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INSTITUT DE SOCIOLOGIE
STRASBOURG
D’AUSCHWITZ - BIRKENAU
sous la direction
Licence de Sociologie de
Mme HERBERICH-MARX G.
1995-1996
et de M. RAPHAËL F.
1
2
Elie Wiesel
Introduction
Le choix du sujet
Mon intérêt pour le sujet est intimement lié à mon histoire personnelle : Mes
parents sont tous deux des survivants du camp d’Auschwitz-Birkenau, natifs de Salonique,
et moi je suis née à peine six ans après leur libération et leur retour à cette ville.
J'ai l'impression d'avoir grandi avec les histoires du camp en guise de contes de
fées, mais mes parents m'assurent aujourd'hui que cela n’est absolument pas vrai. Le fait
est que vers l’âge de huit ans je me suis révoltée et je n'ai plus voulu entendre parler des
camps. Et ce, jusqu’au jour où j’ai eu entre les mains le manuscrit des souvenirs de mon
père sur sa vie au camp. J’ai alors lu Si c’est un homme de Primo Levi, pour me
documenter par rapport au livre de mon père, et voir comment “ d’autres ” avaient traité le
sujet. C’est à partir de ce moment là qu’a commencé pour moi un processus de prise de
conscience de tout ce que j’avais si longtemps refusé comme faisant partie de moi.
Ce travail s'inscrit donc dans mon effort d'assimiler la Shoah comme partie
intégrante de mon histoire, ma culture, mon héritage, mon avenir.
2
3
Au fur et à mesure que j’avançai dans mes lectures et mes investigations auprès de
mes parents, le comportement de ces juifs séfarades m’est apparu un peu différent de celui
des autres déportés juifs se trouvant au même moment au camp d’Auschwitz-Birkenau. Il
me semble en effet que leur solidarité, leur façon d’affronter les souffrances et les
humiliations du camp, fut quelque peu différente, je dirais même déconcertante d’une
certaine façon.
La problématique
Je voudrais rapporter ici ce que Primo Levi écrit justement à propos des
témoignages des survivants des camps et qui me semble être le point de départ pour toute
recherche entreprise sur la Shoah :
Nous, les survivants, nous sommes une minorité non seulement exiguë, mais
anormale : nous sommes ceux qui, grâce à la prévarication, l’habilité ou la chance, n’ont
pas touché le fond. Ceux qui l’ont fait, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour
raconter, ou sont revenus muets, mais se sont eux, les ‘musulmans’, les engloutis, les
témoins intégraux, ceux dont la déposition aurait eu une signification générale. Eux sont
la règle, nous, l’exception.1
Raoul Hilberg, dans le film de Claude Lanzmann “ Shoah ”, dit : Je n’ai pas
commencé par les grandes questions car je craignais de maigres réponses. J’ai choisi, au
contraire, de m’attacher aux précisions et aux détails, afin de les organiser en une
“ forme ”, une structure qui permette sinon d’expliquer, du moins de décrire plus
complètement ce qui s’est passé.2
Les travaux proprement historiques sur la Shoah, donnent une image complète de
l’étendue de la catastrophe, en ce qui concerne les faits, les chiffres, et les dates.
1
Levi (Primo), Les naufragés et les rescapés, p. 82.
2
Lanzmann (Claude), Shoah, p. 84.
3
4
Il y a eu des études sur la Résistance organisée au sein même des camps, ses actions
concertées, ses buts, les noms des organisations, leurs contacts avec l’extérieur.
Au niveau littéraire, deux genres peuvent être définis : les livres dits “ du
souvenir ” d’une part, et les autobiographies, chroniques et autres récits, se rapportant
directement à la vie sous l’occupation en général et dans les camps de concentration en
particulier, d’autre part.
L’expérience vécue est traumatisante à tel point, que les témoins ont mis du temps
à l’exprimer et que le reste de l’humanité a longtemps refusé de l’entendre. De ce fait, il y
a tout un pan du “ phénomène ” Shoah qui reste inexploré, sinon encore non-dit. Le recueil
des témoignages oraux entrepris par différents organismes ces dernières années tente d’y
remédier et de compléter la constitution de la mémoire collective.
Une partie des témoignages écrits par les survivants Grecs en général et plus
particulièrement les Saloniciens, a été très récemment publiée. Ecrits en grec pour la
plupart et non traduits, ces témoignages sont peu diffusés, et par conséquent ne sont pas
pris en compte dans les travaux sur la vie concentrationnaire.
4
5
C’est une communauté soudée par ses structures organiques cristallisées dans les
nombreuses institutions, en un appareil administratif fort respecté, et qui a su sauvegarder
une culture et une langue pendant quatre siècles en milieu étranger. C’est justement cette
langue et cette culture qui la différencie des juifs pour la plupart ashkénazes rencontrés
dans le camp.
Les limites
5
6
commun à tous les déportés, dans un effort de consigner les faits, en mettant de côté leur
histoire particulière.
Les récits autobiographiques parus ces dernières années sont d’une autre nature.
Ces témoins ont eu des motivations différentes. Ce sont des gens qui, se trouvant à l’âge
des bilans, ont pris conscience “ qu’ils n’ont pas oublié ” et qu’ils ne veulent pas partir
avant d’avoir témoigné. Ils ont fondé une famille, ils ont eu des enfants, des petits-enfants.
C’est pour eux qu’ils ont écrit, qu’ils ont voulu témoigner. Cette fois, il s’agit du vécu
personnel, de la “ petite histoire ”. C’est aussi une tentative de se libérer de ce traumatisme
toujours présent et pesant. Mais le temps est passé et la mémoire s’est nécessairement
modifiée. C’est ici qu’intervient l’autre limite des témoignages sur lesquels cette recherche
est basée. La mémoire des témoins a été soumise à des influences multiples et variées, a
fait corps avec la mémoire collective, c’est un souvenir reconstitué.
Mon hypothèse est que le “ bagage ” socioculturel de ces juifs séfarades de Grèce
les a effectivement aidés à survivre dans le camp, et faire preuve d’un esprit combatif et
d’une volonté de s’en sortir telle que Primo Levi parle de cette communauté en utilisant
des termes étonnamment forts : (...) ces admirables et terribles juifs de Salonique, tenaces,
voleurs, sages, féroces et solidaires, si acharnés à vivre et si impitoyables dans la lutte
pour la vie...3
Ce qui m’intéresserait par conséquent, est de pouvoir explorer ce qui fait que Primo
Levi différencie ainsi les juifs de Salonique parmi toutes les nationalités présentes au
même moment dans le camp d’Auschwitz. Mais pour pouvoir mettre en évidence cette
3
Levi (Primo), Si c’est un homme, p. 92.
6
7
différence, si différence il y a, il faudrait une vaste enquête, non pas seulement auprès des
survivants de Salonique, mais aussi auprès d’un nombre significatif de survivants
appartenant à toutes les autres nationalités. Ceci étant un travail de longue haleine, je me
contenterai ici de mettre en évidence la résistance active et morale dont ces juifs ont fait
preuve. J’essaierai de montrer que cette résistance est directement liée à leur histoire et à
leur patrimoine culturel, à leur fort sentiment d’appartenance à un Etat, ainsi qu’aux
conditions de leur détention dans le camp.
Il apparaît en effet que les juifs de Salonique et ceux de la Grèce en général, se sont
trouvés dans le camp d’Auschwitz encore plus démunis que la majorité des autres détenus,
d’une part en raison de leur ignorance des langues slaves et germaniques (avec les juifs de
France originaires de Grèce, ils sont les seuls séfarades du camp, outre les Italiens qui de
toute façon ne parlent pas le judéo-espagnol4). Leur manque d’expérience des pogroms et
autres persécutions, leur long voyage jusqu’à Birkenau et les conditions climatiques
auxquelles ils n’étaient nullement habitués, ont eu comme conséquence la mort
quasi-immediate d’un nombre très élevé de ces déportés.
Filip Müler, dans “ Shoah ” de Claude Lanzmann, dit : (...) imaginez donc les juifs
de Grèce, ceux de Hongrie, ceux de Corfou, qui avaient voyagé pendant dix ou douze
jours, affamés, pas une goutte d’eau, morts de soif, à leur arrivée ceux-là étaient comme
des fous. Avec eux il en allait autrement. Ils leur disaient: déshabillez-vous et aussitôt vous
aurez chacun un bol de thé...5
Edgar Morin dans Vidal et les siens, écrit : Lorsque arriveront en masse à
Auschwitz les femmes de Salonique, bien en chair, douillettes, délicates, craignant le froid,
habituées au confort et au farniente, elles susciteront l’ironie et les ricanements des juives
polonaises, maigres, endurantes, endurcies, et c’est sous les quolibets ashkénazes qu’elles
seront conduites aux chambres à gaz.6
4
Les séfarades de Bulgarie et de Turquie ont été protégés et ne furent pas déportés.
5
Lanzmann (Claude), Shoah, p. 142.
