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Christina Heldner

Sur la quantification négative


In: Langue française. N°94, 1992. pp. 80-92.

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Heldner Christina. Sur la quantification négative. In: Langue française. N°94, 1992. pp. 80-92.

doi : 10.3406/lfr.1992.5804

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1992_num_94_1_5804
Christina HELDNER
Université d'Umeâ
Suède

SUR LA QUANTIFICATION NÉGATIVE

0. Introduction

Si les quantificateurs des langues naturelles constituent depuis longtemps un


domaine cher aux linguistes d'orientation sémantico-logique, c'est que, du point de
vue de leur interprétation, ceux-ci se distinguent à plusieurs égards des quantifica
teurs de la logique symbolique 1. Un traitement complet des problèmes très complexes
posés par les quantificateurs du français exige certes qu'on se place dans une
perspective carrément pragmatique. Or, un examen adéquat de ces problèmes passe
d'abord, me semble-t-il, par une analyse mettant en œuvre les outils conceptuels de
la sémantique logique. C'est dans ce cadre théorique-là que s'inscrit cet article où il
sera question de deux types d'expressions — aucun et pas de — signifiant, grosso
modo, ce que signifie en calcul des prédicats le quantificateur existentiel précédé de
l'opérateur de négation. C'est pourquoi je les appellerai ici quantificateurs négatifs.
En sa qualité d'adjectif indéfini, aucun entre comme déterminant dans des
syntagmes nominaux de forme [SN aucun N ...], où l'élément négatif est incorporé
dans l'adjectif lui-même. Or, pas de, tout en fonctionnant comme quantificateur
négatif, ne correspond pas à une unité syntaxique, la négation étant exprimée par pas,
qui se trouve dissocié du syntagme nominal quantifié. On a donc : [P ... pas [SN de N
...] ...]. Malgré ce fait, j'emploierai par la suite les symboles AUCUN et PAS DE pour
désigner les quantificateurs niés et AUCUN N ou PAS DE N pour désigner un syntagme
nominal quantifié inclus dans le champ de la négation.
Les grammaires traditionnelles disent peu de chose à ce sujet. En général, on
semble d'accord pour considérer ces deux expressions comme équivalentes, sinon du
point de vue syntaxique, du moins sémantiquement 2. Par conséquent, on envisage
comme synonymes des couples d'énoncés comme le suivant :

1. À ce sujet, voir par exemple Barwise et Cooper (1980).


2. Cf. par exemple Grevisse (1980 : 356) : « Devant un nom objet direct ou sujet "réel" dans les phrases
négatives, on emploie le simple de servant d'article partitif ou indéfini, si la négation est absolue, c'est-à-dire
si le nom peut être précédé de "aucun" ou de "aucune quantité de" [...] ». Voir également Togeby (1982, § 74) :
« Si elle n'a pas d'influence sur les articles défini et indéfini, la négation provoque cependant une réduction de
l'article partitif précédant un objet direct. [...] On emploie l'article partitif de, lorsque la négation porte
directement sur l'objet et qu'elle est par conséquent remplaçable par aucun épithète : il ne fait pas de faute =
il ne fait aucune faute. Cela n'a pas d'importance, répondit Jo, l'œil calme et dilaté. Cela n'a aucune importance,
répéta-t-il [...]. » Notons que Gaatone (1971) ne soulève pas ce problème dans la monographie qu'il a consacrée
à la négation.

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(1) En ce moment, la police n'a arrêté aucun suspect 3.
(2) En ce moment, la police n'a pas arrêté de suspects.
Dans cet article, je me propose de faire deux choses.
Premièrement, je démontrerai que, confronté aux données linguistiques fourmes
par un corpus informatisé 4, ce jugement d'équivalence — ou de synonymie — ne
tient pas. Je soutiendrai plus précisément que ces deux quantificateurs ne se trouvent
pas toujours en variation libre.
Deuxièmement, je présenterai une analyse sémantique susceptible de rendre
compte d'une partie des différences distributionnelles qui s'observent entre ces
quantificateurs dans les positions syntaxiques où ils peuvent entrer tous les deux.
Si l'on s'en tient aux propositions munies d'un verbe fini, l'alternance entre
AUCUN N et PAS DE N se limite à deux fonctions syntaxiques : celle de complément
d'objet direct et celle de « sujet réel » (dans une construction impersonnelle, avec il
comme sujet grammatical) 5. En fonction de sujet, on le sait, AUCUN N ne s'oppose pas
à PAS DE N, qui est exclu de toutes les positions à gauche du verbe fini. On trouve ainsi
Aucune femme n'avait dormi sur sa poitrine, mais non *Pas de femme n'avait dormi sur
sa poitrine. D'une façon générale, la distribution de AUCUN N n'est pas soumise à
d'autres contraintes que celles qui s'imposent à n'importe quel syntagme nominal 6.
Il n'en va pas de même pour PAS DE, qui ne saurait se substituer à AUCUN dans aucune
des positions syntaxiques exemplifiées dans (3) :
(3) Le secteur de la construction ne doit s'attendre à aucun miracle.
La doctoresse ne dispose d'aucune preuve de nature à étayer ces soupçons.
Le gouvernement français n'acceptera aucun compromis d'aucune sorte.
À aucun moment, l'armée n'est intervenue.
Il n'est heureux dans aucune ville au monde.
Son nom ne figurait sur aucune liste.
Assad ne veut à aucun prix d'un Liban « palestinisé ».
Télé-Service n'a d'attache avec aucun parti politique 7.

