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LA PLACE DE L’ANIMAL NON HUMAIN

DANS LA QUESTION ENVIRONNEMENTALE.


Vers une éthique environnementale et animale intégrée ? 

Introduction : la politisation de l’éthique environnementale et animale.


Première partie : la structure sacrificielle de l’éthique environnementale.
Deuxième partie : la structure sacrificielle de la politique ou la déconstruction de la démocratie
pour penser la question environnementale.

Introduction

J’aimerais vous présenter mes réflexions en cours sur l’éthique tant environnementale qu’animale en
lien avec la question environnementale. Mes travaux de recherche portent sur l’éthique animale
principalement mais j’essaie d’y intégrer de plus en plus la question environnementale pour plusieurs
raisons que je vais tenter d’expliquer. Je travaille plus exactement dans deux domaines assez
classiques du savoir : d’une part la philosophie politique et morale (philosophie animale) et d’autre
part l’anthropologie (anthropologie de la nature). La thèse que j’aimerais vous exposer est très simple :
je pense que l’humanité est en train de vivre une phase d’unification culturelle due à son entrée dans
l’anthropocène. Et cette entrée dans l’anthropocène doit s’accompagner de grandes conséquences
éthiques et politiques. Si en effet l’anthropocène oblige en effet à penser à nouveaux frais les relations
entre ce qui s’appelle la nature et l’histoire humaine vers une interdépendance radicale, ce nouvel âge
de l’humanité (comme une figure inédite de l’humanité) devrait avoir aussi des répercussions sur les
manières de faire de la politique et en conséquence et sur la création et l’invention de nouveaux liens
politiques entre humanité et nature, non plus, au fond, comme l’âge classique nous a appris à le faire, à
savoir vers une extension de la souveraineté humaine à toute la nature, conception de l’homme
(anthropocentrisme) qui est très probablement l’un des facteurs essentiels de cet avènement de
l’anthropocène si l’on pense cet anthropocentrisme comme la consécration de l’appropriation humaine
de la nature par l’homme. Le moment est venu de penser une nouvelle souveraineté, laquelle ne serait
plus comme elle l’a été jusqu’à maintenant, absolue et indivisible, mais bien plutôt, une souveraineté
divisible, c’est-à-dire partageable entre l’homme, la nature et les animaux. L’objectif de cette
souveraineté divisible est de parvenir à établir des relations inédites de type politique entre différentes
communauté non seulement au-delà de l’opposition entre nature et culture mais aussi au-delà de
l’opposition entre humanité et animalité. Car il ne fait maintenant plus aucun doute que c’est le
dualisme entre nature et culture qui est à l’origine de la crise environnementale en raison de notre
incapacité à penser selon une logique de l’interdépendance de cette même humanité avec la nature et
les animaux.
Autrement dit, il s’agit de prendre en compte, ce qui n’a jamais été fait pour le moment, l’idée que
cette humanité ne peut plus être pensée comme seule force souveraine visant à faire de la nature et de
la vie animale (domestication aussi) des instruments d’appropriation en vue de satisfaire les seuls
intérêts humains souvent réduits à des intérêts économiques. Il s’agit donc de revoir pour les
déconstruire les concepts politiques de souveraineté, d’appropriation, de pouvoir, de réduction et de