6
Morin (Edgar), Vidal et les siens, p. 50
7
8
Edgar Morin donne ici une image globalisante pour illustrer la vie de ces femmes
issues de la société “ bourgeoise ” de Salonique, toute cette classe moyenne qui vivait du
commerce et de l’artisanat. Il est vrai que si toutes les femmes juives grecques n’étaient
pas douillettes et habituées au farniente, elles craignaient assurément le froid et n’avaient
aucune expérience de persécutions. Ma mère me raconte que la première chose qu’elle a
demandé à une des “ anciennes ” qu’elle a reconnu après son entrée à Birkenau, fut “ un
mouchoir ”... Je pense que ceci est un exemple de l’incapacité de se rendre compte de la
gravité de la situation, même après avoir subi le rituel humiliant de l’arrivée et de l’entrée
au camp de Birkenau.
Léon Poliakov, dans son Bréviaire de la Haine, dit : Le voyage durait dix jours en
moyenne ; l’état d’affaiblissement des arrivants était peut-être la cause de ce que les juifs
de Grèce “ pauvre matériel humain ” aux dires de Rudolf Hoess, étaient parfois
exterminés en bloc dès leur arrivée, sans la sélection préalable d’usage.8
Mark Ber, dans son livre Des voix dans la nuit, écrit : (...) les conditions
d’existence dans le camp n’étaient pas supportées de la même façon par les Polonais
d’une part, et par les Hollandais, Grecs ou Hongrois d’autre part. Les premiers avaient
derrière eux non seulement une longue tradition de persécutions mais encore la dure école
des ghettos... ils étaient déjà endurcis, connaissaient la langue... les juifs grecs n’avaient
pas l’habitude du climat...9
7
Pollak (Michael), L’expérience concentrationnaire, p. 287.
8
Poliakov (Léon), Bréviaire de la haine, p. 182
9
Ber (Mark), Des voix dans la nuit, p. 72
8
9
II La partie historique
Les Romaniotes
10
Sevillia (Errikos), Athènes-Auschwitz, in préface de Stavroulakis (Nikos), p. 10.
9
10
Les juifs de Grèce de cette époque sont appelés des Romaniotes, nom qui indique
leur appartenance au “ deuxième Empire romain ”, autrement dit, à l’Empire byzantin.
Malgré leur intégration dans la population grecque, à la veille de la Seconde Guerre
mondiale existaient quelques communautés de Romaniotes à Corfou, Zanthe, Jannina,
Arta, Prévéza, Patra, Chalkis, Volos, où on trouvait encore le minhag (usages liturgiques)
romaniote.
L’Empire ottoman, qui est venu à la suite de l’Empire byzantin, base sa politique
envers ses minorités sur la loi islamique qui reconnaît aussi bien les juifs que les chrétiens,
comme millet (ethnies) différentes, jouissant d’une autonomie religieuse et législative dans
les limites de leurs communautés respectives. C’est ce système d’ethnies qui a encouragé
l’émigration vers l’Empire ottoman des juifs d’Europe persécutés par les chrétiens, et plus
particulièrement des juifs d’Espagne, à la fin du 15ème siècle. L’affluence de ces immigrés
a été voulue, encouragée et acceptée par les Ottomans pour fortifier l’économie de
l’Empire.
Les Séfarades
1492. Après la chute de Grenade, l’Islam est refoulé hors de l’Europe occidentale.
L’Espagne impose aux juifs et aux Musulmans l’exil ou la conversion. Le 2 août 1492 est
le dernier jour pour le départ de ceux qui veulent rester fidèles à leur religion. Les dizaines
de milliers de juifs qui refusent la conversion partiront, pour la plupart, vers l’Est. Ces juifs
s’étaient enracinés durant mille cinq cents ans dans la péninsule ibérique, depuis leur
expulsion de la Palestine. Les colonies éparses prospéraient dans l’Espagne médiévale
partagée entre royaumes chrétiens et maures. Par rapport à l’Europe médiévale chrétienne,
la situation des communautés juives d’Espagne était exceptionnelle : elles n’étaient pas
enfermées dans des ghettos ni soumises à des restrictions et à des vexations. Les juifs
n’étaient pas ségrégués dans certains métiers déterminés. Il y avait parmi eux un grand
nombre de négociants et de lettrés, mais aussi des artisans, des viticulteurs et des
agriculteurs. Elles constituaient des sortes de républiques rabbiniques autonomes,
disposant de leurs structures spécifiques et de leur propre police.
10
11
C’est ainsi que se forment et se précisent les deux grandes branches du judaïsme
des temps modernes : d'un côté les juifs germaniques, les Ashkénazes, parlant allemand et
yiddish, les plus nombreux, et qui se distinguent par leur piété très rigoriste, de l’autre, les
juifs ibériques, les Séfarades, de langue castillane ou judesmo, ou judéo-espagnol11, qui
sont une très faible minorité, mais qui, ayant été mêlés à la société chrétienne, constituent
une véritable élite, ouverte aux idées modernes et aux connaissances profanes, pieux mais
sans excès, participant à cet amour des bienfaits de la vie qui est le propre des peuples
méditerranéens.12
A cette époque, Salonique est dépeuplée, ravagée par les attaques des pirates, des
croisés, des Vénitiens, et finalement conquise par les Turcs en 1430. C’est les Séfarades
qui la raniment et la repeuplent. Ils y seront majoritaires dès le milieu du 16ème siècle et le
resteront jusqu’en 1912.
11
On rencontre une quatrième appellation de cette langue, le ladino. Mais selon Haïm Vidal Sefiha, le ladino est
spécifiquement la traduction littérale en espagnol et en caractères hébreux de la Tora, à l’usage des séfarades ne
comprenant pas l’hébreu. Le ladino ne pas une langue parlée.
12
Nehama (Joseph), Histoire des Israélites de Salonique, tome I, p. 169-170.
11
12
musulmane et chrétienne. La cité devient un véritable canton d’Espagne dans les Balkans.
La ville entière vit au rythme de sa majorité séfarade qui impose la férialité du samedi pour
toutes les ethnies et toutes les activités de la ville. Les juifs occupent toutes les classes
sociales et exercent tous les métiers. Ils habitent dans le centre de la ville, et comme dans
l’Espagne d’avant 1480, les quartiers juifs ne sont pas ghettoïsés. A partir de 1523,
Salonique obtient de la Sublime Porte la Charte de libération qui en fait une petite
république dotée d’une quasi-souveraineté interne. Jusqu’au 19ème siècle, le Conseil des
rabbins collecte l’impôt pour l’Empire et fixe à chacun le montant de son dû. Le Conseil
dispose d’un droit de justice interne, peut infliger amende, flagellation ou prison, et peut
exclure par anathème (herem) le pécheur, l’hérétique, voire même celui qui n’a pas payé sa
quote-part d’impôt.
Synagogues
Les premiers immigrants à Salonique établissent une tête de pont pour les vagues suivantes
qui sont accueillies par des parents, des compatriotes, et qui les aident à se loger,
s’acclimater. L’immigrant se sent chez lui et est d’office incorporé à la communauté qui
regroupe les gens de sa province. Il retrouve son dialecte natal, ses coutumes familiales, ses
plats habituels, et, dans la synagogue, il entend les chants et le minhag de son enfance.
Souvent, les immigrants d’une région se regroupent dans le même quartier, à proximité de
son temple. Il n’est pas rare que la synagogue donne son nom au quartier lui-même. Ainsi,
s’effectue un premier groupement.
Chaque synagogue a son école (Talmud Tora) où les garçons apprennent à lire et à
écrire en espagnol, son tribunal (Beith din), ses sociétés charitables de prêt sans intérêt, de
12
13
secours aux pauvres, etc. De plus, dès 1515, la communauté dispose d’une imprimerie (la
première imprimerie ottomane n’apparaîtra qu’en 1728).
L’Organisation Communale
L’organisation communale est la même depuis l’antiquité. Elle se retrouve avec une
ressemblance frappante, en Babylonie, pendant la captivité du sixième siècle avant J.C..
Pour toutes les communautés de la diaspora ibérique, le type organique est fixé
depuis 1432 par le synode de Valladolid, qui détermine le Statut des Aljamas
(communautés) espagnoles. Ce Statut comprend cinq chapitres traitant : 1) de la religion et
de l’étude de la Loi, 2) de l’élection des juges et des fonctionnaires, 3) des dénonciations,
4) des impôts et prestations et 5) des règles somptuaires.
L’origine de toute autorité réside dans l’assemblée générale des contribuables qui
prend ses décisions à la majorité, et délègue ses pouvoirs à un conseil administratif.13
13
Dans un interview par Claude Weill et Alain Chouffan dans le Nouvel Observateur du 2 Mai 1996, Shmuel Trigano
(directeur du collège des études juives de l’Alliance israélite universelle) dit : dans le judaïsme, il n’y a pas d’autorité
centrale, pas de Vatican. Ces représentants n’ont aucun pouvoir coercitif. Leur représentativité ne peut être que
traditionnelle et symbolique. Ils ne peuvent engager plusieurs centaines de milliers de personnes parce qu’ils ne sont
13
14
Jusqu’à la fin du 17ème siècle le droit rabbinique est sans cesse mis à jour et rend
de grands services à la communauté. Aux 18ème et 19ème siècles, le régime d’ascamoth
restera en vigueur mais les rabbins innoveront de moins en moins, maintenant la
collectivité dans une pénible somnolence, d’où elle sera arrachée par la venue des
Livournais.
pas élus démocratiquement. (Et ils ne doivent d’ailleurs jamais l’être, car le suffrage universel ouvrirait sur une
condition politique.) La question que je me pose ici, est pourquoi cette affirmation et est-ce une autre vision du
pouvoir rabbinique et de l’administration de la communauté, tout à fait différente de celle ancrée chez les Séfarades de
Salonique ?
