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Napoléon,

Hannibal...
Ce qu’ils auraient
fait du digital
Pourquoi la révolution
ne fait que commencer

Laurent MOISSON
Remerciement particulier à Emmanuel Mas, Coach et expert en
conduite du changement, pour sa contribution : il est l’auteur des
encarts «l’oeil du coach».

2 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Sommaire

Page 6— introduction : la révolution digitale

Page 10— le contexte : une guerre à mort contre l’hégémonie

Page 18— l’évolution du processus de vente

Page 22— l’impact du digital sur le parcours client

Page 34— quand le client se met au centre de l’entreprise ... Et la désorganise

Page 36— un commerce qui perd la tête

Page 62— la logistique sort de l’ombre

Page 69— DSI vs direction digitale, une concurrence récente qui ne durera pas

Page 83— le marketing et la communication à l’heure de l’hyper connaissance client

Page 109— les paradoxes de la culture managériale du digital

Page 121— comment changer : les enseignement de l’histoire

Page 138— une seule certitude : l’heure est à l’agilité

Page 154— conclusion : le pragmatisme est le plus grande qualité de notre temps

Page 159— Annexe

3 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Marketing, communication, vente, IT:
Comment le parcours client digital
bouleverse nos métiers

18 juin 2013, Virgin Megastore ferme définitivement ses portes. Sa


Présidente, Christine Mondollot, s’explique dans les Echos. Elle relève
que le changement a été diagnostiqué mais « Ce changement n’a
pas été décidé. Il demandait une analyse lucide, une volonté forte de
changement puis des investissements et du temps dont nous n’avons
pas bénéficié ». Du temps…

Quelques mois plus tard, Richard Branson, fondateur des Virgin


Megastore, se confie : « Nous avons vendu nos Megastore il y a dix
ans déjà. Je dois admettre que j’ai pris cette décision au moment de la
sortie de l’iPod, qui permettait d’avoir de la musique gratuitement sur
Internet. La suite était écrite. »

Après des années d’évolution et une invention de rupture, le disque, le


marché de la musique est redevenu semblable à celui qu’il était… au
temps de Louis XIV. A l’époque de Louis le Grand, la musique n’avait
que deux modèles de financement : les concerts ou bals populaires où
le public payait pour se divertir ; le mécénat accordé par de grands rois
à de grands musiciens pour que leurs œuvres contribuent à souligner
la puissance et la magnificence de ceux qui les entretenaient.

à la lumière de l’Histoire, on peut plus facilement comprendre où


conduira la révolution digitale sur le marché de la musique : le disque
n’est qu’un support. Il a amené un business model propre à ce support,
modèle qui a permis l’émergence des Majors. Ce modèle est en train de
disparaître avec ce support, laissant place aux modèles les plus anciens,
qui existaient déjà au temps de Louis XIV : les concerts, le mécénat
(ce ne sont plus les princes qui payent, de nos jours, ce sont les
marques). C’est ce que les Majors ont mis trop de temps à comprendre
: elles n’étaient pas positionnées sur le marché de la musique, mais
sur le marché du disque. Leur puissance et peut-être leur existence
s’évanouissent avec lui.

4 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Il est amusant de constater que le digital a, dans ce cas précis, redonné
un place prépondérante aux modèles qui existaient il y a des siècles
en écartant brutalement celui qui était dominant il y a encore quelques
années. C’est en cela que les phénomènes historiques sont intéressants.

« Change. Change. Change. We must learn to deal with it, thrive on


it. That’s today relentless refrain. But it’s incorrect. Astoundingly, we
must move beyond move and ambrace nothing less than the literal
abandonment of the convention that brought us. Eradicate « change
» from your vocabulary. Substitute « abandonment » or « revolution »
instead 1.
Tom Peters, séminaire de 1994 sur…le changement

Ce grand théoricien du changement pensait que les organisations, pour


survivre, devaient s’attendre à vivre non plus des changements, mais
des révolutions. C’était il y vingt ans. Ceux qui n’ont pas pris le départ
de cette longue marche à l’époque vont devoir se mettre à courir. Vite.
Et dans cette course folle vers des modèles nouveaux, nous sommes
nombreux à manquer de repères. Il y a bien quelques cas d’école,
quelques bonnes pratiques, mais ils manquent souvent de recul. Il y a
pourtant l’Histoire. Cette accumulation d’expérience de l’humanité où
l’empirisme, l’épreuve des faits, mettent tous les jours les théories à
l’épreuve, pourrait éclairer nos lanternes. L’Histoire, donc… A condition
de faire preuve d’un peu d’imagination. Mais de l’imagination, nous en
avons à revendre, n’est-ce pas ?

1
— Changement ! Changement ! Changement ! Nous devons apprendre à le gérer, à en tirer profit.
Ce refrain aujourd’hui lancinant est incorrect. Etonnamment nous devons aller plus loin, jusqu’à
rien de moins que l’abandon littéral des conventions qui nous ont menées jusqu’ici. Eradiquer le
terme « changement » de votre vocabulaire et remplacer le par « abandon » ou « révolution ».

5 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


introduction
la révolution
digitale
Introduction :
la révolution digitale

Le digital bouleverse tout. Par vagues successives, il remodèle le


profil de nos sociétés. La révolution est en marche et elle apporte des
changements radicaux et inédits partout où elle passe. Elle mute en
permanence, apportant chaque semestre ses nouveaux mots barbares,
ses nouveaux anglicismes, ses nouveaux acronymes… Laissant nos
entreprises, nos administrations, nos décideurs et nous laissant
nous-mêmes sans carte, sans manuel, sans guide pour nous montrer
comment la comprendre, l’appréhender, l’anticiper. Du jamais vu dans
l’histoire.

Vraiment ? Le digital serait-il, pour nos sociétés, un phénomène plus


révolutionnaire que la fin des monarchies de droit divin, la découverte
de l’Amérique, l’invention de l’imprimerie ou de la machine outil ?
L’équilibre économique de nos nations sera-t-il aussi bouleversé à
l’issue de l’ère numérique qu’après l’invention du métier à tisser, des
grandes compagnies commerciales maritimes, du chemin de fer ou
de l’électricité ? Ces nouveaux conquérants que sont les géants du
web ou du digital (Google, Facebook, Apple, Samsung…) sont-ils des
conquérants plus terribles que les hordes venues des steppes déferlant
sur les vieux royaumes sédentaires engourdis par des règles rigides et
séculaires ?

Peut-être… Peut-être pas.

Schumpeter a inventé le concept de destruction créatrice, élément


indispensable au progrès économique. Pour lui, la chute d’industries
dépassées était indispensable à l’émergence de nouveaux pans de
l’économie, ceux qui allaient faire la richesse et les emplois de demain.
L’innovation et la croissance qu’elle permettait se nourrissaient des
cadavres des dinosaures du cycle économique précédent.

7 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Il manque à cette analyse un élément de taille. C’est la réminiscence
de certains modèles et traits fondamentaux des sociétés humaines. Et,
la plupart du temps, l’apparition d’un nouveau modèle réhabilite des
caractéristiques de modèles plus anciens généralement enterrés par
le modèle précédent. Un peu comme la mode et son utilisation des
couleurs : elles se chassent l’une l’autre sur le devant des podiums,
avant de réapparaître, présentées différemment.

En cela, l’Histoire, celle que l’on apprend à l’école étant enfant regorge
d’exemples, d’anecdotes et d’enseignements qui, sans nous apporter
de réponse précise, sont des analogies éclairantes. Depuis que l’Homme
est l’Homme, il a l’impression que son époque est singulière et que
celles d’avant n’avaient rien à lui enseigner tant elles étaient obsolètes.
« Chaque génération voit l’histoire à travers le miroir déformant de ses
dogmes éphémères, qu’elle prend pour des vérités éternelles. », disait
François Kersaudy, dans sa biographie sur Winston Churchill.

Le fait que chaque génération se croit unique est leur ressemblance


la plus évidente. Car, au-delà des noms, des termes, des méthodes,
se cache l’Homme et ses tréfonds, ses caractéristiques les plus
élémentaires qui en sont les plus grands moteurs. Les phénomènes
historiques que l’on oublie toujours et qui font que, sans cesse, l’histoire
se répète, n’en sont que les enfants.

C’est en regardant à travers eux, c’est en étudiant à leur lumière, qu’on


peut affirmer avec force qu’il y a une analogie saisissante entre Madame
Adélaïde à Clermont-Ferrand qui regarde, en 1815 par sa fenêtre pour
voir qui parle avec qui au café du coin, et Kevin 16 ans qui glousse en
regardant le Facebook de ses amis, pour voir qui dit quoi sur qui.

Deux époques, deux usages différents, pour mettre en musique


notre inclination grégaire au voyeurisme, nourrie par son négatif :
l’exhibitionnisme de ceux qui aiment depuis toujours mettre en scène

8 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


et révéler les éléments de leur vie, de leur être, de leur réussite ou de leur
malheur à travers lesquels ils ont l’impression d’exister. Exhibitionnisme
et voyeurisme, deux traits fondamentaux de l’Homme, deux piliers des
Facebook, Instagram etc. Avec un tel fond de commerce, qui peut
encore prétendre que les médias sociaux sont un phénomène de mode ?

Voilà pourquoi pour expliquer les bouleversements et les impacts


des dernières technologies sur notre société, nous avons pris l’angle
saugrenu de l’histoire. Que les non amateurs du genre se rassurent,
nous avons pris le soin de signaler les passages historiques par une
mise en page particulière. Ainsi pourront-ils les éviter soigneusement
si tel est leur désir. Pour compléter l’ensemble, Emmanuel Mas, Coach
de dirigeants et expert en organisation, ajoutera un point de vue
psychologique à cette analyse. Ce point de vue fera l’objet d’encarts
intitulés « l’œil du coach ».

Réunissant nos formations d’ingénieurs, d’historiens, de “marketeurs”


et de stratèges, faisant appel à nos compétences de chefs d’entreprises
technologiques, d’agences digitales, mais aussi de coach, nous allons
tenter de déchiffrer simplement ce qui arrive à notre génération et à ses
entreprises.

Cet ouvrage est là pour expliquer, comme on explique à un enfant


ou à sa grand-mère, les changements que le digital apporte dans la
relation commerciale B to C (sur le marché des biens de consommation
grand public), ses impacts sur l’organisation et le fonctionnement des
entreprises, et donne des pistes sur les changements à entreprendre
pour y faire face.

Pour que tout ce que nous vivons et faisons fasse sens. Tout simplement.

9 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


chapitre 1
Le contexte :
Une guerre à mort
pour l’hégémonie
Le contexte : Une guerre à mort
pour l’hégémonie

A l’échelle mondiale, quel est le commerçant qui ouvre le plus de


boutiques en ce moment ? Et depuis plusieurs années d’ailleurs ?
Cherchez bien… Vous avez trouvé ? Quel que soit votre choix, la
réponse est non. Ne cherchez pas chez les commerçants traditionnels
: il s’agit d’Amazon. Et je ne pense pas uniquement aux corners2 qu’ils
s’apprêtent à ouvrir dans un certain nombre de commerces, là juste à
côté de chez vous. Non, je pense aux corners qu’ils ont déjà ouverts
dans des millions de domiciles et de bureaux : le Kindle et le Kindle fire.

http://www.express.be/business/fr/technology/la-tablette-kindle-fire-
est-la-grande-gagnante-des-ventes-de-noel/200363.htm

A grands frais, à perte en fait, Amazon finance le déploiement de ces


tablettes dont l’utilité est d’accéder à internet et qui sont complètement
pensées pour vous orienter en priorité sur les contenus de son fabricant
: sa boutique online. Naturellement, vous pouvez accéder au reste du
web, à tous les contenus, à tous les magasins en ligne, mais tout est
conçu pour que cela soit plus rapide et plus simple d’acheter chez
Amazon.

Amazon illustre ainsi une des caractéristiques fondamentales d’Internet


et donc du digital : il est hégémonique. Vous avez des doutes ? Alors
demandez aux dix prochaines personnes que vous croisez quel moteur
de recherche elles utilisent, demandez leur de quelle marque est leur
smartphone, demandez-leur quel système d’exploitation motorise leur
PC ou leur smartphone, demandez-leur sur quel site elles ont réservé
un hôtel la dernière fois, sur quel service elles écoutent leur musique,
quel réseau social elles utilisent pour échanger avec leurs amis... Et vous
verrez qu’à chacune de ces questions il n’y a qu’une à trois réponses
(sauf pour les personnes qui ont de la famille chez Sony ou qui sont

2
— Espace de vente qu’une marque va posséder à l’intérieur d’une enseigne.
Exemple : Hugo Boss dispose d’un corner au Printemps.

11 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


d’origine Canadienne : seul motif valable pour garder de son plein grès
un BlackBerry) et qu’on retrouve parfois les mêmes noms d’une réponse
à l’autre.

Cette caractéristique hégémonique, beaucoup d’entreprises B to C


commencent à peine à l’appréhender. Elle est pourtant fondamentale.
Elle est véritablement au cœur de la stratégie des pures players3 Internet.
Amazon en fait partie. Et c’est pour cela qu’il faut bien se rendre compte
que la digitalisation du commerce et des fonctions de l’entreprise n’est
pas un jeu entre concurrents qui vont optimiser leurs parts de marché
locales, tout en veillant à leur rentabilité en apportant un peu plus de
service à leurs clients. Non. Il s’agit bien d’un combat à mort qui vise la
suprématie absolue à l’échelle mondiale. Ici, pas de ring ni de boxeurs
qui pansent leurs plaies avant le prochain match, mais une arène et des
gladiateurs qui vont tuer ou mourir.

L’oeil du coach
En termes de changement cette analyse révèle un aspect
très intéressant que beaucoup de coachs expliquent par
l’image de la grenouille : si vous jetez une grenouille dans
une eau bouillante, elle sautera hors de la casserole pour
éviter de se bruler. En revanche si vous la plongez dans une
casserole d’eau froide et que vous faîte monter doucement la
température, alors elle mourra cuite, sans s’être rendu compte
du changement progressif. Au-delà de nos mécanismes de
défense psychologique, la furtivité du changement progressif
peut expliquer que nombre d’entreprises ne réagissent pas à
ce qu’elles ne décodent pas comme une volonté hégémonique.

3
— Entreprise étant ou ayant été une start-up, s’étant lancée avant tout sur les canaux digitaux.

12 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Toutes les entreprises doivent en être conscientes. Toutes, c’est-à-
dire les entreprises B to C4, qui vendent au grand public et qui ont
été les premières touchées par le basculement du commerce vers le
numérique. Toutes, ce sont également les entreprises B to B5, jusqu’alors
globalement épargnées et qui pensent trop souvent que leur activité est
bien trop spécifique pour n’être traitée que par des vulgaires catalogues
en ligne. Posture de déni rassurante… et suicidaire.

Le cas pas si particulier du B to B



Le monde du B to B s’est longtemps cru à l’abri de ces évolutions.
Des produits plus techniques, une vente plus pragmatique où l’émotion
joue peu, des clients professionnels moins sensibles aux éléments
irrationnels de la vente, des clients moins nombreux, un circuit de
distribution spécifique… Des éléments qui militent pour que ces ventes
mettent leurs auteurs, les commerciaux, à l’abri de la menace digitale.

C’est vrai. En théorie… Allez poser la question à ceux qui vendent aux
professionnels du BTP second œuvre. Leur principale crainte s’appelle
Amazon ! Comme on se retrouve… L’enseigne préférée des Français
n’hésite plus à s’adresser aux maçons, aux chauffagistes, et toute la
filière BTP seconde œuvre en s’appuyant sur son point le plus fort : une
excellence logistique inégalée.

Chez d’autres professionnels, pourtant très puissants et très protégés,


les banques, c’est Pay Pal qui inquiète en gagnant des parts de marché
visibles dans le domaine du paiement. Les obligeant à répliquer avec
l’initiative PayLib :

http://www.lemonde.fr/economie/article/2013/09/17/les-banques-
francaises-declarent-la-guerre-a-paypal_3479014_3234.html

4
— Business to Consumer : Entreprises qui vendent à des particuliers
5
— Business to Business : Entreprises qui vendent à des entreprises. Par opposition au B to C,
Business to Consumer : entreprises vendant aux particuliers.

13 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Certes, il s’agit ici d’activités périphériques, mais dans d’autres pays,
ceux en croissance, cette concurrence va beaucoup plus loin. Et ce sont
les opérateurs de téléphonie mobile qui se substituent aux banques
pour donner accès aux services de paiement à des millions d’Africains
et d’Asiatiques via leurs smart phones et celui des commerçants
équipés de leur solution.

Certes, les plus gros clients industriels ne sont pas prêts à basculer
vers un commerce 100% digitalisé. Certes, ces évolutions marginales
ne concernent que les produits relativement standardisés vendus en
masse à des clients nombreux et de petite taille… Certes… Mais il faut
s’y préparer avec la certitude chevillée au corps que, d’ici à quelques
années, le basculement sera engagé.

En fait, les secteurs B to B disposant de points de vente, à fortiori de


points de vente nombreux, seront globalement impactés de la même
façon que les secteurs B to C6.

Pour les secteurs B to B qui adressent essentiellement des clients


Grand Compte, qui achètent peu de produits mais en grande quantité,
le parcours client n’a rien à voir avec celui du B to C. Ce sont des
ventes sans boutique. Il est donc normal que le danger ne vienne pas
des boutiques en ligne.

Ici, le danger vient beaucoup plus des places de marché, des dispositifs
digitaux liant les clients et les fournisseurs. Pour diffuser un appel
d’offres, identifier des prestataires, conduire des négociations via des
enchères inversées, déstocker des invendus via des sortes de ventes
privées, beaucoup de ces engins sont apparus ces dernières années.
Leur utilisation est encore décevante, mais elles sont là, dotées de
fonctionnalités performantes7. Elles n’attendent plus que la demande.
Celle-ci ne tardera pas à arriver. Ça n’est qu’une question de confiance,
d’habitude, de psychologie en fin de compte : comme pour la peur

6
— Ainsi par exemple 35% des achats B2B seraient d’ors et déjà précédés d’un passage digital
selon McKinsey Solutions (source : twitter)
7
— Ariba (SAP), Elemica, Hubwoo (partenaire Microsoft)…

14 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


d’utiliser sa carte bleue sur Internet au début de l’e-commerce, il a suffit
que cette barrière de la crainte cède pour que l’usage explose. Les
particuliers étant de plus en plus habitués aux usages digitaux, il n’y a
aucune raison que les professionnels du B to B (qui, après tout, sont
des particuliers comme vous et moi en dehors des heures de bureau)
n’importent pas leur culture du digital à leur métier dans les prochaines
années.

Un combat à mort… qui rappelle


les autres combats à morts, finalement
Une lutte pour l’hégémonie, au prix de la disparition des autres sociétés
humaines qu’on appelle entreprises concurrentes. Des organisations qui
luttent les unes contre les autres pour conquérir des parts de marchés,
déployant des stratégies, utilisant les tactiques et les technologies les
plus avancées pour prendre un avantage sur leurs adversaires. Notre
génération occidentale a la chance de ne plus risquer sa vie dans
ces guerres d’un nouveau genre, ce qui ne les empêche pas d’être
des guerres à part entière. Et les armées de nos aïeux trouveraient de
dignes descendants en contemplant nos entreprises, leurs Seigneurs
(les actionnaires), leurs généraux (les dirigeants) et leurs soldats (les
employés).

Outre cette sympathique comparaison qui fera dire à certains que,


finalement, la culture générale ne sert pas qu’à épater les vieilles dames,
cette analogie nous permet de prendre un recul absolument nécessaire
sur ce qui est à l’œuvre et sur ce qu’il convient de faire. Car même si
nos aînés n’ont jamais été confrontés au déferlement des écrans et
des média sociaux dans leur vie privée et professionnelle, ils ont vécu
des ruptures technologiques tout aussi déstabilisantes. Ruptures que
certains ont su appréhender alors qu’elles précipitaient les autres à

15 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


leur perte. En cela, l’étude de l’histoire militaire est pratique : il suffit
de regarder l’issue d’une bataille, ou d’une guerre, pour savoir quelle
organisation a pris les bonnes décisions et laquelle est passée à côté
de son sujet et à sombrer dans la défaite.

La technologie, mère de toutes les ruptures



L’histoire militaire est pleine d’inventions qui ont fait la différence.
Bien des armées ont su prendre des avantages décisifs sur leurs
ennemis. Parfois par l’usage, parfois par la technologie. Pour être plus
précis, exclusivement par l’usage (l’organisation des troupes autour
d’armements traditionnels) jusqu’à l’invention de l’arme à feu. Ça n’est
qu’à partir de cette invention que le basculement se fait : les ruptures
se font de plus en plus par la technologie et les usages qui lui sont liés.

La création et l’organisation d’une armée autour de la Phalange


Macédonienne, de la Cohorte Romaine, de la Cavalerie Franque, ou des
archers Gallois ont été l’œuvre de tacticiens de génie qui ont su utiliser
les armes existantes d’une façon différente. La technologie n’avait que
peu à faire avec ces avancées.

Tout a changé avec la mise au point et le perfectionnement progressif


des armes à feu. Ces armes sont devenues tellement puissantes,
tellement efficaces qu’elles ont obligé les troupes à s’adapter à leurs
caractéristiques, alors que jusque là, c’était le contraire. Avant les armes
à feu, aucune bataille ne se gagnait par la supériorité d’une arme sur une
autre. Un bon général et une troupe bien entrainée pouvait renverser un
désavantage d’équipement. L’invention du fusil rendit cela quasiment
impossible. Les guerres coloniales le démontrèrent : tant aux Amériques
qu’en Asie ou en Afrique, aucun général local, aussi talentueux fut-il
(il existait de grands chefs de guerre en Afrique : notamment Samori
Touré, ou certains chefs Zoulous, ainsi que dans certaines nations

16 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


d’Amérindiens) ne put durablement mettre en échec une troupe de
fusiliers Européens.

Pour finir, plus aucun général et plus aucun soldat ne put faire l’impasse
sur la technologie. Il était possible de gagner une guerre jusqu’à la fin
du moyen-âge en méprisant les inventions et en se concentrant sur
l’organisation et l’optimisation de l’usage des armes existantes. Cela
devint progressivement impossible après l’invention de l’arme à feu. Les
bons chefs de guerre devinrent peu à peu technophiles.

Messieurs les Chefs d’entreprise, il en sera de même pour vous d’ici


peu, si ça n’est pas déjà le cas. L’ère des managers stratèges ou
financiers que la technologie rebute ou indiffère connait son crépuscule
de nos jours. Un crépuscule qui sera de courte durée… car avec le
temps, la nuit tombe de plus en plus soudainement, au grand damne
de ceux qui comptaient se laisser doucement porter par la pénombre.
Les organisations, les rapports hiérarchiques, la façon de travailler
en entreprise, et donc les qualités requises pour y réussir seront
bouleversées. Ceux qui vendent de la formation et du coaching ont de
beaux jours devant eux.

L’oeil du coach
Il est vrai que les bouleversements du digital vont apporter
beaucoup de changement et à première vue les changements
les plus lourds concerneront les rapports de pouvoir. A ce
stade il faut noter que d’une manière plus générale ces
rapports de pouvoir semblent en voie de changement de
toute manière comme l’explicite très bien depuis 2011 Gary
Hamel8.

8
— Par exemple dans son interview au sujet de son article « Fire all the managers » disponible
on-line sur http://hbr.org/2011/12/first-lets-fire-all-the-managers/ar/1 . Pour une retrospective
de ces changements voir aussi le récapitulatif : http://lecercle.lesechos.fr/entreprises-marches/
management/organisation/221189551/nomanagers-no-future-si

17 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


chapitre 2
L’évolution
du processus
de ventE
L’évolution du processus de vente

Le fait déclencheur :
le bouleversement du parcours client
Quel est le phénomène qui va précipiter nos entreprises, ces
organisations adaptées à leur temps, ces sociétés humaines qui ont
su trouver leur équilibre à force d’ajustement et de négociations entre
ceux qui la composent, dans un océan d’instabilité où tout va changer.

Dans la révolution digitale, le fait déclencheur est sans hésitation le


bouleversement du parcours client, c’est-à-dire la succession des
phases qui mènent un prospect jusqu’à l’achat. Pourquoi ? Parce que
l’achat, ou plutôt son négatif, la vente, est l’objectif ultime, la raison
d’être de toutes les entreprises. C’est pour y parvenir qu’elles ont
façonné des processus, une organisation, qu’elles ont engagé et formé
leurs collaborateurs. Toute leur organisation tend vers ce but.

Et, si la façon dont les clients achètent change, c’est toute l’organisation
des fonctions de l’entreprise qui sous-tendent la vente qui doivent
s’adapter. Il s’agit là d’un véritable bouleversement.

Maintenant que vous avez pu consulter le programme de ce voyage, il


ne vous reste plus qu’à vous laisser entraîner dans cette belle histoire
du digital qui ne fait que commencer. Alors, si vous le voulez bien,
suivez-nous sans tarder.

Commençons par les fondamentaux.

19 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Une vente, qu’est-ce que c’est ?

Le processus de vente, le parcours client, évoluent beaucoup ces
temps-ci. Ils se modernisent, deviennent plus aisés, plus efficaces, plus
confortables... Avant d’entrer dans le détail de leur étude, il convient
de comprendre pourquoi un client achète et de connaître les grandes
étapes de cet acte aux multiples ressors. Des étapes qui, malgré les
bouleversements, demeurent d’une stabilité monumentale.

La décomposition psychologique de l’acte d’achat



Ceux qui pensent encore que l’acte d’achat est un acte rationnel qui
traduit la rencontre entre un besoin réel et une analyse objective des
solutions permettant d’y répondre, vivent dans un monde merveilleux…
très lointain du nôtre.

Seuls quelques achats sont réellement objectifs. Les autres, pour


paraphraser une légende indienne, sont la résultante d’un combat entre
deux loups :

- Le loup, irrationnel, du désir, du plaisir, de l’égo qui nous fait dire qu’il
nous faut un produit essentiellement « parce qu’on le vaut bien ».

- Celui, irrationnel lui aussi, de l’avarice, de la défiance, de la paresse


voire même… de la raison, qui nous porte à penser qu’en fait, cet
achat peu attendre, qu’il est trop cher, qu’il y a trop de monde dans la
boutique, que le magasin est trop loin et que, après tout, qui nous dit
qu’il est de bonne qualité ?

Et, poursuit la légende, quel loup s’impose à l’autre ? Celui que l’on
nourrit. Pour préciser notre pensée, disons qu’en fonction de nos
personnalités de consommateurs, nous aurons spontanément tendance
à nourrir l’un, plus que l’autre. Les marques, les enseignes, les vendeurs
vont tout faire pour nourrir le premier et affamer le second.

20 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


C’est ainsi que ces acteurs vont faire naître l’intention d’achat dans
nos esprits et dans nos cœurs. Ils devront ensuite faire vivre cette
intention jusqu’à son but : l’achat. Or, sur la route qui conduit de l’un à
l’autre, mille obstacles se dressent et le client devra parfois effectuer
un véritable parcours du combattant pour arriver jusqu’au produit.
Même chez les consommateurs les plus motivés, bien des malheurs
finissent par avoir raison de l’intention avant qu’elle ne se transforme
en achat. Produit introuvable, non disponible, service client insuffisant,
file d’attente, délais de mise à disposition… Les Anglo-Saxons estiment
que ce chemin est un voyage, “a customer journey”. Nous, Français,
pensons plutôt que c’est un parcours semé d’embuches : le parcours
client.

Pour être gagnant, un parcours client doit :

- être efficace. C’est à dire être simple, cohérent et idéalement sans


rupture. Car à chaque rupture (changement marqué entre deux
phases du parcours : j’ai trouvé mon produit, je vais faire la queue
à la caisse, c’est une rupture), le client est distrait et peut sortir de
l’état psychologique favorable à l’achat dans lequel il est plongé. C’est
lors des ruptures que le pragmatisme peut reprendre le dessus sur
la séduction, que l’agacement peut s’imposer à l’enchantement, que
l’impulsion, par nature irraisonnée et compulsive, peut s’évanouir. Que
le loup combattu par les marques peut se réveiller.

- être fréquenté. Bien des chemins sont jolis, bien des voies sont rapides.
Encore faut-il, pour le savoir, qu’on ait envie de les emprunter… C’est
à la marque, à la communication, et aux vendeurs, en créant l’intention
d’achat, de mettre un maximum de prospects sur ce parcours client, en
nourrissant le plus possible le loup du désir, du rêve et de la confiance
afin qu’il ait suffisamment de force pour résister à son adversaire.

Voilà pour les grands principes. L’avènement du digital ne les contredit


pas : s’il change peu les étapes psychologiques de l’intention d’achat,
il est en train de bouleverser le parcours client.

21 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


chapitre 3
L’impact
du digital
sur le parcours
client
L’impact du digital
sur le parcours client

L’Ancien Régime :
le parcours client hérité du Fordisme
Depuis les débuts du fordisme et de la consommation de masse, petit
à petit, un parcours client s’est imposé.

La promesse du Fordisme était de rendre accessible au plus grand


nombre des produits jusqu’alors hors de portée car réalisés par des
artisans, c’est-à-dire en petite série à des prix importants. Pour y
parvenir, les industriels ont mis en place un mode de production
de masse et standardisée : les techniques de production, jusqu’à
récemment, ne permettaient pas d’adresser aisément des niches de
clientèle aux besoins spécifiques ou de personnaliser les produits.

Et pour écouler cette production de masse, il fallait vendre en masse.


C’est l’avènement de la grande distribution, des galeries commerçantes
en périphéries des centres urbains, de leur parking géants, capables
d’accueillir des visiteurs venus d’une zone de chalandise de plusieurs
dizaines de km de rayon. Ces temples de la consommation déclinaient la
même offre pour tous, mais une offre tellement large que de nombreuses
catégories pouvaient y retrouver ce qu’elles cherchaient.

Et pour vendre en masse, il fallait susciter l’intention d’achat en masse


afin d’inciter les consommateurs à se déplacer. La publicité devait donc
s’adresser au plus grand nombre et viser les plus grosses audiences, sur
les plus gros médias. Ceci généra l’âge d’or du prime time télévisuel et
celui de sa muse : la ménagère de moins de cinquante ans.

Tourné sur la masse, sur des volumes de produits, de prospects, de


clients très importants, ce parcours client se devait d’avoir une approche

23 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


standardisée et donc très phasée. Il traitait les étapes psychologiques
de l’achat (voir plus haut) en deux grands blocs assez rigides, en
regroupant certains qu’il séparait nettement des autres.

- Le premier bloc pourrait s’appeler l’envie. Il parle de désir, de besoin,


d’intention. Il s’appuie sur la marque, sa notoriété, son image, sa
capacité à inspirer confiance, mais aussi sur l’image du produit et
sa réputation. L’objectif de cette phase est d’incarner un besoin, un
désir (qu’elle peut créer) en un produit. De créer une intention d’achat
précise chez un prospect. C’est sur cette phase que se concentrait
la quasi-totalité des actions de publicité et une part importante des
actions marketing. C’est, dans le modèle de consommation fordiste,
l’entrée du parcours client, son commencement, celle qui met sur la
voie, le chemin de l’achat.

- Le second est le chemin, le parcours en lui-même. Son objectif


est, une fois le désir installé, de conduire le plus rapidement et
avec le moins d’évaporation possible, le client jusqu’à l’achat. Il est
essentiellement commercial, en tout cas beaucoup moins marketing
que le premier bloc (il y a bien la publicité sur le lieu de vente, mais elle
est fonctionne plus comme un rappel). On y retrouve la distribution et
tous les métiers de la vente, jusqu’au paiement.

L’objectif de ce parcours était d’amener le consommateur jusque dans


le magasin, devant le produit, où l’acte de vente devait se dérouler.

Ces deux blocs se succédaient, l’un nourrissant l’autre. Mais ils


restaient globalement imperméables l’un à l’autre. Ainsi, d’un point de
vue organisationnel, les entreprises qui appliquaient ce parcours client
(et qui l’appliquent encore), disposaient de deux directions distinctes,
l’une marketing (intégrant le plus souvent la communication et la
marque), l’autre commerciale. Deux blocs, deux silos peu perméables.

24 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


L’arrivée du digitale
dans les entreprises post-fordistes

Les techniques de production ont beaucoup évolué depuis Ford. Il est,
depuis un moment, possible de produire des biens plus personnalisés,
ou des séries plus petites, à des prix abordables. Malgré cette évolution,
le modèle de commercialisation précédent a globalement perduré.
Certes, de nouvelles enseignes, plus spécialisées, sont apparues, mais
pas de quoi remettre en cause notre bon vieux parcours client.

