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Annales Médico Psychologiques 164 (2006) 775–779

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Communication

L’arrêt du sport intensif : révélation d’addictions ?


Stopping intensive sports: Revelation of addiction?
É. Vollea, J.-C. Seznecb
a
Étudiante en Master de psychologie clinique, Université Nanterre Paris-X, France
b
Service de psychiatrie CHU Bicêtre 78, rue du Général-Leclerc, 94275 Le Kremlin Bicêtre, France

Résumé
Cette étude a pour objet de montrer sous un angle psychanalytique l’impact de la rupture sportive sur la vie psychique de deux anciens
sportifs de haut niveau. Il s’agit, ici, de savoir si l’arrêt du sport intensif peut être à l’origine d’addiction de remplacement chez un sportif
(tout en sachant que celui-ci ne peut pas élaborer la perte de son statut de sportif de haut niveau) et si la dépression et la baisse de l’estime de
soi chez un sportif en fin de carrière sont un passage obligatoire, cet arrêt mettant aussi fin à la recherche identitaire quasi pathologique du sujet
que l’on pourrait rapprocher d’un fonctionnement de type limite. Le sportif de haut niveau est plus vulnérable en fin de carrière et peut être
beaucoup plus enclin à devenir dépendant aux drogues ou autres addictions. Pendant sa carrière, deux mondes distincts l’entourent : la famille
sportive d’adoption et la cellule familiale. On peut alors se demander si le sportif dissocie ces deux familles sur un plan psychique afin de ne pas
tomber dans une dépression ou une autre dépendance. L’arrêt du sport est donc synonyme de perte totale de soi-même ; celui-ci peut donc
entraîner une angoisse de séparation et une probable chute dans le vide social et l’addiction.
© 2006 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Abstract
This study aims to show the impact of ending intensive sport activities on the psychic life of two former high level sportsmen and this under a
psychoanalytical point of view. The question is to know whether ending intensive sport activities can be at the origin of an addiction of replace-
ment (knowing meanwhile that the sportsman cannot accept the loss of his high level athlete statute) and whether the depression and the drop in
self-esteem at the end of a sportsman’s career are inevitable. The ending of a sportsman’s career also puts an end to his quasi-pathological
identity research, research which could be compared to a borderline behaviour. Moreover, a high level sportsman is more vulnerable at the
end of his career and can be much more inclined to become dependent on drugs or on other addictions. During his career two distinct worlds
surround him: the sporting family of adoption and the family unit. We can therefore question whether the sportsman dissociates these two
families on a psychical level in order not to fall into a depression or into another dependence. Stopping sport activities is thus synonymous
with a total loss of oneself; and this can therefore involve an anguish of separation and a probable fall into a social vacuum and into addiction.
© 2006 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Angoisse de séparation ; Attachement affectif ; Conduites addictives ; Dépression ; Narcissisme ; Sport de haut niveau

Keywords: Dependence Behaviour; Distress of Separation; Emotional Attachment Depression; High Level Sport; Narcissism