3. Lee exemples cités dans cet exposé proviennent, en principe, du corpus présenté dans la note suivante.
C'est pourquoi on trouve parfois entre crochets dee points de suspension pour indiquer une omission. Faute de
place, la source de chaque exemple n'a pas été indiquée. Dans certains cas, faciles à reconnaître, il s'agit
cependant de phrases résultant d'une manipulation d'un énoncé authentique.
4. Le corpus d'où la plupart de mes matériaux ont été tirés se compose du texte quasiment intégral de
29 numéros des quotidiensLa Libre Belgique et Le Soir ; y manquent seules les annonces et les publicités. C'est
un corpus automatique qui passe sous le nom de CALIBSO. Il a été établi par Karl Johan Danell (Institut
français, université d'Umeà). Au moment où je m'en suis servie, il comportait environ 1,5 millions de mots
courants. Terminé, il comprendra 75 numéros de journal, soit 3 à 4 millions de mots courants. — À côté des
données fournies par ce corpus, j'ai utilisé un certain nombre d'exemples réunis au hasard de mes lectures.
5. Rappelons à ce propos que AUCUN N fait concurrence à PAS DE N dans les propositions elliptiques de
verbe (fini) :
[...] en cas de crevaison, aucun problème pour rejoindre son garagiste préféré.
Ce qu'il faut leur donner, c'est un minimum de travail, pas d'assistance sans travail.
6. On notera cependant l'impossibilité de faire assumer par AUCUN N la fonction d'attribut. Ainsi, par
exemple, on ne dira pas en français *Son mari n'est aucun imbécile, bien que l'équivalent de AUCUN marche très
dans la même position dans des langues comme l'anglais ou le suédois : Her husband is NO fool et Hennés man
ar INGEN idiot.
7. Exceptionnellement, on trouve PAS DE intégré dans un syntagme prépositionnel. Dans mon corpus, il
n'y en a qu'un seul exemple : Son premier tour du monde, Christian Gallissian le fit avec une vieille « deuche »
et pas d'argent. Dans ce volume même, Gaatone cite l'exemple suivant, en faisant remarquer qu'il ne s'agit pas

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Je ne suis couvert par aucune assurance.
La Belgique ne doit en aucun cas devenir un pays d'accueil privilégié pour les
malades en provenance de pays non C.E.E.
Par la suite, je vais me concentrer sur les positions syntaxiques où AUCUN N est
susceptible de s'opposer à PAS DE N, ce qui exclut également les emplois non négatifs
de aucun dans des énoncés comme ceux de (4), où aucun ne s'accompagne pas de ne.
(4) En revanche, je n'admettais pas qu'un fait brut, la richesse, pût fonder aucun
droit ni conférer aucun mérite.
[...] j'oublie que je suis incapable d'en aimer aucune.

1. Le jugement d'équivalence

II est vrai que, en substituant PAS DE N à AUCUN N (et inversement), on produit


souvent un énoncé à la fois acceptable et sémantiquement équivalent qui s'encadre
parfaitement dans le contexte d'où est tiré l'énoncé de départ. Comparons à titre
d'exemple (5) et (6) :
(5) Cora, enfermée dans sa chambre, ne faisait aucun bruit.
(6) Cora, enfermée dans sa chambre, ne faisait pas de bruit.
Le corpus analysé contient un certain nombre de paires « presque » minimales
qui semblent confirmer l'hypothèse d'une variation libre. Il s'agit de paires minimales
d'énoncés en ce sens que ceux-ci renferment le même verbe lexical et un syntagme
nominal objet comportant le même nom tête. À l'intérieur du syntagme verbal, ces
énoncés se distinguent quant au choix du quantificateur : l'un fait figurer PAS DE et
l'autre AUCUN. On découvre difficilement une différence de sens entre les membres de
chaque couple. Si différence il y a, les énoncés avec AUCUN portent plus d'emphase que
les autres 8. En voici deux exemples :
(7) II a aujourd'hui quatre-vingt-six ans, mais l'âge n'a pas de prise sur lui [...]
Je n'avais aucune prise sur vous mais j'aurais voulu que [...]
(8) L'argent, apparemment, ne pose pas de problème du côté néerlandophone.
Nous sommes amis, encore aujourd'hui, et la collaboration ne pose aucun
problème.
De toute évidence, c'est à l'existence de ce genre de paires minimales qu'il faut
attribuer le jugement d'équivalence des grammairiens.
Or, il s'avère que, souvent, l'énoncé résultant de la substitution n'a plus tout à
fait le même sens. A mon avis, c'est déjà le cas du couple (1) et (2).
En fait, l'énoncé (1) admet deux interprétations différentes. La première fait
intervenir un certain nombre de suspects définis, dont la police n'a arrêté aucun, par
exemple faute de preuves. La seconde, par contre, ne présuppose pas l'existence d'un

ici d'une négation verbale : On préflre une société fascinante à pas de société du tout. En effet, on note dans les
deux cas l'absence de ne.
8. Cf. par exemple Pedersen, Spang-Hanseen & Vikner (1970 : 218) qui décrivent aucun comme un
déterminant synonyme de pas de, mais susceptible de porter plus d'emphase.

