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Dominique Bertrand
Érès | « Insistance »
2005/1 no 1 | pages 59 à 84
ISSN 1778-7807
ISBN 2749204992
DOI 10.3917/insi.001.84
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-insistance-2005-1-page-59.htm
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Dominique Bertrand (Trouveurdor@wanadoo.fr), ter ses propres limites sans se retrouver, démunie de
musicien et compositeur, collabore depuis trente ans à toute efficience analytique, au pied du mur de l’exi-
diverses recherches (musicothérapie, psychanalyse, gence poétique ; ne sachant plus alors si c’est la
théâtre, danse, poésie), suivant le fil des questions musique qui est la métaphore de la parole qui parle
posées par lois de la résonance et de la musique, depuis de la musique, ou le contraire.
l’univers des mythes jusqu’au fonctionnement psychique
en passant par la pédagogie musicale. Il vient d’écrire Musiques
La prière du serpent (Editions Signatura).
Préciser notre « objet » n’est pas une mince
ENTRE DEUX affaire. En effet, du strict point de vue artistique, il
Métaphore de la métaphore est assez clair que la musique balinaise ne peut s’ap-
procher de la même façon que la musique classique
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jusqu’à l’incandescence, distraire les vaches pendant gne de sa capacité d’évoluer avec le temps, en transgres-
la traite (ou les téléspectateurs pendant l’audimat), sant ses propres règles ! Cette diversité spatiale et tem-
faire lever le bras (ou le poing) et rythmer le pas porelle complique terriblement l’enjeu, exigeant de
cadencé de ceux qui vont tuer ou se faire tuer… La définir un cadre, une « métarègle » qui serait capable
liste pourrait s’allonger, qui oblige à ne pas cantonner de rendre compte de ces transformations de la règle.
la musique dans l’empyrée des « arts purs » (où elle
trône pourtant avec une souveraineté naturelle indis- Ambiguïtés
cutable), et réaliser qu’elle prête la main à maintes
formes d’entreprises humaines, jusqu’aux plus dou- D’un point de vue logique, la nature de la musi-
teuses, flirtant avec le fantasme du pouvoir absolu. que met en échec le principe d’exclusion binaire sur
Pour compliquer la donne (et effarer un peu plus le lequel nous fondons le principe d’identité. Par
projet de « penser » la chose), la plasticité propre à exemple, le couple d’opposition interne/externe se
l’art musical lui permet de s’immiscer dans l’activité retrouve en situation de flou total en présence de
d’autres arts, comme la danse, la poésie, le théâtre, le cette ambiguïté, dont la délicatesse fait toute la
cinéma, et d’y acquérir des formes propres. « grâce » de l’art : une « note » est en fait « secrète-
Là encore donc, impossible de séparer ces deux ment » constituée d’un alliage de notes diverses,
dimensions, le fonctionnel et l’artistique, vu que selon la loi de diffraction harmonique (qui est une
c’est en usant des mêmes moyens qu’elles se mani- loi physique). Ainsi, un do génère un do à l’octave,
festent, et qu’une même musique peut servir de plus une quinte, puis une quarte, etc. (qui sont des
multiples fonctions : il est tout à fait possible de intervalles « naturels » se mêlant pour former
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Cette ambiguïté se retrouve dans la fonction tiples entiers de la fréquence de base : l’octave dou-
« matricielle » de cet intervalle d’octave qui est celui ble la fréquence de base, la quinte la triple, etc.) y
qui « contient » la gamme tout entière : ainsi le pas- joue un rôle essentiel, ainsi que les phénomènes
sage du dedans au dehors extériorise un « conte- d’interférences liés à la superposition de plusieurs
nant » qui permet toutes les permutations de l’alté- sources vibrantes (contraintes résonantielles) ; mais
rité, le jeu des autres notes. si l’acoustique permet de rendre compte des
Là encore (et toujours à cause de l’ambiguïté de « conditions » de l’expression sonore, elle ne peut
notre intervalle d’octave), la notion d’identité déjoue rendre compte du fait qu’il s’agit de musique, ni que
l’approche exclusive : l’intervalle de quinte, par celle-ci puisse fleurir sous autant de perspectives
exemple (do grave-sol), trouve son complémentaire différentes, et encore moins « évoluer » historique-
dans l’intervalle de quarte (sol-do aigu) ; une quinte ment : les lois physiques n’évoluent pas.
plus une quarte donne une octave ; l’ambiguïté réside Cependant, là encore, la distinction ne peut être
ainsi dans le fait que deux intervalles nettement dif- aussi claire, et les rapports ambivalents entre les lois
férents désignent comme un double rapport possible de l’acoustique et celles de la musique n’ont cessé
entre do et sol, fondé sur le retournement. Il en est de d’opposer les spécialistes : musiciens, compositeurs,
même pour les autres intervalles (sixte/tierce ; sep- luthiers, philosophes (la querelle entre Rameau et
tième/seconde ; octave/unisson : chacun est comme Rousseau en est un exemple célèbre). En effet, les
la réversibilité potentielle de l’autre), ce qui permet premières harmoniques issues de la diffraction d’un
de saisir que la totalité du tissu musical est traversé de son unique présentent la particularité d’être en
cette étrange approche identitaire « inclusive », qui consonance naturelle, et leurs rapports servirent
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créateurs, rejetant les lois naturelles au profit de lois fondement même que nous trouvons l’exclusion binaire
inventées ou logiquement déduites. Comment est-on qui nous manquait : l’interdit fondateur de la règle, la
passé entre ces deux extrêmes ? De quelle nature est Pierre Fondamentale « occulte ». C’est là (et là seule-
donc cette mutation ? Quel est donc le « ferment » ment) que la pensée peut « mordre » ; c’est là que
qui permit à la musique (et donc à l’oreille musi- nous placerons notre levier d’Archimède à la mode
cale) de se détacher progressivement de sa matrice pythagoricienne.
naturelle ? Pour « entendre » quelque chose à cette Si l’on ouvre le zoom temporel au plus vaste, il
question, il faudrait pouvoir traverser d’un seul est clair que la dynamique de la musique occiden-
geste toute l’épaisseur de l’histoire musicale, avec un tale se caractérise par l’intégration progressive des
même vecteur qui resterait inchangé (malgré toutes dissonances, dans le cadre défini par la diffraction
les mutations de la « valeur » que les lois musicales des premières harmoniques, naturellement conso-
soutiennent selon le goût du siècle). nantes entre elles.