14
15
15
16
14
Avec la Charte de libération signée en 1567 par le Grand Vizir, Almosnino obtient entre autres que l’impôt dû à
l’Empire ne sera plus acquitté en espèces mais en nature, sous forme de draps destinés à confectionner les capes des
janissaires.
16
17
Salomon Lebeth Hazan, Moïse Almosnino, Daniel Perahia Ha-Cohen, 15 Jacob Samuel
Taïtaçak et Isaac Adrabi.
Sabbataïsme
Les Marranes qui affluent à Salonique aux 16ème et 17ème siècles ont cessé
d’observer la loi de Moïse. Pour eux, l’identité juive n’est pas fondée sur l’obéissance à
des règles, mais sur une foi intime en l’Eternel et sa promesse. Leur présence influence
indirectement ceux qui n’ont jamais cessé d’obéir aux prescriptions de la religion juive. Le
message de la kabbale, vision à la fois mystique, philosophique et cosmique du monde, se
répand au détriment de celui du Talmud (le code de prescriptions rituelles). C’est sous la
forte influence du marranisme et du kabbalisme que Salonique, en 1568, attend la venue
toute proche du Messie. Cette attente reprend au milieu du 17ème siècle, seule réponse
possible aux pogroms que subissent les juifs de Pologne et la persécution de l’Inquisition
qui continue en Espagne. Un jeune mystique d’Izmir, Sabbetaï Zevi, déclare être le Messie.
Il opère des miracles et annonce le salut. Une onde de choc traverse toutes les
communautés séfarades, entraînant non seulement la ferveur populaire, mais aussi la
conviction de la plupart des rabbins. La nouvelle se répand dans toutes les communautés
d’Europe. Salonique, où Sabbetaï Zevi vient faire sa prédication en 1655, est bouleversée.
Beaucoup de négociants détruisent leurs livres de comptes et se préparent aux temps de
béatitude. Le sultan, qui dans un premier temps voit en Sabbetaï Zevi un prophète, alerté
par l’intense agitation du monde séfarade et l’assurance qu’a Sabbetaï de prendre en main
les royaumes de la terre, le somme de choisir entre la mise à mort et la conversion à
l’Islam. Sabbetaï se convertit en 1666. Cette conversion brise la foi nouvelle.
15
Fils du Perahia l’Italien, premier des Perahia arrivé à Salonique.
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comme celui que le judaïsme avait subi chez les marranes demeurés en Espagne. La
branche islamique dont le foyer central devient Salonique, se divise en trois sectes. Comme
le judaïsme secret des marranes, mais cette fois au sein du monde musulman, le
sabbataïsme devient une religion occulte, camouflée par la pratique du culte officiel à la
mosquée. Deux cents familles se convertissent au sabbataïsme, dont certaines parmi les
plus riches et les plus influentes. Ces convertis sont nommés deunmès (apostat, en turc). Ils
forment au début du 19ème siècle la part la plus riche et active de la cité. Ils joueront à la
fin du siècle un rôle très important dans le mouvement de rénovation Jeune-Turc, et
animeront l’européïsation de la Turquie. Il y aura entre quinze à vingt mille deunmès à
Salonique en 1912, plus de la moitié de la minorité musulmane de la ville.
Le 17ème siècle est pour Salonique une ère de dépérissement économique à cause
de la décadence de l’industrie textile, et les guerres turques qui ont pour conséquence
l’alourdissement des impôts. Mais, à partir de 1770, le négoce grec s’éveille, protégé par
l’Empire orthodoxe russe. Puis, les Français, et plus largement les Occidentaux,
s’installent à Salonique, en apportant les comptoirs du grand essor commercial et industriel
de l’Occident.
Arrivés au cours du 18ème siècle, les juifs livournais, souvent séfarades, voire
marranes, mais très italianisés, s’installent à Salonique. Protégés consulaires, et plus tard
naturalisés Italiens, ils échappent à l’Etat turc, à l’administration juive, au pouvoir
rabbinique, à l’impôt. Ils forment le gros de la colonie franque qui prend en main les
échanges internationaux et le courtage. Ils font pénétrer l’Occident moderne, laïque,
technique et économique dans la Salonique séfarade orientalisée. Ils portent le costume
européen, se rasent le menton. Ils sont fondateurs de banques modernes, créateurs des
18
19
Grâce aux livres et aux journaux (il y aura 105 titres créés entre 1860 et 1930), le
judéo-espagnol cesse d’être un dialecte et devient une langue à part entière. Le français qui
se répand, ne concurrence pas l’espagnol. C’est la langue commerciale, et surtout celle de
la culture. En 1873, l’Alliance Israélite Universelle, animée de Paris par l’esprit du progrès,
crée la première école des garçons, toutes confessions confondues, puis, celle des filles,
puis, une école professionnelle et une école populaire. Au début du 20ème siècle, la
Mission Laïque Française forme des bacheliers qui se rendent en France pour leurs études
supérieures. Le français sera enseigné dans toutes les écoles modernes.
Dans cette ville extravertie, éclatée, active et gaie, les Séfarades apportent l’identité
juive espagnole, les Marranes leur message prèlaïque qui abouti à l’essor du sabbataïsme et
qui permet aux deunmès d’ouvrir le monde turc aux Lumières, les Livournais la
civilisation moderne et occidentale et enfin les Grecs leur ingéniosité et leur activité ainsi
que leur forte identité nationale dans la Salonique cosmopolite. Le tout aboutie à ce que
Edgar Morin dans “ Vidal et les siens ” appelle l’hybride Salonicien.
19
20
Avant la Shoah
Après 1912, le gouvernement grec décide de mener une politique pro-juive pour
contrecarrer la propagande de l’Autriche-Hongrie, de la Bulgarie et de la Serbie, hostiles à
l’annexion de Salonique par la Grèce. Une série des mesures économiques et sociales en
faveur des juifs de la ville est mise en place. La férialité du samedi restera en vigueur pour
le port de Salonique jusqu’en 1924. L’arrivée de l’armée d’Orient dans la ville, relance
l’économie et les juifs sont agréablement surpris par les efforts du gouvernement
d’Athènes pour les rassurer. Mais en 1922, avec l’échange des populations entre la Grèce
et la Turquie, arrive à Salonique une énorme vague de réfugiés grecs de l’Asie Mineur et le
paysage de la ville est complètement bouleversé. La volonté du gouvernement d’helléniser
la ville est manifeste. Les 100 000 Grecs de Thrace et d’Anatolie avec les 75-000 sinistrés
de 1917 constituent une masse énorme de sans-logis pour qui on bâtit des habitations, des
magasins, des ateliers.
Une réorganisation s’opère et la ville n’est plus dominée par le caractère séfarade.
Des lois fiscales en faveur des réfugiés pèsent sur les juifs. La crise économique de 1927
cause la fermeture de nombreuses industries, et le chômage augmente considérablement.
Enfin, en 1932, un pogrom a lieu dans un quartier ouvrier juif de Salonique, provoqué par
une organisation fasciste, et pousse au départ 10 000 juifs vers la Palestine. Plus la
conjoncture économique et politique affaiblit la communauté juive de la ville, plus ses
20
21
membres la quittent pour aller en Palestine, en Europe occidentale, en Afrique du Sud, aux
Etats Unis ou en Amérique du Sud. Des 90 000 personnes qu’elle comptait au début du
siècle, ne restent que 56 000 en 1939. Ils ne représentent plus que le 1/6 de la population de
la ville. Jusqu’à l’occupation allemande, restent en activité 16 synagogues et 20 écoles
primaires juives.
Les bonnes volontés d’entraide se manifestent dans tous les quartiers. Léon
Perahia, dans son livre Mazal écrit : Elle (sa mère) n’a jamais cessé de chanter. Pas même
durant les sombres jours de la famine. Lorsque à cette époque nous avons réussi à
remonter la pente, elle tenait à pétrir, chaque semaine, une vingtaine de livres de pain
pour le distribuer aux pauvres du quartier.17
16
Nehama (Joseph), In Memoriam, p. 24.
17
Perahia (Léon), Mazal, souvenirs des camps de la mort, p.1.
21
22
Lors de l’occupation allemande, en avril 1941, elle est obligée de suspendre son
oeuvre. Mais en décembre de la même année, devant la terrible famine, elle se remet à
l’oeuvre, malgré l’inflation galopante et les vivres hors de prix, avec une distribution
journalière de 300 rations. Aidée par la Croix Rouge grecque, la Croix Rouge
internationale et les dons publics, le nombre des portions distribuées atteint 5 500 tous les
jours, et ce, jusqu’à l’ultime heure de la déportation.
