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G eorges M ou nin

Les problèmes
théoriques
de la traduction
PRÉFACE
DE D O M I N I Q U E A U R Y

G allim ard
Ce livre a initialement paru dans la
« Bibliothèque des Idées » en novembre 1963.

© Éditions Gallimard, 1963.


Dans l’armée des écrivains, nous autres traducteurs nous
sommes la piélaille; dans le personnel de l’édition, nous
sommes la doublure interchangeable, le besogneux presque
anonyme. Sauf en France et en Angleterre quelques hono­
rables exceptions, si la couverture d’ un livre traduit porte le
nom de l’auleur et le nom de l’éditeur, il faut chercher à la
page de litre intérieure, et plus encore face à celle page,
tout en haut ou tout en bas, dans le plus petit caractère
possible, le mieux dissimulé possible, le misérable nom du
traducteur. L ’opération par laquelle un texte écrit dans une
langue se trouve susceptible d’être lu dans une aulre langue
est sans doute un acte vaguement indécent, puisque la poli­
tesse exige qu’on ne le remarque pas. Là-dessus tout le
monde est d’accord, et aussi bien les critiques que les lecteurs.
Quelques maniaques tentent parfois de signaler des mer­
veilles fil y en a ) et plus souvent de crier au massacre,
mais ces maniaques sont toujours des traducteurs, et qui
les écoule? d’autres traducteurs... Nous vivons en circuit
fermé. Le fléau de l’espéranto et du volapuck ne nous hante
plus, mais la machine à traduire nous guette, qui traduira
plus vile et plus juste que nous, disent les prophètes de
malheur — el voici venir la traduction presse-boulon. Si
bien que les temps difficiles que nous vivons seraient encore
un paradis. Il faut ajouter que nous sommes, comme tout
prolétariat, coincés entre l’offre et la demande, et coincés
une deuxième fois entre la qualité et le rendement. Nous ne
sommes même pas sûrs de nous entendre entre nous: les
« techniques », comme nous disons dans notre jargon, envient
les « littéraires », parce que les littéraires n’ont pas de diffi-
vui L es problèm es théoriques de la traduction

cultés de vocabulaire, et les littéraires envient les techniques,


parce que les techniques n’ont que des difficultés de vocabu­
laire. Nous nous efforçons tout de même, comme nous pouvons,
d’améliorer notre métier, et de temps en temps, peur nous
encourager ou nous consoler, nous allumons un cierge devant
l’effigie de nos saints patrons: saint Jérôme, qui fil quel­
ques contresens et saint Valéry Larbaud, qui n’en fit aucun,
saint Étienne Dolet, qui nous donna notre première charte,
et le bienheureux Jacques Amyot, et Chapman, et Galland,
et Burlon, et Schiller, et Nerval, et Baudelaire, qui nous
ont prouvé l'existence du miracle.
Ces faiseurs de miracle, nous en avons besoin. Car s'il
s ’agit effectivement de métier sur le plan du travail quoti­
dien, lorsque le résultat de ce travail atteint à une rigueur
indiscutable (ce qui est rare), à une permanence univer­
sellement reconnue (ce qui est encore plus rare), c’est qu'entre
le travail et le résultat du travail quelque chose de peut-être
indicible s’est passé. Par exemple, il ne viendrait à l’ idée
de personne de traduire, après Amyot, Daphnis et Cliloé,
après Baudelaire, les H istoires extraordinaires d’Edgar
Poe. Baudelaire avait du génie, mais A m yot? L ’élément
indicible n’est pas le génie. D ’autre part, pour ne pas quitter
ces deux exemples, on a relevé dans Am yot des contresens
et dans Baudelaire des faux sens, d'où il ressort que l’ impar­
faite connaissance de la langue que l’on entreprend de
traduire n’est pas toujours un obstacle. Et pourquoi tant
d’admirables anglicistes, dans les cinquante dernières années,
ont-ils vainement traduit Shakespeare, vainement, puisqu'il
faut recommencer? Ils ne commettaient, eux, ni contresens,
ni faux sens, ni fautes de français. On répondra qu’ils
n’étaient pas écrivains. André Gide était écrivain, savait
honorablement l’anglais, s ’entourait des plus justes conseils.
Ses traductions de Shakespeare ne ressemblent pas à Sha­
kespeare. Il n’a pas, lui non plus, franchi l’obstacle. Où est
l’obstacle? Une chose est de le forcer, de le tourner, de l’effacer,
enfin d’en venir à bout, à quoi chacun de nous tâche à l’aveugle
de parvenir, une autre de le connaître. Personne, apparem­
ment, en dehors de quelques rares traducteurs, ne s’était
avisé de poser le problème. Pour la première fois chez nous
un linguiste fait aux traducteurs l’honneur de prendre
leur activité au sérieux. C'est Georges M ounin. Avec la
P réfa ce IX

thèse que Georges M ounin a soutenue sur Les P roblèm es


théoriques de la T raduction, nous nous sentons tous dans
la peau de M . Jourdain. Que M . Jourdain traducteur
ouvre par hasard à la page 55 et du premier coup, il va
s’écrier : « Comment, lorsque je traduis: H e swam across
the river pa r: il traversa la rivière à la nage, j ’accomplis
une opération linguistique? » Mais bien sûr, puisque vous
remarquez aussitôt, monsieur Jourdain, faisant passer le
propos d’une langue dans l’autre, que la linguistique ( même
inconsciente) vous est nécessaire pour ne pas traduire en pala-
gon : il nagea à travers la rivière. La linguistique vous apprend
ce qu’un vieux professeur d’anglais enseignait avant tout
aux grands commençants, comme disent les universitaires:
en anglais la pensée ne court pas sur les mêmes rails qu’en
français. L ’anglais ici commence par le mouvement du corps
(he swam ), notion concrète que le verbe exprime, le lieu de
ce mouvement étant confié à une simple préposition (across).
Le français relègue le mouvement du corps à ce que l’ancienne
analyse grammaticale appelait un complément circons­
tanciel (à la nage), et pour lui le mouvement est un dépla­
cement abstrait (il traversa). Le point fixe et commun aux
deux langues se trouve être cette fois l'objet. M ais ici le
mot qui désigne l’objet reste indécis, faute de contexte, puis­
que l’anglais nomme indistinctement du même mol river
ce que nous séparons en fleuve et rivière. El voilà pour­
quoi M . Jourdain fait de la linguistique, voilà pourquoi le
détail seul, l’exemple seul prouvant quelque chose, toute
discussion sur des problèmes de traduction s’enlise en géné­
ral dans les détails. Passer du détail à l’ensemble, de la
pratique à la théorie, c’est se colleter, pioche en mains, avec
des montagnes de déblais, construire sur les précipices,
creuser dans le roc, être à la fois géomètre et bâtisseur de
ponts. Georges M ounin s’y prend comme un brave: retrous­
sons nos manches. Dans un impressionnant monceau de
documents, d’ouvrages de linguistique pure et de linguis­
tique comparée aussi bien étrangers que français, il a trié,
compté, classé. Il a procédé par catégories, confronté points
de départ et conclusions, et trouvé moyen d’être clair dans
une démarche compliquée. On avance avec lui dans l’émer­
veillement et dans l’inquiétude. Dans l’émerveillement,
comme l’honnête matelot qui navigue à l’estime et voit arriver
x L e s problèm es théoriques de la traduction

le camarade sorti des écoles, muni du calendrier des marées,


de la dernière édition des caries, el d’un sextant perfectionné.
Dans l’inquiétude, parce que ces magnifiques moyens démon­
trent cent et mille fois que le métier de traducteur est impos­
sible, el qu’on avait raison de se méfier. Qu'on en juge.
I l s ’agit donc, puisque le passage d’une langue à l’autre
ne va pas de soi, de définir en quoi consiste l’obstacle, opé­
ration à la fois d’analyse (de quoi est fait tel ou tel obstacle)
el de synthèse (quel est l’élément que ces obstacles ont en
commun) . Divisant son sujet par ordre, Georges Mounin
expose d’abord de quelle nature est l’obstacle proprement
linguistique (ayant trait aux structures de tel langage par
rapport à tel autre), dont relève l’exemple de la rivière tra­
versée à la nage: une même expérience peut être vue, et
découpée, d’une manière différente. « L ’action regardée, la
même dans le monde de l’expérience, n’est pas la même dans
l’analyse linguistique. » Tant pis, on sait que nous sommes
prêts à nous contenter d’approximations. M ais il y a plus
grave. Que se passe-t-il lorsqu'il faut « décrire dans une
langue un monde différent de celui qu’elle décrit ordinaire­
ment? Comment traduire la parabole évangélique du bon
grain et de l’ivraie, comment faire comprendre le compor­
tement du semeur, dans une civilisation d’ indiens du désert
où l’on ne sème pas à la volée, mais où chaque graine est
individuellement déposée dans un trou du sable? ( ...) Com­
ment traduire désert dans la forêt subéqualoriale amazo­
nienne? » Même lorsque les disparates sont moins éclatants,
l’ensemble de l’expérience pour un peuple ou pour un pays
donné, que les ethnologues appellent culture, ne recouvre
jamais entièrement un autre ensemble, fûl-ce dans l’ordre
seulement matériel : on ne traduit pas dollar, on ne traduit
pas rouble parce que la chose en France el en français
n'existe p a s; et comment traduire en anglais ne serait-ce
que trois ou quatre des cinquante mois qui désignent dans
la région d'A ix en 1959 tel ou tel genre de pain (baguette,
flûte, couronne, fougasse, fusée, elc.) el dont Georges M ou­
nin donne une liste à faire frémir? Inversement, dans un
registre plus modeste, quand on aura traduit le scone écos­
sais el le m uffin anglais par petit pain, on n’aura rien
traduit du tout. Alors que faire? Mettre une noie en bas
de page, avec description, recette de fabrication et mode
P réfa ce xi