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ou de plusieurs individus définis vers lesquels se dirigeraient les soupçons de la police.
Cette interprétation de (1) pose tout simplement que personne n'a été arrêté. La
question de savoir si les soupçons de la police s'orientent ou non dans une direction
déterminée est laissée ouverte. L'énoncé (2) reçoit seulement la seconde de ces deux
interprétations. Il s'agirait donc d'un cas de synonymie seulement partielle.
Dans certains cas, la substitution fait même naître un énoncé douteux ou
carrément inacceptable. Considérons les exemples (9) et (10) :
(9) a. La tourmente n'épargne aucun secteur de l'industrie.
b. * La tourmente n'épargne pas de secteur de l'industrie.
(10) a. Noiret ne fixe aucune image. Chacune coule en l'autre et appelle
une troisième qui [...]
b. * Noiret ne fixe pas d'image 9.
Étant donné ces faits, deux questions se posent :
a) Pourquoi les énoncés (5) et (6) ont -ils le même sens, alors que (1) et (2) ne sont
pas strictement synonymes (la substitution de (2) à (1) étant soumise à certaines
contraintes) ?
b) Pourquoi le remplacement de AUCUN par PAS DE provoque-t-il une phrase
inacceptable dans les exemples (b) de (9) et de (10) ?
L'analyse sémantique que j'aborde maintenant apportera une réponse du moins
partielle à ces questions.

2. Propositions existentielles et propositions déclaratives

Comment expliquer la divergence qui se constate dans le comportement des


énoncés renfermant une occurrence de aucun ou de pas de ? Dans une étude traitant
de la distribution des cas en russe, Léonard Babby (1978) utilise une distinction qui
me semble pertinente, si l'on veut rendre compte des phénomènes observés : c'est la
distinction entre phrases existentielles et phrases déclaratives 10.
D'après Babby, une phrase existentielle, si elle est affirmative, aeeerte l'existence
du réfèrent du syntagme nominal sujet. Sa contrepartie négative sert à asserter que
le sujet ne possède aucun réfèrent identifiable. Autrement dit : les syntagmes
nominaux sujets d'une phrase existentielle s'incorporent dans le champ de l'assertion.
Comme les phrases transitives se prêtent parfois, elles aussi, à un emploi existentiel,
on trouve également des syntagmes nominaux objets dans le champ de l'assertion.
Dans ce cas-là, le sujet s'en trouve cependant exclu (Cf. note 11, ci-dessous).
En phrase déclarative, par contre, l'on a affaire à des syntagmes nominaux dont
le réfèrent est présupposé exister. Ceci est vrai, qu'il s'agisse d'un sujet ou d'un objet.
Ce qui est asserté, si la phrase est négative, c'est la non-réalisation de l'action, de
l'événement, du procès, etc., dénoté par le verbe (ou le syntagme verbal). Dès lors, les

9. Muller (1987, 682-3) signale en passant l'incompatibilité de de négatif avec certaine contextes, en citant
deux phrases aussi peu acceptables que (9b) et (10b) : ? *La nouvelle n'a pas inquiété d'experts et ?* Il n'a pas
regretté d'amis.
10. Dans l'article de Babby il est partout question de phrases (« sentences »). Lorsque j'aurai besoin de
faire la distinction entre une phrase et ce qu'elle exprime, je parlerai de « propositions ».

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syntagmes nominaux sujets ou objets se trouvent hors du champ de l'assertion et, du
même coup, hors du champ de la négation. (Cf. Babby, 1978 : 13.)
Le problème traité par Babby, c'est l'emploi des cas dans les syntagmes
nominaux figurant en phrase négative, surtout en fonction de sujet. Il s'agit
d'expressions qui se traduisent en français par AUCUN N ou PAS DE N. Babby soutient
ainsi qu'en phrase existentielle négative, on emploie le génitif dans les syntagmes
nominaux en position de sujet ou d'objet 11. Dans les phrases déclaratives, par contre,
c'est le nominatif que l'on voit apparaître en position de sujet et l'accusatif en position
d'objet.
Babby ne propose pas de critère pour décider à propos d'un énoncé donné s'il
exprime une proposition existentielle ou une proposition déclarative. (Que l'on note à
ce propos l'absence d'articles en russe.) Or, il souligne le caractère non référentiel des
syntagmes nominaux incorporés dans le champ de l'assertion d'une phrase existent
ielle négative, tout en affirmant au sujet des syntagmes nominaux figurant en phrase
déclarative qu'ils possèdent des referents identifiables. Pour déterminer le statut
référentiel d'un syntagme nominal donné, on pourrait donc avoir recours à un test
consistant à faire reprendre celui-ci par une expression anaphorique (comme par
exemple un pronom personnel ou un démonstratif suivi d'un groupe nominal) dans un
énoncé consécutif.

