant elle me paraît pertinente en ce parlés. F. Oeser
nier, amoureux éconduit, provoque Hoffmann en qu’elle permet de proposer un certain nombre de voit sa nouvelle
version, réalisée
duel et meurt. Le poète se précipite alors dans les réponses aux énigmes posées par l’œuvre. Voyons à partir de la
bras de Giulietta qui profite de son trouble pour lui donc maintenant comment cette problématique découverte de
arracher son reflet. oriente de manière significative la structure des deux cents pages
de manuscrit
Contes d’Hoffmann et la spécificité de l’écriture vocale retrouvées,
Acte V - Epilogue : Retour à la taverne du prolo- que l’on y rencontre. représentée à
gue. Hoffmann est épuisé par le ressouvenir de ses Vienne. En 1984,
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INSISTANCE N°1 49
D’UNE PULSION INVOQUANTE
suite de la p. 49 livret est à ce sujet d’ailleurs tout à fait explicite – à Comment comprendre cela ? Pourquoi ne pas
à proposer des reconnaître que les trois personnages féminins : avoir confié à La Stella un magnifique air dans lequel
versions
sensiblement
Olympia, Antonia et Giulietta sont autant de facettes elle aurait pu exprimer, après avoir été rejetée par
différentes comme de la femme aimée par Hoffmann : la cantatrice, Stella. Hoffmann, son dépit ou son désespoir concluant
on peut le constater Le compositeur avait même rêvé de faire créer les trois ainsi l’opéra sur un mode plus conventionnel ? Cet
à l’audition
des versions
rôles par un même soprano, ce qui eut lieu d’ailleurs aspect a semble-t-il paru si étranger à la tradition lyri-
enregistrées et en partie lors de la création le 10 février 1881. Adèle que au principal continuateur d’Offenbach, Guiraud
représentées entre Isaac créa les rôles d’Olympia et d’Antonia, l’acte de qui compléta la partition du maître, qu’il s’est senti
1948 à l’opéra
comique à partir
Giulietta ayant été supprimé, nous y reviendrons. obligé de conclure l’épilogue sur un duo
de l’édition Plusieurs cantatrices se sont risquées ensuite à cette Hoffmann/Stella. Redonnant ainsi à l’opéra une struc-
Choudens et le très quadruple interprétation sur scène et/ou en studio : ture plus adéquate à ce qu’il pouvait imaginer des
beau spectacle I. Seefried (1945, Vienne), J. Sutherland (1956, attentes du public.
représenté
à l’opéra Covent Garden-Londres, puis 1972, enregistrement Il existe pourtant une cohérence dans le fait que
de Marseille en DECCA), A. Moffo (1961, Met New York), B. Sills l’épilogue voit disparaître le chant féminin et rede-
décembre 2004 (1973-enregistrement ABC), E. Gruberova (1989- vienne principalement le lieu de la parole. Cohérence
dans une mise en
scène enregistrement D. G.), C. Vaness (1992, Met New- qu’il est peut-être possible de faire apparaître, si nous
de Laurent Pelly York), M. Delunsch (2003, Lausanne), P . Ciofi (2004 prenons pour axe d’analyse cette tension entre
à partir de la toute Marseille). Or les musicologues se sont peu attachés à parole-sens et voix-jouissance. Je montrerai à partir
nouvelle édition de
J.-C. Keck. l’élucidation de cet élément pourtant étrange : Stella, la de là qu’il existe au sein des Contes d’Hoffmann un
12. Les Contes chanteuse, lors de son unique apparition dans l’opéra, véritable parcours vocal allant de la parole au cri en
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qu’un homme. D’ailleurs tout le prologue fera la part La parole encadre avec le prologue et l’épilogue
belle à la scansion signifiante (chœurs de buveurs, les spectaculaires débordements vocaux des actes II,
couplets de Lindorf et chanson de Kleinsach écrits de III et IV. Il existe donc ici deux dynamiques oppo-
façon syllabique respectant donc scrupuleusement le sées. L’une visant l’extraction de la voix que l’on
sens). Jamais prologue – étymologie : avant la parole trouve dans les actes centraux, extraction qui condui-
– ne fut si mal nommé. On préférerait parler ici de rait à une dangereuse proximité avec la voix comme
pro-vocation, d’attente de la voix… tant la question objet de jouissance. L’autre s’exprimerait dans les
de la vocalité semble en être absente. actes extrêmes et tenterait de contenir par la préémi-
D’ailleurs, G. Malher lors des représentations nence de la parole les débordements vocaux.