Parmi toutes les possibilités de dissonances conte-
Rêvons : un vecteur trans-temporel stable, qui soit nues dans la gamme, il en est une qui reçut historique-
signifiant aussi bien sur le plan acoustique que sur le ment une place centrale, nommée « dissonance par-
plan du « sens musical », et participe donc de « l’intelli- faite », et par là même opposée à l’intervalle d’octave,
gence sensible ». Un vecteur qui puisse rendre compte du considéré bien sûr comme consonance parfaite.
saisissable et de l’insaisissable propre à la musique, du Cette dissonance, interdite en musique à l’époque
mesurable comme de l’incommensurable. Quelque chose médiévale, reçut deux appellations : le triton, parce
comme le vecteur de l’intelligence musicale ? qu’elle se tient dans l’intervalle entre trois tons
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est construite de deux dissonances égales : la rela- tement les lois de la beauté ? Le Diable au centre du
tion de complémentarité paradoxale entre le triton jeu psychique ? En se souvenant de la troublante
et l’octave est remarquable, cette dissonance-là n’est ambivalence identitaire entre les intervalles complé-
pas « n’importe quoi », mais une sorte de double mentaires, à la fois « même » et « autre », la fonc-
inversé, portant le nom de « Diable ». tion de pivot jouée par le diabolus semble bien le
Cela implique une singularité qui le différencie placer, de façon étonnamment contradictoire, au
de tous les autres intervalles : il n’a pour renverse- cœur même du processus identitaire, comme réfé-
ment que lui-même (Narcisse sonore ?). Nous avons rence même de l’« ambivalence fondatrice ».
vu que tous les autres intervalles présentent une
asymétrie à l’intérieur de la matrice de l’octave, cha- Doublement actif – Une autre de ses caractéris-
cun possédant donc un renversement qui lui est tiques « acoustiques » est de se trouver à la fois le
complémentaire (quinte/quarte, sixte/tierce, etc.) ; plus loin possible des deux notes de l’octave, et très
le Diabolus n’échappe pas à cette loi, sauf que là, son proche de l’autre « consonance royale », la quinte,
complémentaire, c’est lui-même, en écho/miroir. qui joue un rôle de « second souverain » dans la
Cette insistance sur le thème du « Double » hiérarchie des valeurs consonantes naturelles.
oblige à une distinction : d’une certaine façon, l’oc- (L’octave étant le rapport de 2 à 1, la quinte exprime
tave et le triton conjuguent ensemble tous les le rapport de 3 à 2). Le Diabolus se trouve tout près
aspects de ce concept, de façon contradictoire. (un demi-ton en dessous) de la quinte, et subit donc
L’octave apparaît a priori comme la version « posi- un phénomène d’attraction. Cela génère une tension
tive » : deux fréquences distinctes dont l’une vaut le qui vient renforcer celle qu’il entretient avec les
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l’Inde : l’Occident en fit son miel. C’est à Pythagore hauteur de tous les défis, accomplissant pour celui
que l’on doit l’émergence théorique de cette pers- là un grand-écart stupéfiant entre les siècles (an
pective : il « prend les mesures » de l’harmonie 1000/- 500), les registres sensoriels (de la vue à
naturelle, y découvre les vertus de l’octave et de la l’ouïe), psychiques (de la perception à la concep-
quinte (et, par elles, les nombres célestes 7 et 12 tion) : c’est le fameux « Secret de Pythagore ».
structurant le cosmos), entre en extase devant les
potentialités impensables de cette découverte, LA FÉCONDATION PAR L’OREILLE :
invente la gamme à sept degrés à partir de la quinte, LE SECRET DE PYTHAGORE
et génère la première version mathématique de la Le philosophe et le forgeron
Musique des Sphères. Jusqu’à lui, les lois de la réso-
nance semblent mener inconsciemment l’esprit des Pythagore avait l’oreille sensible, et les forgerons
musiciens comme un principe unique et « non dis- font du bruit. En passant près de la forge, il serra
tanciable » ; avec lui, elles entrent dans la instinctivement les mâchoires (contractant ainsi les
conscience, et le calcul. Cette captation de l’événe- osselets de son oreille moyenne), comme tout le
ment naturel par la logique des nombres peut à juste monde le fait spontanément dans ces cas-là pour se
titre être considérée comme l’acte de naissance d’une protéger de l’agression ; il entendit alors que les
forme « d’intelligence musicale » nouvelle ; celle qui bruits étaient des sons, possédant des hauteurs dif-
débouchera sur l’écriture musicale, et la complexifi- férentes, et il vit que cela semblait dépendre de la
cation permanente au cours des siècles de ce que taille du marteau frappant sur l’enclume. En un
l’on appellera la « Grande Musique » occidentale. éclair d’illumination, il en déduisit aussitôt que cela
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retourner sur lui-même dans l’expérience lumineuse d’autre part de mettre ces nombres à l’épreuve du
et fondatrice du maître de Crotone : écouter l’écoute ? monde visuel : la géométrie. Son approche rigou-
Notre premier pas dans l’histoire de l’Occident com- reuse, cherchant à trouver à l’intérieur de la série
mence, semble-t-il, en une troublante mise en bou- des « Nombres Naturels » des cohérences et des
cle, qui nous appelle à la plus grande délicatesse : articulations propres, fit des prodiges : il inventa la
attention, verbe ultrasensible ! démonstration, sous la forme de ce fameux théo-
rème que tout élève de la planète a appris par cœur :
L’Incommensurable le fameux « Carré de l’Hypoténuse » qui fit transpi-
rer bien des débutants, avant de les illuminer de
Pythagore ne se contenta pas de son extase l’évidence : la « cohérence interne » des Nombres
engendrée de la somptueuse coïncidence entre les était fondée, elle n’a jamais déçu depuis (même si,
Nombres, le Ciel, et la Musique. S’il s’était arrêté là, au passage [19°], les nombres entiers ne devinrent
il n’aurait fait qu’orner par un cadre (d’une belle plus qu’une région des nombres, se constituant en
cohérence numérique) une loi qui, de toute façon, communauté avec les irrationnels, les rationnels
fonde la relation de l’homme à la musique depuis la [dont font partie les entiers], les imaginaires, les
nuit des temps (la dépendance à l’égard des maté- complexes, les transfinis, les réels…).
