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LA RESPONSABILITE DU FAIT DES CHOSES : UNE REVUE DE LA

JURISPRUDENCE MAROCAINE1

DJIGLE Doundongue
Docteur en Droit
Université Mohammed V de Rabat
adjigle@yahoo.fr

Introduction
La responsabilité civile a pendant longtemps été considérée comme l’obligation pour toute
personne de réparer les conséquences dommageables de ses actes. Pourtant, de cette logique de
responsabilité, on est passé peu à peu vers une logique d’indemnisation, voire de
« compensation »,2 notamment avec l’apparition des hypothèses de responsabilité objective dont
la présence est aussi marquante en droit marocain. Il n’est pratiquement plus de situation où la
victime d’un dommage ne dispose pas d’une action en réparation3. Ainsi, l’on n’est plus
seulement responsable de ses actes, mais encore du fait des personnes dont on doit répondre ou
encore des choses dont on a la garde. Ce dernier aspect représente certainement une majeure
partie du droit de la responsabilité civile en raison du fait que les grands dommages de nos
jours semblent être souvent le fait d’une chose que d’une personne. Il n’est donc pas sans
intérêt de rechercher le raisonnement et les positions qu’adoptent les tribunaux face à des cas
d’espèces mettant en jeu une chose dommageable.

Le Dahir portant Code des Obligations et Contrats (DOC) envisage deux cas très particuliers
de responsabilité du fait des choses : la responsabilité du fait des animaux (art. 86 et 87) et la
responsabilité du fait des bâtiments (art. 89). En revanche, le principe même de la responsabilité
du fait des choses qui se dégage incontestablement de son article 88, lequel est, en partie, une
reproduction de l’article 1384 al.1 du Code civil français, a été le fruit d’une évolution
particulière. Pour certains d’auteurs4 en effet, l’alinéa 1er de l’article 1384 du Code civil n’était
au départ rien d’autre qu’un texte introductif aux dispositions qui lui sont consécutives. Ce
n’est que suite au développement du machinisme avec sa cohorte de dommages pour lesquels
il est bien souvent impossible sinon très difficile de prouver une faute que la Cour de cassation
française a découvert dans le texte susvisé un principe général de responsabilité du fait des
choses5. Tirant profit de cette expérience, le législateur marocain a établit dans l’article 88 du
DOC le principe général selon lequel « chacun doit répondre du dommage causé par les choses qu'il a
sous sa garde, lorsqu'il est justifié que ces choses sont la cause directe du dommage… ». Aujourd’hui il
existe plusieurs régimes particuliers de responsabilité du fait des choses tel que la responsabilité
du fait des produits défectueux, la responsabilité en cas de dommage nucléaire… Cependant

1
Cette note est le texte d’un exposé que j’avais présenté durant mon cursus de Master II et qui est publié tel.
2 Daniel MAINGUY et Jean-Louis RESPAUD, Droit des obligations, éd. ellipses 2008, p.259
3 François Ewald, Les limites de la réparation du préjudice, ouvrage collectif sous l’égide de la Cour de Cassation,

du Conseil d’Etat, de l’IHEJ, de l’ENSSS, du CHEA, Dalloz 2009, p.5


4 Cf. Daniel MAINGUY et Jean-Louis RESPAUD, Droit des obligations, éd. ellipses 2008, p. 294
5 L’arrêt de principe est l’arrêt Tefaine, de la Cham. civ. Du 16 juin 1896, D.1897, 1, 433, note R. Saleilles

1
nous nous sommes proposé d’analyser l’évolution de la jurisprudence marocaine sur le régime
général posé par l’article 88 du DOC.

Les difficultés dans la réalisation d’un tel travail n’ont pas manqué. Premièrement, il nous a été
difficile d’entrer en possession des publications récentes de la Cour de cassation en raison du
fait que depuis 1965 au moins6, il n’y a plus eu que très peu de publications jurisprudentielles
en langue française. Ce qui nous a conduits à utiliser plusieurs arrêts datant des années 1960.
De plus, un certain nombre de cas on été tranchés par les tribunaux avant la création de la
Cour suprême qui n’a vu le jour qu’en septembre 1957. C’est pour cette raison que le lecteur
pourra rencontrer des arrêts de la Cour d’appel de Rabat, notamment, évoqués comme
jurisprudence. Mais tous ces arrêts traitent des questions qui ont été par la suite tranchées par
la Cour de cassation, soit en confirmant la position déjà existante soit en créant des
revirements jurisprudentiels. Il sera alors question de savoir comment les juridictions
marocaines ont apprécié les conditions de mise en œuvre (I) et d’exonération (II) de la
responsabilité du fait des choses.