1
propriété, concepts qui font système en Occident, pour y introduire de la divisibilité comme partage du
pouvoir politique et donc de ne plus faire de l’humanité une catégorie séparée de la nature comme
ressources, mais d’y introduire par la politique et le droit (déconstruction du droit aussi), la question de
la co-responsabilité partagée. Cette co-responsabilité partagée entre les hommes, l’environnement et
les animaux, ferait des partenaires de ces trois entités métaphysiques et politiques et ce dans le cadre
d’un nouveau cosmopolitisme politique qui aurait d’abord déconstruit tout anthropocentrisme pour
laisser place à une démocratie mondiale dans laquelle de nouveaux acteurs, d’un genre politique
entièrement nouveaux, interviendraient, à savoir des communautés politiques hybrides, défendant, par
exemples, des espaces naturels devenus politiques où humains et animaux seraient ensemble des
acteurs majeurs de la transformation de la nature, mais une transformation marquée par le partage du
pouvoir politique sur le monde et l’environnement totalement repensé. Autrement dit, un
cosmopolitisme non fondé sur la souveraineté humaine comme maintenant, mais axé sur l’inclusion
des éléments naturels et animaux, des vivants non humains, dans le cadre d’un nouveau partage
démocratique du pouvoir…Une démocratie-monde ou mondiale où une humanité hybride pourrait
enfin prendre au sérieux les problèmes complexes posés par l’entrée de tous les vivants, humains
comme non humains, dans l’anthropocène.
Je me propose donc de décrire ce programme inséparablement éthique et politique à partir d’un auteur
sur lequel je travaille depuis plusieurs années, Jacques Derrida, qui a beaucoup réfléchi sur ces
questions concernant vie politique et vie animale et monde. La question animale est rarement pensée
en lien étroit avec celle de la démocratie. Cette faiblesse théorique de la philosophie animale
contemporaine mérite d’être interrogée afin de critiquer et déconstruire ce déficit démocratique propre
à la question animale. Plus précisément, les philosophies de la libération animale, dans leur immense
majorité, souffrent d’un manque de réflexion politique qui explique plus fondamentalement qu’il soit
encore rarement fait mention de la nécessité de politiser cette question animale, mais selon une
orientation forte vers une prise en compte de toute vie animale à l’intérieur du processus démocratique
lui-même. Cette prise en compte des animaux politiques ne peut que se transformer vers ce que l’on
peut nommer une démocratie animale à venir dont les principales orientations constitueront le contenu
de ce texte qui se veut comme programmatique tant sur un plan politique qu’éthique et
épistémologique. Notre thèse est que cette démocratie animale bouleverse ce que nous entendons non
seulement par démocratie, mais plus fondamentalement par question animale, droit des animaux et par
conséquent par éthique animale. La question de savoir comment faire entrer les animaux en
démocratie sera le fil conducteur de cet essai qui s’inscrit dans la philosophie animale de Jacques
Derrida dont la philosophie est une réflexion approfondie sur cette possibilité démocratique d’un genre
nouveau ouverte sur la question animale. En réalité, la déconstruction derridienne est une philosophie
de la libération animale d’un genre particulier. Telle est la très forte et très radicale thèse à laquelle
aboutissent de plus en plus de travaux préoccupés par le sort tragique que nous réservons aux vivants
non humains. Mais, en même temps, la philosophie animale derridienne s’écarte des voies classiques
de la tradition philosophique de type analytique, qu’elle soit utilitariste avec Peter Singer ou encore
kantienne avec Tom Regan. La déconstruction derridienne invente donc sa propre voie pour penser
une forme de libération animale vue comme sortie de la violence inséparablement politique,
économique et scientifique à laquelle nous soumettons tous les animaux sans exception. Comment
sortir du temps de la persécution infligée aux animaux ? De plus, cette même déconstruction part d’un
constat qui la sépare des philosophies analytiques de la libération animale et selon lequel les animaux
ne sont toujours pas entrés dans la sphère de la considération morale. Autrement dit, les concepts
philosophiques qui gouvernent l’éthique et la politique, et donc le droit, ont toujours exclu et continue
à exclure les animaux de l’idée d’un partage communautaire avec les hommes. Parmi ces concepts
moraux, celui de justice reste encore le privilège de l’humain en tant qu’il est le seul vivant dont la vie
fasse l’objet d’une évaluation morale, laquelle produit les catégories fondamentales de toute
communauté éthique et politique digne de ce nom : ces catégories sont précisément celles de justice et
d’injustice. Elles font que l’homme est pensé en Occident comme celui dont la vie n’a de sens qu’entre

