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Autres Temps.

Cahiers d'éthique
sociale et politique

Le jeu, invention d'une liberté dans et par une légalité


Colas Duflo, Pierre-Olivier Monteil

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Duflo Colas, Monteil Pierre-Olivier. Le jeu, invention d'une liberté dans et par une légalité. In: Autres Temps. Cahiers d'éthique
sociale et politique. N°58, 1998. pp. 98-105;

doi : https://doi.org/10.3406/chris.1998.2054

https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1998_num_58_1_2054

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Le jeu,

invention d'une liberté

dans et par une légalité

Colas Duflo
interrogé par Pierre-Olivier Monteil

Colas Duflo, né en 1968, est maître de conférences et responsable


du département de philosophie à l'Université de Picardie-Jules Verne.
Il est agrégé et docteur en philosophie. Il a publié notamment Pour
des morales par provision (Labor et Fides, 1 996, préface de Paul Ri-
cœur), La Finalité dans la nature de Descartes à Kant (Presses
Universitaires de France (PUF), 1996), Le Jeu. De Pascal à Schiller
(PUF, 1997) et Jouer et Philosopher (PUF, 1997).
L'entretien qui suit porte sur ces deux derniers ouvrages.

Quelle est la place du jeu en philosophie ? Comment en êtes-vous


venu à vous intéresser au jeu ?
Colas Duflo : C'est un peu à ces deux questions que j'essaie de
répondre dans Le Jeu. De Pascal à Schiller. En effet, à l'origine de mes
recherches sur le jeu, il y avait la volonté plus générale de faire une
philosophie qui s'intéresse aux pratiques humaines concrètes, et qui
s'inscrive dans la voie que Kant avait ouverte sous le nom
d'anthropologie pragmatique, même si mes références sont souvent plus
contemporaines. D'autre part, je m'intéressais beaucoup aux différents
rapports entre la liberté et la règle (que j'avais commencé à étudier sous
l'angle des questions concernant la philosophie morale). Le jeu m'est
apparu assez vite comme un bon objet d'étude, sur lequel de plus il y
avait encore quelques choses nouvelles à dire. Lorsque j'en ai parlé
autour de moi, mes collègues ont trouvé que le thème était original,
mais personne n'a semblé étonné qu'on puisse considérer le jeu
comme un objet philosophique à part entière. C'est ce manque d'éton-

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nement qui méritait l'étonnement ! Car, après tout, on ne voit pas bien
en quoi le philosophe, qui poursuit par définition la sagesse, est fondé
à s'intéresser à un objet d'apparence aussi futile. Et il est clair que la
philosophie antique, par exemple, n'a pas considéré qu'il s'agissait
d'un objet digne de l'attention du sage.
H y a donc une histoire de la notion ?
Colas Duflo : Exactement. Ce livre a pour objet de comprendre
comment le jeu est devenu un thème digne de l'attention du
philosophe. D'une certaine façon, il s'agit de restituer historiquement la
constitution de l'héritage qui a permis de concevoir la simple
possibilité d'écrire le livre suivant, Jouer et philosopher, à l'origine issu du
même projet. Si l'on compare la situation actuelle, dans laquelle le
thème du jeu est devenu un paradigme assez répandu et où en tous cas
personne ne semble douter de l'intérêt qu'il présente pour la pensée, et
les rares textes de l'antiquité et du Moyen Age qui lui sont consacrés,
on s'aperçoit qu'une véritable mutation dans le concept de jeu s'est
produite, qui a fait, de cette activité conçue comme mineure et pour les
mineurs, quelque chose qui appartient en propre à la sphère des objets
dont le sage peut s'occuper sans déroger. C'est cette mutation qu'il faut
comprendre en analysant son histoire.
Quand et comment s'est-elle produite ?
Colas Duflo : La thèse que je défends ici est que cette révolution
conceptuelle s'est essentiellement produite aux dix-septième et dix-
huitième siècles. Elle avait déjà commencé discrètement à la fin du
seizième siècle lorsque les mathématiciens, qui étaient aussi des
philosophes, le champ du savoir n'étant pas encore divisé, ont commencé à
considérer les jeux de hasard comme des objets extrêmement
intéressants. C'est le début de ce qui deviendra une branche extrêmement
importante des mathématiques, sous le nom de calcul des probabilités,
qui connaît, on le sait, de grandes avancées au dix-septième siècle,
avec entre autres l'œuvre de Pascal. Ce faisant, les mathématiques
étant elles-mêmes à cette période le modèle reconnu par tous de la
scientificité, les jeux, objets de l'intérêt du mathématicien, deviennent
du même coup digne de l'intérêt de tout autre penseur. On peut dire
que cette révolution s'achève avec Schiller, qui dans les Lettres sur
l'éducation esthétique de l'homme, donne au concept de jeu (et de
« tendance au jeu » - Triebspiet) une dimension paradigmatique, qui
s'exprime bien dans la phrase la plus célèbre de cet ouvrage :
« l'homme ne joue que là où dans la pleine acception de ce terme il est
homme, et il n'est tout à fait homme que là où il joue ».