C’est alors qu’apparaît le digital. Au début, le digital, c’est le web : des


sites Internet d’information, puis de commerce. Il permet aux premiers
pure players de se lancer. C’est l’ère des start-up. Leurs levées de fonds,
leurs investissements médiatiques, tout comme leurs noms farfelus,
font grand bruit. Des études montrent qu’Internet va tout emporter,
que le mobile sera son prochain complice dans le meurtre en série
des enseignes commerciales physiques. Alors, branle-bas de combat
dans les grandes entreprises : il faut tout repeindre en .com. Même
les industriels les plus… industriels, ceux des métiers les plus B to
B s’y mettent. La désintermédiation, c’est l’avenir. Les distributeurs
s’inquiètent : que vont-ils devenir si les marques vendent en direct via
leur site Internet ?

Internet n’en reste pas là. Non content d’installer sa domination sur
l’écran des PC, il gagne l’écran des téléphones mobiles. La promesse
de l’Internet mobile est immense, les études extrêmement optimistes.
Le Wap 9 arrive et « ça n’est qu’un début », nous annoncent tous
les professionnels des télécoms. Heureusement, car les usages,
l’expérience client ne sont pas sidérants. Normal, les technologies, les
réseaux et les terminaux ne sont pas encore prêts. Il faut du temps pour
qu’une révolution se fasse.

9
—Wireless Application Protocol” = protocole de communication permettant à un appareil de se
connecter sans fil à Internet. C’est l’ancêtre de l’Internet mobile que nous connaissons aujourd’hui.

25 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


En cela, l’avènement du Digital est un processus d’implémentation
révolutionnaire classique. Une révolution ne se déroule jamais de
façon linéaire. Elle est composée par une succession d’allers et retours
excessifs qui témoignent de la lutte acharnée que se livrent les pro et
les anti. Ces deux catégories étant rarement pragmatiques, la marche
vers le progrès se fait par à-coups : une bulle d’espoir précoce gonfle
et change le scepticisme en espérance béate. Puis, survenue bien trop
tôt, elle finit par éclater, entrainant le déchainement des forces « anti
», qui ramène la situation très loin en arrière, avant de se faire balayer
eux-mêmes par une nouvelle poussée des pro, permettant la victoire
finale de l’innovation... jusqu’à la prochaine bataille.

Mais l’Histoire ne sert à rien ! Ses enseignements, l’expérience qu’elle


nous transmet au travers de ce qu’ont vécu les générations qui nous
précèdent, sur des phénomènes similaires, sont systématiquement
balayés par les hommes du présent, toujours prompts à penser que
ce qu’ils vivent n’a rien de comparable avec ce que l’humanité a vécu
jusqu’ici. Alors, une révolution, ça peut se faire en quelques mois et
sans à-coup, n’est-ce pas ?

Qu’importent les technologies balbutiantes, les parcs de terminaux


et les usages inexistants, tout le monde se prépare pour les grands
soirs du tout digital. Les enseignes et les marques se précipitent donc,
encouragées, en cela, par les opérateurs télécoms qui ont alors la main
mise sur les écosystèmes digitaux (terminaux mobiles, fournisseurs
d’accès internet, services mobiles et surtout un lien direct avec le client
qu’ils facturent tous les mois). En France, l’écosystème mobile prend
forme et les trois concurrents que sont Bouygues Telecom, Orange et
SFR lancent une plateforme commune, du nom de Gallery.

L’idée est pragmatique : pour faire décoller le marché du contenu et


des transactions sur mobile, il faut créer un service commun. C’est
l’interopérabilité10 qui a dopé les premiers services télécoms (voix,

10
—Possibilité pour le client d’un opérateur A de communiquer avec le client d’un opérateur B
sans coût additionnel.

26 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


SMS), elle sera donc au centre de la prochaine révolution télécoms :
la data sur mobile. Bonne stratégie ! Mais mauvaise implémentation…
Jaloux de leur position extrêmement puissante sur le mobile, ils vont
tenter de verrouiller le marché : pour s’assurer qu’ils ne peuvent être
court-circuités, ils vont mettre en place un processus de validation
des services très complexe, tant sur le plan technique que sur le plan
juridique. Quant au business model… il est à leur avantage, de façon
écrasante. Ils captent l’essentiel de la valeur générée par les services
des éditeurs qui prennent pourtant tous les risques, sur un marché
naissant. A trop tordre les usages avec des parcours compliqués, ils
bridèrent leur marché qui ne décolla pas vraiment.

Si bien qu’après un début d’engouement, après l’apparition de plusieurs


start-up à des valorisations qui en disaient long sur la confiance du
marché, la désillusion s’installe. Et, quand un marché se dope à l’espoir
d’un gain qui se fait trop attendre, il a tendance à changer de stimulant…
et se dope à la trouille. Pour les jeunes bulles de l’Internet, c’est l’heure
de l’explosion : celle des start-up, en 2001, celle du Wap, quelques
années après. Elles explosent, emportant, pour longtemps, les espoirs
des esprits moutonniers que nous sommes : Internet, pense-t-on, ne
sera jamais qu’un canal de plus, il ne remplacera pas grand-chose, et
sera plus un ajout qu’une substitution. D’ailleurs, toutes les études le
disent… Alors, le digital naissant perd ses cohortes de groupies, pour
ne garder que quelques fidèles :
- Les visionnaires dogmatiques : de véritables têtes de mule. Ceux
qui ne vivent que dans ce que sera le monde « un jour » et qui sont
incapables d’évaluer le monde tel qu’il est (eux s’inventent un monde de
déni : s’accommodant des contraintes insupportables de l’Internet de
l’époque, ils commandent tout en ligne, consacrent des jours entiers à
paramétrer leurs PC et téléphones pour un usage dont ils sont les seuls
à ne pas voir la pauvreté…). Eux n’ont aucune difficulté à nier l’évidence
d’un départ manqué, vu qu’ils sont incapables de voir l’évidence.
Ils sont les Albatros de Baudelaire, ils planent dans le futur mais ne

27 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


savent pas marcher sur le sol bien ferme de la réalité présente. Ils sont
quelques Steve Jobs (individus visionnaires, connus, et respectés
bien que souvent invivables) un peu plus de Kevin Unknown (individus
visionnaires inconnus qui passeront leur vie à annoncer l’avenir sans
que quiconque ne les prenne au sérieux, ni même se souvienne qu’ils
avaient raison, au fond).

- Les visionnaires pragmatiques, qui savent qu’une révolution


commence par une bulle d’espoir irraisonnée qui explose dans un reflux
réactionnaire avant de reprendre une progression plus lente, mais plus
résolue : finalement, il a fallu un siècle pour que la Troisième République
succède à la Deuxième République et ses excès (et à Napoléon le
Grand, et au retour des Bourbons, et à Napoléon le Petit).

Mais les visionnaires ont ceci d’exotique qu’ils sont peu nombreux. Le
reste, l’immense majorité de ce que nous sommes, est revenu à ses
habitudes et ses modèles, finalement rassuré que la révolution, avec
son cortège de changements déstabilisants, soit pour la génération
prochaine. Ce répit laissera perdurer un monde qui a façonné leur façon
de penser ? Ça n’est pas plus mal. Parce que finalement, la façon de
penser, c’est bien ce qu’il y a de plus dur à changer en nous.

Les entreprises vont donc traiter cette révolution déchue comme un


canal supplémentaire et le cloisonner comme les autres, à l’intérieur
d’un silo. C’est l’avènement du « multi-canal », des Départements
/ Directions Internet d’entreprises qui ne veulent pas voir que cette
technologie et les usages qu’elle implique sont une rupture.

Il y a pourtant quelques signaux qui s’allument : le marché du voyage


bascule rapidement vers l’e-commerce, laissant d’illustres réseaux
d’agences physiques sans aucune réponse efficace face à cette
déferlante de sociétés qui n’existaient pas cinq ans avant. Et quand
celui du disque s’effondre face au piratage, c’est Apple, une société

28 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


qui fabrique des ordinateurs qui réussit là où tous les professionnels de
la musique ont échoué. (Rappelez-vous, ils sont des professionnels du
disque, pas de la musique). Incroyable, non ? Bof… Mais ces signaux
ne sont pas « généralisables », pense-t-on, ces marchés étant bien
trop spécifiques. Trop tard… Une bonne partie du monde économique
s’est enfermée dans un univers de déni : le Wap ? On ne m’y prendra
pas deux fois !

La première révolution est assimilée ? Pas tant que les révolutionnaires


vivront ! Alors que l’attention s’est considérablement détournée du
mobile, voici que coup sur coup, plusieurs ruptures s’enchaînent. Sans
que personne ne les voit vraiment venir.

Voici Google, sympathique moteur de recherche de l’Internet fixe, qui


offre son logiciel Google Maps aux opérateurs du monde entier qui, bien
trop occupés à écraser les écosystèmes naissants sur mobile à coups
de contraintes juridiques et de marges excessives, n’ont pas remarqué
qu’à leur insu, le Californien était en train de se constituer la plus grande
base de données géolocalisées du monde.

Voici Apple, sympathique fabricant d’ordinateurs, qui, après son coup de


maître dans la musique (un seul terminal, l’I-Pod, pour accéder à un seul
portail, I-Tunes, pour accéder à la bibliothèque musicale la plus fournie,
le tout à prix unique et en un quelques clics) lance son I-Phone qui va
propulser l’usage de l’Internet mobile avec son architecture de service
révolutionnaire (un app-store unique pour accéder à des applications
déployées en local, sur un terminal puissant et ergonomique) et
accaparer le marché des contenus.

Voici Amazon, sympathique librairie en ligne, qui sort de son marché


initial pour s’attaquer au monde de la distribution en général et qui, en
s’incrustant sur les smartphones, vient parasiter les enseignes, jusque
dans leurs boutiques, menaçant de transformer leurs points de vente
en simples show-rooms.

29 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Ainsi, en quelques années, le temps de deux lancements réussis
(I-Phone, puis Android), tout a basculé. Ces Sympathiques sociétés
Californiennes aux patrons fondateurs jeunes et en jeans, aux employés
nourris aux stock-options, sont devenues les compétiteurs les plus
redoutés du monde, de véritables ogres qui dévorent un à un les
marchés sur lesquels ils s’implantent, laissant, chaque fois, la plupart
des acteurs traditionnels, empêtrés dans leurs contraintes internes,
décroître avant de disparaître.

Leur approche est imparable et toujours la même : plutôt qu’intégrer


la culture du secteur convoité et de s’y conformer, ils la changent et la
remplacent par la leur. C’est ainsi que les acteurs traditionnels, qui ont
façonné ces territoires économiques se retrouvent tout à coup étrangers
à leur propre pays et obligés de changer radicalement, sous peine d’en
être exclus.

Mais comment ? Mais pourquoi ça marche à tous les coups ?

D’une part, ça ne marche pas à tous les coups : pour un Google,


un Amazon, combien de start-up aussi ambitieuses qu’éphémères
surgissant sur un marché avec la ferme intention d’en changer les lois
? Il faut bien que sur la masse de ses kamikazes quelques uns atteignent
leur cible. C’est statistique.

Ensuite, dites-vous bien que ceux qui ont réussi à passer, à survivre à
un taux de mortalité extrêmement élevé sont les élus d’une impitoyable
sélection. Naturellement, cela ne fait pas d’eux des immortels : dans le
digital, on passe rapidement du statut de star à celui d’ex-star, c’est-
à-dire de mourant. En attendant, ce sont des survivants, devenus des
machines à tuer, des champions de l’adaptation et de l’innovation qui,
à force de mutations sont devenus si forts, si rapides, si puissants qu’ils
ne craignent plus personne. Aucun challenge, aucun concurrent, sur
aucun secteur économique ne leur fait peur. S’ils y ont vu de la valeur,

30 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


ils iront défier ceux qui se la partagent. En appliquant toujours la même
tactique. Imparable.

Ils ont compris ce que les autres entreprises ont oublié : le client est
UN, c’est-à-dire que ses réflexes et ses attentes fondamentales sont les
mêmes quand il va chez le coiffeur ou dans une boutique de vêtements.
Il cherche la simplicité et n’a que faire des contraintes et contradictions
issues des coquetteries organisationnelles internes aux entreprises.
Avec eux, nous sommes entrés dans la culture de la simplicité pour
le client.

Mais jusqu’où iront-ils ? Qui menaceront-ils demain ? Rappelez-vous,


leur culture est celle du combat pour l’hégémonie. Ils étaient géants
du web, les voilà rois du mobile, industriels des terminaux, acteurs
des services, des médias et, avec les objets connectés, les revoilà
industriels dans des métiers à priori tellement loin de leurs bases…
Quand Google investit des milliards pour mettre au point des lunettes,
prend des participations dans une société de chauffeurs privés (Uber
valorisé plusieurs milliards), rachète Nest (qui fabrique des thermostats
connectés) pour plus de 3 milliards, c’est bien la preuve qu’il n’est plus
uniquement un acteur de l’Internet. Son empire s’étend de plus en plus
vite, entrant chaque année dans de nouveaux territoires économiques,
bousculant les baronnies en place jusqu’à les étouffer.

Et que ceux qui doutent encore, qui pensent que ces évolutions sont
des phénomènes de mode, des épisodes éphémères qui ne vont
que transformer à la marge les modèles existants, se détrompent et
reprennent leurs manuels d’histoire. Une révolution fonctionne toujours
de la sorte : elle hésite, part trop vite, déçoit, menace de s’éteindre avant
de revenir et de tout emporter, à tout jamais.

31 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


La désintégration
de l’approche « multicanale »
Ces changements étaient bel et bien en marche, mais, comme expliqué
plus haut, les grandes entreprises et surtout les modèles qui façonnent
leur organisation venaient de leur tourner le dos, se concentrant à
nouveau sur leurs problématiques quotidiennes : leurs marchés, leurs
concurrents, leurs prochaines assemblées générales, leur carrière, la
fiscalité, les nouveaux articles du code du travail... Les « canaux » de
ventes des entreprises, qui structurent l’action commerciale depuis
l’invention de la vente à distance, venaient d’être confirmés. Rappelez-
vous « le web n’est qu’un canal de plus ». Et bien des entreprises,
n’aimant pas se dédire, vont rester sur leurs appuis : des boutiques,
des vendeurs grands comptes, un site Internet, tout cela séparé du
marketing, de la communication et de la direction informatique. La
cohérence du traitement du client était un sujet de réflexion, mais en
réalité, d’un point de vue pratique, elle n’était pas vraiment à l’ordre du
jour : mieux valait une certaine incohérence dans le traitement du client
qu’une organisation interne trop peu claire ou une prise de bec avec les
partenaires sociaux. Finalement, les clients étaient habitués à cet état
de fait, alors, pourquoi s’en soucier ?

Les commerciaux devaient avoir une lettre de rémunération lisible,


la direction digitale et son site internet ses objectifs propres et les
boutiques aussi. Comme ça, au moins, l’organigramme de l’entreprise
était lisible. Et c’est ainsi que les entreprises se mirent à traiter le client
à travers les contraintes de leur organisation et de leur bureaucratie
interne : en silos.

Oui mais voilà… Nos parents et leur éducation trop libérale ont
donné naissance à des clients qui n’en font qu’à leur tête. Et depuis
quelques années, les silos craquent. Les clients se sont rebellés. Ils
sont parfaitement indisciplinés : et ils ne veulent pas respecter les

32 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


belles cases que les distributeurs et les marques ont conçues pour
eux ! Ils sortent leur mobile pour surfer en magasins, ils se renseignent
en boutique pour commander en ligne, ils commencent un parcours
client dans une enseigne pour terminer leur achat dans une autre. En
un mot les utilisateurs ont pris la main, ils dessinent eux même un
nouveau parcours client qui déstabilisent complètement les habitudes
des enseignes, et qui vont obliger les directions à revoir tout le système
de rémunération des vendeurs, des boutiques, des équipes digitales…
à redéfinir leur périmètre et leur raison d’être aussi.

Tout ça parce que le parcours client a changé ? Eh oui… Parce qu’un


client qui change ses habitudes, change celles de ceux qui veulent
capter son attention.

D’autant qu’au même moment, le rêve de toutes les marques et les


enseignes passe à leur portée : avoir une connaissance presque intime
des clients et de leurs envies.

33 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


chapitre 4
Quand le client
se met au centre
de l’entreprise…
et la désorganise
Quand le client se met au centre
de l’entreprise… et la désorganise

Le digital met le client au cœur de l’entreprise. Logique, pensez-vous :


Une entreprise est avant tout là pour servir un client, pour répondre à
ses besoins. Logique, sans doute, mais pas naturel du tout. Car s’il est
l’objectif, s’il est l’objet de la quête, s’il est le Graal, le client est un tyran.
Un tyran indécis, changeant, volage, influençable, inconstant, coléreux,
râleur, paresseux, radin… Chercher à lui plaire, à capter son attention,
à le servir est épuisant tant ses changements d’humeur, de motivation,
d’attitude sont fréquents et imprévisibles. D’ailleurs, c’est pour s’en
protéger que les entreprises ont développé leur propre bureaucratie.
Bureaucratie qui a structuré les organisations actuelles.

L’oeil du coach
Pour François Dupuy, l’un des grands « anciens » du
changement, spécialiste Français du management, « La
Bureaucratie peut se voir comme la protection des membres
de l’organisation contre la brutalité des demandes, des
exigences des clients. Faire primer le technique, la contrainte
propre permet d’éviter la brutalité du face à face.»11. Alors,
mettre le client au centre de l’entreprise, au contact de tous
les services… bonjour l’ambiance.

Et la disparition programmée de cette fonction de protection bouleverse


les principales fonctions de l’entreprise, tant dans leur organisation que
dans le rapport de force qu’elles ont les unes avec les autres.

11
— Dans son livre le plus complet « la sociologies des organisations » (mais pas le plus
accessible qui reste Lost in management).

35 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


chapitre 5
Un Commerce
qui perd la tête
Un Commerce qui perd la tête

Le sens de l’histoire est une notion limpide. Elle aide à y voir clair sur
une tendance, un phénomène structurant qui s’installe dans le temps.
Il dispose de deux caractéristiques imparables : tout d’abord il ne se
constate qu’à postériori, une fois que l’Histoire a fait passer l’implacable
réalité du temps sur les débats des prévisionnistes. Ensuite, il mène
généralement les intuitifs, les visionnaires qui le captent avant les autres,
vers des erreurs retentissantes qui s’expliquent par une confusion entre
la réalité du jour et celle qui régira le futur. L’anachronisme est un crime
en Histoire comme en affaire. Et avoir raison trop tôt, ça s’appelle avoir
tort.

Les enseignes traditionnelles remportent


la première bataille du e-commerce
Pas de panique ! Rien n’est perdu. Certains diront même que la première
bataille du e-commerce a été gagnée par les enseignes. Les études
actuelles le montrent : les enseignes traditionnelles ont domestiqué
Internet. On pensait, il y a dix ans, que le web conduirait les boutiques
à fermer les unes après les autres, irrémédiablement. Mais force est de
constater qu’il n’en est rien. Au contraire, 76% des internautes aiment
se rendre en boutiques et, plusieurs enseignes traditionnelles ont réussi
à se hisser dans le Top 20 des sites marchant les plus fréquentés en
France.

http://www.zdnet.fr/i/edit/ne/2014/01/ecommerce_q4.jpg

37 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Le top 15 des sites «E-commerce» les plus visités en france

En octobre - novembre 2013, près de 2 internautes sur 3 (64,6%) ont


consulté, chaque mois, au moins un des sites du Top 15 e-commerce. Au
total, ce sont en moyenne 30,1 millions d’internautes qui ont consulté au
moins un des sites du Top 15 au cours de cette période, soit 2,7% de plus
qu’un an auparavant.

couverture moyenne
visiteurs uniques visiteurs uniques
Rang Marques (en % de la population
moyens par mois moyens par jour
internaute)
1 Amazon 16 455 000 35,3% 1 934 000
2 Fnac 10 380 000 22,3% 841 000
3 CDiscount 10 099 000 21,7% 836 000
4 eBay 9 172 000 19,7% 1 207 000
5 PriceMinister 7 839 000 16,8% 690 000
6 Carrefour 7 790 000 16,7% 578 000
7 Voyage-Sncf.com 6 940 000 14,9% 489 000
8 La Redoute 6 830 000 14,7% 476 000
9 Vente-privee.com 5 821 000 12,5% 1 044 000
10 Rue du Commerce 5 557 000 11,9% 358 000
11 Groupon 5 205 000 11,2% 457 000
12 E.Leclerc 5 020 000 10,8% 348 000
13 Auchan 4 851 000 10,4% 353 000
14 Leroy Merlin 4 762 000 10,2% 292 000
15 Darty 4 489 000 9,6% 278 000

Quant aux pure players qui y figurent encore, leur piètre rentabilité
financière les a poussés à se vendre à des enseignes physiques qui
ont ainsi comblé rapidement leur retard. Seule une poignée d’entre eux
restent aujourd’hui indépendants. Que dire également de ces étoiles
filantes, qui n’ont illuminé les cieux de l’e-commerce que le temps de
tenter de se faire racheter. Brulant tout leur carburant dans une course
malsaine à la visibilité et à la valorisation. Ceux qui y sont parvenus
n’ont pas toujours fait le bonheur de leur acquéreur (Pixmania a été cédé
par ses fondateurs à Dixons, un spécialiste Anglais de la distribution,
à une valorisation de 345 M€. Après quelques années à peine, Dixons

38 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


vient de revendre l’entreprise à un fonds d’investissement allemand
pour… 0 accompagné d’une soulte de près de 70 millions d’€). Quant
aux autres…

Il faut dire que les commerçants ont fait un travail immense pour
moderniser leurs boutiques. Elles sont bien plus agréables et
ergonomiques qu’il y a quelques années. Les centres qui les accueillent
(centre villes et centres commerciaux) sont devenus des lieux
accueillants, conviviaux, où on a plaisir à venir passer un moment. Les
points de vente physiques restent incontestablement plus performants
que les sites internet dans le domaine de l’achat plaisir. C’est vrai.

C’est une victoire incontestable du magasin sur la boutique en ligne !


Une victoire qui a toutes les caractéristiques d’une victoire momentanée.
Méfions-nous des satisfactions trop rapides en méditant cet exemple.

L’implémentation d’une révolution technologique


est lente est chaotique :
l’exemple de l’arrivée des armes à feu dans les armées médiévales

C’est à partir de la fin du moyen-âge que l’arme à feu va accroître son
rôle et sa position dans les armées modernes. Le sens de l’Histoire, en
ce qui les concernent, nous indiquent qu’elles ont finit par s’imposer
dans tous les compartiments.

39 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Le sens de l’Histoire :
Une généralisation lente mais inexorable des armes à feu

Les armes à feu triomphèrent des arcs. Elles devinrent progressivement
les seules armes de jet visibles sur un champ de bataille. Mais leur
précision, leur portée et leur cadence de tir les rendaient encore très
vulnérables au choc compact et rapide de la cavalerie.

Cette dernière avait d’ailleurs évolué. Les flèches, puis les balles ayant
démontré que les armures de plate pouvaient être percées, les cavaliers
allégèrent leurs cuirasses pour gagner en vitesse et manœuvrabilité.
Et ce sont ces caractéristiques qui les rendaient si efficaces contre les
ancêtres des mousquets et autres armes à feu portatives. Il fallait donc
protéger ces troupes fragiles comme on protégeait jadis les archers :
à l’aide d’une infanterie anti-cavalerie. Les piquiers, descendants des
Phalanges Antiques refirent leur apparition, après près de 2000 ans
d’absence.

Puis les fusils apparurent. Bien plus performants que les mousquets,
profitant de l’invention de la poudre noire, ils gagnèrent en puissance
et en précision. Très vite dotés d’une baïonnette au canon, ils étaient
capables, à eux-seuls, de repousser les charges à cheval. C’est ainsi
que l’arme à feu prit également la place des armes blanches au sein des
troupes de choc à pied, dans l’infanterie. Seule la cavalerie, plus rapide,
restait équipée d’armes blanches.

Cela dura encore un siècle et demi. Jusqu’à ce que la mitrailleuse,


largement répandue dans les régiments d’infanteries engagés dans la
Grande Guerre (1914-1918) finisse par faucher les derniers espoirs des
troupes montées. Une disparition, ou plutôt une substitution. Car en
tuant la cavalerie à cheval, la Grande Guerre réhabilita les chars, pourtant
disparus depuis l’Antiquité.

40 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Intéressant, n’est-ce pas ? Voilà une belle ligne tracée qui s’élève,
droite et sans défaut, de l’apparition des premières pièces d’artillerie
de campagne, au Moyen-Age, jusqu’à notre époque. Une révolution
tranquille et menée sans à-coup. Les prévisionnistes ne pouvaient
pas rêver mieux. Mais comme vous êtes des lecteurs attentifs de cet
ouvrage, vous savez maintenant que ce genre de lignes, en matière
d’évolution, sont trop belles pour être vraies. C’est un peu comme une
réforme en France : s’il n’y a pas de manifestations massives, c’est
que ça n’est pas une vraie réforme. Non, l’installation des armes à feu
a été comme toutes les vraies ruptures, chaotique. Constatons-le avec
Napoléon.

Avoir raison trop tôt, ça s’appelle avoir tort



XVIIIème siècle. Les penseurs militaires de l’époque voyaient enfin clair
sur l’avenir : l’arme à feu deviendrait l’alpha et l’oméga de la tactique
militaire. Les progrès des fusils les poussèrent à tout miser sur la
puissance de feu. Pour eux, rien n’était plus efficace qu’une ligne de feu
formée par des fusiliers. Cette ligne devait être régulière et composée,
tout du long par deux rangs de soldats : l’un tirait alors que l’autre
rechargeait.

Afin de s’assurer l’avantage sur l’ennemi, le général devait occuper


la position topographique la plus forte et tenir sa position, en jouant
une tactique défensive : sa position étant plus forte, elle lui permettait
d’affaiblir progressivement son adversaire qui n’avait plus que deux
solutions : quitter le champ de bataille et donc accepter la défaite, ou
tenter de déloger son adversaire de sa position en l’attaquant, ce qui
l’exposait à sa puissance de feu. La proximité d’une place forte rendait
la tactique défensive encore plus payante.

Puissance de feu… C’était clairement le sens de l’histoire. Mais à

41 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


la guerre comme en entreprise, un décideur qui confond le sens de
l’histoire et la réalité est un mauvais décideur. Avoir raison trop tôt, ça
s’appelle avoir tort.

Car même si les fusils avaient beaucoup progressé, même si l’artillerie


devenait une arme à part entière, même si l’efficacité de toutes ces
armes à feu commençait à peser lourdement dans les batailles, elles ne
se suffisaient pas à elle-même. Et les généraux de l’époque ne pouvaient
pas se contenter de les aligner pour toute stratégie, au mépris des
manœuvres et du mouvement.

Le problème était là : tout baser sur la puissance de feu conduisait à


l’immobilisme. Car pour donner tout son potentiel de feu, il fallait que
les lignes de fusiliers soient droites et homogènes. C’était la même
contrainte que les Phalanges grecques en leur temps. Et comme pour
leurs lointains aînés, les caractéristiques des champs de batailles qui
étaient… des champs irréguliers, entrecoupés d’obstacles (arbres,
rivières…) et d’accidents, qui ne permettaient de constituer ces lignes
dans de bonnes conditions que si la ligne avançait TRES lentement. La
moindre course, le moindre mouvement brusque disloquait l’ensemble
et lui faisait perdre son impact.

Il ne fallut pas moins que Napoléon 1er pour faire prendre conscience
au monde du XVIIIème siècle que les armes à feu n’étaient pas encore
mûres pour éclipser l’ensemble des autres armes. Mettant en pratique
les théories de Jacques-Antoine-Hippolyte de GUIBERT (1743-1790),
ce jeune général revisita la doctrine tactique de l’époque. C’était un
grand pragmatique. Il n’avait aucune idée préconçue, c’est-à-dire qu’il
considérait toujours une situation comme unique et ne cherchait pas
à l’aborder au travers d’un dogme. La diversité de ses mouvements
stratégiques le démontre. A l’échelle tactique, il sut tirer tous les
enseignements de Guibert et réhabilita, entre autre, le choc d’infanterie.
Pour sortir de ces organisations statiques et redonner du mouvement et

42 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


de la manœuvrabilité à ses troupes, Napoléon va, entre autre, remettre le
choc d’infanterie à l’honneur. Pour bousculer et percer les minces lignes
de feu (composées de deux hommes sur toute la longueur), il va mettre
au point un déplacement en colonnes. Celles-ci viendraient frapper les
lignes de façon perpendiculaire, avec une zone d’impacte étroite, mais
une profondeur de colonne telle qu’elle ne tarderait pas à percer la fine
épaisseur adverse. Le succès Napoléonien ne s’explique pas par cette
unique adaptation tactique. Il s’explique par son attitude systématique
à se poser la question de l’intérêt d’une arme, d’une formation, d’une
organisation. Par son réflexe permanant de faire sens.

C’est ainsi qu’il entraîna ses troupes à une flexibilité tactique inconnue
à l’époque. Son infanterie pouvait, très rapidement, passer d’une
formation à une autre :

- en ligne (puissance de feu),

- en colonne (choc pénétrant, idéal pour percer une ligne),

- en formation combinant ces deux formes à la fois : une ligne Française


affaiblissait la ligne ennemie par ses tirs, tout en couvrant une colonne
Française le temps qu’elle arrive au contact, perçant ainsi facilement la
formation adverse,

- en carré : les carrés de grenadiers étaient une organisation compacte


idéale contre les charges de cavalerie. Un carré était généralement
composé de trois lignes : la première tenait les chevaux à l’écart grâce
à une forêt compacte de baïonnettes, la seconde tirait, alors que la
troisième rechargeait. Ces carrés, très efficaces contre la cavalerie
étaient vulnérables aux tirs d’artillerie. Les boulets de canons faisaient
des carnages quand ils s’enfonçaient dans ces formations denses.
Napoléon mit donc au point une tactique qui consistait à faire charger
l’infanterie ennemie par des cavaliers afin qu’ils se mettent en carré et
de faire tirer l’artillerie sur ces carrés.

43 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Maîtrisant ainsi le sens de chaque chose et n’hésitant pas à revisiter
les dogmes en cours, il sut tirer le meilleur parti des avancées
technologiques, sans oublier de les mixer avec ce que le modèle
précédent gardait de vivace. C’est ce mélange pragmatique de
modernité et de conservatisme qui lui donna une indéniable supériorité
tactique. C’est ainsi qu’il remodela complètement l’organisation des
armées modernes.

En attendant, à long terme, le sens de l’histoire


finit toujours par s’imposer

On voit, avec cet exemple que la pensée unique n’a pas attendu le
XXIème siècle pour se répandre au sein des élites. A cette époque
comme à la nôtre, tous ceux qui avaient perdu la compréhension des
phénomènes en cours se passionnèrent pour les outils, les technologies,
sans se poser la question de leurs usages réels. Se jetant à corps perdu
dans une véritable fascination pour la technologie et ses gadgets ils
oubliaient qu’une innovation n’a de réel apport que si elle est efficace
sur le terrain. Il ne lui suffit pas de faire sens, il faut qu’elle fonctionne.

Or, l’e-commerce comme les fusils de l’époque, avaient encore des


lacunes qui nuisaient à leur toute puissance. Pour l’e-commerce, il
s’agissait clairement de son coût logistique qui nuisait à sa rentabilité
et de ses délais de livraison ne lui permettant pas d’adresser les achats
d’impulsion où on veut repartir avec le produit.

Aujourd’hui, il est très facile de dire que ceux qui prévoyaient la


mort rapide des boutiques, assassinées une après l’autre par des
e-commerçants aux armes que l’on pensait alors imparables (moins
cher, plus grande largeur de gamme, accessibilités 24h/24 et 7j/7,
évitant au client de se déplacer…), se trompaient. Il est à peu près aussi
évident que ceux qui effectuaient cette prévision à l’époque, c’est-à-dire

44 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


nous tous, sont les mêmes qui pensent aujourd’hui que, finalement, il y
aura toujours des boutiques et qu’elles ne sont pas menacées.

Nous avons tous tendance à croire que les arbres peuvent pousser
jusqu’au ciel, imaginant que les révolutions transforment tout,
immédiatement. Emportés par un trop grand élan visionnaire nous
renonçons ainsi à un ancien dogme (rien ne changera) pour finalement
en adopter un nouveau (tout va changer). Comme si les organisations
humaines pouvaient faire fi de leur passé en quelques minutes pour
le transformer en homme du futur. Comme si les lois universelles qui
fondent la nature humaine pouvaient bouger si vite.

En attendant, si Napoléon sut faire la part des choses et ne pas prendre


les prévisions optimistes de certains pour des réalités, il n’en demeure
pas moins que le sens de l’histoire a fini par reprendre le dessus et,
aujourd’hui, force est de constater que la doctrine tactique de la
puissance de feu a triomphé de celle faisant la part belle au choc. Les
visions des tacticiens du XVIIIème siècle ont fini par se révéler exactes…
un peu plus d’un siècle plus tard.