2.1. Référentialité du SN quantifié

En appliquant d'abord ce test à ceux de nos énoncés qui comportent une


occurrence de aucun, on constate que, dans (9a), le syntagme nominal aucun secteur
de l'industrie accepte de servir d'antécédent à un pronom anaphorique. En fait, (11)
constitue une suite parfaitement naturelle de (9a).
(9a) La tourmente n'épargne aucun secteur de l'industrie.
(11) Ils sont tous également frappés.
Bien que renfermant un quantificateur négatif, l'objet direct de (9a) établit l'existence
d'un ensemble de referents spécifiques auquel on peut ensuite référer. De la présence
du quantificateur AUCUN, on n'a donc pas le droit de conclure automatiquement à la
non-référentialité du syntagme nominal qui le renferme.
Quant à (10a), cet exemple fait déjà figurer un anaphorique dans le second
énoncé, à savoir chacune. On constate également que (1) accepte la suite proposée dans
(12):
(1) En ce moment, la police n'a arrêté aucun suspect.
(12) Ils vivent tous dans la clandestinité.

11. Précisons toutefois que la construction avec deux NP au génitif — *NP gen ne V NP gen — est
agrammaticale. Babby explique ce fait comme suit : « Transitive sentences in Russian are never primary
existentials, which means that the scope of assertion/negation in transitive sentences must be in the VP. This
is why it is only the direct object of a negated transitive sentence, never the subject, that is marked genitive,
and why it is impossible for both the subject and the direct object of the same sentence to be marked genitive »
(Babby, 1978 : 6 et 14).

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La possibilité d'une paraphrase par AUCUN DES N constitue un autre argument en
faveur de la référentialité du syntagme nominal objet de ces exemples, vu que cette
paraphrase évoque de façon explicite l'existence d'un certain nombre (de referents
spécifiques) de N :
(1') En ce moment, la police n'a arrêté aucun des suspects.
(9') La tourmente n'épargne aucun des secteurs de l'industrie.
(10') Noiret ne fixe aucune des (de ses) images.
En corroborant l'hypothèse que les syntagmes nominaux quantifiés de ces énoncés
sont référentiels, les faits invoqués invitent à la conclusion que les énoncés (1), (9a) et
(10a) doivent s'analyser comme déclaratifs. De ce fait, ils présentent une analogie
avec les syntagmes nominaux objets à l'accusatif apparaissant, en russe, dans une
phrase négative.
Passons maintenant à l'exemple (5) qui me semble parallèle à ceux où le russe
emploie le génitif 12. Cette fois, le test de la reprise pronominale (ou par démonstratif
+ N) fait naître une incohérence textuelle. Ceci est démontré par la séquence (5) +
(13), qui est exclue dans la lecture qui fait reprendre aucun bruit par ils 13 :
(5) Cora, enfermée dans sa chambre, ne faisait aucun bruit.
(13) Ces bruits fils) venaient de la chambre d'à côté.
Si, dans (5), le syntagme nominal aucun bruit refuse de servir d'antécédent à une
expression anaphorique, c'est qu'il n'établit aucun réfèrent susceptible d'être évoqué
dans un énoncé suivant : (5) asserte l'absence totale de bruits provoqués par Cora. En
fait, sans produire une contradiction, on peut imaginer une suite de l'énoncé (5)
faisant allusion au silence, par exemple II régnait un silence total. Une démarche
semblable paraît impossible dans le cas de (9) et de (10), comme en témoignent les
séquences suivantes. On le voit, (14) constitue une suite inacceptable de (9a) et (15)
de (10a) :
(9a) La tourmente n'épargne aucun secteur de l'industrie.
(14) C'est que dans ce pays il n'existe pas d'industries.
(10a) Noiret ne fixe aucune image. Chacune coule en l'autre et appelle une
troisième.
(15) Mais, à la vérité, son film ne comporte pas d'image.
Cet effet s'accentue si on remplace d'abord AUCUN N par AUCUN DES N.
On constate par ailleurs que si la paraphrase par AUCUN DES N se révèle possible
dans le cas de (5), c'est seulement au prix d'un changement de sens qui modifie
radicalement son comportement vis-à-vis des autres tests proposés. En fait, contrai
rement à (5), (5') accepte mal une suite comme II régnait un silence total, tout en
admettant l'adjonction de (13), où Ces bruits (ou ils) ne peut pas ne pas reprendre
aucun de ces bruits (cf. note 13).

12. (5) ressemble, plus exactement, au type NP nom ne V NP gen de Babby (1978 : 6). (Cf. note 11.)
13. La présence d'un antécédent possible de ces bruits ou de ils, dans le texte précédent, pourrait autoriser
la séquence (5) + (13). Considérons-la dans l'environnement suivant : Sur le palier, on entendait des bruits
assourdis, comme si quelqu'un pleurait sous son oreiller. Cora, enfermée dans sa chambre, ne faisait aucun bruit.
Ces bruits venaient de la chambre d'à côté.