riaux sonores et l’implacable « matérialité » des lois C’est en cette entreprise d’exploration des « rap-
de la résonance). La musique du Chaman use d’un ports » entre les longueurs géométriques et les nom-
instrument spécialement destiné à activer une force bres, que Pythagore tomba sur l’« Os » de sa carrière
spirituelle (un instrument sacré, objet de tabous de philosophe-fondant-le-cosmos-sur-les-Nombres-
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secret de Pythagore « racine carrée de 2 », mais il génie. Il fallut donc attendre plusieurs siècles pour
faudra vingt-quatre siècles pour que les mathémati- voir notre « Sans Logos », né en pleine géométrie,
ques occidentales lui trouvent une place en leur resurgir au Moyen Âge déguisé en intervalle sonore
sein, et cela au prix d’un bouleversement conceptuel clandestin, et ceci selon une dynamique qui intrigue
inimaginable (comme les « nombres imaginaires » les lois de cause à effet : les moines qui voulaient évi-
qui n’existent point et pourtant ouvre des portes ter la chose à tout prix étaient loin de pouvoir mesurer
magistrales, ou les « transfinis » qui multiplient l’in- un nombre irrationnel, et ne pouvaient savoir qu’ils
fini par lui-même). Pythagore appela le monstre renouvelaient ici l’interdit de Pythagore sous sa forme
« Alogon », « sans logos » (c’est tout dire), sous sonore ; en effet, les mathématiques médiévales
peine de mort pour le transgresseur éventuel. Évi- étaient restées dans un état proche de l’indigence
demment, transgression il y eut, et transgresseur : après que les chrétiens de Rome, devenus impé-
Hippase de Métaponte, « second » de Pythagore (il riaux, chassèrent la philosophie vers Bagdad.
s’occupait des apprentis), mathématicien remarqua- (Là, elles continuèrent leur germination « irra-
ble, dont la légende affirme qu’il fut noyé par ses tionnelle » : les mathématiciens arabes [qui accor-
anciens élèves. daient les cordes du Kanoun sur la Musique des
Sphères], nommèrent les futurs irrationnels « nom-
Diagonale/Diabolus bres sourds », ce qui témoigne d’une claire intuition
pythagoricienne [sachant que le triton n’est en
Pourquoi ce détour par un secret géométrique aucun cas exclu de la musique arabe]. Ce sont eux
qui valut mort d’homme, en notre quête d’élucider qui reconnectèrent l’Occident avec la tradition grec-
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Nous connaissons les vertus de notre Diabolus, beaucoup avec son homonyme l’Ange Déchu, le
ainsi que sa mesure qui est celle de l’Incommensu- Reptile roulant des anneaux monstrueux sous la
rable, et nous renvoie au secret de Pythagore. Il ne pointe de la lance implacable de l’archange Michel :
nous reste plus qu’à l’appliquer au vaste mouvement en ces premiers temps du Moyen Âge, chaque chose
de la musique des siècles, pour tenter d’y entendre est à sa place dans le cosmos parfait, depuis le chœur
sens, et contresens. Modal-Tonal-Atonal, voilà grossiè- des anges jusqu’au moindre caillou ; le diable aussi,
rement taillée la structure organisant vingt-cinq siè- que l’on moque facilement : le « pauvre diable »). Ici,
cles d’évolution musicale, dans laquelle le Diabolus on n’use pas du Diabolus, parce que l’interdit joue
joue, comme on va le voir, un rôle hautement décisif. sans doute comme d’une évidence que l’on n’a pas
besoin de formuler : mauvais goût. Musicalement, il
LA GESTATION suffit de ne pas faire se succéder immédiatement le fa
Modalité et le si (qui constituent les deux pôles du diabolus
dans la gamme à sept degrés léguée par Pythagore)
La modalité était le modèle de la musique anti- pour rester en accord avec le cosmos et les Anges
que, comme elle le fut dans toute la musique occi- Chantants, et donc en paix avec Dieu. Ce n’est qu’au-
dentale pendant ses seize premiers siècles, et l’est tour de l’An mil, lorsque le tronc monophonique
toujours pour bon nombre de musiques de la pla- commence à bourgeonner en polyphonie, que le pro-
nète. Privilégiant la mélodie, elle se définit par une blème se posa progressivement, provoquant la pre-
« note de référence », qui se place comme pôle per- mière mutation qualitative du triton : si la succession des
manent pour chacune des autres notes de l’échelle, deux notes est prohibée, leur superposition est impen-
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Relativisons cette interprétation de la prière, qui fut donc progressivement toléré, à condition que la
n’est possible qu’après-coup, avec le recul du tension transitoire soit immédiatement résolue par
temps : Guido n’avait pas l’intention de baptiser le une consonance : une épice nouvelle apparaît.
diabolus entre fa et si ; son système ne cherchait pas Faisant fleurir des œuvres inoubliables, l’arbores-
à remplacer la notation alphabétique des notes (tou- cence sera prodigieuse, mettant sept siècles avant
jours en vigueur chez les Anglo-Saxons), et n’utilisa d’arriver à saturation, sept siècles pendant lesquels
pour atteindre son objectif que les six premiers le seuil de tolérance s’élargit, en même temps que
degrés (de do à la). Ce n’est que quelques siècles s’allonge le temps de la résolution, (autorisant ainsi
plus tard que l’on adjoignit les initiales de Sancte à Gesualdo des audaces vertigineuses) ; sept siècles
Iohanes pour désigner le septième degré (pas n’im- de tolérance progressive, jusqu’à la reconnaissance offi-
porte quand, comme on le verra). cielle de cet intervalle comme matériau potentiel dans la
Un événement musical remarquable suivra ce palette du compositeur. On peut situer cet événement
baptême, contemporain d’une expansion culturelle au début du XVIIe siècle avec Monteverdi, et son
et politique remarquable, considéré comme la usage franc de l’accord de Septième de Dominante,
« Renaissance médiévale » : les troubadours, et les contenant un triton. C’est justement là que le sep-
croisades, correspondant à l’accroissement soudain tième degré est baptisé Si, et que le Triton se trouve
des cités et la mutation des mœurs impliquée. Deux donc « officiellement » placé dans l’espace symboli-
modes de rencontre à l’altérité adviennent alors sur que de l’altérité, et de l’interlocution.