Alors, quand une majorité de commerçants ne se sent pas menacée par


Internet. Quand tout le monde se rassure en constatant que la plupart
des citadins sont pour un centre ville garni de boutiques, il est probable
que nous soyons en face d’une manifestation éclatante de déni :

- Nous sommes tous pour un centre ville animé, gorgé de boutiques


coquettes. Tout comme nous sommes contre la fermeture des usines
en France. Mais quand il s’agit d’aller acheter DANS ces boutiques,
des produits fabriqués en France, ce qui signifie souvent les payer
plus cher, il y a beaucoup moins de monde pour rester digne, la main
sur le cœur. C’est pour cela que les ventes en ligne poursuivent leur
développement12.

12
— Les ventes en ligne ont progressé de 18% en valeur lors de l’édition 2013 de Thanksgiving
par rapport à de 2012.

45 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


- Quant à la majorité de commerçants qui pensent encore qu’Internet
n’est pas une menace, ils sont tout simplement sur une autre planète.
Les disquaires pensaient cela avant de disparaître, les agences de
voyage pensaient cela avant d’être étrillées, les vendeurs de Hi-Fi vidéo
sentent à quel point le combat est difficile, les opticiens viennent de se
réveiller et de prendre un grand coup de poing dans le ventre… A qui
le tour ?

Non, reprenons nos analogies militaires pour nous en convaincre. Cette


victoire des points de vente, des enseignes traditionnelles sur les pure
players est loin d’être définitive. Bien d’autres batailles se dérouleront
encore, des batailles qui pourraient faire passer celle-ci pour un simple
soubresaut.

Les boutiques gardent une valeur ajoutée.


Reste à trouver laquelle…

Il en est probablement de même pour les boutiques. Oui, la première
bataille de l’e-commerce a été gagnée par les enseignes traditionnelles
et les morts ont été bien plus nombreux chez les pure players que
chez les boutiques. Mais l’heure n’est pas à la satisfaction. La guerre
continue.

Car, si depuis toujours, les vendeurs, les boutiques sont ceux qui «
transforment », ceux qui font passer le prospect en client, les temps
changent. Les métiers du commerce sont les plus impactés par les
phénomènes de mutation en cours. Imaginez : dans certains secteurs,
jusqu’à 70% du chiffre d’affaires des entreprises est réalisé online. Ce
qui veut dire, à quelque chose près, que 70% des ventes se font…
sans vendeur ni boutique. Et donc, là, « Qui fait le chiffres d’affaires des
entreprises ? ». Justement, ce n’est plus eux.

46 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Heureusement, tous les secteurs n’ont pas basculé aussi
considérablement dans l’e-commerce que des secteurs comme le
voyage, la musique et la Hi-Fi. Mais, chaque année, l’e-commerce
grignote des parts de marché. Si bien que, même ceux qui se pensaient
à l’abri il y a quelques temps se sentent obligés de bouger.

Dernier exemple en date : les drives, dans l’alimentaire, secteur


jusqu’ici très peu touché par l’e-commerce (à peine 7% des internautes
commandent régulièrement en ligne ces catégories de produits).
Aujourd’hui le nombre de drives explosent, tout comme leur succès chez
les consommateurs (reste à leur trouver un business model performant).
Ainsi, partout, il convient de se poser une question grave : dans le
nouveau parcours client, à quoi servent encore les vendeurs et les
boutiques ? Quelle est leur valeur ajoutée dans les nouveaux parcours
client.

De nouvelles menaces sont apparues, émanant des pure players


survivants, moins nombreux, mais toujours plus puissants, obligeant
les commerçants à ouvrir de nouveaux chantiers, en urgence, dans la
douleur. L’achat plaisir est à l’avantage des points de vente, mais pas
la praticité. Ils vont devoir progresser en logistique pour éliminer tous
les obstacles pratiques à la vente. Epuisant… Oui, c’est le principe
d’une guerre à mort, face à des ennemis qui visent l’hégémonie et qui
se moquent pas mal de faire des bénéfices.

Epuisant, mais il faut se battre, car l’affaire est jouable. Jouable à


condition de réaliser des investissements lourds, des réformes de
culture et d’organisation profondes et le tout rapidement. Le point de
vente est le dernier élément sur lequel les enseignes traditionnelles
ont vraiment l’avantage. Sa place dans le parcours client est donc
stratégique. D’autant que les acteurs 100% internet ont bien l’intention
de s’infiltrer dans ces points de vente.

47 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Soit en en ouvrant, comme LDLC, l’un des leaders de la distribution de
produits informatiques en ligne :

(http://www.bfmtv.com/video/bfmbusiness/integrale-bourse/focus-
carton-boursier-ldlc-olivier-clergerie-integrale-bourse-09-12-163852/)

Soit en en partageant une partie comme Amazon et les casiers qu’elle


met en place :

http://www.lsa-conso.fr/nrf-2014-distributeurs-automatiques-et-casiers-
confirment-leur-percee,159601

http://www.lsa-conso.fr/amazon-veut-installer-des-casiers-de-retraits-
de-livraison-dans-le-metro-londonien,154504

Soit en le parasitant : application Price Check par Amazon :


http://www.journaldunet.com/ebusiness/commerce/amazon-price-
check-1211.shtml

Ces acteurs ont, ou ont eu, du retard sur les points de vente, mais, du
coup, leur stratégie ne s’encombre pas d’une organisation interne et
d’actifs hérités d’un autre temps. Leur stratégie points de vente est
construite autour de leur actif online et pas le contraire.

48 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Des points de vente, lieux de show et de contact

Que viennent chercher les clients en magasin ? Du conseil ? Un contact
avec un vendeur ? C’est ce que pensent la majorité des commerçants.
Pour eux, ces deux points sont leurs plus grands atouts, c’est ce sur
quoi ils investissent et comptent. Et ils se trompent.

Car les clients sont formels, ils viennent avant tout en boutique pour
toucher le produit, le voir en vrai, repartir avec, immédiatement, en cas
d’achat et ne pas payer de frais de livraison. En fait, les clients viennent
encore en boutique essentiellement parce que, pour plusieurs critères
importants, ils jugent les boutiques plus adaptées que leurs écrans
domestiques et les canaux digitaux.

Etude BVA-Mappy, Web to store, 12 Septembre 2013. Question aux


clients équipés d’internet effectuant des achats en points de vente : «
Pour quelles raisons privilégiez-vous pour certains produits, l’achat dans
les commerces de proximité plutôt que sur Internet? ».

Vision internautes acheteurs

Voir le produit en réel 61%


Disposer du produit immédiatement 50%
Toucher/Sentir le produit 49%
Ne pas payer les frais d’envoi 45%
Essayer le produit 45%

Vision commerçants de proximité


Le relationnel avec le commerçant 47%
Bénéficier des conseils du commerçant 24%
Voir le produit en réel 23%
Toucher/Sentir le produit 14%
Bénéficier du SAV/du service 12%

49 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Les boutiques sont donc en danger. Car, que se passera-t-il quand les
e-commerçants, qui font sans cesse progresser leur logistique, livreront
gratuitement en quelques heures (voir en 30 minutes avec des drones…)
? Quand les canaux et les terminaux digitaux offriront des vues toujours
plus réalistes de produits physiques (la mise en situation via réalité
augmentée est déjà disponible chez certains commerçants comme
Ikea) ? Quand le contenu de marque (le brand content) réchauffera
systématiquement les canaux digitaux, leur donnant un pouvoir
émotionnel réel ?

L’immobilisme est interdit. Les boutiques doivent à nouveau se


réinventer et investir sur leurs vrais points forts pour devenir :

Des lieux où l’on magnifie le produit



De véritables showrooms. Afin qu’aucun dispositif distant ne puisse
rivaliser avec elles pour la présentation des produits. C’est précisément
ce que nombre de patrons de magasins ne veulent pas devenir : des
lieux où les clients viennent pour découvrir les produits, pour les toucher,
pour les comprendre, mais pas forcément pour les acheter sur place.
Il va pourtant falloir s’y faire et mettre en place les dispositifs digitaux
qui permettent de réaliser la transaction sur site, bien entendu, mais
également ailleurs, de façon distante afin de ne manquer aucune vente.
Ces produits doivent être mis en scène, présentés, décrits, expliqués
par des vendeurs devenus des conseillers formés et équipés d’outils
digitaux les reliant à la connaissance client et à la connaissance produit.
De larges espaces doivent être consacrés à l’évènementiel : afin de faire
des démonstrations, des mises en situation. Car, les clients qui viennent
en boutique pour « voir le produit en vrai », sont des gens qui ont besoin
d’être rassurés, de comprendre…

50 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Des lieux que l’on trouve aisément

Rappel : l’objectif du parcours client « fordiste » était, est encore, de
créer l’intention d’achat chez un consommateur puis d’envoyer ce
consommateur en magasin afin qu’il passe à l’acte. Ainsi, aujourd’hui,
quand on cherche un produit, on commence par chercher la boutique
qui le vend. La qualité de l’emplacement est donc absolument
déterminante. Une partie importante des démarches marketing des
enseignes consistent d’ailleurs à générer du trafic en magasin. Pour
vendre, il faut conduire un prospect jusqu’au point de vente.

Avec la généralisation des GPS embarqués en voiture ou sur nos


smartphones, le référencement géolocalisé d’un point de vente monte
en puissance. Sous peu, une boutique bien référencée et mise en valeur
sur une application de géolocalisation, une carte interactive fréquentée
pourra contrebalancer un emplacement de moindre qualité. Rupture ?
Non, pas complètement. Le principe demeure le même. L’efficacité d’un
emplacement virtuel, digital, et l’emplacement physique répondent à des
critères similaires : ils doivent être présents sur les grands carrefours,
sur les lieux de passages, notamment les moteurs de recherche, les
applications GPS, les applications de géolocalisation.

Pour parer à un référencement de moindre qualité, un commerce


traditionnel, dans la vraie vie, peut aussi compter sur une bonne
réputation, générant du bouche à oreille. C’est pour cela qu’un lieu à la
mode cherche à rester au cœur des conversations : s’il n’apparaît pas
forcément sur les carrefours d’audience, il s’est arrogé un emplacement
de choix dans les esprits.

A l’échelle des médias digitaux, les contenus viraux, sont ce qui alimente
ces conversations, et les réseaux sociaux sont les lieux de causeries
qui les portent, les diffusent à l’image d’une place de village virtuelle.

51 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Des terminaux logistiques performants

Sous peu, conduire un client jusqu’à un lieu de vente ne suffira plus.
Il faudra le conduire jusqu’au produit, avec l’assurance qu’il est bien
en stock, et au bon prix. Déjà des acteurs comme Mappy ou Google
digitalisent l’intérieur des boutiques, les prennent en photos, comme ils
l’ont fait pour les rues de nos villes et de nos villages. Pour leurs points
de vente, l’efficacité logistique des enseignes sera donc un gage de
succès encore plus important que de nos jours.

Et à défaut d’être achalandé, de ne pouvoir présenter en boutique toutes


les références d’un catalogue, de plus en plus de points de vente vont
se doter de dispositifs permettant de présenter les produits absents
du magasin. La qualité des écrans, tablettes ou écrans géants, alliée
aux logiciels de simulation, permet déjà de visualiser ces produits sans
dégradation de l’expérience, et de passer commande dans la foulée,
sans perte d’efficacité.

Simples et claires

L’expérience online, rapide, ergonomique, efficace, a modifié la
culture d’achat des consommateurs. Les sites marchants, ainsi que
les services complémentaires du type comparateur de prix, moteur
de recherche… ont habitué les clients à une efficacité qui n’existait
pas forcément dans les magasins : magasins fermés (les sites Internet
ne ferment ni le dimanche, ni la nuit), files d’attente, affluence trop
importante, chaleur, saleté, absence d’information produit, vendeurs
désagréables... Ces défauts propres aux magasins, qui ne dérangeaient
personne précédemment, parce qu’ils étaient la norme, sont devenus
des obstacles à la vente. La culture digitale se répand hors de ses

52 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


propres canaux.

Ainsi, parce que les clients supportent de moins en moins de ne pas


trouver facilement ce qu’ils cherchent, les parcours volontairement
contre-intuitifs, mis au point par des enseignes qui veulent que le client
passe devant un maximum de produits avant de trouver ce qu’il est venu
chercher, vont devoir rapidement renoncer à cette tactique. A vouloir les
perdre dans leurs propres rayons, bien des enseignes vont finalement
les perdre… tout court.

Les points de vente vont devoir progresser encore en efficacité et en


lisibilité, en se dotant des outils qui amènent plus rapidement le client
jusqu’au produit. La géolocalisation indoor (à l’intérieur d’un bâtiment,
et donc d’un magasin) a de beaux jours devant elle.

La gestion des flux, la fluidification de l’encaissement sont des éléments


clefs. Beaucoup l’ont compris et développent des drives ou autres
systèmes de click & collecte (je commande en ligne et je vais chercher
ma commande en magasin une fois qu’elle a été préparée) des systèmes
d’encaissement plus rapide, des caisses sans caissiers… Ce segment
va continuer à capter de lourds investissements.

La bataille du conseil

En ce qui concerne l’information produit, le retard pris par le magasin est
important. C’est un paradoxe, mais les clients sont une majorité à avoir
d’avantage confiance en Internet qu’en un vendeur pour les informer sur
un produit. Cette prise d’information intervient en amont du parcours
client et très en aval dans une boutique physique puisqu’elle se fait au
contact du vendeur. La perte de légitimité des boutiques sur le plan
de l’information et du conseil est un sujet à traiter. La digitalisation des
points de vente qui pousse au déploiement d’écrans connectés en libre

53 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


service et à l’équipement des vendeurs en terminaux digitaux devrait
produire des effets notables sur ce point.

Mais tout ne se résoudra pas en donnant accès à Internet aux clients qui
sont en boutique. Une récente étude du BCG (http://www.challenges.
fr/economie/20131202.CHA7782/les-marques-les-plus-recommandees-
par-le-bouche-a-oreille.html) montre, en effet, qu’une évolution est à
l’œuvre, depuis peu. Elle concerne la crédibilité des conseils sur Internet.
Ces dernières années, les blogs, les recommandations et avis sur des
sites communautaires avaient complètement détrôné les vendeurs dans
leur rôle de conseil. Ces derniers étaient vus comme partisans dans
leurs recommandations et ne connaissant pas assez bien leurs produits,
de plus en plus complexes, de plus en plus changeants, de plus en
plus nombreux.

Mais depuis que les médias sociaux se sont mis à essayer de gagner
leur vie, et qu’ils ont intégré des recommandations sponsorisées sur
nos time lines13, depuis que les blogueurs ont pris conscience de leur
puissance et qu’ils ont cherché à la monétiser auprès de marques,
depuis, en un mot, que leur objectivité s’est mâtinée de mercantilisme…
leur crédibilité s’est affaiblie. Pas de quoi redorer franchement le blason
des vendeurs, mais de quoi leur laisser une chance s’ils veulent bien faire
l’effort de la saisir. Aujourd’hui, c’est la puissance de recommandation
des amis, notamment le bouche à oreille physique qui explose. Faisons
confiance aux marques et à leurs partenaires internet pour la mettre en
scène dans les meilleurs délais.

Des lieux évènementiels



Le parcours client en magasin, ce cheminement physique n’est plus
qu’une option parmi d’autres. Il doit justifier sa place en démontrant
sa valeur ajoutée. Et se procurer un bien ne sera bientôt plus suffisant

13
— Pages qui agrègent les informations les plus importantes des utilisateurs de ces médias

54 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


pour justifier une visite en magasin. Il faudra trouver quelque chose de
plus pour attirer les foules. Les magasins vont donc devoir s’inspirer
d’autres lieux, déjà en concurrence avec ce qu’on peut faire de chez
soi : les restaurants (on peut manger chez soi), les cinémas et les lieux
de spectacles vivant (en concurrence directe avec la télévision). A
leur image, les magasins deviennent des lieux où on vient vivre une
expérience, où il se passe toujours quelque chose, où on vient découvrir
de nouveaux produits, mis en scènes dans des parcours clients qui sont
de véritables voyages. Quelque chose de proche de l’Entertainment. Des
lieux où tout est fait pour créer des ambiances, des émotions propices à
la vente, où les sens sont en éveil : la vue par les écrans, la décoration, le
touché par les produits, l’audition par les ambiances sonores, l’odorat (si
vous êtes allergiques, attendez-vous au pire !) sur lesquels les enseignes
effectuent des tests.

Pour mieux se raconter, capter l’attention, faire voyager leurs clients, les
boutiques sortiront des boutiques. Une ambassade est un morceau du
territoire national dans un autre pays ? Eh bien il en sera de même pour
l’affichage. Qu’il soit en papier, statique, ou diffusé sur écran et animé, il
permettra une meilleure prise de contrôle de l’espace physique par les
marques. Connectés via des applications mobiles aux enseignes et des
marques qu’ils représentent, ces dispositifs seront en mesure de prendre
des commandes, d’apporter du conseil, d’informer, alliant la force
d’émotion d’une image ou d’un film de grande taille, à l’efficacité des
applications mobiles. Des stands distants permettront aux enseignes
d’utiliser les espaces de la ville et des centres commerciaux avec une
intensité plus grande, le tout en cohérence avec leur environnement. Elles
pourront y présenter un ou plusieurs produits, faire des démonstrations
sur les lieux de passage, là où l’espace est extensible, à la différence
de celui qui est coincé entre les murs d’un magasin.

Tous ces lieux seront au service des objectifs marketing du moment :


créer du trafic en magasin, générer une vente à distance avant d’aller

55 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


chercher le produit, effectuer des présentations ou démonstrations de
produits qui ont besoin de nouveaux espaces. Le story telling, le brand
content (contenu de marque) et la gamification14 seront au cœur de ces
parcours client. Ils seront là pour les réchauffer, leur donner une âme, de
l’émotion et éviter qu’ils ne soient pas uniquement efficaces.

Les “corners”, les boutiques éphémères, des « pop-up stores » vont


également se multiplier dans les villes, pour mieux intégrer le commerce
et ses marques dans la ville. Pour faire plus de sens. Car l’éphémère sait
capter l’attention comme personne et sait « évènementialiser » la vente.

http://retail-and-cross.com/blog/2013/11/google-ouvre-des-magasins-
ephemeres-pour-noel/

L’enjeu de la vente est aujourd’hui d’allier efficacité et émotion :

- L’efficacité d’un parcours client qui s’homogénéise sur les standards,


les canons du digital : il est efficace (on y trouve facilement, on y
compare, on s’y informe…), mais froid (on y prend uniquement ce qu’on
est venu y chercher).

- L’émotion par la sollicitation de tous les sens. Là sera toujours la force


du point de vente : il est naturellement physique, sensuel. Reste à écrire
les histoires, les évènements qui maximisent cet avantage.

14
— http://fr.wikipedia.org/wiki/Ludification
La ludification1 (terme inspiré de l’anglais gamification) est le transfert des mécanismes du jeu
dans d’autres domaines, en particulier des sites web, des situations d’apprentissage, des situations
de travail ou des réseaux sociaux. Son objet est d’augmenter l’acceptabilité et l’usage de ces
applications en s’appuyant sur la prédisposition humaine au jeu.
Cette technique de conception permet d’obtenir des personnes des comportements que l’on pourrait
considérer sans intérêt ou que l’on ne voudrait ordinairement pas faire : remplir un questionnaire,
acheter un produit, regarder des publicités ou assimiler des informations.

56 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Les vendeurs en magasin :
le capital humain redevient capital
Nous venons de parler des lieux, des points de vente. Qu’en est-il des
gens ? Qu’en est-il des vendeurs ? Pour répondre à ces interrogations,
posons-nous une question fondamentale : à quoi sert un vendeur ?

La vente, rencontre de la pertinence et de la séduction



Pour beaucoup, la qualité principale d’un vendeur, c’est le bagou,
la tchatche etc. Bien entendu, un vendeur doit savoir créer une
relation avec son client et c’est toujours plus simple quand on sait
être sympathique, drôle, flatteur... Mais en réalité les compétences
essentielles d’un vendeur sont ailleurs.

La vente consiste à faire tomber, une à une, les objections d’un prospect
pour en faire un client. L’argumentaire est donc l’arme préférée des
vendeurs. Pour que celui-ci soit efficace, il doit être bien délivré, mais
surtout adapté à l’objection du client. C’est pour cela qu’un bon vendeur
est avant tout une personne qui écoute et comprend, qui sait qualifier
un besoin en posant les bonnes questions et qui doit être doté d’une
grande intuition. C’est ainsi qu’il comprend les motivations, les envies
sur lesquelles insister et les freins, les craintes à lever. Un bon vendeur
est donc quelqu’un qui sait comprendre et connaître. Et qui sait, en
amont, créer les conditions pour que ses prospects se livrent, qu’ils
acceptent de donner les informations qui permettent de les comprendre
et de les connaître.

Mais la vente est également un acte de séduction exercé par un vendeur


et tout son environnement : l’image d’une marque, de son produit, le
sentiment d’avoir été écouté et compris, la beauté, l’harmonie, le confort

57 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


d’une boutique, la compétence, la sympathie, la présentation, l’humour
d’un vendeur, et sa capacité à incarner les valeurs de la marque afin de
garder une cohérence avec les valeurs, le sens inculqué par la marque
tout au long de son parcours client. C’est pour cela que les meilleurs
vendeurs sont ceux qui savent lire un public et raconter l’histoire qu’il
a besoin d’entendre.

La valeur ajoutée historique du vendeur est attaquée



Année après année, insidieusement, la vente cesse d’être l’affaire
des vendeurs traditionnels. A chaque renforcement des dispositifs
digitaux (information produits, comparateurs…), à chaque émergence
des médias sociaux dans les magasins (recommandations de clients
anonymes ou d’amis), à chaque apparition d’un écran connecté sur
les lieux de vente, c’est un pan de la valeur ajoutée du commercial, du
vendeur qui est menacée.

Eux-aussi vont devoir s’adapter. Cela n’est d’ailleurs pas forcément une
mauvaise nouvelle pour eux.

Car les vendeurs, qui sont devenus dans certaines enseignes des
« rangeurs », ou des experts malgré eux du SAV15 (le paradoxe de
certaines enseignes est que les seuls clients qui poussent encore la
porte de leurs boutiques sont des clients mécontents qui viennent
se plaindre d’achats qu’ils ont réalisés, dans bien des cas, sur les
canaux digitaux). Il n’y a plus assez de valeur ajoutée pour justifier
le traitement de ces actions en boutique. Car, comme vous en êtes
maintenant persuadés, l’heure est à la performance du parcours client.
On le constate chez tous les commerçants qui ont investi dans leur
force de vente : le taux de conversion en boutique est plus de 20 fois
supérieur au taux de conversion online16, et ce taux est encore plus fort
quand le client passe entre les mains d’un vendeur plutôt que de se

15
— Service Après-ventes
16
— http://lentreprise.lexpress.fr/internet-canal-pour-vendre/e-commerce-vs-magasins-
complementaires-plus-qu-adversaires_38046.html

58 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


servir lui-même17. Voilà pourquoi de plus en plus d’enseignes cherchent
à remettre les vendeurs au cœur du parcours client en boutique. Ce qui
sonne assez logique, au fond.

Pour y parvenir, comme beaucoup de choses dans la vie, il faut s’en


tenir à un triptyque :

Former les vendeurs



Ils ne fonctionnent plus en autonomie et à l’aveugle auprès de clients
qu’ils ne connaissent pas. Ils font partie d’un parcours client qui a
souvent commencé avant eux et qui se poursuivra après eux dans
bien des cas. Ils doivent donc se coordonner avec les canaux qui ont
eu des contacts avec le client, intégrer rapidement dans leur discours la
connaissance des besoins et de la personnalité du client ainsi obtenue,
le tout pour gagner en pertinence et en qualité de contact.

Ils doivent également caler leurs actions en fonction des objectifs


poursuivis par l’enseigne (vente sur place, conseil, renvoi vers les canaux
digitaux…). Ils doivent enfin améliorer grandement leur connaissance
des produits qu’ils vendent afin de regagner une crédibilité par rapport
aux canaux digitaux. En cela, ils sont les acteurs, les interprètes d’une
histoire écrite par le marketing.

Ils devront apprendre à travailler avec les outils qui les assisteront dans
cette tâche rendue difficile par le renouvellement de plus en plus rapide
des produits, des gammes, des collections. La formation des vendeurs
représente un coût important pour les marques et enseignes. Celles
qui considèrent leur force de vente comme une population jetable dont

17
— « Dans les boutiques de vêtements reposant sur le libre-service, par exemple, un vendeur
supplémentaire sur une tranche horaire donnée permettait une hausse du taux de conversion de 9
%, compensant le coût de la présence d’un vendeur supplémentaire pendant 10 à 15 minutes sur
les heures normales d’ouverture. »
http://www.journaldunet.com/economie/expert/55058/supprimer-les-points-de-vente-physiques--l-
erreur-a-ne-pas-faire.shtml

59 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


le fort turn-over n’est pas un problème, vont devoir trouver d’autres
moyens, ou alors changer de politique RH (Relations Humaines).
Mieux former ses collaborateurs en boutique est une affaire entendue,
mais aussi mieux les évaluer et les sélectionner. Car les différences
de productivité entre les bons et les moins bons vendeurs/conseillers
vont se creuser considérablement au fur et à mesure que leur intégration
dans un cycle de vente digitalisé va se développer. On pourra,
d’ailleurs, mieux suivre leurs performances en traquant plus finement
leur contribution sur chacune des actions menant jusqu’à la vente. Les
commerçants auront ainsi des collaborateurs plus compétents, plus
engagés et plus responsables.

Equiper les vendeurs



Cela tombe sous le sens. Si on veut relier l’action des vendeurs aux
dispositifs digitaux, tant sur le parcours client que sur la connaissance
client (CRM), on ne pourra plus se contenter de bornes en magasins
ou de PC planqués derrière des bureaux, le tout relié à des intranets à
l’ergonomie et aux performances médiocres.

Non, il faut leur fournir des outils pratiques, accueillant des dispositifs
agréables à voir, magnifiant l’enseigne et le produit qu’elle distribue,
permettant de répondre rapidement aux sollicitations de leurs utilisateurs
(les vendeurs, donc). Le tout dans des magasins bien connectés (ça,
visiblement, on l’oublie souvent, mais il n’y a rien de plus frustrant qu’un
dispositif digital sans réseau wifi suffisamment fiable pour l’utiliser).

Non, malheureusement, il n’y a pas de petites économies à réaliser sur


ces postes là : il faut ce qu’il y a de plus en pointe, pour des raisons de
performance, mais également pour des raisons d’image.

60 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Valoriser les vendeurs

Pour des raisons d’image, donc… Tant vis-à-vis des clients que vis-à-
vis des collaborateurs. Changer de métier est traumatisant pour tout le
monde. Il faut donc rassurer ces populations. En leur expliquant qu’ils
vont y gagner au change : leur métier sera plus intéressant, leur valeur
ajoutée plus grande, leur image en sera grandie. La preuve : l’entreprise
va investir sur eux en les formant et en les équipant. La boucle est
bouclée.

61 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


chapitre 6
La logistique
sort de l’ombre
La logistique sort de l’ombre

L’excellence logistique,
nouvelle quête des commerçants :
l’exemple de l’intendance militaire
L’intendance. L’ancêtre de la logistique. Elle permettait aux armées
et à tous leurs éléments constitutifs de s’approvisionner. Sans elle,
les canons ne tiraient plus, les soldats ne mangeaient plus faute de
munitions, de nourriture. Pourtant, alors qu’elle était le carburant
indispensable aux batailles, elle était largement méprisée par les
Grands. Ces derniers lui préféraient la tactique, la stratégie et le combat
lui-même, les arts nobles de la guerre. Ne dit-on pas : « Maintenant que
les décisions sont prises, je vous laisse gérer l’intendance » ?

Alors, les décideurs de l’époque abandonnaient cette tache


opérationnelle qu’ils jugeaient subalterne, à des individus subalternes…
Soit.

Au Moyen-âge, bien que déplacée, cette attitude pouvait s’entendre :


Les soldats portaient presque tout ce dont ils avaient besoin sur eux et
vivaient de pillage sur les régions qu’ils traversaient. Mais à l’époque
moderne (à partir de la renaissance) qui a vu se généraliser les fusils
et l’artillerie de campagne, armes qui ne peuvent produire leurs effets
sans munitions, poudre et entretien, ces conceptions devenaient
dangereuses.

Il y eu des efforts. Cependant aucun stratège ne se pencha réellement


sur la question. La logistique était là pour s’adapter aux armées et
pas le contraire. Si l’armée était nombreuse, elle devait le prévoir et
emporter tout ce dont elle avait besoin, en tout cas en théorie, afin

63 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


de maîtriser l’approvisionnement et donc la capacité des soldats à se
battre. Ce désir illusoire de contrôle ne réglait rien. Le train d’intendance
demeurait ce cauchemar permanant, trimballant nourriture et matériel
à la vitesse de l’escargot sur des routes Européennes mal entretenues.
L’embouteillage était systématique. Ceci retirait aux armées d’alors
la plus grande partie de leur vitesse de déplacement et donc de leur
capacité de mouvement : à force de ne pas avoir intégré la logistique
dans les réflexions stratégiques, c’étaient les armées qui finissaient par
s’adapter à elles en réglant leur vitesse de progression sur la sienne, au
moins deux fois moindre.

Et revoici Napoléon. Napoléon est le premier chef de guerre occidental,


depuis les romains, à rechercher la bataille décisive. Ses prédécesseurs
ne voyaient en une bataille qu’un évènement faisant partie d’une suite
d’évènements semblables. Les guerres étaient généralement menées
par des soldats mercenaires, donc professionnels, commandés par les
héritiers d’illustres familles pas toujours choisis pour leur compétence et
généralement soucieux de ne pas prendre de risques trop importants afin
de ne pas mettre à mal leur position. C’est pour cela qu’elles trainaient
souvent en longueur, jusqu’à la négociation d’un traité.

Fascinés par les avancées technologiques de l’époque, les


contemporains de Napoléon ne s’intéressaient qu’au potentiel
de destruction des nouvelles armes et leur puissance de feu. Ils se
contentaient donc d’aligner leurs troupes sur un champ de bataille et de
rechercher les positions les plus favorables pour tirer sur leur ennemi.
La façon et la vitesse avec lesquelles les troupes arrivaient sur le champ
de bataille les intéressaient peu.

Napoléon ayant pour objectif d’abattre ses ennemis en le moins de


batailles possibles, il organisa son armée en conséquence, revoyant
tous les principes militaires de l’époque, ne commettant pas l’erreur
d’oublier la logistique. Il y accorda même un soin particulier. Car, pour

64 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


obtenir une bataille décisive, et avoir une chance de mettre un ennemi
à genoux en un seul affrontement, l’important n’était pas de disposer
de l’armée la plus puissante ou la plus nombreuse. L’important était de
disposer des troupes les plus nombreuses et les plus puissantes sur les
lieux et au moment de la bataille. La rapidité de déplacement redevenait
un sujet digne d’intérêt.

Il s’agissait donc de concentrer ses troupes sur un lieu choisi, et non


de les diviser comme le faisaient souvent les Commandants en Chef de
l’époque. Pour cela, se posait la question de la mobilité des armées.
Largement ralenties par les embouteillages et la lenteur de leur train
d’intendance.

C’est pour cela que Napoléon inventa le concept des corps d’armée. Un
corps d’armée était composé de 20.000 à 30.000 hommes. Ce nombre
était la limite haute pour que l’ensemble des soldats du corps puisse se
déployer en 24 heures sur leur tête de colonne (au niveau des soldats
qui marchaient en tête du corps) : 30.000 hommes en marche sur une
route de l’époque s’étalaient sur environ 24 Km, la distance moyenne
que pouvait parcourir un soldat en 24h.

Par ailleurs, des troupes d’une telle taille pouvaient plus aisément « vivre
sur le pays », c’est-à-dire s’y ravitailler (souvent par pillage...). Alors
qu’une troupe plus nombreuse devait prévoir d’emmener d’importants
volumes de vivres, ce qui faisait gonfler leur train d’intendance et
ralentissait leur avance. La logique de l’intendance devenait ainsi une
affaire d’adaptation (les troupes prenaient ce qu’elles trouvaient sur
place), cessant d’être une affaire de contrôle et de planification (prévoir
les besoins d’une armée, se procurer ce dont elle a besoin, l’emporter
par un train d’intendance prévu à cet effet).

Divisant ainsi son armée en corps, Napoléon pouvait leur faire


emprunter des routes différentes avant de les faire converger vers le

65 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


champ de bataille lorsqu’il avait réussi à fixer ou attirer l’ennemi. C’est
ainsi qu’il parvenait à créer un rapport de force qui lui était quasiment
systématiquement favorable.

Ces corps, qui disposaient de toutes les armes d’une armée (artillerie,
infanterie, cavalerie) étaient habituellement commandés par un Maréchal,
disposant de pouvoirs très étendus et d’une grande capacité d’initiative.
Tous étaient cependant connectés en permanence à Napoléon grâce
aux ordonnances qui apportaient ordres et informaient des positions
des uns et des autres.