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justice et injustice, à savoir qu’entre bien et mal alors que l’animal est exclu de cette catégorisation.
C’est ce qu’explique Derrida dans son livre Force de loi, qui peut être analysé comme une
déconstruction des catégories humanistes qui gouvernent le droit humain comme spécisme radical :
Ce qu’on appelle confusément l’animal, donc le vivant en tant que tel et sans plus, ce n’est pas un
sujet de la loi et du droit. L’opposition du juste et de l’injuste n’a aucun sens pour ce qui le concerne.
Qu’il s’agisse de procès d’animaux (il y en a eu) ou des poursuites contre ceux qui infligent certaines
souffrances aux animaux (telles législations occidentales en prévoient et parlent non seulement des
droits de l’homme mais du droit de l’animal en général), ce sont là soit des archaïsmes, soit des
phénomènes encore marginaux, non constitutifs de notre culture 1.
Dire que l’animal n’est pas, et n’a jamais été au fond, un sujet de la loi et du droit revient à dire que ni
la loi ni par conséquent le droit ne pensent l’animal comme un sujet. Loi et droit pensent certes
l’animal mais en recourant à des catégories opposées à celles de sujet, laquelle est fondamentalement
la catégorie majeure de la politique moderne. Etre un sujet veut dire être porteur d’une subjectivité que
le droit et la loi ont comme obligation de protéger mais aussi de contribuer à respecter afin de
permettre à ce même sujet de continuer à vivre selon des perspectives infinies de réalisation et de
production. L’animal échappe donc à cette logique de protection et de production de subjectivité dans
la mesure où il est pensé comme ne disposant pas d’une subjectivité, à savoir d’un soi propre qu’on
peut également nommer ipséité. Le soi est l’origine de toute subjectivité et de tout sujet en tant qu’il
constitue ce qu’il faut protéger, préserver et étendre sans fin prédéterminée. Le concept de justice est
par conséquent ce qui contribue à perpétuer cette subjectivité productrice du sujet moderne alors que
l’injuste, mais l’une est inséparable de l’autre comme supplément, est tout ce qui empêche la
production et la perpétuation de cette ipséité constitutive de subjectivité en tant que maîtrise d’un soi
censé être le propre de l’homme et du sujet politique. Ce sont ces catégories juridico-politiques qui
fondent en Occident la souveraineté, lesquelles catégories ne prennent pas en compte l’animal dont
l’individualité continue à être pensée en dehors d’elles. Sa vie ne peut donc pas s’inscrire dans les
catégories de justice ni d’injustice car elle échappe à celles de bien et de mal. En occident, sa vie
même est pensée en dehors de cette limite morale et juridique qui produit de manière performative la
loi et le droit, mais aussi donc la subjectivité en tant que souveraineté, si l’on pense le souverain
comme ce qui est à lui-même sa propre fin.
Autrement dit, dans notre culture, le sujet n’est pas seulement ce vivant qui a un soi, mais plus
fondamentalement et ontologiquement celui dont le soi a une valeur éthique et politique qui s’incarne
dans la loi et le droit comme institutions historiques de la souveraineté humaine. La vie même du sujet
s’inscrit donc dans un espace éthique à partir duquel et dans lequel les notions politico-morales de
juste et d’injuste prennent sens. A contrario, l’animal est ce vivant qui échappe et doit échapper à cet
espace producteur de souveraineté individuelle, inséparablement éthique et politique. D’où le « fait »,
qui est une construction juridique de type anthropologique, que, comme l’écrit Derrida, « l’opposition
du juste et de l’injuste n’ a aucun sens pour ce qui concerne l’animal » dans la mesure où celui-ci est
pensée en Occident en dehors de tout cadre moral, lequel est réservé aux notions de bien et de mal que
l’homme s’est approprié par la force. Ces notions sont la propriété morale de l’homme tout comme sa
propriété juridique. Cette idée du droit comme étant la propriété morale de l’homme explique
pourquoi la notion de « droit de l’animal » décrit encore un phénomène marginal, « non constitutif de
notre culture », comme l’écrit Derrida. Autrement dit, dans notre culture, cette notion de « droit de
l’animal » ne rencontre ni ne trouve aucun sens pour le moment, et ce non pas seulement dans le droit
lui-même, mais plus fondamentalement dans tous les domaines d’existence où l’homme exerce son
pouvoir, c’est-à-dire sa souveraineté, laquelle offre à l’humanité un monopole sur le politique et
l’éthique censés relever du propre de l’homme.