1. Introduction et le plaisir, et la dépendance à l’exercice physique s’installe.


Le sport de haut niveau est ici pointé du doigt comme le
La pratique sportive de haut niveau peut plonger un adoles- déclencheur de certaines formes d’addictions de remplacement
cent ou un adulte dans un milieu social où la norme n’existe qui restent encore pour beaucoup une problématique déniée et
plus. Le sportif ne se fixe plus de limites entre la performance un sujet tabou dans notre société. Nous nous sommes servis
d’études récentes, réalisées en 2000 par Lowenstein et al. [4],
qui montrent que certains sportifs de haut niveau en fin de car-
rière développent une dépendance toxicomaniaque. Il semble
Adresse e-mail : jcseznec@yahoo.fr (J.-C. Seznec). donc qu’il existe un lien étroit entre le sportif, sa carrière
0003-4487/$ - see front matter © 2006 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.amp.2006.08.001
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d’addict sportif et une autre addiction. Une autre enquête en ● leur parcours sportif, du début à leur gloire, en finissant par
2003 [3], qui s’intéresse davantage à la reconversion sociale leur palmarès sportif tout en confrontant les deux milieux
des athlètes, a révélé qu’un nombre important de sportifs de dans lesquels ils vivaient, le milieu sportif et leur famille ;
haut niveau sont laissés à l’abandon à la fin de leur carrière ● leur ressenti en ce qui concerne les parents en tant que
et que ce genre de situation sociale les entraîne dans des modèle identificatoire et la façon dont ces derniers interve-
conduites de dépendance telles que l’héroïnomanie ou autres naient dans la pratique sportive de leur enfant ;
produits toxiques. Rares sont les études qui s’intéressent aux ● l’investissement de la relation entraîneur–entraîné en tant
sportifs de haut niveau après leur retraite, car cette question que médiateur du modèle parental, les premières compéti-
ne semble pas entrer dans le champ des médias du sport qui tions, les premières séparations d’avec la famille, et la célé-
s’intéressent à l’instant, c’est-à-dire au résultat ou à la perfor- brité ;
mance, et non à l’après. ● leur ressenti à l’arrêt de leur carrière, les autres séparations
d’avec les différents milieux (la famille, le sport, et les amis)
2. Matériel et méthodes et l’engrenage dans l’addiction ;
● leur prise de conscience face à la dissociation des deux
2.1. La population milieux, le sport et leur nouvelle vie, afin de gérer plus faci-
lement leur propre angoisse de séparation.
Il nous a paru intéressant de comparer deux anciens sportifs
de haut niveau qui ne pratiquent pas le même sport (le rugby et 2.3. Le test du Rorschach
l’escrime) et qui sont tombés dans l’addiction à l’exercice phy-
sique.
Ce test peut être utile afin de voir comment le sujet perçoit
Tous deux pratiquent leur sport depuis leur enfance, ils ont
le réel dans lequel il vit actuellement et sa propre manière de
commencé à l’âge de quatre à cinq ans et ont évolué très vite
percevoir les relations affectives qu’il a envers lui-même et
dans un cadre compétitif de très haut niveau. Ils ont tous les
envers autrui par rapport à son nouveau monde extérieur :
deux gravi avec facilité les échelons, niveau après niveau, afin
d’être les meilleurs au niveau international. Ils pratiquaient leur
● la défaillance du lien maternel représentatif de la cellule
discipline après les cours ou encore dans une structure spécia-
sportive qui peut laisser entrevoir une faille dans la cons-
lisée telle que « sport études » et s’entraînaient au moins quatre
truction identitaire ou une angoisse de séparation, à travers
heures tous les jours.
les planches 1, 7 ;
À l’arrêt de leur carrière, ils n’ont pas eu la même réaction
● l’investissement narcissique de l’image de soi qui peut-être
face à l’impact de la séparation. Le rugbyman a arrêté sa car-
soit idéalisant, soit dévalorisant, ainsi que l’estime de soi du
rière à l’âge de 29 ans, en mauvais termes à cause d’un entraî-
sportif, aux planches 5 et 9 ;
neur, et l’escrimeur à l’âge de 32 ans par choix personnel et par
● le sentiment d’identité repérable et bien construit afin de
manque de motivation. Ils se sont tous deux reconvertis profes-
percevoir l’image archaïque de la mère élaborée par le
sionnellement : le rugbyman est journaliste sportif et l’escri-
sujet à la planche 9 et à la planche 1 ainsi que le sentiment
meur est devenu directeur de recherche. L’un avoue encore
individuation–séparation à la planche 10 ;
aujourd’hui vouloir faire carrière en tant qu’entraîneur de
rugby en enseignant ce sport, tandis que l’autre s’y refuse. ● le sentiment identitaire sexuel de l’image de soi qui est
Ces deux sportifs ont présenté, suite à leur retraite sportive, important à prendre en compte dans les troubles de dépen-
des troubles appartenant au spectre des addictions défini selon dance, à la planche 3 ;
Goodman [6]. Le rugbyman, après une période dépressive, a ● le ressenti du nouvel environnement extérieur à la planche 8
commencé à développer une dépendance gestuelle [2] au ainsi que la représentation de la loi aux planches 2 et 4.
sport en tant qu’entraîneur ainsi qu’une dépendance affective.
