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LE CHANT ENTRE PAROLE ET CRI ÉTOUFFÉ

Ou heurs et malheurs de l'invocation dans les Contes d'Hoffmann de Jacques


Offenbach

Jean-Michel Vivès

Érès | « Insistance »

2005/1 no 1 | pages 45 à 57
ISSN 1778-7807
ISBN 2749204992
DOI 10.3917/insi.001.57
Article disponible en ligne à l'adresse :
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LE CHANT ENTRE PAROLE ET CRI ÉTOUFFÉ
OU HEURS ET MALHEURS DE L’INVOCATION
DANS LES CONTES D’HOFFMANN DE JACQUES OFFENBACH
Jean-Michel Vivès

Jean-Michel Vivès est maître de conférences HDR à dimension purement vocale : il est en effet difficile,
1. Cette associa-
l’Université de Nice Sophia-Antipolis et psychana- voire impossible, d’articuler le texte à partir d’une tion est moins évi-
lyste à Toulon. certaine hauteur de la tessiture. Pour l’auditeur, le dente qu’elle n’y
rapport à la matérialité de la voix, en tant qu’elle se paraît. M. Poizat a
bien montré dans
L’OPÉRA : DÉFAITE DES FEMMES ? libère le plus possible de l’emprise de la signification, L’opéra ou le cri de
devient alors un rapport de jouissance. Jouissance l’ange Paris,1986,
L’opéra associe régulièrement 1 le féminin et la qui sera souvent accompagnée de frissons, de larmes, Métailié – ouvrage
essentiel auquel cet
mort. La Femme lorsqu’elle donne de la voix, surtout d’abandon de soi… agréables souffrances qu’il s’agit article emprunte et
si elle soprano, s’inscrit dangereusement du côté de la de différencier ici du plaisir en ce qu’avec J. Lacan doit beaucoup –
mort et se trouve régulièrement sacrifiée sur l’autel du nous la situons justement « Au-delà du principe de que les hommes
meurent autant que
bel canto. Ceci a pu amener Catherine Clément, dans plaisir », là où trouve à s’exprimer la pulsion de mort. les femmes sur la
un temps de féminisme triomphant, à qualifier L’amateur d’opéra, comme l’a montré M. Poizat 4, scène de l’opéra.
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l’opéra de défaite des femmes 2 . Il s’agit peut-être a d’ailleurs parfaitement repéré ce phénomène. Il sait Pourtant l’impres-
sion générale reste
moins de défaite – ce qui impliquerait que l’opéra est qu’il n’a pas à attendre de jouissance du récitatif, où que les femmes
le lieu d’une lutte masculin-féminin conduisant à la la scansion signifiante plie la voix à ses exigences, meurent plus et ce
mise à mort de la femme – que de l’élimination, à mais de l’air où musique et voix occupent le devant pour plusieurs
raisons. Celles qui
l’occasion du rituel opératique, de cette part d’altérité de la scène et dissolvent le sens derrière un raz-de- me paraissent
dont La Femme est porteuse et qui, on le sait depuis marée vocalique. On peut ainsi déceler tout au long essentielles sont :
S. Freud, plonge l’homme dans l’effroi et l’angoisse 3. de l’histoire de l’opéra la présence d’une tension entre les morts féminines
se trouvent la
Elle est pourtant divine lorsqu’elle chante sur la sens – lieu de la parole soumise à la loi du signifiant
plupart du temps
scène de l’opéra – ne l’appelle-t-on pas d’ailleurs – et hors-sens – lieu de la voix dans ses états les plus en fin d’œuvre et
Diva ? – mais dans la mort son chant s’élève dans extrêmes –. Cette tension vise la dissolution du sens par là mises en
l’aigu, sa voix frôle le cri, l’atteignant parfois. Cri de sans jamais totalement y parvenir. Et c’est parce valeur, elles durent
plus longtemps que
mort mais aussi de jouissance. C’est alors que se qu’une des particularités de la voix aiguë est d’abolir, celles des hommes,
nouent, à partir de la question du hors-sens intro- à partir d’une certaine hauteur, l’articulation signi- et enfin, elles
duite par le cri, les thèmes de la voix, de La Femme fiante, permettant ainsi cette disjonction de la parole donnent lieu à des
expressions vocales
et de la mort. Dans ces moments tellement attendus, et de la matérialité vocale et laissant pressentir l’exis- recherchées par
car si émouvants, le texte est relégué derrière la tence d’un lieu échappant à la Loi de la parole où la suite p. 46