L’Orphelinat des filles Aboac, qui peu avant la Seconde Guerre fusionne pour des
raisons économiques avec l’Orphelinat Esther d’Athènes. Ces pupilles recevaient une
formation de couturière, infirmière, institutrice, etc., et guidées, pour la plupart, jusqu’au
mariage. La dernière promotion des pupilles des deux sexes fut déportée à Auschwitz.
Parmi les oeuvres médicales et sanitaires, le Bikour Holim est l’institution la plus
ancienne et la plus importante. Pendant plus de quatre siècles elle n’a pas cessé de
dispenser ses services aux classes juives nécessiteuses. Des médecins appointés vont
visiter les pauvres à domicile. Les médicaments prescrits sont fournis gratuitement.
L’oeuvre distribue du lait, des aliments diététiques, de l’appareillage médical, prend en
22
23
charge le cures prescrites. A la veille de l’occupation allemande, elle avait à son service 13
médecins, pour la plus part non-juifs, et deux dispensaires, situés dans deux points
diamétralement opposés de la ville. Plus de la moitié de la population juive de la ville est
desservie par le Bikour Holim. C’est l’oeuvre la mieux administrée de la communauté, et
des nombreuses commissions formées en son sein par les dames des meilleures familles
(L’oeuvre des Layettes, la Guild of Sympathy, la Debora) viennent particulièrement en aide
aux femmes en couches.
Ainsi, lorsque la Deuxième Guerre mondiale s’abat sur la Grèce, Salonique “ abrite
encore une petite cité juive, riche de plus de cinquante mille âmes, ayant son propre
gouvernement communal interne, sa langue, sa presse, ses temples, ses écoles, ses clubs,
ses bibliothèques, ses imprimeries, ses superbes oeuvres d’assistance, d’entraide et de
solidarité, ses courants d’idées et d’opinions, sa vie sui generis, avec ses coutumes propres,
ses artisans, ses industriels, ses commerçants, sa classe intellectuelle ”.19
Si j’ai énuméré de façon aussi détaillée tous ces organismes qui encadraient la vie
des juifs de Salonique, c’est parce qu’il me parait extrêmement important de montrer la
longue tradition d’entraide, bien ancrée dans les mentalités, qui existait au sein de la
communauté séfarade de la ville.
Il est vrai que Emile Durkheim dans Le Suicide, définit les juifs comme “ une petite
société compacte et cohérente ayant d’elle même et de son unité un très vif sentiment ”.
Cependant, même si cette profusion d’organismes charitables n’est pas vraiment
exceptionnelle au sein des communautés juives en général, le fait que les Saloniciens le
ressentent de cette manière, les aide à se sentir différents et exceptionnellement solidaires.
18
Venizélos Elefthérios, Premier ministre de la Grèce en 1910. Accorde au pays une constitution libérale et obtient
l’issue des guerres Balkaniques. Partisan de l’Entente, il dut démissionner en 1915, mais format à Salonique un
gouvernement dissident. Président du Conseil (1928-1932) il dut s’exiler à la suite d’un coup d’Etat de ses partisans
en Crète qui aboutit à la dictature de Metaxas.
19
Nehama (Joseph), In Memoriam, Thessalonique, 1988, p. 41.
24
25
Par ailleurs, les Saloniciens ont tendance à se regrouper quand ils se trouvent en
terre étrangère, par exemple, dans leur nouvelle diaspora en France, après 1912. Les
Saloniciens et en général les Séfarades venant de l’Empire ottoman, se sont regroupés
d’abord à Marseille et puis à Paris. La colonisation des immeubles d’habitation et des
commerces de tous ordres créa une micro-Salonique dans la rue Sedaine et ses alentours,
près de la place Voltaire.21 En 1920, sur 300 magasins du Sentier, il y a une centaine de
Saloniciens. Le réseau familial fonctionne une fois de plus comme réseau économique.
Puis, cela devient un cercle du même pays d’origine avec de surcroît, une endogamie
locale.22
Il m’est avis que cette tradition a joué un grand rôle dans l’attitude de ces mêmes
juifs quand ils se sont trouvés complètement démunis dans le camp d’Auschwitz. Leur
solidarité a pu jouer, malgré les conditions du camp étudiées precisement pour pousser les
individus à se désolidariser de leurs semblables.
La guerre d’Albanie
La Grèce est impliquée dans la Deuxième Guerre mondiale en octobre 1940, quand
les Italiens envahissent l’Albanie et demandent aux Grecs de capituler. Le dictateur
Metaxas qui est au pouvoir depuis 1936, ne s’incline pas, et envoie l’armée grecque
défendre la frontière nord. Quatre mille juifs de Salonique y sont incorporés.
L’héroïsme des soldats juifs est fort remarqué. Ils se battent pour l’indépendance de
leur patrie mais aussi contre le fascisme. Cent quatre-vingt-six juifs sont mutilés de guerre.
Le colonel Frizis de Chalkis trouve une mort glorieuse à la tète de ses soldats.
20
Novitch (Miriam), Le passage des barbares, p. 20.
21
Morin (Edgar), Vidal et les siens, p. 119.
22
Valensi (Lucette), et Wachtel (Nathan), Mémoires juives, p. 257.
25
26
Bien que les Grecs aient autorisé une force expéditionnaire anglaise à débarquer en
mars 1941, des forces allemandes arrivent en avril et brisent la résistance grecque. Les
Britanniques sont évacués, le roi de Grèce Georges II et son gouvernement s’enfuient.
L’Italie occupe la plus grande partie du territoire grec et les Allemands occupent la
Macédoine et l’Ouest de la Thrace, territoire qu’ils concèdent à leurs alliés, les Bulgares.
Les Allemands installent un gouvernement fantoche à Athènes, dont la juridiction s’étend à
la fois sur la zone allemande, la zone bulgare et la zone italienne. Ils conservent une
autorité militaire, avec Merten comme conseiller auprès du gouverneur militaire, chargé
des affaires civiles. La famine qui règne intensifie la Résistance qui reçoit l’appui à la fois
des Britanniques et des Russes. Les collaborateurs grecs ne parviennent pas à s’assurer
l’appui du peuple, en dépit de dures représailles exercées par les Allemands contre les
résistants.23
23
Davidowicz (Lucy), La guerre contre les juifs, p. 638-639.
24
Fleischer (Hagen), “ Greek jewry and nazi Germany, The holocaust and its antecedents ”, in Les juifs dans l’espace
grecque, p.194.
26
27
tous les moyens pour raviver l’antisémitisme latent chez les chrétiens grecs et que le
Conseil communal est arrêté et remplacé par un autre.
En juillet 1942 a lieu la première action spectaculaire contre les juifs : tous les
hommes âgés de 18 à 45 ans sont sommés de se rassembler sur une grande place de la
ville.
Le samedi matin 11 juillet, la population juive mâle de la ville est soumise à toutes
sortes d’humiliations et sévices physiques sous les yeux de leurs compatriotes qui ne
protestent pas. Les Allemands savent désormais qu’ils ne rencontreront aucune résistance
de la part de la Grèce au traitement qu’ils réservent à la population juive.
Les hommes sont recensés et envoyés aux travaux forcés, dans les marais infestés
par la malaria, où beaucoup meurent de maladie et de famine. La cohésion du noyau
familial est brisée et c’est l’effondrement moral dans la Communauté. Le Conseil de la
communauté réussit à négocier une rançon contre le retour des juifs des travaux forcés,
rançon qui est astronomique et qui épuise le restant de la richesse communale.
La déportation
25
Hirsch Koretz est un rabbin ashkénaze de Pologne, qui a fait ses études à Vienne et a reçu son Ph.D. pour son étude
basée sur une analyse comparative des descriptions traditionnelles de l’enfer.
27
28
Le Rabbin enjoint aux jeunes gens de ne pas chercher à s’enfuir et de partir avec
leurs parents pour les aider et les soutenir. On distribue des chèques en monnaie polonaise
à chaque famille qui doit en contrepartie déposer bijoux et or aux autorités allemandes.
En tout ces convois emportent 42 830 âmes, d’après les statistiques fournies par la
compagnie des Chemins de Fer Helléniques.
Ainsi, 45 659 juifs ont été déportés directement de Salonique pour Birkenau et 441
pour Bergen-Belsen, en tout 46 100, dont environ 2 000 venant de Florina, Verria,
Didymoticon et Néa Orestias.
Sur la totalité des juifs de Salonique, 450 sujets italiens et une centaine de juifs
grecs ont pu être sauvés par le consulat italien et dirigés vers Athènes. Quelques sujets
espagnols ont réussi à s’échaper, des sujets turcs, suisses et égyptiens ont été rapatriés. Près
d’un millier de juifs fortunés ont quitté Salonique par leurs propres moyens et ont pu se
cacher à Athènes au moins jusqu’à ce que l’Italie cesse d’appartenir à l’Axe, et que les
28
29
Allemands arrivent au début de 1944. Ainsi, 95% de la population juive s’est laissée
déportée, et ce, en 1943, bien après le début de l’application de la “ solution finale ” au
reste de l’Europe. Un certain nombre de raisons est avancé par les survivants eux mêmes,
et par Michael Molho dans son livre In Memoriam :26
La première est commune à tous les juifs, victimes des nazis dans l’Europe occupée
: la solidarité familiale qui a fait que les jeunes n’ont pas voulu quitter les parents, et les
parents n’ont pas voulu se séparer de leurs enfants.