Il s’attache affectivement à toutes les personnes qu’il rencontre 2.4. Le test du TAT, l’échelle de Zuckerman et l’inventaire
et emploie le tutoiement assez facilement. Quant à l’escrimeur, d’estime de soi sociale
il est devenu dépendant à l’alcool, 14 ans après l’arrêt de sa
carrière. Il a commencé à boire lorsqu’il s’est rendu compte Le TAT est complémentaire du Rorschach car il va permet-
qu’il n’arriverait pas à être le meilleur dans sa nouvelle profes- tre de renforcer la validité des résultats. Il met en évidence les
sion. Il passait ses jours et ses nuits à travailler, il ne comptait relations objectales que le sujet a avec son environnement
plus les heures passées et était devenu dépendant à son travail. affectif et relationnel. Il permet de :
Après deux échecs professionnels, il s’est mis à boire (une
bouteille et demie de whisky) tous les jours. ● repérer si le sujet a vécu une blessure narcissique dans son
enfance, à la planche 1.
2.2. Les entretiens semi-directifs ● montrer que la dépression est réellement présente et ressen-
tie à l’arrêt du sport à la planche 3 qui peut être prédictive
Chacun des deux anciens sportifs a été soumis à quatre de comportements de dépendance ;
entretiens semi-directifs d’une heure orientés sur les points sui- ● percevoir l’ambivalence des sentiments entre les proches de
vants : la famille sportive et familiale ainsi que la séparation à la
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planche 4, et l’ambivalence des sentiments associée à Il est donc évident que, chez ces deux sujets, la dissociation
l’angoisse de perdre l’amour d’objet aux planches 5, 6BM, psychique des deux milieux n’a pas encore été réalisée. C’est
11, 12DG et 13B ; pour cela que l’on peut parler d’addiction au sport et d’addic-
● l’investissement narcissique de l’image de soi ainsi que le tion de remplacement à l’alcool car, soit ils ne peuvent s’en
sentiment identitaire bien construit aux planches 19, 16 et 1. passer, soit ils ne peuvent plus supporter cette trop grande res-
ponsabilité professionnelle.
L’Échelle de recherche de sensation de Zuckerman a été L’un deux est encore en recherche de sensations liées au
utilisée pour rechercher si la dépendance au sport est liée à la sport. Le rugbyman affirme « aimer prendre des risques et res-
recherche de sensations extrêmes, et le test de l’estime de soi sentir l’effort physique corporel vécu à ses débuts de carrière ».
sociale évalue le narcissisme « social » du sujet après l’arrêt de Mais ce thème n’est pas récurrent pendant les entretiens et
sa carrière. n’est pas un des facteurs qui a pu favoriser leur dépendance.
Ici, le manque physiologique corporel n’est pas un facteur
3. Résultats déclenchant chez les deux sportifs, ce qui montre que l’addic-
tion n’est pas forcément liée à la recherche de sensations. Cette
Les résultats obtenus sont relativement homogènes. Nos hypothèse infirmée prouve qu’il y a un lien entre les deux,
sujets ont tous les deux le sentiment d’avoir perdu une mais le phénomène addictif va être plus ou moins influencé
deuxième famille : le sport. Ils déclarent tous deux que « le en fonction de la discipline sportive exercée par les sujets et
sport faisait partie intégrante de leur vie et qu’il y avait une des conditions dans lesquelles celle-ci s’est arrêtée. Il a été
très forte pression exercée par leurs parents ». D’ailleurs, vérifié avec cette échelle de sensation que ces deux sportifs
lorsqu’on leur demande s’ils ont eu l’impression de quitter étaient tous deux sujets à l’ennui. Ce qui confirme qu’ils ont
une seconde famille à l’arrêt du sport, ils répondent oui sans un besoin de nouveauté et de changement afin de rester dans la
hésiter. Le milieu sportif constitue donc une enveloppe fami- dépendance et de remplir ce vide existentiel. La dépendance à
liale qui permet aux sportifs de se sentir soutenus et étayés, « l’action sportive » mise en place à un âge où l’on construit
comme le ferait une mère pour protéger son bébé de ses pre- son narcissisme (adolescence) ne permet pas sa maturation [1].