d’emploi? La noie en bas de page est la honle du traduc­


teur... M ais il y a pire. On se croyait tranquille avec une
notion aussi simple que celle des couleurs; pour tous les
hommes, après tout, le vert est vert, le rouge est rouge. Il
suffit de savoir de quel vocable chaque langue le désigne,
et là au moins un terme peut exactement recouvrir l'autre.
Erreur, illusion! « Le grec a le même mot pour un vert
jaune et pour un rouge, le même mot pour un vert jaunâtre
et pour un brun grisâtre. » On est surpris parce qu’il s’agit
du grec, que l’on respecte a priori, mais l’anglais aurait
dû nous habituer : les habils rouges des soldais anglais,
qui demeurent l’uniforme des cavaliers des chasses à courre,
ils hes appellent pink habits, pink, comme les yeux du
Lapin blanc d’Alice, pink-eyed (ils sont rouges, bien
sûrJ, et sauf l’ innocent étranger qui se fie à la logique et
au bon sens, tout le monde sait que pink, adjectif, veut ici
dire rouge, et partout ailleurs rose, honnêtement, comme
dans le dictionnaire. Ces glissements de signification, sou­
vent infiniment plus subtils, à l’intérieur d’un même lan­
gage, ont été baptisés par certains linguistes « connotations »,
terme barbare et conception confuse que Georges Mounin
parvient à rendre claire, comme il rend claire une concep­
tion nouvelle des universaux appliquée au langage. Mais
les universaux ne résolvent rien, puisqu’ ils ne se préoccupent
que de ce qui est suffisamment général pour être identique
chez tous les hommes : soleil, lune, pluie, par exemple. La
difficulté reparaît tout de suite, avec neige, glace, verglas.
Si l’on se débarrasse des latitudes, comment esquiver le
temps? A deux siècles près, les mêmes mots n'ont pas tou­
jours le même sens : l’ennui de Racine, le cœur de Cor­
neille. Nous revoilà dans les connotations. Et personne
ne parle des variations qui ne se peuvent percevoir que
par l’oreille. M ust I rem em ber? dit Hamlet dans le célèbre
monologue où il évoque la mort de son père. Faute de prendre
garde à la scansion du vers shakespearien, on ne s ’aper­
çoit pas que le I souligné par un temps fort veut dire moi,
et non je. « Faut-il, moi, me souvenir? » (moi, et non pas
elle...) tout le ser.' est changé.
Entre tous ces pièges, pièges des structures linguistiques,
pièges des cultures, pièges des vocabulaires, pièges des civi­
lisations, le traducteur est rejeté de l’outrecuidance (tout
xii L es problèm es théoriques de la traduction

peut se traduireJ au désespoir (rien ne peut se traduire) .


Au terme de sa longue élude, la conclusion du linguiste que
la passion de traduire n’aveugle pas, est plus nuancée.
« La linguistique contemporaine, dit Georges M ounin,
aboutit à définir la traduction comme une opération relative
dans son succès, variable dans les niveaux de la commu­
nication qu'elle atteint. » Un autre linguiste dit que « la
traduction consiste à produire dans la langue d’arrivée
/'équ iv alen t naturel le plus proche du message de la langue
de départ, d’abord quant à la signification, puis quant
au style ». Mais Georges M ounin remarque avec justesse
que cet équivalent naturel le plus proche est rarement donné
une fois pour toutes. Et il est vrai qu’on n’en a jamais
fini, que chaque traducteur a souvent envie de recommencer
les traductions des autres, et toujours de recommencer les
siennes. Le livre de Georges Mounin est passionnant pour
nous, ne serait-ce que parce qu’il nous délivre de l’ inquié­
tude muette ou criante à laquelle notre travail nous voue:
ce n’est pas nécessairement notre maladresse qui est en
cause. Un métier qu’on fait d’instinct, comment en avoir
une vue juste? Nous ne savions rien sur les fondements
de notre métier. Avec Les P roblèm es théoriques de la
T rad u ction , notre univers familier devient un nouveau
monde. Nous apercevons enfin dans son entier ce mons­
trueux obstacle de Babel, dont nous rencontrons tous les
jours les pierres éparses. Nous en renversons parfois quel­
ques-unes. Il faudra bien essayer de continuer, et les machines
ne nous aideront guère; oui, tout ce qui peut réellem ent
se traduire sera traduit par elles. M ais la marge est minime.
A nous tout le reste, à nous les approches plus ou moins
accomplies, les fureurs de fidélité, les enthousiasmes mal
récompensés, à nous l'impossible. L'impossible, c’est le
désespoir, mais c’est aussi la revanche du traducteur.
D om in ique A u ry .
P R E M I È R E P A R T IE

Linguistique et traduction
CHAPITRE PREM IER

L a traduction comme contact de langues

i Selon Uriel W einrcich, « deux ou plusieurs langues


peuven t être dites en contact si elles sont em ployées alter­
nativem ent par les mêm es p erson n es1 ». E t le fait, pour
une m êm e personne, d ’em ployer deu x langues alternati­
vem en t est ce q u ’il fau t appeler, dans tous les cas, bilin­
guisme.
Selon W einreich aussi, du seul fait que deu x langues
sont en con ta ct dans la pratique alternée d ’un m êm e
individu, on peut généralem ent relever dans le langage
de cet in dividu des « exem ples d ’écart par rap p ort aux
normes de chacune des d eu x la n g u es2 », écarts qui se
produisent en ta n t que conséqu ence de sa pratique de
plus d ’ une langue. Ces écarts con stitu en t les interférences
des deu x langues l ’une sur l ’autre dans le parler de cet
individu. P ar exem ple, ayan t com m e langue prem ière
le français, qui d it : un simple soldat, cet individu transférera
le m êm e con cep t en anglais sous la form e : a simple soldier,
au lieu de la form e anglaise existante : a private.
W einreich insiste sur ce point, que le lieu de contact
de langues, c ’est-à-dire le lieu où se réalisent des interfé­
rences entre deu x langues — interférences qui p eu ven t se
m aintenir, ou disparaître — est tou jou rs un locuteur
individuel.
L ’observation du com portem en t des langues dans des
situations de con tact, à travers les phénom ènes d ’inter­
férence (« e t leurs effets sur les norm es de chacune des

1. W e in r e ich , I.anguages in mnincl, p. I.


V . hl., ibhi., p. I. '
4 L es problèm es théoriques de la traduction

deu x langues exposées au c o n t a c t 1 ») offre une m éth ode


originale pou r étu dier les structures du langage. P ou r
vérifier, notam m en t, si les systèm es — phonologiques,
lexicau x, m orphologiques, syntaxiques — constitués par
les langues sont bien des systèm es, c ’est-à-dire des ensem ­
bles tellem ent solidaires en toutes leurs parties que tou te
m odification sur un seul p oin t [tou te interférence, ici] peut,
de proche en proche, altérer tou t l ’en sem b le1 2.3 Ou pour
vérifier, de plus, si tels ou tels de ces systèm es, ou parties
de systèm e, la m orphologie par exem ple, sont im péné­
trables les uns aux autres de langue à langue.

il P ourquoi étudier la traduction com m e un con ta ct


de langues? T ou t d ’abord, parce que c ’en est un.
Bilingue par définition, le traducteur est Bien, sans
contestation possible, le lieu d ’un con ta ct entre d eu x (ou
plusieurs) langues em ployées alternativem ent par le m êm e
individu, m êm e si le sens dans lequel il « em ploie » alterna­
tivem en t les deu x langues est, alors, un peu particulier.
Sans contestation possible non plus, l ’influence de la
langue q u ’il traduit sur la langue dans laquelle il traduit
peu t être décelée par des interférences particulières, qui,
dans ce cas précis, sont des erreurs ou fautes de tradu ction s,
ou bien des com portem en ts linguistiques très marqués
chez les traducteurs : le g oû t des néologism es étrangers,
la tendance au x emprunts, aux calques, au x citations non
traduites en langue étrangère, le m aintien dans le texte
une fois traduit de m ots et de tours non-traduits.

n i L a tradu ction , don c, est un con ta ct de langues, est


un fait de bilinguisme. Mais ce fait de bilinguisme très
spécial pourrait être, à première vue, rejeté com m e inin­

