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L’ECRIT DU TEMPS 13 FIGURES DE LA MELANCOLIE LES EDITIONS DE MINUIT L'ECRIT DU TEMPS N°13 PRINTEMPS 1987 MARIE MOSCOVICI JEAN-MICHEL REY SOMMAIRE DU NUMERO 13 Jean Louis Schefer, Paradis perdu. Christine Buci-Glucksmann, Lizil de la pensée. Une mélancolie tragique. Jean-Dominique Rey, Les villes crispées. Catherine Perret, Lange exterminateur. Jean-Louis Baudry, La plus mélancolique. Marie-Claude Lambotte, Mort ef Vaniias — A propos de la mélancolie de Michel-Ange. Antonia Soulez, Ennui et exaltations d'écrire — Sur les Cahiers de Paul Valery. Nata Minor, Langue étrangére. Couverture de Jean de Gaspary Publié avec le concours du Centre national des lettres LE NUMERO : 58 F — ABONNEMENT (quatre numéros) : 170 F LES EDITIONS DE MINUIT 7. rue Bernard-Palissy, 75006 Paris © 1987 by Les Eomons pe Mixurr 7, rue Bernard-Palissy, 75006 Paris La loi du 11 mars 1957 interdit les copics ou reproductions destinées une utilisation collective. Toute représentation ou repreduction intégrile ow partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consenterent de Tauteur ou de ses ayanis cause, est cite et fonutitue une contrefacon sanctionnée pir les artdes 425 et suivants du Code pénal ISBN 2-7073-1112-X Jean Louis Schefer PARADIS PERDU « Tullit Dominus Deus hominem, et posuit illum in Paradiso voluptatis, ut operaretur et custodire? illum » (saint Augustin). La généalogie mélancolique propose 4 peu prés cette idée depuis qu’Adam a été chassé du Paradis (ot Dieu Pavait placé pour le garder et le travailler — et peut-étre était-ce, dit Augustin, pour que Dieu lui-méme pat garder et travailler Yhomme en ce jardin), un objet est devenu introuvable. Le moi serait devenu l'objet inconnu, et le sujet, l'objet impossible en tant que tel pour toute configuration de savoir. Le prix de sa réintégration dans une science nouvelle, dans le projet de Vico qui garde quelque chose d’une recherche de structure du paradis terrestre, dés qu'elle tente d’articuler le sujet de l’his- toire comme sujet méme de son énonciation (celui en qui verunr et factunt convertuntur), suppose la mise en ruines du systéme historique. Ce que porte l’idée des ricors? vichiens est déja un compromis qui fait suite 4 l’introduction de cette hypothése de sujet dans l'histoire : toute la chronologie, et l’idée méme du récit historique, en est perturbée; c'est que celui-ci une fois introduit porte sur tout le champ historique et dans !’ordre méme de la causalité historique, une temporalité perverse. La récurrence de temporalité n’y est pas tout a fait un fait de structure, c’est, plus encore, un report de faillite dans la construction historique qui réinscrit de cette maniére-la dans Phistoire une itération de la faute originelle et fondatrice. Le savoir mélancolique serait quelque chose comme la recon- naissance prospective des objets dans la ruine du systéme qui les représente. Le paradis perdu n’est pas celui de l’innocence mais des objets « naturels » 4 partir desquels le moi se serait constitué; mythologie de la mélancolie : ce n’est pas le moi parce qu'il est devenu objet perdu, c'est l'objet de premiére configuration (le tout premier monde) dont le moi recevait en écho sa premiére configuration, qui a disparu du monde ou du monde présent 4 ECRIT DU TEMPS afin, par cette disparition, de devenir origine (a la fois incerti- fiable et infigurable) du moi individuel ; cette origine ne peut tenir qu’ la certitude de savoir qui réside dans l’invention d’un temps personnel. Cette conscience de la perte et cette incertitude quant a Pobjet de cette perte (pas de manque mais I’effacement ou la mise hors la main de quelque chose de constitutif parce qu’il est lié 4 un temps fondateur pour le moi) ouvre quelque chose qui apparait réguliérement comme une recherche erronée d’origine ; erronée justement parce qu'elle tente d’établir la mesure (pour une utopique « évaluation » du sujet) de quelque chose qui se dérobe a la mesure, I’étre méme du moi qui n’est plus lié A son ancien monde que par des objets, ou des hypothéses temporel- les (des souvenirs plus ou