I/ Conditions de mise en œuvre de la responsabilité du fait des choses


Pour le législateur tout comme pour la jurisprudence, la victime d’un dommage qui demande
réparation sur la base de l’article 88 du DOC n’est pas tenue de prouver une faute quelconque
commise par le civilement responsable. Il lui suffit de démontrer que le dommage est causé par
une chose (1), ou plus exactement par le fait de la chose (2) dont celui-là avait la garde (3).

1. La chose

Quelle est la nature de la chose dont il est question dans l’article 88 du DOC ? S’agit-il d’une
chose mobilière ou immobilière ? Dans un arrêt du 28 novembre19367 la Cour d’appel de
Rabat avait, en application des articles 88 et 89 du DOC, retenu une notion assez curieuse de
la chose. Elle avait décidé que « le principe de responsabilité du fait des choses (art.88 DOC) basé sur
une présomption de faute de celui qui en a la garde ne concerne que les meubles et ne saurait être étendu
aux immeubles. La responsabilité du fait des immeubles étant régie par l’art.89 du DOC, en dehors des cas
limitativement fixés par cet article, c’est dans les articles 77 et 78 du DOC que doit être recherchée la
responsabilité quasi-délictuelle du propriétaire ou du gardien d’un immeuble… ». De cette décision, on
retient que pour la Cour d’appel, la responsabilité du fait des immeubles ne peut jamais être
présumée, sauf si le préjudice est dû à l’écroulement ou à la ruine partielle de l’immeuble, tel
qu’il ressort de l’article 89 du DOC, encore faut-il que la victime prouve que cette ruine est due
à la vétusté, à un défaut d’entretien ou à un vice de construction de l’immeuble. En dehors de
ces cas la responsabilité du fait des immeubles ne peut être présumée.

Bien qu’émanant d’une juridiction de fond, cette décision ne pouvait manquer de susciter de la
curiosité. Elle était peu opportune pour les victimes qui, renvoyées aux articles 77 et 78 du
DOC, devraient alors dans la plupart des cas prouver la faute du gardien si elles voulaient
obtenir réparation. Elle était certainement aussi contraire à la volonté du législateur. Il a fallu
une vingtaine d’années pour que la Cour de cassation, au lendemain de sa création, se
prononce sur cette question dans le sens où l’on devrait normalement s’attendre : « Edictant en
termes généraux la règle selon la quelle chacun doit répondre du dommage causé par les choses qu'il a sous

6 Effet certain de la loi sur l’arabisation de la justice


7 G.T.M., 1937, n°714, pp.45, Voir François-Paul Blanc, DOC annoté, art.88 note 106
2
sa garde, l'article 88 du Code des obligations et contrats s'applique aussi bien aux immeubles qu'aux
meubles, quelles que soient les causes du dommage, sous réserve des cas particuliers prévus à l'article 89 du
même Code. Ainsi, le gardien d'un immeuble dans lequel a pris naissance un incendie dont la cause est
demeurée inconnue est à bon droit déclaré responsable des dommages causés aux tiers par la
communication de cet incendie aux immeubles voisins. » On en retient d’une part qu’à la différence
du droit français (art. 1384 al 2 C.civ), lorsque le dommage est causé par l'incendie, le droit
marocain n'exclut pas l'application de la présomption de responsabilité du fait des choses que
l'on a sous sa garde. D’autre part, l'arrêt rapporté affirme expressément que les dispositions de
l'art 88 DOC sont applicables aux immeubles comme aux meubles, la généralité des termes de
cet article ne permettant aucune distinction entre ces deux types de choses.

