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Francine Mazière

L’ANALYSE
DU DISCOURS
Histoire et pratiques

Quatrième édition mise à jour


7e mille
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À lire également en
Que sais-je ?
COLLECTION FONDÉE PAR PAUL ANGOULVENT

Jean Perrot, La Linguistique, no 570.


Olivier Soutet, La Syntaxe du français, no 984.
Sylvain Auroux, La Philosophie du langage, no 1765.
Claude Hagège, La Structure des langues, no 2006.
Michel Meyer, La Rhétorique, no 2133.
Louis-Jean Calvet, La Sociolinguistique, no 2731.

ISBN 978-2-13-081395-8
ISSN 0768-0066
Dépôt légal – 1re édition : 2005
4  édition mise à jour : 2018, novembre
e

© Presses Universitaires de France / Humensis, 2018


170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris
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Introduction

Le syntagme « analyse du discours » (désormais AD)


désigne un domaine qui s’est développé en France dans
les années  1960-1970, de prime abord au sein des
sciences du langage, même si une interdisciplinarité
s’est immédiatement imposée.
Cet ouvrage s’appuie essentiellement sur la littéra-
ture développée alors. Il contient aussi des souvenirs
personnels, des bribes de communications, de discus-
sions. Il se fait l’écho de disputes et de solidarités
intellectuelles. Son objectivité est donc celle d’un
témoignage et d’un point de vue.
Aujourd’hui, le paysage est accidenté.
Au sein des sciences humaines, depuis quarante ans,
l’AD est interrogée essentiellement par les disciplines
qui l’ont le plus fréquentée, la communication mais
aussi l’histoire ou la sociologie, où l’on s’y réfère de
façon souvent oblique.
Cependant c’est au sein de la linguistique qu’elle
est visitée, annexée, attaquée, concurrencée –  tout à
la fois donc citée et méconnue  – par des théories et
des pratiques se réclamant de la pragmatique, de l’ana-
lyse de conversation, de l’analyse textuelle. Elle est en
général revendiquée comme domaine, avec un souhait
de fondation disciplinaire, au nom de catégories
propres, ou au nom d’un objet complexe qui serait le
langage « réel », opposé à l’objet « idéel », la langue du
linguiste. L’AD y est aussi parfois citée avec dédain
ou nostalgie comme illustrant une époque révolue, qui
prônait l’engagement et l’inquiétude du sens politique,
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sans écho pour notre modernité qui connaîtrait la fin


des idéologies et se défendrait du matérialisme. Mais,
plus souvent, elle y est sollicitée sous une forme res-
treinte, en appoint d’analyses textuelles par exemple,
comme outillage linguistique où puiser, en totale
méconnaissance des enjeux de sens qui furent les siens.
Facilement diluée, l’AD résiste cependant, en raison
d’une fondation matérialiste, dans son histoire même,
qui lui assure quelques solides principes :
– toute AD tient compte de la langue en tant
qu’objet construit du linguiste, et des langues
empiriques particulières en tant que dotées de
formes particulières ;
– toute AD ne prend en compte que des productions
attestées ;
– elle configure les énoncés à analyser en corpus
construits, souvent hétérogènes, selon un savoir
revendiqué, linguistique, historique, politique et
philosophique ;
– elle construit ses interprétations, ses « lectures »,
par une critique matérialiste et des méthodes assu-
mées, en tenant compte des données de langue(s)
et d’histoire, en prenant en compte les capacités
linguistiques réflexives des sujets parlants, mais
aussi en refusant de poser à la source de l’énoncé
un sujet énonciateur individuel qui serait « maître
en sa demeure ».
Ce sont encore ces trois concepts, langue, sujet, his-
toire, qui structurent à des degrés divers l’analyse du
discours, même si de nombreux déplacements théo-
riques sont intervenus, dans le rapport à la langue et
au sujet principalement.
Ici, nous avons voulu insister sur ce qui singularise
l’AD dans le champ des analyses de productions
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langagières afin de la définir comme une série d’exi-


gences et de propositions construites, expérimentées,
issues d’une histoire, celle de la « sémantique discursive ».
Les premiers dispositifs d’analyse ont permis cepen-
dant à l’AD de formuler des approches théoriques,
par opposition ou par adhésion aux évidences des
années 1960 : la linguistique structurale puis générative,
l’énonciation et les traditions herméneutiques, la socio-
linguistique et la discourse analysis anglo-saxonne, les
traitements automatiques, et une philosophie du lan-
gage qui repensait le sens. La complexité et la singu-
larité des positions de l’AD dans l’analyse du sens se
mesurent à travers la permanence de ses joutes autant
que par ses multiples inventions. C’est pourquoi nous
avons choisi de ne pas séparer l’histoire de l’AD de
ses formes pratiques.
Ainsi se justifie le plan. Un premier chapitre situe
les positions de l’AD par rapport aux éléments concep-
tuels dominants dans les années  1960 ; le chapitre  II
expose comment des déplacements de concepts dans
l’analyse linguistique distributionnelle permettent d’in-
tégrer des pratiques textuelles, philologiques, et de
mettre en place une première forme d’AD ; le cha-
pitre  III rend compte d’une mise en question des
méthodes et d’une refondation ; le chapitre  IV prend
acte des effets de l’interdisciplinarité, des reconfigu-
rations induites et de la fécondité actuelle ; enfin, le
chapitre  V se recentre sur les fondamentaux de l’AD
en accordant une place centrale au travail de
Denise Maldidier.
Ceci est une quatrième édition.
Le caractère souvent peu théorique de certaines
productions nous avait obligée à revenir dans la troi-
sième édition sur la présentation des concepts
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fondateurs, et en particulier à reprendre le chapitre I


« Un cadre hérité », qui était devenu « Définitions et
inventions dans un cadre hérité ».
Dans le point III du chapitre IV, après avoir confirmé
par quelques références de publications nouvelles la
poursuite des mouvements d’intégration annoncés, on
avait alors donné un témoignage de l’amorce d’un
mouvement inverse, l’expansion des forces émancipa-
trices du noyau historique de l’AD.
Dans cette même troisième édition, les Annexes
« Écritures d’analyses de discours » avaient disparu pour
permettre un chapitre  V « De l’aval à l’amont » qui
éclaire l’horizon de rétrospection de l’AD en donnant
accès au travail pionnier de Denise Maldidier.
Cette quatrième édition donne lieu à quelques
actualisations au fil du texte et à un ajout dans le
chapitre V centré sur des points sensibles, le travail des
historiens toujours d’actualité, les déplacements majeurs
du côté de l’analyse du discours numérique, la question
toujours vive de la langue.
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CHAPITRE PREMIER

Définitions et inventions
dans un cadre hérité

Le caractère composite de l’AD oblige à un rappel


des configurations disciplinaires dominantes en France
dans les années  1960-1970, à la présentation de
reconfigurations des concepts hérités et à la définition
de propositions inédites. Les points abordés succincte-
ment dans ce chapitre veulent permettre de mieux
comprendre comment s’est formé le domaine, c’est-
à-dire sur quelles revendications il s’est constitué, par
quels refus, et quels conflits l’ont fortifié (chap.  II
et III).

I. – Langue, parole, exemple vs. usage,


discours, énoncé

Dans la mesure où l’AD s’est d’abord installée au


sein des sciences du langage, il faut revenir en premier
sur les concepts du domaine. Développée en linguis-
tique, l’AD ne travaille pas sur la langue comme sys-
tème, elle travaille sur l’usage de la langue. Le choix
de l’attesté comme unique objet dit une conception
particulière du langage.
En grammaire, on peut raisonner sur des phrases
construites, comme « le loup mange l’agneau », sans
doute non attestées, mais propres à exemplifier une
structure syntaxico-sémantique. Mais en ce cas, ni le
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loup ni l’agneau n’ont de référent dans le monde. Ils


ont un sens lexical qui leur garantit simplement une
validité sémantique à visée générale et écarte « l’agneau
mange le loup ». L’AD tient compte uniquement de
l’énoncé attesté, et de la mobilisation de référents qui
en découle. Dans le plus petit fragment attesté, elle
voit un « produit », informé, en première approxima-
tion, par un contexte, à la fois linguistique, rhétorique,
historique, sociologique, mondain. La structure syn-
taxique, ou l’un de ses termes, prennent alors sens à
travers une mise en usage actualisée, et donc poten-
tiellement modificatrice de la forme grammaticale, qu’il
se spécifie dans une fable (« Le loup l’emporte et le
mange », où la pronominalisation efface « l’agneau »,
par insertion dans le fil du récit  : un agneau qui se
désaltérait, dit par l’écriture de La  Fontaine), ou
comme cri du berger –  voire de la bergère, ce qui
changerait encore le sens – (« Au loup ! », où la posi-
tion d’énonciation permet l’effacement du nom de la
victime), ou comme titre de journal (« Dégâts des
loups », qui ne prend sens que dans une suite de faits
divers mémorisés et appréciés). L’AD prendra en
compte les effacements, les anaphores, les figures,
les énonciateurs et leurs positions, le temps, l’espace, les
croyances, des préconstruits inscrits dans la structure,
qui les piège par le seul fait d’énoncer. Si l’on passe
de la structure aux termes, l’AD ne définirait pas le
mot loup dans une classification lexicographique mais
pourrait prendre en compte comment une interdiscur-
sivité en affecte le sens  : « le grand méchant loup »
affecte l’usage de loup dans tel ou tel contexte langagier
et social, de même que les collocations comme « le
tendre, le doux agneau » ou « le sacrifice de l’agneau ».
La même distance s’impose pour des propriétés plus
spécifiquement assignables à la grammaire. Pour
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prendre deux exemples, si l’AD ne traite pas de la


coordination pour dire ses contraintes grammaticales
formelles, elle peut la prendre pour objet dans des
écrits et des cris de l’époque révolutionnaire, pour
analyser le sens des occurrences des deux coordina-
tions : « du pain et des armes », « du pain et la liberté » 1.
De même, elle ne traitera pas du figement en général,
mais de l’invention de la formule « purification eth-
nique » durant la guerre du Kosovo 2.
Ainsi, l’AD ne sépare l’énoncé ni de sa structure
linguistique, ni de ses conditions de production, his-
toriques et politiques, ni des interactions subjectives,
ni des préconstruits qui contraignent le sens. C’est à
l’intérieur de ce programme qu’elle définit ses procé-
dures de lecture. Il est donc abusif d’en faire la tra-
duction moderne de la « parole » chez Saussure, même
si la tentation en demeure forte. Quand Saussure
oppose langue et parole, il oppose une forme contrac-
tualisée en société, collective, la langue, à une forme
individualisée, la parole. Le discours, lui, n’est pas indi-
viduel. Il est la manifestation attestée d’une surdéter-
mination collective de la parole individuelle.
S’ils rejettent la parole, les premiers analystes de
discours se servent de la notion saussurienne de langue
comme matérialité de base, matrice qui permet les
discours et contribue au sens, tandis que d’autres la
rejetteront comme stérilisante. Ils voudront réintroduire,
avec le langage, le sujet parlant dans sa singularité
vivante, convoquant la psychologie et la sociologie

1. D.  Maldidier et J.  Guilhaumou, « Coordination et discours  : Du


pain et X à l’époque de la Révolution française », LINX, no 10, 1984,
p. 96-117.
2. A.  Krieg-Planque, « Purification ethnique ». Une formule et son
histoire, Paris, CNRS Éditions, 2003. http://books.openedition.org/
editionscnrs/5392?lang=fr, 2003

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qu’avait écartées Saussure quand il construisait l’objet


du linguiste.
Mais cette divergence, très importante théorique-
ment, n’affecte pas, du moins dans les années  1970,
la position matérialiste qui fait du discours de l’analyste
de discours un produit, déterminé par ses conditions de
production comme par la syntaxe d’une langue parti-
culière, et mis en signification par l’espace que construit
l’analyste.
Car le linguiste du discours travaille sur corpus. Cela
signifie qu’il délimite, met en correspondance, organise,
des bribes d’énoncés plus ou moins longs et plus ou
moins homogènes qu’il va soumettre à l’analyse. Énon-
cés et discours seront deux termes parfois confondus
en  AD, à tort, alors que l’un est une donnée, l’autre
une quête, que permet la mise en corpus.

II. – La construction du corpus

La mise en corpus mobilise la position de l’analyste


sur la langue et son fonctionnement (choix de formes
de langue à repérer et analyser), sa position sur les
locuteurs et leur degré de consistance (configuration
d’énoncés archivés, ou d’interlocutions), sa position
sur les contraintes qu’imposent les genres (corpus
homogène ou hétérogène), sa position critique (choix
des textes de référence servant de cadre théorique et
choix éventuel de thèmes). Il faut encore ajouter la
sensibilité au moment historique, pour repérer les
récurrences propres à la période et la région sémantique
explorées (« formation discursive »), et la mobilisation
d’une suite d’hypothèses sur ce qu’il importe de mon-
trer, en relation avec les savoirs antérieurs de l’analyste
et ses objectifs de recherche.
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La mise en corpus se définit donc contre le simple


recueil de textes, et autonomise l’AD par rapport à
l’analyse textuelle. Elle est la construction d’un dispo-
sitif d’observation propre à révéler, à faire appréhen-
der  l’objet discours qu’elle se donne pour tâche
d’interpréter.
Les premiers corpus étudiés ont été des textes poli-
tiques et des textes fondateurs. Les techniques de
segmentation (chap.  II) s’appliquaient alors sur un
ensemble de textes choisis pour signifier par
contraste : contraste politique (de personnages : Blum/
Thorez ; de support : Le Figaro/L’Humanité) ; contraste
de genre (éditorial/reportage) ; contraste diachronique
(propriété féodale/propriété bourgeoise). Cette tech-
nique était rendue possible par une neutralisation
hardie, celle de l’objet du discours, ce qu’on désigne
trop rapidement par le contenu ou le thème, que
celui-ci soit la propriété, la xénophobie, la guerre
d’Algérie ou Jaurès (chap. II). Les thèmes étant ainsi
neutralisés par le dispositif, il y avait donc double rup-
ture : avec le texte, et avec le contenu comme thème.
L’idée de « conditions de production » stables et homo-
gènes était alors un garant contextuel facile.
Puis les corpus ont été construits dans une hétéro-
généité élargie, à travers un processus coextensif à
l’analyse, assurant mobilité, contradictions, hypothèses
transitoires, conduisant à des « états de corpus » ayant
un centre mais se déplaçant dans des zones périphé-
riques. Ce fut le « trajet thématique » tracé dans
l’archive (chap. IV), une ouverture aux bribes du quo-
tidien (chap. III), une confrontation, à travers l’infor-
matique, aux « grands corpus » bien qu’ils favorisent
l’abandon du montage pour revenir au recueil (chap. IV).
Parallèlement, la question des thèmes et objets (signa-
lement social, cercles de qualité…) et des « genres »
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(récits de voyageurs, débats télévisés…) rétablissait de


nouvelles homogénéités (chap.  IV). Cette édition
reviendra dans le chapitre  V sur un bouleversement
possible du corpus par la révolution numérique.

III. – Les positions sur la langue

Il faut revenir sur le parti pris pour la langue


posé en I.
1. Langue et langage. – En français, on dispose de
deux mots, langue et langage, pour dire ce que l’anglais
nomme language. Cette spécificité n’est pas fréquente
dans les langues européennes. Dans les matériaux qui
constituent le Cours de linguistique générale (1916),
Saussure abstrait la langue du langage. Celui-ci est
« multiforme et hétéroclite ; à cheval sur plusieurs
domaines, à la fois physique, physiologique et psy-
chique, [appartenant à la fois] au domaine individuel
et au domaine social ». La langue est « un produit
social de la faculté de langage et un ensemble de
conventions nécessaires », qui « ne suppose jamais
de  préméditation », « n’est pas une fonction du sujet
parlant ». Ainsi définie, la langue peut être constituée
en objet de la linguistique, car « instrument créé et
fourni par la société […], c’est la langue qui fait l’unité
du langage ». L’axiome selon lequel « la langue est un
fait social » signale alors une propriété interne de la
langue, qui est contrat. L’intérêt commun d’inter-
compréhension est garant du système. S’y oppose la
parole, expression du sujet individuel, lieu du change-
ment et de la création. Mais, peu à peu, la réception
du Cours a sélectionné une lecture posant une double
exclusion : le rôle du « discours » et celui de la « masse
parlante », et, en même temps – par effet inverse – elle
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excluait le caractère théorique du concept de langue,


vite réduit à la norme et rejeté à ce titre par les créa-
teurs de la sociolinguistique (chap.  IV). Or, c’est la
propriété « interne » que retient l’AD, sous l’angle de
la valeur, et donc « la langue » comme réel, et non
comme norme.
2. La langue comme forme et comme réel. – « La
langue » a des propriétés universelles, comme l’arti-
culation ou l’enchaînement, et les langues ont des
formes particulières fixées dans l’histoire. Pour
reprendre une formule de Jakobson devenue célèbre,
on peut tout dire en toute langue, mais il y a des
choses qu’on ne peut pas ne pas dire dans certaines
langues, comme un genre pour les objets (il et elle en
français et non en anglais qui dispose de it), ou la
notion de paire, quand la langue comporte un « duel »
en plus du singulier et du pluriel. L’AD a posé la
syntaxe comme lieu de sens.
Prendre les formes en compte, c’est aussi déclarer
qu’on ne dit pas la même chose, y compris dans une
seule et même langue, quand on dit autrement, et
donc que l’analyse de contenu ne suffit pas. « Il a
convoqué le conseil » et « Le conseil est convoqué »
ou « chapeau » et « couvre-chef », ne font pas un sens
équivalent. Tout comme on peut dire qu’il y a de la
synonymie mais pas de vrais synonymes, toute forme
de langue forme du sens et modèle le sens par ses
particularités propres. Pour reprendre Saussure, « jamais
un fragment de langue ne pourra être fondé, en der-
nière analyse, sur autre chose que sa non-coïncidence
avec le reste ».
L’AD travaille au sein d’une langue dont on ne peut
ni ne doit nier les formes grammaticales particulières,
la langue comme matérialité. La langue et les langues
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sont des réels par le fait même de l’arbitraire, et c’est


ce réel qui autorise le principal message envoyé par
l’AD aux historiens, aux politologues ou aux sociolo-
gues  : la langue n’est pas transparente, n’est pas un
simple instrument servant à transmettre un sens « déjà
là », constitué avant la mise en discours. La langue a
sa robustesse et ça résiste.
3. La langue en réemploi. – À l’intérieur même du
paradigme structuraliste ou, disons, de la linguistique
rencontrant l’anthropologie, a cependant fonctionné
assez tôt un énoncé et un énonciateur, le sujet qui a ou
prend la parole et se sert de formes de langues propres
à assumer cette situation de contrôle. Ce que Benve-
niste appelle « l’appareil formel de l’énonciation »  :
pronoms, temps verbaux, déictiques, formes de phrases,
modalisateurs… Énoncé et énonciation vont devenir un
couple de notions incontournables dès les années 1950.
Mais l’énonciateur n’est pas un individu et il va très
vite se décliner. Le schéma de la communication ne
cessera de complexifier les interlocuteurs, tandis que
le repérage des formes qui signalent l’énonciateur
continue de se faire dans la forme langue. Cela contri-
buera grandement à transformer l’AD en « boîte à
outils » linguistiques pour analystes rebutés par les
complexités de la linguistique.
Du côté de l’élargissement d’une définition de la
langue, les théories de l’énonciation ont connu une
extension considérable par la rencontre avec des
approches développées ailleurs, dans d’autres conjonc-
tures politiques et épistémologiques, en particulier
dans les collaborations avec la sociologie. Nous laissons
pour la discussion sur la sociolinguistique (chap. III et
IV) la question de la langue comme somme de varia-
tions identifiantes. C’est un continent.
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Une rencontre avec la typologie des actes de lan-


gage  (dire, c’est agir), initiée par les travaux sur le
langage ordinaire du philosophe J. L. Austin, a aussi
fortifié une redéfinition de la langue par son fonctionne-
ment, mais surtout par ses forces. L’action du sujet
par la parole, la pragmatique, a ainsi ouvert un nouveau
domaine, dans lequel la forme de langue était moins
sollicitée que le cadre de l’échange.
L’AD hérite ainsi à la fois de la langue structure et
de la langue empirique des groupes sociaux et des
individus ou de l’action langagière, et s’oblige à sans
cesse repenser leur opposition, leur articulation, sinon
leur relation. Bien des prises de position se feront sur
un amalgame théorique mal assumé. Il était donc
important de rappeler les premiers choix et exclusions,
tout comme les sollicitations.
Du côté de la restriction, peu à peu, les qualificatifs
traditionnels du mot langue, dans langue « commune »,
langue « nationale », langue « française », qui qualifient
un singulier de cohésion empirique, ou l’opposition
entre « la langue » (fait humain et social théorisé) et
« les langues » (organisations géographiques, histo-
riques et sociales singulières), font place au fait lan-
gagier, ou même à la langue divisée – « bourgeoise »,
« de l’école », « du travail »… – au risque d’une confu-
sion de frontière avec le « discours ».
N’était pas pensé alors ce que Sylvain  Auroux
appelle l’hyperlangue, un espace-temps où les compé-
tences linguistiques et sociales ont un « air de famille »
sans forcément coïncider. Sans refaire l’histoire, on
peut penser que ce concept aurait pu être productif
pour l’AD. Nous y reviendrons dans le chapitre V.

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IV. – Le sujet parlant

La notion de sujet est souvent articulée à la notion


de langue. Il en a été ainsi en AD.
1. Le locuteur doté d’une compétence grammati-
cale. –  La grammaire générative a posé le locuteur
natif comme celui qui a la compétence de déclarer la
recevabilité d’un énoncé « acceptable ». C’est une
notion qui fait fi de l’attesté en privilégiant le « sen-
timent linguistique » et qui, pour cette raison, a été
contestée par la plupart des analystes de discours. Les
développements de la grammaire générative, dans leur
partie théorique, n’ont servi de référence à l’AD que
durant une courte période, entre 1975 et 1985, et sou-
vent dans l’affrontement entre linguistes (chap. III).
2. L’énonciateur. –  Cette notion fait du sujet
d’énonciation un indice linguistique. Celui qui parle
utilise des formes de langue qui organisent le temps
et l’espace à partir d’un je, ici, maintenant. Ce sont des
formes de monstration (celui-là) et de repérage (hier,
là-bas), des relations de personne (je/tu opposé à il),
des modalités verbales (devoir), qui existent de manières
diverses dans chaque langue. S’y ajoute un jugement
de l’énonciateur sur ce qu’il dit, par la modalisation
(peut-être, sûrement), les formes de phrases (interroga-
tive, impérative, conditionnelle), qui manifestent
l’engagement conscient et l’intention de signifier du
sujet locuteur.
Il y a une histoire, longue, de l’énonciation qui se
poursuit. En AD, l’énonciateur a été utilisé dans un
jeu de positions. Il faudra toute la force des travaux
de Jacqueline Authier, dans les années 1970-1980, pour
repenser l’énonciation et réinstaller en AD le sujet de
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la psychanalyse, divisé, en lieu et place de l’énonciateur.


Dans le regain d’intérêt actuel pour l’énonciation revi-
sitée, ses travaux sont encore exploités.
3. La réflexivité. –  S’il n’a pas une grammaire
implémentée dans la tête comme le locuteur de la
grammaire générative, ni une claire intention de dire
comme le sujet communicant, le sujet parlant de l’ana-
lyste de discours est acteur par un biais commun, voire
trivial, son maniement du savoir épilinguistique, capa-
cité naturelle à parler sur la langue, sans référence
savante.
En AD, l’analyste sollicite cette capacité essentielle-
ment quand il emprunte aux travaux sur le discours
rapporté et sur l’autonymie, qui manifeste le mot comme
signe, détaché du contexte d’emploi (le mot charité a
trois syllabes, analyse est un nom) et la glose auto-
nymique (charité, comme on dit). Les études de J. Rey-
Debove et de J. Authier ont été très largement utilisées
ici, en particulier les « boucles » et « gloses » de la
seconde. Cette capacité de réflexivité est importante
pour repérer l’hétérogénéité discursive (chap. III), mais
c’est aussi la réflexivité du locuteur qui pointe des évé-
nements langagiers au fil de l’histoire, dans une mise
à jour des mémorisations.
Cette capacité étant la mieux partagée qui soit, son
repérage par l’analyste peut le mettre en position dif-
ficile puisque son écoute du réflexif le met en empa-
thie avec les acteurs discursifs (chap. IV).
4. Le sujet. – Dans la première AD, le mot réfère
d’abord aux travaux de Lacan. Cependant, malgré la
fréquentation de psychanalystes, le sujet de l’inconscient
n’est pas travaillé par toute l’AD, même si elle tente
de se démarquer du moi psychologique. De façon géné-
rale, celui-ci est abordé dans les exposés théoriques
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mais peu dans les analyses pratiques. Le mot est par


ailleurs d’emploi difficile, ne serait-ce que par la confu-
sion qu’introduit le métaterme grammairien désignant
ainsi le « sujet grammatical », puis le métaterme dési-
gnant l’émetteur dans le schéma de la communication.
Le sujet est-il un individu (celui qui dit « je », qui
articule « je », qui se désigne par « je ») ? Est-il un
type, un groupe ? Comment son « clivage » pourrait-il
se refléter dans le discours ? N’a-t-il de consistance
dans l’AD que dans la mesure où elle le coupe de la
psychologie sociale ? Est-il plus facile de rendre compte
de son aliénation ?
Le marxisme, qui est une référence dès les premières
années de l’AD, l’assujettit. Foucault le disperse dans
la formation discursive. La collaboration avec les his-
toriens introduit un sujet de l’histoire. La collaboration
avec les psychanalystes lui donne un inconscient et
Pêcheux est fasciné par le witz. Mais c’est par les
hypothèses transitoires des années  1980 qui le
conduisent à définir l’interdiscursivité que Pêcheux
peut organiser « la délocalisation tendancielle du sujet
énonciateur » dans la matérialité des énoncés (chap. III
et IV).
Référence obligée, le sujet de l’AD est une « place
de sujet » dans une pratique « désubjectivisée » de la
lecture. Il ne peut en fait s’appréhender qu’à l’intérieur
de chacune des quêtes de l’analyste, en fonction de sa
visée interprétative, de sa position sur la langue, de
ses références épistémologiques.