1. W einreich, Ouvr. cit., p . 1.


2. ■ T o u t enrichissem ent ou appauvrissem ent d 'u n systèm e entraîne
nécessairem ent la réorganisation de toutes les anciennes opp ositions dis­
tinctives du systèm e. A dm ettre q u ’ un élém ent donné est sim plem ent ajouté
au systèm e qui le reçoit, sans conséquences p ou r ce systèm e, ruinerait la
n otion m êm e de systèm e >. V o g t H ., Dans quelles conditions, p. 35.
3. Bréal avait déjà bien noté cette parenté des con ta cts de langues danB
le bilinguism e, et dans la trad uction : < Pa rtou t où d eu x populations diffé­
rentes sont en con ta ct, écrit-il, les fautes et les erreurs qui se com m etten t
d e part et d'a utre [...] son t au fond les mêm es fautes q u ’ on fait au collège,
et que nos professeurs estim ent au ju gé ». Sémantique, p. 173.
Linguistique et traduction 5
téressant parce q u ’aberrant. L a traduction, bien q u ’étant
une situation non contestable de con ta ct de langues, en
serait décrite com m e le cas-lim ite : celui, statistiquem ent
très rare, où la résistance au x conséquences habituelles
du bilinguisme est la plus consciente et la plus organisée;
le cas où le locuteur bilingue lutte con sciem m ent contre
toute déviation de la norm e linguistique, con tre toute
interférence — ce qui restreindra con sidérablem ent la
collecte de faits intéressants de ce genre dans les textes
traduits.
M artinet cependant souligne, concernan t les bilingues
qu ’on pourrait appeler « professionnels » en g én éra l1,
cette rareté du phénom ène de résistance totale au x inter­
férences : t Le problèm e linguistique fondam ental qui se
présente, eu égard au bilinguism e, est de savoir jusqu’à
quel point deux structures en contact peuvent être maintenues
intactes, et dans quelle mesure elles influeront l ’une
sur l ’autre [...] N ous pou von s dire q u ’en règle générale,
il y a une certaine quantité d ’influences réciproques, et
que ta séparation nette est l’exception. Cette dernière semble
exiger de la part du locuteur bilingue une attention soutenue
dont peu de personnes sont capables, au m oins à la longue * ».
M artinet opp ose égalem ent par un autre caractère aber­
rant ce bilinguism e « professionnel » — qui in clu t les
traducteurs — au bilinguism e courant (lequel est toujours
la pratique collective d ’une population). Le bilingue
professionnel est un bilingue isolé dans la pratique sociale :
« Il app araît que l ’intégrité des deu x structures a plus de
chances d ’être préservée quand les deux langues en con ta ct
sont égales ou com parables en fait de prestige, situation
qui n ’est pas rare dans des cas que nous pou von s appeler
bilinguisme ou plurilinguisme individuels ®. »
Il revient à la m êm e idée dans sa Préface au livre de
W cinreich, où il m et à part encore une fois le cas de « ces
quelques virtuoses linguistiques qui, à force de constant I.*3

I. A . Meillet et A . S au vageot avaien t déjà senti le besoin de distinguer


du bilinguisme ordinaire < le bilinguisme des hom m es cultivés •, — c'e st le
titre de leur article dou ble dans : Con/érences de l'Institut de linguistique, II,
11)34, pp. 7-9 et 10-13.
‘I . Martinet, Diffusion of tanguage, p. 7. Les parties soulignées le son t par
lo cilaleur.
3. M artinel, A rt. cit., p. 7. Les passages soulignés le son t par le cltateur.
6 L es problèm es théoriques de la traduction

exercice, parviennent à m aintenir n ettem en t distincts leurs


deu x (ou multiples) instrum ents linguistiques ». « Le conflit,
dans le m êm e individu; de d eu x langues de sem blable
valeur culturelle et sociale, poursuit-il, peut être p sych o­
logiquem en t tou t à fait spectaculaire, mais, à m oins que
nous n ’ayon s affaire à quelque génie littéraire, les traces
linguistiques perm anentes d ’un tel conflit seront nulles L »
L ’étu de de la tradu ction com m e con ta ct de langues ris­
querait d on c bien d ’être inutile parce que pauvre en
résultats.
Cette op inion se v o it corroborée par celle de Hans V og t,
spécialiste lui aussi des études sur les con tacts de langues :
« On peut aller ju sq u ’ à se dem ander s ’il existe un bilin­
guisme total, à cen t pou r cen t; cela signifierait q u ’une
personne puisse em ployer chacune de ses d eu x langues,
dans n ’im porte quelle situation, avec la m êm e facilité, la
m êm e correction, la m êm e capacité que les locuteurs
indigènes. Et si de tels cas existent, il est difficile de voir
comment ils pourraient intéresser le linguiste, parce que
les phénomènes d’ interférence se trouveraient alors exclus par
définition 2. »

iv Mais si M artinet écarte — et V o g t après lui —


l ’étude de ces faits de bilinguisme in dividu el parce q u ’ils
n ’offrent q u ’une m atière d ’intérêt secondaire, c ’est d ’un
p oin t de vu e qui n ’est pas le seul possible, et qui n ’est pas
celui où l ’on se prop ose, ici, de se placer.
Ce qui intéresse les deu x linguistes, c ’ est que l ’étude
du bilinguisme — outre que celui-ci est une réalité linguis­
tique — est un m oyen particulier de vérifier l ’existence
et le jeu des structures dans les langues. N oton s que les
bilinguismes individuels, quelque secondaires q u ’ils soient,
restent à cet égard un fait digne d ’étude aux y eu x de
M artinet : « Ce serait une erreur de m éth od e, écrit-il,
qu e d ’exclure de telles situations dans un exam en des pro­
blèm es soulevés par la diffusion des la n g u e s3 ». Cette
atténuation de son jugem ent sur l ’intérêt des bilinguismes 3 2
1

1. W cinreich , Ouvr. cit., pp. v m e l v u .


2. V o g t H ., Contact o / languages, p. 369. Les passages soulignés le sont
par le citateur.
3. M artinet, Diffusion of language, p. 7.
L inguistique et traduction 7
individuels se trou ve aussitôt délim itée, tou tefois, par
l’exem ple donné : « Le fait que Cicéron était un bilingue
lutin-grec a laissé des traces indélébiles dans notre v o c a ­
bulaire m oderne *. »
On adm ettra don c, ici, que la tradu ction , considérée
com m e un con tact de langues dans des cas de bilinguism e
assez spéciaux, n ’offrirait sans dou te au linguiste q u ’une
moisson maigre d ’interférences ®, en regard de celle que
peut ap porter l ’observation directe de n ’im porte quelle
population bilingue.
Mais au lieu de considérer les opérations de tradu ction
com m e un m oyen d ’éclairer directem en t certains problèm es
de linguistique générale, on peut se proposer l ’inverse,
au moins com m e p oin t de dép art : que la linguistique
- et notam m ent la linguistique con tem poraine, stru ctu ­
rale et fonctionnelle — éclaire pou r les traducteurs eu x-
mémes les problèm es de tradu ction . A u lieu de récrire
(foutes proportions gardées) un traité de linguistique
générale à la seule lumière des faits de tradu ction , on
peut se proposer d ’élaborer un traité de tradu ction à la
lumière des acqu isitions les m oins con testées de la linguis­
tique la plus récente.
Un tel p rojet se justifie au m oin s p ou r trois raisons :

1. L ’activité traduisante, activité pratiqu e, im portante,


augmente rapidem en t dans tous les dom aines, ainsi q u ’en
tém oignent les chiffres publiés, particulièrem ent depuis
l'.KJ2 par l’ Institut de coopération intellectuelle, et depuis
Hl-18 par l ’ U .N .E .S .C .O . dans son Index Translationum
annuel. Il serait paradox al q u ’une telle activité, portan t 1

1. Martinet, Diffusion'o/ language, p. 7.


7. Surtout si l'o n ne perd pas de vu e que, pour les spécialistes des con ta cts
dn langues, l 'interférence relient uniquem ent l’ atten tion co m m e une saisie du
m om ent initial de ce qui deviendra un em prunt, i La m ajorité de tels ph éno­
mènes d ’ interférence sont éphémères et individuels •, d it H . V o g t (art. cité,
p. ,'IGD). < Dans le langage, d it W einreich, nous trou von s des phénom ènes
d'interférence qui, s'étant rep roduits fréquem m ent dans la parole des
lilllngucs, sont devenus habituels, Axés. Leur em ploi ne dép end plus du hum­
anisme. Quand un locuteur du langage X em ploie une form e d'origin e étran­
gère non pas com m e un recou rs fortu it au langage Y , m ais parce q u ’ il l ’ a
entendue em ployée par d'autres dans des discours en langue X , alors cet
élément d ’ em prunt peu t être considéré, du p oin t de vu e descriptif, com m e
è l un l devenu partie intégrante du langage X . > ( Languages , p. 11.)
8 L es problèm es théoriques de la Iraduclion

sur des opérations de langage, con tinue d ’être exclue d ’une


science du langage, sous des prétextes divers, et q u ’elle
soit m aintenue au niveau de l ’empirisme artisanal.

2. L ’utilisation des calculatrices électroniques com m e


possibles machines à traduire pose et v a poser des pro­
blèm es linguistiques liés à l ’analyse de toutes les opérations
de tradu ction considérées com m e telles.