C’est ainsi que Napoléon structura une armée souple, manœuvrante et


rapide. Cet outil lui permit de s’adapter à toutes les configurations et
ne fut jamais un frein à son immense créativité stratégique et tactique,
tant qu’elle fut composée par des soldats bien formés.

Libéré des problématiques d’intendance complexes et mal gérées,


son pragmatisme permanant lui permettait de s’adapter à merveille
au terrain, au pays et d’en tirer le maximum d’avantages. Car dans
l’entreprise, comme à la guerre, on fait avec ce qu’on a, pas avec ce
qu’on aimerait avoir.

Napoléon remit donc le sujet de la logistique au centre de l’organisation


de ses troupes pour les rendre plus efficaces. Il s’agissait là d’une
réflexion qui permettait une meilleure prise en compte des contraintes de
transport et de déplacement, mais pas une véritable amélioration de ces
contraintes : les progrès techniques n’avaient pas encore suffisamment
gagné des métiers comme le transport et le stockage. De nouveaux
progrès furent réalisés tout au long du XIXème siècle et au début du
XXème siècle.

En la matière, ce furent les américains qui franchirent un nouveau cap


lors de la seconde guerre mondiale.

66 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


19 février 1943 : Rommel écrase les troupes américaines lors de la
bataille de Kasserine, en Tunisie. C’est la première réelle confrontation
entre le corps d’armée du brillant Maréchal allemand et l’armée
américaine. Encore inexpérimentée, cette dernière se laissa entrainer
dans un piège qui fera dire ceci à l’un des lieutenants de Rommel : « Les
Anglais ne se seraient pas laissés embarquer comme ça. Ces américains
ont encore beaucoup à apprendre de nous. » Parcourant le champ de
bataille jonché de carcasses de véhicules américains, Rommel s’arrête
devant un char. « Vous voyez ? Le canon du charre a le même calibre
que celui de la pièce d’artillerie ici. Tous les véhicules que nous voyons
là fonctionnent avec les mêmes munitions. Non, mon cher, c’est nous
qui avons beaucoup à apprendre d’eux. »

Car à cette époque, les allemands, pourtant réputés pour l’excellence


de leur organisation, ont autant de calibres de munitions que de types
de chars. Quant aux Russes, ils avaient, en 1941, jusqu’à 8 calibres
différents et 5 types de carburants. Dans la grande désorganisation
logistique qu’apportent la guerre et ses destructions, on imagine à quel
point l’organisation de l’approvisionnement de telles armées était un
enfer.

- Les Américains de la seconde guerre mondiale accordèrent bien


plus de soin à la logistique que les autres nations. Ceci leur assura un
approvisionnement de troupes en armes et en nourriture d’une qualité
infiniment supérieure aux standards de l’époque. C’est ainsi que leurs
canons pouvaient tirer plus souvent que les autres car ils manquaient
moins d’obus, que leurs chars et avions étaient plus vite réparés car ils
manquaient moins de pièces détachées …

- On dit d’ailleurs que les Français envoyaient leurs meilleures recrues


dans l’aviation, les anglais dans la marine, les allemands dans l’infanterie
et les américains dans la logistique. Et, quand on y pense, il n’était pas
nécessaire d’être particulièrement intelligent pour être un bon aviateur,

67 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


alors que c’est absolument crucial pour organiser convenablement une
opération logistique complexe.

Depuis, cette idée a fait son chemin.

Il est d’ailleurs saisissant de voir à quel point la tradition américaine


se perpétue avec Amazon, le champion incontesté en la matière. Non,
vraiment, la logistique n’est plus une tâche subalterne. Elle est même
le nerf de la guerre. Tous les commerçants investissent massivement
pour se mettre à niveau en ce moment même.

68 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


chapitre 7
DSI vs Direction
Digitale,
une concurrence
récente qui ne
durera pas
DSI 18 vs Direction Digitale,
une concurrence récente
qui ne durera pas

Les sites Internet, les applications mobiles, comme tous les dispositifs
digitaux requièrent des compétences techniques dont ont toujours
disposé les DSI. Pourtant, leur création, leur évolution et leur
administration ont généralement échappé à ces directions, pour être
confiées à d’autres entités, les Directions Digitales. Ceci, pour des
raisons essentiellement culturelles.

Depuis, une lutte d’influence s’est installée entre ces deux directions.
Avant de développer ce paragraphe, étudions l’histoire de la seconde
guerre punique.

L’ i m pa c t d e l’ é l é m e n t c u lt u r e l s u r u n e
organisation. Hannibal Barca contre Rome :
l’astuce contre la tradition.
En 218 avant JC éclate la deuxième guerre Punique. Elle oppose les
deux puissances régionales de l’époque : Rome, puissance ascendante
et Carthage, illustre cité dont le raffinement, la puissance commerciale
et militaire sont connus de tous.

Carthage fut longtemps la rivale de Syracuse (Sicile), puissante


cité grecque qu’elle a peu à peu étouffée avant que les Romains et
leurs légions de paysans ne viennent se mêler de cette querelle de
Seigneurs… pour y remporter une grande victoire : la première Guerre
Punique vit la Sicile tomber sous la domination Romaine, qui battit les
armées d’Hamilcar, père d’Hannibal, à la surprise générale.

Hannibal, dont la famille cultivait l’esprit de vengeance, était de ceux qui

18
— Direction des Services Informatiques

70 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


pensaient que la première guerre Punique n’était qu’un accident, une
mauvaise passe. Alors, il consacra sa jeunesse à préparer sa revanche.
C’était un génie militaire, probablement l’un des plus grands de l’histoire.
Alors, il décida d’innover. Innover dans l’organisation et l’équipement de
ses troupes, mais aussi innover dans leur conduite.

Un trop grand respect de la tradition



Face à lui, les légions romaines. Disciplinés, entrainés, courageux,
les soldats romains étaient entièrement dévoués à la défense de leur
République qui assurait leur liberté, leur statut de citoyen et la pérennité
de leurs biens et de leurs droits. On pourrait dire de nos jours, qu’ils
en étaient actionnaires … Aucun d’entre eux n’était professionnel : les
mercenaires d’Hannibal allaient affronter des soldats citoyens qui se
battaient pour leur patrie, persuadés que leur cause était juste.

Les romains étaient soucieux de respecter les traditions pour obtenir


la grâce des dieux. C’était la « pietas ». La pietas était une conviction
romaine qui posait comme principe que, les romains se voyant comme le
peuple le plus pieux du monde, ils seraient les favoris des dieux pendant
les batailles. Pour cela, les romains devaient respecter nombre de rites,
codifiant nombre d’actions, notamment la façon de se battre qui devait
être honnête et franche. Ainsi était-il inconcevable qu’un général romain
fasse preuve de ruse, car la ruse, étant une tromperie, était proscrite
par les dieux. Complétée par l’ « evocatio » (les romains invitaient les
dieux de leurs ennemis à rejoindre Rome pour y être honorés) qui visait
à pousser les dieux adverses à abandonner leurs protégés, la « pietas
» était considérée par les dirigeants de la République Romaine comme
l’un des éléments fondamentaux de la victoire. A cette époque où tout
était mystique, où le divin était partout, où rien ne se passait sans que les
hommes y voient la volonté des dieux et des esprits, le commandement
Romain ne pouvait en faire abstraction. Aucun général Romain ne

71 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


songeait d’ailleurs à remettre en cause ces dogmes et Hannibal le savait
bien.

La tradition les rendait prévisibles et un esprit de la trempe d’Hannibal ne


put s’empêcher d’en tirer partie. D’autant qu’Hannibal ne s’encombrait
pas autant de principes moraux. Un maître de la stratégie militaire à
l’esprit vif et flexible contre des troupes plus rigides commandées par
des chefs engoncés dans des principes moraux inflexibles… il n’en fallut
pas plus pour générer des victoires aussi illustres et écrasantes que
Trebbia ou Cannes.

Parti en retard, le pragmatisme romain paye



Pourtant, les Romains avaient déjà fait preuve de pragmatisme en
réformant à plusieurs reprises l’organisation de leurs légions. C’est
cette caractéristique rare qui les sauva probablement de la défaite
finale contre Carthage. Et, si la campagne d’Hannibal fut un modèle du
genre à ses débuts, elle finit par s’embourber. Car sa supériorité tactique
écrasante, ne dura pas assez longtemps pour compenser les lacunes de
sa stratégie : n’importe quel régime politique de l’époque, confronté à
de telles défaites, aurait traité avec son vainqueur, de façon à mettre fin
à une guerre aussi désastreuse, ou aurait été emporté par une révolte
populaire. Et c’est ce qu’Hannibal attendait.

Mais Rome n’avait pas pour habitude de traiter en position de faiblesse.


Son réservoir démographique et la solidité de l’adhésion de son
peuple à ses institutions lui avaient permis d’encaisser cet effroyable
enchaînement de désastres militaires. Très affaiblie, elle poursuivit donc
le combat et leva de nouvelles troupes.

Certes, mais à reproduire les mêmes schémas, ces nouvelles troupes


n’étaient-elles pas vouées aux mêmes résultats ? Eh bien, justement, la

72 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


République Romaine qui avait tourné le dos à toute innovation depuis le
début du conflit pour préférer respecter les valeurs en vigueur au sein de
sa société, fit face à ses faiblesses et décida de s’adapter et de copier.
Ici, la barrière à l’entrée était essentiellement morale, comme on l’a vu.
Considérant que le respect de la « pietas » ne suffisait plus pour obtenir
la victoire, certains généraux romains décidèrent de l’aménager en
s’inspirant largement de leur si brillant ennemi.

Ecrire ces dernières lignes, plus de 2000 ans après ces évènements
est aisé. Mais, en réalité, l’effort réalisé par les Romains de l’époque
pour aménager leur système de pensée fut gigantesque. Dans l’histoire,
devant un tel danger, bien des sociétés humaines restèrent prisonnières
de leur système de valeurs. Un système défendu par des garants
intraitables de la tradition, manipulant la peur du peuple et de ses
dirigeants pour ne surtout rien changer. Le débat fut pourtant ouvert très
tôt, tant dans la hiérarchie militaire que dans les organes dirigeants de la
république romaine. Mais les arguments des réformateurs furent balayés
et leurs défenseurs furent conspués par les partisans de l’immobilisme
et du respect strict de la tradition. Un recroquevillement suicidaire,
mais oh combien rassurant pour une société humaine complètement
déboussolée par d’aussi terribles défaites.

Et comme c’est souvent le cas dans de telles situations, il fallut un


Grand Homme pour forcer le destin et passer outre le conservatisme
des classes dirigeantes. Un Grand Homme, plutôt un homme qui
devint grand par ses actes. Scipion, que l’on nommera bientôt Scipion
l’Africain, était bien issu d’une très grande famille romaine, il n’était qu’un
jeune général quand il prit le commandement des légions chargées de
désorganiser les bases de l’armée d’Hannibal : il fut envoyé en Espagne,
possession carthaginoise, loin du cœur de la guerre, sur un théâtre
d’opérations secondaires. Loin des regards et des principaux enjeux…
C’est probablement cela qui lui permit de mettre en œuvre ses réformes,
ce qui démontre qu’un test, une expérience sur un théâtre d’opérations

73 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


secondaires est souvent plus efficace que des interminables débats dans
les palais d’une République… Scipion était à Cannes, la plus grande
victoire d’Hannibal. Il put y constater l’efficacité des principes tactiques
du maître. Il s’en inspira largement et les améliora.

- Afin d’améliorer encore la manœuvrabilité de ses troupes, il créa les


cohortes : composée d’un manipule de chaque ligne, chaque légion
disposait de 10 cohortes qui pouvaient se battre indépendamment les
unes des autres. Ainsi, les légions pouvaient se déployer rapidement en
une infinité de combinaisons. Les dernières traces de rigidité héritées
de la phalange disparaissaient.

- Pour ce faire, il adapta l’armement des légions romaines, en y intégrant


le glaive hispanique, qui armait déjà les troupes d’Hannibal, en lieu
et place des épées traditionnelles romaines. Mais surtout, il relégua
définitivement aux oubliettes le combat à la lance, l’organisation en
phalange des triarii et les sarisses. Toutes les manipules se battirent
désormais de la même façon : un jet de javelot précédant le choc et le
combat rapproché.

- L’entrainement, et la formation des légionnaires furent revus en


conséquence : l’escrime, l’agilité et la rapidité en manœuvre devenant
des points clefs.

En un mot, toute l’organisation des légions fut revue de façon à ce que


la créativité militaire sans limite de Scipion ne soit plus handicapée par
le manque de souplesse de ses troupes. Le changement de glaive fut un
point, mais certainement pas l’innovation principale : c’est l’usage de ces
armes qui fut modifié ainsi que la culture, l’éthique de commandement
des chefs de guerres romains. Il n’en fallait pas moins pour espérer
vaincre un géant tel qu’Hannibal.

D’autres éléments importants furent également modifiés dans

74 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


l’organisation militaire romaine. Vous pouvez vous reporter aux annexes
pour les consulter. Ceci permit à Scipion de retourner l’issue de la guerre
qui s’acheva par un triomphe lors de la bataille de Zama, contre Hannibal
lui-même, en 202 av. JC. En reléguant la piétas à un rôle subalterne en
matière militaire, il avait fait passer les armées romaines dans l’ère du
pragmatisme. Ce qui allait les rendre quasiment invincibles pour des
siècles

L’apparition des Directions Digitales


La concurrence existant, au sein des entreprises, entre les DSI et les
Directions Digitales pourrait avoir d’étonnantes similitudes avec ce
passage historique.

Les Directions Digitales sont nées avec le Web. On les appelait, à


l’époque, les Directions Internet, ou les Direction e-commerce, en
fonction des secteurs économiques et des cultures d’entreprise. Elles
ont pu prospérer à l’abri des murs, des silos que les organisations
avaient construits autour de leurs canaux de vente ou de relation client.
Généralement tenues par des profils de “marketeurs” technophiles ou,
plus rarement, par des Ingénieurs informatiques éduqués au business,
leur culture du client orientée résultat leur permit d’arracher leur
indépendance au dépend d’une direction des ventes complètement
technophobes et d’une DSI (Direction des Services d’Information)
trop lourde et culturellement loin du client. Cette indépendance tenait
d’ailleurs beaucoup du fait que ces sites web grand public étaient
rarement connectés au SI des entreprises. Donc, pas besoin d’intégrer
l’un à l’autre.

Quand l’Internet mobile est arrivé, les Directions Digitales l’ont


habilement préempté, renforçant ainsi leurs prérogatives. D’autant que,

75 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


dans le même temps, un cycle d’investissement s’était achevé. L’ère
de l’informatique de gestion était à son crépuscule. La construction de
ces grandes cathédrales permettant de développer des applications de
productivité interne, ou des immenses systèmes décisionnels capables
de collecter et stocker les données de l’entreprise pour générer du
reporting était achevée. Aujourd’hui, de nouveaux sujets ont chassé
leurs aînés. Ils sont la connaissance client et le parcours client. Deux
sujets pour lesquels le marketing est pour le moins pertinent.

C’est ainsi que, laissant s’installer les Directions Digitales, les DSI ont
perdu une part importante de leur périmètre naturel. Depuis, la lutte
d’influence entre ces deux directions repose essentiellement sur des
éléments culturels. Son issue dépendra de la capacité des DSI à se
convertir aux usages, aux pratiques et à la psychologie du digital.

L’oeil du coach
Ce phénomène interne est à rapprocher d’un autre
phénomène de changement, externe celui-là, la disruption19
technologique. Lorsqu’une technologie nouvelle arrive, si
elle n’entre pas, au début, en concurrence frontale avec
la technologie existante, elle sera naturellement délaissée
par les leaders qui optimisent selon les critères actuels
de leurs clients leur propre technologie. Ce faisant les
leaders font bien leur travail (ils répondent aux attentes de
leurs clients) mais ils laissent ainsi de nouveaux entrants
prospérer qui finissent par imposer leurs critères. Le plus
célèbre exemple récent c’est Nespresso qui a changé les
critères d’appréciation du café pris à la maison. Dans le cas
présent Ici on dirait que les DSI ne se sont que peu occupées
du digital, peu concurrent selon leurs critères de sécurité,
fiabilité et de robustesse de leur propres technologies. Hors
à la fin de l’histoire ils semblent que les critères du digital
(simplicité, ubiquité, transparence) finissent par prendre le
pas sur les anciens critères.

76 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


La DSI s’ouvre aux usages grand public
et renonce au mythe du contrôle absolu
Bien des DSI ont pu rester à l’écart de la culture digitale « grand public
», parce qu’elles n’ont pas eu en charge les canaux digitaux et leur face
à face inévitable avec les clients. C’est par un biais détourné qu’elles
ont dû se convertir à cette culture.
Petit rappel…

Le web est né dans un monde informatique non digitalisé, où les


premiers usages ont généralement été enseignés aux employés par
leurs employeurs. Formés et équipés par les entreprises, via leurs PC
et BlackBerry de fonction, à l’utilisation du mail et du surf sur Internet,
les cadres ont ramené ce savoir à leur domicile, utilisant leur matériel
professionnel (ou s’équipant eux-mêmes selon des critères hérités du
monde de l’entreprise) pour éduquer leur sphère privée, leurs proches,
à ces nouveaux usages si prometteurs.

Quelques usages personnels venaient agrémenter ces derniers : le


multimédia, le gaming, l’e-commerce naissant, les média-sociaux, mais
c’était marginal. Marginal jusqu’à la sortie de l’iPhone. Encore lui. Et là,
tout a basculé. Car l’iPhone, et ses successeurs, puis l’iPad, sont des
terminaux conçus pour le grand public. En plus d’être extrêmement
performants, ils ont introduit un usage, une ergonomie, un design qui
ont ringardisé les terminaux, outils et dispositifs professionnels fournis
et développés par leurs employeurs. Mais non contents de s’équiper
eux-mêmes et d’en faire un usage privé, les particuliers les ont emportés
sur leur lieu de travail, avec la ferme intention de s’en servir. Des engins
non validés par la DSI faisaient leur apparition dans l’entreprise et
cherchaient à se connecter à son réseau. Sacrilège…

C’est ainsi que les réflexes du consommateur, du client B to C,


déboulèrent au centre de l’entreprise et de son SI. Il y eu quelques

19
— Théorisée par Clayten Christensen dans The Innovator ‘s Dillemma en… 1997 toujours non
traduit à ce jour.

77 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


tentatives de résistance. La sécurité fut invoquée par moment. Mais
globalement, la conquête de l’entreprise par les nouveaux terminaux
digitaux fut un blitzkrieg. Car si la mode des cadres subalternes qui
faisaient leur intéressant en amenant leur tablette en réunion put faire
sourire les gardiens du temple ; quand les PDG, à leur tour conquis par
ces gadgets, demandèrent qu’on les connecte au réseau de l’entreprise
et se mirent à se plaindre quand ils ne parvenaient pas à accéder à
leurs outils ou à leur reporting via ces écrans, les DSI comprirent que
l’époque avait changé.

D’un monde où ils régentaient tout (la marque du terminal, sa taille, son
OS, son pack logiciel et son usage), où tout partait de leur initiative, ils
passèrent à un autre, celui où ils subissaient et tentaient de s’adapter
à la déferlante des vagues de terminaux rythmées par les road map
commerciales d’Apple, de Samsung et de leurs confrères. Ça n’était
pas le même sport.

78 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


L’oeil du coach
En matière de changement, suivant Crozier pour qui « le
pouvoir est [la] matière première » de l’action collective20
changer le pouvoir que des personnes ont sur une
organisation soulève nécessairement des résistances. De
manière très basique ces personnes ont quelque chose
à perdre de très important car ce pouvoir, au-delà de la
jouissance qu’il procure, permet aussi de rester libre, de se
défaire des contraintes, de se protéger, encore, des douleurs
de la collaboration. Cette réaction semble facilement
critiquable de l’extérieur mais nous pouvons tous être
concernés. Pensez un instant à votre réaction lorsque vous
perdez votre liberté de mouvement, suite à une panne de
métro ou de voiture, par exemple. C’est le même processus
qui est à l’œuvre. Et vous me direz que peut-être vous
savez rester très détaché de tout cela ce qui vous donne
incontestablement une grande sérénité. Mais ces personnes
de la DSI sont justement très engagées dans leur travail, et
c’est peut-être cette qualité même qui ne leur permet pas de
prendre les choses avec détachement.

20
— L’acteur et le système page 24 édition poche.

79 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Dans le même temps, un autre usage de la sphère privée vint coloniser le
monde professionnel : la pratique des médias sociaux. Très liés à l’arrivée
de la génération Y dans les entreprises, ces systèmes communautaires
recèlent de grandes ressources en matière de productivité : un meilleur
partage de l’information, une meilleure capitalisation, une capacité à
mieux coordonner l’ensemble des ressources humaines impliquées sur
un projet.

Autant de raisons qui les rendaient pertinents pour une utilisation


professionnelle. Depuis quelques années, les DropBox, Yammer et
autre Doodle, déclinaisons professionnelles du web 2.0 fleurissent
un peu partout. Comme les terminaux, ils arrivent dans les valises de
collaborateurs qui les trouvent plus pratiques que les outils fournis par
leur DSI. Leur ergonomie, leurs fonctionnalités sont plus performantes
que beaucoup d’intranets classiques et autres applications maison.
Ils deviennent des outils de travail parallèles, presque clandestins,
absolument pas gérés ni contrôlés par les DSI. Ces dernières réagissent
en se positionnant sur la question. Elles choisissent de plus en plus des
solutions adaptées, robustes et puissantes (Salesforce, Google Apps,
Microsoft 365…), répondant, en plus, aux impératifs de performance,
de confidentialité et de sécurité propres au monde de l’entreprise.

Ces nouveaux venus ont confronté les DSI à leur troisième Grand Sujet
du moment, le Cloud, qui est en train de changer radicalement leur
rapport à la sécurité : Les DSI doivent accepter de migrer des données
de l’entreprise sur des infrastructures hébergées en dehors de leurs
murs ou de ceux de partenaires techniques identifiés et localisés ;
abandonnant ainsi une partie de leur capacité de contrôle.

Voilà ce qui pousse les DSI à renoncer à leur « pietas ». Par cette
évolution, elles sont aujourd’hui bien plus pertinentes et compétentes sur
le digital. Faisant cohabiter des expertises sur la sécurité, l’innovation,
la rapidité et l’industrialisation, elles sont, pour beaucoup d’entre elles,

80 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


capables de prendre des risques maîtrisés et d’expérimenter sans
mettre en danger l’existant. Des éléments cruciaux dans une période
où les choses bougent si vite qu’il est difficile de se construire une
vision stable à moyen terme. En cela, elles sont en mesure de reprendre
certaines des prérogatives qu’elles ont perdu au profit des Directions
du Digital.

Des Directions du Digital éphémères ?


En plus de la montée en compétence des DSI, plusieurs facteurs
menacent l’existence des Directions Digitales.

La première est que la raison d’être des directions digitales est de piloter
les canaux digitaux. Or, nous avons vu plus haut dans cet ouvrage que
le digital était en train de sortir de ces canaux et qu’ils menaçaient de
les faire disparaître. Les Directions Digitales sont nées avec la politique
multi-canal, elles peuvent mourir avec cette dernière. Quoi qu’il en soit,
le digital gagnant tous les services de l’entreprise, la Direction Digitale
n’est plus la seule compétente en ce domaine.

La seconde est que les projets digitaux sont devenus tellement


importants qu’ils ne peuvent plus vivre leur vie indépendamment de
l’infrastructure informatique de l’entreprise. Ils doivent maintenant se
connecter au Système d’Information. Le volume des équipes impliquées
dans ces travaux, les enjeux grandissants de sécurité, introduisent
des préoccupations qui sont bien plus proches de la culture IT :
industrialisation, performance, sécurité, évolutivité, réplicabilité.

La troisième est que les métiers ont parfois tellement pris la main sur
les projets digitaux, que certaines situations sont devenues intenables.
Court-circuitant les DSI pour piloter en direct une multitude d’agences,

81 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


développant sur une multitude de technologies avec une qualité de
livrables pour le moins inégale, leur action a pu mener à des situations
inextricables : des forêts de sites web ou d’applications informes,
complexes et coûteuses à entretenir. De plus, les donneurs d’ordre,
grisés par leur nouvelle indépendance, ont oublié de se synchroniser
entre eux. Certaines entreprises ont ainsi développé plusieurs fois les
mêmes choses ou des dispositifs incapables de communiquer entre
eux.

Dans une révolution, les premiers mouvements de balancier sont


souvent excessifs. Celui qui a dessaisi les DSI des problématiques
digitales est probablement de ceux-là. On leur reprochait leur lourdeur,
leur obsession pour la sécurité, leur manie du process… Mais, bien
souvent, trop de liberté mène à l’anarchie. Et, après l’anarchie vient le
retour de l’ordre. C’est en cours. Les DSI s’y préparent.

Mais leur tâche ne sera pas aisée partout. En effet, dans certaines
entreprises très accès B to C, les principaux sujets technologiques de
l’entreprise se concentrent sur l’e-business (CRM, dispositifs clients,
dispositifs vendeurs, communication digitale…). Il y a là de quoi remettre
en cause la raison d’être d’une DSI indépendante du marketing. Quoi
qu’il en soit, attendons-nous à ce que les DSI et les Directions Digitales
se rapprochent. Reste à déterminer à l’avantage de qui.

82 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


chapitre 8
Le Marketing
et la
communication
à l’heure de l’hyper
connaissance
client
Le Marketing
et la communication à l’heure
de l’hyper connaissance client

Un commerce qui adopte de plus en plus les codes du marketing, une


DSI qui considère le département marketing comme son plus important
client interne, bien des choses sourient aux Directeurs Marketing et à
leurs équipes.
En théorie, oui. Car en pratique, la cause de ces évolutions
encourageantes a des conséquences importantes sur le métier même
du marketing et sur les qualités requises pour l’exercer convenablement
: le marketing et sa fille, la communication, deviennent bien plus
scientifiques et sont contraints de faire, eux-aussi, un pas vers les
métiers bouleversés du commerce et de la technologie internet.

Voilà une rupture qui en rappelle une autre

L’arme à feu, une rupture qui introduit


le pragmatisme militaire

Nous vivons aujourd’hui dans une société occidentale où le pragmatisme
a triomphé des dogmes religieux les plus obscurs. L’arme à feu a fait son
apparition dans une époque toute autre. Une époque où la plupart des
gestes de tous les jours étaient emprunts d’une symbolique mystique ou
morale, où la puissance des superstitions rendait bien ternes les résultats
tangibles et empêchaient l’analyse objective de la réalité.

Il n’était pas impossible, alors, d’avoir un esprit libre. Ça n’était pas


impossible, non. Mais c’était interdit. Un esprit libre permettait de
devenir pragmatique… et bien souvent de perdre la tête (au sens propre)
ou d’être brûlé vif pour sorcellerie, lèse-majesté ou autre. Car, au Moyen-

84 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


âge et pendant les siècles qui le suivirent, tout était religieux. Aucune
action, aucune réalité ne pouvait être interprétée autrement que par un
prisme mystique, magique ou superstitieux.

La guerre était imprégnée de tout cela. Pourtant, il y avait des batailles


et là, les grandes théories, les idées préconçues, les dieux et les diables
devaient constater ensemble qui était vainqueur et qui était vaincu. Elles
étaient, dans cette époque subjective par mysticisme, bel et bien la
parenthèse objective qui consacrait la supériorité d’un modèle sur un
autre. Le vaincu devait alors se résoudre à se soumettre ou alors à
changer ce qui ne convenait pas dans son modèle, l’adapter en faisant
preuve de pragmatisme. Et c’est cet oasis de pragmatisme (la tactique
militaire) qui permit le retour progressif à un esprit rationnel. Un esprit
cherchant à inventer ou améliorer de nouvelles armes en manipulant
sciences et technologies.

Voici une nouvelle analogie intéressante. L’arme à feu, comme le digital


avec les entreprises, rendit les armées plus « scientifiques ». A partir
de son invention, tout s’accélère. Les ruptures tactiques sont de plus
en plus fréquentes, à mesure que les progrès techniques s’enchaînent.
Les victoires qu’elles permettent peuvent être si rapides, si décisives
que les préceptes moraux d’antan sont bousculés jusqu’à disparaître
complètement.

L’art de la guerre, s’il continue à chercher l’appui de Dieu (véritable


juge qui n’offre la victoire qu’aux justes), devient une affaire d’experts.
Les victoires et les défaites cessent d’être le fruit de gesticulations
mystiques, et font de plus en plus systématiquement l’objet d’analyses
objectives. Parce qu’il permet de générer, capter et analyser des
quantités de données phénoménales, le digital a fait faire un saut
équivalent au marketing des entreprises. Toujours à l’affut d’une
innovation, elles testent, cherchent, mais également observent afin de
s’inspirer des recherches et des progrès des autres et de limiter au
maximum la durée d’un avantage acquis par un adversaire.

85 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Le Marketing devient une star…
et tourne le dos aux marketeurs
L’efficacité, le retour sur investissement, sont des données qui n’ont
pas été ignorées par le couple Marketing / Communication. Mais ils ont
été pratiqués, jusque là, de façon infiniment plus approximative qu’ils
le seront dans les années qui viennent :

- D’une part, parce que le parcours client se digitalise, ce qui oblige


les marketeurs et les communicants à s’intéresser aux technologies.

- D’autre part, parce que l’utilisation massive des canaux digitaux


génère des montagnes de données. Nous passons, avec elles, d’une
ère de pénurie de données, à une ère où elles sont surabondantes. Le
fantasme des Directeurs Marketing est à portée de main : Il devient
possible, en théorie, de savoir à peu près tout sur le client. Et quand la
donnée manque, l’être humain a naturellement tendance à s’en remettre
à l’intuition, ce qui donne une grande place à l’interprétation, au débat
d’idées, à l’irrationnel. Mais quand la donnée est partout, nous entrons
dans l’ère de la froide mesure, du calcul et de l’analyse quantitative.

C’est en cela que le marketing va changer. Qu’il va devenir plus


technologique, plus scientifique et qu’il cessera de considérer l’IT
(Information Technology, le métier de la DSI), comme un sujet rébarbatif
et subalterne.

La mutation en cours est telle, pour le marketing, que les compétences


requises pour l’exercer ne sont plus les mêmes. Beaucoup de
professionnels n’en ont pas encore conscience, d’autres en ont
conscience mais ne parviendront tout simplement pas à s’adapter.
J’en veux pour preuve ce signe des temps : les sociétés les plus
orientées marketing allègent leur service marketing (12% Unilever, 15%
Procter & Gamble), mais recrutent des experts e-commerce, data, social
etc…

86 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


https://twitter.com/FabriceValmier/status/420274158237675520/photo/1

Voilà pourquoi l’intuition des communicants, les convictions trop peu


étayées des “marketeurs”, vont devoir s’incliner devant un marketing
scientifique. Un marketing mesurant tout, analysant tout le temps,
remettant sans cesse en question les dogmes qu’il a lui-même à peine
créés.

Les marques sont nos amies


Un bon vendeur doit comprendre et connaître son client. Puis mettre
en scène son produit en fonction du besoin et de la psychologie de
l’acheteur. Mais pour cela, encore faut-il capter les signaux émis par le
client. Un vendeur en chair et en os, une personne physique, dispose
de ses sens et de son intuition pour cela. Un vendeur digitalisé ne peut
se reposer que sur des données électroniques.

Il existe deux façons d’obtenir de telles données :

- Ecouter aux portes, en analysant les conversations privées. C’est


ce que font de plus en plus de marques, s’appuyant sur les médias
sociaux. Pour se doter d’un business model, ces derniers donnent
accès aux données de leurs membres contre rétribution, ou se servent
de ces données pour afficher des publicités ciblées sur les time lines
(la partie la plus intime de la page d’un utilisateur). Nous n’aborderons
pas ici ce sujet. Il est abondamment traité ailleurs. Les plateformes de
traitement des informations postées sur les principaux médias sociaux
poussent comme des champignons. L’écoute des bruissements de la
communauté s’affine à vitesse grand V. L’avenir dira si le ciblage sans
consentement, à partir de ces médias considérés comme des espaces
privés par leurs utilisateurs sera accepté ou rejeté par les clients.

87 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


- Mettre en place les stratégies et les dispositifs digitaux qui inciteront le
client à fournir ces informations de son plein grès. Or, un client, comme
tout individu le ferait dans n’importe quel moment de sa vie privée,
n’accepte de se livrer que s’il est en confiance. C’est l’un des plus
grands challenge des marques aujourd’hui : inspirer la confiance, le
respect, la sympathie pour entrer dans l’intimité des consommateurs,
de leur plein gré.