qu’il dirigea à l’opéra de Vienne en 1901, le coupa, Pour éclairer cette question entrons maintenant
ainsi que l’épilogue. La chose peut paraître scanda- dans le détail de l’analyse de chacun des trois actes
leuse aux amoureux du texte original que nous som- faisant intervenir la soprano pour tenter de repérer
mes devenus mais au-delà de l’indignation que peut comment l’enjeu vocal et la dynamique invocante y
aujourd’hui provoquer ce geste spectaculaire, on sont gérés.
peut y lire l’inutilité de ces morceaux en ce qui
concerne la jouissance de l’amateur, même si je DE LA VOCALISE SCANDÉE COMME
pense qu’ils permettent d’en souligner les contours. BARRIÈRE À LA JOUISSANCE
Pour G. Malher l’opéra débutait avec l’apparition de
la Diva sous la forme de la poupée Olympia et L’acte qui succède au prologue, l’acte dit
s’achevait sur la mort d’Antonia. G. Malher aurait d’Olympia, raconte comment le poète Hoffmann
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INSISTANCE N°1 51
D’UNE PULSION INVOQUANTE
voix s’affranchit de cette tutelle en est donc maîtri- qui prendra le pas. La poupée Olympia valse de plus
sée, le cri pur que les notes suraiguës (contre Mi en plus vite avec un Hoffmann aveugle à ce qui est en
bémol !) de l’air ne peuvent manquer d’évoquer est train de se tramer. Ceci trouble d’ailleurs profondé-
ainsi réinsérer dans un système signifiant qui lui ment Spalanzani son créateur qui demande qu’on les
permet d’être tenu à distance. arrête : « Assez, assez ma fille, il ne faut plus valser ».
Pourquoi rencontre-t-on cette prégnance de la Comment ne pas penser ici à la phrase du chevalier
scansion signifiante chez Olympia, alors qu’une de Ségur à propos d’une demoiselle inconnue aper-
vocalité presque pure sera ensuite attribuée à çue au bal « Elle a son pucelage, moins la valse » ?
Antonia et peut-être plus encore à Giuletta ? On peut Nous ne sommes pas étonnés de trouver ici une
la comprendre si on repère qu’Olympia est une dimension ouvertement sexuelle que la situation
femme-objet soumise, pour pouvoir donner de la même de l’opéra rend explicite à qui veut bien l’en-
voix, à la demande de l’Autre masculin. Cet auto- tendre. À cette demande paternelle Olympia répond
mate, sur la demande de son « père » chante un air une fois de plus « oui » mais sans pour autant s’arrê-
qui obéit, par les nombreuses notes piquées intro- ter. De plus ce « oui » apparaît dans une vocalise qui
duites au cours de l’aria, encore à la Loi du signifiant s’élève dans l’aigu échappant par là même totalement
imposée par son créateur. à la scansion qui avait caractérisée son air précédent.
La particularité du rapport de la machine à son Cette vocalise éperdue peut être aisément qualifiée
créateur est qu’elle dépend de lui pour donner de la d’orgasmique. Olympia semble avoir, dans la danse,
voix, elle répond à la demande de l’Autre. La voix est acquis une autonomie toute neuve. On craint d’ail-
alors analisée, elle devient un objet anal au sens où la leurs pour Hoffmann et non pour elle. « Elle va lui
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52 INSISTANCE N°1
LE CHANT ENTRE PAROLE ET CRI ÉTOUFFÉ
des auditeurs frustrés dans leur attente ? L’acte sième acte des Contes d’Hoffmann me semble repren-
d’Olympia lui-même se termine sur les rires des dre fidèlement ce modèle.