mières angoisses face à son nouvel environnement. Ils subis- À la fin de sa carrière sportive, l’athlète se retrouve confronté à
saient à la fois une pression psychique de leurs entraîneurs et cet enjeu existentiel, « être comme tout le monde », l’addiction
de la part de leurs parents. Le fait qu’ils aient tous les deux étant une fausse bonne solution pour résoudre ce problème.
rompu tout contact avec leurs parents pendant leur carrière Le TAT et le Rorschach indiquent, chez ces deux athlètes,
n’est pas anodin, car ils avaient tous deux une mère dépressive que la recherche identitaire ainsi que la valorisation narcissique
et exigeante à la maison. Le rugbyman est parti en sport étude sont hautement mises en avant dans leurs perceptions des
et l’escrimeur a décidé de ne pas mêler sa famille à sa vie tâches et leurs récits. Ce constat permet de poser l’hypothèse
sportive, tout en restant chez ses parents. Tout au long des d’une instabilité identitaire chez les sportifs de haut niveau, qui
entretiens, il a été constaté que leur relation d’objet précoce serait liée à leur dépendance au sport. Les réponses obtenues au
dans leur enfance n’a pas été contenante et rassurante, mais test du Rorschach ainsi qu’au TAT confirment nos résultats
plutôt envahissante et défaillante. Ils ont eu comme modèle obtenus durant les entretiens. En allant d’ailleurs plus en pro-
identificatoire à la fois leur entraîneur et l’un des deux parents, fondeur dans certains points avec les tests projectifs, on note
le plus exigeant. que leur sentiment identitaire sexuel n’est pas complètement
Ils ont tous les deux vécu des moments de séparation très affirmé. Cela montre des sujets susceptibles d’être plus dépen-
douloureux avec le sport ou leur famille. Ils emploient les dants à l’alcool ou à d’autres produits. Selon certains cher-
mêmes expressions de tristesse sur le plan familial et sportif, cheurs [5], l’apparition de personnages féminins dans les
qui sont totalement identiques sur le plan émotionnel. Ils réponses du Rorschach signifie qu’ils exprimeraient leur homo-
n’arrivent pas à prendre conscience qu’il est essentiel pour sexualité féminine passive. Leur identification reste donc très
eux de dissocier les deux milieux car, dans leur vie sociale et fragile à l’arrêt de leur carrière.
professionnelle d’aujourd’hui, ils sont angoissés face à leur
nouvelle vie et ne peuvent pas concevoir de réagir autrement
que comme dans leur vie sportive où ils ont fait face à toutes 4. Discussion
les contraintes.
D’ailleurs l’un des deux sujets, le rugbyman, affirme qu’il Chez ces deux athlètes, il apparaît que leurs conduites de
est obligé de faire du sport tous les week-ends pour se sentir dépendance (sport, affect, alcool) semblent étroitement liées à
bien, qu’il aime enseigner le rugby afin de ne pas perdre et de l’arrêt du sport à cause de différentes angoisses de séparation
retrouver ce qu’il a connu dans sa carrière. De plus, les deux qui ont ressurgi de leur enfance ou de leur adolescence. En
sujets gèrent leur nouvelle vie professionnelle avec la même effet, ils ont tous deux eu recours à une autre addiction
mentalité et le même statut qu’ils avaient en tant que sportif lorsqu’ils ont perdu l’attachement à l’objet d’amour qui les
de haut niveau. Par exemple, l’un va vouloir être le rédacteur contenait. Cela confirme donc qu’ils n’ont pas pu élaborer la
en chef d’une équipe, et l’autre le directeur d’un groupe position dépressive due à un sentiment de toute-puissance
d’étude pour se sentir encore capitaine ou pilier de l’équipe. infantile très présent dans leur milieu respectif.