3. L ’activité traduisante pose un problèm e théorique


à la linguistique contem poraine : si l ’on accep te les thèses
courantes sur la structure des lexiques, des m orph olo­
gies et des syntaxes, on abou tit à professer que la tra­
du ction devrait être im possible. Mais les traducteurs
existent, ils produisent, on se sert utilem ent de leurs pro­
ductions. On pourrait presque dire qu e l ’existence dé la
tradu ction constitue le scandale de la linguistique con tem ­
poraine. Ju squ ’ici l’exam en de ce scandale a tou jou rs été
plus ou m oins rejeté. Certes l ’activité traduisante, im pli­
citem ent, n ’est jam ais absente de la lin g u istiqu e1 : en
effet, dès q u ’on décrit la structure d ’une langue dans une
autre langue, et dès q u ’on entre dans la linguistique
com parée, des opérations de traduction son t sans cesse
présentes ou sou s-jacen tes; mais, explicitem en t, la tra­
du ction com m e opération linguistique distincte et com m e
fait linguistique sui generis est, ju sq u ’ici, tou jou rs absente
de la science linguistique enregistrée dans nos grands
traités de lin gu istiqu e2.
On n ’im aginait peut-être q u ’ une alternative : ou con dam ­
n er la possibilité théorique de l’activité traduisante au n om
de la linguistique (et rejeter ainsi l ’activité traduisante
dans la zone des opérations ap proxim atives, n on scienti­
fiques, en fait de langage) ; ou m ettre en cause la valid ité
des théories linguistiques au n om de l’activité tradui-
1. R om an J a k ob son soutien t m êm e q u 'il n ’ y a pas de com paraison
possible entre d eu x langues, sans recou rs de (ait à des opérations constantes
d e trad uction. (Linguistic aspects, p. 2 3 i). J . R . Firth a de son c é t i tenté
d ’attirer l ’ atten tion sur l'usage et l’abus des opérations n on explicites de tra­
d u ctio n dans l ’ analyse linguistique ( Linguistic analysis, p . 134).
2 . A notre connaissance, J . P. V in a y et J . D arbeln et son t les premiers &
s ’être proposés d'écrire un précis de traduction se réclam ant d ’ un statut scienti­
fique. Mais ils intitulen t encore leur ou vrage : Stylistique comparée du fran­
çais et de l’anglais.
L inguistique et traduction 9
santé l. On se propose, ici, de partir d ’un autre p oin t :
q u ’on ne peut pas nier ce q u ’apporte la linguistique fon c­
tionnelle e t structurale, d ’une p a rt; et q u ’on ne peut pas
nier non plus ce que fo n t les traducteurs, d ’ autre part.
Il faut don c exam iner ce qu e v eu t dire et ce que d it exacte­
m ent la linguistique qu and elle affirme, par exem ple, que
« les systèm es gram m aticaux son t [...] im pénétrables
l’un à l’autre a. » E xam iner aussi ce que fon t exactem en t les
traducteurs quand ils traduisent : exam iner quan d,
com m ent et p ou rqu oi la validité de leurs traduction s
n’est pas réellem ent mise en cause par la pratique sociale,
alors que — th éoriquem en t — la linguistique tendrait à la
récuser.
CHAPITRE II

U étude scientifique
de l'opération traduisante doit-elle être
une branche de la linguistique?

i Contrairem ent à ce que laisserait supposer le chapitre


précédent, ju sq u ’à ces dernières années quiconque entre­
prenait d ’étu dier les problèm es posés par l 'opération
traduisante dans leur ensem ble s’apercevait d ’un fait
assez surprenant : considérée com m e un ordre de phéno­
mènes particuliers, com m e un dom aine de recherches ayan t
un o b je t sui generis, la tradu ction restait un secteur
inexploré, voire ignoré. Elle souffrait de la m êm e situation
q u ’un certain nom bre de régions du savoir hum ain : se
trou v an t à l’intersection de plusieurs sciences — n otam ­
m en t de la linguistique et de la logiqu e, de la psych ologie
sans dou.te et de la pédagogie certainem ent — elle n ’était
considérée com m e o b je t propre d ’investigations par aucune
de ces sciences.
Certes, il y avait depuis longtem ps des apprentissages
d ’interprètes, des cours d ’interprètes, d on t Cary a pu
m êm e esquisser l ’histoire à grands traits, depuis l ’ É cole
de T olède ( x i i ® siè c le )1 et le recrutem en t des drogm ans
français près de la Sublim e P orte, ju sq u ’au x cours de
l ’É cole des Langues O rientales1 2. E t — depuis m oins de
v in g t ans presque toutes, cependan t — les universités de
Genève, Turin, Vienne, Paris, L ou vain , H eidelberg, M ayence
on t leurs instituts d ’interprètes, com m e celle de N aples a
son cours d ’interprètes à 1’ lslituto Orientale. Mais ces ,orga-

1. D un lop D . M., The work of translation al Toledo, dans Babel, V I , 2,


I960, pp. 55-59.
2. Cary, La traduction dans le monde moderne, pp . 137-140, notam m ent.
Linguistique et traduction 11
nismes enseignent la pratique des langues et la tradu ction
com m e activité pratique, sans q u ’il soit jam ais sorti de
leur enseignem ent ni une théorie de la tradu ction , ni une
étu de des problèm es au m oins que poserait cette théorie.
Chose plus singulière encore concernant l ’étu de scien­
tifique de l ’op ération traduisante : alors que to u t traité de
1 philosophie com plet se d oit d ’inclure une théorie du langage,
, cette dernière n ’ofïrc jam ais une étu de sur la traduction
considérée com m e une opération linguistique, spécifique et
couran te cepen dan t, révélatrice peut-être concernant le
langage et sans doute la pensée. Les grands ouvrages
récents de synthèse sur la linguistique, eux-m êm es, restent
m uets sur ce point. L a traduction, com m e phénom ène et
com m e problèm e distinct de langage, est passée sous
sile n ce 1. Chez Ferdinand de Saussure, chez Jespersen,
chez Sapir et chez B loom field, il est difficile de relevér
plus de quatre ou cin q m entions épisodiques, où le fait
de la tradu ction com paraît de façon m arginale, à l ’appui
d ’un p oin t de vu e sans rapport avec lui, presque jam ais
pou r lui-m êm e : et le total de ces indications couvrirait
à peine une page. Le corollaire parlant de cette ignorance
est l ’absence d ’un article traduction dans les grandes
en cyclopédies : ni la française, ni l ’anglaise, ni l ’italienne,
ni l ’allem ande 12 (qui consacrent un article à l ’hérésie th éolo­
gique m inuscule du traducianisme) n ’accorden t une ligne
à la tradu ction , son histoire et ses problèm es. L e Larousse
du X X e siècle, seul, lui dédie v in g t lignes un peu vieillottes.
(E n regard, il est intéressant de n oter que l ’E n cyclopéd ie de
D iderot lui consacrait un long article, qui faisait le poin t
pou r l ’époque, a v ec des renvois n om breu x e t d ’im por­
tance.)
Les traducteurs n ’on t d on c disposé, sur leur activité,
depuis d eu x millénaires, que de tém oignages, certains
très étendus, presque tous instructifs, plusieurs im portants.

1. U ne excep tio n : dans Language and realilg (N . Y ., 1951) ouvrage don t


le sous-titre est : La philosophie du langage et les principes du symbolisme,
U rban, \V. M., a consacré 5 pages (pp. 736-740) au Problème de la traduction
en linguistique générale.
2. L ’ E n cy clop édie soviétique, 2* éd., 1955, résum e à son article Perevod
les idées de F éd oro v, d on t il sera parlé ci-dessous, et les discussions q u ’ elle9
on t suscitées. L ’ article traduction app araît dans l ’ édition 1960-61 de la
Britannica.
12 L es problèm es théoriques de la traduction

Les nom s de Cicéron, d ’H orace, de saint Jérôm e, de Dante,


d ’Erasm e, d ’Étienne D olet ,de Joach im du B ellay, d ’A m y o t,
de Luther, de L a M otte-H oudar, de M ontesquieu, de
M m® Dacier, de R ivarol e t de P o p e ; ceu x de Chateau­
brian d, de Paul-Louis Courier, de Goethe, de Schlegel et
d e Schopenhauer, de HumboI<Jt, de L econ te de Lisle et
de M allarmé, puis de B érard, de Bédier, de M azon, de
V a léry Larbau d, de Croce, de Gide, ébauchen t à peine la
bibliographie des écrivains, qui, presque tou jou rs à propos
d ’autre chose, on t donné leur opin ion sur la tradu ction .
Mais, dans les cas les meilleurs, ils prop osen t ou cod ifien t
des im pressions générales, des intuition s personnelles,
des inventaires d ’expériences, et des recettes artisanales.
E n rassem blant, ch acun selon son gré, tou te cette m atière,
on obtien t un em pirism e de la trad u ction , jam ais
négligeable, certes, m ais un em pirisme.
L a situation v ien t de changer. D eu x ouvrages, à quel­
ques- années d ’intervalle, viennen t de réclam er pou r la
tradu ction ce statut d ’o b je t distinct, ou de dom aine
distin ct, d ’étu de scientifique. Ju squ ’ici, dans la bibliogra­
phie internationale de la tradu ction , publiée par la revue
Babel, bibliographie qui com p te, au 31 décem bre 1961,
environ 670 num éros, d on t d eu x tiers d ’articles, e t un tiers
d ’ouvrages — et dans celle de la revue Mechanical Transla­
tion, qui com p te 174 num éros, la n otion d ’une étu de th éo­
rique de l ’op ération de traduction n ’était apparue avan t 1952
que sept ou huit fois : soit pou r désigner l ’idée ou l ’ensem­
ble d ’idées, plus ou m oins systém atiques, q u ’une ép oqu e
s ’était faite de l ’art de tra d u ire1 — idées liées plus à la
gram m aire n orm ative et au goû t, q u ’ à la lin guistique;
soit dans le titre (inadéquat) de deu x articles épisodiques *.2 1