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(5') Cora, enfermée dans sa chambre, ne faisait aucun de ces bruits.
(13) Ces bruits (ils) venaient de la chambre d'à côté.
Les comportements décrits mettent en évidence la référentialité des syntagmes
nominaux objets de (9a) et de (10a). Ils font également ressortir le statut non
référentiel de aucun bruit dans (5), imposant ainsi la conclusion que cet énoncé
exprime une proposition existentielle négative.
Quant à l'exemple (1), j'ai suggéré plus haut qu'il s'ouvre à deux interprétations
différentes. Nous venons de voir qu'il se laisse interpréter comme exprimant une
proposition déclarative (cf. 1 suivi de 12, ainsi que la paraphrase 1'), ce qui correspond
à la première des interprétations proposées. Étant donné la seconde interprétation, on
s'attend également à lui voir accepter une suite qui nie l'existence de personnes
suspectes. En effet, on peut très bien faire suivre (1) par quelque chose comme (16),
ce qui prouve l'ambiguïté de cet énoncé.
(16) C'est que les soupçons ne se dirigent pas encore vers une personne
déterminée.
Une phrase comme II n'y a aucune voiture dans la rue, où il est nié que le
syntagme nominal sujet ait un réfèrent, constitue un exemple prototypique de la
phrase existentielle négative. Or, on s'écarte peut-être un peu de l'usage courant de ce
terme en rangeant des énoncés comme (5) dans cette catégorie, car, d'une part, celui-ci
fait apparaître un sujet référentiel, d'autre part, il ne renferme ni le verbe exister, ni
la construction impersonnelle il n'y a... Ceci dit, (5) exprime une proposition
existentielle (négative) en ce sens qu'il pose la non-existence de bruits provoqués par
Cora. L'attitude de Babby vis-à-vis de ce dilemme consiste, semble-t-il, à faire le
départ entre ce qu'il appelle « primary existentiels » (cf. p. 14) et d'autres qui seraient
« secondaires » — dont les phrases transitives. Dans ces dernières, seul le syntagme
verbal se trouve dans le champ de l'assertion (cf. note 11).
Notons finalement que les variations de sens constatées dans les syntagmes
nominaux objets se retrouvent dans les sujets en AUCUN N. Ainsi les sujets de (17) et
de (18), qui figurent dans des phrases déclaratives, sont nettement référentiels, alors
que ceux de (19) et de (20), cantonnés dans un contexte existentiel, n'établissent
aucun réfèrent. Ceux-ci correspondent, en russe, à des formes au génitif, ceux-là à des
formes au nominatif.
(17) Aucune vitre ou vitrine n'a résisté dans un rayon de 100 mètres autour du
lieu de l'explosion.
(18) Un conscrit ouest-allemand est arrivé dans sa caserne d'affectation avec...
ses 200 moutons. Aucun berger de son voisinage n'avait accepté de prendre
en charge son troupeau pendant la durée de son service militaire [...]
(19) Aucun souffle d'air ne passait dans la brume épaisse endormie sur le fleuve.
(20) Aucun cas d'intoxication n'a pour l'instant été enregistré en Suède.
Passons maintenant à la question des facteurs déterminant la distribution de
AUCUN N et de PAS DE N.

2.2. Distribution de AUCUN et de PAS DE


À ce propos, je ferai les remarques suivantes. Au sujet des énoncés (9a) et (10a),
nous avons constaté qu'en remplaçant AUCUN par PAS DE, on obtient un résultat

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inacceptable. Nous avons vu également que, tout en acceptant la reprise pronominale
du complément d'objet, ces énoncés refusent l'adjonction d'un énoncé consécutif qui
nie l'existence d'images dans le film ou de secteurs industriels dans le pays dont il est
question. Ces faite signifient, me semble-t-il, qu'il faut les analyser comme univoque-
ment déclaratifs.
L'énoncé (6), lui, manifeste un comportement opposé en refusant, comme (5), la
reprise pronominale et en s'avérant compatible avec l'affirmation qu'il régnait un
silence total, c'est-à-dire avec l'assertion explicite de la non-existence du réfèrent du
syntagme nominal objet. Il semble univoquement existentiel.
Dès lors, la conclusion s'impose que l'emploi de PAS DE se trouve restreint aux
énoncés exprimant une proposition existentielle (dans le sens élargi de ce terme
indiqué sous 2.1). Ceci constitue déjà une réponse à la deuxième des deux questions
posées en fin de section 1, à savoir pourquoi il n'est pas possible de remplacer AUCUN
par PAS DE dans (9a) et (10a). L'explication de ce comportement, c'est qu'on produit
une phrase inacceptable en forçant une expression réservée aux contextes existentiels
à entrer dans un énoncé qui n'admet qu'une interprétation déclarative.
Mais, dira-t-on, s'il est vrai que tout essai de faire entrer PAS DE dans un énoncé
déclaratif aboutit à une phrase inacceptable, pourquoi ce quantificateur se laisse-t-il
substituer à AUCUN dans l'exemple (1), qui constitue pourtant un énoncé déclaratif,
puisqu'il admet une continuation comme (12) ? La raison en est sans doute que,
envisagé en lui-même, c'est-à-dire hors contexte, cet énoncé est neutre entre une
lecture déclarative et une lecture existentielle. Nous l'avons déjà constaté, (16)
constitue une autre suite concevable de (1).
Observons que dans (2), qui ne se distingue de (1) que par le choix du
quantificateur, c'est la présence de PAS DE qui bloque la lecture déclarative pourtant
admise dans le cas de (1). Aussi l'énoncé (2) se fait-il difficilement enchaîner par (12),
alors que (16) en forme une suite naturelle.
En revenant sur la première des questions formulées en section 1, je suggérerais
ceci : l'absence d'une synonymie parfaite entre (1) et (2) s'explique par le fait que
AUCUN N, mais non PAS DE N, est référentiellement ambigu, à condition toutefois
d'apparaître dans un contexte phrastique suffisamment neutre pour autoriser à tour
de rôle une interprétation existentielle et une interprétation déclarative.
Si le quantificateur AUCUN s'ouvre en principe aux interprétations existentielles
aussi bien que déclaratives, on peut s'étonner du fait que (5) et (6) semblent
manifester une synonymie parfaite, alors que (1) et (2) ne se commutent pas
librement. On s'en souviendra, (5) rejette la reprise pronominale, bien que renfermant
une occurrence de aucun. Tout en mettant en évidence la synonymie de (5) et (6), ce
fait montre que ce qui détermine l'interprétation de AUCUN dans une situation
donnée, ce sont des facteurs d'ordre contextuel. En effet, si les facteurs contextuels
interdisent l'interprétation déclarative de l'énoncé (5), ils l'autorisent dans le cas de
(1) — ce qui explique son ambiguïté — et l'imposent dans (9a) et dans (10a).
En comparant de nouveau le français et le russe, on constate qu'en russe la
flexion casuelle d'un syntagme nominal donné suffit pour décider si l'énoncé négatif
qui le contient doit s'interpréter comme une proposition existentielle ou une