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Que ce soit à la fin de leur carrière ou à la suite d’un échec gitudinal de la construction de la personnalité dans une cohorte
professionnel, l’addiction envahit le sportif lorsqu’il n’est plus d’athlètes afin de tester l’hypothèse que la pratique du sport de
dans la performance. haut niveau rend l’individu susceptible de présenter une patho-
Il paraît essentiel que l’individu utilise son potentiel de créa- logie limite. D’ailleurs, les résultats de cette étude pourraient
tivité pour pouvoir sublimer ses différentes angoisses liées à la être encore plus exhaustifs si nous la reproduisions avec un
fin de sa carrière. Il permet de faire émerger d’autres talents plus grand nombre de sujets.
dans d’autres sphères de sa vie, ce qui peut aider l’athlète à
renoncer à sa vie de sportif afin de pouvoir investir dans 5. Conclusion
d’autres domaines. Le rugbyman a pu développer des compé-
tences en marge de sa vie sportive. Mais cette maturation s’est Dans ces deux cas précis, il est évident que le sport a été le
effectuée au prix d’une période dépressive. Nous pouvons en déclencheur de leur addiction car il a été le garant de leur équi-
déduire que la dépression n’est pas qu’un passage négatif de la libre psychique pendant toute leur carrière et leur a permis de
vie décrit comme « cet état de cosmos », mais bien plus, car tenir ou de combler un manque affectif depuis leur enfance. Le
c’est l’un des bienfaits qui va permettre à d’autres sportifs problème de la reconversion sociale est quelque chose de trau-
d’élaborer leurs angoisses face à la réalité, d’y faire face et de matisant pour des sportifs de haut niveau car ils ont toujours
pouvoir ainsi effectuer le deuil nécessaire. L’escrimeur, quant à été encadrés et se retrouvent alors du jour au lendemain aban-
lui, est resté sur un registre addictif dans tout ce qu’il a entre- donnés. C’est pour cela qu’un accompagnement psychologique
pris après l’arrêt de sa carrière et n’a pas pu affronter ses pourrait à la fois permettre d’encadrer la pratique et prévenir
angoisses. l’apparition, notamment au moment de l’adolescence, de
La recherche de sensations, comme l’a décrite Zuckerman, pathologies qu’un certain arrêt de la carrière d’un sportif de
serait liée à la dépendance au sport extrême ainsi qu’à la toxi- haut niveau pourrait entraîner. D’autre part, il serait intéressant
comanie. Cela a pu être confirmé pour le rugbyman qui a mon- aussi d’accompagner les parents de ces sportifs en les infor-
tré une dépendance au sport. En revanche, la dépendance au mant de ce qu’est le sport de haut niveau et de ses conséquen-
sport de l’escrimeur n’était pas liée à une recherche de sensa- ces sur leur vie afin de maintenir leur présence structurante de
tions. Il a eu recours à l’alcool dans le but de ne plus avoir ni façon stable dans le temps et indépendamment de la pratique
angoisse, ni stress, ni pression liés à son nouveau travail en tant sportive.
que chercheur. D’un point de vue personnel, cela est peut-être
lié à l’activité physique de leur sport. Le rugby étant un sport Références
qui demande plus de forces physiques que l’escrime, il déclen-
cherait une plus forte tendance à la recherche de sensations [1] Barbé J, Seznec JC. Danse classique et adolescence féminine : quelques
fortes. L’escrime étant un sport qui demande une plus grande éléments concernant l’impact de la pratique sur les processus de matura-
précision du geste physique est peut-être beaucoup moins liée à tion à partir de l’étude de sept jeunes filles. Ann Med Psychol (Paris)
2003;161:614–20.
la recherche de sensations au niveau de la performance phy- [2] Carrier C. Le champion sa vie, sa mort. Paris : Bayard « Psychanalyse de
sique. l’exploit » ; 2002.
De plus, ils sont âgés respectivement de 33 et 47 ans, et sont [3] Available from. URL: http://www/phenix. ch/.
