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Correspondance avec

Vasile Lovinescu, René


Guénon, non publié, 1934-
1940
p. 12

Le Caire, 9 novembre 1935

 
     Cher Monsieur,
 
     
 
     Je
viens de recevoir vos deux lettres, qui sont arrivées en même temps. – Merci pour les
additions à votre article ; cela sera très facile à arranger comme vous l’indiquez. D’après les
nouvelles que j’ai reçues cette semaine, il est à peu près sûr que la publication commencera
en janvier, et on tâchera de la faire dans 2 nos consécutifs, ou
peut-être dans 3 si c’est trop
long pour paraître en deux fois, car il y
a toujours, comme je vous l’ai expliqué, cette
question du nombre de pages qu’on ne peut pas dépasser.
 
     Je n’ai pas encore la nouvelle adresse de M. Schuon, mais, bien entendu, je
n’oublie pas
ce que je vous ai promis. Il est certain que c’est la transmission de l’influence spirituelle qui
constitue l’essentiel, car c’est là ce qui ouvre certaines possibilités ; d’ailleurs, si cela peut se
faire, il vous sera naturellement donné les indications sur ce que vous aurez à faire par la
suite.
 
     Je suis très content de ce que vous me dites pour vos recherches au sujet de la Dacie, et
j’attends avec beaucoup d’intérêt l’étude que vous m’annoncez ; sans connaître encore ce
que vous avez trouvé à ce sujet, je dois dire que l’idée qu’il y a là une des étapes du centre
de la tradition hyperboréenne, pour une certaine époque, ne me paraît pas du tout
invraisemblable ; la difficulté est peut-être de préciser la période à laquelle cela peut se
rapporter…
 
     J’ai
vu surtout le symbole de l’abeille dans les traditions égyptienne et chaldéenne, ce qui
ne semblerait pas indiquer une origine hyperboréenne ; il y a surtout un sens se rapportant à
la royauté (le même mot chaldéen “sār” signifie à la fois prince et abeille). Ce qui est
curieux, c’est que le même symbole semble avoir été pris par les premiers rois de France, car
on a trouvé des abeilles d’or dans leurs tombeaux, et certains veulent même voir dans la
figure de l’abeille une des origines possibles de la “fleur de lys” (qui réunit probablement en

elle plusieurs symboles différents, mais pouvant se disposer sur un même
schéma, en rapport
avec le nombre 6). Chose singulière, ce symbole de l’abeille a encore été repris beaucoup
plus tard par Napoléon ; mais je ne sais pas quelles peuvent être, historiquement, les raisons
qui l’y ont amené ; il y a d’ailleurs en ce qui le concerne, bien des points assez
énigmatiques… – Maintenant, il se peut qu’il y ait encore, pour l’abeille, autre chose que
tout cela : on m’a signalé il y a quelques temps, à ce sujet, l’histoire d’Aristée et des abeilles
dans les “Géorgiques” de Virgile ; il y a sûrement là quelque chose qui mériterait d’être
examiné de plus près, mais je dois avouer que, jusqu’ici, je n’en ai eu ni le temps, ni
l’occasion ; peut-être vous serait-il possible de voir de ce côté, car je me demande si cela

n’aurait pas un rapport direct avec ce que vous avez en vue…
 
     Pour
“manus”, dans les cas que vous citez, je ne vois pas que cela puisse se
référer
spécialement à Manu ; il me semble plutôt qu’il y a là quelque chose qui peut seulement se
rattacher aux significations générales de la
racine man.
 
     Pour les rapports
du Christ et de Melchissédec, la façon dont vous les envisagez en

principe est tout à fait exacte ; mais, en fait, je ne pense pas que les
choses puissent rester si
nettement séparées que vous le dites. Remarquez d’abord, en effet, que la Kabbale établit
entre le Messie et la Shekinah un rapport si étroit qu’il va parfois jusqu’à une identification ;
et ce qui est important aussi à cet égard, c’est que, dans la tradition chrétienne elle-même,
beaucoup de symboles sont attribués à la fois au Christ et à la Vierge (M. Charbonneau-
Lassay m’a montré, dans les documents qu’il a réunis pour ses travaux en préparation, des
choses tout à fait caractéristiques sur ce point). D’autre part, vous savez quels sont aussi les
rapports de la Shekinah avec Metatron, en lequel il y a d’ailleurs une pluralité d’aspects ; de

plus, la tradition islamique assimile Metatron à “Er-Rûh”, c’est-à-dire “l’Esprit” au sens
“total” du mot, et aussi, d’une façon plus particulière, ce dont procèdent toutes les
manifestations prophétiques ;
je me propose d’écrire un jour quelque chose à ce sujet, bien
que ce soit assez difficile à expliquer tout à fait clairement, précisément à cause de cette
multiplicité d’aspects.
 
     La
succession Ouranos-Kronos-Zeus se rapporte évidemment à différents aspects divins,
mais envisagés surtout, semble-t-il, dans leur correspondance avec différentes périodes
cosmiques. – À ce propos, il faut que je vous fasse remarquer que le nom grec de Saturne est
en réalité Κρόνος et non Χρόνος (le temps), bien que les Grecs eux-mêmes aient établi
  parfois une sorte d’assimilation phonétique entre les deux ; mais les racines sont différentes,
et Kronos se rattache à la racine KRN, qui exprime les idées de puissance et d’élévation (cf.
le symbolisme des cornes, de la couronne, etc. ; et je me rappelle à ce propos, sans pouvoir
en retrouver pour le moment l’indication précise, l’histoire d’un “autel de cornes” élevé à
l’Apollon hyperboréen).
 