INSISTANCE N°1 45
D’UNE PULSION INVOQUANTE

jouissance serait encore possible, qu’elle a été, tout au chatouille le Moi mais la jouissance qui embrase le
long de l’histoire de l’art lyrique, l’objet d’un investis- sujet, le mettant en danger et au-delà le groupe
sement si important. La voix féminine – et avant elle auquel il appartient.
celle du castrat 5 – est alors sollicitée parce qu’elle
permet d’approcher asymptotiquement ce point où la L’exemple de Salomé est sans doute à cet égard un
vocalise frôlant le cri, dissout le sens et permet d’es- des plus éclairants que l’on puisse rencontrer dans
pérer l’émergence de la jouissance où l’incomplétude l’histoire de l’art lyrique. A la fin de l’opéra de
du sujet pourrait enfin se résoudre. Elle présentifie, R. Strauss composé à partir d’un livret d’O. Wilde,
dans son aigu, un point de jouissance à la fois recher- Salomé s’empare de la tête de Iokanaan, qu’elle a
ché et craint. Recherché car l’existence de ce point réussi à obtenir de son beau-père après avoir dansé
permet à la quête désirante de s’enclencher et plus pour lui, et s’écrie « Ah ! tu n’as pas voulu me laisser
encore, puisque toujours raté, de perdurer ; il est baiser ta bouche ! Eh bien, je la baiserai maintenant !
néanmoins craint parce que la jouissance pointée ris- Je la mordrai avec mes dents ». Salomé chante alors
querait, si elle était totale, d’abolir le sujet qui ne se durant plus de onze minutes dans la partie haute de
suite de la p. 45 soutient que de cette incomplétude première qui a sa tessiture, aux limites du cri, soutenue par un
l’auditeur mais permis la mise en place de la course désirante. orchestre lui-même déchaîné. L’horreur est au bout
rares chez les On peut peut-être alors comprendre à partir de là du chemin tracé par Salomé : c’est la jouissance de ce
hommes agonisants pourquoi les femmes meurent tant à l’opéra et pour- réel qu’est le lambeau de chair morte. Devant ce spec-
(vocalises dans le
registre aigu, quoi leur mort est si délicieusement bruyante. En tacle de la jouissance hors-limite, qui se sous-tend du
cris…) effet, pour une Mélisande ou une Mimi qui s’étei- hors-sens qu’est le cri visé par l’écriture vocale straus-
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2. C. Clément, gnent en silence combien de Violetta, de Didon, de sienne, une seule issue est alors possible : « Tuez cette
L’opéra ou la
défaite des Manon, de Mireille, d’Euridice, d’Ariane, de Juliette, femme », dit Hérode. C’est bien La Femme comme
femmes, Paris, de Desdémone, de Gilda, d’Isolde, de Lulu, de Marie lieu du hors-sens et non Salomé que Hérode
1979, Grasset. mourant à pleins poumons… Elles ne meurent pas, demande que l’on fasse disparaître sous les boucliers.
3. S. Freud La tête
de Méduse,
me semble-t-il, parce que l’opéra serait le lieu L’étouffement n’est d’ailleurs pas choisi ici au hasard.
(1922), Trad. Fr., machiste de la défaite des femmes mais parce que la En effet pourquoi ne pas l’emprisonner ou la trans-
Œuvres complètes, situation d’agonie dans son expression vocale permet percer d’une lance ? C’est, je crois, parce que l’enjeu
Tome XVI, Paris,
1991, PUF,
l’approche de ce point de hors-sens où le cri est pour Hérode est de faire taire cette voix déchaînée de
p.161-164. esquissé, où la vocalise permet à la voix de s’arracher toute loi, voix de la jouissance, voix fascinante parce
4. M. Poizat, à la loi du signifiant. Mais une fois cette jouissance qu’inouïe mais insoutenable parce qu’inaudible.
op. cit.
approchée, grâce à la Diva, peut-être ne reste-t-il plus
5. J.-M. Vivès, « Et
incarnatus est », in à celle qui en a été le support qu’à être éliminée. C’est à partir de cette problématique d’une ten-
Quand la voix Autant le plaisir ne pose pas de problèmes, autant la sion entre sens et jouissance qui traverse toute œuvre
prend corps, jouissance est vécue comme dangereuse car visant un lyrique que j’aimerais ici tenter de rendre compte des
Paris,2000,
L’Harmattan, lieu hors-la-loi. Tout au long de l’histoire les appareils particularités de la structure des Contes d’Hoffmann de
p.109-128. de censure n’ont d’ailleurs jamais visé le plaisir qui J. Offenbach et, à partir de là, avancer quelques élé-

46 INSISTANCE N°1
LE CHANT ENTRE PAROLE ET CRI ÉTOUFFÉ

ments concernant le dynamique de la pulsion invo- interprétée à la manière d’un rêve en tenant compte
cante. Il s’agit donc ici d’un travail relevant de ce que des détails « étranges », voire « incompréhensibles ».
l’on a pu maladroitement appeler « psychanalyse Le but est donc moins, on l’aura compris, d’appliquer 6. M. Graf,
appliquée ». La notion étant quelque peu « sulfu- la psychanalyse hors la cure que de co-ompliquer la « Méthodologie
reuse », j’aimerais rapidement développer ici ce que psychanalyse et d’autres champs du savoir. Sophie de de la psychologie
des écrivains,
j’entends par là. La notion d’« application » peut faire Mijolla-Mellor propose à ce sujet l’heureuse expres- Les premiers
craindre – parfois à juste titre, Max Graf, le père du sion d’« interactions de la psychanalyse 9 ». Ces inter- psychanalystes »,
« petit Hans », traitera Isidor Sadger de « bousilleur actions comportent pour la psychanalyse une interro- in Minutes
de la société
d’âme » au cours de la séance du 4 décembre 1907 gation épistémologique majeure : l’interrogation sur psychanalytique de
où ce dernier réduisait la biographie d’un auteur à la possibilité d’emprunt de modèles, la pénétration Vienne, I, (1907),
une pathographie 6 – une mécanisation, l’application réciproque des concepts, mais également l’imperméa- Trad. Fr., Paris,
1976, NRF,
d’une grille de lecture où l’on ne retrouverait que ce bilité des champs du savoir. Le but ici est donc de
Gallimard,
l’on y a mis. Il n’y a alors aucune possibilité de met- prendre en compte l’impact de la découverte freu- p. 275-281.
tre en question et l’œuvre et la psychanalyse. La dienne dans le champ des sciences de l’esprit mais 7. S. Freud,
névrose de l’auteur n’explique pas l’œuvre, et je pense également en retour, de repérer l’effet des concepts, Un souvenir
d’enfance de
que tenter de « psychanalyser » l’auteur à partir de modèles et méthodes propres à ces domaines sur la Léonard de Vinci,
son œuvre est au mieux une indélicatesse, au pire théorie et la méthode psychanalytique. (1910), Trad. Fr.,
une imposture intellectuelle. Ma démarche, à la suite Mon but n’est donc pas d’effectuer, à partir de Œuvres Complètes,
Tome X, Paris,
de celle de Freud, ne relève pas de ce type d’applica- l’étude des Contes d’Hoffmann, une « psychanalyse » 1993, PUF,
tion, mais plutôt de modalités différentes d’expres- d’Offenbach, dont je ne parlerai d’ailleurs pas, mais à p. 79-164.
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sions d’un questionnement sur l’activité psychique. travers l’étude précise des éléments « étranges de 8. S. Freud,
Le Moïse de
Cette démarche n’est pas sans risque, nous ne l’igno- l’œuvre » de tenter de comprendre comment une Michel Ange,
rons pas, comme nous l’enseigne l’« erreur » freu- cohérence peut se révéler et comment celle-ci peut L’inquiétante
dienne du milan pris pour un vautour dans le texte nous fournir des éléments d’intelligence concernant étrangeté et autres
essais, Trad. Fr.
de 1910 sur Léonard de Vinci 7. Néanmoins ce même la dynamique de l’invocation. Paris, 1914, NRF,
texte nous montre la dimension éminemment créa- Gallimard, 1985,
trice et pertinente de la démarche en ce qu’elle Mon choix s’est porté sur cette œuvre pour plu- p. 84-125.
9. S. de Mijolla-
concentre sur l’analyse de l’œuvre des hypothèses qui sieurs raisons. Tout d’abord il s’agit du premier opéra Mellor,
n’ont pu se faire jour autrement ou ailleurs, mêlant qui contienne un cri féminin non musicalisé. Cri qui Psychanalyse
des éléments de la cure d’un patient à une approche très étrangement n’est relevé par personne. Pour appliquée/
interactions de
auto analytique. Ma démarche s’inscrit en fait dans exemple M. Poizat dans son remarquable et très
la psychanalyse, in
une filiation directe au texte de Freud de 1914 sur le documenté ouvrage L’opéra ou le cri de l’ange, attribue Dictionnaire
Moïse de Michel-Ange 8 qui fait complètement abs- l’introduction du cri non musicalisé dans l’opéra à International de
traction de la biographie de l’artiste. L’interprétation R. Wagner avec le cri Kundry dans Parsifal. Mais la Psychanalyse, II,
Paris, 2002,
se fonde sur le sentiment du spectateur, Freud dans voilà, la création de Parsifal date de 1882 et celle des Calmann-Lévy,
ce cas, et sa connaissance de la Bible. L’œuvre est alors Contes d’Hoffmann de 1881… Il est vrai que dans la 1290-1293.