Entrer dans l’intimité des consommateurs



C’est en train de devenir une obligation. Pourquoi ? Parce que les
canaux digitaux permettent un véritable dialogue entre les marques
et les consommateurs, ce qui change la relation que ces derniers
entretenaient. Et ce, grâce aux médias sociaux et aux terminaux
mobiles.

Ces deux outils, complémentaires d’ailleurs, sont vus comme des outils
personnels par leurs utilisateurs. Avec eux, on échange avec des amis,
on raconte sa vie, on expose des données personnelles, on va parfois
très loin et on parle de tout… mais pas avec n’importe qui (en tout cas
en théorie) ! On n’accepte dans son cercle intime que des amis ou des
connaissances proches (exception faites des exhibitionnistes quand
même assez nombreux). Alors, pour qu’une marque pénètre dans ce
cercle si personnel et fermé, il faut qu’elle devienne… un ami. Un ami
qui peut nous appeler tard le soir, un ami avec qui on aime partir en
week-end, en vacances, avec qui on aime partager des secrets. Cet
objectif mérite l’attention des marques, car on accepte d’un ami ce
qu’on n’accepte pas des autres.

Voilà un objectif bien plus engageant qu’on ne pourrait croire. Car un


ami, c’est aussi quelqu’un :
- Que l’on aime et que l’on respecte. On partage ses valeurs et on

88 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


apprécie ce qu’il est, sa personnalité, son caractère. Les entreprises, qui
ne sont pas des personnes physiques, vont incarner ces caractéristiques
dans leur image de marque. Celle-ci doit être bâtie, entretenue, nourrie
par des traits de personnalité, des histoires, des anecdotes (films,
campagnes…), démontrée par des actions, des engagements, qui sont
autant de preuves des valeurs partagées.

- Que l’on connait bien parce qu’il nous dit tout. Il nous fait des
confidences et ne nous cache rien. Il n’est pas de mauvaise foi avec
nous. Parce que les cachoteries ou pire, la mauvaise foi, le mensonge
tuent la confiance et donc l’amitié. Et quand on voit les messages
publicitaires, les chartes d’entreprise des précédentes décennies, on
a souvent l’impression que les marques étaient aussi sincères avec
leurs clients que des hommes politiques avec leurs électeurs quand ils
pratiquent la langue de bois…

- Qui nous connaît bien. Parce que c’est un ami, une personne que
je respecte, j’accepte de me dévoiler, de lui montrer qui je suis. Alors
il apprend à me connaître (connaissance client) et ne s’adresse pas
à moi comme à n’importe qui. Il est pertinent dans ses messages et
dans ses actions. Sinon, cela démontre qu’il ne m’écoute pas, qu’il ne
me connait pas, que je ne compte pas pour lui… Que ça n’est pas un
ami, en somme.

N’est-ce pas beau ? Peut-être un peu fleur bleue, non ? Eh bien


figurez-vous que de plus en plus d’entre nous agissent de la sorte avec
certaines marques. Et les marques, pour être considérées comme des
amis et pénétrer dans l’intimité de nos murs Facebook et des écrans de
nos smartphones, se plient volontiers à cet exercice. L’ennui, comme
je viens de vous l’écrire, c’est que pour être un ami, il faut tout se dire,
ne rien cacher… Rien. Et ça, bien des marques l’oublient. Alors, parce
qu’elles n’ont fait qu’une partie du chemin, on les accuse de tromperie
et le sentiment d’amitié qu’elles voulaient susciter se transforme en

89 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


sentiment d’inimitié, de rejet. A vouloir entrer dans la sphère personnelle,
émotionnelle des sentiments privés, les marques s’exposent à des
réactions… émotionnelles et donc irrationnelles. Quand on ouvre la
boîte de Pandore, il ne faut pas s’étonner d’en voir sortir quelques
malheurs inattendus…

Voilà pourquoi le marketing et la publicité vont tout faire pour gagner


en pertinence. Et la pertinence passe par la connaissance : il va
s’agir de trouver les données nourrissant cette connaissance, les
analyser correctement et en déduire des actions qui font mouche. La
communication va cesser de n’être qu’un art ou l’intuition et la sensibilité
sont reines, pour devenir une science.

La télévision sort du salon


pour se rapprocher du point de vente
Peuple de Pub, ton monde change ! Qu’ils soient publicitaires ou
annonceurs pour de grandes marques, tous les professionnels de
la communication vont devoir s’adapter à des évolutions majeures
qui s’implémentent à un rythme soutenu. Des évolutions folles qui
n’épargnent même pas l’objet sacré : La télévision.

Qu’il était doux le temps où la télévision était le seul écran de la


maison. Les contenus artistiques y étaient rares (musiques, cinéma),
les divertissements peu divertissants et le choix, eu égard au nombre
de chaines et à la diversité des programmes, indigent. D’un point de
vue qualité de l’image et du son, là aussi, ça n’était pas la joie (on ne se
rend compte de la médiocrité que quand on la compare avec mieux).
Mais au moins, à cette belle époque, on la regardait religieusement,
en famille et en silence, s’il vous plait ! Elle était l’écran par excellence,
essentiellement parce qu’elle était le seul écran. Depuis lors, elle trône

90 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


dans nos salons. Elle est devenue le meuble dominant, celui autour
duquel tous les autres doivent s’organiser. Un meuble que les marques
considèrent avec justesse comme le portique marquant l’entrée du
parcours client.

Elle trône encore aujourd’hui, superbe. Plus grande, plus plate,


offrant une image, un son en perpétuelle progression, un contenu aux
mille chaines, elle a décuplé son pouvoir de séduction, son pouvoir
d’émotion. Mais, malgré tous ces efforts, elle n’est plus ce qu’elle était.

Avec un certain mépris, au début, elle a vu arriver l’écran de l’ordinateur.


Puis ce fut la déferlante des smartphones et des tablettes, plus petits,
mais plus mobiles et mieux connectés. Ces derniers ne lui ont pas ôté sa
position, mais ont profondément fait évoluer la façon dont on la regarde.

Tout d’abord, elle n’a plus l’exclusivité de son contenu. Les autres
écrans peuvent, dans des situations dégradées mais très pratiques,
diffuser la même chose qu’elle. Une famille de 5 personnes peut donc
assez facilement regarder 5 contenus sur 5 écrans différents. Finies les
batailles familiales visant le contrôle de la télécommande : chacun peut
regarder ce qu’il veut quand il le veut et où il le veut. Deux conséquences
pour les publicitaires : 1. l’affinité entre les téléspectateurs et les
contenus diffusés augmente naturellement, ce qui est très bien pour
le ciblage. 2. Les audiences se fragmentent, les publics se multiplient
et il faut adresser une multitude de niches alors qu’il suffisait de se
positionner sur les grands carrefours jusqu’alors. Ce qui n’est pas
pratique…

Ensuite elle n’est plus un média descendant qui se consomme


passivement. Elle est un spectacle live que l’on commente, qu’on
partage, dont on discute à quelques-uns dans une même pièce, ou
à beaucoup plus sur les médias sociaux, via d’autres écrans que l’on
utilise simultanément21.

21
— Plus de deux tiers des Américains consultent maintenant un second écran tout en regardant
un programme TV : http://www.socialtv.fr/socialtv/second-ecran-audience-usages-perspectives/

91 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Résumons-nous : finie l’émission un peu barbante qu’on regarde avec
Papa sans avoir le droit de parler. Le temps est aux contenus affinitaires
que l’on consomme autant pour leur valeur intrinsèque que pour leur
capacité à générer des discussions entre amis connectés.

Et alors ? Quel impact sur le métier de communicant ? Justement, nous


y voilà…

Regarder la télévision avec un second écran en main (smartphone,


tablette ou PC), veut dire qu’un téléspectateur est à la fois dans son salon
et sur Internet. Comme Internet est devenu un canal de vente important,
voici donc le spectateur, cible des spots de publicités, en situation
d’acheter ou de prendre RDV en point de vente via un site Internet,
instantanément. Et ça, c’est nouveau. Cette situation met, en quelque
sorte, l’entrée du parcours client (apparition de l’intention d’achat via la
télévision), à un clic de sa sortie (achat, online en l’occurrence). C’est
un peu comme si la télévision, LE média d’image par excellence, se
retrouvait en plein milieu d’un centre commercial, en position de devenir
un média ROIste22.

Peut-on rêver d’un parcours plus efficace ?

Efficace ET pertinent. Car, si la Télévision est à quelques centimètres


d’une boutique (boutique en ligne, certes, mais boutique tout de même),
plus besoin de bombarder des messages simplistes et répétitifs sur les
plages publicitaires de nos grands écrans. L’ère de la répétition va donc
s’éteindre et être remplacée par l’ère de la pertinence.

Pertinence prend le pas sur la répétition :


Quand la pub et la TV se rapprochent du point de vente

Plongeons nous dans un passé récent. Fermez les yeux. Nous revoilà

22
— ROI : Return On Investment = Retour Sur Investissemen. Un média ROIste est un média dont
on peut facilement mesurer l’efficacité sur les ventes

92 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


dans la fascinante décennie des années 80. Vous y êtes ? Alors
maintenant, raisonnons ensemble : Si on admet qu’une télévision
est dans le salon d’une habitation, et qu’une habitation est souvent
loin d’un point de vente, on peut en conclure que, quand on regarde
douillettement la télévision chez soi, on n’est pas en train de magasiner
(comme dises nos cousins du Canada qu’on a tort de si peu citer dans
les ouvrages de marketing).

Continuons à raisonner intensément : si on admet que, quand on


regarde une émission, on a rarement envie de se rhabiller, de sortir de
chez soi pour se ruer dans un point de vente, là, tout de suite, mais
qu’on fait plutôt les courses à un autre moment, plus tard, pourquoi pas
le Samedi qui suit, comme tout le monde, Eh bien on se rend compte
qu’il se passe parfois un temps long entre le moment où nous sommes
touchés par un spot publicitaire télévisé et le moment où nous sommes
physiquement en position d’achat.

Vous avez suivi ?

En tout cas, ceci, les publicitaires des années 80 l’ont bien compris.
Pour Jacques Séguéla et les autres Grands Maîtres du genre, la publicité
d’alors devait s’appuyer sur trois piliers : la répétition, la répétition et
la répétition. Ils se positionnaient, en cela, en justes héritiers de Marcel
Bleustein-Blanchet, fondateur de Publicis en 1926 et père du slogan
fondateur : «la répétition fait la réputation». Répéter, c’est encore le
meilleur moyen de mémoriser. Et la mémorisation d’une marque et d’un
produit est la seule chose à viser pour espérer que les consommateurs
amnésiques que nous sommes se rappellent du spot qu’ils ont vu
plusieurs jours auparavant, alors qu’ils étaient dans un état semi-
végétatif, en face de leur écran de télévision, dans leur salon donc…

L’industrie de la publicité s’est bâtie sur ce modèle. Les directions de


la communication des marques et les agences qui travaillaient pour

23
— Si vous êtes un lecteur attentif de cet ouvrage, vous aurez remarqué que c’est généralement
à ce moment précis que vient la phrase expliquant que l’arrivée du digital va tout changer.

93 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


elles ont développé les compétences nécessaires pour atteindre ce but
ultime : la mémorisation de messages simples23.
Mais l’arrivée du digital, va tout changer !

Comme indiqué dans le paragraphe précédent, la télévision n’étant


plus qu’à un clic d’un acte d’achat ou d’un RDV avec un conseiller, plus
besoin de stimuler outre mesure nos mémoires de poissons rouges avec
ces messages simples et répétitifs. On peut donc réorienter le spot de
publicité vers un autre objectif : mettre le consommateur sur le parcours
client en créant du sens, de l’émotion. Il s’agira donc, à l’avenir, de
toucher, d’émouvoir, plus que de répéter. Car, un consommateur est
bien plus enclin à consommer quand il est ému (donc peu irrationnel)
que quand il est froid (donc rationnel).

Un contenu télévisuel élu meilleur vendeur de l’année ? C’est pour


bientôt. La preuve : Amazon, qui s’est déjà doté d’un service de vidéo
à la demande, est sur le point de lancer une grande offensive pour
concurrencer Netflix24. Sa plateforme donnant accès à un immense
catalogue de films n’est pas encore directement liée à ses boutiques
en ligne. Mais personne ne croit vraiment que c’est uniquement pour
vendre des abonnements que ce champion de la vente en ligne
s’intéresse aux contenus. Si ?

Les bombardements massifs vont donc faire place aux frappes


chirurgicales. Chirurgicales car précises, précises car pertinentes.
Le monde de la publicité part à la conquête de la pertinence. Cela
va le rendre schizophrène tant les chemins à emprunter semblent
opposés. Car il leur faudra à la fois domestiquer le “storytelling”, monde
chaleureux des belles histoires et de l’émotion, et la connaissance
client, temple froid de la donnée statistique, des écarts types et des
moyennes pondérées.

24
— Amazon pourrait lancer une offensive plus élaborée en 2014 pour contrer Netflix.
Outre d’importants accords signés avec des studios de cinéma, le site de e-commerce pourrait
lancer une box permettant d’accéder à ses services vidéo, selon une rumeur rapportée
par le «Wall Street Journal». http://obsession.nouvelobs.com/high-tech/20140107.OBS1612/
streaming-les-5-concurrents-du-tout-puissant-netflix.html

94 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


L’avèn e m e nt d u “sto ryte lli n g” ou q uan d la
télévision sort… de la télévision
Le 26 novembre 2013, Philippe Lentschener, Président de McCann
France était interviewé par Stéphane Soumier suite au gain du Prix de
l’efficacité publicitaire pour la campagne réalisée pour l’INPES, intitulée
« Puceaux ».

http://www.bfmtv.com/video/bfmbusiness/good-morning-business/
mccann-france-prix-lefficacite-publicitaire-philippe-lentschener-
gmb-26-11-160892/

A la question de Stéphane Soumier « Faut-il opposer l’efficacité à la


création ? », Philippe Lentschener répond que non, plus maintenant.
Il dit avoir été éduqué dans un dilemme : faire quelque chose de
créatif, avec un message de qualité ne vendait pas en magasin. Par
exemple la mythique campagne d’Alain Chabat pour Orangina (http://
www.culturepub.fr/videos/orangina-le-flipper ) mettant en scène des
bouteilles, a eu des effets décevants sur les ventes. Pour vendre, il fallait
faire simple, efficace et donc rébarbatif.

Aujourd’hui, d’après le publicitaire, ça ne fonctionne plus comme


cela. Les marques doivent créer du contenu de qualité, avoir une
ligne éditoriale, comme un média. Ce qui est barbant n’intéresse pas.
L’efficacité passe désormais par la créativité et la qualité.

Générer de l’émotion, raconter des histoires, sur presque tous les


supports. A l’ère de nos grands parents (il y a cinq ans), une campagne se
déclinait autour des messages qu’une marque émettait via la télévision
et ses spots de 30 secondes. Les autres supports se contentaient de
décliner l’esprit et les messages de ces spots afin de renforcer encore
la mémorisation (affichage, magasines papier… Marketing Direct) ou de
générer une action immédiate en point de ventes (PLV25).

25
— Publicité sur le Lieu de Vente

95 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Depuis que les écrans ont colonisé les espaces urbains, les habitations
et les points de vente, bien des éléments peuvent converger. Les
médias, les supports de marketing qui offraient pour seul avantage
d’être bon marché et de toucher les prospects sur ou à proximité du
lieu de vente ont du souci à se faire : nous avons bien mieux dans nos
poches (smartphones), sans parler des écrans toujours plus grands et
beaux qui fleurissent dans les rues, les galeries et les commerces. Ces
écrans sont des outils bien plus efficaces pour capter l’attention, créer
ou entretenir l’émotion. Reste à optimiser leur utilisation et créer des
contenus adaptés.

Storytelling

Apple. Nouveau dieu du marketing. Par une série de coups de génie le
géant de Cupertino est devenu l’entreprise la plus rentable du monde.
Sa marque est aujourd’hui la plus chère du monde, bien plus encore
que les plus belles marques de luxe26. Outre ses produits, géniaux, sa
communication, géniale, son parcours client est… génial. Des stores
et sites online parfaitement réalisés, au design tendance (qui fait la
tendance, même) délivrent les produits digitaux téléchargeables sur des
produits physiques délivrés dans des Apple Store, nouvelles cathédrales
de la consommation moderne. Ces superbes lieux sont toujours
placés dans les meilleurs quartiers, sur les plus beaux emplacements.
Leur aménagement, leur décoration, leur ergonomie sont à l’image
de leurs supports digitaux : parfaits. On trouve facilement les Apple
Stores et quand on est à l’intérieur, on trouve facilement le produit
que l’on cherche, on y accède, on le touche on s’en sert. Il n’est pas
enfermé dans un packaging de protection, il est magnifié, placé dans
une posture qui le met en valeur. Apple a poussé ses efforts jusqu’à
l’impensable : investir dans la force de vente pour faire de ses vendeurs
des guides compétents et sympathiques (certaines enseignes avaient
tout simplement renoncé sur ce point). Bilan : parcours client rapide que

26
— Apple est d’ailleurs devenu, à bien des égards, une marque de luxe

96 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


l’on prend sans la moindre hésitation tant tout est parfaitement fléché
jusqu’au produit, aidé en cela par des vendeurs vraiment cool qui ne
nous font même pas faire la queue et nous encaissent avec leur smart-
phone sans même nous laisser le temps de changer d’avis.

Tout se fait sous le soleil de la marque et de son logo à pomme croquée,


chauffant, de ses rayons, nos cœurs et nos âmes de consommateurs
tombés sous le charme. Et quand le cœur est charmé, la raison ne
répond plus. Alléluia.

Voilà ce qu’il faut faire, au plus vite : charmer, émerveiller, pour que les
produits vendus ne soient plus là pour répondre aux besoins objectifs
des consommateurs, mais qu’ils deviennent des incarnations d’une
marque que l’on respecte et qui nous valorise.

Le patron d’Apple l’avait compris avant bien d’autres, mais pas compris
le premier. Dysney, l’une des entreprises les plus admirées par Steve
Jobs l’a fait avant lui. Car en matière de parcours client, la perfection,
le chemin à suivre, encore mieux qu’Apple… c’est DysneyLand ! Vous
souriez ? Accordez-moi une minute.

A ceux qui pensent que les parcs Disney sont des parcs d’attraction,
je réponds non ! Ce sont de gigantesques centres commerciaux, dont
l’entrée est payante (ça même Apple n’a pas encore réussi à le faire !) et
qui savent nous vendre des produits et gadgets hors de prix simplement
en nous racontant de belles histoires. Et, le plus fort, c’est que même
une fois le charme dissipé, les clients en gardent un bon souvenir. Parce
qu’ils ont vécu une expérience d’achat extraordinaire.

Illustration : vous êtes, comme moi, un Papa ou une Maman qui ne


peut résister longtemps aux demandes répétées de votre progéniture.
Un beau jour, vous accepter de bonne grâce de prendre votre voiture,
de sortir de Paris ou de venir de plus loin, d’affronter les transports en

97 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


commun ou les embouteillages, la foule à l’entrée, le prix significatif
du billet, pour vous engouffrer dans Main Street, cette interminable
allée vous permettant de gagner le cœur du parc. L’allée de la tentation
pour les enfants qui sont déjà au pays de Mickey depuis la sortie de la
voiture, et l’allée du refus pour les parents qui ne sont pas encore tout
à fait dans l’ambiance. Juste une question de temps…

Car nous voici devant le Fort des Pirates. Les panneaux annoncent
fièrement plus d’une demi-heure d’attente. Mais, comme c’est le
cas partout, eh bien faisons la queue. La queue… cette rupture
impardonnable du parcours client, celle qui, dans un magasin standard,
fait renoncer le client le plus décidé. Ici, pas de problème, on la fait
sans se plaindre. Il faut dire que tout est fait pour : parcourant des
couloirs obscurs, nous sommes dans les entrailles du fort. On y longe
les cachots dont les occupants, quand ils ne sont pas transformés en
squelettes, tentent de nous convaincre d’ouvrir les portes. La musique,
les ambiances sonores, tout y est pour qu’on se sente aux Caraïbes, à la
grande époque de Barbe Noire. Puis vient l’attraction (quelques minutes
tout au plus, après une file d’attente presque dix fois plus longue !), une
promenade en bateau au milieu d’une attaque. Le bruit de la canonnade,
le pillage, puis la grotte aux trésors… Petits et grands, nous voilà tous
devenus des pirates !

Alors, quand on quitte l’attraction, qu’il nous faut rejoindre les allées
du parc et qu’on tombe en plein cœur de la boutique, plus personne
ne songe à refuser d’acheter un cinquième sabre pour de faux et un
chapeau tricorne à nos descendants. Et peut-être un autre pour nous-
mêmes, au cas où on devrait se défendre d’ici la sortie.

Enorme, non ? C’est ça le pouvoir du storytelling. George Lucas l’a


également expérimenté : une trilogie cinématographique mythique pour
vendre des millions de vaisseaux spatiaux en plastique. Des techniques
finalement très proches des marques les plus puissantes, les plus

98 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


anciennes et les plus efficaces : nos bonnes vieilles religions.

Ce sont elles qui, les premières, ont utilisé la superbe de l’art le plus
pérenne et le plus visible, l’architecture, pour asseoir leur pouvoir sur
les âmes et les esprits. Une cathédrale, finalement, c’est le beau, le
grand, l’émotion portés par un édifice construit en résonnance avec
les valeurs, les codes d’une histoire merveilleuse (les évangiles) ceci
afin d’inspirer le respect, marquer les âmes, transporter les esprits. Ne
sont-ce pas là des techniques que l’on retrouve dans les stratégies de
certaines marques ? Et quand votre client s’est transformé en fidèle, la
relation client-fournisseur ne sera plus jamais la même, vous êtes ami,
il a confiance… D’ailleurs, la marque à la pomme n’a pas de clients,
mais des « Apple addicts ».

Cette mécanique qui intègre une action de vente parfaitement immergée


dans une histoire, dans une expérience utilisateur, c’est ce qu’on appelle
le « native advertising » (ce qui démontre encore une fois que nous
sommes dans une période de créativité lexicale extrêmement poussée).
Reste à savoir comment tirer des leçons de cela quand on vend des
couches-culottes ou des petits pois… C’est moins facile, certes.

Gamification

Voilà un mot très laid. Il désigne pourtant une mécanique d’une
puissance rare qui permet de transformer une tâche, une action ou une
série de tâches et d’actions en un jeu. On l’a vu à l’instant avec Disney
et ses files d’attente précédant une attraction qui se transforment en un
sas expérientiel, le storytelling peut transformer un moment parfaitement
inutile et profondément ennuyeux en tout autre chose. Sauf que, quand
on n’a pas la chance d’avoir un univers de marque aussi riche que
Disney, pas simple de faire de même.

99 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


C’est l’avantage du jeu. C’est une sorte de storytelling sans obligation
de profondeur. Une mécanique qui se suffit à elle-même, sans besoin
de valeurs nobles et belles. Alors, de plus en plus, les marques, les
enseignes, vont nous faire jouer. Jouer pour passer le temps, jouer pour
stimuler notre fidélité, jouer pour qu’on se dévoile (habitudes, goûts,
données personnelles).

Et, quand on regarde sur quoi on joue, on se dit qu’on peut vraiment
jouer de tout, à condition que la mécanique soit efficace (les plus
gros succès de l’App Store sont tout de même Candy Crush qui nous
propose d’exploser des friandises de couleur en les assemblant d’une
certaine façon, et, un peu plus tôt, Angry Birds où l’on doit dégommer
des cochons grotesques en les bombardant d’oiseaux ridicules). Et que
personne ne hausse les épaules : tout le monde y joue. Il n’y a qu’à
regarder de qui proviennent les invitations Facebook de ces jeux : si
ma grand-mère était encore de ce monde, elle jouerait à Candy Crush.
Pourquoi ? Parce que, de nos jours, plus personne n’accepte de
s’ennuyer. Nous sortons nos smartphones à la moindre pause, le
moindre moment de silence dans nos journées est le plus souvent
exploité pour vérifier ses mails, Facebook ou jouer à n’importe quoi.
Bref, l’inactivité, l’attente rêveuse, l’ennui voient leurs parts de marché
se réduire chaque année un peu plus. C’est pour cela qu’il ne sera
bientôt plus possible de faire attendre des clients en file indienne ou de
les accueillir sans les occuper d’une manière ou d’une autre.

Toujours pas convaincu ? Alors, poursuivons nos observations. Prenons


les gens dans le métro ou le train. Certes, tous ne sortent pas leur
smartphone. Parfois pour des raisons de sécurité, mais pas uniquement.
Alors que font-ils :

- Ils bavardent. Bien ! Et quand ils n’ont pas l’opportunité de le faire


avec leur voisin, ils peuvent le faire via leur smartphone et les médias
sociaux, avec des gens connectés quelque part ailleurs.

100 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


- Ils font des mots croisés, des sudokus, des mots fléchés. Ce sont des
jeux ! Seul le support diffère de celui qui joue avec son smartphone,
comme on le voit dans la campagne « Emma » http://www.dailymotion.
com/video/xy4ffu_emma-pub-papier-toilette-mdr_fun.

- Ils lisent. C’est-à-dire qu’ils se laissent bercer par la prose d’un auteur
qui leur raconte une belle histoire… un “storyteller”.

- Ils ne font rien. C’est bien qu’ils le font exprès, avec toutes les
possibilités qu’on a d’occuper son temps de trajet.

Alors, la prochaine fois que vous prenez les transports en commun,


faites vos propres statistiques et compter le pourcentage de voyageurs
qui jouent ou lisent pour s’occuper. Il est important et progresse aussi
vite que les parts de marché des smartphones.

Ceci, appliqué à la communication de marque, ça donne quoi ?

Un des meilleurs exemples est la campagne de Buzzman pour Typex,


il y a quelques années. http://www.youtube.com/user/tippexperience.
Un chasseur tient un ours en joue, mais il n’a pas le cœur de tirer. Il
faut l’aider à réécrire le scénario de l’histoire, en passant du Typex sur
le mot « shoot » dans la phrase : “a hunter shoot a bear”. Mot « shoot
» que l’on pouvait remplacer par n’importe quel autre mot afin de faire
joueur des vidéos hilarantes mettant en scène le chasseur et l’ours.

Bilan : plusieurs dizaines de millions de vue sur média sociaux et un


impact important sur les ventes de Typex.

Quelques autres exemples ici :

http://www.e-marketing.fr/Thematique/Tendances-1000/Fondamentaux/
Gamification-social-games-advergames-comment-communiquer-par-le-
jeu--248/Case-Study-3-campagnes-de-gamification-reussies-1019.htm

101 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Autre cas, dans un tout autre domaine : la santé. Signaler la localisation
d’un défibrillateur, mesurer l’évolution de la maladie d’Alzheimer sur
des patients, former le grand public aux gestes qui sauvent ou des
professionnels de santé à de nouveaux usages ou de nouvelles
pathologies, autant de sujets qui sont aujourd’hui adressés par des
jeux. « Serious games » (jeux plus immersifs à but pédagogiques
généralement utilisés en univers professionnel), ou jeux viraux (pour le
grand public), leur efficacité en fait un support de plus en plus utilisé.

http://club-digital-sante.fr/2014/01/16/gamification-en-sante-une-
tendance-croissante/

Apprendre à utiliser un défibrillateur et donc à sauver des vies en


s’amusant ? Figurez-vous que ça marche. http://www.stayingalive.fr/

Alors, si on peut jouer sur des sujets aussi sérieux que les défibrillateurs,
il est probable qu’on puisse le faire avec bien des sujets plus légers.
Quoiqu’il en soit, attendons-nous à ce que les mécaniques de jeu
envahissent les magasins et les espaces publics.

Ephémère

On se lasse de tout… sauf de sa mère et de l’éphémère. Le bon sens
populaire nous apprend que pour ne pas risquer d’être rapidement
démodé, il ne faut pas chercher à être à la mode. Comme quoi, le bon
sens populaire raconte beaucoup de bêtises…

Car enfin, ne pas être à la mode, c’est ne pas être dans son temps,
c’est ne pas être désirable. Or, on le voit depuis la première ligne de
cet ouvrage : il faut l’être et le rester. Oui mais cela demande une
adaptation incessante aux changements de goûts, d’humeurs, d’avis qui
se traduisent par un renouvellement en matière de mobilier, décoration,

102 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


immobilier … Toutes ces choses qui coûtent cher à faire évoluer. C’est
impossible, ne serait-ce que d’un point de vue économique pensent la
plupart. Eh bien non ! Garder un lieu à la mode sur une longue période
n’ETAIT pas possible sans d’immenses efforts. Maintenant, ça l’est.

Changer l’ambiance d’un lieu n’est plus uniquement une affaire de


décoration ou d’architecture. Les lumières, les contenus, les ambiances
sonores, sont des habillages suffisants pour y parvenir. Le tout sans
bouger le moindre meuble ni toucher à quoi que ce soit. Via des
écrans ou une projection sur des murs ou une façade, de véritables
artistes digitaux peuvent créer une ambiance immersive, plonger les
visiteurs dans un univers qui peut aller très loin dans l’émotion. C’est «
l’évènementialisation », la théâtralisation du parcours client.

Le point de vente, le centre commercial devient alors l’espace d’un


évènement, un point d’attraction. Des attractions dont on ne se lasse
pas tant elles peuvent se renouveler régulièrement. C’est ainsi que
les parcours clients, s’appuyant sur des actifs rémanents (boutiques,
dispositifs mobiles, web, écrans en points de vente …), vont se draper
dans des thèmes éphémères. A chaque collection, à chaque tendance,
à chaque évènement, une marque pourra changer d’ambiance. Elle
pourra le faire sur un lieu précis à un moment précis, ou dans tous
ses magasins, au même moment, mettant ainsi à profit le caractère
répliquable du digital.

Ces parcours clients, plus “évènementialisés”, seront un voyage pour


les visiteurs. Un voyage qui les mènera jusqu’à l’achat. Un voyage qui,
à chaque étape, à chaque action de celui qui l’emprunte, collectera les
données sur l’attitude du prospect, son usage, ses attentes. Ce que les
évènements non digitaux sont bien incapables de faire.
Ainsi les évènements vont-ils changer de statut.

Et donc, l’art, l’évènement et leurs dérivés que sont le storytelling et la

103 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


gamification vont cesser de n’être que des outils d’image pour être les
rabatteurs et les moteurs que les marques utiliseront tout au long de
leur parcours client. Si ces éléments existaient avant l’avènement du
digital, c’est le digital qui leur donne cette efficacité dans la vente. Les
médias sociaux et leur capacité de buzz décuplent leur puissance. Ils
dépassent alors largement la dimension locale. Les smartphones des
participants les connectent directement aux canaux digitaux si bien
qu’on peut mesurer leur portée et leur efficacité bien plus facilement27.

De simples outils d’image, ils vont être promus au statut d’outils à ROI28
mesurable, ce qui les rapproche de la vente. Ils savent transformer le
parcours client en un voyage plein de sens et d’émotion : tout ce dont
les canaux digitaux, adeptes de l’hyper-efficacité, n’ont pas.

Dans les prochaines années, l’évènement et son aspect éphémère va


prendre une place centrale dans le parcours client et donc dans les
stratégies de vente des entreprises.

27
— Le concert des Ting Tings, organisé pour Orange par les agences Marcel et Moxie, le 25
avril 2012 à Paris, est un bon exemple d’évènement nativement connecté. Il liait le déclenchement
d’animations préparées au franchissement de seuils de commentaires réalisés par les spectateurs
sur les média sociaux. http://www.commentcamarche.net/news/5858947-les-ting-tings-en-concert-
interactif-le-25-mai-a-paris
28
— Return On Investment : Retour sur investissement

104 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


La c o n nai ssan c e c li e nt c o m m e n o uve l
objectif marketing
La fin de la pénurie de données client

Il y a peu, seules les études coûteuses et les sondages (parcellaires par
nature) permettaient de savoir ce que pensaient les consommateurs,
ce qu’ils avaient l’intention de faire, ce qu’ils attendaient. La donnée à
analyser était rare et manquait parfois de fraîcheur et de fiabilité.

Le digital, parce qu’il nous a doté de terminaux qui ne nous quittent


plus, qu’on consulte des centaines de fois par jours, parce qu’il a
peuplé notre vie quotidienne d’écrans intelligents, a fait exploser le
volume de données que nous produisons. Ces données sont fiables,
récurrentes et récupérables instantanément. Elles sont les traces que
nous laissons sur les applications, les sites et les contenus que nous
visitons ou consommons.