la scène publique : la parole entre l’homme et la
femme, en langue populaire (« la Dame et les Extériorisation
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Jacques Chailley a montré que les divers inter- donc dans la troisième dimension. Là encore, l’hy-
valles progressivement tolérés par l’oreille occiden- pothèse de Chailley semble se vérifier : nous
tale, au cours des siècles, correspondait à l’ordre de connaissions les harmoniques 1, 2, et 3 (octave,
la série des harmoniques, suggérant que l’écoute de quinte) qui organisent l’univers modal à 2 dimen-
l’homme soit dynamisée par un phénomène d’exté- sions, nous découvrons l’accord « parfait » corres-
riorisation progressive, d’actualisation d’un poten- pond aux harmoniques 4, 5 et 6, (tierce majeure et
tiel tout entier contenu dans la structure d’un son tierce mineure), qui ouvre à la profondeur tridimen-
unique. (Cette observation vaut d’ailleurs pour sionnelle. Là encore, la matrice naturelle servait
toute activité humaine, qui semble conquérir le d’organisateur perceptif, agissant comme un filtre
monde en déployant au dehors les principes qui dans la profusion des notes simultanées. (Ainsi le
régissent du dedans l’humaine condition : l’histoire passage du modal au tonal ressemble, dans le visuel,
de la technologie, de premier bâton à l’ordinateur en à celui de l’art de l’icône à celui des représentations
passant par la forge et le télescope, est lisible selon en perspective, où la profondeur floue de la pre-
ce phénomène d’extériorisation : projeter au dehors mière s’organise en étant saisie d’une loi nouvelle.)
ses propres processus organiques et psychiques sous C’est par les effets de cette saturation qu’aura lieu
forme mécanique, comme autant de prothèses per- le saut décisif : le groupe de trois notes, entendu peu
mettant d’en démultiplier les effets.) Écouter à peu comme une unité « référentielle », invite à la
l’écoute ? L’histoire de la musique semble vouloir modulation ; par la médiation de la technique de
témoigner de l’histoire du déploiement de l’écoute, « basse continue », la musique abandonnera les
de sa capacité de tolérance grandissante à l’égard de contraintes de la modalité pour s’orienter vers la
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dissonance parfaite), le Diabolus « avance », pre- dans la progression de l’harmonie). L’écoute gagne
nant progressivement place dans l’architecture donc une dimension. On a déjà considéré que la
musicale et dans l’oreille occidentale. Cette avancée modalité s’inscrit en deux dimensions (verticale :
est linéaire, se déployant en ampleur dans le champ hauteur des notes, horizontale : leur succession
de l’arborescence musicale. Mais si tout cela semble mélodique), le cheminement polyphonique vient y
évoluer de façon continue (vers la saturation), les règles ouvrir une troisième dimension (impliquée par la
officielles qui gèrent l’écoute collective suivent le mouve- simultanéité de notes différentes). C’est cette profon-
ment de façon discontinue, comme par paliers. Ce deur que les lois de la tonalité vont organiser, pour y
palier qui marque le passage de la monophonie à la ouvrir un espace jusqu’alors inconçu.
polyphonie va mettre l’interdit implicite sous ten-
sion, ce dont témoigne indirectement l’opération de Tectonique
Guido d’Arrezo : le triton prend la parole, sous la
forme d’une prière, en se situant dans l’intervalle Prenant le vecteur comme unité de mesure, cette
entre celui qui parle et celui qui écoute. Le Triton mutation décisive ressemble à la dynamique des pla-
désignerait-il cette « rupture » nécessaire à toute ques tectoniques : une poussée progressive mettant
parole ? Le palier suivant semble confirmer, les plaques sous-tension, et le soudain dérapage qui
lorsqu’au XVIIe siècle on commence à composer pour peut engendrer les catastrophes que l’on connaît,
instruments seuls, sans texte à soutenir ; la musique impliquant un retour au repos. (Mais la poussée n’en
marque là un net détachement d’avec la matrice reli- n’est pas moins présente, obstinément linéaire, qui
gieuse, qui ne l’admettait que comme parfaite ser- mettra un certain nombre de siècles avant de se
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note qui « tritonne » avec fa) ; elle est aussi sa cohérence dans cette formidable mécanique fon-
« signée » de l’apparition d’une nouvelle forme dée sur la postulat de l’« attraction universelle ». Le
musicale dont le succès grandissant offrira à notre geste de Galilée est gigantesque : jusqu’alors, les lois
Diabolus, deux siècles plus tard, ses ultimes heures de la physique aristotélicienne ne valaient que pour
de gloire : l’Opéra. (Remarquons au passage que le « monde sub-lunaire », les corps célestes étant
c’est en associant le « voir » à la musique que cette des corps « purs » ; en révélant que la lune était
opération s’effectua.) L’introduction de l’accord de pleine de trous et de bosses, Galilée étendit les lois
« septième de dominante », porteur du triton, est physiques à l’univers tout entier !