INSISTANCE N°1 47
D’UNE PULSION INVOQUANTE

mythologie musicologique, Wagner est plus facile- que histoire, interviennent une femme aimée et un
ment repérable comme le père de « révolutions » que être diabolique qui chaque fois sera la cause de la
J. Offenbach que l’on a pris l’habitude de ranger du perte de l’objet aimé. Toute l’action se déroule pen-
côté des amuseurs frivoles et sans prétention… Ce cri dant une représentation du Don Giovanni de Mozart
introduit par Offenbach fut perçu comme tellement qui se donne dans un théâtre voisin.
incongru, je dirais pour ma part insupportable, que
les continuateurs de l’œuvre d’Offenbach n’ont eu de Acte I - Prologue : À Berlin dans la taverne de
cesse de l’escamoter, de le faire disparaître ; et ce maître Luther, La Muse veut que le poète Hoffmann
jusqu’à aujourd’hui. Un autre élément a retenu mon revienne à elle, alors qu’il est aimé et aime La Stella,
attention : cette œuvre présente la figure énigmatique célèbre cantatrice qui le détourne de son art. Pour
d’une chanteuse d’opéra qui parle dans un opéra ! veiller sur lui elle prend l’apparence d’un étudiant :
Nous trouvons dans cette œuvre des femmes qui par- Nicklausse. Hoffmann raconte ses amours malheu-
lent quand elles devraient chanter, qui chantent à en reuses aux étudiants réunis. Les trois femmes aimées
mourir, et d’autres, enfin, dont le cri est étouffé. Voilà semblent n’en former qu’une dont Stella serait en fait
qui ne saurait laisser indifférent le clinicien toujours une des incarnations. « Stella ! Trois femmes dans la
attentif aux détails et prompt à s’étonner. même femme ! Trois âmes dans une seule âme ! »
(Final-Acte I)
LE LIVRET DES CONTES
D’HOFFMANN : DE LA VOIX Acte II - Olympia : Spalanzani, un brillant physi-
À LA PAROLE cien, a construit un automate qu’il s’apprête à présen-
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ter à la société comme sa « fille » Olympia.
En 1851, Jules Barbier et Michel Carré font jouer Hoffmann, son élève, en est tombé éperdument
au théâtre de l’Odéon un drame intitulé Les Contes amoureux sans en reconnaître la nature inanimée.
d’Hoffmann dont l’action se situe en Allemagne, dans Après avoir chanté, l’automate offre au poète l’occa-
la taverne de Maître Luther (premier et cinquième sion d’une valse éperdue. Mais Coppélius qui a
acte). Le héros, Hoffmann, y raconte trois histoires donné la vue à l’androïde vient, en pleine fête, récla-
fantastiques qui occupent les actes intermédiaires. mer le prix de ses services. Dupé, puis éconduit par
Elles sont librement inspirées de trois contes d’E.T. Spalanzani, le pourvoyeur d’yeux se venge en brisant
A. Hoffmann (1776-1822) : L’Homme au sable (1816), la poupée devant les invités hilares qui accablent
bien connu des psychanalystes depuis que Freud en Hoffmann, effaré.
10. S. Freud
a fait l’un des piliers de son étude sur l’inquiétante
« L’inquiétant », étrangeté (1920) 10, Le Conseiller Krespel ou Le Violon Acte III - Antonia : Le conseiller Crespel cherche à
(1920) Trad. Fr., de Crémone (1818), et Les Aventures de la nuit de la soustraire sa fille aux assiduités d’Hoffmann qu’elle
Œuvres complètes, Saint-Sylvestre (1814). Pour assurer à l’ensemble aime. Elle est atteinte d’un mal mystérieux qui la
Tome XV, Paris,
PUF, 1996, davantage de cohésion les auteurs ont fait ferait mourir si elle utilisait sa magnifique voix. Ce
p. 147-188. d’Hoffmann le protagoniste de ces récits. Dans cha- mal et ce don lui viennent de sa mère défunte, célè-