Elles existent abondamment. Oui, mais le problème c’est que leur


abondance est… trop abondante. Les données digitales sont des mines
d’or ? C’est vrai. Mais rappelons nous qu’une mine d’or, ce sont des
tonnes de boues à remuer pour sortir une pépite. Alors, il faut faire le
tri. Mais le déferlement de ce torrent de données est tel qu’il submerge
les outils dont nous disposions jusque là. Aucune base de données,
aucun moteur de recherche fourni par les éditeurs de l’ancien temps
ne suffit à les traiter, les analyser, les croiser avec d’autres sources de
données (sorties de caisse + Facebook, par exemple), pour avoir une
vision du client à 360 (celle dont on dit depuis si longtemps qu’on l’a…
mais qu’en fait on n’a pas). Si grand soit son potentiel, le fantasme qu’il
génère, le Big Data reste un Big Problem …

Alors, quand aucune solution réellement satisfaisante n’existe

105 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


sur étagère, Eh bien il faut chercher, tester, prendre des risques. Et
accepter qu’avant de sortir LA solution ultime, celle qui traite tous nos
besoins et même ceux que nous n’avons pas encore, il faut avancer
pierre par pierre, en commençant par des solutions moins globales,
moins ambitieuses. L’audace c’est parfois de revenir à la réalité et
innover efficacement, c’est tenter des choses sur des périmètres plus
raisonnables.

Finalement, avant de s’attaquer au Big Data, commençons déjà par le


Smart Data : moins de données, sur moins de cibles, mais traitées de
façon innovante.

Capter, stocker et analyser les données pour connaître


son client

Encore faut-il disposer de ces données.

Capter les données, les collecter, créer ces traces digitales que nous
laissons en utilisant ces interfaces, c’est un sport. Un sport que toutes
les marques pratiquent de nos jours. Et toutes tentent d’attirer le grand
public sur leurs dispositifs plutôt que sur celui du voisin. La concurrence
est rude

Dans le digital, en matière de trafic, il faut être le ou l’un des tout


meilleurs. Sinon, on n’existe pas. Alors, il faut mettre le paquet sur ce
qui compte :

- La visibilité du dispositif. Avec un SEO de plus en plus complexe


(les algorithmes de Google s’affinent en permanence, changeant
leurs règles d’indexation pour les approcher de ce que cherchent et
aiment les visiteurs. Il est donc de plus en plus complexe de tricher

106 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


par optimisation…) et des achats de mots clefs de plus en plus chers,
les stratégies de visibilité online, trop centrées sur un seul moteur de
recherche sont souvent à revoir.

- Son ergonomie, sa qualité de service, son graphisme et sa rapidité.

- L’intérêt, la valeur ajoutée du dispositif. Ce qui va faire que j’ai plaisir


ou intérêt à m’y rendre et à y retourner. Cet intérêt devra être d’autant
plus fort qu’on demandera au visiteur de dévoiler des informations
personnelles et précises.

Ce dernier point, l’intérêt, la valeur ajoutée d’un dispositif, d’un service


est bien plus structurant qu’il en a l’air pour les entreprises. Car le
temps du digital n’est pas le même que celui des entreprises de nos
vertes années.

U n m a r ke ti n g q u i éc h a p p e à l a D i r e cti o n
Marketing ?
Nous avons pu constater tout au long de cet ouvrage, que, sous l’impact
du digital, les ramifications du marketing étaient en train de s’étendre
bien plus loin et avec bien plus de force dans l’entreprise que par le
passé. Chapotant le commerce, apprivoisant la DSI, les sujets marketing
sont devenus les principaux sujets des entreprises B to C.

Il y a donc fort à parier que, comme dans les entreprises très axées
marketing (Procter & Gamble, Danone, l’Oréal, Apple…), le marketing
ne soit plus abandonné aux seuls Direction Marketing. Devenant le lien
entre les différentes composantes de la vente, celui qui raconte l’histoire
donnant sens au parcours client, il fédèrera l’ensemble des services des
entreprises, les faisant converger vers ses bonnes pratiques. Ses valeurs

107 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


finiront par trôner au sommet de la hiérarchie des entreprises, alors qu’il
deviendra l’apanage de la direction générale. Les grands enjeux sont
affaire de grands chefs.

Les grands chefs… et les petits aussi. Ces nouvelles valeurs du digital,
et du marketing nouvelle formule, imprègnent de plus en plus les
entreprises, revisitant les organisations et les valeurs du management.
Générant des avancées indiscutables, mais également des situations
pour le moins paradoxales.

108 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


chapitre 9
Les paradoxes
de la culture
managériale
du digital
Les paradoxes de la culture
managériale du digital

Le digital introduit des changements culturels profonds. Il suffit de


regarder comment se comporte la génération Y, les premiers natifs du
digital, pour s’en rendre compte. On aurait pu croire que ces traits
comportementaux, ces valeurs qu’on trouvait naïves ou ridicules
allaient se dissiper avec l’entrée de ces classes d’âges dans le monde
de l’entreprise, au contact de ses hiérarchies, de ses responsabilités. Il
n’en est rien. C’est, au contraire, leur culture qui entre dans l’entreprise,
et qui met les codes installés à rude épreuve.

La tyrannie de la transparence :
sale temps pour les menteurs
Rappelez-vous : les marques veulent devenir nos amis, s’aventurant
ainsi sur le terrain de la sphère privée, régi par les sentiments et
l’irrationnel. Mais voilà, dans ce royaume, l’hypocrisie n’est pas tolérée
: on doit tout savoir d’un ami, même ses petits secrets.

Jusqu’il y a peu, en matière de communication d’entreprise, il était


possible, recommandé même, de simuler. Le risque que le client se
rende compte du stratagème existait. Le client apprenait alors que la
personnalité façonnée par la marque était feinte, que l’amie qu’elle était
devenue jouait la comédie. Mais, tout compte fait, peu de gens avaient
les moyens de vérifier si la démarche était sincère tant les organisations
étaient opaques et les moyens de communication hors d’atteinte pour
ceux qui auraient voulu crier au mensonge. Il y a bien eu quelques
affaires, mais il fallait une bonne dose de courage ou d’inconscience
pour qu’un média, largement rémunéré par les annonceurs, diffuse ce
type d’information. Et puis, au fond, qui s’en souciait vraiment ?

110 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Mais depuis les médias sociaux et leur pouvoir de viralité, depuis la
génération Y et son dogme de la sincérité, le cynisme et la dissimulation,
ne sont plus très porteurs en matière de communication.

Alors, la transparence demandée par les consommateurs devient une


véritable tyrannie pour les entreprises. Apple, Nike, Amazon et bien
d’autres l’ont appris à leurs dépends : on ne peut plus fermer les yeux
sur les conditions de travail chez des sous-traitants, ou maltraiter ses
propres salariés sans mettre en danger sa marque. Tyrannie donc. Et,
quand on regarde comment cette tyrannie opère chez les personnalités
publiques qui sont devenues elles-mêmes des marques, rien ne porte à
croire qu’elle va s’attendrir dans les années qui viennent.

Qui a déboulonné la statue du chef ?


La fin du mythe de l’infaillibilité
Edward Snowden. L’homme par qui l’impensable est arrivé. Un membre
de l’une des plus mystérieuses organisations du monde, la NSA, en
a violé les secrets. Quelques années plus tôt, en 2009, un employé
de la filiale suisse d’HSBC mettait à bas l’inébranlable secret bancaire
helvétique en transmettant une liste de fraudeurs à plusieurs états
européens.

De nos jours, le Ministre du Budget de la République France lui-même,


ne parvient même plus à étouffer une affaire de fraude fiscale et notre
bon vieux népotisme à la Française vacille quand un Président de la
République laisse son fils se faire nommer à la tête d’un organisme
semi-public dont tout le monde ignorait le nom avant que le scandale
éclate.
Que s’est-il passé ? Les hommes politiques, ou les personnalités
publiques seraient-ils devenus des bandits sans foi ni loi ? Comme

111 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


ça, tout à coup ? Leur moralité serait-elle en crise ? Non, je ne crois
pas. En tout cas pas plus qu’avant. La seule différence avec le passé
est, qu’aujourd’hui, plus personne ne peut contrôler l’information. Ceci
sous l’effet d’une petite révolution dans les rédactions de nos très
respectables médias.

La fin du contrôle de l’information



Souvenez-vous. Il y a de cela vingt ans, un Président de la République
décoré de la Francisque par le Maréchal Pétain pouvait s’ériger en
rempart contre l’extrême droite sans que personne ne dise rien, pouvait
masquer son cancer alors qu’il avait lui-même déclaré que la santé du
1er personnage de l’Etat était une information indispensable à l’exercice
de démocratie (c’est dans ce but qu’il avait institué la publication
systématique de son bulletin de santé. Bulletin falsifié dès sa première
édition) sans que rien ne filtre. Aujourd’hui, un grand patron ne peut
même plus accéder à sa retraite chapeau sans que la France entière
ne le sache !

Les rédactions de presse se lâchent. Et ça n’est pas plus mal. Pas plus
mal pour la qualité de l’information, mais surtout indispensable à leur
propre survie (celle des rédactions). Car, entre temps, les blogs, les
réseaux sociaux ont explosé, et concurrencent ceux dont l’information
était le monopole.

Les grands médias décidaient de diffuser ou d’étouffer une information,


dans le but de « protéger » une opinion publique à qui il n’est pas bon
de tout dire, un peu comme un enfant à qui l’on cache les vérités les
plus cruelles ou nauséabondes. Ceci est désormais impossible. On
peut tromper une fois mille personnes, mille fois une personne, mais
on ne peut pas tromper mille personnes mille fois… Les médias sociaux
nous ont plongés dans une culture de l’information brute, immédiate,

112 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


sans filtre. Une information capable d’anéantir en quelques minutes une
image qu’il a fallut des années à créer, façonner, entretenir. Une image
parfois sincère, une image parfois feinte. Sale temps pour les postures.
On peut le regretter, on peut s’en offusquer, mais c’est ainsi. Aujourd’hui
tout se sait, et les secrets les plus intimes peuvent s’échapper de leurs
huit-clos.

Personne n’est à l’abri. Des dizaines de mini-Snowden se cachent


dans chacune de nos entreprises, parlant à la machine à café, dans
les dîners en ville ou se répandant sur leurs statuts Facebook. Donnant
naissance à des pratiques jusque-là inconnues par leur nature ou par
leur ampleur : Des consommateurs qui “badbuzzent29” la moindre
incohérence entre l’image dont une entreprise se targue et la réalité de
son fonctionnement interne (la façon dont elle traite ses employés, ses
sous-traitants, la façon dont elle fabrique ses produits…). Des salariés
qui démissionnent en direct sur Youtube. Des employés qui s’insurgent
publiquement contre leurs représentants syndicaux parce qu’ils font
interdire le travail du dimanche. Des mensonges d’hommes politiques
traqués et retranscrits en live par des milliers d’électeurs se transformant
en reporters amateurs…

Les réseaux sociaux sont, jour après jour, les témoins de l’effondrement
de la légitimité des statuts et des fonctions. On juge aujourd’hui un
Président de la République comme on jugerait son voisin de palier,
sans plus de déférence ni de respect dû à son rang. Nous sommes
entrés dans une ère où le public ne supporte plus les postures feintes,
le mensonge, la mauvaise foi. Aucun statut, aucun titre ne peut plus
protéger son détenteur contre ce phénomène.

C’est vrai pour les plus grandes personnalités. Alors pourquoi pas pour
les marques et ceux qui les servent ? Et pourquoi pas pour votre boss
? Le monde de l’entreprise n’en est pas encore là : c’est une chose de
critiquer une personnalité que l’on ne connait pas personnellement, c’en

29
— Qui diffusent une information autour d’eux, par média sociaux interposés, en la commentant
de façon négative.

113 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


est une autre de prendre ce risque auprès de celui qui vous paye… Mais
la transformation est en cours. Il faut s’y préparer.

La mort du mythe de l’infaillibilité



Alors, que faire ?

Les gens demandent de la sincérité, demandent à être informés,


demandent la vérité. Ils n’en peuvent plus de cette langue de bois qui
protège le secret des élites. Alors, autant tout dire, non ? Et, si tout finit
par se savoir, autant le dire soi-même, n’est-ce pas ?

Certes, mais aujourd’hui, dans la culture de l’élite française, on pense


encore que la sincérité n’est pas l’objectif. Elle affectionne plutôt la
quête de l’infaillibilité : Nier ou dissimuler les erreurs, pas de changement
de cap, montrer que l’on travaille beaucoup, qu’on dort peu, qu’on
est exemplaire en quelque sorte. C’est clairement le combat de bien
des décideurs de la génération actuellement au pouvoir. Tous ont
été façonnés par cette culture et l’ont intégrée depuis leur naissance
professionnelle.

Or, prétendre qu’on est infaillible ne peut rester crédible longtemps


sans une bonne dose d’opacité. Elle seule est capable de laisser planer
l’illusion que nos dirigeants le sont effectivement (infaillibles).

Pour nos dirigeants, reconnaître une erreur, une faiblesse est


insupportable. Ils ont été élevés, se sont construits et ont réussi avec
cette certitude chevillée au corps. Peut-être pensent-ils encore que les
postures complètement caricaturales sont encore tenables, efficaces
dans un monde où tout se sait ? Mais comment des gens globalement
plus intelligents que la moyenne pourraient encore le croire après avoir
contemplé l’éclatement permanant de scandales surmédiatisés ? N’ont

114 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


t’ils pas constaté avec quelle jubilation la foule ricanait en cliquant sur
le bouton « partager » ou « retwiter » de ses réseaux sociaux préférés
quand il s’agit de leurs frasques, de leurs gaffes, de leurs cachoteries ?
Il n’y a rien de plus délectant qu’un puissant soi-disant infaillible pris en
flagrant délit de mensonge, comme le premier des écoliers.

Non, le problème n’est sans doute pas une question de compréhension,


c’est une question de réflexe : nos élites ne peuvent tout simplement
pas s’en empêcher. Connaissez-vous la fable du scorpion et de la
grenouille30? Et bien là, c’est pareil. Les réflexes, l’instinct sont souvent
plus forts que la lucidité. On ne change pas si facilement de culture, et
leur culture du pouvoir est incompatible avec la transparence.

L’oeil du coach
Une autre façon complémentaire de voir serait de se
demander si nos élites ne se sentiraient pas menacés dans
leur existence même par l’arrêt de cette infaillibilité ? Ainsi
les managers expérimentés31 qui intègrent une entreprise
sans titre ni fonction définies (que l’on appelle parfois
#nomanager) comme Gore (le fabriquant du Gore-Tex)
expliquent bien qu’ils sont désemparés de ne pouvoir exercer
de pouvoir formel. Ce désarroi se révèle très inconfortable, «
it sucks » pour reprendre les termes policés de Ryan Carson,
le CEO de Treehouse, une société High-Tech ayant décidé de
se passer de manager et de titre32.

30
— Un scorpion veut se rendre de l’autre côté d’une rivière. Comme il ne sait pas nager, il
demande à une grenouille de l’emporter sur son dos jusqu’à l’autre rive. Mais tu me prends pour
une idiote, répond la grenouille. Tu vas me piquer ! Mais non, répond le scorpion, je ne suis pas
idiot : si je te pique, tu vas couler et je me noierai avec toi. C’est pas faux, répond la grenouille,
convaincue par l’argument. La grenouille laisse le scorpion lui monter sur le dos, et commence la
traversée. Arrivée au milieu de la rivière, le scorpion pique la grenouille. Mais, tu es stupide !?! dit
la grenouille. Pourquoi as-tu fait ça ? Nous allons nous noyer ! Je sais, répond le scorpion… mais
je n’ai pas pu m’en empêcher.
31
— Rapportés dans le livre d’Isaac Getz, Liberté&Cie.
32
— Voir son très intéressant blog, notamment l’article où il décrit les problèmes que posent
une #nomanager company : http://ryancarson.com/post/73639971628/the-negative-side-of-
nomanager-companies#sthash.qw718oui.uxfs

115 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


C’est ce qui fait dire aux observateurs les plus avisés que les élites sont
débordées par le numérique.

http://www.lemonde.fr/technologies/article/2013/12/26/les-elites-
debordees-par-le-numerique_4340397_651865.html

Voilà pourquoi bon nombre de managers auront le plus grand mal à


mettre en place une politique de transparence dans leur entreprise. Au
risque de se faire cueillir la main dans le sac, en plein délit d’hypocrisie,
crime puni par une peine de bad buzz.

Mais la transparence n’est pas un défi pour les seuls membres d’une
élite nourrie au mythe de l’infaillibilité. D’autres souhaitent sincèrement
développer une politique de sincérité. Ils peuvent constater tous les
jours que leur tâche n’en est pas moins ardue.

La tyrannie de la transparence

Imaginez à quel point il est difficile de faire cohabiter au sein d’une
organisation la recherche de l’affection des clients avec une politique de
transparence. Montrer qu’on est cohérent, sincère, que l’on implémente
en interne les valeurs qu’on prétend défendre en externe est un effort
titanesque. Regardez l’énergie et le temps qu’il a fallut à Mc Donald pour
le faire, avec un succès absolument incontestable, d’ailleurs.
http://www.mcdonalds.fr/entreprise/historique33

Ceci implique d’adopter une communication franche, transparente en


tant que marque, mais aussi en tant qu’employeur. Or, les rapports
qu’une entreprise entretient avec ses clients sont rarement les
mêmes qu’avec ses salariés. La considération, le ton, les efforts de
communications sont décalés entre l’interne et l’externe et la culture

33
— Toutes les étapes présentées dans cette page et qui concernent l’amélioration de ses
produits, mais également l’engagement de l’enseigne pour préserver l’environnement et lutter
contre l’obésité, l’ont obligé à de gros efforts de communication, de transformation de ses
processus de fabrication, d’achat et de formation.

116 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


de management ne reflète pas souvent les grandes valeurs prônées
par l’entreprise.

En un mot, l’implémentation de ces valeurs par des entreprises


mondialisées et très pilotées par la rentabilité peut poser d’immenses
problèmes.

Mais détendons-nous. Sans doute nous trompons nous de combat.


Ce qui amuse ou choque le grand public et ses bataillons de
consommateur n’est pas qu’une entreprise ou son dirigeant puisse faire
des erreurs ou soit parfois froid, voire dur, avec des employés ou des
fournisseurs. C’est bien plus le décalage qui existe entre la réalité et la
véritable propagande qu’est devenue la communication de certaines
marques, entreprises ou personnalités.

Or, cette dernière n’est pas nécessaire. Certes, il existe encore des
romantiques pour expliquer que l’objectif principal d’une entreprise est
l’amélioration du monde mais le grand public est encore capable de
discernement.

Et que ceux qui pensent que la réalité est imprésentable se réveillent


: le grand public, ces gens qui consomment et achètent les produits
et services des marques, sont également, seront, ou ont été, des
employés. Alors, à moins qu’ils soient tous frappés d’imbécilité
profonde, ils doivent bien se douter qu’une entreprise cherche avant
tout à faire des bénéfices et qu’aucune n’est aussi merveilleuse qu’elle
veut bien le dire. En dehors de Google, naturellement.

Si on accepte de partir de ce principe, le challenge de la transparence


devient plus atteignable, n’est-ce pas ? Finalement, à condition d’en
finir avec les grands mythes qu’on se sert nous même depuis notre
tendre enfance (les dirigeants sont infaillibles et les entreprises sont
des associations humanitaires), la réalité devient acceptable et la
transparence, possible.

117 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


A l’échelle du management, le principe est le même qu’à celle de
l’entreprise : Tout démontre qu’un manager, un dirigeant, est un être
humain. Tout démontre également que les êtres humains sont faillibles,
ce qui n’est pas très nouveau. Ce qui est plus nouveau, c’est que
beaucoup d’entre nous s’en sont rendus compte. Et finalement, nous
acceptons cet état. Du coup, quand quelqu’un se présente comme un
surhomme, comme l’un de ces super-managers qui ne dorment jamais,
ne se trompent jamais, gagnent toujours, et ne font jamais de faute
d’orthographe dans leurs e-mails et bien on a tendance à se méfier.
Apparaître imparfait, faillible, courageux, de bonne volonté, mais capable
d’erreurs n’est plus disqualifiant dans cette nouvelle culture. Nous avons
bien élu un Président Normal, alors pourquoi ne pas accepter de suivre
un manager humain ?

L’oeil du coach
On peut aussi se poser la question de ce qui fait cette quête
d’exemplarité. Ne portons nous pas tous en nous une part
d’illusion que le chef (mon chef ou moi selon la situation)
devrait être parfait ? Si je suis collaborateur alors, déçu,
je critique ou je râle alors que si je suis manager, tout
aussi déçu, je masque mes imperfections derrières les
dissimulations, les faux semblants ou une directivité taisant
les feedback aussi sûrement que les polices politiques
masquent la contestation ?

118 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Chercher l’exemplarité, oui, pourquoi pas. Mais pas à tout prix, pas
au prix de la simuler, pas au prix du mensonge. Mieux vaut ne pas
être toujours irréprochable que tenter de faire croire qu’on l’est. Atten-
tion. Qu’on ne prenne pas ces lignes comme une incitation à ne plus
faire d’effort, surtout dans certains domaines où la culture du pays est
particulièrement sensible. En France, par exemple, changer sa voiture
pour un hélicoptère, se verser des bonus importants et des retraites
chapeau alors qu’on pilote une entreprise en difficulté n’est pas une
bonne idée, même quand on est Enarque.

Dernier point. Ne confondons pas transparence et quête obsession-


nelle de la vérité. Si tout le monde déclare qu’il veut la vérité brute,
au fond peu de gens sont réellement capables de l’entendre, de lui
faire face. Un exemple ? Le monde professionnel est peuplé d’incom-
pétents. A peu près autant que les routes sont peuplées de mauvais
conducteurs. Pensez-vous que ces gens là soient conscients de leur
état ? Assurément non. Et quand ces personnes là viennent chercher
la vérité auprès de leurs collègues, il est probable qu’une réponse
trop franche soit déstabilisante. Un discours un peu enjolivé qui offre
une porte de sortie honorable à l’intéressé afin de le remettre dans
une situation plus en ligne avec ses compétences est souvent plus
productif qu’une présentation maladroite de la réalité. Finkielkraut en
a fait une de ses marottes : la franchise s’oppose parfois à la poli-
tesse, indispensable au bien vivre ensemble. La vérité, ou, du moins,
ce qu’on pense être la vérité, est un animal brutal qu’il ne faut pas
lâcher dans n’importe quelle condition.

Il faut donc trouver une juste mesure. Il faut être sincère dans les
intentions, il faut être loyal dans le management. Mais chercher la
vérité pure systématiquement, dans toute chose et toute action crée
généralement des mondes invivables, peuplés de Robespierre et de
tant d’autres despotes sacrifiant jusqu’à l’Homme à la pureté de leur
morale.

119 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Alors résumons nous. La transparence n’est pas un choix. C’est la
culture digitale qui l’impose aux entreprises. Elle peut être vérita-
blement traumatisante. La meilleure réponse à lui apporter est de
l’accepter. C’est-à-dire de mettre en place les actions qui mettent en
cohérence la politique interne de l’entreprise avec les valeurs qu’elles
revendiquent en externes. Pour cela, il faut choisir des valeurs dont
l’implémentation est possible et… les implémenter !

Pour cela, le frein essentiel est psychologique. Il ne faut pas en sous-


estimer l’ampleur. Car la sincérité est une rupture culturelle forte pour
des managers formés à la politique et à la communication interne
lisse et langue de bois. Il existe, sur ce point, un véritable fossé
générationnel qui sera très difficile à combler. On l’observe de façon
très nette quand on étudie l’usage des médias sociaux : les nou-
velles générations sont prêtes à tout partager sur leurs “timelines”,
alors que nous qui avons été éduqués dans une culture du secret, du
feutré et de la séparation entre la vie privée et la vie professionnelle/
publique, sommes tentés de rester bien plus réservés, voire même
assez paranoïaques. Etre transparent, c’est être nu. Et il faut avoir été
habitué très jeune à se dévêtir en publique pour se promener nu sans
ressentir de gène.

L’oeil du coach
Ici devant la profondeur du besoin de protection que nous
avons tous, il est permis de se demander si ces jeunes ne
ressentent effectivement pas de gêne ou s’ils ont développé
des stratégies pour ne pas se mettre autant à nu qu’il n’y
paraît ?

120 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


chapitre 10
Comment
changer :
les enseignements
de l’Histoire
Comment changer :
les enseignements de l’Histoire

Un marché en rupture, des clients qui changent leurs parcours, leurs


usages, impactant tous les modèles d’organisations de nos entreprises,
allant jusqu’à déstabiliser sa culture… Des technos qui déferlent,
des anglicismes dans tous les paragraphes de nos journaux et nos
comptes-rendus… Et ces jeunes générations qui rejoignent nos équipes
et qu’on ne comprend plus ! Il en faudrait moins pour déboussoler les
plus aguerris des managers.

Nous ne comprenons pas complètement la réalité et l’ampleur des


changements en cours. Alors, comment prendre les bonnes décisions et
adapter une entreprise ou un service à une situation qui nous échappe
? Tout le monde est persuadé qu’il va falloir changer mais pas grand
monde sait par quoi commencer et pour aller où…

Certes, nous n’avons jamais vécu pareille époque. Mais d’autres ont
été confrontés, il y a des siècles, à des situations très comparables. Et
plutôt qu’aller trouver des bonnes pratiques autour de nous, pratiques
dont on peut savoir qu’elles sont bonnes à posteriori, donc trop tard,
pourquoi ne pas rouvrir nos manuels d’histoire ? Cette lecture n’a pas
pour ambition de vous enseigner ce qu’il faut faire, mais seulement de
vous aider à prendre du recul, sur une révolution pas si unique que cela.
Allez, respirons, et allons à la rencontre de nos ancêtres.

122 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


La difficulté à changer,
un phénomène naturel
Il suffit de vivre quelques années en France pour se rendre compte à
quel point il est difficile d’effectuer des changements dans une société
figée. Le changement, c’est le mouvement. Il est donc très complexe à
mettre en œuvre au sein de groupes humains qui cherchent avant tout
la stabilité.

L’oeil du coach
Dans cette difficulté on peut voir un phénomène purement
naturel. C’est d’ailleurs Claude Bernard qui lui donna le
premier le nom d’homéostasie (du grec hómoios, « similaire
», et stásis, « stabilité»). « Elle est la capacité d’un système
quelconque […] à conserver son équilibre de fonctionnement
en dépit des contraintes qui lui sont extérieures34.»
Appliqué tout d’abord à la biologie, ce concept fut ensuite
étendu à l’ensemble des systèmes complexes par l’école de
Palo Alto (Gregory Bateson, Paul Watlawicz notamment) et
la sociologie des organisations (Max Weber, Michel Crozier)
lorsqu’ils constatèrent que les relations humaines pour les
premiers et plus largement les organisations pour les seconds
tendaient elles aussi naturellement vers la préservation de
la stabilité.
Les travaux de Weber ou de Crozier sur la bureaucratie
l’illustrent très bien : dans une bureaucratie, publique ou
privée, tout se passe comme si l’ensemble du système, des
acteurs pour reprendre les mots de Crozier, agissaient de
concert pour éviter les changements.
D’un certain côté heureusement car une organisation a pour
objet de faire travailler ensemble des gens qui ont des enjeux

34
— http://fr.wikipedia.org/wiki/Homéostasie

123 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


différents voire antinomiques. Et c’est cette homéostasie qui
permet à l’organisation de garder sa cohérence. Comme
le dit Daniel Kanheman, prix Nobel d’économie pour ses
travaux sur les processus psychologiques de décisions, « Ce
conservatisme […] est la force gravitationnelle qui garantit
la cohésion de notre existence35.» .
Prenons l’exemple classique où ceux qui produisent visent à
uniformiser le produit pour le rendre plus simple à fabriquer
alors que ceux qui le vendent souhaitent l’adapter le plus
possible aux besoins de leurs clients. Sans force de rappel,
ces conflits conduiraient à des craquements voire, dans des
cas extrêmes, à l’éclatement de l’organisation.

Alors, comment « vendre » le changement dans nos organisations ?


Comment préparer nos entreprises à ce qui semble inéluctable mais
qui obligerait à des modifications qui semblent insurmontables ? Tout
d’abord en luttant contre le déni.

Le déni : le pire ennemi du changement


En période de rupture, rien n’est plus dangereux pour une société que
de vivre dans le déni, dans cette illusion que rien ne change et qu’on
peut se complaire dans un statut quo bien souvent suicidaire.

Le déni ? L’une de ses meilleures définitions est issue du roman de Dan


Brown, Inferno.

- « L’esprit humain a un système de défense primitif pour oblitérer des faits


trop stressants que le cerveau ne saurait gérer. Cela s’appelle le déni. »

35
— Système 1, système 2 les deux vitesses de la pensée page 366.

124 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


- « Je connais cette théorie, répondit Langdon. Mais je n’y crois pas.

Sienna roula les yeux.

- « C’est louable de votre part, mais croyez-moi, c’est un mécanisme


bel et bien réel. Le déni est un outil essentiel du développement humain.
Sans ce mécanisme de survie, nous serions tétanisés chaque matin, rien
qu’en pensant à notre propre mort. Mais notre cerveau étouffe nos peurs
existentielles en se concentrant uniquement sur les défis que nous pouvons
relever, tels qu’aller au travail à l’heure, ou payer nos impôts. Si nous
avons des angoisses plus vastes, nous les rejetons bien vite, pour nous
concentrer sur des tâches simples et les vicissitudes du quotidien. »

L’oeil du coach
Comment aborder le déni sans évoquer le cycle de deuil
d’Elisabeth Kubler-Ross? La fameuse psychologue
américaine a théorisé les étapes traversées lors d’un deuil
en accompagnant les mourants dans des services de soins
palliatifs. Elle découvrit 5 étapes, le déni, la colère, la
tristesse, le marchandage et l’acceptation, nécessaire pour
« faire son deuil ». Ces étapes ne sont ni ordonnées (on ne
commence pas toujours par le déni), ni linéaires (ce n’est pas
une courbe, on peut revenir en arrière). Par exemple l’on
peut commencer un deuil par un déni (« non c’est pas vrai »),
puis passer à la colère (« arrgh ») pour revenir au déni (« j’y
crois pas »). Elle a assez fermement établi que pour accepter
sa propre mort, il fallait traverser toutes les étapes de ce
cycle. Par extension cette modélisation est fréquemment
utilisée pour expliquer les « résistances » qui apparaissent
dans les changements profonds d’une organisation, c’est-
à-dire lorsque certains acteurs ont quelque chose à perdre,
donc un deuil à faire.

125 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Donner un cap, pour rassurer,
ou dire qu’on ne sait pas ?
Nous voici sur l’un des plus grandes difficultés de notre époque :
comment vendre le changement ?

L’oeil du coach
La principale fonction du GPS automobile consiste à réduire
l’incertitude. Vu sous cet angle, dans un changement
organisationnel, le patron se retrouve investi de la même
fonction que le GPS automobile : vendre l’illusion d’une
certitude sur la destination. Cette perspective explique
pourquoi quasiment toutes les théorisations du changement
invitent les dirigeants à « donner du sens », c’est-à-dire
donner la direction dans laquelle va l’organisation. En
l’absence de sens, l’incertitude règne et l’absurde n’est pas
loin, tapi dans l’ombre du prochain faux pas.
Sans certitude sur la destination pas de mouvement donc
pas de changement ? Bien entendu cette affirmation ne peut
être vraie dans toutes les situations, notamment celles où la
nécessité fait loi. Mais lorsque la nécessité reléguée dans un
futur contestable, ne se fait pas sentir de manière prégnante,
le pire n’étant jamais sûr, alors ce refus de l’incertitude nous
conduit à un immobilisme. Pour l’illustrer qu’il vous suffise
de penser aux difficultés de changer dans les environnements
confortables comme les fins de monopole ou de position
dominante par exemple.
Dans ces conditions la capacité des dirigeants à fournir
une destination certaine et donc rassurante diminue avec
l’expérience qu’en font ceux qui les ont investi de cette
fonction. Au fur et à mesure des inflexions voire des retours

126 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


en arrière, le pouvoir s’émousse et l’incertitude, un temps
abusée, reste, telle une nécessité compulsive que l’abus
même a nourri.
Pour approfondir voir les travaux de Vincent Lehnardt en
France36 ou de Simon Sinek aux USA37.

Pas simple donc… Donner du sens, quand on ne sait pas de quoi sera
fait demain est le meilleur moyen de perdre sa crédibilité. D’un autre
côté, ne pas donner les moyens à ses équipes de se projeter, ne pas
les rassurer sur l’intérêt du changement, est probablement le meilleur
moyen de les démotiver et de les pousser à l’immobilisme.

Reste-t-il un levier efficace à actionner quand on a dit cela ? Oui : la


peur.

La peur et la défaite,
catalyseur efficace du changement
1940. Alors que l’Angleterre s’était refusée pendant des années à
voir que la menace Nazie grandissait sur l’Europe, après une débâcle
militaire jamais vue dans l’histoire de sa glorieuse armée, Churchill
réussit à gagner le support de tout un pays en lui annonçant que l’heure
était au changement, sans rien lui promettre en retour que du sang et
des larmes. Il ne s’engagea sur aucune date, sur aucun résultat tangible
à court terme, sur aucun élément certain ni rassurant. Simplement sur
le fait qu’à condition de se battre et de changer leur façon de faire, les
britanniques iraient à la victoire.