     Ce
que vous dites pour Saturne et Janus me paraît juste, d’autant plus que, dans un certain
aspect du symbolisme de Janus, les deux visages sont rapportés aux deux pouvoirs
sacerdotal et royal. Cependant, il y a peut-être plus de difficulté en ce qui concerne
l’analogie entre Saturne
et le Christ ; mais il se peut que la différence provienne surtout de la
prédominance donnée respectivement aux deux symbolismes “polaire” et “solaire” ; ces
substitutions ont d’ailleurs une assez grande importance
en ce qu’elles indiquent un rapport
avec des périodes différentes. À ce
propos, il y a sans doute lieu d’insister sur le rapport de
Saturne avec l’“âge d’or” (que Virgile appelle “Saturnia regna”) ; l’appellation
hindoue de
“Satya-Yuga” est aussi à remarquer, la racine Sat se retrouvant dans le nom de Saturne. – Il
y aurait bien encore une autre chose à éclaircir : ce sont les rapports de l’histoire de Saturne
avec celle d’Abraham (que la tradition islamique met précisément en relation avec le ciel de
Saturne) ; il y a là, notamment, des choses vraiment singulières se rapportant au symbolisme
des pierres ; cette question est
encore une de celles que j’ai l’intention de traiter un jour ou

l’autre…
 
     Je ne sais si ces explications vous suffiront, si, après en avoir pris connaissance, vous avez
encore besoin d’autres éclaircissements, je vous les donnerai bien volontiers si je le peux. Il
vaut certainement mieux prendre tout votre temps pour la préparation de cette étude,
puisque, de toutes façons, elle ne pourra naturellement être publiée qu’après la fin de l’autre.
 
     En recherchant encore dans mes notes, j’y trouve l’indication du nom d’Apollon
Karneios,
qui doit avoir un rapport avec l’autel de cornes dont je vous parlais plus haut. – Je
vois aussi, à propos des abeilles, que j’ai noté une similitude du taureau d’Aristée avec le
“taureau primordial” de la tradition perse, du corps duquel sortent tous les êtres vivants. Il y
a,
d’autre part, une bizarre ressemblance entre le nom latin de l’abeille,
apis, et le nom du
taureau sacré des anciens Égyptiens…
 
     Je
pense maintenant à votre seconde lettre : il semble bien, d’après tout ce que vous
m’expliquez, qu’il y ait vraiment quelque chose de sérieux dans ces apparitions du berger,
car il est évident que celui-ci ne peut pas avoir les connaissances qui seraient nécessaires
pour inventer des choses semblables. Maintenant, toute la question est de savoir quelle peut
en être exactement la signification ; à ce point de vue, c’est sans
doute cette annonce d’une
“bénédiction” du pays qui est le plus important, et la façon dont vous l’interprétez est tout au
moins très plausible. Ces exhortations ne peuvent guère représenter qu’une préparation en
vue de quelque autre chose ; il sera intéressant de suivre cela et de voir s’il y aura encore
quelque autre manifestation qui apportera de nouvelles précisions…
 
     Quant
aux histoires du Comte de Saint-Germain, cela est assurément d’un tout autre
genre, et j’avoue que, malgré toutes les choses plus ou moins extraordinaires que j’ai déjà
vues ou entendues à ce sujet, cette identification avec lord Rothermere était pour moi tout à
fait inattendue ! Pour ce qui est de la reine Élisabeth, j’avais déjà entendu
parler autrefois de
ses rapports avec des choses singulières, quoi que je n’ai pas gardé de souvenirs très précis à
ce sujet ; puisque cette histoire date d’avant la guerre, elle pourrait bien avoir une relation

avec ce à quoi j’ai fait allusion dans le “Théosophisme"… En tout cas, il semble bien qu’il y
ait un ou plusieurs personnages qui jouent, dans certaines circonstances, le rôle du Comte de
Saint-Germain ; le tout serait de savoir à quel titre et pour le compte de qui… Quant au

véritable comte de Saint-Germain, on n’a jamais pu être fixé sur ses origines ; certains ont
dit qu’il appartenait à la famille Rákóczi, mais
ce n’est là qu’une hypothèse parmi beaucoup
d’autres ; Chacornac, qui étudie spécialement la question depuis des années et cherche à
réunir toute la documentation possible là-dessus, n’est pas arrivé à éclaircir la chose. Il faut
dire aussi que, suivant une autre hypothèse, qui expliquerait bien la coexistence de données
contradictoires, ce nom (qui
en somme signifie simplement “compagnon de la Fraternité
Sainte”) n’aurait jamais été autre chose qu’une sorte de “pseudonyme collectif”. –
Il y a
aussi en ce moment une histoire de prétendue manifestation du comte de Saint-Germain en
Amérique, et un livre a même été publié à ce sujet ; mais là il semble bien qu’il s’agisse
d’une simple mystification, car il y a eu toute une série de démentis à des affirmations
contenues dans ce livre ; j’ai reçu de ceux qui l’ont publié, il y a quelques mois, une lettre
bizarre à laquelle je me suis bien gardé de répondre…
 
     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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