1
Jacques Derrida, Force de loi, page 42. 

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Or la philosophie animale de Derrida peut être interprétée comme une déconstruction des notions
mêmes de « droit » et de « loi » en tant que celles-ci contribuent à inventer ce sujet souverain qu’est
l’homme. Mais de telles notions humanistes sont aussi à l’origine de la notion d’animal, autre cible de
la déconstruction derridienne. Cela revient donc à dire que déconstruire le concept d’homme qui se
trouve au fondement de la loi et du droit est ce à quoi se consacre une telle philosophie animale d’un
genre nouveau puisqu’elle repose sur la thèse d’une inséparabilité première entre ces deux
constructions juridico-philosophiques que sont donc l’homme et l’animal. Cette invention qu’est
l’homme dépend en réalité de cette autre construction imaginaire qui s’appelle l’animal. La radicalité
philosophique de cette thèse peut donner lieu à deux décisions philosophiques diamétralement
opposées : soit conserver ces concepts philosophico-juridiques d’homme et d’animal, mais aussi ceux
de droit et de loi au risque de voir se perpétuer la violence politique qui s’exerce sur les animaux ou
bien alors les déconstruire en profondeur en vue de nouveaux rapports aux animaux, rapports réfléchis
dans de nouvelles catégories éthiques et politiques qui restent à inventer en grande partie. Cette
déconstruction nécessaire ouvre donc la voie à un immense chantier théorique qui pourrait se nommer
un « antispécisme juridique » comme possibilité de déconstruire le concept même de droit au
fondement de notre modernité à travers la catégorie majeure, celle de « droit de l’homme » comme
ultime et décisive cible de la déconstruction qui peut être interprétée, comme elle se préoccupe de la
question animale, comme antispécisme juridique radical. Il est maintenant de plus en plus évident que
Derrida aura conduit cette déconstruction du spécisme juridique comme aucun autre penseur de la
libération animale et cela en vue d’inventer un autre droit ouvert sur la question animale.
Si j’insiste sur la position de Derrida dès le départ de ma réflexion sur le conflit des deux éthiques,
c’est pour montrer qu’il y a comme une structure ontologique commune reliant des auteurs qui l’on
croyait très différents (Derrida et Callicott par exemple), structure ontologique commune marquée par
un refus de tout anthropomorphisme selon lequel il serait dangereux d’étendre des catégories
humanistes à d’autres vivants que les humains, catégories comme celles de droits, de subjectivité, de
loi…Plus généralement il y a comme une complicité entre les thèses de l’éthique environnementale et
celles de l’éthique animale dans la mesure où, si l’on s’en tient encore à ces deux théoriciens, il serait
même dangereux de tomber dans cet anthropomorphisme contraire aux intérêts des animaux pour
Derrida et aux intérêts propres de l’environnement pour Callicott. Or cette complicité est seulement
apparente car dans le cas de la philosophie de la vie animale derridienne, il s’agit de déconstruire la
métaphysique tellement contraire aux intérêts des animaux en montrant que ses catégories sont certes
déconstructibles, sont à déconstruire et se déconstruisent en permanence sous nos yeux, mais dans le
but de réinventer d’autres catégories plus à même de faire entrer les animaux dans la communauté
naturelle, morale et politique des hommes alors que Callicot se contente de dénoncer ces catégories
lorsqu’elles sont appliquées aux animaux pour verser dans un anthropocentrisme radical qui est peut-
être l’une des marques importantes de l’éthique environnementale actuelle profondément marquée par
la structure sacrificielle de ses concepts.
Ils partent tous les deux du même constat mais ils arrivent à des concluions diamétralement contraires
et conflictuelles qui expliquent le conflit encore actuel entre ces deux éthiques : Derrida se demande si
dans ces catégories de la métaphysique occidentale, une fois déconstruite, une place peut être réservée
à la question animale, au risque de vider de leur contenu des catégories fragiles et somme toute assez
récente dans l’histoire de l’humanité comme celle de démocratie sur laquelle nous allons revenir
(démocratie animale) alors que Calicott assume son anthropocentrisme radical qui est au fond un
naturalisme profond (reposant sur la fausse distinction entre nature et culture déconstruite par les
penseurs actuels qui comptent pour penser à nouveaux frais la question animale d’un point de vue
politique (Derrida, Descola et Latour principalement) alors que chez Derrida on trouve un
antinaturalisme radical qui pourrait générer du politique incluant et intégrant les animaux et
l’environnement dans la nouvelle question politique de la nature. D’où le conflit indépassable pour le
moment de ces deux éthiques irréconciliables passant par des oppositions très fortes comme celles
opposant naturalisme et antinaturalisme d’une part, anthropocentrisme et anthropomorphisme d’autre

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part, lesquelles oppositions sont les principaux obstacles théoriques à une fusion des éthiques animale
et environnementale, fusion qui ne peut s’opérer que par une politisation radicale de leurs concepts
respectifs.

I- La structure sacrificielle de l’éthique environnementale.