à des périodes où un adulte commence à se stabiliser dans sa [4] Lowenstein, et al. Activités physiques et sportives dans les antécédents
vie (professionnelle et affective). Mais ici, leur instabilité affec- des personnes prises en charge pour des addictions. Ann Méd Internes
2000.
tive ainsi que leurs relations d’objet superficielles montrent que [5] Monjauze-Milcent M. Fluctuations quantitatives et qualitatives des trios
le sport ou leur travail actuel leur permettent de contenir leur des alcooliques. Bul psychol 1986;39(376):547–64.
pensée dans l’agir. Il serait intéressant d’effectuer un suivi lon- [6] Pedinielli JL, et al. Psychopathologie des addictions. Paris: PUF; 2000.

Discussion
Pr M. Laxenaire – Deux courtes questions : Pensez-vous sur le plaisir musculaire et sur la finesse précise de l’adresse
que le fait qu’il s’agisse dans un cas d’un sport de groupe et manuelle.
dans l’autre d’un sport individuel entraîne des conséquences
différentes sur le plan de l’addiction ultérieure ? Dr R. Lécuyer – Vous êtes-vous posé la question du rôle
Par ailleurs, ces deux sportifs ont-ils pris du poids ? Il est possible des endorphines, explication assez habituelle chez les
habituel que les anciens sportifs deviennent obèses. marathoniens et, donc, la possibilité d’une prédisposition aux
addictions ?
Dr P. Nicolas-Charles – L’intérêt est très marqué quant à la
distinction entre les deux sports, l’un s’intéressant plus que Pr J.-P. Olié – Comme l’a mentionné notre président, on
l’autre à la force, et le second s’attachant encore plus à la pré- évoque de plus en plus le terme d’addiction non chimique
cision. pour des comportements divers. Il faut souligner le poids du
Il serait intéressant d’étudier aussi un sport, de ce point de groupe que subissent les sportifs de haut niveau où ils sont
vue intermédiaire, comme le tennis, où il faut investir à la fois pris en charge comme des « bijoux » auxquels les dirigeants
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prêtent une attention de tous les instants. Ma question : quelle Il existe un plus grand consensus en ce qui concerne leur action
définition de d’addiction donnez-vous ? périphérique, notamment sur la douleur. D’autres neuromédia-
teurs semblent plus pertinents en ce qui concerne l’impact cen-
Dr J.-G. Veyrat – On décrit en effet des types d’addiction de tral de l’activité sportive intensive (sérotonine, dopamine, etc.).
plus en plus nombreux. Les dernières « nouvelles » addictions Dans le cas de notre étude, il s’agit d’un effort physique de
que l’on peut rencontrer dans les films sont, par exemple : soit courte durée dans les deux disciplines. Il y a des pauses et
une addiction à la télévision dans Requiem for a dream, rappe- des arrêts fréquents dans le jeu. Notre objectif n’était pas de
lant la catégorie de ceux qui se nomment eux-mêmes les mettre en évidence les facteurs biologiques de l’addiction
« couch potatoes » (« patates de divan »), qui n’éteignent mais plutôt de mettre en avant le fait que leur mode de vie
jamais leur poste de télévision, même la nuit ! Soit une addic- familiale et leur cellule sportive les prédisposeraient à ne pas
tion à la prostitution, comme dans le film israélien Mon trésor, vouloir arrêter leur vie de sportif de haut niveau.
avec cette mère qui répond à sa fille (qui voudrait qu’elle arrête Au Pr J.-P. Olié : Nous nous sommes servis de la définition
cette pratique) : « Si tu crois que c’est facile d’arrêter comme des critères de l’addiction mentionnée par Aviel Goodman en
ça tout d’un coup ! » Soit même une addiction aux groupes de 1990, qui serait selon ce dernier un processus dans lequel serait
thérapie, comme dans le film Fight club où l’on peut voir un réalisé un comportement qui peut avoir pour fonction de pro-
homme et une femme se rencontrant dans des groupes diffé- curer du plaisir et de soulager un malaise intérieur et qui se
rents et finissant par se les « partager » selon les différents caractériserait par : une impossibilité de résister aux impulsions
jours de la semaine. à réaliser ce type de comportement ; une sensation de tension
croissante précédant le début du comportement ; un plaisir ou
Réponse du Rapporteur un soulagement pendant sa durée ; une sensation de perte de
Au Pr Laxenaire : En effet, le fait qu’il s’agisse de deux contrôle pendant l’acte ; et le fait que certains éléments du syn-
sports différents avec une culture, des lois et règles distinctes
drome ont duré plus d’un mois ou se sont répétés pendant une
entraînera probablement une relation d’objet différente. Cepen-
période plus longue.