1. D raper J . W ., The lheorg of translation in lhe 18lh eenlarg, dans : Neo-


philologus, v o l. V I, 1921.
— W est, Constance B ., La théorie de la traduction au X V I I I * siècle, dans :
Revue de Littérature comparée, 1932, n ° 2, p p . 330-355.
— Larwlll, Paul H erbert, La théorie de la traduction au début de ta Renais­
sance, M unich, 1935, 64 pages.
— A m os, Flora Ross, Earlg théories of translation, N. Y . 1920.
— P ostgale, J . P ., Translation and translations. Theorg and practice,
Londres, 1922.
P ou r mém oire, le v ie u x traité de T y lier : On lhe prtnciples of translation, 1790.
2. Rüdiger, H orst, Problemalik des Überselzens, dans : N eue J ahr bûcher
fûr Anlike und Deutsche Bildung, I, 1938, pp. 179-190.
Linguistique et traduction 13
A u contraire, A . V . F éd orov , isolant l ’opération tradui­
sante afin d ’en constituer l ’étu de scientifique (et de pro­
m ou v oir une science de la traduction) pose en prem ier
lieu q u ’elle est une op ération linguistique, un phénom ène
linguistique, et considère que tou te théorie de la tradu c­
tion d oit être incorporée dans l’ensemble des disciplines
linguistiques L V in ay et Darbelnet, suivan t la m êm e
dém arche, proposent a l’inscription norm ale [de la traduc­
tion] dans le cadre de la linguistique », et pou r les mêmes
raisons que F éd orov : ils con sidèrent que « la traduction
est une discipline exacte, possédant ses techniques et ses
problèm es particuliers », qui m éritent d ’être étudiés à la
lum ière des « techniques d ’analyse actuellem ent à l ’honneur
[en lin g u istiqu e]2 ».
Cette candidature que la traduction pose à figurer dans
un traité de linguistique générale — au m êm e titre que
le bilinguism e et le con ta ct de langues, la géographie
linguistique ou l ’étym ologie — s’est trou vée contestée
dès le départ, et n on par les linguistes, mais par les traduc­
teurs. Considérant la tradu ction su rtout com m e un art,
ils nient q u ’elle d oiv e être définie com m e une opération
relevant strictem ent de la connaissance scientifique, et
spécifiqu em en t de l ’analyse linguistique.
C’est la position d ’E d m on d Cary, d on t les arguments
m éritent d ’être pesés, parce q u ’il incarne une expérience
de traducteur à l ’échelon le plus élevé, qui s’étend depuis
la tradu ction littéraire des ch efs-d’œ uvre poétiques, ju s­
q u ’à l ’interprétation simultanée dans les grandes con fé­
rences internationales. Selon lui, la thèse de F éd orov et
de V in a y « résiste m al à l ’épreuve des faits 3 ». L a traduc­
tion , qu an d on en recense tou s les aspects, dans toute
leur com plexité, ne paraît pas réductible à l ’unité d ’une
définition scientifique entièrem ent justiciable de la
linguistique. « L a tradu ction littéraire n ’est pas, dit-il, une
op ération linguistique, c ’est une opération littéraire 4 . »

— H eldkam p, Karl, Théorie der Übersetzung, dans : Bôrsenblall far den


deulsehen Buchhandel, Leipzig, 122, 1955, pp. 281-282.
1. F éd orov, A . V ., Vvedenie v teorfu perevoda. V . notam m ent, pp. 17-18
e t 21-22.
2. V in a y e t Darbelnet, Stylistique comparée, p. 23.
3. Cary E d., Comment faut-il traduire? [p. 4].
4. Cary E d., ou vr. cit., le çon 2 [p. 8].
14 L es problèm es théoriques de la traduction

L a tradu ction poétique est une opération poétiqu e : « p o u r .


traduire les poètes, il faut savoir se m ontrer p o è t e 1 ». Une
traduction théâtrale jou able est le p rod u it d ’une activité
n ôn pas linguistique, mais dram aturgique — sinon, com m e
le faisait rem arquer Mérimée à propos de la tradu ction du
Revizor « on aura beau traduire la langue, on n ’aura pas
traduit la pièce 12 ». E t le doublage ciném atograp hique est
un travail de dialoguiste, une opération spécifiqu em ent ciné­
m atographique, qui déborde la linguistique, puisque le ch oix
des équivalents se trou ve tyrannisé par l ’oblig ation de
respecter les m ouvem en ts de lèvres des acteurs, leur débit,
leurs gestes, la m usique, la situation définie par l ’image
visuelle, et m êm e les réactions sociologiqu es propres à l ’audi­
tion en groupe 3. Si l ’on ajou te, com m e le fait Cary 4,5 que
l ’interprétation consécutive et surtout la sim ultanée,
relèvent autant, sinon plus, des dons du m im e et de l ’ora­
teur que de ceux du p oly glotte et du traducteur-écrivain,
force est d ’adm ettre avec lui q u ’il est difficile d ’enclore
tous les faits de traduction dans une définition qui soit
exhau stive et qui relève exclusivem ent de la linguistique.
« L a traduction, d it E dm on d Cary, est une opération sui
generis 8.»

iv Ces vues d ’E dm on d Cary — com m e celles des


critiques soviétiques con tre F é d o r o v 6 — à leur tou r
p eu ven t être contestées. E n fait, elles nient m oins la thèse
de F éd orov et de V in ay q u ’elles ne la lim itent et ne la
com plèten t, à ju ste titre 7. Elles accusent F éd orov , quant

1. Cary, Ed., Traduction et poésie, dans : Babel, v o l. III, n° 1, 1957, p. 25.


2. Id., Comment faut-il traduire? L eçon 4 [p. 5].
3. Id., Comment faut-il traduire f L eçon 6 [pp. 1-7].
4. Id., La traduction dans le monde moderne, pp . 144-152.
5. Id., Comment faut-il traduire? L eçon 1, p. 4. V oir aussi : Cary, Théories
soviétiques de la traduction, p. 186.
6. Id., ibid.
7. A la suite de ces discussions d ’ ailleurs, fé d o r o v a m arqué dans la
deu xièm e éd ition de son ouvrage que la trad uction peut être étudiée de
bea ucou p de poin ts de vu e (p. 15); que son ou vrage s’ attache au cété linguis­
tiqu e de la trad uction (p. 16); que la linguistique ne saurait to u t résoudre de
la trad uction, surtou t les problèm es historiques (p. 17). < Dans le systèm e
des sciences linguistiques, écrlt-11 (p. 21), la théorie de la trad uction est liée
d ’ une pa rt avec la lin guistique générale, sur les thèses de laquelle, com m e
disciplin e généralisée, elle ne peut pas no pas se guider — et d ’ autre part
avec la lexicologie, la gram maire, la stylistlquo et l ’ hialoire des langues parti-
L in guistiqu e et traduction lo
à la form ulation d ’ une théorie de la traduction, de tom ber
dans une « déviation linguistique », tandis que lui les
accusait d ’en offrir une « déviation littéraire ». Ce sont
les deu x excès, chacun consistant à v oir un asp ect seule­
m en t d ’une opération qui en com p te au m oins deu x. Cary
et les Soviétiques disent, en substance, que la tradu ction
(littéraire, poétiqu e, théâtrale, ciném atograp hique etc...)
n ’est pas seulement une opération linguistique, qui puisse
être épuisée par l’analyse scientifique des problèm es de
lexique, de m orphologie et de syntaxe. F éd orov , lui, m et
l'a ccen t sur l ’autre aspect : que la traduction est d’abord
et tou jou rs une opération linguistique; et que la linguisti­
que est le dénom inateur com m un, la baàe de toutes les
opérations de traduction. C’est ce que recon naît A . Leitès,
selon qui « la traduction artistique est une entreprise
d ’ordre littéraire, et la connaissance linguistique n ’est
nécessaire que pou r m ieux pénétrer le tex te origi­
nal 1 ».
Cette concession suffit à le m ettre d ’accord avec
F éd orov .
Mais cette concession, Cary ne la fait pas. Il estime que,
quant aux différents genres de traduction, « le dénom i­
nateur com m un linguistique ne reflète q u ’une abstraction
form elle, qui ne nous fait pas avancer d ’un pas dans la
ré a lité 2 ». Sans nier lui non plus tou t à fait que la linguisti­
que ait quelque chose à v oir avec l ’opération traduisante
(« P ou r traduire, il fau t connaître les langues », adm et-il;
et la tradu ction n ’est une opération littéraire q u ’ « en
fin de compte 3 ») il m inim ise le m om en t linguistique dans
l ’analyse de cette opération traduisante. Il le minimise
m êm e dou blem en t. D ’abord, il sous-estime, au m oyen
de com paraisons inexactes, l ’app ort que peut faire la
linguistique à toute théorie de la traduction : « P olir co m p o ­
ser de la m usique, écrit-il, il fau t connaître ses notes, pour