48 INSISTANCE N°1
LE CHANT ENTRE PAROLE ET CRI ÉTOUFFÉ

bre cantatrice. Quand les jeunes gens se rejoignent, Il est intéressant de repérer comment à l’intérieur 11. On peut
Antonia accepte de sacrifier sa carrière à son amour. même du livret existe une tension entre voix et parole trouver depuis la
création jusqu’à
Le docteur Miracle vient proposer ses services à évoquée à travers la lutte entre la muse, championne nos jours une
Crespel, avant d’être chassé. Revenu auprès d’Antonia du signifiant, et la cantatrice support de la voix. dizaine d’éditions
restée seule, il anime le portrait de sa mère pour que Derrière le contenu manifeste relatant les amours du de l’opéra :
en 1907 l’éditeur
celle-ci enjoigne Olympia à chanter éperdument. poète apparaît alors un contenu latent. Celui-ci ren- Choudens en a
Envoûtée par le chant maternel, elle obéit et meurt. voyant à la position de tout sujet tenté par la jouis- déjà proposé cinq
sance totale, qui déboucherait in fine sur la mort s’il différentes. En
1972 le chef d’or-
Acte IV - Giuletta : Hoffmann s’est épris de s’y abandonnait, mais contraint à désirer par la Loi et chestre R. Bonynge
Giulietta, courtisane vénitienne. Le capitaine donc obligé de renoncer à cette jouissance pour se tente un timide
Dappertutto lui offre un diamant pour qu’elle lui pro- constituer comme sujet. Cette vision n’est certes pas retour vers « l’origi-
nal » en réintrodui-
cure le reflet d’Hoffmann, après lui avoir déjà obtenu celle que l’on propose traditionnellement de l’opéra sant les dialogues
l’ombre de Schlemil, un autre de ses galants. Ce der- d’Offenbach, pourtant elle me paraît pertinente en ce parlés. F. Oeser
nier, amoureux éconduit, provoque Hoffmann en qu’elle permet de proposer un certain nombre de voit sa nouvelle
version, réalisée
duel et meurt. Le poète se précipite alors dans les réponses aux énigmes posées par l’œuvre. Voyons à partir de la
bras de Giulietta qui profite de son trouble pour lui donc maintenant comment cette problématique découverte de
arracher son reflet. oriente de manière significative la structure des deux cents pages
de manuscrit
Contes d’Hoffmann et la spécificité de l’écriture vocale retrouvées,
Acte V - Epilogue : Retour à la taverne du prolo- que l’on y rencontre. représentée à
gue. Hoffmann est épuisé par le ressouvenir de ses Vienne. En 1984,
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amours tragiques et s’enivre. La Muse de la poésie le une quarantaine
LES CONTES D’HOFFMANN DE de manuscrits sont
décide à ne plus se consacrer qu’à elle. Entre Stella JACQUES OFFENBACH : UN OPÉRA à nouveau trouvés
venue retrouver Hoffmann. Celui-ci, ivre ne voit plus ÉNIGMATIQUE ce qui permet à
en la cantatrice qu’une image composite de ses bien- M. Kaye d’établir
une nouvelle ver-
aimées disparues. Niklausse convainc Stella d’accepter Dernier ouvrage de J. Offenbach ébauché à partir sion. En 1993,
le bras d’un autre homme. La voix s’éloignant, le verbe de 1873 et composé entre 1875 et 1880 Les Contes J.-.C. Keck
retrouve alors toute son influence sur Hoffmann. d’Hoffmann ont longtemps posé aux musicologues remanie une fois
encore l’œuvre
une série de problèmes essentiellement dus au fait en introduisant
Il existe une réelle progression dramatique dans le que le compositeur mourut avant la création de l’œu- 144 mesures
choix des contes utilisés par le librettiste. Hoffmann vre et ne put donc proposer une version définitive de retrouvées pour
le si problématique
perd d’abord la poupée Olympia comme un jouet son opéra fantastique. Il en existe d’ailleurs plusieurs final de l’acte de
qu’on lui casse. Beaucoup plus dramatique est la perte éditions qui tentent d’intégrer les sources peu à peu Giuletta… Chacun
d’Antonia qui a son amour préfère ses rêves de gloire découvertes dans différentes archives 11. ont tour à tour tenté
d’interpréter les
et en mourra. Enfin, le comble du drame se situe à Il existe dans l’opéra d’Offenbach un point pour sources ce qui les
Venise où Hoffmann perd non seulement sa bien- le moins étrange qui n’a pourtant que peu retenu l’at- a conduits
aimée mais également se perd lui-même. tention des commentateurs. Tous s’accordent – le suite p. 50

INSISTANCE N°1 49
D’UNE PULSION INVOQUANTE

suite de la p. 49 livret est à ce sujet d’ailleurs tout à fait explicite – à Comment comprendre cela ? Pourquoi ne pas
à proposer des reconnaître que les trois personnages féminins : avoir confié à La Stella un magnifique air dans lequel
versions
sensiblement
Olympia, Antonia et Giulietta sont autant de facettes elle aurait pu exprimer, après avoir été rejetée par
différentes comme de la femme aimée par Hoffmann : la cantatrice, Stella. Hoffmann, son dépit ou son désespoir concluant
on peut le constater Le compositeur avait même rêvé de faire créer les trois ainsi l’opéra sur un mode plus conventionnel ? Cet
à l’audition
des versions
rôles par un même soprano, ce qui eut lieu d’ailleurs aspect a semble-t-il paru si étranger à la tradition lyri-
enregistrées et en partie lors de la création le 10 février 1881. Adèle que au principal continuateur d’Offenbach, Guiraud
représentées entre Isaac créa les rôles d’Olympia et d’Antonia, l’acte de qui compléta la partition du maître, qu’il s’est senti
1948 à l’opéra
comique à partir
Giulietta ayant été supprimé, nous y reviendrons. obligé de conclure l’épilogue sur un duo
de l’édition Plusieurs cantatrices se sont risquées ensuite à cette Hoffmann/Stella. Redonnant ainsi à l’opéra une struc-
Choudens et le très quadruple interprétation sur scène et/ou en studio : ture plus adéquate à ce qu’il pouvait imaginer des
beau spectacle I. Seefried (1945, Vienne), J. Sutherland (1956, attentes du public.
représenté
à l’opéra Covent Garden-Londres, puis 1972, enregistrement Il existe pourtant une cohérence dans le fait que
de Marseille en DECCA), A. Moffo (1961, Met New York), B. Sills l’épilogue voit disparaître le chant féminin et rede-
décembre 2004 (1973-enregistrement ABC), E. Gruberova (1989- vienne principalement le lieu de la parole. Cohérence
dans une mise en
scène enregistrement D. G.), C. Vaness (1992, Met New- qu’il est peut-être possible de faire apparaître, si nous
de Laurent Pelly York), M. Delunsch (2003, Lausanne), P . Ciofi (2004 prenons pour axe d’analyse cette tension entre
à partir de la toute Marseille). Or les musicologues se sont peu attachés à parole-sens et voix-jouissance. Je montrerai à partir
nouvelle édition de
J.-C. Keck. l’élucidation de cet élément pourtant étrange : Stella, la de là qu’il existe au sein des Contes d’Hoffmann un
12. Les Contes chanteuse, lors de son unique apparition dans l’opéra, véritable parcours vocal allant de la parole au cri en
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d’Hoffmann est au cours de l’épilogue, parle. À tel point d’ailleurs que passant par le chant qui rend nécessaire le retour à la
dans sa version
originale un opéra
certaines productions confient, dans un opéra (!), le parole à la fin de l’œuvre.
comique. Comique rôle de la chanteuse à une comédienne ! Ce fut le cas
ne renvoie pas ici par exemple dans la mise en scène de Louis Erlo en
au thème traité LE PROLOGUE ET L’ÉPILOGUE COMME
mais à la forme de
1993 à l’opéra de Lyon, où Stella était interprétée par LIEU DE PAROLE 12
l’œuvre qui fait la comédienne Lisette Malidor.
alterner le parler et Alors que les trois interventions de l’aimée au Le prologue, après le « chœur des esprits »,
le chanter.
Carmen,
cours des actes II, III et IV l’ont conduite à interpré- débute sur les paroles de la muse de l’art poétique.
qui n’a rien de ter des airs d’une vocalité de plus en plus folle, son- Nous sommes ici du côté de la parole et d’une
particulièrement geons à l’air d’Olympia « Les oiseaux dans la char- manière très cohérente la muse se transforme en étu-
« comique », dans mille », ou aux virtuoses vocalises d’Antonia dans le diant pour accompagner Hoffmann tout au long de
sa forme originale
fait également trio final de l’acte III, ou encore à l’ébouriffant air de l’œuvre et l’amener à l’abandon de la jouissance de la
appel à des Giulietta « L’amour lui dit : la belle » culminant en de voix – représentée par son amour pour la cantatrice –
dialogues parlés et somptueuses vocalises au contre-Ré, le retour de la pour le travail du mot, la poésie – représentée par
appartient donc au
répertoire de cantatrice se solde, dans la version originale, par Niklausse le fidèle compagnon d’Hoffmann –. Le
l’opéra comique. quelques phrases parlées. garant de la parole, fut-elle poétique, ne saurait être