L’histoire de l’évolution de l’éthique environnementale et de l’éthique animale à partir de la fin des
années 70 montre que ces deux courants sont profondément marqués par une opposition théorique
assez radicale qui explique en grande partie qu’il soit difficile de pratiquer ces deux recherches
d’éthique appliquée en même temps. On peut dire pour simplifier la question que ces deux domaines
de l’éthique appliquée se font une guerre qui date précisément de l’année 1980 avec la publication de
l’article important de J.Baird Callicot publié sous le titre « Animal Liberation : A triangular Affair », à
l’origine de relations très conflictuelles et polémiques donc entre ces deux éthiques que je voudrais
réconcilier.
Si l’on examine les motifs de cette guerre des éthiques en prenant en compte les arguments de
Callicot, l’on s’aperçoit que ce qui semblait une simple différence d’échelle spatiale des problèmes
posés (l’éthique environnementale prenant en compte des régions de taille très variable, de la niche
écologique à l’écosystème ; de l’ensemble autorégulé des écosystèmes, des communautés biotiques et
de leurs milieux abiotiques à la totalité de la biosphère terrestre d’une part et d’autre part, l’éthique
animale s’interrogeant sur la responsabilité des hommes à l’égard des animaux pris individuellement),
l’on s’aperçoit alors que cette différence entraîne une approche fondamentalement distincte de la
nature et des processus qui y sont à l’œuvre. Résumons le principal argument à l’origine de cette
opposition théorique dans laquelle nous nous trouvons malheureusement encore. La raison pour
laquelle les partisans de l’éthique animale ne sont pas de bons environnementalistes tient précisément
au fait que l’éthique animale prend en compte les intérêts individuels des animaux, je dirais leur
singularité irréductible et par conséquent est incapable de garantir une protection aux ensembles
naturels plus vastes tels que les écosystèmes mais aussi tient au fait que c’est justement cet
environnement naturel qui n’est jamais pris en compte dans le cadre de cette éthique animale. Il est
vrai que l’éthique animale prend en compte l’environnement naturel mais dans le but de prendre en
compte la parenté entre les diverses formes de vie reliant vivants humains et vivants non humains. De
là la question fondamentale en éthique animale sur laquelle nous reviendrons pour en montrer
justement les enjeux politiques, à savoir l’une des thèses fondamentales de l’éthique animale, tant
anglo-saxone que continentale : pourquoi des vivants fondamentalement semblables sur le plan
biologique (Darwin) sont-ils traités de manière si différente (spécisme).
Plus précisément, les penseurs de l’éthique animale (de Singer à Derrida) sont donc préoccupés par
une prise en compte strictement individualiste du bien être animal dans le sillage de Peter Singer et
font donc de la sensibilité un critère en soi suffisant et pertinent d’inclusion des animaux dans la
communauté morale, je rajouterai, dans la communauté politique. Or, pour Callicott, ils ont choisi ce
qu’il appelle « la voie de la lâcheté » parce qu’ils considèrent que la souffrance est
inconditionnellement un mal voire le mal absolu dont il faut se préserver et qu’il faut éviter. Or la
douleur, dit Callicott, est « une méthode merveilleuse, affûtée par l’évolution, pour fournir des
informations organiques importantes ». Voici très exactement le principal argument de Callicott utilisé
dans l’article cité avant contre l’éthique animale qui me semble être un argument sacrificiel qu’il faut
déconstruire :
La douleur (…), c’est fondamentalement de l’information. Chez les animaux, elle informe le système
nerveux central d’un stress, d’une irritation, d’un traumatisme, situé dans les régions périphériques
de l’organisme. Un certain niveau de douleur est bel et bien désirable dans des conditions organiques
optimales, à titre de stimulant – requis pour maintenir l’organisme en peine santé, en forme (…)

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Vivre, c’est être inquiet, éprouver de la douleur et du plaisir, et puis mourir tôt ou tard. C’est la façon
dont marche le système. Si la nature comme un tout est bonne, alors la douleur et la mort sont bonnes
aussi
Autrement dit, l’éthique animale individualiste est une éthique prophylactique qui refuse la douleur et
la souffrance des animaux qui sont en fait le propre de toute vie. Le propre de la vie, la vie organique,
tant naturelle qu’animale (et donc l’environnement est directement concerné) est qu’elle ne fait jamais
preuve ni de pitié ni de justice et rend inséparables angoisses, douleurs, frustrations et souffrances
intenables. Il est donc ridicule de chercher à faire prévaloir des restrictions normatives qui n’ont de
sens qu’à l’intérieur des communautés strictement et purement humaines. Le projet éthique animaliste
consistant à exporter au-delà des frontières des communautés humaines des catégories morales et
politiques qui n’ont de sens et de validité que pour elles et elles seules, ne peut engendrer que des
monstruosités théoriques pour beaucoup de théoriciens de l’éthique environnementale. Il y a donc au
fondement de cette éthique animale individualiste comme une éthique anthropomorphique des droits
des animaux (un anthropomorphisme juridique donc) qui prétendrait pouvoir offrir le cadre au sein
duquel une éthique de l’environnement pourrait se développer, il y donc au fondement de toute éthique
animale un profond déni de réalité où on retrouve ici le conflit entre l’anthropomorphisme et
l’anthropocentrisme, l’éthique animale serait anthropomorphique et l’éthique environnementale serait
anthropocentrique :
Entreprendre de protéger les droits de tous les membres, pris un à un, d’un écosystème reviendrait
(…) à vouloir interrompre tous les processus trophiques au-delà de la photosynthèse – et même dans
ce dernier cas, il nous faudrait encore nous prononcer moralement sur les menaces que fait peser sur
la vie (et donc sur les droits) la compétition entre les plantes pour capter la lumière du soleil. Une
éthique pour la protection de la nature aurait bien du mal à démarrer du bon pied si, dès le départ,
elle condamne comme injustes et immorales les asymétries trophiques qui sont au cœur des processus
évolutifs et écologiques.
Callicott va même aller jusqu’à élaborer des scénarios-catastrophes pour dénoncer toute éthique
animale, scénarios-catastrophes ayant tous un rapport très étroit avec la question environnementale.
°La libération dans la nature sauvage des animaux domestiques : scénario également défendu par
Claude lévi-Strauss mais du point de vue d’une éthique animale nourrie de son savoir anthropologique
sur lequel je reviendrai. Conséquence majeure de cette libération animale au sens littéral : ces animaux
domestiques libérés entreraient en compétition avec les animaux sauvages et pourraient provoquer
l’extinction de certaines espèces.
°Le végétarisme : les animaux domestiques seraient entretenus aux frais de la communauté humaine,
sans être mangés et sans mener sur eux aucune douloureuse expérience, mais cela supposerait de
mettre en culture des terres vierges pour les nourrir en détruisant du même coup des espèces et des
habitats sauvages.
°L’extinction d’espèces animales : les bénéficiaires de cette extinction seraient détruits en étant
sauvés ! Paradoxe du perfectionnement moral de cette éthique animale qui deviendrait à son tour
sacrificielle !
Or la thèse que nous défendons pour favoriser cette tant nécessaire intégration des deux éthiques est le
transfert de souveraineté entre humains et animaux alors même que ce transfert doit impliquer un tel
partage de souveraineté en vue au fond de montrer que dans l’anthropocène, c’est précisément
l’ « anthropos » qui s’est attribué la totalité des pouvoirs sur le monde et la nature au détriment de tous
les animaux, espèces domestiquées comme espèces sauvages. Un tel programme philosophique de
déconstruction des catégories politiques humanistes pourrait bien être fourni par la philosophie de
Derrida que je vais expliciter dans ce qui suit et appliquée à la question de la nature en dépassant le
dualisme nature –culture qui a fait obstacle à la réconciliation des deux éthiques jusqu’à maintenant.