36
— Notamment le bien nommé ouvrage de référence les responsables porteurs de sens.
37
— Start with why dont l’essentiel est résumé dans l’excellente conférence TED (en anglais), les
18 minutes valent l’investissement ! http://www.ted.com/talks/simon_sinek_how_great_leaders_
inspire_action.html

127 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Ceci démontre qu’il est possible de faire adhérer une entreprise et ses
collaborateurs au changement, en leur disant la vérité. C’est-à-dire que
bien des choses ne seront plus comme avant, mais que c’est finalement
la seule solution pour rester en vie.

En cela, la peur est un bon remède contre l’immobilisme. Au contraire


du déni, la peur, la crainte, le sentiment qu’on est menacé s’apparentent
au doute qui est l’origine de toute remise en cause. La peur peut être
irrationnelle, excessive et contre-productive, mais elle est souvent un
vecteur très puissant d’amélioration. Un vecteur qui a fait ses preuves
dans l’histoire.

L’oeil du coach
Vu sous cet angle effectivement la peur, qui est comme
toute émotion utile, peut se révéler facteur de mouvement.
Cependant attention car face à un danger Henri Laborit
a identifié trois réactions de défenses existantes chez les
animaux : la fuite (il courre), la lutte (il attaque) et le repli sur
soi (il se terre ou se met en boule comme le hérisson). Dans
certaines situations, activer la peur en vue de déclencher le
mouvement peut donc se révéler contre-productif…

Et, l’étude d’exemples historiques aussi extrêmes révèle des


enseignements étonnants : Dans des circonstances graves, ceux qui
ont parlé vrai à leur peuple, à leurs troupes, ont été suivis la plupart du
temps, déclenchant une mise en mouvement d’une grande efficacité.

128 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Vai n c r e le dén i et l’i m m o bi li s m e g râc e à «
absolue nécessité » : L’exemple des chevaliers
de France face aux archers Anglais
Contexte : un système dominant qui vacille

Crécy, 1346. La fine fleure de la chevalerie Française se fait étriller par
les flèches d’une troupe de paysans Gallois. Armés d’arcs longs, arme
traditionnelle du Pays de Galles, et protégés par les chevaliers Anglais,
ces soldats très bien entraînés, mais de basse extraction, mettent fin à
la supériorité des chevaliers en armures et à leur charge sur les champs
de bataille d’Europe de l’Ouest.

La précision, la portée et la puissance de leurs traits transperçaient les


armures des nobles et de leurs montures, donnant aux troupes du roi
Anglais une invincibilité en bataille rangée pendant plus d’un siècle.

Le débat « éthique », implacable ennemi du pragmatisme



Etre chevalier, au bas moyen âge, était bien plus qu’un équipement
et un entraînement. C’était un état d’esprit, une philosophie. Une
philosophie finalement contre-productive… Comme à peu près toutes
les situations qui finissent par perdre le sens des réalités et des raisons
de leur existence. Elles cessent d’être la conséquence d’une cause et
deviennent un statut.

Entrons dans le détail pour étudier les effets pervers des connotations
morales de la chevalerie, et commençons tout de même par souligner le
fait que les valeurs de la chevalerie étaient globalement… chevaleresques
! Comme leur nom l’indique. Le courage, l’héroïsme même, la piété, la

129 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


défense de la veuve et de l’opprimé… n’étaient pas une légende. Ils
n’étaient pas non plus un problème en soit.

En fait, c’est plutôt l’interprétation que les contemporains de l’époque


avaient de ces valeurs qui étaient dangereuses. Car être courageux
devenait, pour beaucoup, un trait de caractère qu’il fallait sans cesse
souligner, mettre en valeur, quitte à devenir là encore… contre productif :

- Ici, l’objectif n’était pas d’obtenir un résultat collectif (gagner une


bataille, éloigner une menace), mais bel et bien de briller au sein d’un
système que l’on croyait insubmersible. Beaucoup trop de princes et de
chevaliers de tous rangs cherchaient à se mettre en avant aux yeux de
leurs pairs par des actes d’héroïsmes frisant parfois la stupidité, préférant
la témérité d’actes personnels à une coordination collective pourtant bien
plus efficace. Les comportements de bravade et la recherche bien trop
fréquente de coups d’éclat nuisaient à la cohérence, à la discipline des
troupes et donc à leur manœuvrabilité.

- De plus, les armes de jets, les armes de sièges, les tactiques efficaces
qui visaient à remporter des victoires sans trop exposer les hommes
devenaient ainsi les œuvres et les outils de lâches si bien qu’elles étaient
largement méprisées par ceux qui auraient dû en être les promoteurs.

L’interprétation des valeurs de la chevalerie Française en faisait une


cavalerie certes puissante, mais indisciplinée, écervelée et prévisible.
Prête à tomber dans la moindre ruse, à céder à la moindre provocation,
elle n’allait pas tarder à se faire balayer par ceux qu’elle avait tant
méprisés.

130 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


L’oeil du coach
D’une manière générale on retrouve dans cet exemple une
facette très importante du changement mise en lumière par
les psychosociologues 38 : nos comportements peuvent se
voir comme prenant leurs racines dans nos représentations,
c’est-à-dire la manière dont nous pensons que les choses
doivent se faire. De ces représentations découlent à la fois
nos comportements donc, mais aussi toute l’organisation
mise en place, ici de la chevalerie, là du service client. C’est
lorsque ces représentations sont remises en questions que
le changement est le plus difficile, car ce sont pour nous des
évidences.

L’entêtement et le déni

Voilà pourquoi il n’était pas aisé de faire évoluer l’armée du Roi de
France. Et d’ailleurs, malgré l’évidence de la supériorité ennemie,
elle s’est longtemps entêtée, refusant d’implémenter un changement
absolument inévitable.

Poitiers (1356), puis Azincourt (1415) voient les troupes Anglaises, plus
de trois fois inférieures en nombre, massacrer la chevalerie française.
Ces deux victoires sont à mettre quasiment intégralement à l’actif des
archers gallois. Des années se sont pourtant écoulées entre ces batailles
et la première démonstration de la supériorité tactique des Anglais
(Crécy : 1346) sans que les Français n’en tirent la moindre conclusion.
Les conséquences de ces batailles furent terribles pour les Français.
Ce fut le prix d’un refus catégorique de l’innovation et d’un arbitrage
privilégiant la continuité, le respect des valeurs internes du système
en place. Le territoire du Roi de France se réduisit considérablement.

38
— Par exemple Jean-Claude Rouchy et Monique Selès dans «Institution et changement».

131 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


La crainte, moteur d’une remise en cause salutaire

Mais la parade finit par arriver. A cette époque où la technologie était
rarement bien vue, où les mentalités profondément mystiques voyaient
Satan derrière la plupart des nouveautés, le salut vint d’une innovation
majeure : la mise au point de l’artillerie de campagne.

Comme souvent, c’est l’absolue nécessité qui engendra le changement.


Les archers Anglais ne pouvant être vaincus par des moyens traditionnels
et monter une troupe homologue aurait pris des générations39. Il fallut
donc remettre en cause les fondements de l’armée royale Française.
Or, comme expliqué, l’organisation de cette armée reposait sur des
fondements éthiques très installés. Et l’éthique, prisme à travers lequel
nous analysons les éléments de notre existence, à travers lequel nous
définissons ce qui est bien et ce qui est mal, fait partie des composantes
qu’un Homme peut difficilement faire évoluer au cours de son existence.

Après des débuts calamiteux (armes plus dangereuses pour ceux qui
les manipulaient que pour ceux qu’elles visaient et, par ailleurs, très
coûteuses), les premiers perfectionnements de l’artillerie de campagne
arrivèrent. Ils permirent la victoire de Formigny, en 1453 et toutes celles
qui suivirent. En éliminant peu à peu les archers adverses, grâce à leur
portée plus importante, les premières pièces d’artillerie de campagne
obligèrent les Anglais à quitter leur position défensive (les archers
attendaient la charge des chevaliers ennemis, protégés par de longs
pieux qu’ils plantaient au sol, et par l’infanterie et la cavalerie Anglaise qui
intervenaient si les Français arrivaient au contact). A découvert, moins
nombreux et dans une position offensive qu’ils n’affectionnaient pas, les
Anglais perdirent leur avantage tactique. De défaite en défaite, ils durent
progressivement abandonner toutes leurs possessions Françaises,
perdant ainsi la guerre de cent ans.

39
— Issus d’une longue tradition d’archers, les jeunes gallois étaient sélectionnés dès l’âge de
7 ans. Ils commençaient alors une formation difficile et éprouvante jusqu’à leur incorporation.
L’entrainement était si traumatisant qu’il déformait le squelette des jeunes recrues (doigts,
épaules et bras).

132 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Retenons donc que la peur de la défaite n’est pas un élément à
éliminer systématiquement. Elle est parfois saine, naturelle et peut
être un merveilleux catalyseur de changement au sein d’organisations
spontanément enclines à l’immobilisme.

L’illusion de l’avance irrattrapable :


tout le monde doit changer, en permanence
Napoléon disait qu’un général novateur pouvait garder de l’avance
pendant 15 ans sur ses ennemis. Le temps qu’eux-mêmes apprennent
de leurs défaites, rattrapent leur retard et innovent à leur tour, laissant le
général innovant prisonnier d’un système auquel il ne pouvait renoncer,
précisément parce qu’il l’avait créé. Le créateur d’une rupture avait
donc 15 ans pour gagner la guerre et négocier une paix à son avantage.
Et, comme souvent, Napoléon avait raison. A tel point qu’il aurait dû
s’appliquer ce précepte à lui-même (16 ans sépare sa première victoire
en Italie, à Montenotte en 1796 et la retraite de Russie, en 1812). 15
ans… Une éternité dans le monde digital.

Méfions-nous des appellations. Elles sont loin d’être homogènes.


Prenons le terme « pure players ». Il englobe des sociétés comme
Amazon, E-Bay, Pay-Pal, Vente-Privée et d’autres ayant particulièrement
bien réussi leur parcours jusqu’ici. Tous sont des enfants d‘Internet.
Tous sont nés avec les changements qu’il a portés. Ils sont des natifs du
digital. Les autres acteurs, nés dans l’économie traditionnelle, traînent
des habitudes, des infrastructures et des équipes qui ont souvent du mal
à s’adapter à la nouvelle donne digitale. Eux ont souffert pour apprendre
à parler cette nouvelle langue et la parleront des années encore avec un
accent, alors qu’elle est la langue maternelle des pure players.

Silence…

133 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Mais si les pure players étaient tous ainsi, s’ils désignaient une espèce
homogène d’entreprises qui surfent avec aisance sur les vagues
successives de la révolution digitale, que dire de tous leurs disparus
? Ces dizaines de milliers de start-ups mortes avant de connaître le
succès ? Ces ex-stars du web qui ont un genou à terre après avoir
caracolé dans les classements des sites e-commerce ? Tous ces
e-commerçants qui ont dû se vendre à des enseignes traditionnelles
pour enfin cesser de perdre de l’argent ?

Non, les pure players ne sont pas une race de gagnants, de sociétés
infaillibles parce que bien nées. Ils sont des entreprises qui ont souvent
plus de 15 ans. Et 15 ans, au cours d’une révolution aussi rapide que
celle du digital, cela représente plusieurs générations de ruptures. Alors,
elles aussi, comme les entreprises traditionnelles, doivent se remettre
en cause en permanence, doivent prendre des paris gagnants, doivent
se demander comment surfer les vagues qui suivent celle qui les a vus
naître.

Les e-commerçants parviendront-ils à garder un avantage logistique


sur les enseignes qui possèdent un grand réseau de boutiques ?
Comment vont-ils répondre à l’offensive menée par les enseignes sur
la digitalisation des points de vente ? Ceux qui ont bien réussi sur
le web ont-ils bien amorcé le virage mobile ? Pour connaître certains
e-commerçants de l’intérieur, je peux vous assurer qu’ils ne sont
pas tous dotés des outils nécessaires pour maintenir le niveau de
productivité indispensable à leur survie : des spécialistes des canaux
digitaux qui ont oublié de digitaliser leurs process internes ? Et pourquoi
pas !

Il y a tant de questions qui taraudent les pure-players. Ils sont aujourd’hui


des acteurs matures, confrontés à des problématiques très comparables
à celles des enseignes traditionnelles. Même Amazon connait des
mouvements sociaux, alors…

134 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Et ça n’est pas parce qu’ils sont nés dans le changement qu’ils sauront
le perpétuer avec toujours le même succès.

L’exemple des chars ou l’art de perdre un leadership par


dogmatisme

Les premiers prototypes du char d’assaut datent de 1912 et leur
apparition sur le champ de bataille se fait en 1916, lors de la bataille
de la Somme, où les Anglais engagent 80 chars. Leurs résultats sont
tellement décevants (pannes, vulnérabilité à l’artillerie Allemande,
manque de maniabilité…), que le Ministère Anglais de la Guerre en
réduit la production et relègue aux oubliettes les grandes évolutions des
schémas tactiques leur faisant la part belle. Passant sans transition d’un
engouement prématuré (précipité, même), à un abattement excessif, les
anglais qui étaient précurseurs en la matière perdent leur leadership au
profit de leurs alliés Français.

Ces derniers attendent d’en disposer en plus grand nombre, 132,


pour les engager sur le terrain en 1917, lors de la bataille du Chemin
des Dames. L’expérience est, une fois encore, douloureuse. Mais les
Français, convaincus de leur potentiel, insistent. Des améliorations sont
apportées aux moteurs (Renault entre dans les chars) et à la maniabilité.
Elles sont décisives. 7 mois plus tard, la bataille de Cambrai illustre
l’avantage décisif qu’amènent ces chars : c’est une troupe britannique,
armée de plus de 400 chars Français qui est à la manœuvre. Les contre-
offensives allemandes reprennent le terrain conquis, mais démonstration
est faite que les tranchées les mieux défendues ne peuvent rien face
une attaque massive de chars. La confirmation sera apportée lors de
l’offensive des 100 jours, œuvre de Foch, qui mena les alliés à la victoire,
repoussant de façon spectaculaire les armées Allemandes tout près
de leurs frontières. Le char démontrait ainsi sa capacité à remettre du

135 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


mouvement et une prime à l’offensive dans une guerre enlisée.

En face, les Allemands n’y ont pas cru. Attendant 1918 pour produire
20 chars de piètre qualité.

Mais le Maréchal Foch, le Grand Vainqueur de 1918, vient à mourir en


1929. Le voici remplacé, au sommet de la hiérarchie militaire par un autre
Maréchal, un autre héro de guerre, un autre père la victoire : le Maréchal
Pétain. Celui-ci s’est illustré à Verdun, sur une doctrine tactique bien
différente : l’emploi massif de l’artillerie, des tranchées et des zones
fortifiées. Marqué par les quatre années terribles de la première guerre
mondiale et faisant abstraction de l’offensive des 100 jours dont-il
attribue le succès au surnombre apporté par les renforts américains, il
estime que les guerres à venir seront, elles-aussi, des guerres d’usures.
Pour lui, l’offensive est le cancer des armées modernes. Elle consume
les troupes bien plus rapidement que la défensive.

De l’autre côté de la Manche, l’état-major britannique ne pensait pas


différemment. Si bien que quand la doctrine de JFC Fuller, Major
Général Anglais lors de la première guerre mondiale commença à se
diffuser, elle fut rejetée en bloc par les Etats-Majors Anglais et Français.
Elle proposait la formation massive de divisions blindées, accompagnées
par une infanterie propre et soutenue massivement par l’aviation, afin
de créer une supériorité locale de puissance de feu. Une supériorité
capable de générer une percée.

Ces travaux furent relayés et développés dans toutes les grandes armées
du monde d’alors : Hobart en Grande-Bretagne, Guderian en Allemagne,
Chaffee aux États-Unis, de Gaulle en France, et Toukhatchevski en
Union soviétique. Mais, alors que les Anglais et les Français avaient
poursuivi leurs investissements dans des chars de fort bonne qualité, ils
refusèrent d’implémenter cette nouvelle doctrine tactique, qualifiant de «
maniaque du char » un Colonel de Gaulle si insistant pour imposer son

136 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


point de vue. Les chars n’étaient vus par Pétain que comme une pièce
d’artillerie mobile, qu’il fallait disséminer par petits groupes sur des lignes
de défense en profondeur40. Et malgré leur retard sur les travaux Anglais
et Français, essentiellement dus à l’interdiction qui leur avait été faite de
réarmer, lors du « Diktat » de Versailles, ce furent les Allemands qui virent
les premiers le potentiel d’une telle tactique et qui la mirent en pratique.

40
— La volonté initiale des entreprises d’intégrer le digital comme un canal de plus,
fonctionnant en parfaite autonomie du reste, relève du même réflexe.

137 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


chapitre 11
Une seule
certitude :
l’heure est
à l’agilité
Une seule certitude :
l’heure est à l’agilité

Moins de cap et plus d’agilité :


Quand la tactique prend le pas
sur la stratégie
Nous l’avons vu tout au long des paragraphes précédents : l’époque
n’est pas à la vision à long terme. Les progrès technologiques, les
nouveaux usages déferlent avec une telle rapidité, qu’il est quasiment
impossible de les prévoir et d’en déduire une stratégie et une
organisation cible à l’échelle de plusieurs années.

Et quand bien même ces stratégies seraient bonnes, elles seraient


balayées par des concurrents dépourvus de stratégies, simplement
parce qu’ils auraient utilisé une meilleure tactique.

Je m’explique.

« La stratégie militaire est l’art de coordonner -au plus haut niveau de


décision- l’action de l’ensemble des forces militaires de la Nation pour
conduire une guerre, gérer une crise ou préserver la paix. »

http://fr.wikipedia.org/wiki/Strat%C3%A9gie_militaire

« La tactique est l’art de diriger une bataille, en combinant, par la


manœuvre, l’action des différents moyens de combat en vue d’obtenir
le maximum d’efficacité. »

http://fr.wikipedia.org/wiki/Tactique_militaire

139 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


La tactique est l’outil, la manière de remplir les objectifs fixés par la
stratégie afin de gagner une guerre. La stratégie est donc habituellement
considérée comme supérieure, plus importante, plus noble que la
tactique.

Nous vivons une époque où le bouleversement des usages est tel (les
usages pouvant s’apparenter aux tactiques), qu’ils rendent les stratégies
inopérantes. Le couple outils/usages peut apporter des ruptures
tellement puissantes, qu’il peut, à lui seul, donner un avantage décisif
à celui qui le met en œuvre.

Les secteurs qui n’ont pas vu arriver le e-commerce peuvent aujourd’hui


en témoigner. Ceux qui n’organisent pas la digitalisation de leurs points
de vente pourront en témoigner demain.

Comme il est dit au début de cet ouvrage, les généraux, les dirigeants,
ne peuvent plus se contenter d’être des stratèges qui organisent et
planifient les grands mouvements à une échelle globale. La puissance
d’une nouvelle arme et la justesse de son usage peuvent apporter
un tel avantage tactique qu’ils peuvent ruiner à eux seuls les plans
stratégiques les plus pertinents.

Observons ce que peut faire à elle-seule une doctrine tactique, même


intégrée dans une stratégie grossière.

L’exemple de l’invention des unités blindées et mécanisées



Le moins que l’on puisse dire est qu’Hitler n’était pas un stratège brillant.
Obsédé par ses théories raciales et certain de la supériorité de son
peuple sur tous les autres, il a commis plusieurs très grosses erreurs
stratégiques. Mais malgré cette incurie, il faillit vaincre l’ensemble des
armées d’Europe. Par quel miracle ? Simplement parce qu’il a laissé

140 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


ses jeunes généraux mettre en œuvre une nouvelle doctrine tactique.

On dit souvent que les pauvres soldats Français ont été écrasés par un
armement bien supérieur en qualité et en nombre. C’est parfaitement
faux. Les armées Françaises et Allemandes étaient dotées d’à peu près
le même nombre de chars et d’avions et leur qualité était globalement
équivalente. C’est de l’usage qu’en firent les deux armées que vint
la différence : les allemands regroupèrent ces armements au sein de
quelques divisions compactes afin de créer une supériorité locale
écrasante capable de briser les défenses adverses et d’exploiter ces
brèches à la vitesse d’engins motorisés. Les Français étaient restés sur
la doctrine de Pétain : les chars, jugés trop peu fiables, furent éparpillés
dans les unités françaises, disposés sur des lignes de défense profonde,
comme de simples pièces d’artillerie uniquement capables de défendre
ou d’appuyer un mouvement d’infanterie.

La Blitzkrieg 41 sur l’Autriche, puis sur la Pologne, n’ébranla même


pas les certitudes du vieux Maréchal français et de son Etat-major
bien trop conformistes. Rapides, autonomes, d’une puissance de feu
inouïe, lourdement appuyées par l’aviation, les unités blindées créées
par Guderian42 brisèrent les lignes défensives Françaises et forcèrent
l’armée Française, encore auréolée de sa victoire dans la Grande
Guerre43, à capituler après six semaines de combat. Verdun, haut lieu
de la combativité française tomba en une journée.

Devant la puissance de tels attelages entre outils (armes) et usages


(tactiques), les plus grands stratèges de l’époque durent s’incliner. Ceux-
ci durent abandonner leurs plans initiaux pour se contenter d’intégrer,
de répliquer ces innovations. C’est ce que firent le Général Joukov
pour l’Armée Rouge alors que les Allemands menaçaient Leningrad et
Moscou44, Montgomery pour l’Armée Britannique après la débâcle de
1940 et les défaites en Afrique contre le Général Rommel et l’Armée
Américaine impressionnée par la disparition de l’Armée Française,

41
— Guerre éclaire 42 — Père des Panzerdivizionen 43 — 1914-1918
44
— La doctrine tactique Russe n’était pas la même que la Française, mais elle s’est révélée elle
aussi inopérante face à l’armée Allemande

141 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


considérée en 1939 comme la plus puissante au monde. Ça n’est qu’à ce
prix que les alliés purent faire valoir leur supériorité en termes de moyens
et de stratégie générale : aucun de ces deux avantages indéniables
n’ayant pu s’exprimer avant que la doctrine tactique Allemande soit
adoptée par les alliés.

Voilà pourquoi il est parfaitement inutile, en ces jours de révolution


digitale, de fixer des caps clairs, des organigrammes stables et rassurant
pour des actionnaires et des collaborateurs en mal de visibilité, si on
n’a pas intégré les nouvelles doctrines organisationnelles imposées par
le digital. Dans notre environnement, au train où vont les choses, tout
doit être revu en permanence et en profondeur pour s’adapter à une
nouvelle rupture.

Il est donc temps, pour organiser le changement, de troquer l’illusion de


la visibilité contre souplesse et vitesse de réaction. Ceci pour diffuser
la culture du changement, de l’adaptation permanente et mettre cette
culture au centre de l’entreprise. Ainsi, l’entreprise s’organisera autour
de sa capacité d’adaptation et non autour de ses illusions ou d’un
dogme quelconque. Prévoyant qu’elle ne pourra pas tout prévoir et
qu’elle devra s’adapter à l’imprévu à tout moment, en permanence,
une telle organisation n’aura qu’un élément véritablement stable c’est
qu’elle changera en permanence.

Tenez-vous bien, cette théorie existe bel et bien, et de nombreuses


entreprises sont en train de l’implémenter. Il s’agit de l’entreprise agile.

L’entreprise agile
L’entreprise agile aurait pu être une entreprise dirigée par Socrate.
Elle ne sait qu’une chose : elle sait qu’elle ne sait rien. Certes, c’est
un peu caricatural, mais vous allez voir, ça n’est pas inintéressant.

142 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Car, pour évoluer dans un monde de concurrence, de performance et
faire travailler des équipes dans le même sens, il faut bien quelques
convictions … L’entreprise agile en a principalement une : celle que,
étant donné qu’elle est loin de tout comprendre à son environnement,
son principal atout est … son agilité. C’est-à-dire sa capacité
d’adaptation et sa vitesse d’exécution. Elle va donc mettre un soin tout
particulier à mettre en place une organisation interne et un mode de
management adaptés à cela. Ce modèle, adapté de l’expérience de
Toyota en matière d’organisation du travail (dont les premières réflexions
datent des années 1960), puis mûri dans de nombreuses communautés
de développeurs en informatique, va gagner une place importante dans
de nombreuses fonctions de l’entreprise grâce à la digitalisation. Il
s’appuie sur des valeurs fondamentales :

La chasse aux n o uveaux usag es : la réhabi litati o n d es


tâches opérationnelles, logistiques et techniques

Nous avons vu à de nombreuses reprises qu’un nouvel outil, combiné
à un nouvel usage pouvait permettre à une entreprise de faire une
différence phénoménale avec ses concurrents. Or, c’est de l’observation
des problèmes opérationnels / techniques que naissent les bonnes
idées, choses que bien des entreprises ont oubliées, notamment dans
certains métiers techniques qui ont prétendu garder une force de R&D
tout en se séparant de leurs usines. Séparer création d’un produit et
production, séparer le bureau d’études et l’atelier, n’est finalement pas
si malin que cela.

Il en est de même pour la logistique. L’ancien nom de la logistique


était l’intendance. Elle était considérée comme un ensemble de tâches
subalternes à déléguer à des individus subalternes. Nous en avons
parlé un peu plus haut.

143 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


C’est pour cela que la production, la logistique, les tâches opérationnelles
qui avaient été reléguées, en France, au rang de métiers à faible valeur
ajoutée45 vont reprendre leurs droits et leurs lettres de noblesse dans
l’entreprise.

La question complexe est : au dépend de qui ? Des fonctions support/


contrôle, probablement.

Prendre des risques ou mourir :


la diffusion des valeurs de l’entreprenariat
Comme démontré dans les paragraphes précédents, dans une époque
si bouleversée, bien malins ceux qui peuvent se projeter dans l’avenir
sans risquer de se tromper. Alors que faire ? Se prémunir contre l’erreur
et finalement ne rien faire ? Ou se lancer et prendre le risque de se
tromper ?

Procédons par allégorie : face au défi du digital, les dirigeants


d’entreprise sont comme s’ils étaient dans une pièce qu’ils ne
connaissent pas et où on vient d’éteindre la lumière. Et il faut sortir de
la pièce. Deux choix se présentent à eux :

- Attendre que quelqu’un allume la lumière, et risquer d’attendre très


longtemps.

- Ou avancer, les bras en avant, d’un pas lent mais résolu. Vous
rencontrerez des obstacles, ferez tomber des bibelots, vous prendrez
même peut-être les pieds dans le tapis, pour arriver jusqu’à un mur.
Mais une fois le mur trouvé, en le longeant, sans doute finirez-vous par
trouver la porte.

45
— Ayant personnellement dirigé une SSII, je peux témoigner du fait que beaucoup d’ingénieurs
informaticiens cessent de coder dès qu’ils deviennent chef de projet. Ayant été promus, ils se
coupent de ce qu’ils estiment être une tâche effectuée par des collaborateurs subalternes. Ceci
alors que leurs homologues américains vont chercher à garder contact avec le code le plus
longtemps possible, même quand ils prennent du gallon.

144 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Et donc, oui, vous allez vous tromper. Vous ferez des erreurs. Mais
vous apprendrez, vous avancerez. C’est la seule façon de rester dans
la course.

Il ne s’agit pas de tout risquer sur un coup de tête, de vous mettre à


courir tout droit dans l’obscurité. Vous iriez, à coup sûr, à la chute. Le
risque n’est pas une distraction. Il ne faut pas le prendre à la légère, car
il peut être fatal. Alors, plutôt partir tôt, avancer à pas mesurés.

Voilà pourquoi il faut tester, essayer, régulièrement. Accepter de perdre


un peu de temps, de rencontrer l’échec, de l’analyser, de recommencer.
Ceci jusqu’à trouver la bonne formule. Celle qu’on peut généraliser,
industrialiser.

Finalement, rien de bien nouveau. Ces valeurs, ce mode de


fonctionnement, sont au cœur de l’entreprenariat et donc, à l’origine
des entreprises. Mais dès que les organisations grossissent, qu’elles se
pérennisent, ces valeurs essentielles perdent souvent leur droit de cité
tant elles font peur. La recherche du contrôle absolu et de l’infaillibilité
est un fantasme qui mène bien trop d’entreprises à la paralysie.

L’innovation n’est pas infaillible. Il faut l’accepter. Et les observateurs


que nous sommes tous doivent se rappeler que la route a été longue,
parsemée d’échecs, de menaces mortelles, pour une entreprise aussi
triomphante qu’Apple (le lancement du Newton est l’un des exemples
les plus commenté). Quant au Coca-Cola, l’histoire est amusante : il
fut développé par des chercheurs qui voulaient mettre au point un
produit pour blanchir les dents. Ces derniers ont complètement raté
leur objectif, mais on peut dire qu’on n’a jamais vu un tel succès naître
d’un tel échec !

Et, s’il est simple de savoir combien un échec à coûté à une entreprise,
on mesure beaucoup moins souvent combien coûtent les dispositifs

145 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


sensés prévenir les échecs : combien coûtent toutes ces réunions et
ces études pour tenter d’évaluer les risques présentés par une initiative
? Finalement, accepter une dose d’erreur permet d’aller plus vite et
d’économiser les substantielles ressources consacrées à torpiller les
projets « insuffisamment sécurisés ». Moins de réunions et plus de tests
et de prototypes, en somme.

Alors, quel impact sur le management ? Il est immense. S’il est très
simple de traquer les erreurs et de les punir avec une politique faite
de mesures et de sanctions, il est bien plus difficile de mettre en place
une politique intégrant l’erreur comme un aléa possible, et finalement
statistiquement nécessaire au succès. Ceci sans tomber dans le
laxisme. Car il y a une grande différence entre accepter qu’il y ait des
erreurs et se mettre à les cultiver !

Plus de contrôle et plus d’autonomie



L’entreprise aura toujours besoin de contrôle et de saine gestion, et donc
des fonctions qui exercent ces métiers. De plus en plus, même. Car
l’ouverture, la multiplication des partenariats externes, la prise de risque,
la généralisation des “initiative-tests”, la responsabilisation grandissante
des salariés conduit forcément au renforcement de l’autonomie.
Autonomie d’entités, de départements, d’équipes. Et l’autonomie c’est
le pouvoir de prendre des décisions sans avoir à rendre des comptes
sur tout à une hiérarchie aussi lente que pléthorique.

Ceci milite pour des organisations plus planes, c’est-à-dire plus


d’équipes autonomes et responsables, moins d’échelons hiérarchiques
entre la base et le sommet de la pyramide. Séduisant ! Mais cela peut
vite tourner à des catastrophes économiques sans une force capable
de coordonner tout cela, de mesurer les performances de chacun, de

146 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


s’assurer que tous progressent sans prendre de risques inconsidérés.
Le monde de la finance démontre très régulièrement que l’autonomie,
la responsabilisation, l’innovation et la créativité mal employées de
quelques uns peuvent créer des catastrophes capables d’engloutir une
entreprise, un secteur ou toute l’économie d’un continent. Il faut donc
renforcer ces contrôles, via des outils, des processus suffisamment
puissants pour comprendre avec finesse les actions et les résultats de
chacun sans les ralentir par des contrôles humains et un reporting très
lourd, et suffisamment lisibles et flexibles pour que le management des
entreprises ait une vision claire de ce qui se passe en son sein.

C’est un challenge d’autant plus fort que les fonctions supports


ont actuellement un rôle trop orienté sur des actions à faible valeur
ajoutée, tâches qu’il est aisé d’automatiser (saisies, contrôles manuels,
rapprochements, vérification…). Le paradoxe est, ici, qu’il est possible
que nombre des fonctions supports voient leur métier disparaître au
moment où le besoin de contrôle explose. Ceux qui ne sont là que
pour saisir des éléments qui seront bientôt tracés automatiquement,
que pour contrôler des process dont le suivi s’automatise, que pour
faire du reporting et redescendre des consignes imaginées plus haut
vont devoir évoluer… Pendant que d’autres postes seront créés. Là
aussi, pour beaucoup de salariés, l’heure de la remise en cause et de
la formation est venue.

Mais n’allons pas trop vite : quand on observe la capacité des géants
américains du web à générer leur propre bureaucratie, on se dit que nos
vieux modèles ont encore de belles années devant eux.

L’oeil du coach
Pour les sociologues comme pour les observateurs avertis ce
« phénomène bureaucratique »pour reprendre le titre d’un
ouvrage de Michel Crozier semble naturel. La bureaucratie

147 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


peut se voir comme une fonction de protection des personnes
contre les changements et les agressions extérieures, tout
comme les chefs d’ailleurs. Pourquoi diable toute corporation
ne se bureaucratiserait pas ? Seules les entreprises sans
managers, les #nomanagers dont nous avons déjà parlé, ne
créent pas de bureaucratie. Mais en contrepartie, comme
le dit Gary Hamel « Elles mettent plus de pression sur les
individus»46 qui sont tous plus responsabilisés et surtout qui
sont exposés aux critiques de leurs pairs lorsqu’ils ont pris
une décision inefficace.