50 INSISTANCE N°1
LE CHANT ENTRE PAROLE ET CRI ÉTOUFFÉ

qu’un homme. D’ailleurs tout le prologue fera la part La parole encadre avec le prologue et l’épilogue
belle à la scansion signifiante (chœurs de buveurs, les spectaculaires débordements vocaux des actes II,
couplets de Lindorf et chanson de Kleinsach écrits de III et IV. Il existe donc ici deux dynamiques oppo-
façon syllabique respectant donc scrupuleusement le sées. L’une visant l’extraction de la voix que l’on
sens). Jamais prologue – étymologie : avant la parole trouve dans les actes centraux, extraction qui condui-
– ne fut si mal nommé. On préférerait parler ici de rait à une dangereuse proximité avec la voix comme
pro-vocation, d’attente de la voix… tant la question objet de jouissance. L’autre s’exprimerait dans les
de la vocalité semble en être absente. actes extrêmes et tenterait de contenir par la préémi-
D’ailleurs, G. Malher lors des représentations nence de la parole les débordements vocaux.
qu’il dirigea à l’opéra de Vienne en 1901, le coupa, Pour éclairer cette question entrons maintenant
ainsi que l’épilogue. La chose peut paraître scanda- dans le détail de l’analyse de chacun des trois actes
leuse aux amoureux du texte original que nous som- faisant intervenir la soprano pour tenter de repérer
mes devenus mais au-delà de l’indignation que peut comment l’enjeu vocal et la dynamique invocante y
aujourd’hui provoquer ce geste spectaculaire, on sont gérés.
peut y lire l’inutilité de ces morceaux en ce qui
concerne la jouissance de l’amateur, même si je DE LA VOCALISE SCANDÉE COMME
pense qu’ils permettent d’en souligner les contours. BARRIÈRE À LA JOUISSANCE
Pour G. Malher l’opéra débutait avec l’apparition de
la Diva sous la forme de la poupée Olympia et L’acte qui succède au prologue, l’acte dit
s’achevait sur la mort d’Antonia. G. Malher aurait d’Olympia, raconte comment le poète Hoffmann
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pu dire comme R. Wagner « la musique est s’éprend d’un automate chanteur qu’il prend pour
femme », et le prologue ainsi que l’épilogue des une jeune femme.
Contes d’Hoffmann se déroule dans une taverne, uni- La première intervention 13 de la voix féminine
vers essentiellement masculin… et ne donne que de soprano se déploie à cette occasion dans l’aria
peu de place à la vocalité débridée où est attendue « Les oiseaux dans la charmille… » Les vocalises y
la jouissance. sont particulièrement brillantes, acrobatiques et
Plus près de nous en 1993 à l’opéra de Lyon la périlleuses, pour autant, cet air n’est pas totalement
mise en scène de Louis Erlo supprime également détaché de l’influence du prologue. En effet nous y
l’épilogue. L’opéra se termine alors sur la reprise de trouvons de nombreuses vocalises scandées.
la chanson de Kleinsach (que nous avions déjà L’écriture en partie en notes piquées est le moyen
entendu au cours du prologue) sans accompagne- que trouve le compositeur pour y installer la discon-
ment orchestral plus parlé que chanté pendant que tinuité de ces micro-silences que fondent la possibi-
Hoffmann étrangle La Stella. Pouvait-on mieux lité même du système langagier sonore. Le sens cer- 13. Intervention
exprimer la victoire de la parole masculine sur l’ex- tes est perdu, la jouissance pointe mais le chant assez réduite
d’ailleurs au regard
pression de la voix féminine, et son désir à la fois discontinu de la vocalise aboutit à le replacer sous la de la durée de
d’en jouir et de la maîtriser ? tutelle du langage. La jouissance qui naît lorsque la l’acte.

INSISTANCE N°1 51
D’UNE PULSION INVOQUANTE

voix s’affranchit de cette tutelle en est donc maîtri- qui prendra le pas. La poupée Olympia valse de plus
sée, le cri pur que les notes suraiguës (contre Mi en plus vite avec un Hoffmann aveugle à ce qui est en
bémol !) de l’air ne peuvent manquer d’évoquer est train de se tramer. Ceci trouble d’ailleurs profondé-
ainsi réinsérer dans un système signifiant qui lui ment Spalanzani son créateur qui demande qu’on les
permet d’être tenu à distance. arrête : « Assez, assez ma fille, il ne faut plus valser ».
Pourquoi rencontre-t-on cette prégnance de la Comment ne pas penser ici à la phrase du chevalier
scansion signifiante chez Olympia, alors qu’une de Ségur à propos d’une demoiselle inconnue aper-
vocalité presque pure sera ensuite attribuée à çue au bal « Elle a son pucelage, moins la valse » ?
Antonia et peut-être plus encore à Giuletta ? On peut Nous ne sommes pas étonnés de trouver ici une
la comprendre si on repère qu’Olympia est une dimension ouvertement sexuelle que la situation
femme-objet soumise, pour pouvoir donner de la même de l’opéra rend explicite à qui veut bien l’en-
voix, à la demande de l’Autre masculin. Cet auto- tendre. À cette demande paternelle Olympia répond
mate, sur la demande de son « père » chante un air une fois de plus « oui » mais sans pour autant s’arrê-
qui obéit, par les nombreuses notes piquées intro- ter. De plus ce « oui » apparaît dans une vocalise qui
duites au cours de l’aria, encore à la Loi du signifiant s’élève dans l’aigu échappant par là même totalement
imposée par son créateur. à la scansion qui avait caractérisée son air précédent.
La particularité du rapport de la machine à son Cette vocalise éperdue peut être aisément qualifiée
créateur est qu’elle dépend de lui pour donner de la d’orgasmique. Olympia semble avoir, dans la danse,
voix, elle répond à la demande de l’Autre. La voix est acquis une autonomie toute neuve. On craint d’ail-
alors analisée, elle devient un objet anal au sens où la leurs pour Hoffmann et non pour elle. « Elle va lui
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psychanalyse a pu parler de stade anal. Ce type de casser la tête », dit Niklausse, la muse transformée en
relation est effectivement caractérisée par la demande fidèle compagnon du poète. C’est bien sûr l’interven-
de l’Autre effectuée à l’enfant de donner l’objet fécal tion du père qui arrêtera la scène. Chez R. Strauss et
afin d’acquérir la propreté. L’enfant pourra en jouer, la O. Wilde cette jouissance féminine hors limite était
machine, non. Olympia est une femme-objet totale- étouffée sous les boucliers. Chez Offenbach et
ment soumise à la demande de l’Autre qui, même J. Barbier, la femme est aussi assassinée par un subs-
plein de sollicitude pour sa créature, n’a pas d’autre titut paternel, et elle aussi parce qu’elle a donné de la
désir que celui de briller à travers elle : « Ma fille voix au moment ou on ne lui demandait pas. Désir
obéissant à vos moindres caprices… » Olympia tant sans Loi, jouissance sans limite, tout cela est dange-
qu’elle obéit et répond uniquement aux sollicitations reux : mieux vaut le détruire. Olympia n’avait d’exis-
paternelles, en donnant de la voix selon un rythme tence que par la demande de l’Autre. L’expression de
qui lui a été imposé, s’inscrit encore, malgré son son désir dans une vocalise sur oui frôlant le cri ne
chant impressionnant, dans le registre du signifiant, pourra que la conduire à se faire déchet en se brisant.
et n’est donc pas en danger. Ne dit-on pas d’ailleurs d’une voix qu’elle se brise ou
Pourtant elle n’en restera pas là et en mourra. qu’elle craque lorsque la cantatrice rate un aigu
Une fois la chanson achevée c’est la danse frénétique entraînant alors le déchaînement des sifflets haineux