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II- La structure sacrificielle de la politique moderne et la question de la « nature ».
Cette déconstruction rationnelle du droit est inséparable, pour penser la question animale en
profondeur, d’une radicalité éthique et politique de la philosophie animale derridienne qu’il nous faut
expliciter :
Si j’avais à redonner un sens, le plus difficile, le moins médiocre, le moins modéré, au mot usé voire
déconsidéré de « raisonnable », je dirais que « raisonnable » serait le pari raisonné et argumenté de
cette transaction entre les deux exigences apparemment inconciliables de la raison, entre le calcul et
l’incalculable. Par exemple, entre les droits de l’homme, tels que l’histoire d’un certain nombre de
performatifs juridiques les a déterminés et enrichis d’une déclaration à l’autre depuis plus de deux
siècles, et l’exigence de justice inconditionnelle à laquelle ces performatifs seront toujours
inadéquats, ouverts qu’ils sont sur leur perfectibilité (…) et exposés à une déconstruction rationnelle
qui questionnera sans fin leurs limites, leurs présupposés, les intérêts et les calculs qui commandent
leur mise en œuvre, leurs concepts – à commencer par les concepts de droit et de devoir et surtout le
concept d’homme, l’histoire du concept d’homme, du propre de l’homme, de l’homme comme « zoon
logon ekhon » ou « animal rationale ». Il est rationnel, par exemple, au moment où l’on accrédite,
développe, perfectionne et détermine les droits de l’homme, de continuer à interroger, de façon
déconstructive, toutes les limites qu’on a cru reconnaître quant à la vie, quant à l’être de la vie et à la
vie de l’être (et c’est presque toute l’histoire de la philosophie), entre le vivant et le mort, le présent
vivant et ses autres spectraux, mais aussi entre le vivant dit proprement humain et le vivant dit
animal2.
Il s’agit donc « d’interroger, de façon déconstructive, toutes les limites (…) entre le vivant dit
proprement humain et le vivant dit animal » à l’intérieur même du droit dans le cadre de ce que
Derrida nomme lui-même une « déconstruction rationnelle du droit ». La raison apparaît donc chez
Derrida comme la possibilité d’une « transaction », à savoir d’un échange inédit entre deux logiques
apparemment inconciliables mettant en conflit le calcul et l’incalculable. La déconstruction rationnelle
du droit consiste, non pas à sortir de ce conflit entre ces deux logiques antinomiques, mais bien plutôt
à conduire ce conflit dans ses ultimes conséquences. Il est par conséquent remarquable de constater
que ce conflit se produit, doit se produire en quelque sorte, à la lumière de la question animale. Ce qui
nous fait dire que la déconstruction est une philosophie qui vise à sortir des fausses oppositions qui
déterminent encore trop souvent la question animale dans la mesure où il ne s’agit peut-être de rien
d’autre que d’inventer de nouvelles relations entre ce qui est toujours pensé comme opposé, à savoir
ici le calcul et l’incalculable. Dit autrement, la question de la déconstruction rationnelle du droit
consiste à introduire de l’incalculable à l’intérieur même du calculable afin de déconstruire ce
calcul, de le détruire, ce calcul étant, si je comprends bien ce que veut nous dire Derrida, une véritable
opération d’exclusion des animaux de toute idée de communauté partageable. De communauté
juridico-politique. En procédant de la sorte, il s’agit de montrer que l’incalculable, à savoir ce qui
s’opposerait aux intérêts des humains quant au développement infini de leurs droits, est ce qui doit
mettre fin à la domination du calculable toujours pensé comme le domaine des intérêts proprement
humains. Plus exactement, il s’agit de montrer que ce calculable comme empire de la domination
anthropocentrique de l’homme sur les animaux dépend étroitement et est entièrement déterminé par
des intérêts qui l’aveuglent quant à sa véritable origine. A savoir le fait que les droits de l’homme sont
et ne sont peut-être rien d’autre que le produit calculable d’une conception de l’homme inventée par
rapport à son contraire donnant lieu à une conception négativement symétrique de l’animal.
L’invention de l’homme des droits de l’homme dépend donc totalement de la catégorie d’animal et
toutes les notions qui proviennent de cette opposition (loi, droit, politique, souveraineté) contribuent à
maintenir et renforcer cette séparation ontologique d’une très grande violence. Dit autrement, pour