donc le déploiement de l’accord parfait 4, 5, 6, (do- Le Cosmos bascule donc son centre de la terre
mi-sol), auquel s’ajoute une quatrième note (sib), au soleil, pendant que l’interrogation philosophique
qui est proche de l’harmonique 7 (Si bb), bien bascule de Dieu vers Ego. Les mathématiques font
qu’elle vibre un peu plus haut ; elle rentre en rela- avec Descartes un pas majeur vers l’algébrisation,
tion tritonante avec le mi, et met ainsi toutes les permettant de tout réduire à des nombres et des
autres notes sous tension : c’est un accord qui articulateurs abstraits, pendant que la pensée com-
« appelle », tendant vers l’altérité, vers la modula- mence à exercer les grandes abstractions dans le
tion ; c’est donc sous la pression du Diabolus que sein de la conscience humaine, pour tenter de la
l’« accord Parfait » sort de lui-même… Le Diabolus situer rationnellement dans le monde. Mais il y a la
jouait, dans l’échelle modale, le rôle de « pivot contre-face : la modernité surgit dans un paysage de
secret » des permutations des intervalles conso- flammes ! Les bûchers, allumés depuis les cathares
nants, il est ici le premier « moment » de la transpo- qui vouent le monde au diable, ne cessent de se
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pures », pendant que des milliers de femmes paient Rappelons que la matrice naturelle est toujours
le prix d’une angoisse identitaire collective suintant active : les changements de tonalité jouent d’abord
la folie et la terreur. sur le passage à la « dominante » et « sous-domi-
Pendant ce temps-là, la musique ne se contentait nante », qui sont la quinte et son retournement, la
pas d’intégrer le Diabolus, elle débordait aussi de sa quarte ; mais, désormais, le Diabolus coopère,
fonction liturgique, pour devenir musique de cour et jouant de sa fonction transitionnelle. Il semblerait
adapter ses charmes à la louange du Monarque, de que ce dernier ne soit plus un rebelle à exclure, mais
l’éveil au coucher, en passant par la toilette et les une force à utiliser dans la dynamique de la vaste
cérémonies officielles. Cette ouverture de la musi- machinerie du palais royal.
que savante aux activités profanes s’accompagne de
son détachement de la parole, comme s’il devenait Le tempérament égal
possible de jouir de l’art des sons sans que cela n’ait
nécessairement à signifier quelque chose. Tout semble résolu, de vastes perspectives s’ou-
vrent pour les compositeurs, mais un nouveau type
L’INTÉGRATION de tension apparaît, dont l’explication déborderait
La nouvelle arborescence largement le cadre de cet exposition. Retenons sim-
plement le fait que la gamme inventée par
Une fois les premiers chocs passés, l’élan arbo- Pythagore, fondée sur le fait que 7 octaves corres-
rescent se déploie dans un nouveau cadre, nette- pondent à 12 quintes (nombres cosmiques), n’est
ment plus « large » que l’ancien. Semblable aux pas si « exacte » que cela : de fait, la douzième
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large, ou un peu étroit, à sa nouvelle place, en dis- l’intervalle d’octave reste « naturel », tous les autres se
sonant terriblement. plaçant dans une position non mesurable par des nom-
Dès la Renaissance, les préoccupations sur le bres entiers, et donc non « harmonique ». La différence
tempérament sont vives, et plusieurs savants s’y est minuscule, et n’empêche pas les phénomènes de
essaient : les calculs sont délicats, et restent appro- résonance (qui ont une relative élasticité, permet-
chés. Toujours ancrée dans la matrice naturelle, une tant une marge de tolérance) ; maintenant, un inter-
alternative au choix de Pythagore eut un succès cer- valle transposé à une autre hauteur ne perd rien de
tain : Zarlino, qui prendra à la fois l’intervalle de son identité, la nouvelle voie est ouverte. Les accor-
quinte (3/2) et celui de tierce (5/4) comme double deurs de clavecin commencèrent, de façon pragma-
mesure pour reconstruire les intervalles (la tierce et tique, dès le XVIIIe siècle (avec son Clavecin bien tem-
la quinte donnent l’accord parfait). Si la nouvelle péré, Bach témoigne en 1722 de la possibilité de
échelle semble favoriser les rapports harmonieux, sa transposer sur tous les degrés de l’échelle, avec une
stabilité ne convient pas à l’élan tonal, et son inéga- virtuosité étourdissante ; la Marseillaise est un des
lité le rend toujours impropre à la modulation. fruits du tempérament égal) ; les mathématiciens
Rapidement, une évidence s’impose : le tempéra- devant attendre le XIXe pour confirmer, lorsqu’ils
ment égal ne peut correspondre à un modèle har- auront enfin intégrés les nombres irrationnels, pour
monique quelconque, vu que l’octave ne peut se nous offrir les outils permettant d’analyser, rétros-
diviser également selon de simples rapports de pectivement, tout cela.
nombres entiers. C’est ici que le secret de Pythagore,
celui qu’il cacha après l’avoir surpris dans la diagonale Le levier de Pythagore
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à fond toutes les possibilités combinatoires offertes « chromatisme », propulsé par cette rationalisation
par la tonalité : au siècle suivant, la musique roman- de l’échelle, exploitera au siècle suivant avec la
tique en tirera toutes les possibilités. Remarquons la musique romantique, jusqu’à s’accomplir totale-
paradoxe conceptuel ici mis à l’œuvre : c’est par un ment et définitivement dans le dodécaphonisme, à
nombre irrationnel que la gamme sera parfaitement l’entrée du XXe siècle.