V. – Les savoirs de l’analyste

L’analyste de discours n’est pas un personnage


neutre. On a vu qu’il doit assumer une position sur la
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langue, une position sur le sujet. Il doit également se


construire un observatoire : le corpus. C’est là qu’inter-
vient la question de son expertise.
La réflexion sur le savoir de l’analyste s’est déve-
loppée dès les débuts de l’AD, au commencement
des années  1970, à travers des débats disciplinaires.
Le problème posé par le redoublement des positions
idéologiques et épistémologiques est soulevé par les
sociologues et les historiens. L’historien du discours
est conduit à se demander si son analyse est une
simple illustration-justification de ses positions
d’expert ayant le savoir (par exemple  : la pro-
priété  d’Ancien Régime n’est pas la propriété bour-
geoise), ou bien si l’interprétation à laquelle il
aboutit est un « résultat » pour les historiens, comme
le demande Jacques  Guilhaumou. D’où le passage
d’un corpus agencé par les connaissances préalables
de l’analyste à un corpus construit, de façon encore
plus érudite certes, mais laissant place à la découverte,
par un « trajet thématique » dans l’archive, puis par
des « configurations », par définition dynamiques et
instables (chap. IV). Ce travail en recherche d’événe-
ments discursifs est sans doute le plus novateur parce
que totalement aventureux.

VI. – « Désubjectivation » et informatique

La « désubjectivation » de la lecture s’est d’abord


mise en place par le rôle médiateur dévolu à l’outil
informatique. Depuis le début des années  1950, la
linguistique quantitative a diffusé ses méthodes et
étendu ses recherches. La machine, par la systéma-
ticité de ses traitements, est apparue alors comme
garant d’objectivité, voire de scientificité, pour des
19
© Humensis

analystes en général engagés politiquement. Même


si des mises en garde répétées concernent le rôle non
neutre du programmeur, les traitements informatisés
sont si sollicités que les chapitres  II et  III y feront
assez longuement référence, et que le chapitre IV en
traitera en abordant la question des grands corpus.
Mais ce ne sont pas les statistiques ni les repérages
qui installent l’informatique au cœur de l’AD, ce
sont les algorithmes. Un article récent de Jacque-
line Léon (Semen 29, 2010) éclaire de façon érudite
les liens de la première AD et de l’automatisme. Il
est complété par un ouvrage historique en 2015 1.
Dans le chapitre  V, nous rendons compte d’une
récente transformation radicale opérée par Marie-
Anne Paveau, qui, sans plus de référence aux
méthodes automatiques, aborde le « discours numé-
rique » comme technodiscours.

VII. – Les types de discours

Encore un cadre hérité, encore un débat. La rhéto-


rique classique nous a légué une typologie des discours
que la rhétorique moderne a recatégorisée dans les
années  1950. L’AD a voulu imposer le discours
comme concept, contre les discours, avec la défense
du syntagme « analyse du (et non de/des) discours ».
Pourtant, la recherche d’une typologie a majoritaire-
ment continué par les méthodes de constitution
des corpus.
Cela tient à des éléments fondamentaux de la pre-
mière AD et en particulier à une méthode de collecte
d’énoncés qui valent par contraste (chap. II).

1. J. Léon, Histoire de l’automatisation des sciences du langage, Paris,


ENS Éditions, 2015.

20
© Humensis

Ces premières typologies débouchent vite sur des


classements explicatifs en fonction de finalités ou de
types de communication. Ainsi, on oppose le « discours
didactique » au « discours polémique ». À son tour, le
discours didactique pourra être de type philosophique
ou rhétorique, tandis que le discours scientifique s’ins-
crira dans le discours polémique. On pourra aussi sélec-
tionner lexiques et topicalisations propres, réduisant
souvent la typologie à des listes et fréquences de formes.
On verra dans le chapitre IV les reconstructions actuelles
qu’ont pu proposer certains chercheurs, du côté de la
sémiologie (P. Charaudeau), ou du texte (F. Rastier).
Le renouveau de l’étude sur les « genres » (J.-C. Beacco,
S.  Branca-Rosoff), très largement exploitée dans la
mouvance anglo-saxonne (D.  Biber), donne lieu en
France à des spécialisations de corpus qui peuvent
réorganiser les domaines analysés  : ainsi, le discours
polémique, ou didactique, se réfracte par exemple dans
les discours locaux des médias, spécifiés en discours de
telle émission, à propos de tel événement…
Deux sources théoriques ont pesé sur cette question.
D’abord les travaux de Benveniste, sa distinction for-
melle entre récit (narration distancée) et discours (parole
impliquée). Cela induisait l’idée que des pratiques
discursives différentes correspondent à des utilisations
différentes du langage par le locuteur. Ensuite, après
les travaux des formalistes et des folkloristes sur la
narration littéraire, le renouveau des études sur l’ar-
gumentation a conduit à spécifier, autonomiser, le
discours argumentatif. Ces caractérisations théorique-
ment fortes que sont le narratif et l’argumentatif ne
pouvaient qu’induire une généralisation des types par
contact et contraste.
Le syntagme « analyse du discours » est ainsi assez
vite devenu « analyse de discours », permettant l’analyse
21
© Humensis

« des » discours, cités le plus souvent comme types de


discours alors qu’il s’agit de « discours sur » tel objet,
tel thème, telle région discursive. Un numéro de la
revue Langage et société (2009/4), coordonné par Domi-
nique  Maingueneau, traite du « discours religieux ».
Des thèses multiples abordent les discours de/sur la
mort, le racisme, le médical, le sexe… On comprend
que ces analyses ouvrent grand le champ des demandes,
et favorise les collaborations interdisciplinaires.
Partie d’analyses de discours politiques, recentrée
sur la théorie, sans référence à des corpus précis, puis
s’ouvrant aux corpus hétérogènes, l’AD continue à livrer
des analyses « de » discours préalablement caractérisés.

VIII. – Le sens et la sémantique


(lexicale, logique)

Le résultat de l’analyse est une interprétation. Là


encore, la tradition pèse lourd, de l’herméneutique à
la simple explication de texte. Mais l’héritage est
d’abord au sein de la linguistique et de la logique.
Les logiciens –  essentiellement Frege et Russell  –
seront relus dans les débuts de l’AD et amplement
réutilisés dans l’opposition sens/signification, et dans
la question de la saturation (chap. III). Malgré quelques
fluctuations d’emplois des deux mots sens et significa-
tion quand ils sont métatermes, la distinction héritée
pose la signification dans l’ordre grammatical et le sens
comme le résultat d’une interprétation complexe,
incluant des circonstants et contextualisants. L’AD
s’occupe du sens.
Au sein de la linguistique, depuis la fin du XIXe siècle,
s’est constituée la sémantique, « science de la significa-
tion des mots » pour reprendre les termes de son
22
© Humensis

inventeur, Michel Bréal. D’entrée de jeu, le mot-signe


est élu, étudié en diachronie pour l’évolution des sens,
en synchronie pour sa valeur dans le système. La voie
mène alors, d’abord en Allemagne puis en France,
à l’étude des « champs », conceptuels et lexicaux, aux
« vocabulaires » d’ordre textuel ou social, sous-structures
lexicales traitées comme largement ouvertes sur
l’extérieur de la langue. Les travaux de lexicométrie
du Laboratoire de l’ENS de Saint-Cloud sont au cœur
de ces travaux et vont initier les études de corrélats.
D’autres linguistes tentent de penser une organisation
globale du lexique par l’analyse sémique, inspirée de
l’analyse des unités minimales en phonologie, qui vise
une certaine formalisation. J.  Peytard, B.  Pottier et
J. Dubois, pour citer les plus engagés vers une linguis-
tique conduisant à l’AD, contribuent grandement à ce
renouveau à partir d’interrogations sur la traduction
automatique (chap. II).
Dans les années 1960, où les études lexicales fran-
çaises sont très en pointe, ce jeu est pourtant quelque
peu compliqué. En effet, parallèlement à la tradition
philologique européenne et à une part de la tradition se
réclamant du structuralisme, l’Amérique a développé
le distributionnalisme en éliminant la question du sens,
renvoyée aux anthropologues, psychologues et logiciens.
Dans ce paysage, la syntaxe émerge comme combi-
natoire autonome et la grammaire comme étude auto-
nome et formelle de la phrase. La grammaire
générative transformationnelle de N. Chomsky réins-
talle cependant la sémantique au cœur de ses plus vifs
débats, entre 1963 et 1965 (traductions françaises dix
ans plus tard), par l’introduction d’une « composante
sémantique » greffée sur la « composante syntaxique »
de base. Elles doivent toutes deux intervenir dans l’in-
terprétation de la phrase. Mais l’invention de la notion
23
© Humensis

d’acceptabilité, après celle de grammaticalité, réduit


considérablement le traitement du sens (réduction à
l’ambiguïté, sans compréhension de l’équivoque), et
les affrontements des années 1970 vont l’hypothéquer
à partir de formalismes logico-sémantiques. Rappelons
que Pêcheux institue une « sémantique discursive » qui
n’exclut ni les poètes ni les logiciens et, contre les
stabilités, fait toute sa place à l’indécidable. L’évolution
de la sémantique vers l’universel ne peut donc qu’affecter
l’AD au tournant des années  1980 (chap.  III). Les
développements actuels de certaines linguistiques et
sémantiques formelles auraient sans doute mieux
convenu à l’AD en constitution.
En posant la langue et le sujet au cœur de l’analyse,
l’AD a donc des choix à faire quant à l’approche du
sens. On verra comment elle délaisse la notion de
signification pour la notion de valeur, comment elle
promène son observatoire du mot au syntagme, du
mot à la proposition, du mot au texte, du mot à sa
glose sans jamais vraiment lâcher le mot, puisqu’elle
va jusqu’à se déclarer « dictionnaire » d’un discours,
mais sans pour autant négliger de poser la syntaxe
comme constitutive.
© Humensis

CHAPITRE  II

Inscription dans la linguistique


et dans le politique

Dès que le syntagme « analyse du discours » est


prononcé, on entre dans la polémique. C’est que
quelques-uns des grands thèmes de la linguistique
comme la norme et l’usage, le rapport entre langue et
société, le statut du sujet parlant, la question de l’in-
terprétation, sont travaillés depuis les débuts de l’AD
en France. Il vaut donc la peine de relire les textes
qui en constituent la vulgate pour y déceler l’émergence
de ces questions, leur développement, et repérer les
crises inévitables.
Ce qu’on a appelé l’École française d’analyse du
discours, fortement implantée dans la linguistique à
partir de l’université de Paris  X –  Nanterre, ne dure
qu’une vingtaine d’années. Cette phase de l’histoire de
l’AD prend consistance par une série de productions
entre 1969 et 1971, impose des objets d’analyse, pose
des méthodes, les met en crise, diffuse abondamment
dans des revues, se divise, s’organise en élargissant le
champ des disciplines, les interrogations théoriques et
les lieux de production, se défait par dissolution
en 1983, puis par un certain épuisement de l’expérience
de collaboration pluridisciplinaire entre linguistes et
historiens.
En  1995 encore, dans Langages  117, numéro de
revue coordonné par D. Maingueneau (« Les analyses
25
© Humensis

du discours en France »), malgré le pluriel du titre,


tous les articles sauf un s’y réfèrent. Hors de France,
en particulier en Amérique latine, au Mexique
comme en Argentine, mais surtout au Brésil, elle est
une référence privilégiée. Même si le terme « école »
est abusif, comme le montrent les problématiques très
diverses qui seront exposées dans ce chapitre et le sui-
vant, sa dispersion n’a pas entraîné la fin des références
théoriques, et les pratiques s’en inspirent encore.

I. – Les affirmations fondatrices

Du panorama évoqué au chapitre I on peut extraire


les positions suivantes : l’énoncé attesté est le matériau,
mais il est manipulable ; le discours n’est pas le texte,
c’est une manifestation de la matérialité de la langue,
ce n’est pas la parole saussurienne. Cela s’accompagne
du rejet d’une typologie des discours malgré la foca-
lisation sur les discours écrits, majoritairement poli-
tiques, avant l’accueil du discours ordinaire et de toutes
les hétérogénéités. L’engagement interprétatif n’est pas
antinomique de la recherche de la « désubjectivisation »
de la lecture par le recours aux explicitations et surtout
aux analyses informatisées. La régularité vaut comme
structure mais n’empêche pas la reconnaissance de la
force d’organisation du sens par des configurations et
des événements discursifs, uniques.
Il est généralement admis que les techniques lin-
guistiques de l’AD ont été institutionnalisées par
Jean Dubois, formant « l’école de Nanterre ». Dans la
mesure où la part la plus technique de la linguistique
mise en œuvre par l’AD est bien issue de ce groupe,
il convient de commencer par lui pour comprendre les
premières démarches et la constitution de l’entreprise.
26
© Humensis

II. – Linguistique
et lexicologie sociopolitique

L’AD s’est imposée par le transfert de méthodes


linguistiques américaines dans des analyses lexicales
sociopolitiques traditionnelles en France. Ainsi s’est
développée une nouvelle analyse sociolinguistique. Deux
questions se posent : 1/ De quelle linguistique parle-
t-on ? 2/ Quel est le poids des universités et institutions
de recherche dans la réussite de ce transfert ?
L’AD se constitue en plein triomphe du distribu-
tionnalisme, une forme du structuralisme américain
surtout connue en France par les travaux de Harris.
Mathématicien, Harris écarte la question du sujet et
rejette la question du sens hors de la linguistique. Par
un véritable coup de force, en transportant dans la
linguistique structurale l’objet discours, Dubois va per-
mettre d’ouvrir dans la discipline « linguistique » une
nouvelle région. Tout en confortant une conception
saussurienne de la « langue », et tout en respectant des
méthodes formelles d’analyse de Harris, il assure le
maintien des objets du philologue-grammairien (texte,
discours) et légitime le retour de la question du sens
par le biais des sciences politiques et sociales, alors
engagées dans l’analyse de contenu.
Le « discours » dans son emploi en AD française
est ainsi doublement organisé, par le concept de langue
et les méthodes distributionnelles, garants de scienti-
ficité, et par l’idéologie, comme objet à révéler.
Cependant, un transfert de méthodes linguistiques
sur de nouveaux objets et son application à de nouvelles
visées n’auraient pu seuls fonder une nouvelle pratique
disciplinaire. Il y fallait ce contexte épistémologique
et ce moment politique offensif qui ont permis le
27
© Humensis

développement institutionnel de la linguistique au sein


des universités à la fin des années 1960.

III. – Un ancrage institutionnel

De 1967 à 1972, Jean Dubois, professeur à l’Uni-


versité de Paris  X –  Nanterre, introduit le syntagme
« Analyse du discours » et permet le développement
de l’École française d’analyse du discours.
Avec sa thèse, Le Vocabulaire politique et social en
France de  1869 à  1872 (1962), il s’inscrivait dans la
tradition philologique française d’étude du vocabulaire,
issue de F. Brunot, repensée par R.-L. Wagner à par-
tir de la notion d’« usage », mise en œuvre au Centre
de recherche de lexicologie politique de l’ENS de
Saint-Cloud dirigé par Tournier –  bref, dans des
recherches lexicologiques, historiques et discursives.
Cette tradition se trouvait alors sollicitée par la « méca-
nisation » à Nancy et Besançon, par la statistique à
Strasbourg, par l’informatique mathématique à Gre-
noble, et aussi à Paris, à l’Institut Blaise-Pascal, pre-
mier centre sur les « automatismes », et à l’Institut
Henri-Poincaré, où Dubois enseignait la linguistique
quantitative. Les récents travaux en histoire des idées
linguistiques (J.  Léon, Histoire, épistémologie, langage
(HEL), 2001 ; Semen 29, 2010) montrent le rôle res-
pectif de ces lieux mais aussi la place des théories du
mot et des analyses lexicologiques dans l’intervention
des linguistes français en traduction automatique dans
les années 1950-1965.
À Nancy, en 1964, au Ier Colloque international de
linguistique appliquée consacré à la traduction auto-
matique, sous le titre : « La résolution des polysémies
dans les textes écrits et structuration de l’énoncé »,
28
© Humensis

Dubois opérait deux déplacements internes. En parlant


de microcontexte et de microglossaire, il passait de
l’analyse en langue à l’analyse en usage. En traitant
le  sens en référence à la distribution, il abandonnait
« le mot » des lexicologues au profit de la construction
syntagmatique et des collocations. Autrement dit, il
abordait dès ce travail la « structuration de l’énoncé »,
comme l’indiquait le titre, par l’alliance du distribu-
tionnalisme (structure) et de la production (énoncé
attesté).
Une conjoncture particulière allait favoriser le déve-
loppement de cette position. Dubois recrutait des
enseignants-chercheurs pour développer le départe-
ment de linguistique de Nanterre, alors à ses débuts ;
il était responsable éditorial chez Larousse où il publiait
des grammaires « structurales » et des dictionnaires,
tout en participant à la diffusion de la recherche par
les deux revues qui devaient dominer le marché : Lan-
gages, qu’il avait lancée en  1966, et Langue française,
dont il aide au lancement en 1969 ; enfin, il avait un
engagement militant. Il était membre du Parti
communiste français, dont l’audience était considérable
au sortir de la guerre d’Algérie.
Dans ce contexte où la linguistique dominait les
sciences humaines par ses principes et ses méthodes,
et où l’intervention sociale et le combat politique
allaient de soi, Dubois introduit de nouvelles manières
de penser la modernité « structurale » linguistique, et
ce contre l’héritage philologique de l’« explication de
texte ». C’est ainsi qu’apparaît l’« École de Nanterre »
en analyse du discours entre 1969 et 1972, et se des-
sine le premier cercle des chercheurs en  AD, par la
publication de thèses (effet universitaire et éditorial),
et dans un souci militant (travail sur des textes
29
© Humensis

politiques). Dès ce moment se noue une collaboration


avec les historiens.

IV. – Déplacements et constitution


d’une méthode d’analyse sociolinguistique

On retiendra trois textes de référence : en avril 1968,


l’intervention lors du colloque de lexicologie politique
(publiée en  1969 dans les Cahiers de lexicologie), où
Dubois souligne les limites des études de vocabulaire
dans l’étude des textes et introduit l’énoncé contre le
mot ; en mars 1969, la coordination avec J. Sumpf de
Langages  13, intitulé « Analyse du discours », dans
lequel paraissent une traduction de « Discourse ana-
lysis », de Harris, et une présentation de Dubois qui
amorce le passage de l’énoncé au discours par une
définition du corpus ; en 1970 (parution en 1971), la
préface à la première thèse d’AD soutenue à Nanterre,
celle de Marcellesi, où il expose une nouvelle forme
d’interdisciplinarité.
1. 1968. Colloque de Saint-Cloud : « Lexicologie
et analyse d’énoncé ». – En avril 1968, au colloque du
laboratoire de Saint-Cloud « Formation et aspect
du  vocabulaire politique français », l’intervention de
Dubois s’intitule « Lexicologie et analyse d’énoncé ».
Le domaine de l’énoncé est définitivement intégré,
même si la confusion énoncé/discours n’est pas levée.
La publication est assurée par les Cahiers de lexicologie
dans une livraison où voisinent « Vocabulaire politique
de la guerre d’Algérie » de D.  Maldidier, « Le voca-
bulaire du Congrès socialiste de Tours » de J.-B. Mar-
cellesi, et « L’image du militant syndicaliste à travers
le vocabulaire de la presse confédérale » de J.  Cap-
deville et R.  Mouriaux. Ces titres montrent que les
30
© Humensis

travaux qui vont sceller l’installation de l’AD


commencent bien en  1967 et  1968 par des analyses
qui se revendiquent comme lexicologiques, alors même
que les thèses de Marcellesi et Maldidier seront saluées
comme les premiers travaux en AD.
L’apport de Dubois se fait par élargissements et
conversions. Il conserve le vocabulaire comme « signe
du comportement social ou politique du locuteur »,
« partie de l’analyse des performances verbales, et donc
du discours » (on notera ce donc non explicité), mais
en dénonce les limites : c’est « un des moyens, privi-
légié sans doute, mais non unique de l’analyse des
énoncés réalisés ».
Mais aucun retour n’est opéré vers la philologie
traditionnelle. La question du corpus ne se pose pas
pour sélectionner des discours qui seraient intéressants
à analyser « en soi », mais pour sélectionner des dis-
cours en fonction d’une visée démonstrative. Le corpus,
dit Dubois, est cependant un choix difficile d’extrac-
tion, pris qu’il est dans « l’universel du discours ». Il
sera représentatif s’il est homogène dans le temps et
dans l’espace (« homogénéité de la situation de
communication ») et traducteur d’une idéologie  :
« Lorsque, par l’analyse lexicale, on choisit dans ce
corpus un certain nombre de vocables, on émet du
même coup l’hypothèse que les propositions réunies
autour de ces termes sont représentatives du corpus et
permettent d’établir une relation avec le modèle idéo-
logique de l’auteur. » L’établissement des analyses
autour du « mot-pivot » est né.. L’héritage des études
sur les « vocabulaires » les avait préfigurées en traitant
le mot en emploi. Le distributionnalisme permettait
d’aboutir à une « classe de propositions où l’on se donne
comme invariant un des termes des propositions ».
31
© Humensis

Cette fin de citation contient un changement


subreptice, non souligné par Dubois, de la « classe
d’équivalence » harrissienne à la « classe de proposi-
tions ». C’est peut-être le plus radical des changements
opérés. Dubois intègre les méthodes du distribution-
nalisme à ce qu’il continue d’appeler une « méthodo-
logie de l’analyse lexicologique », mais il en pervertit
les buts par la référence à un paradigme proposition-
nel, qui configure un schéma de définition (le socialisme
est, pense, fait). Aussi bien au laboratoire de Saint-
Cloud qu’au sein de l’équipe de l’Université de Nan-
terre, cette intervention est vécue comme une véritable
refondation des études portant sur les vocabulaires
sociopolitiques. Le « mot-pivot » va dès lors fonction-
ner comme une entrée de dictionnaire idéologique.
2. 1969.  Langages 13  : « Analyse du discours ».
Le  numéro s’intitule « Analyse du discours ». Il est
devenu le témoignage incontournable de la mise en
place de l’AD dans le champ des études linguistiques.
Dubois y apporte en traduction un article déjà ancien
de Z. Harris (1952), « Discourse analysis ». Il importe
ainsi le syntagme « analyse du discours » en français,
comme s’il s’agissait simplement de la traduction lit-
térale de la discourse analysis anglo-saxonne, et il élar-
git à nouveau la méthode, du côté d’une autre
linguistique, dans un article intitulé « Énoncé et énon-
ciation ».
L’article de Harris insistait sur le texte précurseur
de F. Lukoff, Preliminary analysis of the linguistic struc-
ture of extended discourse (1948), s’inscrivant ainsi dans
un début de tradition d’une linguistique de l’au-delà
de la phrase. Il proposait une adaptation au texte (pris
comme succession de phrases) des méthodes distribu-
tionnalistes de découverte des unités de langue  :
32
© Humensis

segmentation et mise en équivalence de classes para-


digmatiques, les fameuses « classes d’équivalence ».
Celles-ci n’avaient aucun apparentement sémantique
de type synonymique. L’objectif était l’analyse de la
structure distributionnelle d’un texte où se repéraient
des invariants, soit par reprises simples, soit par
anaphores. Harris proposait une illustration de sa
méthode sur un court texte publicitaire relativement
répétitif et sur lequel il démontrait l’effet des trans-
formations grammaticales pour rendre le texte encore
plus répétitif (le « réduire ») : transformations inverses
comme la dépassivation (qui permet de généraliser un
ordre des mots, ou d’élire un « sujet »), la décoordi-
nation et la désubordination (qui permettent de mettre
deux phrases en parallèle), etc.
L’analyse dite « harrissienne » en AD emprunte bien
à Harris la segmentation et les transformations. Mais
toute l’histoire de l’AD montre qu’elle lâche la struc-
ture textuelle visée par Harris pour l’analyse du sens.
Dans la présentation du numéro, cosignée avec
J. Sumpf, les auteurs affirment leur adhésion aux prin-
cipes harrissiens. Mais ce travail ne représente qu’une
base, puisqu’ils inscrivent l’énoncé dans un modèle de
communication qui réfère à Jakobson et Weinreich.
Dans l’article « Énoncé et énonciation », Dubois opère
un recentrement : « La dialectique de la désambiguï-
sation nous renvoie à l’inachèvement [de l’interpréta-
tion] comme aussi à la créativité du sujet parlant », et
il conclut : « Le texte n’est pas seulement partie inté-
grante du monde, mais aussi partie du sujet par-
lant. » À travers les concepts de distance, de modalisation,
de transparence, de tension, Dubois privilégie le
continu de la présence du sujet sans renoncer au dis-
cret des marques formelles dans le repérage énonciatif.
33
© Humensis

Dernier point, le texte de présentation propose de


solides avancées du côté d’une définition du corpus,
posé comme construit dans et par l’analyse  : « C’est
le fait même de constituer l’ensemble qui définit un
corpus, mais la composition des différents ensembles
de discours dépend de la méthode d’analyse et de la
collecte des données, qui ne peuvent être séparées, car
elles sont interdépendantes. » Et il propose de « passer
de la notion d’univers de discours à celle d’univers de
propositions » et, par là, à un « ordre connaissable »
quand le corpus est clos, et à une typologie des discours
lorsque le corpus est « indéfini ».
Au centre du dispositif d’analyse, les auteurs insti-
tuent le « mot-pivot », qui est le mot choisi, institué
comme pivot d’une « classe de propositions » qui lui
sont rapportées. Ce n’est pas un invariant grammati-
cal formel, repéré parce que répété, c’est un signe dont
la compétence du sociolinguiste, du politologue, de
l’historien, a déterminé la pertinence sémantique en
discours, tout au long de sa construction du corpus.
Cette sélection des pivots ne peut être linguistique.
Elle est dictée à l’analyste par la visée de son analyse.
Ce sera une question centrale dans la collaboration
entre linguistes et historiens que celle de la dépendance
de l’analyse au savoir antérieur de l’analyste (chap. IV).
Une bonne illustration du transfert de méthodes
est fournie, dans ce même numéro, par un article de
G. Provost, « Approche du discours politique : “socia-
lisme” et “socialiste” chez Jaurès ». Jaurès est l’invariant.
Les discours « philosophiques » (ses deux thèses) et
« politiques » (ses articles quotidiens) sont comparés.
Les énoncés « réduits » autour de phrases de base
sont  :  Le socialisme  V  SN, Les socialistes  V  SN (V  :
verbe ; SN : syntagme nominal). Le syntagme verbal,
constitué en paradigme de propositions, est alors
34
© Humensis

étudié comme « distributeur sémantique ». L’étude


propose une remarquable manipulation linguistique
sur les énoncés et témoigne d’une précision non moins
remarquable dans la comparaison. Elle n’en manifeste
pas moins la distance prise avec Harris  : « L’analyse
part des principes généraux énoncés par Z. Harris, à
cette différence que notre corpus a été constitué en
fonction de la présence des mots choisis  […] consi-
dérés comme morphèmes à forte récurrence. »
Ainsi, l’AD dite « harrissienne » est et n’est pas du
Harris, est et n’est pas linguistique au sens strict de
la  méthode invoquée. De ces déplacements opérés
comme simples jonctions proviennent paradoxes et
crises, mais aussi éclatements.
La querelle entre saisie du sens « sous la surface »
dans un texte sans progression, délinéarisé, et construc-
tion du sens à partir d’un complexe « surface, linéarité,
dynamique » va resurgir dans le travail des historiens
mais aussi des linguistes après 1975, comme l’attestent
la problématique des « moments de corpus » (J. Guil-
haumou) et le travail sur le « fil du discours »
(J.-M.  Marandin). Le « discours » compris comme
ensemble de phrases liées va se développer en linguis-
tique textuelle, autour de l’anaphore, de la thématisa-
tion, des questions de cohérence et de cohésion,
travaillées par B.  Combettes, dès les années  1970.
Enfin, la référence de Dubois à un « système logique »
du discours, la convocation d’une « classe de proposi-
tions », retrouve la relation ordinaire à la sémantique.
En effet, il est difficile d’avancer que le croisement
des emplois de ce terme de proposition avec ses emplois
en logique, ou en cognitique (contenu d’un état cogni-
tif), est sous-jacent, mais il n’est pas possible non plus
d’ignorer les proximités de ces emplois, en cette fin
des années  1960 où la psychologie et l’intelligence
35
© Humensis

artificielle se développaient. Et même en gardant à la


proposition son sens grammatical moderne, on ne peut
ignorer quel décalage induit la « classe de proposi-
tions », organisée par le sens, comme substitut de la
« classe d’équivalence » distributionnelle. Pêcheux tra-
vaillera en permanence cette question de la sémantique,
en la déplaçant sur la syntaxe. Dubois l’a installée, en
deux textes, comme constitutive des choix méthodo-
logiques de l’AD.
3. 1970.  Revendication d’une pluridisciplinarité.
Un nouveau déplacement a lieu dans la préface de 1970
avec le passage à la « classe de prédicats », qui consacre
la configuration autour de mots-pivots et de phrases
de base, et permet de penser l’effet d’un dictionnaire
interne au texte. Ce sera une notion importante encore
au début des années 1980.
Revenons donc sur cette préface, souvent citée mais
peu relue.
En ouverture à la première thèse de Nanterre édi-
tée, celle de Marcellesi, Le Congrès de Tours (déc. 1920).
Études sociolinguistiques, la préface de Dubois succède
à une préface signée par l’historien Ernest Labrousse.
Elle pose au centre de la réflexion la donnée pluridis-
ciplinaire  : « Cet ouvrage  […] s’inscrit dans une
recherche pluridisciplinaire  : son objet, le matériau,
est un document historique ; sa méthode est celle de
l’analyse linguistique ; ses conclusions intéressent la
sociologie politique puisqu’elles cherchent à établir un
rapport entre les comportements politiques et les
comportements verbaux, la linguistique puisqu’elles
tendent à définir les facteurs multiples qui rendent
compte des “actes de parole”, et l’histoire puisque cette
étude sociolinguistique doit aider à définir le “sens”
du Congrès de Tours. »
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© Humensis

Lucide, Dubois insiste sur un danger directement


issu de cette alliance avec le sociologique, le politique,
l’histoire, un danger immédiatement préjudiciable aux
résultats, celui de voir l’analyse simplement redoubler
le savoir de l’analyste.
Enfin, dans ce texte, il assure plus nettement une
pluralité des références à l’intérieur même de la lin-
guistique, là où le distributionnalisme doit rencontrer
l’énonciation. Il signale « l’ambiguïté de certains
comportements verbaux », les « infléchissements, mas-
quages, détournements dans l’usage de la parole qu’en-
traîne la considération par le sujet de ceux auxquels il
s’adresse ».
L’essentiel de cette préface réside bien dans l’affir-
mation d’une démarche nouvelle. Il s’agissait de « poser
de nouvelles questions » à partir de la soumission au
« discours lui-même, sans lui imposer d’autres grilles
que celles que donne la “grammaire” ».
Tout ceci reçoit une consécration importante avec
le travail de Denise Maldidier qui sera exposé en V.