culières données, dans leur essence et dans tous leurs aspects particuliers
y com pris la phonétique, par exem ple dans la traduction des nom s propres,
dans la translittération, problèm e du quel est aussi tenue de s'o ccu p er la
th éorie de la trad uction ; ou le problèm e de la traduction des différentes
form es de vers, Imm édiatem ent lié 6 la phonétique > (note 1, p. 21).
1. Cité par Cary, E ., Théories soviétiques de la traduction, p . 187.
2. /</., ibid., p. 186.
8. Id., Ibid., p. 18G.
16 L es problèm es théoriques de la traduction

jou er du v iolon , il fau t avoir un v iolon , p ou r écrire un


rom ani il fau t connaître une langue et aussi a v oir du papier
et une plum e ou une m achine à écrire [...] P ou r traduire,
il faut connaître des langues [...] É n on cer cela, c ’est énoncer
un tru ism e ...1 ». Ensuite et surtout, Cary, p ou r nier l ’ap p ort
de la linguistique à tou te théorie de la tradu ction , restreint
sa définition de la linguistique à celle de la linguistique
descriptive formelle. T radu cteu r et non linguiste, il con fon d
linguistique générale e t linguistique descriptive, il ignore
à côté de la linguistique interne l ’existence d ’une linguis­
tique externe (d ’une psych ologie linguistique, ou psycho­
linguistique, et d ’une sociologie linguistique, ou socio­
linguistique), aussi bien que d ’une stylistique d on t les
problèm es son t ju stem en t ceu x qui le préoccu pen t en tant
qu e traducteu r. C royant opp oser la linguistique elle-m êm e
au x prétentions linguistiques de F é d o ro v e t de V in a y
con cernant la tradu ction , Cary leur opp ose que « les lin­
guistes eux-m êm es tendent à s’éloigner des con ception s
étroitem en t form elles de naguère [?], p ou r con cev oir la
langue e t ses différentes com posantes'' com m e autant de
faits liés à to u t un con texte culturel et se dissolvan t en
lui * ». Ce son t toutes les analyses linguistiques concernant
la n otion de connotation q u ’il évoqu e alors sans le savoir,
et to u t ce q u ’on appelle (sans dou te à tort) la méialin-
guislique — c ’est-à-dire des problèm es et des dom aines
que, p ou r des raisons de m éthode, la linguistique isole
de m ieu x en m ieux, mais qui restent inclus dans la recher­
che linguistique au sens large du m ot.
L a tradu ction (surtout dans les dom aines du théâtre,
du ciném a’3, de l ’interprétation) com p orte certainem ent
des aspects fran chem ent non-linguistiques, extra-linguis­
tiqu es. Mais tou te opération de traduction — F éd orov
a raison — com p orte, à la base, une série d ’analyses et
d ’opérations qui relèvent spécifiqu em en t de la linguistique,
et que la science linguistique appliquée correctem ent peut
éclairer plus et m ieu x que n ’im porte quel em pirism e arti­
sanal. On peu t, si l ’on y tient, dire que, com m e la m éde­
cine, la tradu ction reste un art — mais un art fondé
1. Cary, E d., Théories soviétiques de la traduction, p. 186.
2. Cary, Ed., Comment /aut-il traduire? L eçon 1 [p. 5].
3. V o ir Babel, V I, 3 (sept. 1960) : num éro spécial Cinéma et traduction.
L inguistique et traduction 17
sur une science. Les problèm es théoriques posés par la
légitim ité ou l ’illégitim ité de l ’opération traduisante,
et par sa possibilité ou son impossibilité^ ne p eu ven t être
éclairés en premier lieu qu e dans le cadre de la science
linguistique. F éd orov et V in ay ne disent e t ne prétendent
pas autre chose. ■
D E U X I È M E P A R T IE

Les obstacles linguistiques


CHAPITRE III

Inactivité traduisante à la lumière des théories


sur la signification en linguistique

i V in ay et Darbelnet soulignent, avec raison, que


« le traducteur [...] part du sens e t effectue toutes ses
opérations de transfert à l ’intérieur du dom aine séman­
tiqu e 1 ». On peut d on c avoir l ’opin ion que l ’ob jection
théorique la plus forte — soit con tre la légitim ité, soit
m êm e contre la possibilité de tou te tradu ction — pro­
viendra de la critique à laquelle un certain nom bre de
linguistes m odernes, Saussure, B loom field, Harris,
H jelm slev, on t soumis la n otion classique du sens d ’un
énon cé linguistique.
L ’analyse de Saussure ébranle la n otion traditionnelle,
em pirique, et sou ven t im plicite : « P ou r certaines per­
sonnes, écrit-il, la langue, ram enée à son principe essen­
tiel, est une nom enclatu re, c ’est-à-dire une liste de termes
correspondan t à autant de choses [...]. Cette con ception [...]
suppose des idées toutes faites préexistant au x m o t s 3. 2
1 »
Mais, écrit-il en core (et sa réflexion tou ch e directèm ent
la tradu ction ), « si les m ots étaient chargés de représenter
des con cepts donnés d ’avan ce, ils auraient chacun, d ’ une
langue à l’autre, des correspon dan ts exacts pou r le sens :
or il n ’en est pas a in s i8 ».
M artinet, plus de quarante ans après Saussure, estime
encore utile de com battre cette n otion de langue-réper­
toire 4, com m e il la n om m e, déjà dénoncée par le Cours.
« Selon une con cep tion fort naïve, mais assez répandue,

1. V in a y et Darbelnet, Stylistique comporte, p. 37.


2. Saussure, Cours, p. 87.
3. Saussure, Ouvr. clt., p. 101.
4. M artinet, Eléments, p . 14.
22 L es problèm es théoriques de la traduction

une langue serait un répertoire de m ots, c ’est-à-dire de


produ ction s vocales (ou graphiques), chacune correspon­
dan t à une chose : à un certain animal, le cheval, le réper­
toire particulier connu sous le n om de langue française
ferait correspondre une prod u ction vocale déterm inée
que l ’orthographe représente sous la form e cheval; les
différences entre les langues se ram èneraient à des diffé­
rences de désignation : pou r le cheval, l’anglais dirait
horse et l ’allem and P ferd ; apprendre une seconde langue
consisterait sim plem ent à retenir une nouvelle nom encla­
ture en tous points parallèle à l ’ancienne L »
« Cette n otion de langue-répertoire, a jou te M artinet,
se fon de sur l ’idée simpliste que le m onde to u t entier
s’ordonne, antérieurem ent à la vision q u ’en o n t les hom m es,
en catégories d ’ob jets parfaitem ent distinctes, chacune rece­
v a n t nécessairem ent une désignation dans chaque langue a. »
L e m on de étant considéré com m e un grand m agasin
d ’objets, matériels ou spirituels, bien séparés, chaque
langue en ferait l’inventaire avec un étiqu etage propre,
une num érotation particulière : mais on pourrait tou jou rs
passer sans erreur d ’un inventaire à l ’autre, puisque, en
principe et grosso modo, chaque o b je t n ’aurait q u ’une
étiqu ette, et qu e ch aque num éro ne désignerait q u ’un
article dans le m êm e m agasin donné d ’avance à tous les
faiseurs d ’inventaires.
Saussure ne con d u it pas la critique de cette n otion
traditionnelle au n om de l ’existence d ’étiquettes identiques
p ou r des choses distinctes (hom on ym es), ou de num éros
m ultiples p ou r une m êm e chose (synonym es). Dans ces
cas, statistiquem en t peu n om breu x pou r chaque langue,
la possibilité de con fron ter chaque fois les num éros ou
les étiquettes avec la chose correspondan te éluciderait
l ’obscurité des répertoires, et ferait con corder les inven­
taires, au m oyen de quelques dérogations au principe.
Il n ’en est pas ainsi, d it Saussure, et le défaut de cette
n otion de langue-nom enclature, c ’est q u ’elle « laisse
supposer qu e le lien qui unit un n om à une chose est une
opération tou te sim ple, ce qui est bien loin d ’être v r a i 3 ».
1. M artinet, Eléments, p . 14.
2 . Id., Ibid., p. 15.
3. Saussure, Ouvr. cit., p. 97.
L es obstacles linguistiques 23
L e rapp ort entre chose e t m o t se trou ve établi par une
op ération beaucoup plus com plexe. Cette opération n ’est
m êm e pas décrite par la form ule saussurienne, sou ven t
citée, selon laquelle « le signe linguistique unit n on une
chose et un nom , mais un con cep t et une im age acous­
tiqu e 1 ». E n ce qui concerne le problèm e qui noi>3 occu p e
ici, cette form ule, supposant don né (par la psychologie)
le rapport qui unit les con cepts au x choses, substituerait
seulem ent le répertoire des con cepts au répertoire des
choses. « Quand j'affirm e sim plem ent qu ’ un m o t signifie
quelque chose, qu an d je m ’en tiens à l ’association de
l ’im age acou stique avec un con cep t (précise Saussure
lui-m êm e), je fais une opération qui peut dans une cer­
taine mesure être ex a cte et donner une idée de la réalité;
mais en aucun cas je n ’exprim e le fait linguistique dans
son essence et dans son a m p leu r1 23
. »
Quelle est d on c cette opération com plexe (qui seule
révélerait l’am pleur et l ’essence du fait linguistique), au
m oy en de qu oi le sens s’associe au m ot, le signifié au signi­
fiant? P ou r Saussure, le sens d ’un m ot dépen d étroitem ent
de l ’existence ou de l ’inexistence de tous les autres m ots
qui tou ch en t ou peuvent toucher la réalité désignée par
ce m o t : le sens du m ot redouter se v o it délim ité par l’exis­
ten ce d ’autres m ots tels que craindre, avoir peur, etc...
d on t l ’ensem ble form e, n on pas un inventaire par addi­
tion , mais un systèm e, c ’est-à-dire une espèce de filet
d on t tou tes les mailles sém antiques son t interdépendantes.
Si l’o n déform e une maille, toutes les autres se déform ent
par con trecou p : r L a partie con ceptu elle de la valeur
[d ’un term e] est con stituée uniquem en t par des rapports
e t des différences avec les autres term es de la langue*. »
Si certains m ots du systèm e redouter, craindre, avoir peur,
être effrayé, trembler que, n’êlre pas tranquille pour, etc...
n ’existaient pas en français, le sens du signifiant « craindre »,
par exem ple, recouvrirait tou te l ’étendue de ces signi­
fications apparentées. Saussure exprim e ce fait, essentiel
au x y e u x de la linguistique, de la façon suivante : r Dans