convives qui se moquent de la crédulité d’Hoffmann. Pour pouvoir entendre la voix des sirènes au XIIe
À la voix brisée de la diva ne peuvent répondre que chant de l’Odyssée, Ulysse devra se faire enchaîner au
des déchets vocaux : huée dans la réalité, rires dans mât de son vaisseau. Après avoir enduit de cire les
l’opéra. oreilles de ses compagnons, et leur avoir demandé de
On remarquera à se sujet que le valet qui accom- ne pas le détacher quels que fussent ses ordres. Les
pagne tout cet acte, Cochenille, est bègue. C’est-à- sirènes disent à Ulysse : « Viens ici, viens à nous !..
dire qu’il résume dans son symptôme même toute la viens écouter nos voix ! » comme la voix de la mère
dynamique vocale de l’acte. En effet, chez le bègue, d’Antonia disparue et invoquée qui chante : « Chère
au moment où la voix doit rencontrer la parole il lui enfant que j’appelle/Comme autrefois/C’est ta mère,
est impossible, pris dans cette tension entre sens et c’est elle ! Entends sa voix/Antonia, Antonia,
jouissance, d’enchaîner sur le mot suivant sans s’y Antonia… Ma voix t’appelle ! Ma voix t’appelle !
prendre à deux fois. Cette dichotomie entre parole et Chante toujours, ma fille ! chante !.. »
voix qu’Olympia avait incarnée sur un mode tragi- Qu’importe en fait le texte, les sirènes, comme la
que, Cochenille la double sur un mode comique. mère d’Antonia, ne sont que voix qui expriment dans
leur vocalisation un désir à l’égard du sujet. Ce que
LA VOIX DES SIRÈNES véhiculent ces voix est une promesse de jouissance.
Elle remettent le sujet en rapport avec un temps
Ce dérapage vocal lié à la mise en jeu du corps d’avant la Loi. Si la voix est ici mortifère, c’est que le
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INSISTANCE N°1 53
D’UNE PULSION INVOQUANTE
matérialité sonore. Proche du cri elle hurle à qui veut nous l’enseignait déjà Homère, d’échapper aux
l’entendre : « Jouis, nous te l’ordonnons ! Que rien ne maléfices de la voix des sirènes ?
t’arrête ! À toi le savoir absolu ! » On remarquera ici également, comme à la fin de
Pour obéir le sujet donne alors de la voix, se fait l’acte d’Olympia, la présence d’« éclats de voix » en la
entendre répondant à la vocalisation de l’Autre par présence du rire du Docteur Miracle, personnage dia-
son invocation. C’est exactement le trajet vocal bolique qui a conduit Antonia à chanter en invoquant
d’Antonia que l’on peut repérer au cours de l’acte. l’image et la voix de sa mère. Les didascalies précisent
Antonia commence par chanter un air à l’ambitus 15 « Antonia, mourante, tombe. Miracle s’engloutit dans
relativement réduit : « Elle a fui la tourterelle… » le sol, en poussant un éclat de rire. Le fantôme dispa-
Puis, dans le duo avec Hoffmann on trouvera deux Si raît, le portrait reprend son aspect ». Le rire est ici ce
lancés triomphalement sur : « Tu verras si j’ai perdu qui vient présentifier au plus près la voix comme
ma voix ». La voix et la jouissance à elle liée com- objet de la pulsion invocante : non objet sublime
mence ici à s’imposer, laissant peu de doutes quant pour lequel Antonia a cru mourir, mais déchet.
au choix qu’effectuera la jeune fille entre la vie, pri- Offenbach ne saurait mieux nous signifier qu’il n’y a
vée de tout espoir de jouissance, et la mort provo- pas a idéaliser la voix sublime de la chanteuse qui se
quée par la voix. Nous trouverons ensuite un long révèle, in fine, n’être que le masque du cri, ce que le
trille aboutissant au contre-Ré lancé des coulisses… prochain acte aurait dû mettre en scène.