V. – Quelle « grammaire » ?

La grammaire, c’est la méthode de Harris, répète


encore Dubois. Mais, ne parlant plus de « classes
d’équivalences », ni même de « classes de proposi-
tions », il emploie comme allant de soi l’expression
« classe de prédicats » obtenus par démembrement,
segmentation, application de transformations. Avant
l’affirmation, la pratique s’était imposée. La phrase de
base dans l’étude déjà citée de Provost était prédica-
tive  : Le  N socialiste est le  NX, N  pouvant alors être
doctrine, système, tendance, idéal… et X libératrice, huma-
nitaire, espérante, morale…
37
© Humensis

Le travail sur « le même » et ses variations est par


là installé au cœur de l’AD. Dubois annonce  : « Le
sens d’un texte est alors donné par l’ensemble des pré-
dicats constitués autour d’un mot (ou de plusieurs) qui
est alors identifié avec le discours lui-même. » C’est
ainsi que, au détour d’une phrase conclusive, le « texte »
a disparu comme surface d’étude. Le « discours » est
la visée ; c’est une configuration sous-jacente au texte.
Le contenu devient un invariant  : « Les textes ne
peuvent être comparables que si l’on peut neutraliser
le thème lui-même. »
Même en restant dans la discipline linguistique et
dans la décomposition binaire traditionnelle sujet/
prédicat, on ne peut pas écarter la relation à l’acte de
prédiquer comme opération. Dès lors, un nouveau saut
est opéré. Nous sortons du distributionnalisme car nous
sortons du texte pour prendre en compte certains
aspects de la rhétorique persuasive. L’insistance sur
des théories linguistiques complémentaires se renforce :
« Tout texte devient ainsi le lieu de deux discours : les
structures de surface, que manifeste le texte, sont oppo-
sées aux structures profondes […]. Cette structure
profonde est le lieu d’une énonciation pour le locuteur
et d’une question pour l’auditeur ; ce sont ces consi-
dérations qui guident les recherches en cours sur l’“acte
de parole” et l’“intention de parler”, recherches impor-
tantes. »
Sous une formulation très datée, il y a dans ce texte
à la fois une reconnaissance de l’apport de la « pers-
pective mécanique », que nous dirions aujourd’hui
« automatique », et une reconnaissance de l’apport des
théories du sujet, que nous aborderons au chapitre III.
C’est cette double référence que lègue Dubois aux
linguistes et aux historiens.
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© Humensis

Les critiques actuelles sur les effets du « tournant


linguistique » grossissent le trait dominant, donc la
méthodologie linguistique, et même le réduisent sou-
vent à l’aspect « mécanique » dénoncé par Dubois
lui-même. Il n’en demeure pas moins que cet ancrage
dans la linguistique fait l’originalité de l’AD française.
On n’y relève aucun doute sur la « langue » comme
système. Aucune interrogation sur sa traduction sous
forme d’une « grammaire ». Cependant le terme « lan-
gage » est fréquemment employé, la « performance »
et l’énoncé sont sollicités. Là encore, pas plus que sur
la nature ou sur le statut du sujet, Dubois n’ouvre
de  discussion. Rétrospectivement, on est frappé de
l’apparente simplicité du dispositif proposé, face à la
complexité des références théoriques. Marandin a
donné dans « Problèmes d’analyse du discours » (Lan-
gages, 1979) une critique très argumentée des méthodo-
logies et schèmes théoriques propres à cet héritage.
© Humensis

CHAPITRE  III

Travailler l’analyse du discours

L’AD française s’est mise en place en deux ans mais


elle a produit jusque dans les années  1990 des écrits
devenus classiques (chap.  IV). Cependant, si elle a
connu une certaine longévité, c’est qu’elle a été ampli-
fiée, repensée à travers le relais que constitue l’activité
de chercheurs autour de Michel Pêcheux.
Les concepts produits à travers les quinze ans de tra-
vaux de Pêcheux (1966-1983), en phase et en décalage
par rapport à ceux de Dubois, ont une histoire, analysée
dans un livre de Maldidier, L’Inquiétude du discours 1.
L’ouvrage montre qu’il s’agit d’une tout autre approche,
faite de constructions, de doutes, de déconstructions,
une approche du discours qui intègre la contradiction et
le possible échec de la théorisation. On y trouvera une
bibliographie complète et des textes jusque-là inédits.

I. – Ouverture du cercle

Denise Maldidier, artisan de la première heure du


courant nanterrois, appuyait le second courant fonda-
teur de l’AD sur la parution d’Analyse automatique du
discours 2 en 1969, tirée de la thèse que Pêcheux avait
soutenue en 1968 (désormais connue sous le nom de

1. M. Pêcheux, D. Maldidier, L’Inquiétude du discours, Paris, Éditions


des Cendres, 1990.
2. M. Pêcheux, Analyse automatique du discours, Paris, Dunod, 1969.

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© Humensis

AAD 69). Pêcheux a joué un rôle prépondérant dans


la réunion d’un groupe de travail entre Nanterrois et
chercheurs d’autres universités et du CNRS. La ren-
contre s’était faite par l’intermédiaire de l’historienne
Régine Robin qui, en même temps que lui, suivait le
séminaire du linguiste Antoine Culioli. Mais les tra-
vaux de Pêcheux sur le discours avaient commencé
bien avant. Ici, il faut parler non de l’action d’un cher-
cheur –  même si cette action fut particulièrement
féconde –, mais d’une fondation par un collectif intel-
lectuel, pour reprendre le vocabulaire de l’époque,
dessiné et structuré, à l’origine, autour de la revue de
l’École normale supérieure, Cahiers pour l’analyse. Un
collectif inquiété par les questions de la science et de
son histoire, de l’idéologie, du sujet.
C’est cette idée de production collective faisant
litière de l’autonomie des disciplines et soucieuse
d’épistémologie que Pêcheux a su faire travailler et
dynamiser au  CNRS, dans une période où l’on avait
des réticences à accueillir des programmes interdisci-
plinaires en sciences humaines.
La transdisciplinarité et l’épistémologie seront ses
références, même si ce sont des mots qu’il n’emploie
pas ou peu, de la mise en place d’une problématique
dès les années  1964-1967 jusqu’au travail des
années 1980 : séminaire du laboratoire de psychologie
sociale (Paris VII – CNRS), qui regroupe mathémati-
ciens, informaticiens, psychanalystes, philosophes, lin-
guistes et historiens ; séminaire de la  RCP ADELA
(RCP : Recherche coopérative programmée, ADELA :
« Analyse de discours et lectures d’archive ») que
rejoignent politologues, sociologues et linguistes de l’oral
et de l’énonciation ; débats au CERM (Centre d’étude et
de recherche marxiste) ; confrontations internationales,
essentiellement en Allemagne, en Angleterre, en
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© Humensis

Amérique latine (Mexique) et aux États-Unis. C’est


également un collectif qui coordonne des numéros de
la revue MOTS, constitue le noyau de la RCP, organise
en  1981 le colloque « Matérialités discursives » et se
présente en groupe lors des assises de la linguistique
(publication en 1984, dans Bulletin des sciences du langage,
Buscila, 1). Ces coopérations permettent des déve-
loppements et des inventions  : formation discursive et
préconstruit, inter et intradiscursif, constellations, désubjec-
tivisation de la lecture puis délocalisation du sujet, intro-
duction des parseurs (analyseurs syntaxiques) en  AD,
etc. On comprend donc qu’après le suicide de Pêcheux
en  1983, son groupe ait décidé de se dissoudre. La
menace était que l’AD cesse d’être cette expérience dif-
ficile qu’il pilotait pour devenir une addition d’expertises.
Il faut ajouter que, contrairement au groupe de Nanterre,
celui-ci n’avait pas d’assise institutionnelle stable.
Aujourd’hui, certains chercheurs non-linguistes se
réclament encore de l’AD (chap. IV), d’autres ont rejoint
leurs disciplines et y évoluent dans d’autres configura-
tions, tout en gardant une référence à l’AD, d’autres
encore, dans l’actuel rejet des engagements politiques,
considèrent ce temps comme révolu. Ce fut cependant
un temps de grande production et de formation pour
les acteurs de l’AD d’aujourd’hui et pour bien des
acteurs des sciences humaines et sociales, en France,
mais aussi à l’étranger. C’est dire que s’arrêter sur
Pêcheux est un peu comme s’arrêter sur un lieu géné-
rique. Sans appui sur l’institution, il a cependant créé
une forme d’institution à travers ce collectif intellectuel
très libre dans ses inventions. Le fait qu’il soit si peu
cité actuellement est d’ordre politique mais aussi d’ordre
intellectuel. Il faut comprendre le travail autour de l’AD
comme une construction de concepts et de savoirs,
dont la transmission est aujourd’hui peu transparente.
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© Humensis

II. – L’affrontement à la linguistique

Pêcheux est philosophe de formation. Il ne reven-


dique pas d’appartenir à l’une ou à l’autre des disci-
plines des sciences humaines, il préfère les rencontrer
dans des nœuds de questions. Mais il s’affronte en
permanence à la linguistique comme à la discipline
nodale, qui peut ou doit penser la langue.
Les inventions du collectif ont procédé d’hypothèses,
d’expérimentations, de reconnaissances d’impasses
aussi, mais toujours d’une problématique par laquelle
la « langue » comme objet construit de la linguistique
est reconnue parce qu’elle « fonctionne » et non parce
qu’elle a « des fonctions », fût-ce la fonction de
communication ou l’interaction. Cependant, la langue
fonctionne à l’intérieur d’une « formation sociale »  :
ni liberté individuelle de la « parole » (en termes saus-
suriens) ni « performance » comme production empi-
rique de la « compétence » (en termes chomskiens) ne
permettent de faire l’économie d’une conception de la
langue revisitée par le social, de l’intérieur même. « Ce
que le linguiste appelle la “langue” apparaît comme
un nuage de systèmes sémiologiques aux positions et
interactions variables ; en d’autres termes, la pluralité
du sémiologique ne caractériserait pas seulement
l’extérieur sémiologique de la langue, mais aussi le
niveau linguistique lui-même », écrivait Pêcheux
en 1967, sous le titre « Analyse de contenu et théorie
du discours » dans le Bulletin du  CERP (Centre
d’études et de recherches psychotechniques). La
publication s’occupe, cette année-là, des systèmes
homme-machine. C’est dans ce lieu de technicité qu’il
produit un article bilan en même temps que program-
matique. Il y analyse les impasses de l’analyse de
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© Humensis

contenu, propose sur des exemples des sorties pratiques


(règles de procédures automatiques et mise en  fonc-
tionnement de celles-ci) et théoriques (systèmes sémio-
logiques d’engendrement). Ces propositions, outre un
choix des automatismes, comportent une réflexion
dérangeante sur la langue, l’esquisse d’une théorie de
la « mise en place du système sémiologique (“un tissu
d’éléments tenaces et solidaires”) à l’intérieur de la
formation sociale », mais manifestent de la prudence :
« Indiquons que les systèmes sémiologiques non lin-
guistiques doivent ici jouer un rôle fondamental qui
reste à définir, et que d’autre part l’ensemble doit être
mis en rapport avec les processus sociaux non sémio-
logiques – les rapports de force opposés aux rapports de
sens, pour reprendre l’expression de certains socio-
logues  –, point sur lequel la notion de “performatif”
peut se révéler d’un grand intérêt. »
L’entrée en AD se fait bien dans une visée théo-
rique, essentiellement par une critique de la langue
saussurienne, telle qu’arrêtée par une lecture rigide du
Cours de linguistique générale (1916) (Pêcheux ne s’est
pas encore saisi, à cette époque, de la notion de valeur).
Dès ce moment, la classe d’équivalence de Harris est
rejetée comme n’intégrant pas ses propres transforma-
tions dans la « progression » du discours, c’est-à-dire
comme permettant certes une description de structures
de textes mais non de discours.
Pêcheux va introduire dans l’AD une autre linguis-
tique, formelle, celle de Culioli, qui ne juxtapose pas
énonciation et construction, une philosophie touchant
les idéologies, celle d’Althusser, une autre approche
du sujet, celle de Lacan.

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© Humensis

III. – Une autre linguistique

Cahiers pour l’analyse (no 9, juillet 1968) est parlant


par son titre : « Généalogie de la science », et par son
sommaire : des questions collectives à M. Foucault à
propos de son ouvrage Les Mots et les Choses (1966) et
une longue réponse de Foucault, qui insiste sur le
concept de « formation discursive » ; un article de
Culioli, « La formalisation en linguistique » ; la pré-
sentation par Miller du groupe « théorie du discours »
qui va travailler avec Lacan ; des articles de Bachelard,
de Milner, et un article de Pêcheux sous son pseudo-
nyme de Thomas  Herbert. Il s’agit de « Remarques
pour une théorie générale des idéologies ». Malgré le
titre, c’est l’ancrage dans la linguistique qui prévaut,
en référence au formalisme de Culioli.
L’article de Culioli est repris un an plus tard, avec
des notes rédigées par lui-même, Fuchs et Pêcheux,
pour une parution par l’Association Jean-Favard dans
Document de linguistique quantitative no 7, sous le titre
« Considérations théoriques à propos du traitement
formel du langage : tentative d’application au problème
des déterminants ». Le chapitre II est rédigé par Fuchs
et Pêcheux. Ce petit opuscule, qui circule beaucoup,
va fortement contribuer à répandre la pensée de Culioli.
Certaines des notes témoignent directement de
préoccupations de Pêcheux reprises de son article
de  1967 comme l’insistance sur le « fonctionnement
du langage » qui ne peut s’enfermer dans la dichotomie
langue-parole  : « En fait, il importe de reconnaître
que ces niveaux du fonctionnement du langage sont
eux-mêmes soumis à des règles mais que l’appréhen-
sion de ces règles échappe (partiellement) au linguiste,
dans la mesure où des déterminations non linguistiques
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© Humensis

(par exemple, des effets institutionnels liés aux pro-


priétés d’une formation sociale) entrent nécessairement
en jeu. […] Les formations discursives sont liées aux
superstructures (au sens marxiste de ce mot), à la fois
comme effets et comme causes. Une théorie de l’“ef-
fet discours” ne peut ignorer ce point, quelle que soit
par ailleurs la manière dont elle formule son objet
(sous la forme d’une “pragmatique”, d’une “rhétorique”
ou d’une “stratégie de l’argumentation”). »
Mais, surtout, il approche par Culioli une descrip-
tion sémantique et énonciative des langues qui n’équi-
vaut pas à « réécrire la surface » comme dans la
distribution. Cet apport de Culioli sera en permanence
rappelé par Pêcheux. Il lui doit à la fois la convocation
de Frege, la perception du fonctionnement d’un sys-
tème sémantique formel, la notion de calcul (qu’il
critiquera), la notion de préasserté, qui a permis le pré-
construit élaboré par P.  Henry (travaillé dans une
redéfinition de la formation discursive de Foucault, et
de l’implication chez Frege), enfin, la conviction d’avoir
à compter avec « les » langues en leurs singularités, ce
qu’il reprendra sous forme d’une critique de la séman-
tique universelle au profit d’un sens inscrit dans les
syntaxes particulières.
Le désespoir linguistique de Pêcheux interviendra
dans les années  1980 face à la grammaire générative
transformationnelle la plus étroite, perçue comme
rationalité psychologique (il attaque vigoureusement
l’« organe mental » inné de Descartes-Chomsky), inca-
pable de penser ni même d’entendre ses interrogations
sur le sens. On peut se demander pourquoi cette fixa-
tion sur Chomsky, alors même que commençaient à
évoluer les formalismes linguistiques. Il semble que
Pêcheux soit toujours resté demandeur vis-à-vis des
théories générativistes, confrontant ses propositions à
46
© Humensis

« la linguistique » comme science qui préserve la


langue, son ordre symbolique, et permet une explica-
tion maximale de son fonctionnement. C’est pourquoi
les recherches sur l’hétérogénéité de J. Authier, inspi-
rée par M.  Bakhtine et par la psychanalyse, et
les recherches de Marandin sur les algorithmes et les
« miroitements » lexico-syntaxiques (1982) ont repré-
senté pour lui des ouvertures prometteuses.
Ses propres descriptions linguistiques portent sur les
relatives dans Les Vérités de La Palice où il propose une
analyse discursive, et non logique ou grammaticale, de
l’opposition déterminative/explicative, une analyse
de l’effet de soutien que suppose la relative en marquant
un retour du savoir dans la pensée, un préconstruit.
Elles portent encore sur les complétives, dans un article
paru dans LINX (1984) sous la triple signature de
F. Gadet, J. Léon, M. Pêcheux. C’est le résultat de deux
ans d’interrogations sur le « point de bascule » syn-
taxique entre complétive à l’indicatif et complétive au
subjonctif, qui manifeste comment, sous chaque
construction syntaxique, peut s’en cacher une autre,
peut « miroiter » le sens. Ces études montrent qu’il
aurait aimé « trouver » le terrain disant la matérialité
discursive du côté de la langue, un sens perçu et ana-
lysable par la syntaxe, et que ce terrain se trouverait
manifestement hors de la proposition, trop intimement
tenue par la logique. Ce n’est pas un hasard s’il travaille
sur ce que la grammaire a appelé des « propositions
subordonnées » : elles sont des lieux d’inclusion, elles
manifestent comment un sens pensé et dit ailleurs,
avant, séparé discursivement, affecte la syntaxe en s’in-
sérant latéralement dans la phrase, ce qu’il nomme le
« rappel latéral ». Le préconstruit, qui est réduit par
certains à un simple antérieur, une citation venue
d’un  environnement doxal, est la part proprement
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© Humensis

linguistique de sa tentative de théorie du discours abor-


dée dans Les Vérités de La Palice : il peut y avoir « sépa-
ration, distance ou décalage dans la phrase entre ce qui
est pensé avant, ailleurs ou indépendamment, et ce
qui est contenu dans l’affirmation globale de la phrase ».
Il ajoute qu’il s’agit là « d’un des points fondamentaux
d’articulation de la théorie des discours avec la linguis-
tique » dans la mesure où « tout “contenu de pensée”
existe dans le langage sous la forme du discursif ».
Dans le même numéro de LINX, Gadet publie les
derniers « matériaux » de travail de Pêcheux. On y
retrouve les questions sur l’espace du savoir déjà abor-
dées dans Les Vérités de La Palice à partir de Frege et
de Leibniz, élargies ici à Wittgenstein. Mais, en sur-
plomb, Pêcheux restait cependant centré sur l’inter-
prétation par la langue : « Qu’il soit possible, à partir
d’un énoncé saisi intuitivement comme “normal”,
d’imaginer et de construire par forçage un autre énoncé
est un fait langagier expérimentable. Que l’interpré-
tation “normale” d’un énoncé donné puisse soudain
basculer dans une autre interprétation libérant rétro-
spectivement du sens autre (comme sous l’effet d’un
jeu de mots) est aussi un fait, qui n’est ni identique,
ni symétrique au premier. La question de l’impossible,
en tant qu’elle structure ce réseau de phénomènes lin-
guistiques pour une langue donnée, se monnaye ainsi
en une pluralité de questions. »
Dans un article paru dans la revue DRLAV, « La
“(dé)construction” des théories linguistiques » (1982),
Pêcheux proposait une histoire de la linguistique en
France des années 1920 aux années 1980. Il y renoue
avec ses débuts comme historien des sciences mais on
y sent, dans le ton très dur, un véritable constat d’échec
et le rejet violent des nouveaux « fantasmes de maîtrise
biosociale », « d’autant [ajoute-t-il] que la pression
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© Humensis

populiste de l’urgence fournit à l’occasion une base


idéologique et une justification “démocratique” aux
fantasmes en question ». Il fait le constat de la fin de
la « langue » en tant qu’ordre symbolique, du triomphe
de la psychologie, d’un repositionnement de la lin-
guistique par l’éclatement entre linguistique du cerveau
et linguistique sociale, ou, plus probablement, d’un
« compromis épistémologique » entre les deux. Pêcheux
n’était prêt ni à l’un ni à l’autre.
On mesure combien la place de la linguistique mais
aussi la définition de l’objet « langue » diffèrent de celles
de Dubois. Alors que l’AD de Dubois tente une arti-
culation entre langue et société dans l’énoncé attesté par
déplacement de méthodes distributionnelles et recours
aux théories énonciatives, les chercheurs du groupe de
Pêcheux (et certains viennent de Nanterre) veulent pen-
ser la langue comme ce qui permet constitutivement
l’équivoque (et non l’ambiguïté) et donc garantit la pos-
sibilité de « faire sens », et même la seule possibilité qui
importe, celle qui œuvre dans le discours ordinaire, hors
des normes de genre, celle qui ne fait pas du théorique
ou du poétique un « moment extraordinaire ».