dant, dans les deux cas, il s’agit de sports d’équipe. En outre, la
Mais il y a en plus : une préoccupation fréquente de ce
différenciation sur les conséquences de l’addiction s’effectue
comportement ; une intensité et une durée des épisodes addic-
beaucoup plus en rapport avec le style de vie familiale de cha-
tifs qui deviennent de plus en plus importants ; des tentatives
cun des deux sportifs. Par exemple, le rugbyman était habitué à
vivre entouré de ses équipiers et de ses entraîneurs. Dès son pour réduire ou abandonner le comportement ; la survenue fré-
arrêt, du jour au lendemain, il s’est retrouvé seul et avec un quente des épisodes lorsque le sportif doit accomplir des obli-
sentiment d’abandon pour faire face à sa nouvelle vie. La rup- gations professionnelles, scolaires ou universitaires, familiales
ture brutale avec cette forte culture sociale a probablement été ou sociales ; des activités sociales, familiales ou récréatives
un événement de vie majeur dans la genèse de sa maladie sacrifiées du fait de ce comportement ; la perpétuation du com-
dépressive qui le dépasse largement. Ce brutal sevrage à un portement, bien que le sujet sache qu’il cause ou aggrave un
monde social organisateur de son intériorité psychique a certai- problème persistant ou récurrent d’ordre social, financier, psy-
nement participé fortement à l’organisation d’une dépendance chologique ou physique Au Dr J.-G. Veyrat : Oui, en effet le
affective et physique à son ancien mode de vie : le monde du mot addiction est de plus en plus utilisé et probablement subi.
rugby. Il est le résultat de notre société occidentale et de la misère
De plus, vous avez parfaitement raison, les deux sportifs ont symbolique décrite par le philosophe Stiegler. L’appauvrisse-
pris en moyenne une dizaine de kilos après leur arrêt de car- ment du tissu social, la disparition des repères et des différents
rière. Ils ne sont pas devenus obèses, mais il est évident que les rituels nécessaires à la maturation psychique, la société de
problèmes de surpoids et de modifications physiques ainsi que consommation avec la recherche de la satisfaction immédiate,
les changements d’image de soi sont des points importants à le mythe de la « star académie » sont des éléments qui permet-
prendre en compte dans l’après-carrière des sportifs de haut tent de faire l’hypothèse qu’il est particulièrement difficile à
niveau et vers le déclenchement de différentes formes d’addic- notre époque « d’être » et qu’il est plus facile de « faire » et
tion. notamment d’exister à travers un lien fort, un objet externe
Au Dr Nicolas-Charles : Il serait effectivement très intéres- (alcool, drogue, nourriture, sport, travail, etc.), ce qui rend pro-
sant d’étudier et de comparer d’autres disciplines sportives qui bablement vulnérable les individus au risque addictif. Il est à
mettent en avant d’autres facteurs physiques et psychologiques rappeler que l’âge de plein essor au niveau sportif est aussi
ou même les deux. Cela pourrait probablement nous en appren- l’âge de l’adolescence où l’on construit son intériorité et son
dre davantage à la fois sur le conditionnement du corps au identité. Il peut être tentant pour individu de faire l’économie
mouvement et sur d’autres formes d’addictions. de ce travail de maturation psychique indispensable afin d’être,
Au Dr R. Lécuyer : Le rôle des endorphines reste encore pour s’approprier l’identité du sportif de haut niveau. Cela ne
discutable au niveau central, notamment en ce qui concerne fait que repousser la problématique à l’arrêt de la carrière spor-
le risque addictif, et plus particulièrement chez les maratho- tive qui est un moment de grande vulnérabilité addictive,
niens. Il y a en effet autant d’articles en leur faveur que contre. comme l’a montré Lowenstein.

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