52 INSISTANCE N°1
LE CHANT ENTRE PAROLE ET CRI ÉTOUFFÉ

des auditeurs frustrés dans leur attente ? L’acte sième acte des Contes d’Hoffmann me semble repren-
d’Olympia lui-même se termine sur les rires des dre fidèlement ce modèle.
convives qui se moquent de la crédulité d’Hoffmann. Pour pouvoir entendre la voix des sirènes au XIIe
À la voix brisée de la diva ne peuvent répondre que chant de l’Odyssée, Ulysse devra se faire enchaîner au
des déchets vocaux : huée dans la réalité, rires dans mât de son vaisseau. Après avoir enduit de cire les
l’opéra. oreilles de ses compagnons, et leur avoir demandé de
On remarquera à se sujet que le valet qui accom- ne pas le détacher quels que fussent ses ordres. Les
pagne tout cet acte, Cochenille, est bègue. C’est-à- sirènes disent à Ulysse : « Viens ici, viens à nous !..
dire qu’il résume dans son symptôme même toute la viens écouter nos voix ! » comme la voix de la mère
dynamique vocale de l’acte. En effet, chez le bègue, d’Antonia disparue et invoquée qui chante : « Chère
au moment où la voix doit rencontrer la parole il lui enfant que j’appelle/Comme autrefois/C’est ta mère,
est impossible, pris dans cette tension entre sens et c’est elle ! Entends sa voix/Antonia, Antonia,
jouissance, d’enchaîner sur le mot suivant sans s’y Antonia… Ma voix t’appelle ! Ma voix t’appelle !
prendre à deux fois. Cette dichotomie entre parole et Chante toujours, ma fille ! chante !.. »
voix qu’Olympia avait incarnée sur un mode tragi- Qu’importe en fait le texte, les sirènes, comme la
que, Cochenille la double sur un mode comique. mère d’Antonia, ne sont que voix qui expriment dans
leur vocalisation un désir à l’égard du sujet. Ce que
LA VOIX DES SIRÈNES véhiculent ces voix est une promesse de jouissance.
Elle remettent le sujet en rapport avec un temps
Ce dérapage vocal lié à la mise en jeu du corps d’avant la Loi. Si la voix est ici mortifère, c’est que le
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aura montré que donner de la voix n’est pas sans ris- rapport à la Loi est salutaire au désir humain en ce
que. L’acte d’Antonia développe superbement cette qu’elle permet à la course désirante de perdurer, de
thèse. Antonia est une jeune femme dont la mère ne pas se perdre dans d’illusoires retrouvailles. Mais
morte fut une remarquable cantatrice. Antonia pos- comme l’homme ne peut jamais totalement s’accom-
sède elle aussi une superbe voix mais ne peut en jouir moder de cette logique du renoncement, il est tou-
au risque de mourir. Bien sûr elle en mourra après jours tenté par cette voix de la jouissance qui l’invite
avoir entendu la voix maternelle l’appeler. à renouer avec l’archaïque, avec ce temps mythique
Cet acte nous confronte à la dimension mortifère où le désir n’avait pas encore eu à s’actualiser. Là se
de la voix maternelle sur son versant archaïque trouve la force des sirènes qui trouvent complicité au
lorsqu’elle n’est pas contrebalancée par la parole cœur même de l’homme. La voix de la sirène comme
paternelle. Cette voix captivante qui appelle l’enfant celle de la mère d’Antonia, c’est le désir de l’Autre qui
et lui propose de jouir éternellement de l’indifféren- vient chercher le sujet et le perd en utilisant son pro-
ciation a trouvé une représentation à travers le mythe pre « tropisme » de jouissance : « désir de non
des sirènes. Tout le monde connaît l’histoire de ces désir 14 » . Alors que la voix en tant que telle disparaît 14. P. Aulagnier,
La violence de
êtres mythiques mi-femmes mi-oiseaux qui entraî- derrière la signification dans l’acte de parole, chez la l’interprétation,
naient à la mort les marins qui les écoutaient. Le troi- sirène elle occupe le devant de la scène se faisant pure Paris, 1975, PUF.