IV. – De l’hétérogénéité

Là est le cœur de la position de Pêcheux sur l’hétéro-


généité des discours. Elle n’a rien à voir avec un rapa-
triement du corpus vers le parler quotidien, objet de
la discourse analysis. Elle inclut l’« hétérogénéité
constitutive » de J. Authier, écarte la « créativité selon
les règles » de Chomsky en tant que quasi-imposture,
installe le jeu de mots, l’humour mais aussi l’altération
et la contradiction comme l’ordinaire du discours, per-
mettant de déstabiliser de l’intérieur les univers
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© Humensis

« logiquement stabilisés ». Par là est libérée la seule


invention possible, celle que portent les langues natu-
relles en tant qu’elles sont la « condition d’existence
d’univers discursifs non stabilisés logiquement, propres
à l’espace sociohistorique des rituels idéologiques, des
discours philosophiques, des énoncés politiques, de
l’expression culturelle et esthétique ».
En ouvrant par ces mots le colloque « Matérialités
discursives » en  1981, Pêcheux se félicite d’avoir pu
rassembler des chercheurs au-delà de la linguistique,
prône le « mélange de pratiques », appelle de ses vœux
une « rencontre qui ne devienne pas impossible » mal-
gré l’absence d’un dispositif « neutralisant », « homo-
généisant ». Il s’agit toujours de la seule méthode de
travail qu’il puisse envisager, celle qui conduit le lin-
guiste à se mettre à l’épreuve en se confrontant à
d’autres chercheurs qui travaillent avec d’autres
concepts  : « La question théorique des matérialités
discursives surgit de ce qui, entre l’histoire, la langue
et l’inconscient, résulte comme hétérogénéité irréduc-
tible : un ressassement de paroles entendues, rappor-
tées ou transcrites, un fourmillement d’écrits citant
des paroles, et d’autres écrits. »
Mais où est l’observatoire ? Comment voir du dehors
ce à l’intérieur de quoi le regard est pris ? L’inobser-
vable de l’objet théorique « langue », pris comme fonc-
tionnement, est indispensable pour observer le produit
en ses fonctions. À partir du préconstruit, et par le
recours aux parseurs syntaxiques (infra), la syntaxe a
pu être ce lieu de perception du sens. Cependant, ce
n’est pas suffisant. La « prétention d’analyser des dis-
cours » suppose, dit-il, un « parti pris pour l’imbécil-
lité »  : décider de ne rien savoir de ce qu’on lit, d’en
rajouter systématiquement sur le morcellement. Le
dispositif de lecture doit être la « lecture trituration »
50
© Humensis

de l’historien et du linguiste, « dédale infini des renvois,


qui circulent dans l’espace de l’archive historique
comme dans celui des phrases-exemples tournant
autour d’un point de grammaire ».
Vécu comme un simple élargissement, alors que
c’était sans doute le dernier affranchissement de l’école
sociolinguistique de Dubois, on voit quelle atteinte
peut porter ce projet intellectuel aux figements enre-
gistrés des conditions de production, de la formation
discursive, des typologies. La notion de « région dis-
cursive » n’a plus lieu d’être. Cela déplace jusqu’aux
frontières mêmes de la langue, cela met en cause la
nature de ses stabilités en portant le doute sur des
stabilisations locales.
J.-J.  Courtine et J.-M.  Marandin, coorganisateurs
du colloque, parlent de l’AD comme du lieu où l’on
ne cesse de « coudre et découdre ». Que fallait-il
découdre ? D’abord les héritages, ceux de Foucault,
de Saussure, d’Althusser ; ensuite, celui de Pêcheux
lui-même.
Pêcheux se confronte pendant quinze ans à une
mise à l’épreuve de la validité de ses constructions, par
lui-même, par le groupe. En se réservant de reparler
du sujet et de l’idéologie, du corpus, des automatismes,
on peut isoler trois questions vives : 1/ Inséparable de
la langue, ne serait-ce pas la valeur qui serait la grande
invention de Saussure ? 2/ Que faire des héritages que
sont la formation sociale et la formation discursive ?
3/ Une théorie du discours est-elle possible ?
À la troisième question, après 1975, Pêcheux répond
en s’étonnant même d’avoir pu y songer, quand il inti-
tulait « De la philosophie du langage à la théorie du
discours » le chapitre II de son ouvrage Les Vérités de
La Palice. À la première, à la suite de C.  Normand,
dès 1971, il répond en mettant la valeur au cœur d’une
51
© Humensis

définition de la langue, et en réintroduisant ainsi Saus-


sure au premier plan, contre la sociolinguistique qui
lui reproche d’avoir écarté le langage et la parole pour
définir « la langue » (chap. IV). Les récentes relectures
de Saussure, en particulier de la note manuscrite sur
le discours, montrent que la lecture qu’en faisait
Pêcheux était déjà tournée vers la captation de ce
fameux négatif « inobservable », indispensable à
l’observation et l’interprétation de l’attesté.
Pour les chercheurs qui travaillent alors avec lui, la
langue est un « fait théorique », un principe présent
dans chaque énoncé produit, visible dans la répétition
des formes, aussi singulier et non répétable que soit
l’énoncé. Mais le discours seul fait le sens. La langue
est un pilote de ce sens, à un autre titre que l’acte
d’énoncer. Il s’agit donc de déconstruire l’opposition
langue/langage sans sacrifier la langue.
La seconde question sous-tend tout le cheminement
de son travail.
Avec la formation discursive (régularités sous forme
d’ordre, de corrélations, de transformations, touchant
une dispersion d’objets, de concepts, de choix théma-
tiques, « nombre limité d’énoncés pour lesquels on peut
définir un ensemble de conditions d’existence », 1969),
le legs de Foucault était d’une densité certaine mais
d’une certaine inutilité pour qui plaçait langue et discours
en détermination réciproque. En effet, si les formes
de langue sont bien des potentialités d’interprétation,
peut-il y avoir stabilisation des sens par la formation
discursive qui, chez Foucault, inclut choses, disciplines,
histoire mais non les formes de langue ? On ne dit pas
la même chose en disant autrement. Malgré le recours
à une dispersion des types d’énonciation, la formation
discursive de Foucault est homogène, et non linguis-
tique. Elle est repensée par le groupe à travers le
52
© Humensis

travail sur l’intra- et l’interdiscours et à travers de nou-


velles façons de construire le corpus et sa lecture.

V. – Problèmes de construction du corpus

Les nouvelles approches enclenchent un véritable


retournement de la conduite de l’analyse. De la facilité
méthodologique qu’offre un corpus construit comme
ensemble de données préalables, fait de discours doc-
trinal contrasté, produit de conditions de production
maîtrisables, et pris dans un rituel bien particulier, on
passe à des procédures de construction de séquences
discursives liées à un « réseau de mémoire », selon le
terme de Courtine. Le mot-thème (mot-pivot), choisi
par le savoir antérieur de l’analyste, les conditions de
productions, antérieures à la production, le choix des
textes à segmenter, choisis d’entrée de jeu, font place
à une construction dynamique de corpus, mobile, gérée
en interaction avec la progression de l’analyse. D’où
cette nouvelle notion d’« état de corpus » apparue
en 1980, avec Guilhaumou et Maldidier, résultat d’une
hypothèse transitoire émise par l’analyste, ayant son
centre et ses zones périphériques « en attente » des
déplacements du centre travaillé (chap.  IV, pour son
développement en histoire).
Cela ne va pas sans conséquences radicales.
Tout d’abord, pour traiter la série des « états de
corpus », considérée comme la trace d’une pratique
de  recherche, il faut des transformations techno-
logiques qui améliorent les capacités de traitement
comme les moyens de saisie. Il faut donc reprendre la
mise au point d’algorithmes d’AD au service d’un dis-
positif algorithmique évolutif et ramifié. Il faut mener
le travail sans recourir à des métatermes logiques (du
53
© Humensis

type de ceux qui organisent les « bases de connais-


sance ») qui masqueraient la matérialité des structures
signifiantes, car pour Pêcheux « l’analyse de discours
consiste à considérer les structures signifiantes comme
des “choses” (avec ce que ce terme implique concernant
l’effet de “hasard” et d’exception qui s’attache à toute
rencontre de signifiants), plutôt que comme des “idées”
susceptibles de s’inscrire régulièrement dans le fonc-
tionnement de “prototypes” logiques préconstitués ” »
(citation provenant de remarques non publiées, internes
au groupe de recherches).
Ainsi, le corpus, transformé en « réseau de
mémoire », devient une sorte de « dictionnaire discur-
sif » qui intègre en continu l’effet des ouvertures,
reconfigurations, changements d’état du corpus, tout
au long de l’analyse. La construction inclut les
« manières de parlers », routines, schématisations.
Simultanément, ce réseau de mémoire devra, au cours
de l’écriture de l’analyse, construire de nouveaux énon-
cés ouvrant de nouvelles régions de corpus. Les algo-
rithmes auront pour tâche de proposer plusieurs modes
de lecture  : par l’hypothèse d’une mémoire lectrice
intradiscursive qui se manifesterait sur des séquences
discursives à travers les dynamiques thématiques, et
aussi par l’hypothèse qu’on pourra matérialiser un
espace interdiscursif en y plongeant une séquence
textuelle qu’il ne contenait pas.
Enfin, le corpus n’est plus un ensemble clos de
textes, c’est un ensemble sans frontière où l’inter-
discours, extérieur, fait irruption dans l’intradiscours
(chap. IV, pour l’emploi qu’en font les historiens). Sa
construction suppose de renoncer au rêve d’une inter-
prétation finie garantie par une lecture explicitée au
profit d’une lecture-écriture et d’une « politique
54
© Humensis

d’interprétation » qui reposerait sur l’évaluation des


« forces d’interprétation » dans une conjoncture.
La notion de formation discursive a donc su évoluer
à partir de l’héritage de Foucault en prenant en compte
les matérialités langagières dont Foucault se désinté-
ressait dès  1971. C’est le travail marxiste revisité sur
les discours de classe, qu’on avait trop vite typés, et la
stabilité des points discursifs, héritée de la notion de
forme de langue, qui conduisent à repérer que tout
discours dominé est tissé de discours dominants qui
lui sont intégrés, que les frontières discursives ne sont
pas assignables, que le savoir antérieur s’inscrit dans
la construction d’une connaissance et se repère à tra-
vers des formes de langue. Autrement dit, hétérogé-
néités et antériorités de l’interdiscours s’inscrivent à
l’intérieur même de l’intradiscours, elles n’en consti-
tuent pas le contexte. La manifestation la plus saillante
de la donnée incontournable que représente la langue
est manifeste dans le repérage du préconstruit au sein
d’une interdiscursivité, qui dépasse la formation dis-
cursive. Ainsi, nous l’avons vu,  de la subordonnée
relative, vecteur d’évidences préconstruites à l’intérieur
ou hors de la formation discursive.

VI. – La lecture, l’idéologie et le sujet

Les trois termes doivent être liés. Dans Les Vérités


de La Palice, le chapitre III, « Discours et idéologie(s) »,
développe une partie intitulée  : « La forme-sujet du
discours ».
Voici un sujet de l’idéologie directement issu
du  marxisme et plus spécialement d’Althusser dont
les formulations mêmes se retrouvent chez Pêcheux. Rap-
pelons schématiquement quelques positions d’Althusser.
55
© Humensis

Dans Lire le Capital (1965), il montre la matérialité et


l’efficacité historique des idéologies, définies comme
« rapport imaginaire des individus et des classes à leurs
conditions d’existence ». Dans Éléments  d’autocritique
(1974), il esquisse une théorie de l’idéologie comme
« interpellation des individus en sujets » et comme sys-
tème d’institutions publiques et privées assurant la repro-
duction des rapports sociaux : les « appareils idéologiques
d’État », qui sont l’Église, l’école, etc.
Si l’on admet que l’on ne tue pas l’imaginaire, non
plus que le réel, l’un et l’autre ne pourraient, à la
rigueur, que se masquer.
L’AD servirait-elle alors à démasquer ? La tentation
un peu naïve de vouloir débusquer l’idéologie cachée
a animé l’AD dès ses débuts mais a vite été reléguée
par l’idée de la « lettre volée », où ce serait l’évidence
même de la monstration qui cacherait l’objet. Cela
change l’orientation de la lecture.
Contre toute tentation de proposer une « prothèse »
à la lecture (le terme est de lui), Pêcheux, dans le no 2
de Archives et documents (1982), va repenser une his-
toire de la lecture comme histoire culturelle, opposant
les « primaires » aux « secondaires », la lecture de don-
nées, « bureautique » (ce que représente le B dans IBM),
informative, quantitative, scientifique, à la lecture
longtemps considérée comme seule lecture lettrée, celle
de la littérature et des sciences interprétatives, au pre-
mier rang desquelles l’histoire. Il fait le pari que la
linguistique peut utiliser un appareil algorithmique
dans des pratiques interprétatives.
Pour résumer, le sujet-lecteur fait le sens dans l’his-
toire, à travers le travail de la mémoire, l’incessante
reprise du déjà dit, la rencontre de l’« impensé de sa
pensée ». L’individu n’est pas à la source du sens. Et le
sens n’apparaît pas au bout des statistiques. Mais le sens
56
© Humensis

est explicitable par un dispositif non transparent, que


ce soit aux intentions ou aux messages des interlocuteurs.
Le sujet lecteur n’est pas pour autant aisé à définir.
C’est dans deux textes de 1978 et 1979, édités en 1990
par Maldidier dans L’Inquiétude du discours 1, « Remon-
tons de Foucault à Spinoza » et « Il n’y a de cause que
de ce qui cloche », que d’importantes mises en question
sont menées sur le sujet de l’idéologie (« la peste de
l’assujettissement »), parallèlement à une autocritique
de la « désidentification ». Pêcheux y reconnaît que la
trop grande opposition à l’identification du locuteur
fait « clocher » son raisonnement et réintroduit par là
ce qu’il veut dénoncer.
Retenons comme ultime mise en place de la ques-
tion du sujet cette phrase très datée dans sa formulation,
et très typique du style de Pêcheux : la « délocalisation
tendancielle du sujet énonciateur », au sein même de
la matérialité des textes 2.
Y a-t-il ici place pour le sujet lacanien ? Malgré la
fréquentation de psychologues et de psychanalystes,
peut-être moins qu’on ne le dit. Dans une communi-
cation de 2003 (colloque de Porto Alegre organisé en
hommage à Pêcheux), M.  Plon s’est appuyé sur « Il
n’y a de cause que de ce qui cloche », dont le titre est
une citation de Lacan (fait non indiqué par Pêcheux).
Nous renvoyons aux actes, disponibles en ligne 3, car
il est rare de lire une contribution de psychanalyste
sur l’AD – et Plon fut un partenaire intellectuel et un
ami intime de Pêcheux. Ce texte dit entre autres trois
choses concernant Pêcheux  : 1/  sa proximité avec la

1. Op. cit.
2. B. Conein et alii, Matérialités discursives, Lille, Presses universitaires
de Lille, 1981.
3. http://www.analisedodiscurso.ufrgs.br/anaisdosead/1SEAD/
Conferencias/MichelPlon.pdf

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© Humensis

pensée de Lacan, mais sa prudence, venue de l’althus-


sérisme ; 2/  son aveuglement au fait que, toujours, il
y aura clocherie (le texte de Pêcheux était, nous l’avons
dit, conçu comme rectificatif à une négation trop
simple du moi plein dans Les Vérités de La Palice, qui
faisait retour. Comme si réparer pouvait être définitif) ;
3/ sa difficulté à penser un sujet de l’inconscient totale-
ment délocalisé.
En illustration aux positions affichées de Pêcheux,
on peut relire une courte citation-résumé empruntée
au texte posthume paru en 1984 (Buscila, 1), « Épis-
témologie d’une science interprétative »  : « Question
cruciale du sujet énonciateur, dans la parole et l’écri-
ture, l’écoute et la lecture  : en tant qu’elle se range
parmi les disciplines d’interprétation tout en remettant
en cause l’existence d’un métadiscours du sens sous les
discours, l’AD ne peut se satisfaire de la conception
du sujet cognitif épistémique, “maître en sa demeure”
et stratège de ses actes (aux conditions biosociologiques
près) ; elle suppose la division du sujet comme marque
de son inscription dans le champ du symbolique. »
Écho encore, cette phrase du texte de 1978, « Remon-
tons de Foucault à Spinoza » : « Et si […] la révolte
est contemporaine du langage, c’est parce que sa pos-
sibilité même se soutient de l’existence d’une division
du sujet, inscrite dans le symbolique. »
C’est peut-être au Brésil, essentiellement à Cam-
pinas, dans des travaux initiés par Eni  Orlandi, que
la question du sujet, organisée par l’idéologie et par
l’inconscient, a pu être la plus complètement explorée.
Les équipes ont à la fois une excellente connaissance
des textes fondamentaux de l’AD (tout a été traduit)
et une double pratique de l’AD, par la critique et par
la mise à l’épreuve sur des corpus diversifiés : corpus
de discours civilisateurs, civilisés, censurés, instituants,
58
© Humensis

institués, en contact, en conflit, dans des institutions


comme les académies, les universités, l’école, la rue,
dans les outils linguistiques que sont les manuels, les
grammaires, les dictionnaires, et dans une langue
diverse et divisée, en portugais, en brésilien, en
langue générale (tupi), à travers tous les régionalismes
qui constituent les lexiques brésiliens ou portugais.
Langages  130 (1998), « L’hyperlangue brésilienne »,
ne donne qu’un petit aperçu de la grande variété de
ces productions, de leur constant souci de penser une
place du sujet, dans la difficile (impossible ?) localisa-
tion, ou dans la perte de localisation et de position.

VII. – Transmission

Il convient sans doute de donner le titre complet


de l’article précédemment cité, « Il n’y a de cause
que de ce qui cloche ». Il est publié en français en 1990
seulement mais publié en 1982, en annexe de la ver-
sion anglaise des Vérités de La Palice, sous le titre The
French Political Winter : Beginning of a Rectification.
C’est un texte d’« inquiétude du discours » pour
revenir au titre de Maldidier, parmi les moins pro-
grammatiques. Il est remarquable que ce soit à ces
études de « rectification » que se réfèrent deux cher-
cheurs aussi différents que Plon et Guilhaumou (infra).
Les travaux de cette période ont été assimilés et
fonctionnent assez bien aujourd’hui dans l’évidence du
domaine. Nul ne songerait en AD à négliger la remise
en cause des corpus homogènes et des conditions de
production, la critique de l’énonciation, celle de la
notion de contexte, le jeu de l’inter- et de l’intra-
discours, perturbé par le préconstruit, cette construction
antérieure, extérieure et indépendante de l’énonciation
59
© Humensis

étudiée, produite ailleurs, dans l’interdiscours et qui


s’introduit, impensée, dans l’intradiscours. Peu, tant
la mémoire est courte et le souci de l’épistémologie
confus, songent à en retrouver les cheminements pour
en éclairer la nécessité. L’AD est un bon exemple du
glissement des concepts sans généalogie, alors même
qu’elle ne s’est conçue que dans et par son histoire.
Le Laboratoire d’histoire des théories linguistiques
(CNRS –  Paris  VII  – ENS  LSH), dirigé alors par
S. Auroux, a été le seul lieu institutionnel de réflexion
sur cette histoire, de  1987 à  1994. En  1994 sort un
livre de transmission, Discours et archive. Expérimen-
tations en analyse du discours 1, signé Guilhaumou, Mal-
didier et Robin.
De jeunes chercheurs en  AD s’intéressent dès le
début des années 2000 à la constitution de cette his-
toire et à la transmission des savoirs, et donnent un
nouveau sens aux disputes qui ont agité les sciences
du langage et les sciences humaines et sociales dans
leur ensemble. Un excellent exemple est donné par
l’analyse de la notion d’interdiscours par Marie-Anne
Paveau qui en dénonce les récupérations et le détour-
nement  : de matérialiste et lacanienne, elle devient
bakhtinienne et textuelle 2.
Ces lectures informées, soucieuses d’épistémologie,
rejoignent par là les interrogations d’historiens et
d’épistémologues des théories linguistiques (labora-
toire HTL). Un champ important était peut-être alors
en train de s’élargir autour d’une double histoire, celle
de l’AD d’une part, des outils linguistiques de l’autre

1. J. Guilhaumou, D. Maldidier, R. Robin, Discours et archive. Expé-


rimentations en analyse du discours, Paris, Mardaga, 1994.
2. M.-A.  Paveau, « Interdiscours et intertexte », in Linguistique et
littérature  : Cluny, 40  ans après, Annales littéraires de l’université de
Franche-Comté, oct. 2008, Besançon, PUFC, 2010, p.93-105.

60
© Humensis

(cf. chap. V, I : l’hyperlangue brésilienne). Rencontre


manquée ? Nous y reviendrons.

VIII. – Sciences humaines et ordinateur

On peut sentir au début des années 1980 une cer-


taine angoisse de la totalité et du processus infini que
seule une technologie efficace pourrait contenir. Cette
quête technologique était à l’œuvre dans le groupe,
mais en interaction avec une réflexion renouvelée sur
la syntaxe, par laquelle pourrait se percevoir le sens.
Ces préoccupations vont être à l’origine d’une profonde
mutation dans les questions posées aux analyseurs
informatiques, qu’il s’agisse des algorithmes « verti-
caux », producteurs du dictionnaire discursif, ou des
algorithmes « horizontaux », qui cernaient les séquences
discursives.
On l’a vu, jamais Pêcheux n’a été tranquille dans la
linguistique. Son entrée s’était faite par une « analyse
automatique du discours » (AAD  69). L’informatique
était pour lui intellectuellement incontournable.
L’« automatisation » des analyses se maintient par deux
justifications non homogènes  : les positions sur la
langue ET une nécessité de défense des sciences
humaines vis-à-vis de ce qu’on nomme encore souvent
les « sciences dures ». Il s’agit d’un engagement que
certains de ses collaborateurs n’ont jamais compris ou
supporté, sans doute pour avoir méconnu que c’était
sa façon de garantir une scientificité à l’objet « langue »
en s’insérant dans l’héritage dominant de Harris.
Il y a chez lui appel à la rencontre entre la lecture
lettrée, celle qui est de fait une réécriture, et une lec-
ture attestée comme activité sociale, « celle qui impose
au sujet-lecteur de s’effacer derrière les appareils de
61
© Humensis

gestion de la mémoire » et qui, après avoir servi les


enregistrements administratifs, a rencontré les projets
de construction des « langues logiques artificielles à
référents univoques ». C’est un appel à « une réorga-
nisation sociale du travail intellectuel » qu’il lance dans
Archives et documents 2 (1982).
L’analyse automatique a donc servi à Pêcheux
comme un choc des « gestes de lecture », comme une
revendication « culturelle », comme un relais pour la
formalisation de la langue, « construction fictive de
nature métalinguistique ».
À la fin des années  1960, il fréquente le groupe
d’Aussois, l’équipe de Rouault en traduction auto-
matique, et garde tout au long des années  1970 des
liens intenses avec Grenoble. Il développe alors
l’AAD 69. En 1980, il rencontre P. Plante (UQAM,
Montréal) et adopte le logiciel DEREDEC sur lequel
travaillent ses collaborateurs les plus proches, J. Léon
(LISH, Laboratoire d’informatique pour les sciences
humaines), A. Lecomte, de Grenoble, pour la question
de la « séquence », et J.-M. Marandin, sur la question
du « fil du discours ». Dix articles parus de 1967 à 1975
et  5 en  1982-1983 montrent la permanence de la
recherche.
Dans les années 1980, un lieu institutionnel en est
le principal soutien  : MOTS, revue dirigée par
M. Tournier à l’ENS de Fontenay – Saint-Cloud. Le
titre signifie alors « Mots-Ordinateurs-Textes-
Sociétés » et non, comme aujourd’hui, « Mots / Les
langages du politique ». La revue a été lancée comme
lieu de réflexion sur le rôle de la machine dans le
traitement lexical et textuel. L’ambition était de « rui-
ner les échafaudages de l’interprétation ». Cependant,
dit Tournier dans sa présentation du no  1, en  1980,
« aucune innocence n’est plus calculatrice que celle
62
© Humensis

d’un ordinateur ». Par ce jeu de mots, il met en scène


ce qu’il faudrait suspecter et pourtant ce qu’il reven-
dique, des outils qui seraient les plus neutres pour
« recenser exhaustivement, compter, probabiliser ». La
lexicologie sociopolitique, pratiquée depuis plus de dix
ans à Saint-Cloud, avait inventé la lexicométrie. La
revue était toujours (elle l’est encore) un support pri-
vilégié pour une confrontation et une collaboration
entre linguistes du discours.
C’est dans cette revue (no  4) qu’est paru en  1982
un long article cosigné avec Léon, Bonnafous et
Marandin, où Pêcheux revient sur la production
de 1969 : « Présentation de l’analyse automatique du
discours (AAD  69)  : théories, procédures, résultats,
perspectives ». À cette époque, les travaux sur les par-
seurs sont entamés mais il y a encore peu de résultats.
C’est dans le dispositif « amélioré » d’AAD  69 que
S.  Bonnafous a produit ses analyses sur les motions
du Congrès de Metz (1977) du Parti socialiste, objet
de sa thèse (MOTS, 3, 1981).
Les bilans critiques se poursuivent, mais des vues
prospectives sont exposées dans la publication groupée
pour les Assises nationales de la linguistique, et dans
un projet de recherche, non publié.
Les Assises de la linguistique se tiennent en
juin  1982 à la Sorbonne. Elles consacrent le passage
de la « linguistique » aux « sciences du langage ». Un
no  1 de revue paraît en  1984, Buscila (Bulletin de
l’Association des sciences du langage), qui propose un
recueil de textes produits durant ou dans le prolonge-
ment des Assises. Sous le titre « L’Analyse de discours
en France », un collectif de la RCP ADELA produit
cinq articles dont « Informatique et analyse de dis-
cours » de Marandin et Pêcheux.
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© Humensis

Partant du blocage de AAD 69 par absence d’ana-


lyseurs syntaxiques performants, les auteurs proposent
un double choix, de deux ordres différents.
Le premier est un choix de politique scientifique,
inspiré par la question centrale du traitement des don-
nées. Mais, se différenciant du quantitatif statistique
et de l’intelligence artificielle, « l’AD suppose que le
niveau syntaxique des phénomènes linguistiques est
irréductible à toute approche qui les assimilerait à un
calcul des intentions des locuteurs ou à des processus
mentaux relevant de la psychologie ».
Le second est un choix méthodologique : « La pra-
tique de l’informatique exige des analystes de discours
une construction explicite de leurs procédures de des-
cription, ce qui est la pierre de touche de leur consis-
tance d’objets théoriques. Elle permet d’autre part
l’appréhension de corpus variés de grande dimension,
ce qui est la pierre de touche de leur validité d’objets
descriptifs. »
Pour les « utilisateurs » de l’AD, historiens et socio-
logues, « les procédures informatiques visent à inter-
venir sur le geste spontané ou cultivé de lecture ».
Syntaxe, lexique, énoncé sont des niveaux opaques à
l’action d’un sujet. Il faut retravailler la lecture globa-
lisante, de reconnaissance, organiser plusieurs gestes,
dans une tension explicite. Loin d’une « lecture plu-
rielle », il faut permettre une lecture où le sujet est à
la fois « dépossédé et responsable du sens qu’il lit ».
Les auteurs exposent alors les procédures du logiciel
DEREDEC et les travaux qu’elles ont permis.
Le projet de recherche, inédit, est déposé devant
deux commissions du  CNRS. Dans le volet « infor-
matique en analyse du discours » on envisage une
implémentation et une adaptation multisites du logi-
ciel DEREDEC dans le but de construire puis
64
© Humensis

adapter de nouveaux dispositifs syntaxiques, en lien


avec les travaux mathématiques sur les treilles (travaux
de J.-P. Desclés et M. Lagarrigue). Le travail sur les
complétives avec Gadet et Léon évoqué entrait dans
ce programme (supra). Il s’agissait, en parallèle, de
construire de nouveaux modèles d’exploration (algo-
rithmes), inspirés des recherches critiques en AD, des
algorithmes d’analyse syntaxique « de deuxième géné-
ration », présentés par Marandin sous le titre « Pour
une morphologie discursive ».
Dans l’espace vertical de l’énoncé (au sens de Fou-
cault), le discours est saisi sous l’aspect de la répétition
et du décalage dans la répétition. Il s’agit de trois
algorithmes : « variation syntaxique d’un item lexical »
(étude de la définition syntaxique du lexique sur lequel
est construite une séquence discursive), « constella-
tions » (étude des référentiels de discours à travers le
lexique du corpus) et « paraphrases » (étude des réseaux
de « miroitements syntaxiques » affectant les contenus
propositionnels stables d’un corpus de séquences).
Dans un second espace, horizontal, le discours est saisi
sous l’aspect du fil du discours et de la construction
dynamique des objets discursifs (question du thème).
Ce sont ces algorithmes qui mobilisaient les forces,
nécessitant un travail très important sur la notion de
séquence (continue ou discontinue) et la notion
de place énonciative, à partir des travaux de Culioli et
Desclés sur les repérages énonciatifs.
Après le suicide de Pêcheux, Marandin a poursuivi
la tâche, a reconsidéré la question du parseur syn-
taxique. Il a continué à penser le « point de vue » de
l’AD en tant qu’elle s’est développée en opposition
aux deux cadres théoriques des années 1960, le struc-
turalisme (grammaire de texte) et la grammaire géné-
rative transformationnelle (modèle global unitaire).
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© Humensis

Le  modèle de syntaxe proposé par l’AD apparaît


comme fécond dans la mesure même où, pour l’AD
de Pêcheux, la syntaxe est constitutive d’un observatoire
des discours. Dans « Syntaxe, discours, du point de
vue de l’analyse du discours » (Histoire, épistémologie,
langage, 1992), Marandin mesure l’apport  : « L’AD,
en faisant de l’analyse syntaxique l’outil principal de
son observatoire, admet implicitement que la médiation
syntaxique intervient également dans le domaine du
discours. Elle intervient de manière obviée puisque
l’AD sait bien que le discours n’est pas générable par
le système des règles syntaxiques. La place donnée à
la syntaxe ne se comprend en définitive que si on
admet la proposition suivante  : la syntaxe médiatise
tout rapport forme/sens même lorsqu’elle n’organise
pas les formes douées de sens. » Marandin propose
une analyse syntaxique prenant en compte les nouveaux
types de parseurs qui se sont multipliés dans le cadre
du traitement automatique du langage (TAL) et des
sciences cognitives mais qui doivent aussi leur déve-
loppement à l’explosion des modèles grammaticaux.
Un formalisme privilégiant la « perception » par la
syntaxe est alors envisageable.
Terminer ce chapitre par le traitement automatique
du langage et la syntaxe et non par le sujet et l’idéo-
logie pourrait sembler bien déplacé. C’est cependant
le signe que ces années  1970-1990 furent bien un
moment d’élargissement théorique et d’exploration
interdisciplinaire dont se nourrissent encore les sciences
humaines et sociales.
© Humensis

CHAPITRE  IV

La pluridisciplinarité

La pluridisciplinarité est une question pour l’AD


dès sa constitution. Elle privilégie deux alliances, avec
la sociologie et avec l’histoire. Elle écarte un domaine, la
psychologie –  ou, plutôt, le « psychologisme ». Puis
elle rencontre, parce qu’elle travaille sur corpus, la lin-
guistique informatique et rejette le cognitivisme.
Nous reprenons donc les interdisciplinarités fonda-
trices, sociolinguistique et histoire, avant de tenter de
dessiner les orientations actuelles.