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proposition déclarative. En français, il suffit d'employer PAS DE pour imposer une
lecture existentielle. Par contre, pour déterminer les propriétés référentielles d'un
syntagme nominal objet en AUCUN, il faut se référer au contexte. Parfois, une certaine
lecture est imposée par le contexte intraphrastique. C'était le cas pour (9a) et (10a).
Dans d'autres cas, comme par exemple (1), il est nécessaire d'avoir recours au
contexte précédent pour lever l'ambiguïté. Quant à la nature de ces facteurs
contextuels, c'est un problème trop complexe pour être abordé dans le cadre de cet
article.
Le tableau suivant résume les propriétés distributionnelles de PAS DE et AUCUN,
tout en permettant une comparaison avec la distribution des cas en russe.
FONCTION PROPOSITION RUSSE FRANÇAIS
SN sujet EXNEG GEN aucun N / (pat ; de N)
DECL NEG NOM aucun N -
SN objet EXNEG GEN aucun N / pas de N
DECL NEG ACC aucun N
Je passe maintenant à une analyse en termes ensemblistes des deux types de
quantification intervenant dans les énoncés discutés. Cette analyse me permettra en
même temps de préciser les notions plutôt intuitives de Babby.

3. Quantification classique et quantification non-classique

La distinction établie par Babby entre propositions déclaratives et existentielles


me semble rejoindre une distinction proposée par Osten Dahl (1973) dans une étude
traitant de la sémantique des syntagmes nominaux quantifiés. Dahl différencie deux
types de quantification et parle ainsi de quantificateurs classiques, du type connu
dans le calcul des prédicats, et de quantificateurs non-classiques.

3.1. Pertinence syntaxique, morphologique et prosodique de la


distinction de Dahl

Dahl aborde sa discussion du quantificateur anglais some en faisant remarquer


qu'au niveau prosodique, celui-ci manifeste deux variantes. L'une porte l'emphase et
se combine avec un nom inaccentué ; l'autre, qui se combine avec un nom portant
l'accent, manque de proéminence prosodique. L'hypothèse énoncée par Dahl, c'est
que seule la variante accentuée constitue un quantificateur au sens classique de ce
terme. Faute de mieux, il choisit de qualifier la variante non accentuée de non-
classique. À titre d'exemple, il cite les phrases (21)-(22), où les majuscules indiquent

14. Ces parenthèses indiquent le fait que PAS DE ne s'utilise dans un SN sujet que dans la mesure où
celui-ci se place à droite du verbe fini. Cet ordre des mots apparaît surtout en construction impersonnelle où
le sujet grammatical il occupe la place à gauche du verbe. Le constituant de N fonctionne alors comme sujet
« réel » et apparaît après le verbe fini, comme dans // n'y a pas de bourgmestre dans la commune.

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l'emphase, et montre que la même variation prosodique se retrouve avec un certain
nombre d'autres quantificateurs, notamment ceux qui signifient « un », « quelques »
et « beaucoup ». (Cf. Dahl, 1973 : 76-79).
(21) SOME students are in the CORRIDOR.
(22) There are some STUDENTS in the corridor.
Pour justifier la distinction proposée, Dahl invoque également des données russes. Il
semble ainsi que l'on voie apparaître en russe une variation morphologique selon qu'il
s'agit d'un quantificateur de l'un ou l'autre type (par exemple mnogie et mnogo qui
correspondent à beaucoup en français ; cf. Dahl, p. 81).
C'est l'analyse de Dahl qui a inspiré celle qui va suivre. Pour rendre compte des
phénomènes observés relativement à AUCUN N et à PAS DE N, il a cependant fallu la
modifier un peu, car Dahl ne traite ni des quantificateurs du français (la plupart de
ses données sont tirées du russe, de l'anglais et du suédois), ni du fonctionnement des
quantificateurs à sens négatif.
Une comparaison des exemples présentés par Babby et par Dahl invite à penser
que les quantificateurs classiques ne se rencontrent qu'en proposition déclarative.
L'emploi des quantificateurs non classiques semble réservé aux propositions existent
ielles.
En français, cette distinction ne se manifeste pas sur le plan prosodique, ni,
semble-t-il, sur le plan morphologique. De toute évidence, elle intervient cependant
au niveau syntaxico-lexical, en déterminant les conditions de la commutabilité de PAS
DE N et AUCUN N. Compte tenu de ce qui a été suggéré dans la section 2, j'avancerai
l'hypothèse que PAS DE fonctionne uniquement comme quantificateur non classique,
alors que AUCUN peut assumer les deux fonctions.