1. Saussure, O uv r. clt., p . 98.


2 . Id., ibid., p . 162.
3. Id., ibid., p. 162.
24 L es problèm es théoriques de la traduction

tous ces cas nous surprenons don c, au lieu d ’ idées données


d ’avan ce, [des valeurs ém anant du systèm e. Quand on
d it q u ’elles correspon dent à des con cepts, on sous-entend
que ceu x -ci son t purem en t différentiels, définis n on pas
p ositivem en t par leur contenu, mais n égativem ent par
leurs rapports avec les autres term es du systèm e. Leur
plus exacte caractéristique est d ’être ce que les autres
ne son t pas L »
Prenons encore un exem ple très simple p ou r illustrer
cette vu e capitale. U n p etit citadin m oy en de d ix ans,
pou r désigner toutes les produ ction s végétales q u ’il classe
très vaguem ent com m e herbacées dans la cam pagn e,
dispose en général de deux m ots, m etton s : blé, herbe.
T ou te p rod u ction herbacée, dans un terrain bien délim ité,
visiblem ent travaillé, p ou r lui, c ’est du b lé ; dans un ter­
rain, m êm e bien délim ité, mais d on t le sol ne parait pas
a v oir subi de façon culturale, pou r lui, c ’est de l ’herbe.
T o u t ce qui n ’est pas l'h erbe est du b lé ; to u t ce qui n ’est
pas du blé, de l ’herbe. Si notre p etit citadin, p ar hasard,
apprend à distinguer l 'avoine à son épi, p ar différence
to u t ce qui n ’est pas avoine reste blé. Mais s’il apprend
en core à distinguer l ’orbe à son épi, le blé, ce sera tou jou rs
le reste, qui n ’est ni orge ni avoine. E nfin, le jo u r où il
distinguera le seigle è son épi, le blé sera ce qui n ’est ni
orge, ni avoine, ni seigle ; le seigle, ce qui n ’est ni blé n i
orge, ni avoine, etc... A u lieu du systèm e à un seul term e
indifférencié (l’herbe du p etit citadin de six ans, par
exem ple), il possède un systèm e lexical à cin q term es
interdépendants, se définissant ch acun par op p osition
à tous les autres, et ceci dans les limites de ses besoins
réels de com m u n ication linguistique : à Paris, il ne savait
pas n om m er ch aque céréale par son n om , parce q u ’il
n 'était pas en situation d ’avoir besoin de la n om m er.
(Son systèm e risque encore de lui faire n om m er blé un
cham p de riz jeu n e en Camargue, ou de jeu n e maïs en
D ordogne ou de sorgho dans le V au cluse.) M aintenant,
son p ou v oir de nom in ation différentielle des céréales
correspond à sa pratique sociale de p etit citadin en vacan ces
au nord de L y on , capable de nom m er ce q u ’il v oit. Mais 1

1. Saussure, Ouvr. clt., p. 162.


L es obstacles linguistiques 25
le m êm e systèm e des céréales, ou des herbes, est suscep­
tible, selon le m êm e processus, de se com pliqu er encore,
p ou r des gens — ce p etit garçon devenant ingénieur agro­
nom e, ou vendeur de semences — d on t la pratique sociale
est liée à une déterm in ation différentielle plus poussée
du m êm e ch am p de réalité à nom m er. De ce filet à une seule
maille du petit citadin qui débarque à la cam pagn e, ils
feront un filet à dizaines de mailles, de form es et de tailles
différentes, qui cou vrira la m êm e surface sém antique;
c ’est-à-dire qui désignera la m êm e qu an tité de réalité
dans le m onde extérieur, mais con nue, c ’est-à-dire orga­
nisée, ou qualifiée autrem ent, — ordonnée de plus en plus,
selon des différenciations de plus en plus poussées. Saus­
sure a pleinem ent raison qu an d il défin it la valeur d ’un
term e com m e étan t ce que tous les autres term es (du
systèm e) ne son t pas. L à où le p etit citadin d it : de l’herbe,
le p rod u cteu r distingue et nom m e cinquante-trois variétés
de v in gt-trois espèces : agroslide, alpiste, brome, canche,
carthame, crolelle, cynodon, dactyle, féluque, fléole, fromental,
lotier, lupin, mélilol, millet, minette, palurin, pimprenelle,
psylle, ray-grass, spergule, trèfle et vulpin \ par le processus
génétiqu e qui v ien t d ’être analysé : systèm e d on t tous
les term es se tiennent, car si le spécialiste ne sait pas
distinguer les sept variétés de flouves, par exem ple, six
mailles sauten t dans son systèm e à cinqu an te-trois mailles,
m ais la m aille unique restante cou vre la m êm e surface
sém antique que les sep t nom s de flouve qui seraient pos­
sibles.
On apercevra sans dou te m ieux, par ces exem ples,
l ’abîm e qui sépare la n otion saussurienne de la nom ination
com m e « systèm e », d ’avec la n otion traditionnelle de la
langue com m e nom enclatu re, ou répertoire. N otion tra­
ditionnelle qui rem on tait peu t-être à la B ible, décrivant
la n om in ation des choses com m e une attribu tion de noms
propres : « E t Dieu nom m a la lumière Jou r, et les ténèbres,
N uit [...]. E t Dieu nom m a l ’étendue, Cieux [...] E t Dieu
nom m a le sec, T erre; il n om m a l’amas des eau x, Mers »
(Genèse, I, 5-8-10). « Or l ’Éternel Dieu avait form é de
la terre toutes les bêtes des cham ps, et tous les oiseau x 1

1. Gramlniet el ligumlneu «e* Catalogue Vilm orin, 1959.


26 L es problèm es théoriques de la traduction

des d e u x : puis il les avait fait venir vers A dam , afin q u ’il
v ît com m en t il les nom m erait : et que le n om q u ’A d am
donnerait à tou t animal v iv a n t fû t son nom . E t A dam
donna les nom s à tous les anim aux dom estiques, e t aux
oiseaux des cieux, et à toutes les bêtes des cham ps... »
(Genèse, II, 19-20 ) 1. A ce propos, quelle que soit l’intention
finale de P laton dans le Cralyle, il faut aussi souligner
la place énorme, dans ce dialogue, des exem ples tirés
des noms propres (quarante-neuf exem ples sur cen t trente-
neuf, plus du tiers) pou r exposer une théorie des nom s
com m uns, c ’est-à-dire de la nom in ation des choses en
général; et plus im portan t que le nom bre d ’exem ples,
le fait que P laton parte du nom propre, base to u t son
exposé sur le nom propre, passe indifférem m ent du nom
propre au n om com m un, com m e si ces deu x opérations
de nom ination pou vaien t être assimilées. L a B ible et le
Cratyle, qui tiennent une grande place dans l ’origine de
notre n otion traditionnelle de langue-répertoire, illus­
trent aussi le processus m ental archaïque par lequel l ’assi­
gnation des nom s au x choses (et des sens au x m ots),
se v o y a it conçue com m e un baptêm e et com m e un recen­
sement.
L a critique de Saussure ébranle d on c p rofon d ém en t la
vieille sécurité des personnes pour qui la langue est une
nom enclature, un répertoire, un inventaire. T ou tefois,
l’analyse saussurienne de la n otion de sens n ’entam e pas
la valid ité des opérations de traduction, parce que, fondée
sur la psych ologie classique, elle ne m et vraim en t nulle
part en dou te la nature universelle des con cepts — quel
q u ’en soit le décou page en valeurs — qui reflètent l ’expé­
rience humaine universelle. T ou t au plus cette analyse,
précieuse en soi, dém ontre que, dans le signe linguistique,
le rapport entre l ’im age acoustique et le con cep t est beau­
cou p m oins simple q u ’on ne l ’imaginait. Com m e d it aussi
Z . S. Harris qui com bat, à son tour, en 1956, la m êm e
vieille notion, la langue n ’est pas a bag o f uiords a, un sac 2 1

1. La Sainla Bible, à Genève, pou r la Com pagnie des Libraires, 1712,


p p . 1-3.
2. Harris, Dislribulional Structures, p . 156. B. L. W h o rf a aussi com battu
l ’erreur de ceu x qui supposent que le langage n ’ est rien d ’autre q u ’ un em pi­
lem ent de n om s [a piling up of teintions] [Language, p . 83).
L es obstacles linguistiques 27

de m ots, c ’est-à-dire un sae-à-m ots, où l ’on pourrait


puiser les m ots un par un, com m e on puise les caractères
d'im prim erie un par un dans la casse du ty p og rap h e :
c ’est une suite de tables de systèm es, à partir desquelles
on doit, dans chaque cas particulier, recalculer des corres­
pondan ces. L a critique saussurienne du sens expliq ue
to u t au plus, scientifiquem ent, p ou rqu oi la tradu ction
m ot pou r m o t n ’a jam ais pu fonctionner de façon satis­
faisante : parce que les m ots n ’on t pas forcém en t la m êm e
surface con ceptu elle dans des langues différentes.

ii L a critique de B loom field, elle, apparaît radicale.