I. – Le débat de la sociolinguistique

La sociologie, avec son attention à la relation de


l’analyste aux acteurs, son interrogation sur les caté-
gorisations et sur la constitution des groupes, est en
intersection forte avec les interrogations de linguistes
touchant aux pratiques langagières localisées. D’où
cette création qu’est la « sociolinguistique », très déve-
loppée sous diverses formes dans les traditions russes,
soviétiques et anglo-saxonnes, plus difficile à dévelop-
per en France, malgré une diversification certaine et
une grande autonomie actuelles.
Encore une fois, la pierre d’achoppement entre lin-
guistique générale, linguistique formelle, AD et socio-
linguistique semble bien être « la langue ». La langue
est un objet construit par retranchement, et, par défi-
nition, impossible à stabiliser dans l’empirie, qu’il révèle
67
© Humensis

cependant. Si on ajoute que deux théories, le structu-


ralisme puis la grammaire générative, ont produit des
dispositifs qui appauvrissent le traitement du sens, on
ne peut pas s’étonner du développement de linguis-
tiques « du langage » souvent antisaussuriennes et
antiformelles.
C’est dans ce balancement typiquement français
entre langue et langage que réside une partie des
échanges et oppositions entre AD et sociolinguistique,
mais pas seulement. Toutes deux sont des linguistiques
de l’attesté. Cependant, la sociolinguistique des
années 1970 pouvait se construire sur énoncés attestés
courts, décontextualisés, qui fonctionnaient comme
des exemplifications de variations. Actuellement, le
travail par grandes combinatoires, qui permettent de
définir des types langagiers (Biber), la référence à
E.  Goffman, qui a relayé la référence à W.  Labov,
l’abandon d’une préférence pour des corpus oraux, la
sociolinguistique interprétative, les développements sur
les styles (Gadet), ont beaucoup modifié le paysage.
L’AD a évolué. La sociolinguistique aussi. Ni l’his-
toire de leurs relations ni celle de la confrontation de
leurs concepts ou même de l’évolution de leurs objets
n’ont été faites. C’était un projet de Maldidier et
Gadet, puis de Gadet et Mazière, au sein du Labo-
ratoire HTL, tous les deux interrompus. Ici ne seront
rappelés que certains jalons dans les rencontres qui
marquent des étapes dans un débat.
1. Conflit : la fin des années 1970. –  La question
de la sociolinguistique a produit le plus important
conflit des débuts de l’analyse de discours.
Les premières études de Nanterre, jusqu’en
1973-1974, se revendiquaient de Harris pour la
méthode mais se disaient « sociolinguistiques ».
68
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De 1972 à 1975, paraissent aux États-Unis puis sont


traduits en France les travaux de Labov, qui se réclame
de la grammaire générative, dans Where do Grammars
stop ? (1972). La Sociolinguistique 1, dans sa traduction
française, date de  1975. Et en  1974 était paru, en
France, l’ouvrage de Marcellesi et Gardin, Introduction
à la sociolinguistique 2, dans lequel les auteurs présentent
des études américaines en même temps que la décou-
verte de ce qu’on appelle  alors les travaux de
Volochinov-Bakhtine, analysés comme « anti-
Saussure ». Même s’il faut attendre  1981 pour que
paraisse Langage et communications sociales 3 de C. Bach-
mann, J. Lindenfeld et J. Simonin qui vont vulgariser
les travaux américains, de Labov à Palo Alto, la
communication axée sur le social a repris en linguis-
tique le terrain lâché au formalisme dans les
années 1960.
La querelle connaît un moment d’affrontement, et
les prises de position de l’époque sont encore obser-
vables aujourd’hui dans les recherches sur le langage
attesté à travers des clivages de groupes. Les points
de vue s’exprimaient alors par articles et ouvrages, mais
aussi, plus directement, dans une série de discussions
aux répercussions institutionnelles fortes, tant sont
nombreux les protagonistes. Cela se passe au CERM
(Centre d’études et de recherches marxistes), aujourd’hui
disparu. Il existe là, parmi d’autres, une « section lin-
guistique » que fréquentent de nombreux linguistes,
rattachés à des universités ou centres divers, dont
des  pionniers de l’analyse du discours et de la

1. W. Labov, La Sociolinguistique, Paris, Minuit, 1975.


2. J.-B.  Marcellesi, B.  Gardin, Introduction à la sociolinguistique  : la
linguistique sociale, Paris, Larousse, 1974.
3. C. Bachmann, J. Lindenfeld, J. Simonin, Langage et communications
sociales, Paris, Hatier, 1981.

69
© Humensis

sociolinguistique. Ils s’y retrouvent chaque mois comme


à un séminaire, selon un programme défini.
Le moment de plus grande tension se situe en 1977.
La querelle soviétique sur « le marxisme en linguis-
tique », qui se termine en 1950 par la condamnation
par Staline des thèses de Marr sur « la langue comme
superstructure » et le primat du sens sur la forme, est
alors objet d’étude. Un numéro de Langages est en
préparation  : « Langage et classes sociales, le mar-
risme » (46, juin  1977), coordonné par Marcellesi.
Gadet et Pêcheux proposent à la discussion des notes
de travail intitulées « Y a-t-il une voie pour la linguis-
tique hors du logicisme et du sociologisme ? ».
Les auteurs constatent un affrontement entre la
tendance formaliste, de plus en plus sophistiquée,
accusée par certains d’avoir servi les intérêts des classes
dominantes (imposition de la norme au nom de la
structure de la langue) et la tendance historico-
sociologiste, qui porte attention aux productions des
classes montantes, dominées. Ils notent la résurgence
du psychologisme juridique à travers des notions
comme l’intentionnalité ou la responsabilité du sujet
dans un procès. Condamnant l’élitisme logiciste d’un
côté, l’humanisme réformiste de l’autre, ils suggèrent
que manquerait, dans la linguistique en crise, la ques-
tion du politique, occultée par le psychologique.
D’où cette interrogation : faut-il que l’AD fournisse,
du côté des formalismes, un refuge pour l’analyse au-
delà de la phrase ou, du côté du social, une auberge
espagnole, « sous prétexte que rien de ce qui est social
dans le langage ne nous serait étranger » ?
C’est donc l’occasion de redessiner une place pour
la linguistique où la valeur primerait sur la signification
dans la mesure où ce concept formerait le noyau dur
de la théorie linguistique en autorisant à penser à la
70
© Humensis

fois que tout peut se dire bien qu’on ne dise jamais


n’importe quoi ; dans la mesure aussi où il entre en
contradiction avec l’idée d’une syntaxe consistante et
complète. De rediscuter aussi une place pour le sujet
freudien, cause d’« un moi qui n’est plus maître chez
lui ». Enfin, c’est l’occasion de réfléchir aux « applica-
tions » de la linguistique, en dehors de l’aide à la clas-
sification documentaire et à la traduction automatique.
Les auteurs reviennent sur deux domaines privilégiés,
la pédagogie et la propagande politique. L’assemblée
de l’ASL (Association des sciences du langage) en 2004
n’a guère proposé d’autres « applications » de la lin-
guistique, si ce n’est le rôle du signifiant dans la créa-
tion publicitaire. Et le débat sur la « langue à enseigner »
et donc la politique linguistique se poursuit encore,
dans la méconnaissance historique de ce qui se nomme
la « langue française », artefact dont on oublie l’histoire.
Après la discussion, vive, les échanges abordent des
préoccupations plus sociolinguistiques, les normes et
la norme, via les questions d’enseignement, de discri-
mination, d’identité. La grande affaire, c’est l’intérêt
de plus en plus pressant pour le « discours social ». Ce
sera l’objet défini à Montréal par Marc Angenot auquel
s’associera Régine Robin, passée de Paris X – Nanterre
à l’UQAM (Université du Québec à Montréal), et élue
en sociologie de la culture.
2. Malentendu  : la fin des années  1980. –  En
mars 1986, Maldidier coordonne Langages 81 : « Ana-
lyse de discours, nouveaux parcours ». Robin, histo-
rienne et sociologue, y propose une postface qui montre
que la querelle n’est pas close et qu’elle doute qu’elle
puisse l’être un jour : « L’analyse du discours entre la
linguistique et les sciences humaines : l’éternel malen-
tendu ». On y relève un résumé des tendances  : les
71
© Humensis

critiques adressées à la linguistique touchent à la


« langue » du linguiste, abstraction pensée hors usages
tandis qu’ailleurs travaille « la langue dans son contexte
social, la langue comme fait de norme, les champs
sémantiques comme propres à diverses cultures, et
l’approche interactionnelle du comportement verbal
(Gumperz) ». Sociologie du langage, sociolinguistique
variationniste et ethnométhodologie ont cheminé d’un
pas divers, poursuit-elle, venues d’horizons épistémo-
logiques différents, « mais toutes ont en commun de
critiquer la définition saussurienne de l’objet langue,
et la volonté de définir ce dernier par son aspect
social ». Quant à l’orientation pragmatique, son pro-
blème rejoint la question de la valeur du pouvoir du
discours dans un rapport de force symbolique, direc-
tement hérité du sujet social en situation, de Bourdieu.
On retrouve donc la mise en cause de la linguistique
dite « formelle » qui atteindrait l’AD en tant qu’elle
est fidèle à la langue du linguiste. Mais l’AD est
« tenace », conclut Robin, « elle rappelle dans sa téna-
cité, à l’intérieur de la problématique même de chaque
discipline, que le registre de la langue est irréductible
à un ensemble d’actes, de conduites, ou de pratiques
sociales, de même qu’il ne saurait se réduire à une
machine logico-sémantique ».
Dans le même mouvement d’interrogation sur la
dimension sociale, Charaudeau avait publié en  1983
Langage et discours  : éléments de sémiolinguistique 1 et
Conein « L’enquête sociologique et l’analyse du lan-
gage  : les formes linguistiques de la connaissance
sociale » (Arguments ethnométhodologiques). Robin pou-
vait donc saluer dans le titre de Maldidier la justesse

1. P.  Charaudeau, Langage et discours  : éléments de sémiolinguistique.


Théorie et pratique, Paris, Hachette, 1983.

72
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de l’appellation « nouveaux parcours ». Maingueneau,


quand il coordonne Langages  117, dix ans plus tard,
ne recule plus devant un titre au pluriel : « Les Analyses
du discours » et restreint très justement le panorama :
« en France », assumant par là les limites du bilan.
3. 1990  : carrefour et directions offertes. –  Le
numéro de Langages coordonné par Maldidier était le
signe de mutations en cours. Les analyses de conver-
sation, l’ethnométhodologie, les nouveaux travaux sur
l’oral, une relecture de Labov, une prise en compte
des travaux allemands et suisses n’ont guère fait avan-
cer sur la question de la langue, mais les analystes du
langage osent plus fondamentalement s’affranchir de
la linguistique instituée au profit de la sémiologie et
de la pragmatique.
Au séminaire de Saint-Cloud « Lexicométrie et
textes politiques », les interventions vont porter trace
de dix ans de publications autour de ces confrontations,
comme en témoigne la vingtaine d’articles qui paraissent
en 1990 dans Courants sociolinguistiques, sous la direc-
tion de G.  Drigeard, P.  Fiala et M.  Tournier 1. Les
éditeurs signalent deux orientations : l’exploration de la
toujours sollicitée interdisciplinarité, non séparée
de l’analyse des marques en langue, le renouvellement
des données discursives du côté du politique et du
médiatique, dans un cadre communicationnel, pour
venir au secours d’une « réflexion linguistique un peu
essoufflée ». Euphémisme pour dire ce qu’en 1977 on
nommait déjà « la crise » de la linguistique ?
On peut se servir de ce recueil comme d’une sorte de
panorama de la première génération des émancipations.

1. G. Drigeard, P. Fiala, M. Tournier, Courants sociolinguistiques, Paris,


Klincksiek, 1990.

73
© Humensis

Le mot « carrefour » est récurrent. L’ensemble serait à


analyser. Beaucoup de contributions (C.  Blanche-
Benveniste, S.  Bonnafous, B.  Conein, J.-P.  Gardin,
M.  Lacoste…) s’appuient sur des analyses de corpus
ciblés, qui illustrent les diversités de méthodes et d’objets.
Quelques articles situent plus polémiquement les conver-
gences et séparations les plus vives, autour de la langue,
des objets, des méthodes, des modes de collaboration.
Un mode de collaboration respectant les spécificités
disciplinaires est particulièrement bien illustré par
J.  Boutet, linguiste et sociolinguiste, et D.  Kergoat,
sociologue, dans « Dialogue interdisciplinaire ». Les
auteurs précisent le cadre d’une recherche menée sur
la « qualification » ouvrière en partant d’une position
claire : pas d’interdisciplinarité, deux approches disci-
plinaires, parallèles, construisant, sur des données
communes (entretiens, observations, statistiques) mais
selon des méthodes distinctes, des objets séparés. La
conclusion propose donc une confrontation, et l’article
une interrogation sur une terminologie trop souvent
reprise sans critique d’une discipline à l’autre, tels les
mots « langage » ou « pratique sociale », dont elles
montrent qu’il ne s’agit pas de notions communes.
Un exemple de différence de construction de l’objet
est fourni par l’opposition entre analyse de contenu et
analyse de formes. Ainsi, dans 1/  je suis à la soudure,
2/ je soude, 3/ je suis à l’étamage et 4/ j’étame, la socio-
logue dira que 1 = 2 et 3 = 4, et la linguiste que 1 = 3
(expression d’une localisation de l’agent social)
et 2 = 4 (expression d’une activité). Boutet renvoie à
« l’activité de construction sociale du sens », en réfé-
rence à la pluriaccentuation et à la polysémie sociale
de Bakhtine (1929). Or c’est le rapport à l’espace de
travail, à son organisation, que la sociologue va pouvoir
interpréter dans le rapport à la qualification (l’ouvrier
74
© Humensis

spécialisé opposé au professionnel). L’une caractérise,


par ses grilles grammaticales, ce que l’autre interprète
dans ses grilles sociologiques. Le linguiste repère et
classe des formes par lesquelles le sociologue valide ou
non ses catégories. Les auteurs concluent tout natu-
rellement à une complémentarité. Ici, la question du
« savoir antérieur » de l’analyste n’est pas rediscutée
mais l’exemple montre la difficulté de s’en affranchir.
Du côté de l’ethnolinguistique, la collaboration pose
le problème redoutable du contact de langues et  des
outils de décentrement qui permettent l’observation.
La méthodologie de l’enquête, pierre de touche des
études de sociologie, sollicite alors le linguiste. Rey-
Hulman, dans « Paroles enquêtées », montre comment,
dans l’enquête ethnologique, le linguiste peut être
leurré par le déplacement linguistique (la performance
dans l’autre langue), et l’ethnologue par l’instrumen-
talisation possible de la linguistique, au même titre
qu’il peut l’être par l’instrument qu’est la caméra.
« L’ethnolinguiste coincé entre ethnologie et linguis-
tique fait rarement œuvre contrastive pour remettre
en cause ses propres catégories, généralement celles
de sa langue commune, dans laquelle il classe les
paroles. » Rien de plus naturel que d’éluder une ana-
lyse de son langage ordinaire par la fuite dans l’« exo-
tisme » des « paroles enquêtées »  : littératures orales
et  autres « paroles occasionnelles », africaines, loin-
taines, rurales, marginales.
Voilà qui replace de façon intéressante la question
du point de vue, de l’inclusion de l’analyste dans son
écriture. Voilà qui transporte au cœur de l’anthropo-
logie la question insistante de l’AD et de l’imbécillité
requise, mais aussi son autre question, celle des pos-
sibles (ou impossibles) observatoires. C’est ainsi
que  dans le livre de B.  Mésini, J.-N.  Pelen et
75
© Humensis

J. Guilhaumou, Résistances à l’exclusion 1, la collabora-


tion de deux sociologues et d’un historien-linguiste
oblige ce dernier à rendre compte de la coconstruction
du sens entre enquêteur et enquêté en n’omettant pas
d’exprimer son empathie avec l’enquêté.
Mais, dans ce champ, c’est bien sûr autour de la
langue et du langagier que la polémique s’organise
d’un article à l’autre.
Dans « Pour une sociohistoire des mots-conflits »,
Tournier évoque un « antagonisme » entre « la lin-
guistique dévorée par le structuralisme », « un système
qui, possédant ses clôtures dans l’espace et le temps,
vivait ses lois propres », et « l’indispensable reflux
qu’on a appelé d’un terme générique la sociolinguis-
tique ». Une dénomination qui « regrouperait dans
son champ, vague à souhait, et pêle-mêle, théorie de
l’énonciation et des actes de langage, pragmatique
linguistique et praxématique sociale, analyse des inter-
actions, covariationnisme, ethnolinguistique, dialec-
tologie sociale et traitement de l’oralité,
ethnotextologie, ethnographie de la communication,
ethnométhodologie, analyse du propagandisme, du
publicisme et des médias, études des politiques lin-
guistiques et des glottopolitiques ». L’accumulation
même des désignations est le symptôme d’un malaise
qui était au cœur des discussions dès les années 1970
et que ne dissipe pas complètement, en 2002, l’Avant-
propos du Dictionnaire de l’analyse du discours de Cha-
raudeau et Maingueneau 2, qui pose pour acquis
depuis  1990 un « décloisonnement généralisé entre

1. J.  Guilhaumou, B.  Mésini, J.-N.  Pelen, Résistances à l’exclusion,


Aix-Marseille, Publications de l’Université de Provence, 2003.
2. P. Charaudeau, D. Maingueneau, Dictionnaire de l’analyse du discours,
Paris, Seuil, 2002.

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les différents courants théoriques qui ont pris le “dis-


cours” pour objet ».
Tournier propose une définition disciplinaire par
« réseau hétérogène », selon un modèle sociologique,
mais maintient la visée militante dans l’objet d’étude.
L’article développe comment les mots sont « possédés »
à l’intérieur de « dominances sociales », comment ils
sont au service de « mythes idéologiques », et dénonce
le « vide référentiel » du lexicographe. Tout cela pour
contester une « unité de la langue » en appelant au jeu
entre corpus fermé et corpus ouvert pour analyser les
« mots-conflits ».
L’article de F.  Madray et P.  Siblot se présente au
même titre comme une critique du mot du lexico-
graphe. Ce n’est qu’à la fin des années  1990 que
A.  Collinot et F.  Mazière rassembleront en un livre
leurs analyses discursives de dictionnaires 1.
Pour Achard, qui était directeur de la revue Langage
et société et animait un séminaire de « sociologie du
langage », la sociologie est organisatrice. Il parle d’ana-
lyse « des » discours, accentuant par là le côté concret
de la production, qu’il place sous la double tutelle de
l’énonciation et de l’interdiscursivité.
Fiala ouvre une question nodale avec la question
des locutions, qui donnera lieu à un colloque à Saint-
Cloud. C’est, du côté de la linguistique, une façon de
tenir à la fois la langue et les usages. Sériot, auteur
d’une thèse sur l’analyse du discours politique sovié-
tique, ne peut entériner l’idée d’une langue « fasciste »,
selon le mot de Barthes, ni même l’idée que la
contrainte de la règle soit une norme. La notion de
« langue de bois » lui permet de réfléchir sur cette

1. A.  Collinot, F.  Mazière, Un prêt à parler, Le dictionnaire, Paris,


Puf, 1997.

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© Humensis

projection bizarre  : il pourrait y avoir une langue du


vrai et de l’être, opposée à une langue du pouvoir,
du  faux et du non-être, la langue du réel, opposée à
une novlangue, nominaliste, si l’on reprend Orwell.
On voit que, ainsi posée, la question reviendrait à
valider cette illusion qui permettrait de préserver un
« espace d’angélique liberté » et favoriserait la confusion
entre interdit et impossible.
Dans ces « courants » producteurs d’analyses, les
chercheurs prennent acte d’une certaine déchirure de
la linguistique et de la fin des respects qu’on pensait
lui devoir. On sent que certains sont presque soulagés
de pouvoir enfin s’affranchir du vieux monde où l’on
aurait eu « la théorie entre les dents ». Replacer la
question au sein de l’histoire de la linguistique, comme
l’avaient fait Gadet et Pêcheux au  CERM et dans
La  Langue introuvable 1, avait ouvert une piste pour
comprendre que la querelle réelle se situait dans le
théorique et dans le politique et qu’une certaine surdité
de la grammaire générative et surtout de la sémantique
générative des années 1970 était en cause.
4. Comment reconfigurer le paysage ? – L’analyse
de Gadet, qui prédisait en  1977 « un bel avenir à la
sociolinguistique », était juste. C’est ce qui est arrivé,
mais avec bien des déplacements.
En témoigne un travail du même auteur : Les chan-
gements discursifs en français actuel : points de vue d’ana-
lyse de discours et de sociolinguistique (communication
prononcée au colloque de 2003 à Porto Alegre, Brésil).
La conclusion est dérangeante  : « Et si ce qui devait
s’avérer pertinent dans l’exploration de l’opposition
entre analyse de discours et sociolinguistique, c’était

1. F. Gadet, M. Pêcheux, La Langue introuvable, Paris, Maspero, 1981.

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© Humensis

non les objets, non les méthodes, non les modes


d’argumentation, mais les attitudes vis-à-vis de
ceux-ci ? »
Se définissant comme linguiste, sociolinguiste et
syntacticienne du français parlé, elle rappelle les liens
entre langue et AD, les limites positivistes d’une cer-
taine sociolinguistique non interprétative, mais conclut
que les avancées sur les « lieux d’enjeux discursifs »,
essentiellement syntaxiques, sont devenus inexistants
en AD, que des travaux, en particulier anglo-saxons,
qu’ils se réclament de l’« anthropologie linguistique »
ou du « sociologisme critique », ou encore de l’« ana-
lyse de discours critique », font avancer les analyses
linguistiques et ne peuvent être ignorés, pas plus que
les répertoires de Biber qui parvient à une classification
des discours à partir de statistiques sur des formes
linguistiques. Elle propose un repositionnement des
deux disciplines, en continuum, à partir des « styles »
et des « genres ».
Les travaux sur les genres occupent une place très
importante ces dernières années (Branca et Rastier) et
tout particulièrement dans les traitements de grands
corpus (Biber). Les sociolinguistes aujourd’hui, mais
surtout hors de France, s’intéressent plus encore aux
« styles ». Gadet, dans la présentation de Langage et
société  119, qu’elle coordonne avec Tyne, en donne
une définition : « La capacité de diversification stylis-
tique constituerait une propriété des langues en usage,
et le style serait un phénomène définitoire des langues
et de leur dynamique. »
Ainsi, aux caractérisations sociales des locuteurs
succède une recherche centrée sur le locuteur aux prises
avec la variété des usages comme propriété de la langue.
Cela n’est pas sans réinterroger la stabilité d’une
langue standardisée.
79
© Humensis

Reprenons donc la question de la langue, centrale


dans l’éclairage choisi par Gadet à Porto Alegre. Une
de ses interrogations consiste à se demander de quelle
façon « le sens peut être forgé par certaines options
de grammaire ou de style » (dénomination, passif,
nominalisation, densité lexicale, attitude des énoncia-
teurs face à l’asserté, hétéroglossie…). Dans tous les
cas, il n’y a pas univocité de l’effet, la mise en discours
et l’interdiscours font en grande partie le sens. Cepen-
dant la langue résiste dans la mesure où dire autrement,
c’est dire autre chose, ce qui remet en question la
notion de variable de la sociolinguistique. Mais la liste
est courte, dit Gadet, et surtout n’est pas nouvelle, si
l’on y inclut les agents de la modélisation et les types
de phrase, hérités de Benveniste. D’où sa question
volontairement provocatrice  : « L’analyse de discours
a-t-elle avancé sur l’étude du matériau linguistique
dans le discursif ? »
Notre réponse serait « non » si l’on s’en tient à une
liste. Mais en avançant en parallèle sur langue et sujet,
sans les dissocier, l’AD a sans doute imposé une consis-
tance, celle de la matérialité langagière, constitutive
du sens, celle d’un sujet dans et par la langue. Et cela
a fait bouger la consistance du matériau lui-même  :
mot, embrayeur, subordonnée, mode, coordination,
lexématisation. Un travail sur ces déplacements reste
à faire.
Pourquoi a-t-on l’impression d’être aussi répétitif
dans la confrontation entre AD et sociolinguistique ?
Nous avons vu des responsabilités du côté de la lin-
guistique. Du côté du social, il pourrait y avoir deux
obstacles : une certaine hégémonie de la sociologie,
qui a remplacé celle de la linguistique, et qui favo-
rise un retour à l’illusion d’une transparence de la
langue ; la proximité du social et du politique,
80
© Humensis

ensuite, qui ajoute aux concurrences précédentes le


poids des approches communicationnelles à travers
de très nombreux travaux en information-
communication et en science politique, en particulier
sur la problématisation des questions publiques et
la médiatisation.
Or l’AD a vite abandonné une visée de « dénon-
ciation » des genres discursifs sensibles. Elle montre
un fonctionnement et, au fur et à mesure, déplace les
questions. Elle est une position critique sur le langa-
gier. C’est son inconfort. C’est aussi ce qui fait que
chacun peut aller y puiser. Dans son article fort de
Buscila,  1, « La nécessaire confrontation avec les
sciences sociales », Conein, historien et sociologue,
marquant le changement introduit par l’AD, note trois
points incontournables  : un dépassement des usages
documentaires des textes, un travail qui n’entre plus
en concurrence avec l’analyse de contenu mais « tra-
vaille ailleurs », et l’apport central de la question des
états de corpus.