Un cri presque, mais un cri qui reste encore voilé
15. L’ambitus est puisque hors scène. L’horreur de la jouissance est L’ÉVITEMENT DU CRI
l’étendue d’une ainsi momentanément tenue à distance… Il sera ET LE RETOUR À LA PAROLE
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54 INSISTANCE N°1
LE CHANT ENTRE PAROLE ET CRI ÉTOUFFÉ
INSISTANCE N°1 55
D’UNE PULSION INVOQUANTE
parole pure. Après le cri on ne peut qu’opposer la E.T.A. Hoffmann : Signor Formica. Il s’agit d’un nain
parole comme le montre le retour au quasi-récitatif, à la castrat qu’un barbon habille en femme pour servir de
parole presque brute de Jack l’éventreur dans le Lulu de femme de chambre à sa pupille. Que vient-il faire dans
Berg suite au cri lancé par l’héroïne. On comprend alors cet acte ? L’acte de Venise, de loin le plus complexe des
à partir de là pourquoi il est nécessaire à la Diva de ne cinq, sort de la seule problématique de la voix pour
pas chanter dans l’épilogue. L’horreur provoquée par le offrir une articulation entre pulsion scopique et pul-
paroxysme vocal que constitue le cri ne peut être tenue sion invocante. La voix circule, mais elle a pour but la
à distance que par la réintroduction de la loi du signi- jouissance de regard avec la possession tout d’abord de
fiant sous la forme de la parole. l’ombre de Schlemil, puis du reflet d’Hoffmann. Nous
Cette question du cri nous permet aussi de pro- pouvons, partir de là, faire l’hypothèse que la présence
poser une hypothèse concernant la suppression de du castrat travesti condense en lui cette articulation : il
cet acte lors de la création. Les musicologues ont éclairerait non seulement la dynamique séductrice et
avancé un certain nombres raisons : acte trop long, dominatrice de la voix (on a souvent interprété le rôle
nécessitant de difficiles changements de décors… Il de Pitichinaccio comme le souteneur de Giuletta) mais
reste néanmoins évident que cet acte est particuliè- également le reflet caricatural de la divine courtisane.
rement apprécié du public. La célèbre barcarolle L’étrange castrat travesti peu loquace condenserait en
devenue une véritable « scie musicale » accommo- lui les enjeux invocant et scopique de l’acte.
dée à toutes les sauces est là pour en témoigner. Je
pense que ce qui a déterminé la suppression de cet L’OPÉRA, ENTRE SENS
acte lors de la création de l’opéra est moins sa lon- ET JOUISSANCE
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56 INSISTANCE N°1
TITRE
À partir de là rien ne sera plus comme avant. d’une jouissance mortifère dont le hurlement poussé
L’opéra continuera à être un genre vivant pour quel- par Lulu à la fin de l’opéra de Berg, signant peut-être
ques années encore. Jusqu’à ce qu’un autre cri, celui même là la fin de l’Opéra comme genre, nous permet
qui vient conclure Lulu d’Alban Berg vienne donner de pressentir le danger. Les censeurs d’Offenbach
sens au « premier » cri entendu dans Parsifal. L’opéra semblent l’avoir parfaitement compris.
qui semble avoir structuré son histoire autour de
l’évocation et de la révocation de ce cri semble ne Revue, partitions et interviews
jamais s’en être totalement remis et est entré dans une
dynamique non de création mais de répétition. La – L’Avant-scène Opéra n˚25, 1993, Les Contes d’Hoffmann.
musique peut-être alors à partir de là comprise – Les Contes d’Hoffmann. Opéra fantastique en 3 actes de
comme un dispositif qui, tout au long de la vie du Jules Barbier. Musique de Jacques Offenbach, Paris ,
sujet, lui permet d’approcher les enjeux de jouissance Choudens père et fils, 1882, 354 p.
et de perte de cette jouissance qui ont présidé à sa – Les Contes d’Hoffmann. Opéra fantastique en 4 actes de
naissance. L’activité musicale serait la commémora- Jules Barbier. Musique de Jacques Offenbach, « cinquième
tion inconsciente de cette instant mythique où le édition avec récits », Paris, Choudens, 1907, 395 p.
sujet s’est vu arraché au chaos par la rencontre avec – Les Contes d’Hoffmann. Nouvelle édition critique de Fritz
la voix de l’Autre, lui permettant d’acquérir à son tour Oeser, Kassel, Alkor-Edition, 1977, 551 p.
une voix. Fiat vox ! Cette commémoration ne saurait – Les Contes d’Hoffmann, Forum opéra (site internet) :
être qu’inconsciente et ne peut en aucun cas, en http://www.forumopera.com/opera-n18/hoffmann.htm
dehors de situations psychopathologiques comme – C. Peter, Les contes d’Hoffmann : un opéra à géométrie
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INSISTANCE N°1 57