Mais d’autres facteurs sont intervenus en particulier pour les Séfarades de Salonique :
- La difficulté de dissimuler son identité juive pour les Séfarades nés avant 1912, ne
parlant le grec que très mal ou pas du tout, fut une raison supplémentaire.
- L’immense majorité des juifs de Salonique étant très pauvre, très peu ont eu les moyens
de payer un passeur, ou la fortune nécessaire pour trouver un abri sûr.
- La grande distance qui séparait Salonique des centres de résistance (peu organisée à cette
époque) a accru la difficulté pour les juifs de rejoindre les résistants.
- En fin, l’oppression et le singulier raffinement mis en oeuvre par les Allemands pour la
déportation des juifs de la Macédoine, ont été pour beaucoup dans l’anéantissement de
cette communauté. Par ailleurs, du fait de leur concentration dans la zone allemande les
juifs grecs constituaient une proie particulièrement facile.27
Auschwitz
26
Molho (Michael), In Memoriam, p. 114.
27
Poliakov (Léon), Bréviaire de la haine, p. 181-182.
29
30
d’Oswiecim, à un kilomètre de la gare, pour des résistants et des juifs polonais, a plu à
Himmler.
Oswiecim était une vieille cité de 12 000 habitants ayant une importante
communauté juive. Elle se trouvait à cinquante kilomètres de Cracovie, sur le chemin qui
la relie à Katowice. Son climat particulièrement malsain et nocif, parce que située entre les
rivières Vistule et Sola, et le manque d’eau potable, furent peut-être les raisons qui ont
déterminé le choix de l’endroit.
Rudolf Hoess, qui devient commandant du camp dès 1940, trouve un camp installé
dans d’anciennes casernes et écuries autrichiennes. Pour le transformer en camp de
concentration, trois cents hommes de la communauté juive d’Oswiecim sont
réquisitionnés. Les paysans polonais des environs, ainsi que les habitants des bourgades
environnantes Brzezikna, Harmensee et Rajsko, sont progressivement expulsés. Les
Allemands changent le nom d’Oswiecim en Auschwitz, et celui de Brzezinka en Birkenau.
Le maintien de l’ordre dans les Blocks d’habitation incombe au chef de Block, qui,
armé d’un bâton avec lequel il peut frapper ses codétenus, veille à la discipline, l’entretien
des locaux, la distribution de la nourriture. Ces Blockältester portent un brassard rouge
sombre sur la manche gauche.
Le premier convoi de déportés arrive le 14 juin 1940. Au cours des années 1940 et
1941, les déportés à Auschwitz sont des Polonais, juifs et chrétiens, soupçonnés d’activités
30
31
politiques antinazies. Puis, le camp (comme tous les autres camps d’ailleurs), se
transforme en lieu de déportation pour des ressortissants de toutes nationalités et, à partir
de l’été 1941, devient un camp d’extermination, haut lieu de la “ solution finale du
problème juif en Europe ”.
L’“ espérance de vie ” des autres détenus varie suivant leur provenance : plus faible
pour les prisonniers de guerre russes, plus forte pour les déportés civils polonais ou
français, et presque normale dans le cas des détenus d’origine allemande.
Les déportés qui ne sont pas mis à mort dès leur arrivée, travaillent dans les usines
que la I. G. Farben, Krupp et autres firmes allemandes avaient installé sur le territoire du
camp. Mais le travail forcé n’est “ qu’un succédané de la chambre à gaz, et la production,
un prétexte. ”28
Au début du mois de mai 1942, un sinistre scénario d’“ accueil ” est mis au point et
se déroule comme un rite. Dès l’arrivée des déportés sur la rampe, une première sélection
28
Poliakov (Léon), Auschwitz, p. 11
31
32
est faite par les SS avec force coups, hurlements d’ordres en allemand et séparation des
familles. Les bagages restent sur le quai, pour aller “ en dépôt ”, ramassés par des déportés
qui assistent à l’arrivée du convoi à cet effet.
Cette première sélection détermine le nombre des déportés qui bénéficient du droit
de “ vivre ” dans le camp. Les autres sont immédiatement dirigés vers les chambres à gaz,
soit 85 à 90% de l’effectif du convoi. Dans ce groupe se trouvent surtout les personnes
âgées, les enfants (le plus souvent avec leur mère), les malades. On les charge dans des
camions pour les conduire à Birkenau. Là, on leur demande de se déshabiller pour prendre
une douche, et tout est mis en scène pour que les déportés ne se doutent de rien. Ils entrent
dans les “ douches ”, on boucle la porte, on lance par des ouvertures pratiquées à cet effet
dans le plafond les cristaux de Zyclon B, et au bout de cinq à dix minutes les mille à trois
mille personnes présentes meurent d’asphyxie. Ensuite, les Sonderkommandos (les équipes
spéciales) sortent les cadavres, rasent les cheveux des femmes, arrachent les dents en or et
jettent les corps aux fours crématoires.
Cependant, la violence physique, bien que très importante, n’est pas suffisante pour
anéantir l’homme. La sophistication du système concentrationnaire repose sur
l’avilissement de l’être humain.
29
Levi (Primo), Les naufragés et les rescapés, p. 72.
32
33
L’accueil
Les SS exploitent les antagonismes entre possédants et déshérités, les jalousies, les
incompréhensions linguistiques, les haines entre différents peuples et parviennent à rendre
effectif l’antisémitisme hitlérien à l’intérieur même du camp, de sorte que les Kommandos
les plus durs sont abandonnés aux juifs de tous pays.
Ainsi, à leur arrivée dans le Lager, les déportés juifs doivent d’abord faire face à
l’antagonisme pour les “ bons ” Kommandos, et rencontrent une agression de la part des
“ anciens ” qui en d’autres circonstances auraient dû être leurs alliés face à l’ennemi
commun : “ On entrait en espérant au moins la solidarité des compagnons de malheur,
mais les alliés espérés, sauf des cas spéciaux, étaient absents; (...) Cette brusque
révélation... était si rude qu’elle suffisait à faire s’effondrer aussitôt la capacité de
résistance. ”30
Néanmoins, dans la majorité des leurs témoignages, les Grecs racontent qu’ils
s’arrangeaient pour aller voir les nouveaux arrivés de Grèce et leur donner les premiers
conseils pour la vie au camp. Par ailleurs, on trouve des témoignages de déportés d’autres
pays qui ont reçu de la part des Grecs une parole consolatrice à leur arrivée :
A la tombée de la nuit du premier jour, est venu au Block un Salonicien plus ancien, qui
nous a dit : “ Mes frères, dorénavant ne pensez plus à vos parents et à vos enfants parce qu’ils ont
été tous brûlés. Si vous ne me croyez pas, sortez donc aux fenêtres ou à la porte : Vous verrez les
flammes sortir des cheminées et vous sentirez l'odeur de la chair brûlée ”. Les fours crématoires
étaient tout près de nous. Nous avons effectivement vu les flammes et senti la forte odeur de chair
brûlée et avons compris que l'homme n'était pas fou et qu'il ne nous racontait pas de bobards.
p.12
(...) Chaque fois que de nouveaux convois de Salonique étaient signalés, nous allions, le soir
après le travail, voir qui était arrivé.
33
34
(...) Quand nous avons fini le premier repas, apparaît Léon Yahiel. C’est un ancien du Lager, il
est ici depuis deux - trois mois et il a une bonne place. Il nous fait un petit laïus:
“ Mes amis, dit-il, ici vous devez tout oublier, oublier votre passé, oublier Salonique (en ce
moment la majorité de juifs du Lager sont de Salonique), oublier vos familles, vos femmes et vos
enfants. Vous ne devez vivre pour rien d’autre que vous mêmes pour réussir à tenir le plus
longtemps possible ”.
Pendant qu’on attendait pour voir ce qu’il adviendrait de nous, un Grec de Salonique est
venu et nous a dit : “ tout à l’heure, quand les Allemands viendront, ils vous demanderont si un de
vous est malade. Attention, que personne ne dise qu’il est malade ”. Quand on lui a demandé
pourquoi, et aussi où ils avaient emmené les autres, il nous a répondu qu'il fallait un peu de
patience et qu’on aurait les réponses aux deux questions...
(...) Là-bas, les Allemands sont partis après nous avoir mis dans un baraquement pour dormir.
C’est alors que beaucoup des déportés sont venus nous voir et, parmi eux, beaucoup de Grecs.
Nous leur avons demandé où nous étions, et ils nous ont dit qu’ici c’était le camp de Birkenau et
nous étions dans cette baraque parce qu’ici c’étaient les douches où on allait se laver le
lendemain...
(...) La présence d’esprit d’un juif de Salonique, Albert Benveniste, a sauvé beaucoup de mères
d’une mort certaine. Effectivement, dès que le train entrait en gare, il commençait à crier en
grec : Jeunes mamans, laissez vos enfants entre les mains de n’importe quelle femme âgée se
trouvant à vos côtés. Les femmes âgées et les enfants vont être confiés à la Croix Rouge...