Cependant, alors qu’elle retient que l’article 88 doit s’appliquer « quelles que soient les causes du
dommage », la Cour de cassation prend tout de même le soin d’exclure de ce principe général de
présomption les cas particuliers prévus par l'article 89 du DOC, en des termes analogues à ceux
de l'article 1386 du Code civil français. Selon cet article, le propriétaire ou la personne chargée
de l'entretien d'un édifice est responsable de sa ruine lorsque celle-ci est due à la vétusté, à un
défaut d'entretien ou à un vice de construction. Pour ne pas vider cette disposition de sa
substance, la jurisprudence tant marocaine que française empêche la victime d'invoquer la
présomption de responsabilité prévue à l'article 88 du DOC ou 1384 al.1 du Code civil. On est
amené à cet effet à se demander si l’article 89 du DOC exclut qu’il soit fait application des
dispositions de son article 888. Mais pour ne pas nous écarter de notre sujet, il convient de
retenir que toute chose, et n’importe quelle chose, mobilière ou immobilière, peut être à
l’origine d’un dommage réparable sur la base de l’article 88 du DOC. Cependant il faut aussi
préciser que ledit article n’est pas applicable lorsque le dommage est dû non au fait de la chose
elle-même, mais au fait de l’homme par qui elle était mue9.

2. Le fait de la chose

Dans quelle mesure une chose, c’est-à-dire un objet inanimé, peut-elle être cause d’un
dommage ? Les juridictions marocaines entendent par « fait de la chose » la « participation » de
celle-ci à la réalisation du dommage. Dans un arrêt de la Cour d’appel de Rabat de 1940, il a
été décidé que faute pour la victime de « démontrer la participation matérielle de la chose au
dommage dont elle demande réparation, son action ne peut être admise contre le gardien10 ». Ainsi, ne
suffit-il pas que la chose ait été à l’occasion du dommage11, mais qu’elle « ait joué un rôle actif
dans la réalisation du dommage, par un heurt, un choc reçu ou donné12 » par exemple. Cette exigence
comportait également des difficultés pour les victimes, tel que dans les cas où la chose n’a joué
qu’un rôle passif ou qu’il n’y a pas de contact direct et matériel entre la victime et la chose
dommageable. C’est pourquoi elle a été très vite écartée par la Cour de cassation qui décida
que la participation de la chose à la réalisation du dommage ne nécessite pas forcément un
contact matériel. Il suffit que l’intervention cette chose ait été déterminante dans la cause du
dommage. Ainsi, « justifie légalement la participation d'une voiture automobile à la réalisation d'un
accident, l'arrêt qui constate que cette voiture, dont la présence sur les lieux résulte des éléments d'un

8 A notre sens, rien ne justifierait cette exclusion. Dans un arrêt du 23 mars 2000, la 2ème chambre civile de la
Cour de cassation française avait décidé que l’art. 1386 du code civil, qui correspond à l’art.89 du DOC, n’exclut
pas que les dispositions de l’article 1384 al 1 (art.88 du DOC) soient invoquées à l’encontre du gardien non
propriétaire de la chose, cause du dommage (cf. Cass. Civ. 2e, 23 mars 2000. Bull. civ. II, n°54 ; R., pp. 400.)
9 Cela nous rappelle l’importance que la faute continue d’occuper en droit marocain de responsabilité civile.
10 C.A. de Rabat, 4/10/1940 in R.A.C.A.R., tome X, p. 533, cité F-P BLANC in DOC annoté, article 88, note 13
11 Ibid.
12 TPI de Rabat, 31 mars 1937, R.L.J.M., 1937, p.127, cité par F-P BLANC in DOC annoté sous l’article 88, note 11

3
dossier pénal, a, en circulant sur sa gauche, provoqué une collision entre deux autres véhicules13 ». Cette
position est généralement approuvée par la doctrine et elle est admise également par la
jurisprudence française qui a à plusieurs reprises retenu la responsabilité du gardien dans des
cas similaires.14 Cependant, même si l’article 88 du DOC n’exige pas la matérialité du contact,
encore faut-il que la chose ait participé réellement au dommage, c’est-à-dire que le rapport de
causalité entre les faits allégués et le dommage définitif ait joué la condition nécessaire. Il ne
suffit pas, pour que la responsabilité du gardien soit engagée, que la chose ait pu ou ait exercé
une influence psychologique sur la victime au moment de l’accident. (C.A. de Rabat,
22/6/1956, R.M.D., 1956, p.364)