« rationalisée », rendue parfaitement « lisse ». De même que la modernité naquit d’un coup de
télescope brisant la Sphère des Fixes, en ouvrant sur
De sept à douze l’infini accompagné d’un accord tritonien, de même
l’entreprise du tempérament égal fut marqué d’une
Le champ ouvert par cette dernière action du curieuse résonance céleste : la découverte d’Uranus
Diabolus ouvre des avenues vertigineuses à la com- en 1781, juste avant la Révolution, annonce avec
binatoire musicale, qui va devoir, pour se déployer, cette huitième planète que le « modèle sept » ances-
quitter une contrainte ancestrale : le modèle hepta- tral est définitivement dépassé ; ce qui semble
tonique, fondé sur les sept degrés calculés par annoncer, selon le cycle d’Uranus (bien plus long
Pythagore (ceux que Guido baptisa). À l’époque que celui des planètes visibles), la fin de la
modale stricte, cette division septuple de l’octave contrainte heptatonique en musique. « Hasard » :
constituait la règle, construite sur des rapports har- lorsque les musiciens résolvent puis expérimentent
moniques : les sept planètes. Lorsque la musique la mise en coïncidence entre les cycles 7 et 12, c’est
entra dans la perspective de la tonalité, l’importance une planète qui met 84 ans pour faire le tour com-
des autres notes (diésées ou bémolisées) s’accentua, plet qui se présente sous le regard télescopique de
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INSISTANCE N°1 75
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du Douze sont innombrables, seulement limitées rieures devient plus ambigu à mesure que passent
par les vastes fortifications tonales, toujours acco- les siècles, son pouvoir grandissant d’autant, jusqu’à
lées aux harmoniques naturelles. C’est à ce moment, rendre fous les inquisiteurs qui commencèrent à en
en plein tournant du siècle, que Goethe reprit une chercher la trace dans tous les recoins de l’âme
vieille légende datant justement des débuts de la humaine. D’un certain point de vue, cette explora-
modernité, au moment ou le Diabolus trouvait sa tion patiente et têtue fonda les débuts d’un retour-
première reconnaissance officielle avec Monteverdi : nement total de perspectives : l’intériorisation du
l’histoire de Faust, un alchimiste ayant passé pacte Diable. (Rappelons-nous que l’Inquisition devint
avec le Diable à la fin du XVIe siècle. Reprenant la incandescente avec la Contre-Réforme, dont la
version que Marlowe écrivit en 1580 (au moment leçon profonde était l’intériorisation de la « respon-
des plus grandes « chasses aux sorcières »), Goethe sabilité individuelle » face au Mal et à la souffrance).
met en scène le pacte. Le succès sera considérable : En le cherchant passionnément, caché derrière le
la plupart des grands compositeurs et poètes de moindre geste, la moindre parole, les inquisiteurs
l’époque s’y essaieront, plaçant rapidement l’œuvre ne savent pas qu’ils participent activement à l’huma-
de Goethe au rang de mythe romantique par excel- nisation du diable, et à son intériorisation poten-
lence. tielle dans tous les recoins du psychisme ; contri-
C’est donc au moment où la musique tonale buant ainsi à l’approfondissement de la notion d’in-
semble définitivement immunisée contre le venin tériorité, ils ouvrent les voies de la psychologie des
différentiel du Diabolus, que le Diable passe de l’au- profondeurs.
dible au visible, évidemment accompagné d’un Cette ingurgitation du Diable correspond exac-
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les Illuminés de Bavière, francs-maçons ayant façon de réfléchir l’enjeu qu’il semble détenir entre
fomenté la Révolution ; c’est là le point de départ les mains, responsabilité qui le dépasse de façon
d’une diabolisation latente de la franc-maçonnerie incommensurable. C’est à cette époque que la
naissante, qui depuis lui colle à la peau, jusqu’au légende juive du Golem commence à se répandre,
Protocole des Sages de Sion (ouvrant la perspective métaphore de l’homme responsable de sa propre
antisémite qui mériterait à elle seule une lecture tri- créature, qui bien sûr lui échappe ; c’est aussi
tonienne certainement féconde). Au XIXe siècle, Frankenstein de Mary Shelley, qui joue de la même
Goethe lui ouvre les portes du théâtre, et l’opéra angoisse ; c’est aussi Edgar Poe, Les Fleurs du Mal,
s’en empare avec le succès que l’on sait. Comme le Une saison en enfer, et l’apparition d’intellectuels
triton, et en parfaite synchronisation avec lui, le Diable revendiquant ouvertement leur intérêt pour Lucifer
passe de l’occultation à la lumière. (J.K.Huysmans, Stanislas de Guaïta, Eliphas Levi,
Le triton est actif depuis longtemps, comme on Aleister Crowley, dans une profusion ésotérique hal-
l’a vu, mais avec les romantiques il acquiert une lucinante, mêlant Rose-Croix, Templiers, Kabbale,
nouvelle dimension : jusqu’alors il était soit « mélo- Tarot et Satanisme, maîtres cosmiques orientaux aux
dique » soit « harmonique », il devient « tonal », le pouvoirs télépathiques et quête du Graal : les sour-
« triton tonal » consistant à alterner la tonalité de fa ces vives du Nouvel-Âge).
avec celle de si (c’est ainsi que Berlioz joua de Quelle est donc cette nouvelle ère, ouverte par
Méphisto, dans son Faust). Ainsi, l’avancée têtue de cette spectaculaire et très théâtrale accession à la
notre vecteur semble passer là par une étape logique dimension de « triton tonal » ? Sachons qu’elle est,
nouvelle, entrant dans une nouvelle phase. elle aussi, marquée d’une coïncidence céleste plutôt
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de Pythagore, liant musique et astres, semble vou- sous les feux de la rampe : la mise en scène de sa
loir rester valide, malgré toutes les distorsions du « disparition ».
concept…
La musique romantique accomplit ainsi le LA DISPARITION : « LA LIBÉRATION
retournement complet de la valeur tritonienne ori- DE LA DISSONANCE »
ginelle, fondée sur l’occultation et le vade retro, L’Atonalité
jusqu’à la mise en scène et les feux de la rampe : le
Blasphème est accompli. Que peut offrir le Diabolus Schoenberg affirme que ce qu’il a fait, personne
de plus à la musique ? N’est- il pas ainsi exposé au d’autre ne voulait le faire. Qu’a-t-il donc fait ? Trahir
public parce qu’il n’est plus dangereux, parfaite- vingt-cinq siècles de tradition harmonique, orien-
ment intégré à la grande machine tonale ? tant et « magnétisant » toutes les œuvres musicales
En se révélant explicitement comme étant à la de l’intérieur. Trahir la Musique des Sphères, l’an-
fois le pivot de la gamme, celui de la transition entre crage des lois dans la nature, et donc dans le cos-
accords, et celui de toute l’articulation tonale, il s’af- mos, et donc dans le Sens et la transcendance.