moins configurés et dont laspect flottant est dominant); en somme l’ouverture méme de la question du temps est un style mélancolique : elle s’adresse 4 l'inamissible de ce qui a disparu et a la forme de ce qui n’a pas de structure. Pour cela la «science mélancolique » par excellence n’a peut-étre pour fonction que d’établir le programme de mesure de ce qui s’évanouit de son essence méme, parce que ce dépit de structure ne concerne jamais que le style de cette science paradoxale : elle prétend toujours, sous l’inspiration des objets, nétre que science du sujet, c'est-a-dire l’écriture méme qui le constitue parce qu’elle est son acte de naissance. Il y a manifestement en cela-méme un procés d’arriération de culpabilité (dont témoignent tant d’autobiographies) : c'est qu’au coeur méme de cette pete (comme le souffle ancien du paradis perdu) aucune sauvegarde n'est véritablement tentée ; mais | se situe invention de tout objet qui permet de suivre un procés de constitution du moi en tant que style. Sur la fiction de ce lieu ot Dieu, anciennement, travaillait "homme en un jardin, c’est, dans les pages suivantes, du Greco (de sa lumiére, du monde inconnu, du régime des nuées) qu’il va s'agir. LA MATIERE DE LA RESSEMBLANCE On voit dans V’éclairage de certains Greco s‘aceroitre les zones floues. Comme si quelque chose y était perpétuellement tiré du sommeil, la peinture apparait plutét une espéce de coup PARADIS PERDU 5 de force parce que l’espace est sans repos. Et je pense a cette profondeur ou apparence de profondeur d’un vécu hypothéti- que, plus qu’au travestissement de figures ou de personnages de la réalité, que les réves remplissent tout a la fois d'une sorte de résumé ou de programme. Résumé ou programme dont Pénigme ne serait pas l’origine ou le sens des figures, leur provenance ou l’arrangement des scénes mais ne serait que dans lusage si fortement prescrit et cependant indevinable, dans ces programmes inapplicables, cet avenir figuré a vide parce que tout son scénario se serait déroulé dans un tel espace ou temps qui contredit si fortement les lois de notte monde; et tout dabord celle-ci : les personnages de nos réves sont ces figurines faites d’une pate encore malléable (comme des animaux en mie de pain) et dont les actes esquissés, montés comme des séquen- ces publicitaires, s’avérent peu a peu les acteurs d’une gesticula- tion vide, et impossibles 4 doter de psychologie ou d’intention. Cest le dormeur, parce qu’il est l’unique témoin de ce monde-la qui est cloué devant les figures et improbablement pris au milieu de I’action figurée ou des scénes par le poids d’intention dont il dote ce monde, qu’il déchiffre une premiére fois pendant le sommeil 4 la vitesse des actes (comme si celle-IA n’était qu’une énonciation). Il laisse peser sur ce monde dont il croit étre témoin le soupgon d’une intention étrangére 4 ses pensées. Cette ribambelle (cette frise de papier découpé, etc.) de personnages lui cache méme qu'il est I’auteur de ce jeu et que la singularité de ce monde, dans le soupgon qu'une pensée étrangére a lui-méme régirait ce monde par un ordre inconnu, est déja l’énigme de son éclairage, et cette lumiére détournée de sa source : un désir poursuivi par-dela le jour, jusque dans l'obscurité de sa source. Sa source, sur ces corps laiteux, ces gris, cette mie de pain salie des figurines, ces couleurs subitement violentes ou vives (tel rouge lourd mais plus rouge par le poids d'une étoffe que dans son coloris, cet autre vert salade figurant comme un pré uni of se déroule une partie d’aventure, une espéce de chasse 4 l'homme, ot le Christ par exemple est posé comme une limace) dessine cette étrange topologie : le dormeur a son réveil sait que cette espéce de monde souterrain est éclairé comme par un soupirail de cave, que tout paysage y figure sous un ciel voilé, offusqué d’un poids qu’aucun rayon ne perce et que dans toutes les représentations mécaniques qu'il peut essayer pour doter cet univers d’une sorte de ressemblance avec celui du jour, il sait et dissimule que c'est lui, méme s'il

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