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Entre temps, plusieurs facteurs ont concouru à changer ainsi la
valeur accordée à la notion de jeu. Parmi lesquels on peut compter un
changement social, un changement d'épistémologie, et surtout un
changement d'anthropologie. Un changement social tout d'abord,
parce que si le philosophe écrit dans son temps, il écrit aussi de son
temps. Ainsi, c'est aussi parce que la société du dix-septième siècle est
une société du jeu que Pascal peut faire du jeu un modèle pour penser
tout le social. Et cela est encore plus vrai au dix-huitième siècle, et
c'est pourquoi il faut accorder une place à l'étude de l'importance du
jeu chez les mémorialistes (Casanova), les romanciers (Louvet de
Couvray), et dans V Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Ces
diverses sources témoignent non seulement du fait que le jeu est un
phénomène de société qu'il faut penser, mais font aussi par leurs moyens
propres état d'une pensée du jeu. Un changement d'épistémologie,
ensuite, comme on l'a vu : l'intérêt des savants pour les jeux (et pas
seulement de hasard, comme en témoigne Leibniz qui s'intéresse au
solitaire ou même au Go, sur la description qu'en ont fait les témoignages
venus de Chine) change le sens du jeu. Le jeu n'est plus cette activité
pour les mineurs (les enfants, ou les âmes peu élevées) qui n'est même
pas une activité au sens propre mais simplement un repos de l'activité,
comme Aristote puis Thomas d'Aquin l'avait analysé. Il devient
compris comme un lieu privilégié où s'exerce et se dévoile l'intelligence
humaine sans contrainte, comme en témoignent divers textes de
Leibniz ou de Y Encyclopédie, qui s'émerveillent de l'inventivité ludique, ou
encore de la façon dont les joueurs font, au jugé, des estimations de
probabilité qui demandent des heures par les moyens des
mathématiques. Un changement d'anthropologie enfin, avec Rousseau et
surtout Kant, qu'il n'est pas possible de retracer dans toutes ses
implications ici, mais dont témoigne bien simplement la manière dont change
la considération de l'enfant. On n'est plus enfant par défaut. L'enfant
devient l'humanité à réaliser, et par conséquent il devient important de
s'interroger sur le jeu comme activité de l'enfant. L'activité ludique
devient interprétée comme un apprentissage de la liberté par soi-même,
un apprentissage aussi de la règle, et de son propre corps : à la
différence de l'exercice gymnastique, qui sépare chacun des membres (on
« fait des abdominaux ») lorsque l'enfant joue à la balle, c'est lui tout
entier qui joue.
Toute cette genèse permet donc de comprendre comment le concept
de jeu entre en philosophie, et du même coup permet de ressaisir de
façon consciente les problématiques et les conceptualisations dont
hérite, qu'il le veuille ou non, qu'il le sache ou non, tout philosophe qui dé-