INSISTANCE N°1 53
D’UNE PULSION INVOQUANTE

matérialité sonore. Proche du cri elle hurle à qui veut nous l’enseignait déjà Homère, d’échapper aux
l’entendre : « Jouis, nous te l’ordonnons ! Que rien ne maléfices de la voix des sirènes ?
t’arrête ! À toi le savoir absolu ! » On remarquera ici également, comme à la fin de
Pour obéir le sujet donne alors de la voix, se fait l’acte d’Olympia, la présence d’« éclats de voix » en la
entendre répondant à la vocalisation de l’Autre par présence du rire du Docteur Miracle, personnage dia-
son invocation. C’est exactement le trajet vocal bolique qui a conduit Antonia à chanter en invoquant
d’Antonia que l’on peut repérer au cours de l’acte. l’image et la voix de sa mère. Les didascalies précisent
Antonia commence par chanter un air à l’ambitus 15 « Antonia, mourante, tombe. Miracle s’engloutit dans
relativement réduit : « Elle a fui la tourterelle… » le sol, en poussant un éclat de rire. Le fantôme dispa-
Puis, dans le duo avec Hoffmann on trouvera deux Si raît, le portrait reprend son aspect ». Le rire est ici ce
lancés triomphalement sur : « Tu verras si j’ai perdu qui vient présentifier au plus près la voix comme
ma voix ». La voix et la jouissance à elle liée com- objet de la pulsion invocante : non objet sublime
mence ici à s’imposer, laissant peu de doutes quant pour lequel Antonia a cru mourir, mais déchet.
au choix qu’effectuera la jeune fille entre la vie, pri- Offenbach ne saurait mieux nous signifier qu’il n’y a
vée de tout espoir de jouissance, et la mort provo- pas a idéaliser la voix sublime de la chanteuse qui se
quée par la voix. Nous trouverons ensuite un long révèle, in fine, n’être que le masque du cri, ce que le
trille aboutissant au contre-Ré lancé des coulisses… prochain acte aurait dû mettre en scène.
Un cri presque, mais un cri qui reste encore voilé
15. L’ambitus est puisque hors scène. L’horreur de la jouissance est L’ÉVITEMENT DU CRI
l’étendue d’une ainsi momentanément tenue à distance… Il sera ET LE RETOUR À LA PAROLE
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mélodie entre sa pourtant esquissé sur scène cette fois dans le trio
note la plus grave
et la plus élevée.
final où le diable invoque la voix maternelle pour L’acte suivant, dit acte de Venise, voit Hoffmann
16. La séduction faire chanter 16 Antonia. Une montée chromatique tomber amoureux d’une courtisane, Giulietta, qui lui
fait en effet chanter mènera les voix vers le registre le plus aigu et culmi- dérobera son reflet et mourra, non comme Olympia
quelque chose
chez le séduit
nera au contre-Ut et contre-Ut dièse pour Antonia et Antonia au cours de sublimes vocalises, mais dans
qui amène Antonia qui en mourra. Le cri musicalisé d’Antonia d’hors un cri. Du moins dans la pièce dont est tiré le livret.
à abandonner scène devient alors, accompagné par les « encore » Non une vocalise qui tendrait vers le cri comme pré-
les repères
symboliques
du diable, ob-scène. Après l’acte d’Olympia où la cédemment, mais un cri hors du registre symbolique,
paternels voix avait été presque maintenue sous la Loi du puisque non noté musicalement. Le livret dit : « Elle
(perversité du signifiant, l’acte d’Antonia l’en libère par le truche- se lève, pousse un cri et chancelle. »
séducteur, maître ment de la voix-sirène de la mère. Cet acte est le plus problématique, c’est égale-
chanteur avec
la complicité Peut-on s’étonner à partir de là que le person- ment celui qui varie le plus d’une version à l’autre.
du séduit) pour nage du valet, Frantz, dont nous avons fait précé- Offenbach semble ne pas avoir été satisfait du livret
se perdre, mais demment l’hypothèse qu’il doublait sur un mode pour la fin de l’acte de Giuletta et fit même appel dis-
cela est ressenti
comme venant comique la dynamique vocale de l’héroïne, soit crètement à ses librettistes habituels Meilhac et
de l’autre. sourd… N’est-ce pas le meilleur moyen, comme Halévy. Plusieurs solutions ont été proposées :

54 INSISTANCE N°1
LE CHANT ENTRE PAROLE ET CRI ÉTOUFFÉ

– 1972, Version R. Bonynge : empoisonnement Choudens, en 1882, proposeront une partition où


de Giuletta, l’acte de Giuletta précède celui d’Antonia. Cet ordre
– 1992, Idem pour la version Kaye enregistrée des actes sera longtemps le plus utilisé pour les repré-
par J. Tate, sentations et les enregistrements. C’est celui qu’em-
– 2004, Version J.-C. Keck dirigée par ploie, bien qu’il tente par d’autres aspects comme l’uti-
M. Minkowski à l’opéra de Lausanne et reprise à lisation des dialogues parlés de revenir à une version
l’opéra de Marseille. Dappertutto, après avoir tendu plus fidèle à l’original, R. Bonynge en 1972 pour son
son épée à Hoffmann, pousse Giuletta sur l’arme, elle enregistrement chez Decca avec J. Sutherland dans les
meurt en poussant un cri comme dans les deux ver- rôles d’Olympia, Antonia, Giulietta et Stella. Les recher-
sions précédentes. Ce cri apparaît explicitement dans ches musicologiques menées entre 1984 et
les trois livrets (1972 : « Giuletta prend le verre, mais aujuourd’hui, à partir de manuscrits retrouvés et du
à peine y a-t-elle posé les lèvres qu’elle le jette loin livret déposé par Offenbach lui-même à la censure, ont
d’elle, se lève, pousse un cri et chancelle » ; 1992 : néanmoins montré que l’ordre désiré par le composi-
même indication ; 2004 : « poussant soudain un teur été le suivant : Olympia, Antonia et enfin Giulietta.
cri ») mais étrangement on ne le trouve dans aucune Ce qui paraît évident si l’on s’attache à l’étude de la
des versions enregistrées ou représentées… structure de l’opéra à partir de la problématique entre
À l’opposé des deux actes précédents où intervien- parole et voix ici esquissée. En effet, la progression de
nent la Diva, l’acte de Giuletta devrait donc se conclure l’opéra est alors tout entier tendu vers le cri de la cour-
(je dis devrait, puisque aucune production ne semble tisane venant conclure le parcours vocal de La Femme.
aller au bout de ses propres choix !) sur un cri réel, ce Tout se passe comme si le cri poussé par Giulietta au
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qui est extrêmement rare à l’opéra. moment de sa mort était la conséquence de l’abandon
de la prééminence de la Loi du signifiant qui s’est des-
Nous avons alors un parcours cohérent à la siné au cours des actes précédents.
lumière de notre problématique : de la vocalité sou- Bonynghe a bien pressenti le hiatus entre le cri et la
mise à la loi du signifiant de l’acte d’Olympia, au cri place centrale de l’acte où il est poussé dans la version
de Giulietta, en passant par les vocalises d’Antonia, qu’il propose. En effet, comment continuer à chanter
tous les degrés de la voix ont été parcourus « cres- l’acte d’Antonia après avoir atteint ce paroxysme vocal
cendo ». Il ne reste plus alors qu’à revenir à la parole que constitue le cri de Giulietta ? Cela conduit d’ailleurs
pure. Ce qui sera accompli dans l’épilogue paradoxa- J. Sutherland à escamoter ce cri. Elle choisit, au mépris
lement par Stella, la cantatrice. des indications scéniques, de le remplacer par un sou-
Cette façon de voir permet aussi d’apporter un pir. Mais existait-il une autre solution ? Il fallait soit faire
élément supplémentaire en ce qui concerne le flou disparaître le cri indiqué dans le livret, soit reposition-
pouvant exister en ce qui concerne l’ordre des actes ner l’acte en fin d’opéra.
d’Antonia et de Giulietta. En effet, J. Offenbach En effet, après avoir entendu ce cri, manifestation
étant mort avant la création de son œuvre, il n’a pu de la voix dans sa matérialité la plus pure et la plus
veiller à l’édition de son opéra. Les éditions dérangeante, on ne peut plus alors que revenir à la