30
Levi (Primo), op. cit., p. .38.
34
35
Un déporté juif parisien raconte ce qui fit sur lui la plus forte impression alors qu’il était
en plein désarroi. Un juif grec âgé s’approcha du groupe nouvellement arrivé : “ Il avait dans ses
yeux tant de bonté... avec des bribes de français, il raconta la tragédie de sa propre famille. Puis
il ajouta : Soyez forts, ici c’est l’enfer, mais on n’a pas le droit de perdre l’espoir. Ce furent les
premières paroles amicales, les premières paroles de consolation que j’entendais depuis mon
arrivée au camp.
Ma mère, Lina Capon, raconte qu'à chaque fois qu’il leur était possible, elle et sa
soeur partaient après le couvre feu, (au risque de se faire attraper et rouer de coups), faire
des kilomètres dans la neige et la boue jusqu’aux genoux, pour aller de leur Block au
Block des bains et se laver.
35
36
Il arrive aussi que le travail devient une défense. C’est particulièrement vrai pour
les déportés qui parviennent à être employés dans leur propre métier. Ceux-ci, en
retrouvant leur activité ordinaire, récupèrent, dans la mesure du possible, leur dignité
32
d’hommes. Un exemple flagrant est le cas de Léon Perahia qui tout au long de sa
déportation travaille comme mécanicien et qui met un point d’honneur de fournir un travail
bien fait :
(...) A six heures du matin, le Rottenführer a envoyé quelqu'un me chercher. Quand je suis
arrivé il m'a demandé, en me montrant les matrices de la presse, si je réussirais à fabriquer
quarante-huit matrices identiques...
(...) Deux jours plus tard, le matériel de la fonderie ayant été transporté, il est venu me chercher et
nous sommes retournés à l'atelier de mécanique. Moi je travaillais et lui me regardait sans
broncher. Il a vu comment j'ai monté la pièce et comment je l'ai centrée. J'ai usiné le premier pas
et j'ai sorti de ma poche un grand compas d'épaisseur pour contrôler que le trou n'était pas
conique. Ce compas, c'est moi qui l'ai fabriqué parce qu'il n'y en avait pas à l'usine. C'est alors
qu'il a craqué et qu'il m'a dit : “ Dès le premier jour, quand je t'ai donné à faire les petites pièces
sur le petit tour, j'ai compris que tu étais un bon technicien...
Bien que Auschwitz fut un camp différent des autres par sa “ vocation ” de camp
d’extermination et par la présence d’une majorité des juifs condamnés à une mort certaine,
il y a quand même eu une résistance organisée par les prisonniers politiques
Austro-Allemands et Polonais de l’administration, et les juifs du Sonderkommando. En
fait, c’étaient les déportés investis de postes responsables, et donc, les mieux nourris
(condition apparemment primordiale de toute résistance). Mais à côté du “ groupe
international de combat ” d’Auschwitz, il y a eu une prolifération de petits groupes qui
avaient pour première tâche d’assurer la survie de leurs membres. Ceux-ci se sont
constitués au sein des déportés par affinités nationales, linguistiques ou encore entre
31
Levi (Primo), Les naufragés et les rescapés, p. 113.
32
Levi (Primo), op. sit., p. 121.
36
37
compagnons partageant la même couche, etc. Ce n’était pas des groupes de résistance mais
des groupes de solidarité et d’entraide plus ou moins organisée. Et puis, il y a eu des actes
individuels de solidarité spontanés, sans aucun encadrement, véritable défi au système nazi
mis en place pour éliminer justement tout élan humain chez les déportés.
(...) Jacko aidait ceux qui étaient en passe de se transformer en “ musulmans ”. En cela il était
aidé par le docteur Couenca ; Celui qui était malade allait le voir. Chacun aidait l’autre. C’est
Jacko qui a institué la règle de mettre de côté une partie de notre soupe quotidienne pour les
“ musulmans ”... Quand nous rentrions au Block, ils nous distribuaient la ration de soupe et nous,
nous gardions une partie pour les Grecs qui risquaient de devenir des “ musulmans ”... Ainsi, tous
les jours, pendant des mois, on nourrissait d’autres dont la condition physique était pire que la
nôtre.
Mark Ber relate dans son livre un certain nombre de mouvements de révolte dans le
camp d’Auschwitz. La plus connue est la révolte du Sonderkommando en octobre 1944,
dont tous les livres qui traitent d’Auschwitz parlent. Mais les faits historiques ne sont pas
clairement établis, faute de témoignages directs, puisque la quasi-totalité des participants
fut fusillée. Or, il se trouve que justement il y a des témoignages directs publiés en grec et
donc pas connus. C’est, entre autre, le cas du livre Chronique 1941-1945 de Marcel
Nadzari qui faisait partie du Sonderkommando et qui a participé à la révolte.
33
Ber (Mark), op. cit., p. 82.
37
38
reproduite en juillet 1944, quand un groupe de quatre cent juifs de Corfou refusa en bloc le
travail de Sonderkommando.34
(...) Puis, j’eus l’immense chance d’être affecté à la pharmacie des détenus... parce que je
savais correctement cirer le parquet... et aussi je crois parce que je sais bien siffler et que
j’arrivais à donner une impression presque constante de bonne humeur.35
Léon Perahia insiste beaucoup sur le fait que les Allemands avaient une certaine
considération pour les déportés grecs :
p. 39
34
Levi (Primo), Les naufragés et les rescapés, p. 58.
35
Poliakov (Léon), Auschwitz, p. 86.
38
39
Les Huns étaient étonnés par les Grecs. Ils n'arrivaient pas à comprendre comment nous,
les Grecs, nous ne nous résignions pas à notre sort. Nous ne manquions pas de gaieté ni de
courage. Malgré le surnom “ Zaloniki klepsi klepsi ” (du verbe “ voler ” en grec), ils nous
estimaient. Tous les Meister voulaient des Grecs dans leurs sections. Plusieurs fois j'entendis de la
bouche des SS que nous les Grecs nous n'étions pas des juifs, car nous ne ressemblions pas du tout
aux autres juifs. Ils se demandaient comment nous avions le courage de chanter.
Voilà un autre incident qui confirme ce que j'écris : Le gamin que j'avais installé au petit
tour, s'était fait prendre au camp avec cinquante marks sur lui. La loi du camp : un mark égale un
mort. Celui qui se faisait prendre était bon pour la corde. Ce gamin, ils l'ont arrêté, l'ont amené
chez le commandant du camp. A ce moment, le commandant était en train d'écrire quelque chose
et sans lever la tête, il lui a demandé : “ Sais-tu ce qui t'attend ” ? Et le gamin a fait avec sa main
le mouvement autour de son cou en disant “ fih ”. (C'est comme ça que faisaient les Huns quand
ils voulaient nous parler de la potence). Quand le commandant a entendu le “ fih ”
caractéristique, il a levé la tête et lui a demandé : “ Quelle est ta nationalité ? ” et le gamin
répondit : “ Grec ”. Et alors le commandant lui a dit : “ weg! ” (file !)
Solidarité
Dans presque tous les témoignages dont je dispose, les Grecs parlent de cette
solidarité qui les a protégés et les a guidés.
Ils essayent de se soutenir entre eux, ils pratiquent une solidarité étroite et se
partagent fraternellement les aubaines qui échoient à ceux d’entre eux qui sont attachés à
des Kommandos avantageux. Bien qu’il soit difficile de conserver son intégrité, sa fermeté
dans l’avilissement général, ils gardent leur humeur inaltérée, toujours égale et sereine.
Leur confiance dans l’avenir, leur volonté de survivre, leur joie de vivre profondément
ancrée, ne fléchissent guère36.
Marcel Paul, dans sa préface du livre de Pierre Durant Les Français à Buchenwald
et à Dora, écrit que les seules issues de survie aux camps étaient la solidarité et le soutien
moral mutuel. Une volonté de vivre, née très souvent chez les déportés des profondeurs de
36
Molho (Michael) In Memoriam, p. 255.