3.2. Description en termes ensemblistes de l'emploi de AUCUN

Etant donné l'ambiguïté référentielle de AUCUN, je me bornerai à rendre compte


de la différence sémantique qui s'établit entre l'emploi classique et l'emploi non
classique de ce quantificateur. En fait, il me semble plausible que ce qui est vrai de
AUCUN non classique à cet égard vaut également pour PAS DE.
En quoi consiste donc cette différence ? Mon exposé sera basé sur les deux
exemples cruciaux (5) et (10), repris ici pour plus de commodité :
(5) Cora, enfermée dans sa chambre, ne faisait aucun bruit.
(10) Noiret ne fixe aucune image. Chacune coule en l'autre et appelle une
troisième qui [...]
Dans l'optique de Dahl, le statut référentiel du syntagme nominal aucun bruit dans
(10) se laisse décrire comme suit. En employant l'énoncé (10), on présuppose que
l'ensemble de toutes les images désigné par image renferme un sous-ensemble défini
d'images, à savoir les images produites par Noiret pour un certain film. L'ensemble de
toutes les images étant virtuel, il contient tous les objets dénotés par le substantif
image qui existent, qui ont existé et qui existeront. Par conséquent, il est non fini. Le
sous-ensemble qu'il inclut, lui, est spécifique. Ceci signifie, bien entendu, qu'il est fini,
on pourrait, en principe, énumérer tous les éléments qu'il contient.

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Le rôle joué par le quantificateur, c'est d'établir un deuxième sous-ensemble en
sélectionnant ceux des éléments du premier qui satisfont le prédicat de l'énoncé,
c'est-à-dire ÊTRE FIXÉE PAR NOIRET. Vu le sens de AUCUN, le nombre des éléments
prélevés est zéro. Autrement dit : avec AUCUN, le sous-ensemble des images saturant
le prédicat est vide 15. C'est d'ailleurs pourquoi l'énoncé (10) se laisse compléter par
une enumeration comme la suivante des éléments non sélectionnés :
(23) Ni celle du début de la scène de l'assassinat, ni celles de la fuite, ni même
celle de la fin.
L'existence de ce sous-ensemble spécifique (d'éléments non prélevés) explique
également pourquoi la reprise pronominale se fait à l'aide d'un pronom au pluriel dans
le cas de (9a) suivi de (11) ou de (1) suivi de (12).
Notons en passant que, dans la mesure où c'est un quantificateur non négatif qui
opère sur le sous-ensemble présupposé, le sous-ensemble établi par le quantificateur ne
restera plus vide, puisqu'il existe alors des éléments qui vérifient le prédicat. Ainsi,
avec UN, un (et un seul) élément est sélectionné, avec PLUSIEURS, plus d'un élément,
avec TOUS, tous les éléments, etc. Dès lors, une enumeration des éléments effectiv
ement sélectionnés devient possible. Les exemples suivants en témoignent :
(24) Une victime de l'accident d'hier soir est décédée cette nuit : Madame Sylvie
Martin de Pau.
(25) Dans ma classe, plusieurs filles s'appellent Marthe : Marthe Dupont, Marthe
Labattue et Marthe Vincent.
(26) Toutes les voitures sont en panne aujourd'hui : la Renault, la Fiat et la
deux-chevaux.
On peut également choisir d'énumérer les éléments non sélectionnés. Ainsi on
énoncera sans problème (24) suivi de (27) :
(27) Parmi les passagers survivants se trouvent Monsieur...
En résumant, on constate donc que, dans le type de quantification illustré par
(10), il intervient trois ensembles : 1) l'ensemble virtuel dénoté par le nom du
syntagme AUCUN N et qui comporte tous les objets acceptant la désignation image ;
2) un sous-ensemble de referents de image dont l'existence est présupposée en un lieu
et à un moment donnés et qui est inclu dans cet ensemble ; et, finalement, 3) le
sous-ensemble des referents de image que le quantificateur prélève sur le sous-
ensemble présupposé à condition qu'ils vérifient le prédicat de l'énoncé. Mutatis
mutandis, la même chose vaut pour (9a), (17)-(18) et (24)-(26).
L'exemple (5) nous met en présence d'une situation différente. Il est vrai que le
nom bruit dénote un ensemble virtuel, tout à fait comme image, dans (10). Or, dans
(5), il n'y a aucune présupposition d'un sous-ensemble spécifique de bruits sur lequel
le quantificateur viendrait opérer : celui-ci opère directement sur l'ensemble virtuel.
Sur cet ensemble, AUCUN sélectionne tous les éléments qui satisfont le prédicat ÊTRE
PROVOQUÉ PAR CORA. Le sous-ensemble ainsi établi est vide en raison du sens de ce

15. Attal (1976 : 131) propose, lui aussi, une analyse en termes d'une opposition entre deux sous-
ensembles pour rendre compte de l'emploi de certains, qu'il contraste avec l'indéfini des.