3- La garde de la chose

L’article 88 du DOC évoque de façon laconique la « garde » des choses sans préciser en quoi
consiste-t-elle. Deux conceptions doctrinales ont été avancées à ce propos. L’une consistant à
faire de la garde un élément de fait, considère comme gardien celui qui a l’usage de la chose au
moment où le dommage est survenu. L’autre consiste à faire de la garde un élément de droit et
par conséquent faire du propriétaire le gardien de la chose. La Cour de cassation a adopté une
position mixte. « Le gardien d'une chose est celui qui a sur elle les pouvoirs d'usage, de direction et de
contrôle15 ». Ainsi, « caractérise suffisamment ces pouvoirs et donne une base légale à sa décision, la Cour
d'appel qui, pour condamner sur le fondement de l'article 88 du Code des obligations et contrats un
garagiste à réparer les conséquences d'un accident causé par un camion poussé à la main, constate que ce
garagiste s'était chargé d'amener ce véhicule en remorque dans un dépôt, que cette opération comportait
toutes les manœuvres nécessaires pour la mener à bien, y compris sa phase finale consistant à ranger le
camion le long d'un bâtiment, et que peu importait que ledit garagiste ait estimé préférable de ne pas
utiliser le véhicule remorqueur pour cette ultime manœuvre opérée sous la surveillance de son chauffeur et
alors que son graisseur était au volant du camion manœuvré. »16

De même, « lorsqu'une personne a fait une chute dans la cage de l'ascenseur d'un immeuble en voie
d'achèvement, l'entrepreneur chargé de l'installation de cet appareil est à bon droit déclaré seul responsable
du dommage en qualité de gardien, dès lors que l'accident s'est produit avant la fin des travaux et avant
leur réception par le propriétaire et que, n'étant pas entrepreneur général, ce dernier n'avait pas la direction
et le contrôle de l'ouvrage »17.

Celui qui a reçu une chose à titre de locataire, et en est ainsi devenu le nouveau gardien, en
assume donc, vis-à-vis des tiers, tous les risques dommageables, même ceux qui proviennent
des pièces de cette chose, sauf recours contre celui dont il la tient. C’est ainsi que dans la
location d’une voiture, le locataire ne peut, en cas d’accident causé par ce véhicule, se dégager
de la présomption de responsabilité de l’article 88 du DOC qui pèse sur lui en sa qualité de
gardien, sous le prétexte que seuls les défauts dudit véhicule auraient été la cause de cet

13 Cour suprême, Chambre civile, 15 décembre 1964 in www.juricaf.org


14 Voir notamment : Civ. 22 janv. 1940, D.C. 1941.101, note Savatier; Civ. 30 mai 1944, D.A. 1944. 105; Civ. II 12
janv. 1966, B. 42;
15 Cour suprême, Chambre civile, 02 novembre 1965, in www.juricaf.org
16 Ibid.

17 Cour suprême, Chambre civile, 17 novembre 1964, in www.juricaf.org

4
accident.18 Ainsi, la présomption légale de responsabilité du fait des choses inanimées ne
s'attache pas à la qualité de propriétaire mais à celle de gardien.

Cependant, les pouvoirs d'usage, de direction et de contrôle sur la chose étant les attributions
habituelles du droit de propriété, le propriétaire d'une chose doit en être présumé le gardien s'il
ne prouve, non pas seulement qu'il en a perdu la maîtrise, mais encore que la chose est passée
sous la garde d'autrui. Un arrêt du 20 février 2002 rendu par la chambre pénale de la Cour de
cassation, bien que ne visant pas expressément l’article 88 du DOC, est particulièrement
intéressant dans ce sens. Il ressort de cet arrêt que le propriétaire d’un véhicule automobile qui
vent ce dernier à un tiers n’en demeure pas moins le gardien tant que l’enregistrement du
véhicule au nom du nouveau propriétaire n’est pas achevé. La Cour de cassation ayant affirmé
que « le but de l'enregistrement du véhicule au nom du nouveau propriétaire vise à mettre fin au transfert
de la carte grise en son nom et la simple reconnaissance de l'achat de la voiture par son propriétaire
d'origine ne dégage pas la responsabilité de celui-ci en tant que gardien de la chose »19.

Néanmoins, la présomption de l’article 88 du DOC, malgré sa force, n’est qu’une présomption


et peut totalement disparaître20. Pour cela le gardien devra prouver une double condition.