39
40
(...) Quatre fume-cigarette par soir m'assuraient quatre rations de pain et deux rations de
margarine. Evidemment le troc se faisait dans le camp. Le soir à cinq heures et demie, au départ
du camp, la cuisine nous donnait deux petits chaudrons de vingt-cinq litres de soupe. Les Polonais
qui n'étaient pas juifs ne la mangeaient pas, ce qui fait qu'on avait cinquante litres pour sept
personnes et, malgré Lévi qui pouvait engloutir une dizaine de litres à lui tout seul, un seul
chaudron suffisait. Au lieu de rendre un chaudron plein, j'ai demandé à tous les autres membres
du groupe s'ils étaient d'accord pour donner un chaudron à des amis à moi au camp. Ils
acceptèrent. Le lendemain, je suis allé trouver un copain qui faisait de la boxe avec moi à la
Maccabi, Azouz. Je me suis mis d'accord avec lui pour qu'il distribue la soupe aux amis. Il
laisserait le chaudron à un endroit précis et je le récupérerais le matin pour le rendre aux
cuisines avec le nôtre.
p. 24
(...) Un soir à Birkenau ils ont rassemblé mille deux cents filles, trop maigres ou galeuses, et les
ont brûlé. Il y avait parmi elles beaucoup de filles de Salonique. Le lendemain soir, après le
travail, les quelques Saloniciens qui avions des bons postes, nous nous sommes rassemblés pour
essayer de trouver un moyen d'éviter à nos compatriotes d'aller aux crématoires à cause de la
gale. Ce soir là, il y avait : le docteur Léon Cohen, le pharmacien Aaron Rosa qui travaillait à
l'hôpital des SS, Mikos Veissi qui était interprète, et moi. Pour que nos filles se débarrassent de la
gale, il fallait leur faire parvenir un médicament qui s'appelait Mitigal. Ce médicament n'existait
pas à l'hôpital des prisonniers, on le trouvait seulement à l'hôpital des SS. Nous avons décidé que
Aaron Rosa volerait une bouteille d'un litre, il l'introduirait dans le camp et moi je l'emmènerais à
l'usine. Si on se faisait prendre, Rosa et moi, on allait à la potence à coup sûr, puisqu'on volait du
matériel des SS. A l'Union travaillaient une centaine de Saloniciennes.
37
Durant (Pierre), Les Français à Buchenwald et à Dora, p. 11.
40
41
(...) Moi je suis allé au même travail... parce que comme je l’appris, tous ceux qui travaillaient
aux abords des crématoires tombaient sur des aubaines. D’une part ils trouvaient beaucoup de
choses - surtout des victuailles et des cigarettes que les condamnés laissaient - et d’autre part ils
prenaient tout ce qu’ils voulaient dans les affaires dont étaient chargés les trains qui s’arrêtaient
en dehors des crématoires... Ainsi, pendant tout le temps que j’ai travaillé là-bas, j’avais toujours
assez de vivres et de cigarettes pour pouvoir en donner aux autres Grecs le soir, quand je revenais
au Lager.
Mes deux frères n’étaient plus à côté de moi; j’étais resté tout-à-fait seul. De mon
quartier, là où j’avais grandi, de l’école, de mon entourage social, il n’y avait plus personne. (...)
Même mon copain Belge n’était plus là. (...) Seul, dans mon désespoir, j’ai voulu faire ce que tant
d’autres ont fait - me suicider. (...) Mais mon instinct de survie ne m’a pas permis de mettre fin à
mon martyre. (...) J’errais aux environs des cuisines en cherchant dans les poubelles comme les
rats. Soudain, j’ai vu un camion d’où ils déchargeaient de grandes quantités de betteraves, d’huile
et autres denrées pour la soupe. J’ai regardé à droite, à gauche, il n’y avait personne. Le camion
parti, j’ai pris une betterave, je l’ai cachée sous la chemise et me suis éloigné. (...) Soudain une
main derrière moi m’a arrêté, m’a obligé de me tourner et m’a donné un coup de poing, juste
entre la bouche et le nez. Je n’ai rien vu. Pendant que je me tortillais encore de douleur,
l’Allemand a levé son pied et l’a descendu avec toutes ses forces là ou l’homme a le plus mal,
entre les jambes. Je suis tombé évanoui. Je ne sais pas comment je fus transporté; quand j’ai
ouvert mes yeux je me trouvais dans mon châlit, tout-à-fait trempé. Apparemment, les Saloniciens
m’ont trouvé évanoui, m’ont jeté de l’eau et m’ont traîné au Block. Quand j’ai ouvert les yeux j’ai
entendu à côté de moi quelqu’un me disant en grec “ tu t’en es sorti par miracle... ” Les
Saloniciens qui me protégeaient ont averti le docteur Couenca...
41
42
Primo Levi exprime très bien cette volonté de vivre qu’il a constaté chez les Grecs
du camp. On pourrait penser qu’il est normal de retrouver chez nos témoins cette volonté
de vivre, puisqu’ils ont survécu pour témoigner.
(...) de ces Grecs qu’on trouve partout aux premières places, aux cuisines comme sur les
chantiers, respectés par les Allemands et redoutés des Polonais... Les voici maintenant regroupés
en cercle, épaule contre épaule, en train de chanter une de leurs interminables cantilènes... Et
ensemble ils continuent à chanter, tapent du pied en cadence et se soûlent de chansons.
Tous les cinq dimanches, on avait quartier libre. Ce dimanche là, je rassemblais outre les
Saloniciens de l'Union, tous les autres Saloniciens des autres Blocks. Nous avions créé une belle
chorale et nous chantions des chansons et des sérénades de notre pays. Nous avions deux
guitares, une mandoline et quelques belles voix. A un rayon d'environ cinquante mètres autour du
Block où on se trouvait, les SS ne laissaient passer personne et encore moins parler, pour ne pas
déranger notre chant. J'étais très frappé de voir ces monstres sanguinaires aimer à ce point la
38
Poliakov (Léon), Auschwitz, p. 82-83.
42
43
musique. Ils étaient tous émerveillés par notre refus de nous soumettre. Ils n'ont pas pu nous
priver du chant, du rire et des blagues.
(...) La première fois que je me suis mis debout, je me suis évanoui à cause de la faiblesse de mon
corps et aussi parce que j’étais resté longtemps alité. Je ne pouvais pas marcher et je ne pouvais
prendre appuis sur aucun des mes pieds, mais la volonté de vivre était si forte que j’ai décidé que
je devais marcher !
Encore un bain, cinq heures de plus à poil. J'ai dû attraper une bonne crève, parce que
l'après-midi, j'ai eu une terrible diarrhée et je n'avais même pas le temps d'arriver aux toilettes,
qui se trouvaient au premier étage. J'ai dégotté une vieille gamelle, ce qui m'a évité de faire sur
moi. C'était un copain qui la vidait. Le lendemain matin, je ne voulais rien manger. Vers onze
heures, le Stubendienst est venu pour m'arracher de mon lit. Mon lit se trouvait au troisième
niveau. Cet homme a grimpé au premier niveau, m'a attrapé et m'a jeté à terre. Comme si ma
chute ne lui avait pas suffi, il a commencé à me rouer de coups. Au moment où mon désespoir me
faisait penser qu'il ne me restait plus qu'à mourir, les coups du Stubendienst ont déclenché la
révolte en moi et je lui ai dit : “ Ecoute moi, je ne compte pas mourir. Je vais vivre pour me
venger ”.
Léon Poliakov dans Auschwitz, et Primo Levi à plusieurs reprises dans ses livres,
parlent des deux sujets tabous dans le camp : les crématoires et la nourriture. Or, dans les
témoignages des Grecs on retrouve des blagues qui reviennent à propos des crématoires et
des longues discussions à propos de la façon de cuisiner tel ou tel mets. Faire de l’humour
noir à propos des fours crématoires était leur façon d’exorciser la peur en l’intégrant dans
leur vie quotidienne sous forme de taquinerie mutuelle.
43
44
(...) Les filles surtout, souffraient beaucoup et nous on essayait par tous les moyens de leur faire
oublier le froid, on faisait du feu, bien que régulièrement les Allemands ou les Kapo venaient
l’éteindre. Cela ne nous empêchait pas d’en allumer un autre. Moi, j’essayais d’expliquer à
Ninetta et à d’autres filles comment les Allemands ont tué tant des milliers de gens, leur système,
comment nous brûlions les corps. Bien qu’elles voyaient tout cela, elles refusaient de le croire. Je
leur expliquais parce que nous, les Sonderkommando, nous étions sûrs qu’on n’allait pas survivre,
ils allait nous tuer avant la libération parce que nos yeux avaient vu plus qu’il ne le fallait.
Ce n’était pas une raison pour que l’on ne soit pas de bonne humeur, et même plus !
Même que je montais des pièces de théâtre et ils étaient tous très contents, et plus précisément, le
1 janvier 1945, j’ai donné une représentation dans le Auskleidungsraum du Crématoire I, où il y
avait et Ninetta et Paulina. Apparemment toutes et tous ont été très contents.
p.66
(...) On se rassemblait à quelques Grecs et chacun d’expliquer à l’autre comment on cuisine les
haricots.
(...) Au-dessus du portail du camp il était inscrit : “ Arbeit macht frei ” (Le travail rend libre).
Quelle ironie ! La liberté sortait par la cheminée des crématoires ! Nous les prisonniers nous
avions l'habitude de dire : “ Arbeit macht frei, crématorio drei ”.
p.15
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Les Polonais employaient très souvent le mot “ kourva ” (putain). Ne connaissant pas le
mot, on pensait qu'ils parlaient de courbes et on se demandait en quoi les courbes les intéressaient
tant. Ils disaient aussi le mot “ pierounie ” (éclair). En grec, “ pirouni ” veut dire fourchette. On
disait alors, “ peu importe, fourchette ou cuiller, où est la bouffe ? ” “ Wo ” en allemand veut
dire “ où ”. En ladino, “ vo ” veut dire “ irai-je ” ? Le Kapo voyait Alberto Angel aller aux
toilettes et lui demandait : “ Wo Angel? ” Angel lui répondait alors en ladino : “ Que vayas y que
nunca vayas, tu sos el Kapo, a mi me demandas ? ” (Vas et crève, le Kapo c'est toi, c'est à moi que
tu le demandes ?) Malgré notre misère, nous ne manquions pas d'humour.
p.41
J'ai déjà dit que les Huns nous distinguaient des autres parce qu'ils voyaient que, malgré
le tragique de notre situation, la chanson, les taquineries et les blagues étaient toujours de mise.