2
Voyous, page 209.

7
inventer une telle catégorie juridique de « droits de l’homme », il a fallu inventer cette limite entre
l’homme comme porteur de droits et de devoirs en lien étroit avec la catégorie de l’animal comme
négation même des concepts de droits et de devoirs. A savoir qu’il y a droits de l’homme parce qu’il
ne peut y avoir droits de l’animal. Or c’est cette supplémentarité qu’il s’agit de déconstruire à partir de
Derrida.
La question difficile que pose par conséquent la déconstruction aux droits de l’homme est une aporie,
à savoir comment continuer à les inventer et à les défendre tout en déconstruisant la raison calculable
qui les fonde si l’on entend par raison calculable le fait que ces droits de l’homme sont le produit d’un
anthropocentrisme radical à l’origine de leur invention. Cet anthropocentrisme produit deux mondes
que tout semble séparer : celui de l’homme et celui de l’animal. Or, si l’on veut reconnaître des droits
aux animaux, comme on en a reconnu aux humains, aux vivants humains, nous dit Derrida dans sa
philosophie animale, il ne s’agit rien de moins que de déconstruire tous les concepts d’origine spéciste
et anthropocentriste qui visent à en faire le propre de l’homme, la seule propriété de l’homme, mais en
même temps, telle est l’aporie de toute politique de l’animalité et de cette démocratie animale à venir,
il s’agit aussi de ne pas les étendre mécaniquement aux animaux en un geste anthropocentrique double
et redoublé. Cette extension mécanique est l’une des grandes questions que pose la philosophie
animale derridienne en sa forme zoopolitque :

Sa radicalité consiste à déconstruire, c’est-à-dire à montrer et démontrer que toutes les catégories du
droit comme celles de «droit », de « devoir », d’ « homme », de « propre de l’homme », de « zoon
logon » jusqu’à celle de « animale rationale » qui fondent le droit actuel et sa philosophie humaniste,
interdisent d’accueillir les vivants non humains car elles introduisent une hiérarchie ontologique qui
gouverne le droit positif actuel incapable qu’il est de penser ce que pourraient « être » des « droits
animaux ». Autrement dit, projeter l’humanisme juridique sur un « droit animal » est une « bêtise »
malgré les apparences libératrices de cette entreprise philosophique. En réalité, tous ces concepts
obéissent à une logique du calculable à côté de laquelle une autre logique doit s’inventer, une logique
de l’incalculable explicitement nommé par Derrida « l’exigence de justice inconditionnelle » qui ne
peut plus être celle qui gouverne la logique calculable des droits de l’homme. La force de la
déconstruction rationnelle du droit que Derrida nous offre nous aura appris par conséquent à ne plus
jamais séparer les droits de l’homme comme calculabilité humaniste des droits animaux comme
« exigence de justice inconditionnelle » à laquelle la vie des vivants non humains doit être dorénavant
pensée.

Pourquoi faut-il déconstruire la démocratie même comme Derrida aura tenté de le faire en lien étroit
avec la question animale en un geste politique d’une radicalité inédite dans la philosophie ? La
démocratie ne serait-elle pas à déconstruire selon le même critère à partir duquel la logique humaniste
des droits de l’homme aura été déconstruite par Derrida en tant que ces droits de l’homme ont été
inventés à partir d’une conception fantasmatique de la vie animale réduite à sa seule dimension
sensible dans le meilleur des cas, biologique dans le pire ? Voici ce qui motive la déconstruction de la
démocratie chez Derrida : la démocratie n’est rien d’autre que le retour du même et du semblable :
Peut-être aurais-je à admettre que ce qui me torture, la question qui me met à la question pourrait
bien avoir quelque rapport avec ce qui structure telle axiomatique d’une certaine démocratie, à savoir
le tour, le retour à soi du cercle et de la sphère, donc l’ipséité de l’un, l’autos de l’autonomie, la
symétrie, l’homogène, le même, le semblable, et même Dieu, finalement, autrement dit, ce qui reste
incompatible, jurant même avec elle, avec une autre vérité du démocratique, la vérité de l’autre, de