II/ Les conditions d’exonération de la responsabilité du fait des choses

Elles se dégagent des dispositions de l’article 88 du DOC selon lequel « chacun doit répondre du
dommage causé par les choses qu'il a sous sa garde, lorsqu'il est justifié que ces choses sont la cause directe
du dommage, s'il ne démontre : 1° Qu'il a fait tout ce qui était nécessaire afin d'empêcher le dommage ; 2°
Et que le dommage dépend, soit d'un cas fortuit, soit d'une force majeure, soit de la faute de celui qui en est
victime. » La jurisprudence marocaine est unanime sur le sens de cet article. Toutefois des
éléments techniques méritent d’être soulevés. C’est le cas notamment de l’obligation qui pèse
sur le gardien de faire tout ce qui est nécessaire afin d’empêcher le dommage (1). Ensuite on
s’interrogera sur les incidences que peut entraîner la participation de la victime à la réalisation
dudit dommage, soit que celle-ci ait fait usage de la chose dommageable (2), soit que le fait de
la chose soit aussi imputable à sa faute (3).

1. L’obligation d’empêcher le dommage

Les deux conditions posées par l’article précité ne sont pas alternatives mais cumulatives.
Ainsi, « le gardien d'une chose dommageable doit non seulement démontrer que l'accident est dû à un cas
fortuit ou de force majeure ou à la faute de la victime, mais encore prouver qu'il a fait tout le nécessaire afin
d'éviter le dommage ». Dans un cas d’espèce, une voiture automobile avait, de nuit, heurté et
blessé mortellement un piéton ayant fait irruption subite sur la chaussée à sept mètres de la
voiture. Poursuivi devant la juridiction correctionnelle, le conducteur de ce véhicule fut
condamné pour excès de vitesse mais relaxé du chef d'homicide involontaire. La veuve de la
victime ayant alors assigné le propriétaire de la voiture et sa compagnie d'assurances sur la
base de l'article 88 du dahir des obligations et contrats en réparation du dommage qu'elle avait

18 Cass. Civ. (fr), 11 juin 1953, G.T.M., n°1137, p.167, cité par par F-P BLANC in DOC annoté, art.88, note 131

19 Cour suprême, Chambre pénale, 20 février 2002, in www.juricaf.org

20 CA de Rabat, 29 avril 1930, R.L.J.M., 1931, p.122, cité par F-P BLANC in DOC annoté, article 88, note 4
5
subi, fut déboutée par la Cour d'appel de Rabat dans un arrêt du 13 décembre 1960. Dans cet
arrêt la juridiction d’appel avait relevé que l'irruption subite de la victime sur la chaussée à 7
mètres de la voiture avait rendu vaine toute manœuvre de sauvetage de la part de
l'automobiliste. Mais la décision d’appel fut cassée pour défaut de base légale, car pour exonérer le
propriétaire d'une voiture automobile de la présomption de responsabilité qui pesait sur lui à la suite d'un
accident mortel occasionné par ce véhicule, la Cour d’appel s’est bornée à constater que l'irruption subite de
la victime sur la chaussée à sept mètres de la voiture avait rendu vaine toute manœuvre de sauvetage de la
part du conducteur. Or la condamnation pénale prononcée contre ce conducteur pour excès de vitesse
interdisait au gardien, c’est-à-dire le propriétaire, de rapporter la preuve qu'il avait pris toutes les
précautions pour éviter le dommage, non seulement au moment de l'accident, mais dans les instants qui
l'avaient précédé21.

Le fait pour le gardien d’une chose dommageable de n’avoir commis aucune faute ne signifie
pas qu’il a fait tout le nécessaire afin d’éviter le dommage. Ainsi « l'acquittement du conducteur
d'un véhicule par la juridiction répressive devant laquelle il était poursuivi du chef d'homicide involontaire
implique seulement que ce conducteur n'a commis aucune faute mais n'établit pas qu'il a fait tout ce qui
était nécessaire afin d'éviter le dommage. Par suite, manque de base légale l'arrêt qui se fonde sur ce seul
acquittement pour exonérer le gardien du véhicule de la présomption prévue à l'article 88 du Code des
obligations et contrats 22». Dans quelle mesure peut-on alors considérer que le gardien a fait tout
ce qui était nécessaire afin d’éviter le dommage ?

Il faut déduire des deux arrêts précités que la Cour de cassation (ex-Cour suprême) apprécie
avec sévérité la responsabilité du gardien, certainement dans le but de faciliter l’indemnisation
des victimes. La responsabilité du gardien ne peut être écartée que s’il est établit par des faits
précis et positifs que celui-ci avait véritablement pris toutes les précautions nécessaires afin
d’éviter le dommage.