II. – Analyse du discours et histoire

L’histoire, sous la forme du texte historique, a été


l’un des premiers objets de l’AD, et les historiens ont,
dès le départ, collaboré grandement à la mise en place
de ses catégories.
Certes l’AD, dès les années 1970, est contestée de
l’intérieur même de la discipline « histoire » comme
un appareillage de lecture trop technique, trop lourd.
À cela s’ajoute que l’AD apparaît comme l’héritière
de Foucault, dont se méfie l’histoire dominante. Nous
n’entrerons pas dans ce débat interne, nous contentant
de rendre compte des apports d’une transdisciplinarité
81
© Humensis

expérimentée et réussie entre quelques historiens et


linguistes.
1. Histoire et linguistique. –  Rappelons que les
premières analyses de discours s’appliquaient souvent
à des textes historiquement déterminés  : le Congrès
de Tours, les Cahiers de doléances, le discours dévot au
XVIIe siècle, etc.
Mais la liaison interdisciplinaire entre AD et histoire
passe dès les débuts par une adhésion intellectuelle.
R. Robin, nommée au département d’histoire de Nan-
terre en 1967, suit bientôt le séminaire de Culioli, où
elle rencontre Pêcheux. Elle perçoit immédiatement
comme féconde pour analyser le document historique
cette analyse qui prend au sérieux la dimension sym-
bolique de la langue, la dimension des langues parti-
culières, la question des idéologies.
En 1971, elle travaille avec des linguistes, Maldidier,
Normand, Delesalle, et avec Guilhaumou, qui fré-
quente le laboratoire de lexicométrie de Maurice Tour-
nier. En  1973, elle publie un livre essentiel pour la
diffusion de l’AD, Histoire et linguistique 1.
Le livre deviendra le manuel des étudiants en AD,
malgré son auteur, dont les préoccupations n’étaient
pas didactiques mais épistémologiques. Rejetant le
« placage » technique, Robin revendique des « points
de rencontre » et propose « des tentatives d’approche,
des méthodes » pour la lecture des textes. La langue
n’est pas transparente, le sens ne se dévoile pas à
l’historien dans l’évidence de sa lecture, répète-t-elle
à ses confrères. Elle entend interroger les fonde-
ments théoriques des méthodes de lecture qui émer-
gent. Elle en appelle à une réflexion philosophique,

1. R. Robin, Histoire et linguistique, Paris, Armand Colin, 1973.

82
© Humensis

non pas entre historiens mais avec des philosophes,


ce qui marquerait, insiste-t-elle, une réelle rupture
avec les attitudes ordinaires des historiens. Abordant
de façon critique « le statut du sujet postulé par
l’énonciation », elle annonce « de nouvelles perspec-
tives » en mettant son espoir dans les travaux
marxistes sur les formations discursives, et dans la
création d’un centre d’analyse du discours (les Publi-
cations Universitaires de Lille ne tarderont pas à
relayer le projet).
Mais, malgré ses précautions, l’ouvrage, en les expo-
sant avec beaucoup de précision dans une seconde
partie, en les illustrant par des résumés de travaux, va
favoriser essentiellement l’importation de méthodes :
méthodes statistiques, harrissiennes, sémiques, consti-
tutions de champs, par tableaux et graphes.
Très vite, elle propose des études, cosignées avec
Maldidier puis avec Guilhaumou. Tous trois sont à
Nanterre mais participent au collectif intellectuel qui
s’est mis en place avec Pêcheux tout au long des
années 1970-1980. Ils sont donc à part entière acteurs
de l’École française d’AD. À part entière aussi pro-
ducteurs d’analyses (les « expérimentations ») et por-
teurs d’innovations.
2. L’AD du côté de l’histoire. –  Cette  AD des
débuts ne prend pas en compte le « discours » comme
objet de l’historien, mais le discours daté historique-
ment comme composante à insérer par l’historien dans
ses analyses. Une des visées est démonstrative : l’his-
torien qui analyse le discours par une lecture forma-
lisée montre qu’il n’a pas l’illusion d’une langue
transparente ni de la validité d’une lecture lettrée
informée par le seul savoir historien. Ses résultats
doivent déranger l’histoire quantitative, conforter les
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© Humensis

analyses des historiens des mentalités, alors en pleine


conquête.
Dans Buscila  1 (1984), Guilhaumou et Maldidier
rappellent les paris des années  1970  : un pari sur la
représentativité, le corpus étant censé représenter une
réalité discursive ; un pari de systématicité avec la
recherche d’une homogénéité dans le temps et dans
l’espace, et un effet de cohérence induit par la des-
cription des conditions de production, préalable à toute
analyse formelle ; un pari sur l’interprétation, la
confrontation des résultats linguistiques avec les condi-
tions de production devant permettre d’avancer des
hypothèses sur le fonctionnement discursif de certains
genres idéologiques.
Le recours aux « mots-pivots » favorisait des extrac-
tions reposant sur des jugements de savoir de type
référentiel, et les tableaux et graphes des domaines
sémantiques constitués par les séries de phrases trans-
formées substituaient au texte un ordre construit sur
le modèle du corpus des phrases dans la théorie gram-
maticale. D’où la conclusion  : « Le danger d’artefact
était tout proche. Une nouvelle réflexion sur la notion
de corpus s’imposait. »
L’engagement des historiens a donc conduit à une
réorganisation du corpus (chap. III).
Une étude est emblématique de cette crise. Il s’agit
d’un article de Guilhaumou et Maldidier, publié
en  1994, « La mémoire et l’événement  : le 14  juillet
1989 » (Langages  114). L’article prend pour objet
l’émergence d’une réalité de plus en plus présente
aujourd’hui, le moment commémoratif, et, spécifique-
ment, le cas de la commémoration de  1789, appré-
hendé à travers la mémoire des valeurs comme relais
de la mémoire classique des faits. L’étude est menée
à partir de textes de presse extraits des journaux
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Le  Figaro, Le Monde, L’Humanité, autour de trois


« formes » langagières : « la prise de la Bastille », syn-
tagme nominal mémorisé, le nom « spectateur », révé-
lateur de stratégies discursives, « la foule » et ses
représentations.
Le syntagme « la prise de la Bastille », que nul bien
sûr n’entendit le soir du 14 juillet 1789, est un pro-
duit de l’histoire. Linguistiquement, il est le résultat
d’un effacement de l’agent par une suite de transfor-
mations, de la phrase active : « X (le peuple, les Pari-
siens) a pris la Bastille », à l’énoncé passif qui peut
perdre son complément d’agent  : « la Bastille est/a
été prise (par  X) »  : « la prise de la Bastille ». Mal-
didier analyse les variations dans les reprises, les
reconfigurations en énoncé historique ou en narration
journalistique, le jeu sur le double sens aujourd’hui
possible entre prison et place (de la Bastille). Au-delà
de clivages quantitatifs et de dissymétries qui
conduisent à rassembler et distinguer les journaux,
l’interprétation des réécritures du syntagme met en
évidence que c’est le même phénomène langagier, un
« défigement » (en particulier par le retour d’un
agent), qui, dans les trois journaux, signifie l’événe-
ment de 1989 par rapport à celui de 1789 – à savoir,
le début de la fête  : « Le peuple de Paris prend la
Bastille » (envahit la place de la Bastille).
Cette première partie, qui joue à la fois sur les effets
d’un retour de l’agent, d’une réapparition du temps
verbal (prenait/a pris/prend/prendra), sur le pluriel
connoté (« Bastilles à prendre »), sur l’équivoque
(forteresse-place), sur un jeu de circonstants, est une
exploitation des méthodes linguistiques. La seconde
également, qui analyse l’ambiguïté d’un nom d’agent,
« spectateur », actif ou passif.
85
© Humensis

Cette intervention linguistique semble cependant


insuffisante à l’historien-linguiste coauteur dont la
postface suggère un divorce des deux disciplines, avec
une « part respective de l’historien et du linguiste »,
ce dernier apparaissant comme le fournisseur d’un
simple « outillage ». On comprend le différend en
observant l’analyse de la représentation de « la foule »,
actant collectif. Ici la linguiste analyse la répétition, le
jeu de la variation sur de l’invariant comme ce qui doit
constituer le sens, donné à lire en tableau. La visée
historienne, à l’opposé, est en quête de l’événement,
de la  nouveauté que peut révéler l’énoncé rare valant
comme anticipation politique. Un paragraphe est alors
traité à part, comme texte, hétérogène au corpus des
régularités. Il configure « la foule » qui se glisse sur
les Champs-Élysées derrière la parade commandée à
Jean-Paul Gould et un « nous » du journaliste, qui se
glisse lui aussi et qui suggère qu’ici « la foule ne soit
plus la foule », mais l’événement même, « momentané
bien sûr, mais sacré. La procession d’une époque qui
s’accepte ».
Les auteurs sont amenés à interpréter ainsi les pro-
cédés linguistiques qui saisissent, à travers la variation
du « même », « ce qui de la mémoire persiste à s’ins-
crire dans la matérialité de la langue », par exemple
sous la forme du syntagme « la prise de la Bastille »,
mais ils peuvent aussi en cerner les limites quand il
faut aborder l’hétérogène, prêter attention aux
connexions maximales de termes et donc à la recon-
naissance et l’interprétation de l’énoncé rare, précieux
pour l’autre discipline, l’histoire.
Ce travail montre comment l’AD est un processus,
un mouvement critique plutôt qu’une école fournissant
des catégories opératoires et des méthodes à appliquer.
86
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L’ouvrage paru en  1994, Discours et archive 1, qui


rassemble les travaux de Guilhaumou, Maldidier et
Robin, porte, en sous-titre  : Expérimentations. C’est
donc par l’acceptation de la confrontation et des risques
que s’élaborent des déplacements constructifs. Ainsi,
« AD du côté de l’histoire » ne signifie pas simple-
ment  « corpus de textes historiquement situés ». La
nature des visées conduit les historiens à proposer
concepts et approches construits dans des expérimenta-
tions pluridisciplinaires efficaces.
3. La question du corpus  : thème et événement
discursif. –  Dans les trois chapitres précédents, de
nombreuses innovations ont été signalées, souvent
inspirées par les historiens  : la critique du corpus
contrastif, découpé par le savoir de l’historien et les
conditions de production, les avancées sur la notion
de « moment de corpus » et sur le « geste de lecture »,
qui permettent une ouverture du corpus à une construc-
tion par l’analyse et donc introduisent en AD la ques-
tion de l’analyse comme « expérimentation ».
Mais la tâche même de l’historien suppose aussi
une ouverture au contenu. L’adoption du « trajet thé-
matique » permet à la fois de nidifier le contenu dans
un thème et de l’analyser linguistiquement à travers
l’hétérogénéité des genres, dans un corpus ouvert.
Corrélativement peut se développer la notion
d’« archive » comme corpus d’AD.
Les deux questions sont liées, en effet. En quittant
un corpus contrastif textuel inscrit dans le genre « texte
politique », l’AD des historiens rencontre la multi-
plicité des dispositifs textuels disponibles dans l’ar-
chive, sous la forme d’un cri d’émeute, d’un traité, de

1. J. Guilhaumou, D. Maldidier, R. Robin, Discours et archive..., op. cit.

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pamphlets, de déclarations… L’archive est appréhen-


dée comme un lieu de configurations, dans la complexité
de l’horizon social.
Il ne s’agit plus, alors, de poursuivre le traitement
d’une « question » d’histoire (par exemple, la question
des subsistances comme question d’histoire sociale et
économique d’Ancien Régime) mais d’un « thème ».
Dans le travail sur « du pain et X », article cité,
Guilhaumou et Maldidier parlent de « trajet théma-
tique » pour rendre compte, dans le flot des répétitions,
de l’irruption de formules nouvelles, qui adviennent
dans un « horizon d’attente » formé de l’ensemble des
possibles, et donnant forme et sens à un des possibles
(du pain et la liberté), qui devient « événement discur-
sif », « à saisir dans la consistance d’énoncés qui font
réseau à un moment donné ».
Le « thème » subsistances dans l’exemple choisi, qui
n’est ni le « thème » du littéraire, ni celui du linguiste,
peut dès lors être investi en position référentielle. Il
est devenu « objet » de l’historien.
Le travail en commun a ici conduit à produire une
nouvelle notion qui permet de décompactifier les cor-
pus. C’était sans doute une condition nécessaire pour
que l’historien puisse se maintenir sans schématisme
dans la problématique de la formation discursive.
4. La formation discursive reconstruite. – Le second
déplacement, plus récent, est plus radical  : c’est le
passage d’une « AD du côté de l’histoire » à une
appropriation de l’AD par les « historiens du dis-
cours ». On assiste alors à une « transvaluation » de
concepts, une « métamorphose » dans la mesure où
des valeurs d’émancipation de l’AD se transmettent
au sein même des déplacements de la notion de
formation discursive.
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Là encore, deux propositions de travail, avancées


par Guilhaumou, vont de pair, déduites de la prise en
compte définitive de la matérialité de la langue par
l’historien : pour rendre compte des actions langagières
des acteurs, l’historien recentre son analyse dans l’intra-
discours, et relativise cotexte et contexte ; en second
lieu, il revendique une métaposition énonciative pour
assumer son empathie avec l’acteur sociopolitique
capable de réflexivité sur le langage.
Dans une production de 2004 offerte sur le site de
la revue Texto, Guilhaumou aborde ces questions à la
faveur d’une réflexion critique sur la formation discur-
sive qu’il mène dans une sorte de face-à-face construc-
tif entre moments de blocages et effort de dépassement.
Il se demande quelles sont les ressources inter-
prétatives véhiculées à l’origine par la notion de forma-
tion discursive et quel est son usage actuel, par
transmutation de valeurs.
L’analyse s’appuie sur les travaux rappelés précé-
demment et développe l’idée qu’il faudrait reprendre
la référence à la formation discursive en histoire, plu-
tôt que de dire son épuisement. Les historiens la lisent
dans les années 1970 comme inscription dans l’idéo-
logie, puis comme rapport à la conjoncture – « rapports
d’hégémonie, d’alliance, d’antagonismes », disait Robin.
Cette voie est relayée par la rencontre des genres à
travers la « formation rhétorique ». Mais ce ralliement
aux genres accentuait le risque de dérive dans une
taxinomie des discours. Ainsi en était-il avec les trop
belles oppositions entre discours bourgeois/discours
féodal, discours jacobin/discours sans-culotte.
Parallèlement à ces impasses du côté de l’histoire,
Pêcheux (Les Vérités de La Palice) posait la formation
discursive comme « élément conceptuel » et, de fait,
contrairement à Foucault, comme non homogène ; il
89
© Humensis

confrontait la formation discursive à la catégorie spino-


ziste de contradiction (« Remontons de Foucault à
Spinoza »).
L’intrication des formations discursives, issue des
analyses de Pêcheux (du discours dominant habite le
discours dominé), conforte les historiens, écartant le
danger taxinomique induit par une formation discur-
sive reflétant l’idéologie. La collaboration a, cette fois
encore, favorisé l’échange et le dépassement plutôt
qu’elle n’a conforté des scléroses.
Un dernier mouvement s’opère à partir de la posi-
tion de Pêcheux au début des années 1980, avec cette
formule déjà citée : « la délocalisation tendancielle des
sujets énonciatifs ». La formation discursive n’est plus
alors ni un bloc dominant ni un bloc construit par des
places énonciatives référées à un extérieur idéologique
et social. L’AD historienne peut installer un sujet
empirique « à la fois ancré dans des blocs de réalité et
pris dans des effets discursifs transverses ».
Plus actuelle encore est cette importation, au sein
de l’analyse, des catégories forgées par les acteurs eux-
mêmes. L’historien se fait alors ethnométhodologue,
collecte dans un « esprit d’enquête » auprès des acteurs
historiques. Il se fait aussi inventeur d’explications,
producteur d’analyses politiques, continuant le mili-
tantisme fondateur.
L’historien du discours a ainsi pour objet « des
configurations textuelles d’événements émancipateurs,
là où s’autolégitiment des porte-parole, distincts des
objets légitimés a priori, donc toujours délocalisés par
rapport à un positionnement initial ». La formation
discursive peut ainsi se concevoir comme un concept
« accidentel », créé par Foucault dans une rencontre
fortuite avec la tradition marxiste, chosifié, puis désin-
tégré, puis recréé par une  AD qui n’a cessé de le
90
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malmener, l’a asservi à ses configurations plus qu’elle


ne l’a érigé en catégorie. Nous en sommes à une AD
« coconstruisant sa problématique émancipatrice avec
les ressources propres des acteurs, des objets et des
notions-concepts ».
Avec la notion d’« éthique émancipatrice » de l’AD,
de l’intérieur, Guilhaumou réintroduit, au nom de la
fécondité de Pêcheux, ce que Pêcheux semblait exclure
dans les années 1970. En effet, Pêcheux, comme Mal-
didier, craignait au premier chef que l’AD ne soit
employée à satisfaire une demande sociale. Ils étaient
cependant persuadés de sa valeur émancipatrice. À par-
tir d’une relecture de l’article « Remontons de Foucault
à Spinoza », Guilhaumou formule aujourd’hui ce qui
était vécu plutôt que dit en 1980. Il y a donc perma-
nence d’une coconstruction de l’AD par l’histoire bien
après l’éclatement de la RCP ADELA.
Depuis plus de dix ans, des thèses sont soutenues
en histoire qui portent, en sous-titre  : « Analyse du
discours ». Avec l’histoire, l’AD a trouvé un domaine
privilégié. Plus radicalement, il apparaît que l’AD pense
le sens langagier comme étant histoire, produit de
l’histoire, constitutif de l’histoire.

III. – Point d’étape : trente ans après

Dominique Maingueneau a rendu accessibles à


un large public les phases de constitution de l’AD
et ses propositions de catégories. De  1976 à  2002,
ses ouvrages de synthèse et d’exploration mettent
en place la double position de l’analyste : des inter-
rogations épistémologiques, un appui sur un terrain
d’analyse circonscrit. Ce chapitre se limite à donner
un aperçu d’étape trente ans après les débuts de
91
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l’AD. On devra lire ce qui suit comme une série de


« brèves ».
1. Poursuite de la pluridisciplinarité. – Les centres
de recherche les plus actifs en AD organisent les dis-
ciplines déjà sollicitées, mais aussi, plus nettement
qu’auparavant, l’ethnologie (l’anthropologie) d’une part,
l’information et la communication, de l’autre. En
sciences du langage prédominent les références à l’ar-
gumentation et la narratologie, aux études interaction-
nistes, pragmatiques, à la linguistique de corpus, mais
s’ébauche aussi un retour, et c’est plus nouveau, à des
concepts, des méthodes, voire des linguistiques non
dominantes.
C’est ainsi que D. Ducard, au CEDITEC (infra),
fait référence très tôt aux opérations énonciatives de
Culioli (qui était la référence de Pêcheux). Il les associe
aux propositions issues de l’« anthropologie
dogmatique » (P. Legendre) concernant l’institution-
nalisation des sujets et la subjectivation de l’institution.
Mais la multiplication et la diversité ne viennent pas
seulement de recherches originales. Une demande
d’expertise émane des instances institutionnelles, poli-
tiques et médiatiques, des industries, des « penseurs »
de la contemporanéité. Elle pousse l’AD vers l’inter-
vention sociale et ouvre la possibilité d’une coproduc-
tion de nouvelles connaissances, voire d’inventions
techniques et conceptuelles, entre domaines deman-
deurs et AD.
Les études produites sont souvent développées
dans l’institution universitaire, prise dans la multi-
plication des accords interinstitutionnels et des
échanges internationaux. Cependant, des centres
dédiés existent aussi.
92
© Humensis

Ici, ce sont deux centres universitaires qui sont évo-


qués pour exemple des organisations pluridiscipli-
naires 1.
Au CEDITEC (Centre d’étude des discours,
images, textes, écrits, communications), la pluri-
disciplinarité est particulièrement large, portée par des
chercheurs des sciences de l’information et de la
communication, des sciences du langage et des
sciences  de l’éducation, ainsi que de la sociologie,
des sciences politiques et de la philosophie.
Le « discours » constitue l’objet central des
recherches, organisé, en 2010, selon trois axes  : « les
instruments pour une recherche interdisciplinaire »,
« communication et discours politique et social » et « la
construction des savoirs : genres de discours et institu-
tions ». Transversalement, le CEDITEC élabore
Textopol, dispositif de ressources informatisées pour
l’analyse du discours politique.
Ce centre a confié systématiquement la responsa-
bilité de chaque axe de recherche à un spécialiste des
sciences du langage et à un spécialiste des sciences de
la communication. L’AD est présentée comme un lieu
fédérateur : « L’analyse de discours, apparue dans les
années  1960, constitue une excellente base de travail
pour les recherches du  CEDITEC. Comme il s’agit
d’une discipline récente, elle s’accompagne inévitable-
ment d’une réflexion sur ses propres possibilités et ses
frontières ; en outre, elle mobilise des chercheurs venus
d’horizons différents des sciences humaines et sociales
qui sont constamment confrontés à la question du
langage. » « La réalisation d’expertises lexicales brèves

1. Je renvoie aux sites des centres de recherche CEDITEC, CEDIS-


COR, CELTED, CELSIC, DITECO, ICAR, LADISCO, PRAXI-
LINX… pour la France.

93
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ou  de recherches expérimentales approfondies s’ap-


puie  sur les concepts de l’analyse de discours, de la
lexicométrie, des approches énonciatives et argumen-
tatives. »
Fidélité est gardée aux discours institutionnels, à
l’accueil des traitements informatiques (mais essentiel-
lement par les traitements de grands corpus), à la
permanence des analyses lexicales et lexicométriques,
au souci de donner des analyses localisées sur des cor-
pus idéologiquement sensibles et surtout à la volonté
d’élaboration interdisciplinaire et de multipartenariat :
« Il s’agit de conjuguer les apports et les problématiques
induits par les sciences du langage, la sociologie qua-
litative, les sciences de l’information et de la commu-
nication, les sciences politiques, la sémiotique et la
philosophie 1. »
Deux traits de la nouvelle  AD animent l’équipe  :
le souci d’ouverture par un large partenariat interdis-
ciplinaire, le souci de lisibilité par une définition ser-
rée des concepts et méthodes.
Le CEDISCOR (Centre de recherches sur les dis-
cours ordinaires et spécialisés) a été créé en  1989 à
l’Université de la Sorbonne Nouvelle –  Paris  III sur
un projet de Sophie  Moirand. Avec trois options,
méthodologique, descriptive, épistémologique, il axe
ses recherches en AD à la fois sur les occurrences de
discours produits dans des espaces institutionnels et
sur les concepts linguistiques, argumentatifs, rhéto-
riques pris comme outils de l’analyse.
L’activité de recherche est organisée autour du trai-
tement des corpus de grande ampleur (quantification
et analyse qualitative) mais aussi de l’analyse de corpus

1. Un ouvrage en témoigne  : Analyse du discours et sciences humaines


et sociales, S. Bonnafous et M. Temmar (dir.), Paris, Ophrys, 2007.

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transversaux qui intéressent différentes langues et


cultures à l’intérieur de communautés translangagières.
Un second axe prend comme objet le mot dans sa
dimension dialogique, le « mot-événement », à l’œuvre
en particulier dans les opérations de dénomination
(désignation de conflits armés, toponymes géopolitiques dans
le discours de presse…). Enfin, le centre s’intéresse à
l’analyse de discours en fonction d’expertise face à des
demandes sociales fort diverses : processus de négocia-
tions en entreprise, amélioration de collections scien-
tifiques éditées dans différentes langues, signalement
de la maltraitance de l’enfant et son traitement insti-
tutionnel par exemple. On retrouve ici l’enjeu de
l’interaction entre le fait langagier et le fait social, et
même la question d’une coconstruction de l’écriture
d’AD entre les deux. Cette analyse linguistique de
la circulation des discours est fortement ancrée dans le
fonctionnement de la langue, du sens de l’énonciation
et de l’argumentation.
La pluralité et la nouveauté des objets étudiés font
l’originalité et la richesse du centre. Une publication
régulière thématique, Les Carnets du CEDISCOR,
assure la diffusion des travaux 1.
Deux évocations de centres de recherche, c’est très
peu. Cependant, cela permet de percevoir, à travers
les continuités et les renouveaux, la bonne santé ins-
titutionnelle de l’AD trente ans après.
On pourrait poursuivre l’inventaire. On pourrait
parler de la praxématique, née dans les années  1970
à Montpellier sous l’égide de Robert Lafont et centrée
sur les failles du sujet producteur. Termes et concepts

1. Un colloque a favorisé l’initiative des jeunes chercheurs  : « Ana-


lyses de discours et demande sociale  : enjeux théoriques et métho-
dologiques », Paris, 27-29 novembre 2008.

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pour l’analyse du discours. Une approche praxématique 1,


dictionnaire dirigé par C. Détrie, P. Siblot et B. Vérine,
dit sa vitalité. L’approche praxématique de l’AD se
donne pour objectif d’expliciter « la signifiance, en
langue, des termes actualisés ». Le « praxème » est un
« moyen pour catégoriser et nommer le monde à par-
tir des expériences qui en fondent la connaissance » ;
il installe donc le référent au cœur de la représentation
du monde en langage. Il est aussi « l’instrument d’une
production variable du sens, à laquelle procèdent
l’émetteur comme le récepteur lors de l’actualisation
en discours ». Il s’agit d’une entreprise plus autonome
et circonscrite que les précédentes, qui développe des
points en dispute dès les années 1980 : système langue,
rôle du mot, question de la production du sens, posi-
tions sur les matérialités et le réel…
Par ailleurs, on l’a vu, les jeunes chercheurs, qui
n’ont pas le traumatisme des vécus de 1968 ou de 1989
(chute du mur de Berlin qui entraîne la remise en
question du marxisme), réinvestissent concepts et
méthodes avec plus de liberté que leurs aînés,
et donnent du champ à la transdisciplinarité. Les effets
sont multiples.
Le décloisonnement des études de linguistique,
l’interrogation sur les formats d’écriture – historique,
sociologique, fictionnelle –, un intérêt renouvelé pour
les formes de transmission des savoirs favorisent une
pensée ouverte aux concepts de lecture initiés par l’AD.
La question pénètre des secteurs de recherche linguis-
tique jusqu’ici sans contact avec l’AD, comme en
témoigne la revue TRANEL  40 (2004). La réflexion
sur le relativisme en linguistique est en pleine

1. C. Détrie, P. Siblot, B. Vérine, Termes et concepts pour l’analyse du


discours. Une approche praxématique, Paris, Champion, 2001.