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l’hétérogène, de l’hétéronomique, du dissymétrique, de la multiplicité disséminale, du « quiconque »
anomyme, du n’ « importe qui », de « chaque un » indéterminé3. 
On trouve dans cette définition de la démocratie ou plus exactement d’ « une certaine démocratie »
tous les éléments qui stimulent la déconstruction derridienne de la démocratie, à savoir l’idée que la
démocratie est un système politique qui a toujours fait de l’homme un être non seulement replié sur
son soi, mais surtout un être pour qui le soi ne vise qu’à se répéter, se reproduire de façon mécanique
et donc se donner à lui-même sa propre loi de fonctionnement. Autrement dit, un soi qui ne vit que de
la recherche mécanique de sa propre existence selon le modèle d’un effet phallique. La démocratie est
la manifestation du pouvoir souverain de l’homme sur lui-même, c’est-à-dire la manifestation du
pouvoir que l’homme se donne dans le but de le reproduire en permanence afin de le confirmer par son
exercice même. La démocratie est le moment politique où le soi humain et uniquement humain se voit
consolidé en tant que ce soi humain se constitue d’abord par l’exercice de son pouvoir. L’homme
démocratique est un homme qui s’invente en s’inventant un soi politique de manière circulaire, sans
jamais passer par une instance autre qu’elle-même, instance autoréférentielle qui le conduit à chercher
et conforter ce pouvoir souverain qui n’est pas un pouvoir de soi sur les autres mais de soi sur soi.
Pouvoir inséparable donc de la démocratie qui est exercé d’abord par rapport à soi en un mouvement
d’auto-fondation permanent qui est à lui-même sa propre référence, c’est-à-dire sa propre fin ou
finalité. L’homme démocratique est quelqu’un qui se regarde exercer un pouvoir politique d’abord par
rapport à lui-même avant même de l’exercer par rapport à l’autre. La démocratie, c’est donc bien,
comme le dit Derrida, peut-être rien d’autre que le retour du même et du semblable. C’est parce que la
démocratie est faite pour l’exercice de soi du sujet, pour l’exercice de sa propre autonomie, à savoir de
ce que Derrida aura toujours appelé sa souveraineté. En régime démocratique, on pourrait donc dire
que le soi exerce d’abord le pouvoir sur soi-même selon une logique circulaire, à savoir de plus en
plus circulaire. Pas de démocratie sans souveraineté, c’est-à-dire sans exercice d’un pouvoir du sujet
souverain qui va de son soi propre à son propre soi, à savoir de lui à lui-même. Dit autrement, la
démocratie permet un exercice du pouvoir qui ne vise qu’à perpétuer sa propre autonomie. La
démocratie telle que Derrida la déconstruit, n’est dons pas séparable d’une autonomie du sujet qui ne
vise qu’à augmenter sa propre autonomie. L’autonomie est donc à la fois le moyen et la fin de tout
régime démocratique. C’est pourquoi la démocratie ne reconnaît que la singularité de mon semblable.
Ne pourrait-on pas aller jusqu’à dire que le sujet souverain n’est devenu souverain qu’en devenant un
sujet politique qui se perçoit comme démocratique par le fait même de se servir du pouvoir que lui
donne cette même démocratie.
Or la déconstruction derridienne de la démocratie nous oblige à penser ce que Derrida nomme
explicitement comme « cette autre vérité du démocratique » qui réside dans la prise en compte de la
singularité de tout vivant, singularité « si difficile à déterminer », comme le dit Derrida dans Voyous :
Je me replie provisoirement vers ce qui rend le chacun, le « chaque un » de la singularité si difficile à
déterminer, aussi bien que le « tour à tour » ou le « chacun son tour » quant à l’égalité et à son unité
de calcul dans l’ordre supposé humain de l’éthico-juridico-politique 4       
Démocratie veut dire égalité. Mais cette égalité de chacun est difficile non seulement à déterminer,
mais aussi elle est difficile à « calculer », c’est-à-dire à mettre en forme politique, c’est-à-dire à
traduire en une structure politique qui la fasse réellement vivre de la manière la plus démocratique qui
soit. Derrida fait donc reposer l’égalité démocratique sur la « singularité » de chacun et pose donc la
question de savoir comment concilier cette singularité irréductible à toute communauté avec cette
égalité qui ne peut pour le moment que passer par le calcul de la communauté politique humaine que
la déconstruction derridienne nous invite à déconstruire puisqu’elle repose sur une croyance et une
supposition selon lesquelles il y aurait un « ordre supposé humain de l’éthico-juridico-politique ».
3
Voyous, page 35. 
4
Voyous page 82.

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