Ainsi, « lorsqu'un accident de la circulation s'est produit au cours d'un dépassement en troisième position,
déclare à bon droit que le conducteur qui effectuait le premier dépassement a fait tout le nécessaire pour
éviter le dommage, la décision qui constate que ce conducteur circulait à 75 km à l'heure sur une route
rectiligne et qu'avant de commencer sa manœuvre il a actionné son bras de changement de direction et a
fait signe de ralentir au conducteur qui le suivait. »23

De même, lorsque circulant normalement à leur droite sur leur scooter, des époux ont été
renversés et blessés par un véhicule dont le conducteur fait valoir pour sa défense que
l’apparition en face de lui d'un tiers véhicule qui circulait sur sa gauche l'avait contraint
d'abandonner sa droite, provoquant ainsi l'accident, ce dernier est a bon droit exonéré de la
présomption de responsabilité établi par l’article 88 du DOC. En effet, la Cour de cassation a
considéré que circulant sur sa droite il « ne pouvait prévoir la venue sur ce côté de la route d'un autre
véhicule et que, vu le peu de temps dont il disposait et la rapidité de manœuvre qui s'imposait, il avait, en
obliquant sur sa gauche, pris la seule mesure que les circonstances lui permettaient; […] d'où il résulte qu’il

21 Cour suprême, cham. Civ. 19 février 1963, in www.juricaf.org


22 Cour suprême, Chambre civile, 15 juillet 1964, in www.juricaf.org
23 Cour suprême, Chambre civile, 28 octobre 1958, in www.juricaf.org

6
avait rapporté la double preuve exigée par l'article 88 du Code des obligations et contrats pour être exonéré
de la présomption de responsabilité mise à sa charge ».24

2. L’usage de la chose par la victime

Deux situations méritent ici d’être soulevées : il s’agit d’une part des cas où la victime tire
profit de la chose comme dans le cas d’un transport bénévole, et d’autre part, des cas où le
gardien de la chose avait intérêt à ce que celle-ci soit utilisée par la victime.

- Usage de la chose par la victime : La jurisprudence marocaine a évolué en deux étapes


notamment en qui concerne le transport bénévole…

Dans un premier temps, les tribunaux avaient décidé que la présomption de faute édictée par
l’article 88 du DOC à l’encontre du gardien d’une chose inanimée se justifie par la nécessité de
garantir les tiers qui n’ont pas participé à l’usage de cette chose contre les dangers qu’elle peut
faire courir, mais qu’elle ne saurait être invoquée par celui qui a accepté de participer à l’usage
de cette chose connaissant les dangers qu’elle pouvait présenter.25 Il s’agit là d’une application
du principe général selon lequel le tiers qui participe gratuitement à l'usage d'une chose
inanimée n'est pas protégé par la présomption de responsabilité pesant sur le gardien. Certains
auteurs ont voulu fonder juridiquement cette règle purement jurisprudentielle sur l'acceptation
des risques par la victime ou sur la renonciation tacite de cette dernière à invoquer la
présomption, mais aucune de ces théories n'est pleinement satisfaisante et la règle ne se justifie
que par l'équité26.

Mais il faut bien reconnaître qu’une application satisfaisante d’un tel principe nécessite un
système de réparation prévoyante, au risque pour les victimes de se retrouver sans aucun
dédommagement. Par exemple, lorsqu'un accident de circulation met en cause deux véhicules et
qu'aucune faute n'a pu être établie contre l'un ou l'autre des conducteurs, dans quelles limites le
passager transporté à titre gratuit pourra-t-il être dédommagé, et qui devra supporter la réparation de
son préjudice? Par application du principe ci-dessus évoqué, le transporteur bénévole ne doit rien
avoir à payer, ni directement à la victime, ni par l'effet d'une action récursoire exercée par le gardien
de l'autre véhicule, sauf s’il arrive à prouver un faute contre le transporteur bénévole27. Mais reste à
savoir si ce gardien doit réparer l'intégralité du préjudice subi par le passager ou si ce dernier doit
en supporter une partie. Dans un arrêt rendu le 16 mars 1960, la chambre civile de la Cour de
cassation avait adopté la première solution, celle qui consiste à faire reposer la charge de la
réparation entièrement et uniquement sur le gardien. Au contraire, par quelques arrêts récents,