La responsabilisation des collaborateurs


Plus de contrôle et plus d’autonomie

Consultés en amont, très informés sur leur entreprise, son
positionnement, ses valeurs, ses objectifs et son actualité, ils participent
à leur niveau, en toute conscience, à la marche de l’entreprise. Et
comme ils sont conscients de tout cela, ils peuvent s’engager dans
des objectifs beaucoup plus impliquants que si ces objectifs leur avaient
été imposés par une hiérarchie peu participative.

Une proximité avec le management



Georges Patton, charismatique Général Américain de la seconde guerre
mondiale, disait : « un corps d’armée, c’est comme un spaghetti cuit,
ça ne se pousse pas, ça se tire ». Dans une entreprise agile, la place
du management est au milieu de ses troupes. Au milieu pour piloter les
choses de près, au jour le jour, car les projets agiles se pilotent à vue, en
faisant des points quotidiens afin d’identifier les problèmes rencontrés,
de les traiter rapidement, de généraliser les bonnes pratiques et les

46
— « put more pressure on individuals » interview HBR déjà citée

148 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


idées intéressantes.

C’est par cette proximité physique, par ces contacts permanents,


qu’une proximité relationnelle, et donc une certaine confiance pourra se
développer. Plus cette confiance est importante, plus les collaborateurs,
les équipiers du manager sont transparents avec lui. C’est ainsi que
le manager acquiert une vision précise des choses, ce qui lui permet
de prendre des décisions justes qui légitiment son statut. Le manager
redevient ainsi un leader, autant qu’un détenteur d’une autorité et d’un
pouvoir de contrôle.

Des objectifs… flous mais sincères



Travailler en agilité c’est éviter les grands projets au long cours, ces
cathédrales gothiques qui passent par des phases successives et
rigides : on conçoit, on définit / on spécifie, on développe puis on
lance. Le tout avec des étapes très détaillées. Ici, il s’agit de se fixer
un objectif de fin et de découper le travail en phases. Chaque phase,
la plus compacte possible, a son propre objectif. Elle est un sprint
sollicitant à la fois la conception (qui se remet en cause en fonction des
apports des phases précédentes) et le développement. Les phases de
spécification sont réduites au maximum et remplacées par des points
très réguliers adaptant les objectifs de chacun à l’état d’avancée des
projets. Le pilotage à vue devient la bonne pratique : on planifie moins,
on échange plus et on réoriente en permanence. On voit ici que la
distanciation entre le chef et son équipe, qui était requise dans la culture
managériale précédente, est bel et bien passée de mode.

149 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Une remise en cause permanente et positive

En français, être remis en cause, c’est être désavoué. C’est forcément
négatif. C’est pourtant une étape indispensable à la progression. Il faut
donc sans cesse évaluer, mesurer, juger, comparer. Et il faut expliquer
à tous que c’est profitable à tous. La culture agile mise beaucoup sur
l’évaluation. Sans chercher de coupables, elle fait remonter les erreurs,
les failles, tente de les comprendre et cherche à modifier ce qui a pu
les générer, jusqu’à ce que les problèmes rencontrés soient résolus.
L’erreur, le dysfonctionnement est la matière première des organisations
agiles. Elles les cherchent, les étudient, afin de les supprimer. Pour les
trouver, il faut être à l’écoute, sur le terrain, au milieu de ses troupes,
chez ses clients, mettre en confiance les membres de l’équipe pour
qu’ils les remontent sans crainte, disposer d’outils et de processus
souples pour ne pas les reproduire, et d’un égo compatible avec
l’apprentissage, celui qui permet d’accepter les erreurs des autres et
de reconnaître les siennes. Amen.

L’oeil du coach
Une autre image : en étudiant les vidéos des jeunes
champions « extrêmes » de free ride par exemple, qui
prennent des risques insensés et arrivent à aller toujours
plus loin dans leurs figures je me suis rendu compte que
leur principal savoir faire n’était pas de réussir les figures
les plus difficiles mais plutôt de tomber de très haut sans se
faire mal. Car c’est avec cette capacité à se relever après la
chute qu’ils pouvaient progresser. Cette image de résilience
pratique pourrait sans doute s’appliquer avec beaucoup
d’efficacité dans nos organisations.

150 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Adapter le mode de travail des équipes aux outils

Adapter le mode de travail des équipes aux outils utilisés plutôt
qu’utiliser les outils en fonction de la culture de l’entreprise. On ne
peut plus intégrer les outils digitaux à un métier sans faire évoluer
radicalement ce métier. Ils sont devenus des armes qu’il faut apprendre
à manier. Et cela s’apprend. Ainsi, quand une entreprise décide de créer
un lien avec ses clients via des canaux digitaux, elle doit complètement
repenser l’organisation des services impliqués et la formation des
personnes qui les composent.
Ne serait-ce que pour une question de rythme : une réponse à un
post Facebook doit être plus rapide qu’une réponse à un mail, qui,
elle-même l’est plus qu’à un courrier papier. De même, le formalisme
de la réponse est propre à chacun de ces médias. Pour servir une
communication rapide, personnalisée, transparente ainsi qu’un niveau
de service adapté à la demande, il faut une organisation plus plane, un
mode de travail collaboratif… Bref, un meilleur contrôle de toutes les
fonctions de l’entreprise, le tout sans nuire à la réactivité, la vitesse, la
souplesse. Ceci implique des outils, des méthodes de travail à jour et
un investissement permanent dans la formation.
Bref, les entreprises qui décident de se mettre dans le digital ne peuvent
pas le faire à moitié et celles qui ouvrent une page Facebook parce
que ça fait jeune et sans aller plus loin, doivent s’attendre à des retours
surprenant et parfois... très ennuyeux.

— Une philosophie très exigeante. Trop ?


Généraliser ces pratiques à l’ensemble de l’entreprise est une belle
quête et bien des salariés s’en trouveraient valorisés. Certes ! Mais
comment jongler entre des équipes opérationnelles qu’on gère de
façon agile, c’est-à-dire avec des objectifs moyen terme flous, et des
actionnaires, des partenaires financiers, et des marchés qui s’attendent

151 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


à ce qu’un dirigeant émette des prévisions précises et qu’il les tienne ?
De même, comment fait-on pour piloter des prestataires ou des clients
pour lesquels l’agilité peut-être un très bon moyen de ne pas s’engager
? Comment manager des équipes sans projection, engagements
et objectifs fermes ? Comment s’y prend-on pour motiver des
collaborateurs dans des conditions si flexibles ?

Pas simple du tout. La vision finale est séduisante : des entreprises


citoyennes, n’employant que des salariés responsables et sincères,
managés par des cadres justes, compétents et respectés, rendant
compte à des actionnaires conscients qu’il faut gérer dans la durée et
non chercher des résultats à court terme. Mais cette vision est loin de
la réalité de notre époque et le chemin qui va de l’une à l’autre n’est
certainement pas un long fleuve tranquille. Non parce qu’il faut faire
évoluer les organisations, mais parce que, pour cela, il faut faire changer
les mentalités et la culture de travail d’à peu près tout le monde. Et
comme dit plusieurs fois, la culture, c’est ce qu’il y a de plus complexe
à modifier.

Pourtant, il va falloir avancer dans cette voie. Pas à pas. Progressivement.


C’est incontournable.

Et, quand certains gourous de l’agilité nous proposent des révolutions


pour passer d’une organisation à une autre, pourquoi ne pas s’appliquer
à nous même ce que nous recommandons pour les autres : organiser
le changement des organisations via un processus de transformation
progressif et agile, où les enseignements issus de chaque étape
permettront d’améliorer celle qui suit. Bref, plutôt que des cycles de
transformations radicaux, voire brutaux, portant des objectifs de rupture
très ambitieux, il faudrait une succession sans fin de cycles courts se
contentant de quelques améliorations à mise en œuvre rapide. Facile à
dire quand on a du retard, quand on se fait attaquer. Soit. Mais tout le
monde n’est pas obligé d’attendre d’être en difficulté pour se remettre
en cause.

152 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Ce changement est une prise de risque. Et il va falloir s’habituer au
risque. Tant dans les changements internes que dans ceux que nous
proposons à nos clients.

L’oeil du coach
Un des changements les plus profonds apportés consiste
sans doute dans la fin des modèles prévisibles ou adaptables
et le retour à la nécessaire pensée de l’organisation comme
de l’action collective, ce qui, il faut bien l’avouer, n’est pas
si répandu aujourd’hui. Pour cela, j’ai pu observer que plus
que des méthodes à appliquer, les dirigeants et les managers
avaient besoin d’espaces spécifiques pour suivre et penser
le changement. Des espaces où ils se donnent du temps
pour prendre du recul, pour écouter avec une autre oreille
ce que disent leurs collaborateurs, pour s’inspirer d’autres
exemples aussi et pour penser, au sens noble du terme, les
changements en cours.

153 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


conclusion
le pragmatisme
est la plus grande
qualité de notre
temps
Conclusion :
le pragmatisme est la plus grande
qualité de notre temps

Face aux changements majeurs que nous vivons, notre époque oppose
les visionnaires aux conservateurs. Les foules se passionnent pour les
premiers. Ils sont ceux qui ont vu avant les autres, ceux qui savaient,
ceux qui ont pu anticiper. Ils sont des innovateurs, des héros de notre
temps. Ils sortent du lot en triomphant des autres, les conservateurs qui
gèrent le présent comme une continuité du passé au lieu de préparer
l’avenir.

L’ère est aux Steve Jobs, à ceux dont la culture digitale et la vision
sans faille permet d’installer les salutaires changements qui mèneront
au succès. Chaque époque a ses icones…

Mais il est probable que les clefs de l’avenir ne soient pas toutes dans
leurs mains. Comme toutes les générations avant nous, nous ne voyons
que ce que la pensée et les symboles de notre temps nous autorisent à
voir, focalisant notre attention sur des combats qui ne sont pas toujours
ceux que l’Histoire retiendra.

L’Histoire, justement, celle qui a vu tant de ruptures, de Grands Hommes,


de mythes éphémères et d’évolutions silencieuses, sait qu’aucune
révolution durable ne peut se faire en niant les lois fondamentales de
l’Homme. Celles qui lui sont attachées viscéralement, ses propres lois
de la gravité.

Et, quand on se compare, quand on prend du recul, quand on cesse


d’imaginer que notre époque est la seule, l’unique à avoir connu de tels
bouleversements, quand on veut bien regarder ce qui s’est passé avant,
le long de tous ces siècles qui nous ont vus sortir des cavernes pour
habiter des buildings de plusieurs centaines de mètres de haut, on se

155 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


rend compte que les changements que nous vivons ne sont finalement
qu’une variante de phénomènes qu’ont pu connaître nos aïeux. Et, à
chaque fois, dans ces grands mouvements, la vraie frontière entre ceux
qui ont réussi et les autres n’a pas été celle qui sépare les visionnaires
des conservateurs, mais bien celle qui sépare les pragmatiques des
dogmatiques.

De ces deux grandes familles, on peut dégager quatre profils :

- Les innovateurs dogmatiques (ou révolutionnaires) : ayant une bonne


vision sur le long terme, ils en ont perdu le sens des réalités. Ils ont
alors trop misé et trop tôt sur des innovations pas encore suffisamment
mûres… et ont connu l’échec. Certains, quand ils ont pu se maintenir,
se sont entêtés et, à force de persévérance, ont vu leurs visions se
réaliser. Mais la plupart n’auront pas survécu à leurs premiers échecs
généralement très violents. Ils auront été emportés par la déception
d’un peuple, d’un marché capricieux qui ne supporte pas les défaites,
même quand elles sont annonciatrices du sens de l’Histoire. Certains
d’entre eux seront réhabilités par les générations suivantes, les autres
seront oubliés. Dans les sociétés humaines, le timing est tout : avoir
raison trop tôt, ça s’appelle avoir tort.

- Les innovateurs pragmatiques : conscients qu’une innovation prend du


temps avant d’arriver à maturité, ils ont testé ces nouvelles armes dans
des environnements circonscrits, ont surmonté les premiers échecs, ont
pris le temps des améliorations puis les ont déployées. Beaucoup de
ceux qui ont fait l’Histoire sont de cette famille.

- Les conservateurs pragmatiques : ils n’ont rien inventé, mais ont


compris rapidement qu’une innovation ennemie était en train de rendre
leur modèle obsolète. Ils ont alors copié et effectué les changements
nécessaires pour adapter le système dont ils avaient la charge. C’est
paradoxalement parmi eux qu’on trouve le plus de réformateurs à
succès.

156 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


- Les conservateurs dogmatiques : obsédés par la cohérence de leur
modèle souvent établi sur des valeurs devenues les fondements moraux
(religieuses ou pas) de leur société, ils considèrent que l’innovation ne
peut être mise en œuvre car elle remettrait trop de choses en cause
et parce qu’elle est jugée avant tout d’un point de vue éthique. Leur
public, leurs références sont à l’intérieur de leur modèle. Ils fonctionnent
en vase clos.

Force est de constater que la séparation entre les gagnants et les


perdants est la frontière séparant le dogmatisme du pragmatisme et
qu’il est possible de gagner même en partant en retard.
Que ceux qui veulent voir les bienfaits du pragmatisme à l’œuvre
lisent une dernière analogie historique (voir annexe qui suit) : celle de
l’incroyable succès de Rome.

Rassurant, n’est-ce pas ?

Car, de nos jours, nous vivons dans une société où le pragmatisme a


triomphé. L’esprit de nos aînés était prisonnier des dogmes religieux,
ils vivaient dans un monde où la plupart des gestes de tous les jours
étaient emprunts d’une symbolique mystique ou morale, où la puissance
de rayonnement des valeurs rendait bien ternes les résultats tangibles
et empêchait l’analyse objective de la réalité.

Quels rapports avec l’entreprise du XXIème siècle, me direz-vous ? Oui,


car heureusement, nous, femmes et hommes d’aujourd’hui, pouvons
lire ces dernières lignes en souriant. Ne sommes-nous pas délivrés de
ces mythologies qui engourdissent nos choix. Le pragmatisme n’est-il
pas roi de notre époque ? Peut-être. Mais un roi fainéant alors ... Car
si ils ne sont plus déistes, bien des cadres et nombre d’entreprises se
soumettent à des croyances qui n’ont rien à envier aux superstitions
de nos lointains parents : Mystification de la technologie (on ne la
comprend pas, donc elle nous fascine. On la croit capable de miracle

157 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


ou de fléaux. Comme un dieu), culte du process, aristocratie du réseau
(Enarques, HEC, Polytechniciens sont les Conti et les Clermont-Tonnerre
du XXIeme siècle Français).

Au fond, comme au temps de nos anciens, le pragmatisme d’aujourd’hui


n’est-il pas l’apanage de quelques-uns qui parviennent à imposer
l’innovation en la drapant astucieusement pour qu’ils deviennent
compatibles avec les principes moraux en vigueur.

La société de notre époque demeure subjective avec ses propres


dogmes. Et les entreprises ressemblent en cela aux armées d’antan:
elles sont la parenthèse pragmatique de notre époque. Une parenthèse
tantôt solide et imperméable aux dogmes sociétaux, tantôt poreuse.

Finalement, en dehors de la couleur des murs et de l’ameublement, la


maison Humanité n’a pas beaucoup changé.

158 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


annexe
Rassurons-nous, on peut partir
en retard et gagner à la fin.
L’exemple du triomphe romain

De la phalange aux cohortes :


l’évolution tactique de la République Romaine
Il y a peu d’exemples dans l’histoire, de montée en puissance aussi
impressionnante, que celui de la République Romaine. Quand on y
pense, il est absolument incroyable qu’une petite ville composée de
bergers, de brigands et de quelques agriculteurs soit devenue l’Empire
le plus puissant et le plus durable que l’Occident ait jamais connu.

Au VIIème siècle avant JC, elle n’était pourtant qu’une faible cité voisine
de peuples bien plus avancés. C’est ainsi qu’elle tomba sous l’influence
et la domination des Etrusques, plus civilisés, dont elle garda quelques
lègues. Parmi ces lègues, un mode de combat en Phalange et une sainte
horreur pour le système de gouvernement monarchique.

L’étude de l’évolution des tactiques guerrières romaines démontre à


quel point le pragmatisme, la capacité de remise en cause, et la capacité
d’adaptation, bien plus que la vision et l’anticipation, sont les valeurs les
plus efficaces en termes de management et de direction d’une société
humaine.

Mais fermons les yeux, nous voici en Italie, bien des siècles avant Jésus
Christ.

160 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Phalange Macédonienne,
le standard du monde méditerranéen

Inventée par les Sumériens, améliorée par les grecs, perfectionnée par
les Macédoniens qui en firent le principal outil des victoires de Philippe
de Macédoine puis Alexandre le Grand, la phalange s’est rapidement
imposée comme le modèle d’organisation des unités d’infanterie chez
les peuples et les cités les plus en avance en Méditerranée.

Armés de longues lances pouvant dépasser 5 mètres, les hoplites,


soldats composant une phalange, se tenaient en formation serrée et
chargeaient de front les troupes adverses. Le choc ainsi provoqué était
si violent qu’il désagrégeait les lignes ennemies.

Mais, pour donner toute sa puissance, une phalange avait besoin d’être
compacte et cohérente, ce qui nécessitait une organisation stricte et
rigide ainsi qu’un terrain relativement plan et régulier. Les aléas de la
guerre n’offraient pas toujours ce type de champs de bataille, ce qui
nuisait à leur efficacité. C’est ce que constatèrent les Romains lors de
leur première campagne contre les Samnites47.

Les guerres Samnites et l’invention


des manipules romaines

Au IVème siècle avant JC, Rome est une puissance moyenne sur le
théâtre Italien. Consciente qu’une petite cité ne pouvait assurer seule sa
protection à cette époque très instable, elle se rapproche de ses voisins
Campaniens par un système d’alliances et de mariages entre grandes
familles. Ce faisant, elle hérite du terrible danger que représentent les
incursions samnites. Les Samnites sont des montagnards qui vivent aux
marches de la Campanie. Ils sont extrêmement belliqueux et leurs rites

47
— Tribus de la partie montagneuse de l’Italie Centrale

161 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


guerriers terrifient les peuples alentour. Ils ont, par exemple, l’habitude
de prêter serment d’obéissance à leur chef sur le corps d’un esclave
exécuté. Devenus trop nombreux pour leurs maigres ressources, ils
descendent par vagues successives sur la Campanie afin d’y trouver
des terres plus fertiles.

Dès le début du conflit, les Campaniens sont débordés par la violence


et la récurrence des attaques. Ils en appellent à leur plus puissant et
plus proche allié, Rome. Les deux associés mènent alors de très rudes
combats contre leur ennemi commun. Dans un premier temps, les
Romains sauvent la Campanie d’une annexion. Mais la férocité de leur
adversaire ne faiblit pas. Après une série d’échecs, ils sont au bord de
la défaite finale.

En -321, une armée romaine entière est capturée lors de la bataille


des Fourches Caudines et son chef est contraint de signer un traité
défavorable. Envoyé par les Samnites au Sénat Romain pour être
ratifié, ce texte fait alors scandale, les Sénateurs n’acceptant pas de
se soumettre à un traité défavorable aux intérêts de Rome. Estimant
qu’il s’agit d’un acte de droit privé puisque non approuvé par le peuple
romain, le Sénat déchire le traité. Il lève de nouvelles légions et reprend
de plus belle sa lutte contre un ennemi devenu mortel. Conscients
que l’organisation de leurs troupes est mal adaptée à la nature de
leur adversaire et à la configuration montagneuse du terrain, les chefs
militaires romains vont alors innover en refondant l’essentiel de leur
doctrine tactique.

Le combat à la mode grecque, fondé sur le choc de formations de


fantassins lourds armés de lances, est rapidement abandonné. Sa
rigidité se prêtait mal à un relief accidenté qui générait des brèches
dans les lignes romaines, les rendant plus vulnérables. Les guerriers
Samnites profitaient de ces brèches pour s’introduire entre les lances
romaines et venir défier leurs porteurs au corps à corps. Mal équipés

162 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


et peu entraînés pour l’escrime, les romains étaient en grande difficulté
pour leur faire face.

De plus en plus, les Romains privilégièrent un mode de combat mixte


: l’organisation des légions se réforma pour gagner en flexibilité. Le
système de « manipule » est alors mis au point. Chaque légion est alors
divisée en 30 manipules qui fonctionnent comme autant de lignes. Elles
se succèdent à l’assaut, leur déploiement en quinconce permettant à
chaque ligne de se dégager une fois qu’elle a terminé son œuvre, afin
de laisser place à une nouvelle ligne fraîche qui arrive lancée. Avec
ce système, l’armée romaine est la seule à développer l’usage des
réserves, déployant en général une ligne de fantassins légers puis deux
de lourds et une réserve de vétérans, avec la cavalerie sur les ailes. Le
glaive, une épée courte, équipe les soldats de chaque ligne et est utilisée
au corps à corps, mais le combat à la lance reste l’élément principal des
“triarii” (troisième ligne), les légionnaires les plus lourdement armés qui
ont conservé les sarisses (longues lances) et la formation en phalange.
En campagne, les Romains construisent des camps de marche chaque
soir. Ceci leur évite nombre de mauvaises surprises quand, le soir venu,
leur troupe est plus vulnérable à des attaques de guerriers connaissant
mieux le terrain.

L’emploi de cette nouvelle tactique souligne la surprenante capacité


d’adaptation dont les Romains vont faire preuve tout au long de leur
histoire.

Après bien des combats, ils prennent la capitale samnite, Bovianum,


en –304. Ils imposent alors un traité de paix consacrant leur position
de force. On est bien loin de l’aveu d’impuissance qui leur avait été
proposé au lendemain des Fourches Caudines. Cette guerre met en
évidence une autre des caractéristiques fondamentales de Rome : le
refus de négocier en position de faiblesse. D’autres exemples encore
plus frappants viendront l’illustrer plus tard.

163 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Hannibal Barca contre Rome : l’astuce contre la tradition

En 218 avant JC éclate la deuxième guerre Punique. Elle oppose les
deux puissances régionales de l’époque : Rome, puissance ascendante
et Carthage, illustre cité dont le raffinement, la puissance commerciale
et militaire sont connus de tous.

Carthage fut longtemps la rivale de Syracuse (Sicile), puissante


cité grecque qu’elle a peu à peu étouffée avant que les Romains et
leurs légions de paysans ne viennent se mêler de cette querelle de
Seigneurs… pour y remporter une grande victoire : la première Guerre
Punique vit la Sicile tomber sous la domination Romaine, qui battit les
armées d’Hamilcar, père d’Hannibal, à la surprise générale.

Hannibal, dont la famille cultivait l’esprit de vengeance, était de ceux


qui pensaient que la première guerre Punique n’était qu’un accident,
une mauvaise passe. Alors, il consacra sa jeunesse à préparer sa
revanche. C’était un génie militaire, probablement l’un des plus grands
de l’histoire. Alors, il décida d’innover. Innover dans l’organisation et
l’équipement de ses troupes, mais aussi innover dans leur conduite.

Un trop grand respect de la tradition



Face à lui, les légions romaines. Disciplinés, entrainés, courageux,
les soldats romains étaient entièrement dévoués à la défense de leur
République qui assurait leur liberté, leur statut de citoyen et la pérennité
de leurs biens et de leurs droits. On pourrait dire de nos jours, qu’ils
en étaient actionnaires … Aucun d’entre eux n’était professionnel : les
mercenaires d’Hannibal allaient affronter des soldats citoyens qui se
battaient pour leur patrie, persuadés que leur cause était juste.

164 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


Les romains étaient soucieux de respecter les traditions pour obtenir
la grâce des dieux. C’était la « pietas ». La pietas était une conviction
romaine qui posait comme principe que, les romains se voyant comme
le peuple le plus pieux du monde, ils seraient les favoris des dieux
pendant les batailles. Pour cela, les romains devaient respecter
nombre de rites, codifiant nombre d’actions, notamment la façon de
se battre qui devait être honnête et franche. Ainsi était-il inconcevable
qu’un général romain fasse preuve de ruse, car la ruse, étant une
tromperie, était proscrite par les dieux. Complétée par l’ « evocatio »
(les romains invitaient les dieux de leurs ennemis à rejoindre Rome pour
y être honorés) qui visait à pousser les dieux adverses à abandonner
leurs protégés, la « pietas » était considérée par les dirigeants de la
République Romaine comme l’un des éléments fondamentaux de la
victoire. A cette époque où tout était mystique, où le divin était partout,
où rien ne se passait sans que les hommes y voient la volonté des
dieux et des esprits, le commandement Romain ne pouvait en faire
abstraction. Aucun général Romain ne songeait d’ailleurs à remettre en
cause ces dogmes et Hannibal le savait bien.

La tradition les rendait prévisibles et un esprit de la trempe d’Hannibal ne


put s’empêcher d’en tirer partie. D’autant qu’Hannibal ne s’encombrait
pas autant de principes moraux. Un maître de la stratégie militaire à
l’esprit vif et flexible contre des troupes plus rigides commandées par
des chefs engoncés dans des principes moraux inflexibles… il n’en
fallut pas plus pour générer des victoires aussi illustres et écrasantes
que Trebbia ou Cannes.

Parti en retard, le pragmatisme romain paye



Pourtant, les Romains avaient déjà fait preuve de pragmatisme en
réformant à plusieurs reprises l’organisation de leurs légions. C’est
cette caractéristique rare qui les sauva probablement de la défaite finale

165 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


contre Carthage. Et, si la campagne d’Hannibal fut un modèle du genre
à ses débuts, elle finit par s’embourber. Car sa supériorité tactique
écrasante, ne dura pas assez longtemps pour compenser les lacunes
de sa stratégie : n’importe quel régime politique de l’époque, confronté
à de tels défaites, aurait traité avec son vainqueur, de façon à mettre fin
à une guerre aussi désastreuse, ou aurait été emporté par une révolte
populaire. Et c’est ce qu’Hannibal attendait.

Mais Rome n’avait pas pour habitude de traiter en position de faiblesse.


Son réservoir démographique et la solidité de l’adhésion de son
peuple à ses institutions lui avaient permis d’encaisser cet effroyable
enchaînement de désastres militaires. Très affaiblie, elle poursuivit donc
le combat et leva de nouvelles troupes.

Certes, mais à reproduire les mêmes schémas, ces nouvelles troupes


n’étaient-elles pas vouées aux mêmes résultats ? Eh bien, justement, la
République Romaine qui avait tourné le dos à toute innovation depuis le
début du conflit pour préférer respecter les valeurs en vigueur au sein de
sa société, fit face à ses faiblesses et décida de s’adapter et de copier.
Ici, la barrière à l’entrée était essentiellement morale, comme on l’a vu.
Considérant que le respect de la « pietas » ne suffisait plus pour obtenir
la victoire, certains généraux romains décidèrent de l’aménager en
s’inspirant largement de leur si brillant ennemi.

Ecrire ces dernières lignes, plus de 2000 ans après ces évènements
est aisé. Mais, en réalité, l’effort réalisé par les Romains de l’époque
pour aménager leur système de pensée fut gigantesque. Dans l’histoire,
devant un tel danger, bien des sociétés humaines restèrent prisonnières
de leur système de valeurs. Un système défendu par des garants
intraitables de la tradition, manipulant la peur du peuple et de ses
dirigeants pour ne surtout rien changer. Le débat fut pourtant ouvert très
tôt, tant dans la hiérarchie militaire que dans les organes dirigeants de la
république romaine. Mais les arguments des réformateurs furent balayés

166 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


et leurs défenseurs furent conspués par les partisans de l’immobilisme
et du respect strict de la tradition. Un recroquevillement suicidaire,
mais oh combien rassurant pour une société humaine complètement
déboussolée par d’aussi terribles défaites.

Et comme c’est souvent le cas dans de telles situations, il fallut un


Grand Homme pour forcer le destin et passer outre le conservatisme
des classes dirigeantes. Un Grand Homme, plutôt un homme qui
devint grand par ses actes. Scipion, que l’on nommera bientôt Scipion
l’Africain, était bien issu d’une très grande famille romaine, il n’était qu’un
jeune général quand il prit le commandement des légions chargées de
désorganiser les bases de l’armée d’Hannibal : il fut envoyé en Espagne,
possession carthaginoise, loin du cœur de la guerre, sur un théâtre
d’opérations secondaire. Loin des regards et des principaux enjeux…

C’est probablement cela qui lui permit de mettre en œuvre ses réformes,
ce qui démontre qu’un test, une expérience sur un théâtre d’opérations
secondaire, est souvent plus efficace que des interminables débats
dans les palais d’une République… Scipion était à Cannes, la plus
grande victoire d’Hannibal. Il put y constater l’efficacité des principes
tactiques du maître. Il s’en inspira largement et les améliora.

- Afin d’améliorer encore la manœuvrabilité de ses troupes, il créa les


cohortes : composée d’un manipule de chaque ligne, chaque légion
disposait de 10 cohortes qui pouvaient se battre indépendamment les
unes des autres. Ainsi, les légions pouvaient se déployer rapidement en
une infinité de combinaisons. Les dernières traces de rigidité héritées
de la phalange disparaissaient.

- Pour ce faire, il adapta l’armement des légions romaines, en y intégrant


le glaive hispanique, qui armait déjà les troupes d’Hannibal, en lieu
et place des épées traditionnelles romaines. Mais surtout, il relégua
définitivement aux oubliettes le combat à la lance, l’organisation en

167 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


phalange des triarii et les sarisses. Toutes les manipules se battirent
désormais de la même façon : un jet de javelot précédant le choc et le
combat rapproché.

- L’entrainement, et la formation des légionnaires furent revus en


conséquence : l’escrime, l’agilité et la rapidité en manœuvre devenant
des points clefs.

En un mot, toute l’organisation des légions fut revue de façon à ce que


la créativité militaire sans limite de Scipion ne soit plus handicapée
par le manque de souplesse de ses troupes. Le changement de glaive
fut un point, mais certainement pas l’innovation principale : c’est
l’usage de ces armes qui fut modifié ainsi que la culture, l’éthique de
commandement des chefs de guerres romains. Il n’en fallait pas moins
pour espérer vaincre un géant tel qu’Hannibal.

D’autres éléments importants furent également modifiés dans


l’organisation militaire romaine. Vous pouvez vous reporter aux annexes
pour les consulter. Ceci permit à Scipion de retourner l’issue de la
guerre qui s’acheva par un triomphe lors de la bataille de Zama, contre
Hannibal lui-même, en 202 av. JC. En reléguant la piétas à un rôle
subalterne en matière militaire, il avait fait passer les armées romaines
dans l’ère du pragmatisme. Ce qui allait les rendre quasiment invincibles
pour des siècles.

Complexe de supériorité Grec



Car le pragmatisme était probablement l’une des valeurs les moins
partagée par le monde de l’époque. Zama aurait dû être perçue comme
un tremblement de terre par les grandes puissances de l’époque. Celles-
ci étaient en Orient. Trois Royaumes, immenses, illustres, richissimes.
Issus de la division de l’Empire d’Alexandre le Grand, ils étaient dirigés

168 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital


par les descendants des Diadoques, les généraux d’Alexandre. Les trois
familles régnantes étaient donc Grecques et perpétuaient la grandeur
d’une culture bien plus raffinée que ses contemporaines. Ces trois
royaumes étaient en lutte les uns contre les autres et cela captait toute
leur attention. La géopolitique de la Méditerranée Occidentale n’était
pas, à leurs yeux, digne d’intérêt.

La chute, puis la destruction de Carthage, puissance reconnue par


les trois royaumes grecs, retint bien leur attention. Mais un trop court
instant. Ayant fondé leur puissance sur un système aristocratique
concentrant tous les pouvoirs et l’essentiel des immenses richesses
d’Orient dans les mains de quelques familles et de bien trop peu de
citoyens (l’Alexandrie des Ptolémée était peuplée d’un million d’habitants
dont seulement 40.000 étaient citoyens pour 200.000 métèques (nom
donné par les grecs aux citoyens d’une cité résidant dans une autre)
et le reste… d’esclaves), eux aussi considéraient le Sénat et les autres
institutions romaines comme un ramassis de paysans parvenus. Tout
juste reconnaissaient-ils leur puissance militaire, là encore attribué à
la rugosité des légionnaires bien plus qu’au talent de ses généraux
et à l’efficacité de leurs nouveaux schémas tactiques. Ayant accueilli
Hannibal dans sa fuite, après Zama, aucun d’entre eux ne jugea bon
de s’inspirer de ses tactiques. La sacrosainte phalange macédonienne
ne pouvait trembler face à de si rustiques adversaires.

Etait-ce de l’aveuglement ou du déni ? Quoi qu’il en soit, c’est ainsi


que ces si grandes puissances devinrent des provinces romaines en
quelques années.

169 Napoléon, Hannibal ... Ce qu’ils auraient fait du Digital

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