firme comme la poutre maîtresse de tout l’édifice Trahir tout cela, en rejetant un à un tous les liens
musical depuis vingt-quatre siècles. Cette révélation avec l’organisation tonale. Pour la première fois
prélude de fait à une ultime étape de saturation : le depuis vingt-cinq siècles, un homme n’organise plus
« chromatisme » ; par où les transitions tonales, les sons en fonction de leur consonance ou de leur
explorant de plus en plus audacieusement l’échelle dissonance : les lois de la composition changent à nou-
chromatique et les transition abruptes, associant des veau de dimension, délivrées de l’ultime allégeance aux
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tous les événements environnants, cette ultime libé- apportée par Einstein. Le système s’ouvre à n’im-
ration du Diabolus, (désormais explicitement porte quel type de combinatoire pour être exploré,
authentifié comme « l’intervalle du Diable »), se et ce sont ces types logiques qui détermineront dés-
présente sous un tour ambigu. Il suffira d’ouvrir un ormais les règles de la composition : c’est ainsi que
peu le zoom pour voir que cette étape musicale n’est le concept d’atonalité, trop flou, sera remplacé par
pas solitaire : en même temps que Schoenberg celui de dodécaphonisme (12 tons) et de sérialité
coupe le cordon harmonique, Freud invente la psy- (les règles logiques), qui se proposent d’explorer
chanalyse, proposant ainsi une demeure nouvelle tout le champ de possibilités ; comme si le système
pour un diable d’un nouveau genre, l’Inconscient ; 12 était déjà condamné à la saturation (ce que le
Einstein donne un coup ultime à toutes nos certitu- nouveau siècle se chargera d’accomplir).
des spatiotemporelles, avec la Relativité ; Marx Les progrès de l’électronique permirent de jouer
retourne Hegel en introduisant un différentiel sous sur des intervalles plus petits que le demi-ton, le
haute tension à l’intérieur des couches sociales… Là système 12 fut bientôt relégué à un « cas de figure »
encore, l’explosion culturelle est de taille ! Et là parmi l’infinité de possibilités nouvelles venant
encore, le ciel témoigne d’un ultime corps lointain : occuper les espaces libres entre les demi-tons ; la
Pluton, en 1930. Le dieu des Enfers… (Musique des saturation tectonique continue. Depuis la fin du XXe
Sphères ?) siècle, l’Occident tend l’oreille vers les musiques
Il serait tentant de faire dire à la nouvelle planète d’ailleurs, surpris par les harmoniques naturelles
ce qu’elle dit, et de voir en ce siècle naissant celui des chants tibétains ou du didgeridoo australien, le
des plus atroces entreprises de meurtres organisés tempérament inégal du chant indien ou arabe, les
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grâce du frère des loups). Il jouera aussi son rôle à la révélation sous les feux de la rampe, l’histoire du
dans les musiques de film, mais là encore la satura- Diabolus semble retourner la notion de « Valeur »
tion sera rapide, et finira dans les films d’horreur de comme un gant…
bas de gamme ; on n’en abuse plus guère
aujourd’hui que soutenant les hurlements continus Entre nombre et matière
des chanteurs d’un rock officiellement « lucifé-
rien », pour les mises en scène « gothiques » jouant Notre traversée historique par l’oreille ouvre un
dans les arrières caves. Usure… nombre de perspectives qui dépassent largement les
limites de cet article : mathématiques, sciences, reli-
Fin du « sens » gion, philosophie, arts, mœurs, politique… c’est
l’ensemble des activités humaines qui semble sou-
Mais cette fin-là est aussi celle d’un référent mis à ce principe tectonique (jusqu’aux étranges
ayant vingt-cinq siècles d’existence, qui servit de glissements entre la géométrie et les interdits musi-
matrice et de ferment à des œuvres splendides et caux, les osselets de l’oreille et la légende de
profondes, témoignages d’une culture se déployant Pythagore, la nomination des planètes ou des matiè-
en se complexifiant de siècle en siècle. Sans insister res radioactives). De cette « résonance », il est trou-
sur la dimension identitaire de la dimension musi- blant de constater qu’elle semble relier entre eux des
cale, la fin de cette fonction référentielle oblige à inter- domaines a priori aussi « étrangers » entre eux que,
roger le destin de la culture en question. par exemple, la logique musicale, l’invention du
Malheureusement, si notre vecteur a rempli ses pro- télescope ou la représentation du « Malin » ; encore
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qu’il fallu vingt-quatre siècles pour que la décou- Vaste métaphore, la prière à Jean nous a offert
verte de Pythagore soit officiellement intégrée dans les mots, les places, les rapports : l’intervalle « inter-
le sein des mathématiques). dit » est bien celui de l’entre-dire, entre la bouche
Ce principe logique en « double-double » irrite de celui qui demande, et l’oreille de celui qui est
les limites de la pensée binaire, car il fonctionne sur sensé répondre ; et que cet espace ne peut cesser
trois temps : le Même, le Même/Autre, l’Autre. Une d’être l’abîme du « non-soi » qu’en étant reconnu
logique de funambule. La « positivité » de l’octave et comme « interne » à l’un et à l’autre : nous avons en
la « négativité » du triton collaborent de toute évi- commun l’abîme qui nous sépare de nous-mêmes, voilà
dence à un méta niveau qui transcende cette distinc- la première leçon de ténèbres ; qui devient alors
tion. Notre vecteur est, par essence, transitionnel. Sa potentiel de résonance : voilà la seconde leçon.
fonction psychique condense à la fois l’interdit, la
transgression, et la « nuance ». Il oblige à dédoubler Un ou zéro ?
la notion de référence, renouvelant le geste de Kepler
en concevant une conscience en ellipse, possédant La question concerne la nature intrapsychique
deux foyers : l’octave comme foyer manifeste et lumi- de cette « altérité intime » (soulevant tous les para-
neux, exhibant à l’oreille la glorieuse ouverture du doxes que l’on voudra). Là encore, la prière répond,
Un vers le Deux, et le triton comme foyer obscur, dans sa langue de mots entrelacée de la langue des
désignant un lieu sans lieu, un trou vers l’infini, et qui sons : elle parle d’une voix perdue, et retrouvée. La
renvoie la manifestation à l’abîme qui la sous-tend : le légende précise en effet que le moine qui composa
rapport entre Un et Zéro, entre la manifestation et la cette prière perdit la voix au moment de plonger le
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INSISTANCE N°1 81
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fant, pour lui donner son nom ; ou encore parce que radicalement optimiste malgré les apparences : l’oc-
Jean disait de lui-même, après avoir nié être pro- cultation de la voix, celle du sujet sensible, lieu de
phète, Messie et incarnation de l’« esprit d’Élie », singularité radicale, « écart ontologique » irréductible
qu’il était « La voix qui crie dans le désert » ; et qu’il à toute généralisation est de fait impossible !