24Par conséquent, l’entière responsabilité du dommage revient au conducteur du véhicule qui roulant à sa
gauche en violation des règles de la circulation. Cf. Cour suprême, Chambre civile, 15 décembre 1964, in
www.juricaf.org

25 C.A de Rabat, 17 mars 1923, G.T.T., 1923, n°544, p.165, cité par F-P BLANC in DOC annoté, article 88 note 1
26 Sur cette question, voir notamment H. et L. Mazeaud, Traité de la responsabilité civile, n° 607 et s

27 Cour suprême, Chambre civile, 23 février 1965, et cham. civ., 16 mars 1960, arrêts publiés in www.juricaf.org

7
la Cour de cassation française a opté pour la seconde en ordonnant un partage de
responsabilité28.

Dans un deuxième temps, il y aura un revirement de jurisprudence au Maroc, d’abord par un


arrêt de la chambre civile de la Cour de cassation en date du 20 décembre 196729 puis par un
autre arrêt de la chambre civile toujours du 11 juin 1969 dans lequel la Cour décide « qu’il
s’agisse de transport bénévole ou à titre onéreux, le propriétaire de la voiture demeure responsable
conformément aux dispositions de l’article 88 du DOC tant qu’il n’a pas établi l’existence d’une cause
d’exonération »30. La jurisprudence française a adopté, également par un revirement, une
position similaire mais avec une petite nuance. La Cour d’appel de Paris avait, dans un arrêt
du 27 juin 1967, confirmé un jugement accordant réparation à la victime d’un accident de
circulation contre le conducteur du véhicule qui la transportait gratuitement. Ce dernier fit
grief à l'arrêt « d'avoir accueilli la demande sur la base de l'article 1384 alinéa 1er du Code civil, alors que
ce texte, destiné à protéger en assurant, le cas échéant, leur indemnisation, les victimes du dommage causé
par une chose à l'usage de laquelle elles n'ont point participé, ne saurait bénéficier à ceux qui ont accepté ou
sollicité de participer, à titre gracieux, à l'usage de la chose, en pleine connaissance des dangers auxquels ils
s'exposaient ; ». Le pourvoi porté devant une chambre mixte a été rejeté par cette instance qui a
décidé « que la responsabilité résultant de l'article 1384 alinéa 1er du Code civil peut être invoquée contre
le gardien de la chose par le passager transporté dans un véhicule à titre bénévole, hors les cas où la loi en
dispose autrement ». On en déduit alors la conclusion suivante : en droit français, la présomption
de responsabilité édictée par l’article 1384 al.1 du Code civil peut être invoquée contre le
gardien de la chose par le passager transporté à titre bénévole sauf si la loi en dispose
autrement. En droit marocain, le fait pour la victime d’être transporté à titre bénévole ne
dispense pas le voiturier de la présomption de responsabilité édictée par l’article 88 du DOC ;
la généralité des termes des arrêts sus mentionnés laisse croire que la jurisprudence marocaine
ne prévoit aucune exception à ce principe.

- Lorsque que le gardien tire profit de l’usage que la victime fait de la chose dommageable :
Cependant il n’y a aucune hésitation lorsque le gardien tire profit de l’usage que faisait la
victime de la chose cause du dommage. Dans un arrêt du 20 avril 1960, dont l’autorité n’est
pas des moindres, puisque rendu par les chambres réunies de la Cour de cassation, il a été
décidé que « la responsabilité du fait des choses, telle qu’elle est définie par l’article 88 du DOC, peut être
invoquée par la victime d’un dommage, bien que celle-ci ait participé à l’usage de la chose qui en est la
cause, lorsqu’il est démontré que le gardien présumé responsable a tiré profit de l’activité déployée par la
victime, et qu’il existait un intérêt commun entre le propriétaire de la chose d’une part et la victime d’autre
part »31. Il nous reste maintenant d’examiner la question sous un autre angle, celui où le fait de
la chose est totalement où partiellement imputable à la faute de la victime.