INSISTANCE N°1 55
D’UNE PULSION INVOQUANTE

parole pure. Après le cri on ne peut qu’opposer la E.T.A. Hoffmann : Signor Formica. Il s’agit d’un nain
parole comme le montre le retour au quasi-récitatif, à la castrat qu’un barbon habille en femme pour servir de
parole presque brute de Jack l’éventreur dans le Lulu de femme de chambre à sa pupille. Que vient-il faire dans
Berg suite au cri lancé par l’héroïne. On comprend alors cet acte ? L’acte de Venise, de loin le plus complexe des
à partir de là pourquoi il est nécessaire à la Diva de ne cinq, sort de la seule problématique de la voix pour
pas chanter dans l’épilogue. L’horreur provoquée par le offrir une articulation entre pulsion scopique et pul-
paroxysme vocal que constitue le cri ne peut être tenue sion invocante. La voix circule, mais elle a pour but la
à distance que par la réintroduction de la loi du signi- jouissance de regard avec la possession tout d’abord de
fiant sous la forme de la parole. l’ombre de Schlemil, puis du reflet d’Hoffmann. Nous
Cette question du cri nous permet aussi de pro- pouvons, partir de là, faire l’hypothèse que la présence
poser une hypothèse concernant la suppression de du castrat travesti condense en lui cette articulation : il
cet acte lors de la création. Les musicologues ont éclairerait non seulement la dynamique séductrice et
avancé un certain nombres raisons : acte trop long, dominatrice de la voix (on a souvent interprété le rôle
nécessitant de difficiles changements de décors… Il de Pitichinaccio comme le souteneur de Giuletta) mais
reste néanmoins évident que cet acte est particuliè- également le reflet caricatural de la divine courtisane.
rement apprécié du public. La célèbre barcarolle L’étrange castrat travesti peu loquace condenserait en
devenue une véritable « scie musicale » accommo- lui les enjeux invocant et scopique de l’acte.
dée à toutes les sauces est là pour en témoigner. Je
pense que ce qui a déterminé la suppression de cet L’OPÉRA, ENTRE SENS
acte lors de la création de l’opéra est moins sa lon- ET JOUISSANCE
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gueur 17 que la présence de ce cri, véritable Diabolus
in opera. Après avoir supprimé les femmes donnant On voit bien ainsi comment l’opéra doit se tenir
de la voix on supprime le lieu même de l’expression constamment, pour que l’auditeur ne verse ni dans
la plus pure de la voix : le cri ! l’ennui ni dans l’horreur, entre parole et cri. Le prolo-
Le personnage qui accompagne Giuletta au cours gue et l’épilogue des Contes d’Hoffmann peuvent
de cet acte comme son ombre est Pitichinaccio, comme avait pu le faire G. Malher être supprimés car
comme le valet bègue accompagnait l’acte d’Olympia l’importance accordée dans ces moments à la parole
et le serviteur sourd celui d’Antonia. Si les premiers soutiennent peu la jouissance de l’auditeur. Par contre,
éclairaient sur un mode particulier la dynamique la présence du cri dans l’acte de Giulietta pointant une
17. Certains vocale en jeu dans chacun des actes que nous apprend extrême proximité de la jouissance liée à la voix est
opéras de la cet étrange personnage ? Pitichinaccio est celui des vécu comme dangereux et donc supprimé.
même époque
comme ceux trois valets qui a le moins de texte : cinq brèves répli- Un an après la création des Contes d’Hoffmann, un
de Meyerbeer ques en tout et pour tout (« Trois longs jours ! », autre cri de femme apparaîtra dans l’opéra, il s’agit du
par exemple « Jouez sur parole ! », « Enfuyez-vous ! », « Est-il donc cri de Kundry dans le Parsifal de R. Wagner, qui aus-
étaient eux-mêmes
aussi longs si ce sans reflet ? », « Plus de reflet ! ») et aucun air. Cela est sitôt après réduit néanmoins son personnage au
n’est plus… bien peu ! Ce personnage apparaît dans l’œuvre de silence. Ce cri, lui, ne sera pas censuré.

56 INSISTANCE N°1
TITRE

À partir de là rien ne sera plus comme avant. d’une jouissance mortifère dont le hurlement poussé
L’opéra continuera à être un genre vivant pour quel- par Lulu à la fin de l’opéra de Berg, signant peut-être
ques années encore. Jusqu’à ce qu’un autre cri, celui même là la fin de l’Opéra comme genre, nous permet
qui vient conclure Lulu d’Alban Berg vienne donner de pressentir le danger. Les censeurs d’Offenbach
sens au « premier » cri entendu dans Parsifal. L’opéra semblent l’avoir parfaitement compris.
qui semble avoir structuré son histoire autour de
l’évocation et de la révocation de ce cri semble ne Revue, partitions et interviews
jamais s’en être totalement remis et est entré dans une
dynamique non de création mais de répétition. La – L’Avant-scène Opéra n˚25, 1993, Les Contes d’Hoffmann.
musique peut-être alors à partir de là comprise – Les Contes d’Hoffmann. Opéra fantastique en 3 actes de
comme un dispositif qui, tout au long de la vie du Jules Barbier. Musique de Jacques Offenbach, Paris ,
sujet, lui permet d’approcher les enjeux de jouissance Choudens père et fils, 1882, 354 p.
et de perte de cette jouissance qui ont présidé à sa – Les Contes d’Hoffmann. Opéra fantastique en 4 actes de
naissance. L’activité musicale serait la commémora- Jules Barbier. Musique de Jacques Offenbach, « cinquième
tion inconsciente de cette instant mythique où le édition avec récits », Paris, Choudens, 1907, 395 p.
sujet s’est vu arraché au chaos par la rencontre avec – Les Contes d’Hoffmann. Nouvelle édition critique de Fritz
la voix de l’Autre, lui permettant d’acquérir à son tour Oeser, Kassel, Alkor-Edition, 1977, 551 p.
une voix. Fiat vox ! Cette commémoration ne saurait – Les Contes d’Hoffmann, Forum opéra (site internet) :
être qu’inconsciente et ne peut en aucun cas, en http://www.forumopera.com/opera-n18/hoffmann.htm
dehors de situations psychopathologiques comme – C. Peter, Les contes d’Hoffmann : un opéra à géométrie
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l’hallucination, devenir remémoration. En effet, c’est variable, 2004.
uniquement dans cette tension entre sens et jouis- – C. Peter, Interview de Jean-Christophe Keck, 2004.
sance que le plaisir ne versera pas dans l’horreur – C. Peter, Discographie sélective, 2004.

INSISTANCE N°1 57

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