témoigne (de façon poignante) être « l’ami qui entend Cette « relation » entre parole et voix semble être
la voix de l’Époux », et dont la joie est « plénitude ». de l’ordre de l’antagonisme logique : essayez d’écou-
Comme on peut remarquer, le silence et le son mar- ter le timbre et la musicalité d’une voix tout en res-
quèrent en profondeur celui qui s’accomplira tant conscient du sens des mots, et vous verrez com-
comme « prophète du Verbe incarné », avant de bien l’exercice est difficile ; expérience radicalement
finir la gorge tranchée, et se retrouver « patron » « tritonienne », visant à résoudre l’incommensurable
secret de la gamme musicale ! rapport entre son et sens. De fait, notre vecteur est à
l’œuvre dans les deux : c’est lui qui « signifie » le rap-
La Voix dans la Parole port incommensurable entre la statique du sens réfé-
rentiel (le dictionnaire pour la parole, les lois de l’har-
La prière parle d’une faute pesant sur les lèvres, monie pour la musique), et la dynamique singulière
souillant l’âme et appauvrissant les sens, qui mise en œuvre dans l’acte de parole, comme dans
concerne la parole. Elle invoque St Jean qui est la l’acte musical. C’est bien le même incommensurable
« Voix », pour que cette « souillure » soit dissoute. qui empêche la voix d’être totalement saisie par les
Dans le contexte, l’orant fait implicitement référence règles de la parole et celles de la mesure, les poussant
à la mutité dont Zacharie est délivré en prononçant le au contraire l’une et l’autre à s’autotransgresser pour
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Le « fil » de la voix, comme métaphore de cette dit-elle, à part se dire elle-même ? Elle ne dit rien,
force de vie qui pousse inexorablement le vivant à elle appelle : elle « invoque » la possibilité de lien
vivre ; et la musique comme sismographe ultra sen- par-delà la fracture de l’altérité, l’intimité résonan-
sible de cette force qui, impliquant la pulsion dans tielle susceptible de s’actualiser entre deux ou plu-
la pulsation, bat la mesure au Néant avec la baguette sieurs consciences, fondant le terrain même de tous
de l’Incommensurable : la diagonale du Fou… les rapports potentiels. Ainsi n’a-t-elle d’autre leçon
à nous donner que le rappel de ce pouvoir de reliai-
Pompes son, transcendant potentiellement toutes les opposi-
tions. Qui appelle-t-elle, dans la parole, sinon celui
Le « modèle » identitaire ainsi dessiné témoigne qui l’engendre comme voix ? L’appel de l’antécé-
clairement d’une tension constitutive, une inadéquation dence à venir… le fil de la voix. Pour le reste (le
radicale, qui fait « conscience » comme le grain de sable « sens » de toute cette histoire pour aujourd’hui),
devient le cœur de la perle, ou l’impureté le germe restons humble : notre vecteur ne signifie plus. Ou
caché du cristal. C’est d’un écart interne que la plus exactement, son insignifiance est son ultime signi-
conscience semble se fonder comme telle, ainsi capa- fiance, qui est la fin de toute signifiance (du système).
ble de se distinguer d’elle-même pour advenir à elle- Comment signifier sans différentiel comme réfé-
même, en un mouvement expansif. C’est de cet écart rence ? C’est l’enjeu post-moderne, de transformer
constitutif que l’homme peut imaginer ce qui n’est la fin de l’histoire en ivresse du jeune chiot courant
pas, rêver, mentir, inventer. C’est cette inadéquation après sa queue…
qui est la génératrice des prothèses technologiques Souvenons-nous que ce mouvement qui va de
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INSISTANCE N°1 83
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Revenir à ce qui la fonde et la dépasse radicalement, potentiel. La voix comme transition entre un instant
la poussant à advenir. C’est en ce non-lieu de l’insi- et un autre, entre un état d’âme et un autre, entre une
gnifiance radicale que la Voix règne en souveraine, ère et une autre… la Réversibilité même. Dernière
qui est l’ombre pulsante et la contre-face obligée de leçon de ténèbres : le Fil de la Voix, comme pont sur
tout surgissement d’ordre, et de sens : la fécondité l’abîme pour funambule aveugle.
puise au chaos, c’est là sa double contrainte, l’impla- Au moment où le système 12 perd sa fonction
cable nouage du vivant au drame existentiel : tous référentielle après vingt-cinq siècles de bons et
les rituels l’invoquent et s’en protègent, cet échange loyaux services, où l’identité musicale occidentale
cosmique mettant en scène la rencontre entre l’éco- s’ouvre aux saveurs épicées des tempéraments iné-
nomie du désir et l’économie symbolique. gaux des « musiques du monde » (qui sont aussi et
surtout musiques des siècles), où la ligne du temps
La Flèche, l’Abîme, et l’Éléphant « historique » se perd dans le delta de la post-
modernité, où l’horizon temporel se resserre au
Ainsi notre longue visée des siècles ressemble à point de ne plus rien laisser prévoir de solide, et où
une flèche dont la cible se révèle être la disparition de toutes les certitudes ancestrales s’effondrent les unes
la cible, avec celle de la flèche. Cette vision abolie qui après les autres devant l’immensité de la nouvelle
transforme le futur en marécage post-moderne invite donne planétaire et l’accélération affolante de la
à un prophétisme radicalement aveugle : le Règne de vague des siècles, la sagesse serait peut-être de se
l’Insignifiance, qui se déploie aujourd’hui comme une souvenir des éléphants du Sri Lanka, en présence du
contagion redoutable et implacable, est peut-être le tsunami : tendre vers l’onde qui nous porte, que
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