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cide de se préoccuper de ce thème. La recherche historique ainsi
produite était le préalable nécessaire pour entamer de façon lucide la
démarche théorique qui fait l'objet du livre suivant. - Jouer et philosopher.
Justement, dans ce dernier livre, vous définissez le jeu comme «
invention d'une liberté dans et par une légalité ». Vous soulignez
notamment en quoi par exemple le Code de la route, qui réglemente une
liberté préexistante s'oppose à la règle du jeu d'échec sans laquelle ce
jeu n'existerait pas. Qu'est-ce qui fait la spécificité de cette approche,
par rapport à d'autres pensées du jeu, et quels en sont les principaux
apports ?
Colas Duflo : Plusieurs objectifs avaient été fixés au départ pour
réaliser cette recherche. D'une part, il s'agissait de rendre compte des
jeux réels et réellement pratiqués comme tels ; il s'agissait donc de
traiter du jeu au sens propre et non métaphorique ou paradigmatique,
contrairement à une démarche assez répandue qui manque souvent de
précision dans ses résultats. D'autre part il fallait sortir la recherche
philosophique de l'habituelle bibliothèque des philosophes ; il fallait
s'intéresser aux pratiques elles-mêmes mais aussi aux ouvrages
produits dans d'autres champs, à commencer par les manuels de jeu
(types d'ouvrages très rarement étudiés ailleurs), mais aussi les
travaux d'historiens, de psychologues, de sociologues, d'économistes,
etc. sans oublier la littérature, à laquelle une grande place devait être
accordée à cause des analyses extraordinairement profondes du
phénomène ludique qu'on peut trouver dans certains romans. Enfin, il
fallait bien sûr tâcher d'accomplir une démarche philosophique
rigoureuse en se servant des références là où elles étaient utiles, sans
exclusives et sans obligées.
Pour rendre compte de ce qu'est le jeu, il fallait d'abord construire
une définition, sur le modèle de la définition génétique de Spinoza,
qui ne soit pas une addition de propriétés mais qui permette de
montrer comment toutes ces propriétés se déduisent du concept de jeu
ainsi mis au jour. En effet, on peut dire que les propriétés du jeu
étaient déjà bien cernées dans les différents ouvrages consacrés au jeu
dans cette deuxième moitié du vingtième siècle (Huizinga, Caillois,
Château, Piaget, Henriot, etc.). Mais toutes ces propriétés (la règle, la
liberté, la fermeture, le plaisir, etc.) étaient simplement additionnées,
sans qu'on comprenne comment elles pouvaient aller ensemble. Or,
aucune d'elles prise séparément n'est spécifique du jeu. Il fallait donc
montrer le point central où se laisse déchiffrer la spécificité du jeu
dont se peuvent déduire ces différentes propriétés dans leur spécificité
ludique. D'où la définition du jeu proposée dans ce livre : le jeu est

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l'invention d'une liberté par et dans une légalité. Ce qui est spécifique
du jeu, c'est cette liberté produite par une légalité particulière, les
règles du jeu, qui la produit comme une liberté déjà réglée. Pour qu'il
n'y ait pas de confusion entre le concept métaphysique de liberté et
cette liberté ludique spécifique, on a forgé pour désigner celle-ci le
néologisme « légaliberté ».
C'est l'objet du premier chapitre de ce livre de parvenir à ce concept
et à cette définition, en montrant quelles en sont les justifications
possibles. Sans en retracer tous les arguments, on peut montrer qu'il suffit
pour s'en rendre compte de penser que la liberté du joueur d'échecs,
qui est toujours liberté de faire ceci ou cela (roquer ou non, bouger la
tour ou le cavalier), dans la forme prescrite par la règle, n'a pas de
sens avant la règle elle-même. C'est la règle des échecs qui produit le
joueur d'échecs comme tel. De même pour la boxe : la différence entre
la boxe et le combat de rue ne tient pas tant dans l'emploi des gants
que dans le fait que les boxeurs, la situation, le temps et la forme de la
rencontre sont produits par la légalité ludique.
Vous insistez beaucoup sur la « clôture ludique », au travers
d'analyses d'exemples littéraires, comme Le Joueur d'échecs de Zweig, ou
de l'idée qu'il y a un monde du jeu qui constitue un « dedans dehors »
qui produit un autre monde dans le monde. Mais les jeux empruntent
pourtant à la vie courante. La « clôture ludique » n'est-elle pas plus
poreuse que vous ne semblez l'indiquer ?
Colas Duflo : L'idée du jeu comme clôture est un thème sur lequel
les romanciers du dix-neuvième et du vingtième siècle ont fondé
beaucoup de textes mettant en scène des joueurs (Dostoïevski, Zweig,
Nabokov, etc.). Il est frappant de voir comment cette thématique va
souvent avec les analyses romanesques de la « folie du jeu ». Dostoïevski,
par exemple, dans Le Joueur, décrit le casino dans des termes très
comparables au bagne de la Maison des morts. Si on passe de la description
romanesque à l'analyse théorique, en essayant de comprendre le sens
de cette caractéristique ludique si bien observée dans la littérature, si
on se demande en quoi cette « folie du jeu » est précisément du jeu,
c'est-à-dire liée à la constitution spécifique du monde du jeu, on peut
montrer, par l'étude précise du fonctionnement de certains jeux que,
effectivement, espace et temps du jeu sont particuliers en ce qu'ils sont
clos, délimités et formés par la règle. Pour le dire vite, il s'agit d'un
espace relationnel et d'un temps séquentiel. Ce qui permet d'analyser le
rapport complexe que le jeu entretien avec la vie courante et pourquoi
le jeu fait, dans une certaine mesure, « monde à part ». Cela ne veut
pas dire que le jeu est coupé du monde, mais qu'il crée, avec la matière