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réactualisation, jusque dans les études cognitives, relan-


çant des possibilités de dialogue élargi avec certains
formalismes et biologismes (HEL,  26, 1, 2004). Les
études marxistes gardent du souffle (Actuel Marx et
autres) et donc consolident un territoire. Et tandis que
l’histoire pouvait, il y a vingt ans, considérer la lin-
guistique comme un « outillage » ou une « boîte à
outils », c’est aujourd’hui l’informatique qui s’offre
à « outiller la linguistique ». Ce qui n’est pas anecdo-
tique : les confrontations disciplinaires et les évolutions
technologiques modifient l’équilibre des disciplines et
des domaines.
2. Linguistiques de corpus : traitements informa-
tiques quantitatifs. – Les traitements informatiques,
en fort développement durant toutes ces années, ont
permis un essor continu des linguistiques de corpus.
Certes, le terme de « corpus » ici ne désigne pas
l’observatoire construit de l’AD mais un recueil de
données. On peut aujourd’hui travailler à partir
des  données numérisées existantes, pour toutes les
analyses langagières qui se font sur énoncé attesté et
non sur exemple construit  : linguistiques textuelles,
analyses de conversation…, ou restreindre le terme
de « corpus » à une sélection et organisation préa-
lable  de l’analyste, soumettant la prise en compte
d’un au-delà de la phrase et du texte au choix de
thématiques et de méthodes de traitement quantita-
tives adaptées.
L’intérêt pour cette approche a deux origines : d’une
part, la commande industrielle, en quête de traitement
documentaire étendu, et prête à investir fortement dans
la saisie et le traitement de données, ce qui a permis
de constituer de vastes corpus ; d’autre part, les inter-
rogations de chercheurs en sciences humaines, en quête
97
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de traitement documentaire pour répondre à leurs


propres questionnements disciplinaires.
Les développements ne sont pas les mêmes mais
passent par les mêmes techniques  : des saisies, des
annotations de corpus (en général morphosyntaxiques),
ce qu’on appelle parfois l’« enrichissement » du corpus,
conduisant aux corpus « étiquetés » ou « arborés », des
méthodes statistiques portant sur les occurrences, plus
ou moins sophistiquées, dans une opposition aux for-
malismes classiques du Traitement automatique des
langues naturelles (TALN) 1.
En linguistique, cette démarche est directement liée
à la critique du rôle de l’intuition du locuteur natif
chez Chomsky, qui dirait seul le grammatical, au pro-
fit de deux visées : la linguistique sociale (les langages
attestés), incluant la didactique (quelles formes de
langue « réelle » enseigner ?) et la nécessité de fabri-
cation d’outils linguistiques, manuels, dictionnaires,
terminologies, répertoires de formes. Cela conduit à
solliciter des masses de productions dont on va inférer
une sélection de formes de langue. Pour le linguiste
et le sociolinguiste, ces approches permettent de retra-
vailler la notion d’acceptabilité et la question du
« détail », dans une visée probabiliste de la grammaire.
Reste la question des corpus eux-mêmes. Ils sont
plus nombreux, plus conséquents, plus variés en anglais
qu’en français, bénéficiant davantage des aides
publiques. Leur constitution est longue et donc coû-
teuse. Elle est aussi dépendante des visées de recherche,
pour le rassemblement, comme pour les annotations.
Dans le cas de recherches sur archives spécifiques (pour
les historiens, par exemple), cette constitution des

1. Cf. article de J.  Léon, « AAD  69  : archéologie d’une étrange


machine », Semen, no 29, 2010, p. 89-109.

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données peut représenter un investissement considé-


rable préalablement au lancement de la recherche.
Mais les grands corpus sont surtout sollicités comme
bases indifférenciées propres à permettre de rendre
compte des registres (ou des styles) et des genres lan-
gagiers. Une de leurs applications les plus performantes
concerne donc une question vive de l’AD, la typologie
textuelle. Dans ce traitement des types et genres revu
par les linguistiques de corpus, la spécificité de l’AD
est en échec comme spécificité innovante mais elle est
gagnante. En effet, l’AD ne peut fonctionner à la sta-
tistique, mais elle peut tirer profit pour ses repérages
d’un travail morphosyntaxique d’annotation. Tout cela
explique le nombre, la diversité, les performances des
logiciels lancés et les multiplicités d’utilisation. Citons,
simplement à titre d’exemple, Lexico3 (Salem), Hyper-
base (Brunet), instruments de mesure statistique
robustes, ou des étiqueteurs comme Cordial (Syllepse),
Tropes, instruments commercialisés d’analyse gramma-
ticale et stylistique, ou des co-occurrenceurs tels Weblex
(Heiden), Alceste (Reinert), instruments fondés plus
particulièrement sur la recherche statistique des
co-occurrences de formes ou d’énoncés et la construc-
tion d’univers sémantiques, mais aussi des outils
capables de traiter la temporalité des dossiers comme
Prospero. Ils équipent, avec beaucoup d’autres, les labo-
ratoires de sciences humaines.
Quand l’analyse des grands corpus revient sur les
typologies de textes, elle convoque deux attitudes.
L’une, dont on peut soupçonner la circularité, part de
l’intuition léguée selon laquelle les genres et types
existent, par tradition (la « narration ») ou par situation
de communication (l’« échange familier » ou « formel »)
et n’attendent que d’être quantifiés au niveau des asso-
ciations de caractéristiques linguistiques. L’autre
99
© Humensis

consiste à croiser des associations afin de dégager des


types. C’est la démarche de la statistique multidimen-
sionnelle de Biber (1988), très sollicitée en  socio-
linguistique, qui permet de distinguer des pôles
prototypiques de fonctionnement textuel et des échelles
où situer les textes. Ces typologies induites ne
recouvrent pas toujours les intuitions ni les héritages
rhétoriques (ainsi, Biber distingue exposé scientifique
et exposé savant, fiction narrative et récit). Cependant,
on s’aperçoit que les recherches sur grand corpus
n’entrent pas forcément dans les types de Biber : « La
question de la généralité des typologies induites à par-
tir des comportements langagiers observés reste encore
largement ouverte. »
Cette phrase de constat est tirée d’un ouvrage de
référence datant de 1997, Les Linguistiques de corpus 1,
signé de B. Habert, A. Nazarenko et A. Salem. Deux
des auteurs ont participé au laboratoire de lexicométrie
politique. Parallèlement aux mutations, une continuité
existe donc entre ces développements nouveaux et les
travaux évoqués aux chapitres  II et  III (traduction
automatique, analyseurs syntaxiques, lexicométrie).
Cela explique certaines reconfigurations comme celle
de l’équipe de recherche de l’ENS Lettres et sciences
humaines, insérée à Lyon dans ICAR (« Interactions,
corpus, apprentissages et représentations », qui
comprend à l’origine d’anciens chercheurs de l’équipe
de Saint-Cloud, de l’EHESS (ayant travaillé en parti-
culier avec Sophie  Fisher), des chercheurs lyonnais
de sémantique et de typologie textuelle, des concep-
teurs de supports, des analystes de discours de
Montpellier…

1. B.  Habert, A.  Nazarenko, A.  Salem, Les Linguistiques de corpus,


Paris, Armand Colin, 1997.

100
© Humensis

Les réorganisations de la recherche au CNRS ont


favorisé un essaimage et surtout des recompositions
où l’apport des jeunes chercheurs est considérable.
Il suffit de visiter le site de Rastier, Texto, ou ceux
des Universités de Paris  XIII ou de Paris  X, Caen,
Rennes, Toulouse, Grenoble…, pour prendre la mesure
des innovations en linguistique informatique. Études
de linguistique appliquée (vol. IX : 1, juin 2004) a consa-
cré la popularité de cette dynamique avec un dossier :
« Linguistique et informatique : nouveaux défis ». Les
articles sont signés de linguistes et d’informaticiens.
3. Corpus, genres, et ordinateurs du côté de l’his-
toire. – Les linguistiques de corpus, de texte, les lin-
guistiques informatiques statistiques qui les servent,
tiennent rapidement une bonne part du marché intel-
lectuel. Il y a là matière à se sentir plus solidement
installé, voire légitimé pour les analystes de discours.
Ainsi, les chercheurs peuvent proposer des accommode-
ments originaux, faisant fi des querelles antérieures.
On a signalé le retour à Culioli (supra et chap. V).
Voici un retour à l’AD contrastive de l’École française
« du  côté de l’histoire », intégrant la statistique.
En  juin  2004, Damon Mayaffre, de l’Université de
Nice, offre sur Texto une présentation intitulée « Forma-
tion(s) discursive(s) et discours politique : l’exemplarité
des discours communistes vs bourgeois durant l’entre-
deux-guerres ». L’article se présente comme une justifica-
tion des choix opérés dans sa thèse (2000).
À rebours des analyses de genres, l’auteur opère
un retour presque inconditionnel à la formation dis-
cursive, validée par la linguistique informatique sta-
tistique avec le logiciel Hyperbase, et son analyse
factorielle des mots, lemmes et structures grammati-
cales  : « En dépit de la “plasticité” (Charaudeau et
101
© Humensis

Maingueneau, 2002, 271) originelle du terme [“for-


mation discursive”] ou de son flou archéologique,
Pêcheux et les analystes français du discours, influen-
cés par le marxisme althussérien, semblent l’avoir
utilisée avant tout pour pointer, dans le procès d’un
discours, la place sociale du locuteur ou son ancrage
idéologique. Aussi une formation discursive ne peut-
elle être confondue ni avec un registre, un genre ou
un sous-genre discursifs (oral/écrit, prose/vers, comé-
die/tragédie, discours de presse/discours parlemen-
taire,  etc.), ni avec un domaine discursif  (discours
administratif/discours politique/discours litté-
raire,  etc.), encore moins avec une thématique
(discours sur le pouvoir/discours sur l’économie, etc.). »
L’illustration se fait à partir des oppositions entre
le locuteur « révolutionnaire » (Thorez) et les locu-
teurs « républicains », qu’ils soient de droite (Flandin,
Tardieu) ou de gauche (Blum), avec un retour aux
travaux de Marcellesi et Guespin (typologies du dis-
cours politique) et un retour élogieux à un article de
L. Courdesses (1971) sur le contraste énonciatif entre
deux discours de Blum et de Thorez. Les conclusions
sont ici « justifiées » grâce au recours aux grands cor-
pus : mille textes, et non deux, des textes de « genre »
différent (du petit article de presse à la longue inter-
vention orale à l’Assemblée), sur une diachronie de
dix ans, dans des changements de thématique et de
position (locuteurs tour à tour député, ministre, jour-
naliste, secrétaire général, président de parti), dans
un changement, donc, des conditions de production,
conjoncturelles et formelles. Mayaffre, à partir de ses
déplacements méthodologiques, est amené à déclarer :
« Pour illustrer le discours polémique républicain,
Lucile  Courdesses avait choisi un discours de Blum
(discours au Congrès de la  SFIO, 31  mai 1936) et
102
© Humensis

pouvait conclure  : “Blum utilise pour s’exprimer le


modèle socioculturel de la bourgeoisie libérale.” C’est
à une grande échelle (271  discours pour le corpus
Blum, 166 et  206, en contrepoint, pour les cor-
pus  Flandin et Tardieu) que l’on peut aujourd’hui
confirmer ces propos. » Et  : « Quel que soit le canal
médiatique utilisé ou la qualité de l’auditoire, quel que
soit le genre du discours, le clivage entre Thorez et
les locuteurs républicains se maintient. Ce clivage
monopolise encore 84 % de l’information de l’analyse
factorielle sur l’ensemble des lemmes. »
Voilà donc une analyse factorielle conduite sur un
(assez) grand corpus, mais un corpus construit en fonc-
tion du savoir de l’analyste (les quatre principaux par-
tis français en  1928), qui a choisi une forme de
dynamisme du corpus par la diachronie, qui privilégie
et revisite le lexique, qui met en question les typologies
par genres, objet favori des linguistiques de corpus,
qui montre, statistiques à l’appui, que l’idéologie prime
sur le genre et les conditions de production.
On voit combien sont ouvertes alors les explorations,
qui reprennent en toute connaissance de cause ce dont
pouvaient douter les analystes des années 1980.
Le livre que Mayaffre 1 a consacré au discours de
Chirac confirme ses engagements épistémologiques et
méthodologiques, en particulier le retour au lexique
sous forme de « logométrie », et le travail du contexte
à l’intérieur du corpus.
4. Hors de l’Hexagone
Ce point d’étape est bâti à partir des productions
françaises, ce qui répond au programme de la première

1. D.  Mayaffre, Paroles de président  : Jacques  Chirac (1995-2003) et


le discours présidentiel sous la Ve République, Paris, Champion, 2004.

103
© Humensis

édition. Cependant, rien ne se serait fait sans les col-


laborations et développements internationaux.
Nous avons évoqué les échanges interuniversitaires :
ils concernent les chercheurs mais aussi les étudiants,
qui rencontrent de nouvelles ressources et de nouveaux
partenaires.
En assumant le ridicule de n’y consacrer qu’une
simple énumération, signalons qu’à cette époque, en
Angleterre, à partir des travaux de Norman Fairclough,
qui maintient le lien entre théorisation discursive et
analyse linguistique, en Allemagne, où la synthèse de
Reiner Keller fait référence à Foucault et Pêcheux, en
Italie, en particulier à Turin, dans la lignée de l’école
française, en Espagne, où se multiplient les colloques,
en Suisse, en référence à Grize et Roulet, en Russie,
dans un retour sur la psychologie…, une reprise théo-
rique s’amplifie. Ce ne sont que quelques noms don-
nés comme symptomatiques de la permanence critique
ouverte en cette période dans le seul espace européen.
On a évoqué l’Amérique du Sud. Il faudrait insis-
ter sur la force créative des productions brésiliennes à
partir des recherches impulsées par Eni Orlandi et
ajouter l’Argentine, le Chili, et aussi une mention
spéciale pour le Mexique au centre. L’Amérique du
Nord n’est certes pas moins active. Dans la seule ville
de Montréal, on trouve deux centres d’AD implantés
dans trois universités. Les États-Unis développent, en
les élargissant, et l’AD et l’anthropologie linguistique
et l’ethnométhodologie…
L’AD, s’inscrit alors dans un renouveau d’intérêt
international. Mais il y a une spécificité de l’AD fran-
çaise qui justifie notre restriction  : elle est née, dans
une conjoncture politique précise, de l’intégration des
apports philosophiques et linguistiques français
des années 1960 avant de se tourner vers la grammaire
104
© Humensis

générative, le dialogisme, la communication ; et elle


s’est constituée autour de la question de la langue et
du sujet, puis de la langue et de l’histoire. Elle a gardé
jusqu’à ce jour son ancrage au  sein des sciences du
langage, ce qui est exceptionnel. En constituant une
matrice d’inventions, d’hypothèses et d’expérimenta-
tions à l’intérieur de la linguistique, elle continue de
déranger la discipline tout en offrant une résistance à
certaines indifférences à la langue qui se développent
aujourd’hui dans les sciences humaines et sociales.
5. Au tournant de la décennie
Il importe surtout de signaler une accentuation des
préoccupations épistémologiques et une reprise
des transmissions.
Du côté du politique, il semble qu’après une certaine
prise de distance vis-à-vis des références à l’idéologie
et au marxisme, et une méfiance touchant la psycha-
nalyse, les temps actuels permettent plus d’ouverture
aux lectures fondatrices d’antan.
Si l’AD est toujours sollicitée par certains comme
simple boîte à outils, avec ses méthodes de repérages
langagiers, elle est aussi redevenue conquérante à la
fois de régions disciplinaires et de régions géo-
graphiques. Pour rester dans l’esprit de cet ouvrage,
qui ne vise pas l’exhaustivité, voici deux témoins de
cette évolution. Le livre de Françoise Dufour, De l’idéo-
logie coloniale à celle du développement : une analyse du
discours France-Afrique (L’Harmattan 2010), est adressé
en philosophie à la Bibliothèque nationale. Ce change-
ment radical, des sciences du langage à la philosophie,
signe un changement de position institutionnel de la
part des bibliothèques. La revue Semen, très présente
sur le domaine, sort un numéro intitulé « La théorie
du discours. Fragments d’histoire et de critique »
105
© Humensis

(no 29, avril 2010), coordonné par Marie-Anne Paveau,


qui rassemble les signes de toutes les lectures conti-
nuées, une place aux témoins pour parler de fonde-
ments, automatismes, langue, formation discursive, mais
aussi une place aux discussions critiques en pointe  :
confrontation avec les jeunes chercheurs, mise à la
question de doctrines dominantes comme le dialogisme.
Cependant, le plus significatif dans ce numéro est sans
doute la mise en valeur des lieux producteurs : sémi-
naires en France, recherches et colloques au Brésil,
mémoires et recherches en Afrique, qui témoignent
du souci de la transmission et des continuités, une
question qui a beaucoup affecté l’histoire de l’AD et
de ses pratiques. Le numéro est dédié aux étudiants
haïtiens disparus dans le séisme, qui « se montraient
insatiables sur l’idéologie, le pouvoir et la domination ».
De la Finlande au Congo, du Brésil à la Chine,
une transmission des AD émancipatrices se stabilise
par les invitations, les cours, les revues, les traductions,
les sites, les blogs. L’actualité de 2010 est dans le res-
serrement épistémologique, même si perdurent disso-
lutions et amalgames peu théorisés.
© Humensis

CHAPITRE  V

De l’aval à l’amont

L’AD est en plein essor, même si la dispersion


théorique est à son comble. Je vais ici encore me limi-
ter à la France.
Les premiers analystes des années  1970-2000 ont
formé de nombreux docteurs qui, en soutenant des
HDR (Habilitations à diriger des recherches), multi-
plient les directions de thèses  : la mise en place est
acquise et des enseignements sont ouverts, même si
la conjoncture n’est pas favorable au développement
des postes. Cet équipement est très important. Il assure
la sédimentation de pratiques et de pouvoirs, l’assise
institutionnelle qui manquait dans les débuts.
De façon générale, le positionnement actuel de l’AD
dans la réorganisation en cours des sciences humaines
et sociales tire les études, souvent de façon concomi-
tante, vers l’interdisciplinaire et vers les redéfinitions
identitaires. Par voie de conséquence, des numéros de
revues se consacrent à l’analyse d’un élément précis  :
l’analyse de corpus (Langages, no  187, 2012/3), la
cooccurrence (Corpus, no 11, 2012), les discours d’auto-
rité (Mots, no  107, 2015)… ou, tout récemment, et
plus ouvert, Vers une sémantique discursive : propositions
théoriques et méthodologiques (Langages no  218/2). Se
poursuit ainsi le souci du concept. Dominique Maingue-
neau propose un glossaire dans ses pages personnelles
sur Orange, tandis que les études pratiques ne cessent
d’ouvrir des terrains, du politique au social ou encore
107
© Humensis

du littéraire au numérique. Les deux démarches, pra-


tique et épistémologique, sont souvent liées, comme
à travers les explorations de terrain et les avancées
épistémologiques de Marie-Anne Paveau sur les pro-
ductions « technolangagières 1 ». Je reviendrai longue-
ment sur cette révolution du numérique (infra).
Du côté de l’élargissement des frontières disciplinaires,
on peut donner pour exemple la publication par
Thierry Guilbert dans Corela (HS-15 2014) de contri-
butions sur « La complémentarité des approches quali-
tatives et quantitatives dans l’analyse des discours »
sous-titrées « Réflexions théoriques et méthodologiques
interdisciplinaires ». Dans son introduction, Thierry
Guilbert est conduit non seulement à distinguer les auto-
matismes traditionnels de l’AD, portés essentiellement
par Pêcheux et Marandin, des traitements de grand
corpus (Habert, Mayaffre), mais aussi à affirmer, en ce
qui concerne les méthodes d’analyse assistées par ordi-
nateur, que « la diffusion ou l’utilisation de ces logiciels
n’est pas propre, comme on aurait pu s’y attendre au vu
de son histoire, à l’analyse du discours (AD), ni même
aux sciences du langage, elle traverse l’ensemble des
sciences humaines qu’il s’agisse de l’histoire, de la psycho-
logie sociale, de la sociologie, des sciences politiques, des
sciences de l’information et de la communication ou
encore des sciences juridiques. » et qu’« il est à noter que
l’utilisation massive de ces logiciels s’accompagne d’un
retour réflexif renouvelé à propos des méthodologies en
sciences humaines et sociales ». D’où un « numéro de

1. Cf. blog de Marie-Anne Paveau, « Pensée du discours », et, pour


une approche de l’« assemblage » entre le langagier et le technique,
sa communication au colloque  : « Activités langagières et techno-
logie discursive. L’exemple de Twitter », Université de Lausanne,
1er-3  février 2012 (présentation en ligne  : http://penseedudiscours.
hypotheses.org/8338).

108
© Humensis

revue collectif et interdisciplinaire dont l’ambition est de


présenter une cohérence scientifique et thématique » 1.
Dans la discipline contiguë, qui fut en partie matrice
et antagoniste, Françoise Gadet a dirigé deux numé-
ros des Cahiers de linguistique sur la « Construction
des connaissances sociolinguistiques. Du terrain au
positionnement théorique » (38-2, 2012) dont nous
pourrions nous approprier ces quelques lignes. « Ma
première idée était de procéder par les entours de ce
qui est auto- ou hétéro-identifié comme de l’ordre de
la sociolinguistique (compte tenu des enjeux de déno-
minations) et de m’adresser, dans une diversification
des objets et des méthodes, à des auteurs qui ne se
réclament pas (ou pas centralement) de la sociolin-
guistique. Mais c’était trop rigide, et il y a bien ici des
articles de sociolinguistes, même si les auteurs sont
tous à identité disciplinaire complexe ou multiple. [...]
Ce qui a été maintenu, c’est de ne pas viser un bilan
sur un champ, des objets, des courants, des méthodes,
voire des théories, mais d’interroger dans une distan-
ciation critique une zone de savoirs à l’identité difficile
à établir. Ou les conséquences de son absence de prise
en compte, sans exclure d’aller jusqu’à mettre en doute
à la fois l’existence et le positionnement d’une disci-
pline sociolinguistique ou de ses “acquis disciplinaires”. »
(« Le savoir des sociolinguistes », introduction au pre-
mier numéro, EME éditions, 2012).
Tout en soulignant, de même, la multiplication
de  profils « à identité disciplinaire complexe » en
m’autorisant l’évocation des quelques travaux récents

1. Les contributions publiées ont été présentées au colloque inter-


national « Complémentarité des approches qualitatives et quantitatives
dans l’analyse des discours ? », organisé à Amiens (UPJV) les 10 et
11 mai 2012 par le CURAPP-ESS (UMR 7319).

109
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mentionnés (supra), je laisserai les blogs, l’Open-


Edition, les livres, les revues anciennes et nouvelles
dans ce champ débattre et exposer les travaux actuels
dans leur diversité et leurs concurrences.
Je m’appuie sur les parutions les plus récentes pour
proposer trois questions vives, qui sont autant de
recentrements.
Et je choisis de conforter un renforcement non des
disciplines mais de l’histoire des pratiques et concepts,
c’est-à-dire de relire des continuités comme trame
puissante de l’histoire et du présent de l’AD. Un événe-
ment m’y aide, l’édition de la thèse de 3e  cycle de
Denise  Maldidier (Analyse linguistique du vocabulaire
politique de la guerre d’Algérie d’après six quotidiens pari-
siens, cf. chap.  II) soutenue en  1969 et enfin éditée.
La mise à disposition de cette première recherche (qui
se qualifiait encore de « socio-linguistique », en deux
mots accolés) nous permet de renforcer l’histoire des
fondements de l’AD à la fin des années  1960 et
de  montrer la solidité de ses prémices. La thèse est
en libre accès sur le site de l’UQAC (Université du
Québec à Chicoutimi), « les classiques des sciences
sociales 1 ».

I. – Recentrements et inventions

La décennie qui s’achève est peu banale, faite de dilu-


tions, inventions, retours, polémiques. Pour comprendre

1. Éditée par Françoise Dufour et présentée par Jacques Guilhaumou,


Francine  Mazière et Régine  Robin, elle est accessible sur le site des
« Classiques des sciences sociales », dont le président-directeur géné-
ral est Jean-Marie  Tremblay, à l’adresse suivante  : http://classiques.
uqac.ca/contemporains/maldidier_denise/analyse_linguistique/analyse_
linguistique.html

110
© Humensis

les plus récentes (més)ententes, qui portent souvent


sur  les fondamentaux de l’AD  : la langue, l’appui sur
les sciences du langage, le contexte, le texte, l’idéologie,
à savoir sur des objets, des méthodes, du trans et du
pluridisciplinaire, de l’épistémologie, je proposerai des
échappées et recentrements.
Indéniablement existent une relecture bien docu-
mentée et une ouverture aux textes fondateurs et à
leur histoire. Ainsi, en Allemagne se publient des livres
dédiés (infra) et des recueils de textes de Pêcheux,
écrits en allemand ou en français ; au Brésil fonc-
tionnent des groupes de recherche Pêcheux Vive. Ce
n’est qu’un petit exemple. Pour mémoire, les foucal-
diens publient des éditions critiques qui contestent
certaines certitudes de linguistes sur la « formation
discursive », les marxistes travaillent par revues et
ouvrages, tandis qu’autour de l’énonciation, on ne
compte plus les publications. Et du côté de la socio-
logie, de l’ethnologie, de la communication, de  la
pragmatique, de la philosophie du langage, de l’histoire
des sciences… les études ne manquent pas.
Mais ce retour aux lectures de base (un texte théo-
rique travaille au long cours) n’entrave pas des diver-
gences fécondes. La tension est grande entre ces textes
et, actuellement, un fonctionnalisme assumé, une
post-linguistique réclamée, une évaluation des poids
respectifs de la multitude de disciplines interprétatives
évoquées au chapitre IV.
Ici, je voudrais aborder trois points  : la poursuite
des questionnements du côté de l’histoire, un renou-
vellement radical introduit par la prise en compte du
discours numérique et une réflexion sous forme de
rappel de ce qui fut peut-être manqué entre linguis-
tique « moderne » et AD.
111
© Humensis

L’AD a une aventure avec le politique mais aussi


avec l’Histoire. Du côté de l’Histoire, un livre très
récent, en Allemagne, relance la question importante
du « linguistic turn ». Il est dédié à Pêcheux mais se
réfère beaucoup aussi à Régine Robin. Il faut donc
proposer un renvoi à deux livres qui le prennent en
compte à plus de dix ans d’intervalle : Discours et évé-
nement, de Guilhaumou 1, en 2006 et Nacht der Angst.
Geschichtswissenschaft vor und nach dem « lingustic turn »,
de Peter Schöttler 2 en  2018. Il y a là un héritage
problématique qu’il faudra continuer à interroger.
L’intérêt pour le politique sous forme du réel social
et des dominations idéologiques peut prendre différents
aspects. Il se diversifie partout. C’est le corpus, son
thème et/ou sa forme, qui semble l’aborder le plus
clairement. Du côté du thème, le corpus, depuis long-
temps, est conquérant. Les analystes engagés dans la
vie intellectuelle et sociale ne traitent plus seulement
de sujets un temps tabous comme la pornographie ou
le dolorisme, ils sont porteurs des idées nouvelles, sur
le spécisme ou la race, par exemple.
Mais une véritable révolution vient bousculer de tout
autre façon cette question du corpus  : sans lien avec
les premières automatisations du langage, internet ren-
verse par une nouvelle fragmentation l’idée de texte
suivi et même d’écriture. C’est un point majeur, car
cela modifie, par l’outil, les tentations de confondre
innocemment corpus et texte linéaire. Un colloque
international de quatre jours s’est tenu à Metz en 2015,
« Texte et discours en confrontation dans l’espace

1. J., Discours et événement. L’histoire langagière des concepts, Besançon,


PUFC, 2006.
2. P., Nacht der Angst. Geschichtswissenschaft vor und nach dem
« linguistic turn », Westfälisches Dampfboot, 2018.