3. La faute de la victime

Selon la tendance générale de la jurisprudence et en vertu de l’article 88 du DOC, la faute de la


victime est de nature à exonérer le gardien, totalement ou partiellement, de la présomption de

28 (Civ Il, 9 mars 1962, D 1962.625 note Savatier, J.C.P.1962.II 12728 note Esmein 21 déc1965, J.C.P.
966.11.14736, note N.Dejean de la Batie 20 janv 1966, B 86 20 oct 1966, J.C.P. 1966.II.14869. Sur cette question,
v notamment: René Rodière, Rev trim dr civ 1965, p 129, n 11 ; 1966, p 303, n 13, et p 541, n 11)
29 C.S. cham. civ. 20 déc. 1967, G.T.M., mars-avril 1968, p. 23.
30 C.S. Civ., 11/6/1969, J.C.S.1971, n°22, p.18, cité par F-P BLANC in DOC annoté, art.88, note 161
31 Cour suprême, Cham. réunies, 20 avril 1960, cité par F-P BLANC in DOC annoté, article 88, note 29

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responsabilité qui pèse sur lui. En effet, pour la Cour de cassation « l'article 88 du Code des
obligations et contrats ne met pas obstacle à un partage de responsabilité entre la victime dont la
faute a concouru à la réalisation du dommage et le gardien de la chose qui ne démontre pas avoir
accompli tout le nécessaire pour éviter l'accident. 32».

Pour que le gardien soit entièrement exonéré, il lui faudra démontrer d’une part que la faute de
la victime est la cause exclusive du dommage et d’autre part qu’il a fait tout ce qui était
nécessaire afin d’éviter le dommage. La faute de la victime présente ce caractère d’exclusivité
lorsqu’elle est déterminante dans la réalisation du dommage, imprévisible et insurmontable par
le gardien. « La faute de la victime, lorsqu'elle ne présente pas les caractères de la force majeure, exonère
partiellement de la présomption mise à sa charge par l'article 88 du Code des obligations et contrats, le
gardien de la chose ayant concouru à la réalisation du dommage, et entraîne par voie de conséquence un
partage de responsabilité entre la victime et le gardien. Par suite, lorsque deux véhicules sont entrés en
collision et que leurs gardiens respectifs se sont assignés réciproquement en réparation de leur dommage,
une Cour d'appel ne peut sans violer l'article susvisé les condamner chacun à réparer l'intégralité du
préjudice subi par l'autre, dès lors qu'il résulte de ses constatations de fait qu'ils ont tous deux commis une
faute.33 » Encore ne suffit-il pas au gardien de démontrer « la faute de la victime, déterminante et
imprévisible » mais aussi de « prouver néanmoins qu’il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour
éviter le dommage 34».

Conclusion

Même si ce travail a été réalisé à partir d’une jurisprudence relativement ancienne, il permet de
préciser que la Cour de cassation fait une application très stricte des dispositions de l’article 88
du DOC, notamment en ce qui concerne la présomption de responsabilité mise à la charge du
gardien, tout en se montrant, jusqu’à la mesure du possible, favorable à la victime qui demande
réparation d’un dommage sur la base de ce texte.

Sources
Arrêts de la chambre civile, éd. 2007, publication de la Cour de cassation (ex-Cour suprême),

La jurisprudence de la Cour de cassation française concernant les arrêts de la Cour d’appel de Rabat,
tomes II et IV, publication de la Cour de cassation (ex-Cour suprême),

BLANC (F.-P.), Les obligations et les contrats en droit marocain (DOC annoté), Sochepress, 2001

EWALD (F.), GARAPON (A.), J. MARTIN (G), MUIR WATT (H), MATET (P),
MOLFESSIS (N.), NUSSEMBAUM (M.), Les limites de la réparation du préjudice, Dalloz, 2009,

32 Cour suprême, cham. civ., 6 décembre 1960, in www.juricaf.org

33 Cour suprême, chambre civile, 30 novembre 1965, in www.juricaf.org

34 C.S. civ. 30 juin 1964, R.A.C.A.R., tome 22, pp.445-447

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sous l’égide de la Cour de Cassation (français), du Conseil d’Etat (français), de l’IHEJ, de
l’ENSSS et du CHEA,

MAINGUY (D) et RESPAUD (J.-L.), Droit des obligations, ellipses 2008,

http://www.juricaf.org, La jurisprudence francophone des Cours suprêmes (JURICAF), un


projet de l'association des Cours judiciaires suprêmes francophones (AHJUCAF).

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