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même de ce monde, un monde autonome. Un terrain de football, par
exemple, ne diffère pas d'une prairie à vache du même format par la
seule qualité de l'herbe, mais par les relations que la règle y défini. La
matière est la même, mais la forme est donnée par la règle, qui fait
monde. Il n'y a plus simplement des mètres carrés d'herbe plus ou
moins grasse, mais des « surfaces de réparation », des « buts », etc.
Bref, un espace qualifié, qualitatif. Et c'est à produire cela que sert la
règle, c'est le sens même de la clôture ludique que de dire quel est le
champ d'application de la règle et, pour reprendre l'exemple précédent,
dans quelles limites cet espace peut recevoir ces qualités, qui en font
un terrain de football. Toute règle comporte toujours explicitement ou
implicitement la définition du champ dans lequel elle vaut.
« Quand tout est su (sur l'issue de la partie), il n'y a plus de jeu »,
constatez-vous, car l'attraction du jeu réside dans son
indétermination. Selon vous, le propre du plaisir ludique, c'est l'exercice de la « lé-
galiberté » par lequel le joueur parvient à « se maintenir à l'existence
dans le monde du jeu ». Mais vous précisez que ce plaisir n'est pas
réductible à celui de « constater sa propre puissance ». Qu'implique-t-il
d'autre en effet ?

Colas Duflo : En effet, les analyses auxquelles vous faites allusion


me permettent de retrouver la notion spinoziste de conatus (ce désir
de persévérer dans son être et d'augmenter sa puissance d'agir) grâce à
laquelle on peut comprendre ce qu'il y a de spécifique dans le plaisir
ludique. C'est en effet une des caractéristiques du jeu qui a été le plus
souvent remarquée que le plaisir du jeu, mais il semble qu'on se soit
rarement demandé en quoi ce plaisir était plaisir du jeu ; alors qu'il est
manifeste que les différents plaisirs ne sont pas indifférents, et c'est bien
pourquoi on peut choisir entre telle ou telle activité dont on suppose
qu'elle fait plaisir. C'est pourquoi je tâche de montrer que dans cet
ensemble composite de plaisirs que les différents jeux produisent, il y a un
élément que l'on retrouve dans tous les jeux et que l'on ne retrouve que
dans les jeux, et qui est cette joie propre à ce conatus artificiel produit par
la légalité ludique, qui travaille à persévérer dans son être et à augmenter
sa puissance d'agir. Mais aucun jeu ne se réduit à cela. En effet, si tous les
jeux causaient le même plaisir, il nous suffirait de jouer toujours au
même. Au contraire, chaque jeu est un ensemble, une synthèse, une
polyphonie de plaisirs dont les proportions varient. Il y a probablement plus
de plaisir fonctionnel dans le tennis que dans les échecs par exemple.
Mais tous les jeux gardent ce point commun, ce que j'ai nommé la légali-
berté, qui donne à ce domaine varié son unité fondamentale.