112
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européen. Pour un renouvellement épistémologique et


heuristique ». Son comité scientifique comptait plus de
70 chercheurs. C’est dire combien il semble important
de clarifier la co-habitation 1. Or, la fameuse « construc-
tion » du corpus, si travaillée en « moments », « trajets »,
puis par l’Archive, chez Guilhaumou, questionnée chez
Pêcheux par l’interdiscours et surtout l’intradiscours,
est « augmentée » par la technologie internet.
Un nouveau dictionnaire, qui est aussi un livre théo-
rique, Analyse du discours numérique 2 de Paveau, opère
une rupture en exposant, pour les productions verbales
élaborées en ligne, les « discours numériques natifs »,
l’impact transformateur, voire la création totale de
l’écriture par intégration dans un environnement tech-
nologique informatique. Ce livre a été précédé d’articles
de l’auteure depuis 2012 (supra, note 29), mais la forme
par entrées de dictionnaire lui permet une exposition
assez exceptionnelle des modes de production et de
lecture des technodiscours. Elle y théorise la fin d’une
conception logocentrée du langage qui réduirait
la  machine à un simple outil. Elle invite ainsi l’AD,
position très forte, à sortir de l’anthropocentrisme,
dans  la  mesure où « les déterminations tech-
niques  coconstruisent les formes technolangagières »

1. Les références évoquées donnent accès à la dispersion et contiguïté


des analyses  : « Depuis la fin des années soixante-dix se sont multi-
pliés  des travaux en linguistique textuelle (Adam, Petitjean, Slakta,
Achard-Bayle, Lundquist, Rabatel, Jeandillou), grammaire de texte
(Charolles, Combettes), analyse des interactions orales (Kerbrat-
Orecchioni, Traverso), sémantique interprétative (Rastier), sémiotique
du discours (Fontanille, Zilberberg, Coquet, Bertrand), interaction-
nisme socio-discursif (Bronckart), pragmatique textuelle (Moeschler),
modèle modulaire (Roulet), praxématique (Siblot, Bres, Détrie), théorie
du discours social (Angenot). »
2. M.-A. Paveau, Analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes
et des pratiques, Paris, Hermann, 2017.

113
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(Introduction, p.  11). Et cela appelle, en développe-


ment, une pratique écologique de la linguistique. L’ani-
mal, la plante, l’objet font leur entrée en AD.
Du côté de l’essai et de la littérature, parce qu’elle
est aussi historienne et écrivaine, Régine Robin, dans
Le Golem de l’écriture dès 1997 et plus encore dans Cyber-
migrances, en  2004, introduisait par l’écriture les
« traverses fugitives », de nouvelles formes de déterri-
torialités. Cette pensée s’inscrit dans une modernité
ouverte en particulier à la pensée allemande mais aussi
nourrie d’essais, de romans, de peintures des
années 1990 en Amérique du Nord comme en Europe.
La problématique de la perte des bords, des limites,
par l’internet, lui est une entrée dans la fabrique d’hy-
bride, d’hétérogène, d’indistinction, la  fragmentation
comme mode de partage. Démarches dérangeantes,
riches en potentialités pour repenser le discursif dans
le doute à travers, en particulier, l’écriture électronique.
L’AD est invitée à s’en emparer en actant le fait
que toute la circulation des énoncés en est bouleversée.
Alors se pose une question d’histoire. Si la langue
est fortement mise en question dans l’hypertexte,
comment se fait-il qu’ait été si peu prise en compte
l’hyperlangue, concept proposé par Sylvain Auroux ?
L’irruption d’outils, ici internet, change l’écologie dis-
cursive, comme les outils linguistiques ont pu changer
l’écologie des échanges dans les langues empiriques.
Auroux l’a théorisé dans les années 1970. L’article de
Langages en 1997 1, et le livre La Raison, le langage et
les normes 2  de  1998 mettent l’externalisme au centre

1. S. Auroux, « La réalité de l’hyperlangue », Langages, no 127, 1997,


p. 110-121. Fait partie d’un numéro thématique : « Langue, praxis et
production de sens ».
2. S. Auroux, La Raison, le langage et les normes, Paris, Puf, « Sciences,
modernités, philosophies », 1998.

114
© Humensis

de la critique philosophique et linguistique et offrent,


par le concept d’hyperlangue, ce que la linguistique
dominante des années  1960-70 n’offrait pas à l’AD.
Les critiques et l’entretien sur l’ouvrage de 1998 publiés
dans Langage et Société (2000/3, no  93) le disent, du
côté de l’AD, par la voix de Guilhaumou :
« C’est là où apparaît une réalité, l’hyperlangue, vali-
dant l’hypothèse majeure de cet ouvrage, l’externalité de
la référence : le monde lui-même participe au sens. »
Rappelons quelques propos de Auroux :
« Avec la parution de La Raison, le langage et les
normes, mes recherches épistémologiques ont atteint
une maturité qui se traduit par deux thèses et une
hypothèse : la thèse externaliste (externalité de l’intel-
ligence par rapport aux capacités subjectives) ; la
thèse de la sous-détermination grammaticale (aucune
grammaire ne pourra jamais prévoir tous les événe-
ments linguistiques) ; l’hypothèse de l’hyperlangue
(existence d’espaces de communication structurants
constitués par des individus aux compétences déter-
minées et différenciées, des outils linguistiques et un
environnement). Cette dernière hypothèse (fortement
liée à mes analyses de l’opacité du terrain) s’est révé-
lée féconde dans l’analyse du milieu brésilien (cf. la
publication du no 129 de la revue Langages) » (Pages
personnelles.)
À l’opposé des formalismes linguistiques dénoncés,
certaines positions de l’auteur auraient pu retenir
l’attention :
« […] l’espace-temps, par rapport à l’intercommuni-
cation humaine, n’est pas vide, il dispose d’une certaine
structure que lui confèrent les objets et les sujets qui
l’occupent » (La Raison, le langage et les normes, 1998,
p. 115.)
115
© Humensis

« L’hyperlangue comme “réalité” est en dehors de


l’incommensurabilité entre la langue grammaticale et la
langue empirique, qui sont de l’ordre de l’imaginaire »
(Ibid., p. 113).
« L’hyperlangue, c’est le réel. Tout ce qui se passe,
se passe là-dedans, c’est là-dedans que l’on parle. »
(Entretien.)
« Le monde fait partie de la définition du langage…
et non pas l’inverse comme le croient les idéalistes ou
les relativistes. » (Entretien.)
Auroux se réfère à Culioli. Pêcheux suivait Culioli
(cf. chap. III). Une marche a manqué. La publication
de Ducard (HEL, vol. 40/1, 2018) est donc importante,
qui propose un dossier « dédié à Antoine Culioli ».
Enfin, l’offensive conquérante menée par des cher-
cheurs actuels de l’interprétation discursive nous auto-
rise à proposer une échappée littéraire par un renvoi
à Kenneth Goldsmith et son Écriture sans écriture 1 qui
inclut les actions, voire le geste émotionnel, qui installe
la révolution du ready-made au sein du texte produit
à l’âge numérique en proclamant que « l’auto expression
est impossible ».
« […] face à une quantité accessible de textes sans
aucun précédent, le problème n’est pas d’en écrire plus ;
plutôt d’apprendre à négocier avec ce gigantesque amas
existant. Comment je me fraye mon chemin dans ce
maquis d’informations – comment je le gère, comment
je l’analyse et le distribue –, voilà ce qui distingue mon
écriture de la vôtre » (Préface, p. 9).
Je propose de terminer avec les défricheurs. Quittés
par certains, ils restent cependant incontournables pour
comprendre ce qu’est le « discours » de l’AD. Voici donc

1. Goldsmith K., L’Écriture sans écriture. Du langage à l’âge numérique,


traduit par François Bon, Jean Boîte Éditions, 2018.

116
© Humensis

deux petites et fortes assertions de Denise Maldidier,


pionnière (cf. sa thèse infra), qui écrit dans son essai
sur Pêcheux L’Inquiétude du discours (op. cit., p. 89) :
« Ce qu’il [Michel Pêcheux] a théorisé sous le nom
de discours est le rappel de quelques idées aussi simples
qu’insupportables : le sujet n’est pas la source du sens ;
le sens se forme dans l’histoire à travers le travail de
la mémoire, l’incessante reprise du déjà dit ; le sens
peut être traqué, il échappe toujours. »
« À cause de Michel Pêcheux, le discours dans le
champ français ne se confond pas avec son évidence
empirique ; il représente une forme de résistance intel-
lectuelle à la tentation pragmatique. »

II. – La thèse de Denise Maldidier

Ce travail remarquable s’impose par quatre aspects


essentiels : (1) le choix de l’objet, le fait de soumettre
à l’analyse les façons de dire une guerre qui vient d’être
vécue, dont l’histoire n’est pas faite, et donc de penser
l’outil au service d’une analyse politique à vif ; (2) les
positions et analyses de la très importante introduction
qui stipule que la sociolinguistique sera revisitée au pro-
fit d’une analyse de discours à référence syntaxique, que
les méthodes seront linguistiques et tiendront compte
de l’histoire de la linguistique ; (3) l’affirmation que,
malgré le titre de la thèse, les énoncés, et non les mots,
seront au cœur de l’analyse avec cette idée, qui sera
centrale dès les productions des années 1970 – en par-
ticulier chez Pêcheux – et qui fait maintenant consen-
sus, que les mots « changent de sens » selon
l’environnement ; (4) le travail sur le corpus, car un
corpus n’est pas un ensemble de textes (ici, les journaux).
Une « réduction » est nécessaire. Denise  Maldidier
117
© Humensis

travaille dans un environnement théorique harrissien,


mais ne s’y soumet pas. Elle montre comment elle
configure des « phrases de base » disant la compétence
commune, tandis que l’énonciation de chaque instance
dans chaque « genre » (énoncé ou événement, rapporté,
commenté) modifie la surface en introduisant des varia-
tions qui font sens du côté de l’idéologie.
Cette AD manifeste l’importance de l’histoire des
idées linguistiques dans le champ de l’analyse de dis-
cours et donc l’importance d’une histoire de l’AD dans
le champ des analyses en sciences humaines. C’est là
le grand apport de Denise Maldidier.
Elle avait donné des résultats importants dans des
articles 1 mais jamais la thèse ni l’argumentation conte-
nue dans l’introduction n’avaient été publiées. Or, cette
introduction devrait intéresser au premier chef les
analystes d’aujourd’hui. Nous en proposons de courts
extraits en sélectionnant quelques thèmes qui devien-
dront des fondamentaux de l’AD dans son dévelop-
pement ultérieur :
– Émancipation de la sociolinguistique, alors seule
répertoriée par l’université et dont la référence est en
tête d’une partie de l’introduction « Guerre d’Algérie
et socio-linguistique » :
« Ainsi appréhendée globalement, la guerre d’Algérie
nous a semblé un lieu privilégié pour une étude socio-
linguistique et nous avons décidé de la prendre à la fois
comme cadre et comme objet de notre analyse. Est-il
possible de trouver dans le comportement linguistique

1. « Lecture des discours de De Gaulle par six quotidiens parisiens :


13  mai 1958 », Langue française, no  9, mars  1971, p.  34-46 ; « Le
discours politique de la guerre d’Algérie  : approche synchronique et
diachronique », Langages, no 23, septembre 1971, p. 57-86 et « Discours
politique et guerre d’Algérie », La Pensée, no 157, juin 1971.

118
© Humensis

des groupes sociaux le reflet des tensions nées de la


guerre ? Comment se manifestent dans le langage les
clivages que nous avons évoqués ? » (p. 21)
« Si le linguiste admet une corrélation socio-
linguistique, il ne peut se désintéresser de la manière
dont il établira cette correspondance. Sa validité dépen-
dra des hypothèses et de la méthode adoptées. Se pla-
cer dans la perspective évoquée à l’instant revient à
admettre qu’à des différences sociologiques répondent
des différences dans les mots. Ceux-ci sont considérés
comme des “indices” révélateurs d’un certain compor-
tement politique ou idéologique. Ainsi l’adoption de
cette hypothèse nous conduirait à établir, pour les
différents moments historiques de la guerre d’Algé-
rie, un classement des unités communes à l’ensemble
des groupes sociaux et de celles qui sont spécifiques
d’un groupe donné. Une telle orientation fait naître
plusieurs objections.
D’abord – mais ce n’est pas l’essentiel – la validité
de la méthode repose sur l’exhaustivité de l’étude,
condition que notre travail ne remplit pas. La seconde
objection est plus grave : elle touche au caractère tauto-
logique que nous croyons déceler dans l’hypothèse
elle-même. N’est-il pas vrai qu’en inférant de la pré-
sence d’un mot dans les énoncés de tel groupe social
sa spécificité, on projette dans le modèle linguistique
un modèle sociologique, au lieu de construire une
structure linguistique indépendante de tout présupposé
sociologique ? Enfin –  et l’argument est cette fois-ci
d’ordre strictement linguistique  – on ne peut qu’être
réservé à l’égard d’une méthode qui dissocie l’étude
du mot de l’étude de l’énoncé. […] Dans les textes
sur lesquels nous travaillons, le mot est une unité
constituante de l’énoncé  : il est une proposition ou
impliqué dans une proposition. » (p. 60)
119
© Humensis

– Et donc références linguistiques pour une AD


qui prenne pour objet les ambiguïtés et instabilités
des sens :
Il s’agissait de voir, de façon synchronique mais
aussi diachronique, comment les journaux reformulent,
assument ou n’assument pas le discours officiel,
comment ils l’ambiguïsent ou le désambiguïsent, ana-
lyses qui ne se contentent pas de noter l’absence ou
la présence de tel ou tel mot, mais envisagent la pro-
position qu’ils représentent dans ses rapports avec
l’énoncé officiel et prend en considération la gamme
des moyens linguistiques par lesquels cet énoncé est
plus ou moins assumé ou rejeté.
Ainsi se précisent déjà les questions toujours d’ac-
tualité dans le champ de l’analyse de discours : Quelles
sont les procédures langagières que les acteurs de
l’événement engagent ? Comment  les mots, les pro-
positions dans lesquelles ils se meuvent opèrent-ils ?
Quelles sont les reformulations auxquelles ils ont
recours et qui deviennent des enjeux polémiques et
politiques ?
« On est donc conduit pour les raisons théoriques
qu’on vient de donner à prendre en considération l’en-
semble de l’énoncé. Dès lors, on postule une relation
entre une structure syntaxique et un comportement
socio-politique, et l’analyse lexicale se trouve dépassée
par une analyse du discours. » (p. 60)
– D’où le travail sur le corpus, comme moment
inclus dans l’analyse :
« Dans la perspective donnée à notre travail […],
nous décidons d’opérer un tri parmi les énoncés du
corpus : par là nous construisons le texte auquel s’ap-
pliquera l’analyse. » (p. 61)
120
© Humensis

– Le corpus construit sera « contemporain » de la


définition de l’objet dans la mesure où il est co-construit
par les hypothèses de recherche, à savoir, en l’occur-
rence, le choix de se centrer sur le discours politique :
« Nous écartons le côté événementiel pour ne retenir
que l’aspect politique de la guerre d’Algérie, et nous
définissons celui-ci comme le problème de la relation
entre l’Algérie et la France. » (p. 58)
À partir de là « il doit être possible de déterminer
les phrases de base qui sous-tendent le discours » et
c’est ce qui donnera « un modèle de compétence du
discours politique de la guerre d’Algérie commun à
tous les locuteurs » (p.  61). Les distributions histo-
riques et idéologiques ne sont pas postulées, elles seront
déduites par différenciations, le « commun » formant
pivot. Dit autrement, le modèle de compétence, d’ordre
linguistique, pourra être rapporté à un modèle de per-
formance, idéologique.
– La méthode : les procédures de Harris, rappelées
ici dans le chapitre II, sont à la fois utilisées et dépas-
sées par la mise en place de « réductions » (c’est-à-dire
de réécritures transformatives, au sens grammairien du
terme) :
« La normalisation du texte peut impliquer,
contrairement à ce que le terme de réduction laisse-
rait penser, la restitution d’éléments effacés au niveau
de la performance. » (p. 64)
« Par ces opérations on réduit la structure diverse
du texte à un nombre restreint de schèmes récur-
rentiels ou classes de propositions. Ces schèmes for-
ment les phrases de base qui sous-tendent le discours
politique de  la guerre d’Algérie. On a ainsi construit
un modèle  de compétence du discours, commun à
121
© Humensis

l’ensemble des locuteurs dans l’espace, mais aussi dans


le temps. » (p. 65)
– La position du sujet, encore seulement esquissée
par rapport à ce que seront les développements futurs,
est sollicitée à travers les marques de l’énonciation :
« […] On est amené à dépasser la conception har-
rissienne des transformations comme simples règles
d’équivalence pour intégrer dans l’analyse les trans-
formations comme forme volontairement donnée à
l’énoncé par le sujet d’énonciation. […] Dans l’optique
ainsi définie, les performances étant considérées par
hypothèse comme spécifiques, on étudie à l’intérieur
d’une même synchronie les procédures diverses (trans-
formations, substitution ou addition de terme dans la
phrase de base, modalisation, formes de rejet ou de
prise en charge…) par lesquelles l’énoncé est reformulé
ou reconstruit. » (p. 65-66)
– C’est ce qui permet d’introduire la question du
« genre » du discours :
« Le procès d’énonciation, s’il est vrai que “les dif-
férentes formes de cette présence, les degrés de son
intensité permettent de fonder une typologie des dis-
cours” [Todorov, Langage 17] prend une importance
centrale. On le saisit notamment au niveau de deux
types de faits mis en évidence par l’analyse du corpus :
la forme de l’énoncé polémique à prédominance per-
formative, l’ambiguïté et l’opposition entre désambi-
guïsation et non-désambiguïsation. » (p. 66)
C’est en conclusion seulement que Denise Mal-
didier distinguera les journaux en fonction d’un jeu
des propositions de base : « le caractère idéologique
du modèle permet d’interpréter la présence ou
l’absence de réalisation des propositions de base
122
© Humensis

comme l’acceptation ou le refus d’un certain contenu »


(p. 244).
« L’ambiguïté, essentielle au discours politique de
la guerre d’Algérie, rend compte en diachronie du
passage de la proposition initiale à sa négation impli-
quée à la fin de la guerre, dans la mesure où elle tente
de réaliser la conciliation des propositions antagonistes.
Cette ambiguïté est-elle voulue ou non ? Faut-il y voir
le reflet des progrès de la cause algérienne ou une arme
idéologique destinée à la combattre ? Quel fut son rôle
par rapport à la guerre et à l’évolution des esprits ?
Notre travail ne pouvait prétendre répondre à ces ques-
tions. Elles sont posées à l’historien. » (p. 269)
Interrogations et prises de risque sur des méthodes,
des notions, des limites de disciplines académiques,
une possible typologie des discours, parti pris sur les
variations et les instabilités des sens, sur l’interprétation
qui peut en être donnée  : de la fin des années  1960
aux années  2015, l’AD s’est bien forgé une identité,
sans s’interdire de la faire fluctuer.
Par ailleurs, on peut souligner un point notable : la
singularité des méthodes d’écriture de cette thèse. Jamais
les tableaux qu’elle contient (il y en a 28) n’avaient été
publiés. Or ils sont totalement originaux : il y a là un
art, une technique et une invention d’analyse. Un travail
d’analyse de cette figuration inventée serait le bienvenu.
Pour donner une idée de la complexité des résultats
configurés, nous reproduisons non pas un tableau
manuel mais deux tableaux numérisés, le deuxième de
la première synchronie (S.I, nov.-déc. 1954), concer-
nant la désignation des habitants d’Algérie dans les
énoncés rapportés, et le premier de la troisième syn-
chronie (S.III, 13 mai, 6 juin 1958).

123
S.I – Tableau II. –  Désignationsdes habitants de l’Algérie
Énoncés rapportés

AU FIG PL LM PoP H

les Algériens T– P– A
la masse des Algériens P–
le peuple algérien P– P– P– T+
la population P– T– A
la population algérienne P–
les populations algériennes P–
les populations (d’Algérie) T+ T+
les Français d’Alg. + exp. T+
les citoyens d’Algérie T+ T+ T+
© Humensis

nos compatriotes musulmans d’Alg. P+


les musulmans P+
le peuple musulman P+
les frères musulmans P+

Légende

Signifié géographique C Connotation


Signifié ethnique + Désambiguïsé
Signifié politique – Non désambiguïsé
A Ambigu T Référence à la totalité
P Référence à une partie de la population

Source : Denise Maldidier, Françoise Dufour.


S.III – Tableau I. –  Les quotidiens et le discours gaullien

AU FIG PL LM PoP H

« Traduction » de l’énoncé récurrent

= AF/A est F A A
= l’intégration A A

Interprétation des syntagmes ambigus


l’association
Désambiguïsation selon A est F A A
© Humensis

faire le reste ER
Désambiguïsation selon A est F A A

Légende

Désambiguïsation selon A est F ou l’intégration Réalisation

Traduction partielle ER Énoncé rapporté sans commentaire

A Traduction partielle renvoyant à l’ambiguïté du discours A Ambiguïté non résolue

Désambiguïsation + Rejet explicite Désambiguïsation + Reformulation

Source : Denise Maldidier, Françoise Dufour.


© Humensis

INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

Nulle bibliographie ne peut être donnée qui couvre la mouvance


actuelle de l’AD, et les textes fondateurs se trouvent dans des
revues plutôt que dans des ouvrages. Nous renvoyons donc aux
dictionnaires cités, qui présentent jusqu’à 50 pages de bibliographie,
à une liste de revues, et surtout aux sites des centres de recherche
ou aux blogs des auteurs cités dans l’ouvrage. Chaque nom peut
renvoyer à une sélection, un complément, une explicitation ou à
une mise en série de fragments. C’est l’avantage du numérique.

DICTIONNAIRES
L’Analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pra-
tiques, M.-A. Paveau, Paris, Hermann, 2017.
Dictionnaire d’analyse du discours, sous la direction de P. Charaudeau
et D. Maingueneau, avec la collaboration de J.-M. Adam, S. Bon-
nafous, J.  Boutet, S.  Branca-Rosoff, C.  Kerbrat-Orecchioni,
S. Moirand, C. Plantin, et vingt collaborateurs ponctuels, Paris,
Seuil, 2002.
Termes et concepts pour l’analyse du discours. Une approche praxématique,
par C. Détrie, P. Siblot, B. Vérine, avec la collaboration de J. Bar-
béris, J. Bres, L. Fauré, S. Leroy, A. Nowakowska, S. Sarrazin et
huit autres contributeurs, Paris, Honoré Champion, 2001.

REVUES AYANT ACCUEILLI


DES ARTICLES FONDATEURS
Archives et documents, Bulletin des sciences du langage (Buscila), Bulletin
du Centre d’analyse du discours, Cahiers pour l’analyse, Dialectique,
DRLAV, Faits de langue, HEL, La Pensée, Langage et société, Lan-
gages, Langue française, Les Cahiers de lexicologie, Les Carnets du
CEDISCOR, LINX, Modèles linguistiques, MOTS, Pratique, Semen.

Les revues électroniques actuelles constituent un nouveau pôle de


diffusion très important. On citera ici Marges linguistiques (http://
www.marges-linguistiques.com) et Texto (http://www.revue-texto.
net). Ce n’est qu’indicatif.
© Humensis

TABLE DES MATIÈRES

Introduction ................................................... 3

CHAPITRE PREMIER
Définitions et inventions dans un cadre hérité . . . . . . . . . . . . 7

I Langue, parole, exemple vs. usage, discours,


énoncé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
II La construction du corpus. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10
III Les positions sur la langue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
IV Le sujet parlant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16
V Les savoirs de l’analyste. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
VI « Désubjectivation » et informatique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
VII Les types de discours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20
VIII Le sens et la sémantique (lexicale, logique) . . . . . . . . . . 22

CHAPITRE II
Inscription dans la linguistique et dans le politique . . . . . . . 25

I Les affirmations fondatrices . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26


II Linguistique et lexicologie sociopolitique . . . . . . . . . . . . . 27
III Un ancrage institutionnel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
IV Déplacements et constitution d’une méthode
d’analyse sociolinguistique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30
V Quelle « grammaire » ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37

CHAPITRE III
Travailler l’analyse du discours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40

I Ouverture du cercle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
II L’affrontement à la linguistique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
III Une autre linguistique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
IV De l’hétérogénéité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49
V Problèmes de construction du corpus . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
VI La lecture, l’idéologie et le sujet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
VII Transmission . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
VIII Sciences humaines et ordinateur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61

127
© Humensis

CHAPITRE IV
La pluridisciplinarité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67

I Le débat de la sociolinguistique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
II Analyse du discours et histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
III Point d’étape : trente ans après . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91

CHAPITRE V
De l’aval à l’amont. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107

I Recentrements et inventions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110


II La thèse de Denise Maldidier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117

Indications bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126

Composition et mise en pages


Nord Compo à Villeneuve-d’Ascq

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