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quantificateur. L'existence de ce sous-ensemble est assertée ou, si l'on préfère, posée.
En d'autres termes : ce qu'on fait en énonçant (5), c'est poser, dans une situation
donnée, la non-existence absolue de bruits provoqués par Cora.
Notons à ce propos un fait significatif. Étant donné que le sous-ensemble établi
par AUCUN dans le cas de (5) n'est pas prélevé sur un sous-ensemble fini et spécifique,
mais sur celui — virtuel et non fini — de tous les bruits, il est littéralement impossible
d'énumérer les éléments non sélectionnés par le quantificateur. Par conséquent, on ne
peut adjoindre (28) à (5) sans créer une impression d'incohérence :
(5) Cora, enfermée dans sa chambre, ne faisait aucun bruit.
(28) Ni les ronflements, ni les gémissements de douleur qu'on entendait à travers
la porte.
De la même façon, on ne peut pas faire accompagner (29) — dont le syntagme
nominal sujet contient un quantificateur non négatif du même type — d'une liste des
objets qui ne se trouvaient pas sur la table. Encore une fois, si une telle enumeration
est vouée à l'échec, c'est qu'il faudrait pouvoir énumérer un nombre infini d'objets.
(29) Sur la belle table d'acajou se trouvait un grand vase chinois.
Ce refus d'accepter une spécification des éléments non choisis par le quantificateur
indique l'absence dans le cas de(29) et de (5) d'un sous-ensemble spécifique sur lequel
celui-ci aurait pu opérer. Ce genre d'énoncés servent tout simplement à poser
respectivement l'existence et la non-existence d'un objet particulier, dans un lieu et
à un moment donnés.

Étant donné cette analyse, on comprend mieux pourquoi PAS DE et AUCUN


existentiels correspondent, en phrase affirmative, à un article indéfini ou partitif, alors
que AUCUN déclaratif s'oppose à TOUS. En effet, Aucun souffle d'air ne passait dans la
brume épaisse s'oppose à Un souffle d'air passait..., non pas à Tous les souffles d'air
passaient...
Semblablement, Cora ne faisait aucun (pas de) bruit s'oppose à Cora faisait du
bruit. D'autre part, la contradictoire de La tourmente n'épargne aucun secteur de
l'industrie, c'est La tourmente épargne tous les secteurs de l'industrie, et non pas un
secteur. Noiret ne fixe aucune image et Noiret fixe toutes les images constituent un
autre couple contradictoire. À l'énoncé (1), ambigu, répondent finalement La police a
arrêté un suspect et La police a arrêté tous les suspects.

Pour que AUCUN puisse s'opposer à TOUS, il faut qu'il existe un sous-ensemble
défini de (referents de) N, inclu dans l'ensemble virtuel de tous les N, sur lequel TOUS
puisse opérer. À défaut d'un domaine de quantification restreint, cela n'a pas de sens
de prédiquer quoi que ce soit de « tous les éléments », vu que leur nombre est infini 16.
Tant qu'on a affaire à des propositions non génériques, l'opposition mise en jeu avec
UN article indéfini et AUCUN existentiel, c'est donc une opposition entre quelque chose
et rien.

16. Sauf, bien entendu, s'il s'agit d'un prédicat qui s'applique à une classe entière. Or, justement, les
énoncés discutés ne sont pas génériques.

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4. Conclusion

Dans mon exposé, j'ai d'abord montré que, contrairement à ce qu'affirment


certains manuels de grammaire française, on observe entre les quantificateurs AUCUN
et PAS DE des divergences sémantiques qui se manifestent également dans leur
distribution.
En partant de cette observation, j'ai présenté des arguments en faveur de
l'hypothèse que l'emploi de PAS DE se restreint aux énoncés exprimant une proposition
existentielle, tandis que AUCUN apparaît tantôt en proposition existentielle, tantôt en
proposition déclarative. Le fait que le quantificateur AUCUN soit compatible avec ces
deux types d'environnement s'explique, à mon avis, par son ambiguïté référentielle.
Au niveau de renonciation, cependant, celle-ci est en général résolue grâce à des
facteurs d'ordre contextuel. Quant à la nature de ces facteurs, c'est un problème que
je n'ai pas pu discuter dans le cadre de cet exposé.
Afin de préciser les notions plutôt intuitives de proposition existentielle et de
proposition déclarative, j'ai tenté de mettre celles-ci en rapport avec les deux types de
quantification distingués par Osten Dahl (1973). Ceci m'a permis de présenter une
analyse en termes ensemblistes de la différence observée entre les quantificateurs
AUCUN et PAS DE, analyse qui, me semble-t-il, se laisserait facilement généraliser de
façon à inclure d'autres quantificateurs ainsi que d'autres phénomènes reliés à leur
emploi ou à leur interprétation dans d'autres langues que le français.

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