Quand j'allais aux machines où travaillaient les Grecs, ma façon favorite de les taquiner était de
leur compter les semaines de vie qui restaient à chacun d'eux. Nous avions appris à mépriser la
mort. Savoir quand ils allaient nous tuer, nous importait peu. Quand les Saloniciens me
demandaient à combien de semaines j'évaluais ma propre vie, je leurs disais que si un seul
survivrait des dix-huit milles prisonniers d'Auschwitz, ce serait sûrement moi. J'avais la
conviction que le crématoire ne m'aurait pas. Par contre, j'envisageais la possibilité de mourir sur
la potence pour sabotage.
Appartenance nationale
Michel Pollak écrit que le sentiment d’appartenance nationale à fait défaut aux juifs
dans les pays marqués d’un antisémitisme officiel - ce qui est le cas de presque tous les
pays d’Europe centrale et de l’Est.39 Or, au moment où les Grecs arrivent au camp, ils y
trouvent des juifs provenant justement des pays de l’Europe centrale et de l’Est.
Beaucoup de ces Grecs avaient participé aux combats au sein de l’armée grecque
contre les Italiens en 1940 sur le front d’Albanie. Cette guerre glorieuse avait galvanisé le
39
Pollac (Michel), L’Expérience Concentrationnaire, p. 246.
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sentiment d’appartenance à une nation et les juifs grecs ont assimilé l’esprit
d’insoumission et de liberté qui soufflait sur la Grèce juste avant leur déportation.
De toute façon ceux des Grecs qui restent en vie à l’arrivée au camp sont les jeunes,
donc ceux qui sont nés dans une Salonique grecque. Ils ont eu une éducation grecque à
l’école, ils ont des copains grecs, ils partagent les idéaux grecs. Leur double appartenance à
la Grèce et au peuple séfarade, ne fait que renforcer leur cohérence sociale.
Etrangement, au camp, c’est leur appartenance nationale qui prévaut dans leur
différenciation volontaire des autres juifs, qui pourtant sont des juifs différents, par leur
langue et par leurs traditions. Ils auraient pu se sentir différents parce que séfarades, ils se
sentent différents parce que Grecs.
L’idée d’une Patrie, leur Patrie, la Grèce, est présente pratiquement dans tous les
témoignages. Le fait que certains parmi ces survivants n’ont pas voulu refaire leur vie à
Salonique, n’indique que leur difficulté de vivre dans une ville où manquerait outre la
famille, toute une partie de sa population.
Marcel Nadjari, Chronique 1941 - 1945, p. 12 et 21, Extraits du manuscrit trouvé enfouit
près des fours crématoires d’Auschwitz en octobre 1980.
(...) Je meurs content puisque je sais qu’en ce moment notre Grèce est libérée. Moi je ne survivrai
pas, mais au moins vont survivre mes derniers mots qui seront : Vive la Grèce!
(...) “ Sami, réveille toi ! Nous sommes libérés ! Ne nous lâche pas dans un moment pareil ! ” Ils
tenaient un drapeau grec qu’ils avaient confectionné avec des chiffons trouvés ca et là et ils
chantaient notre hymne national : “ Salut à toi Liberté ”...
(...) Ils m’ont envoyé trois mois en France, où je me suis tout-à-fait rétabli, et puis je suis rentré en
Grèce, ma chère Grèce, en embrassant la terre et en pleurant de joie.
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(...) Aux Saloniciens de l'Union j'avais appris à chanter la marche grecque “ Rosiers, roses, fierté
du printemps ”. Quand nous sortions du camp le soir pour aller au travail, le premier bataillon
n'était constitué que de Saloniciens. On entendait le chef des SS qui nous escortaient, crier
“ Greks singen ” (Grecs, chantez). Je leur avais appris la marche à un tempo saccadé. Nos voix
vibraient d'émotion en chantant les jours de gloire de notre Patrie.
Conclusion
Primo Levi dit que les Grecs du Lager, dépositaires d’une sagesse où confluent les
traditions de toutes les civilisations méditerranéennes, constituaient “ le groupe national le
plus cohérent et de ce point de vue le plus évolué ”.40
Elie Wiesel, dans la préface pour le livre de Jacob Handali, écrit à peu près la
même chose:
Je me rappelle qu’au camp, dans mon Block il y avait des juifs de Salonique. Eux ne comprenaient
pas mon yiddish, et moi je ne comprenais pas leur grec ou leur ladino. Malgré cela j’aimais me
trouver parmi eux. Ils étaient bienveillants, ils n’insultaient personne, ils n’étaient pas violents.
En deux mots, ils ne marchaient pas sur des cadavres. Leur solidarité nous laissait tous ébahis. 41
Nous avions décidé de nous retrouver entre Italiens, tous les dimanches soir, dans
un coin du Lager; mais nous y avons bientôt renoncé parce que c’était trop triste de se
compter et de se retrouver à chaque fois moins nombreux, plus hideux et plus sordides. Et
puis c’était si fatigant de faire ces quelques pas, et puis se retrouver, c’était se rappeler et
penser, et ce n’était pas sage.42
C’est ainsi que Primo Levi décrit la façon dont les Italiens ont mis fin à leur tentative du
début à se retrouver, à garder le contact pour essayer de se soutenir.
40
Levi (Primo), Si c’est un homme, p. 103.
41
Jacob Handali, De la Tour Blanche aux portes d’Auschwitz, p. 12.
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On pourrait dire qu’au contraire, les Grecs ont cherché jusqu’à la fin à se retrouver,
ils cherchaient justement à ne pas oublier, ils faisaient tout pour ne pas se fondre dans la
masse des détenus et surtout, s’encourageaient mutuellement.
Dans Lilith, Primo Levi écrit à propos de Lorenzo : Dans le climat de violence et
d’abjection d’Auschwitz, un homme qui aidait d’autres hommes par pur altruisme était
43
incompréhensible, étranger, comme un sauveur venu du ciel...
Or, les Grecs qui vivaient en contact avec leur groupe, avaient réussi à conserver les bases
de la civilisation humaine, justement peut-être parce qu’ils continuaient à vivre dans le
cadre d’une société, leur société. Ils ont gardé des repères d’un monde révolu dans le camp.
Ils ont continué à vivre avec les règles d’éthique et de solidarité, sans participer à
l’avilissement ambiant, ils ont transposé leur groupe dans un nouvel environnement et ont
essayé de survivre ensemble. Faire partie d’un groupe, d’une société, avait encore une
signification pour eux.
Si les Séfarades ont constitué une communauté juive bien particulière au fil des
siècles dans une Europe globalement hostile aux juifs, ils ont vraisemblablement gardé
cette particularité jusque dans le lieu même de leur anéantissement, le camp d’Auschwitz -
Birkenau.
Elie Wiesel dans son livre La nuit, raconte ce qu’un vieux voisin de lit dans le
camp lui a dit, et qui reflète bien le fait qu’il ne fallait se fier à personne pour pouvoir
survivre : J’ai plus confiance en Hitler qu’en aucun autre. Il est le seul à avoir tenu ses
promesses, toutes ses promesses, au peuple juif.
42
Levi (Primo), Si c’est un homme, p. 45.
43
Levi (Primo), Lilith, p. 75.
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Mais quelle serait la différence entre les Séfarades et les Ashkénazes, puisqu’on
peut supposer que les Ashkénazes ont aussi un fort sentiment d’appartenance au peuple
juif. Serait ce la différence entre les peuples méditerranéens et ceux du Nord? Cette
fameuse “ joie de vivre ” et l’ouverture de ces peuples vers “ l’autre ”?
A mon avis, la Shoah est une partie de l’Histoire, qu’on pourrait représenter comme
une succession de pages vides, seule image adéquate à refléter cette rupture dans le sens de
l’Histoire de l’Humanité.
44
Dans le dossier de presse pour la sortie de son film “ Shoah ”, Claude Lanzmann dit : L’Holocauste est soit légende,
soit présent, il n’est en aucun cas de l’ordre du souvenir. Le film que j’ai réalisé est un contre-mythe, c’est à dire une
enquête sur le présent de l’Holocauste ou à tout le moins sur un passé dont les cicatrices sont encore si fraîchement et
si vivement inscrites dans les lieux et dans les consciences qu’il se donne à voir dans une hallucinante intemporalité.
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BIBLIOGRAPHIE
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Morin (Edgar), Vidal et les siens, Paris, Seuil, 1989, 367p.
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Lévy, 1951, 397p., préface de Mauriac (François).
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Wiesel (Elie), La nuit, Paris, Les éditions de minuit, 1958, 178p.
Receuil de témoignages
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Témoignages directs
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