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Quel est le signe philosophique de notre temps, et quelle image
avez-vous de la philosophie française d'aujourd'hui ?
Colas Duflo : II me semble que le travail que je fais n'est pas isolé.
Il s'insère dans une tendance, encore difficilement évaluable, car
constituée de gens qui commencent juste à produire, et qui quelques
fois n'ont pas encore publié. Mon dernier livre, de ce point de vue,
peut être considéré comme un exemple, un indice, de ce qui est peut-
être une époque nouvelle pour la philosophie en France. Et je ne veux
surtout pas dire par là qu'il est exemplaire, juste que c'est un
échantillon, un spécimen. Il y a une jeune génération qui travaille et qui va
continuer à travailler autrement : en s'emparant de nouveaux objets, en
tachant d'avoir de nouvelles façons de les penser et de penser les
anciens. Si j'essaie d'énoncer quelques caractéristiques, un peu
extérieures, mais symptomatiques et générales, de ce travail autrement, je
dirais qu'on peut remarquer tout d'abord l'abandon d'un certain jargon
qui tient lieu de pensée, en particulier du jargon phénoménologique (et
par là je n'attaque pas la phénoménologie, qui a pu donner de belles
choses, mais juste quelques dérives particulièrement criantes).
Ensuite, il apparaît manifeste que la philosophie pratiquée par la jeune
génération s'ouvre volontiers sur d'autres disciplines. Bien sûr, c'est
heureusement ce que certains philosophes ont toujours fait. Mais ce
qui est caractéristique maintenant, c'est qu'il n'y a par exemple plus de
fausses hontes vis à vis des « sciences humaines » (psychologie,
sociologie, etc.). Il est acquis pour nous qu'il y a là des choses à penser
pour le philosophe, qui sont intéressantes, et dont il peut se servir
librement, sans se sentir ni inférieur ni supérieur. Cette ouverture passe
aussi par la volonté de récupérer son bien, si je puis dire : ce n'est pas
parce qu'il existe des départements d'anthropologie ou de sociologie
dans les universités, que les philosophes n'ont plus à faire
d'anthropologie philosophique. Simplement, il faut qu'ils se tiennent au courant
de ce qui se passe à côté. Il y a donc globalement moins de repli sur
soi, aussi tout simplement parce qu'il y a un moment où il n'est plus
tenable de faire des commentaires de Kant puis des commentaires des
commentaires de Kant, et ainsi de suite.
Finalement, il me semble que l'époque actuelle est plutôt une bonne
période pour la pensée, précisément parce qu'il n'y a plus vraiment de
maître à penser. Tant mieux : ceux qui regrettent qu'il n'y ait plus de
« grand philosophes » sont souvent des gens qui regrettent qu'il n'y ait
pas quelqu'un pour leur dire ce qu'il faut penser. Ils n'ont pas compris
ce qu'est la philosophie. De même, il n'y a plus maintenant de
déférences et de références obligées, comme à une époque où il fallait s'in-

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téresser à Freud, ou à Marx, par exemple, et où on pouvait voir des
livres entièrement consacrés à Pascal, ou à Balzac, se terminer
soudainement sur un chapitre consacré à Marx. Du coup, beaucoup plus de
choses sont possibles, me semble-t-il. C'est ce qu'il faut garder de la
pensée joyeuse de Feyerabend, cette idée que quand il y a
multiplication des théories, des paradigmes, c'est le meilleur climat pour que
surgissent des idées nouvelles. En tous cas, très concrètement,
l'absence de références obligées fait que toute pensée peut se servir
librement de toute autre, là où c'est intéressant, là où, comme on dit, « ça
promet », et laisser le reste. Et cela, c'est un bon climat pour la pensée,
même si on ne sait pas si cela va effectivement permettre de produire
quoi que ce soit, au moins, on peut tenter des choses un peu nouvelles.

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