A fin de fournir à la n otion de sens une base ob jectiv e, en
effet, B loom field élimine, en prem ier lieu, to u t recours
aux m ots pensée, conscience, concept, image, impression,
sentiment, com m e autant de notions n on encore véri­
fiées scientifiquem ent. P ou r avoir le droit d ’utiliser ces
m ots dans une sém antique scientifique (une science des
significations), nous devrions avoir une psych ologie scien­
tifique, c ’est-à-dire une explication totale des processus
d on t le cerveau du locuteur est le siège. Or, d it B loom ­
field, nous en som m es encore très loin.
V ou lan t d on c éviter tou te définition m entaliste de
la n otion de sens, il a recours à la définition beh aviou-
riste : le sens d ’un énoncé linguistique est « la situation
dans laquelle le locuteur ém et cet énoncé, ainsi que le
com portem ent-réponse que cet énoncé tire de l ’a u d ite u r1 ».
Cette définition, m éth odologiq u em en t, ne laisse pas
d ’être rem arquable. C’est elle, à bien considérer les choses,
qui fonde les recherches au term e desquelles on peut
parler de la com m u n ication animale. C’est elle aussi qui
rend com p te de l ’acqu isition fondam entale du con tenu du
langage par l ’enfant, ty p e d ’acqu isition qui devrait
chaque fois étonner, si l ’o n y songeait bien : l ’enfant
qui naît arrive aussi étranger à la terre que l ’habitant
d ’une autre planète. Comparée aux autres m oyens don t
nous disposons pou r apprendre des langues, l ’originalité
de ce qui se passe chez l’enfant nous est dissimulée quand
nous disons q u ’il apprend à parler, com m e nous disons

1. B loom field, Language, p. 139.


28 L es problèm es théoriques de la traduction

des adultes q u ’ils apprennent à parler le russe ou l ’anglais.


E n fait, chose tou te différente, il apprend à com m u n i­
quer, pou r la prem ière fois. Mais, disait déjà Jespersen,
p ou r ce faire, « l’enfant bénéficie d ’un autre avantage
inestim able : il entend la langue dans toutes les situa­
tion s possibles, et dans de telles con ditions que langage
et situation correspon den t tou jou rs exactem en t l ’un à
l’autre et s’illustrent m utuellem en t l’ un l’autre 1 ». L a
définition de B loom field se trou ve m atérialisée dans le
fait que nous pou von s lire certaines langues m ortes sans
p ou v oir les traduire parce que toutes les situations qui
p ou vaien t nous donner le sens de ces langues on t disparu
avec les peuples qui les parlaient.
Mais sa définition, de l ’aveu de B loom field lui-m êm e,
amène à dire que la saisie du sens des énoncés linguis­
tiqu es est scientifiquem en t im possible, p u isqu ’elle équ i­
v a u t, reconnaît-il, à postuler « guère m oins que l ’om n i­
science 2 1 ». E n effet, « l ’étude des situations des locuteurs
et des com portem ents-réponses des auditeurs est équ i­
valen te à la som m e totale des connaissances humaines 3 ».
« Les situations qui poussent les gens à proférer des énon­
cés linguistiques com pren n en t tous les ob jets et tous
les événem ents de leur univers. A fin de donner une défi­
nition scientifiquem en t exacte de la signification de chaque
én oncé d ’une langue, il nous fau drait avoir une connais­
sance scientifique exacte de tou te chose dans le m on de
du locu teu r 4 », d it B loom field. E t dans la connaissance
de ce m onde du locuteur, il in clut n on seulem ent « les
processus m acroscop iques qui son t à peu près les m êmes
chez to u t le m on de et qui présentent une im portance
sociale » ( marcher, rire, avoir peur, avoir mal à la tête,
e tc...), mais aussi « ces sécrétions glandulaires et ces
m ou vem ents m usculaires obscurs, hautem en t variables
e t m icroscop iques [...], très différents de l ’un à l ’autre
locuteur, mais qui n ’on t pas d ’im portance sociale im m é­
diate e t ne son t pas représentés par des form es linguis­

1. J e sp e rse n , O ., Languagc, p . 142.


2 . B lo o m fie ld , Language, p . 74.
3 Id., ibld., p . 7 4 .
4. Id., Ibid., p . 1 3 9 .
L es obstacles linguistiques 29
tiques conventionnelles 1 ». T ou t le m onde sera d ’accord
avec B loom field p ou r con clure que « l ’étendue véritable
de la connaissance hum aine est très petite en com parai­
son * ».
C oncernant le sens des énoncés linguistiques ainsi
défini, force nous est égalem ent de reconnaître que « notre
connaissance du m onde dans lequel nous v iv on s est si
im parfaite que nous ne pou von s que rarem ent rendre
un com pte ex act de la signification d ’un énoncé® »; et
que « la déterm ination des significations [des énoncés]
se trou ve être, par conséquent, le p oin t faible de l ’étude
du langage, et q u ’elle le restera ju sq u ’à ce que la connais­
sance hum aine ait progressé bien au-delà de son état
p ré s e n t1
4 ».
3
2
L a théorie bloom fieldienne en matière de sens im pli­
querait don c une négation, soit de la légitim ité théorique,
soit de la possibilité pratique, de tou te traduction. Le
sens d ’un énoncé restant inaccessible, on ne pourrait
jam ais être certain d ’avoir fait passer ce sens d ’une langue
dans une autre.
Mais une telle définition du sens, aux y eu x de B loom ­
field lui-m êm e, exprim e une procédure idéale, un absolu
qui sera très progressivem ent approché par le chem ine­
m en t de l ’hum anité vers plus de connaissance à travers
des siècles et de3 siècles. C’est actuellem ent, p ou r des
raisons m éthodologiq ues et provisoires, que la saisie du
sens est, scientifiquem en t parlant, im possib le; c ’est don c
actuellem ent que la traduction est, au sens scientifique,
im possible. E n attendan t, B loom field, en tan t que lin­
guiste, passe outre à sa prop re exigence théorique en
tan t q u ’épistém ologiste. Il renonce à fon der la séman­
tiqu e et la linguistique en vérifiant la signification de
ch aque én oncé par sa récurrence constante entre tel
énon cé linguistique et telle situation ob jectiv e, toujours
la m êm e, exhau stivem ent connue. Il existe un véritable
postulat de Bloomfield (jamais assez mis en relief au cours
des discussions) qui ju stifie la possibilité de la science

1. B loom fleld, Language, pp. 142-143.


2 . Id., ibid., p . 1 3 9 .
3. H , ibid., p . 7 4 .
4 . Id., ibid., p . 14 0.
30 L es problèm es théoriques de la traduction

linguistique en dépit de la critique bloom fieldienne de


la n otion de sens, postu lat q u ’on doit tou jou rs rem ettre
au centre de la doctrine bloom fieldienne après l ’avoir
critiquée : « Com m e nous n ’avons pas de m oyens de défi­
nir la plu part des significations, ni de dém ontrer leur
constan ce, nous devons adopter com m e un postu lat de
tou te étu de linguistique, ce caractère de spécificité et
de stabilité de chaque form e linguistique, exactement
comme nous les postulons dans nos rapports quotidiens
avec les autres hommes1. N ous pou von s form uler ce pos­
tu lat com m e l’hypothèse fondam entale de la linguistique,
sous cette form e : Dans certaines com m u nau tés (com m u ­
nautés de langue), il y a des énoncés linguistiques qui
son t les mêmes quant à la form e et qu an t au s e n sa. »
Ce qui signifie, en d ’autres term es, que « chaque form e
linguistique a une signification spécifique et constante 3 2
1 ».
E n fin de com pte, après un long circuit, qui n 'a pas
été inutile en ce q u ’il nous a m ieux renseignés sur les
lim ites scientifiques de la notion de sens, B loom field
abou tit à légitim er tous les m oyens que la pratique sociale
utilise afin de s ’assurer de la constance (relative) et de
la spécificité (relative) de la signification prop re à chaque
form e linguistique : désignation de la chose, ou bien
définition du term e, ou bien m êm e sa tra d u c tio n 4. La
critique bloom fieldienne, elle n on plus, ne peut pas être
considérée com m e fon d an t th éoriquem ent l ’im possibi­
lité de traduire; et là tradu ction reste pratiquem ent
possible pour la m êm e raison qu e la linguistique bloom -
fieldiennc reste possible : en vertu du postu lat de B loom ­
field.

iii Sur les traces de B loom field, essayant d ’aller


plus loin dans la rigueur en se passant du postu lat de
B loom field, une autre école essaie de fon der ses analyses
du langage en faisant abstraction du Sens : il s ’agit de
la linguistique distributionnellc.
Cette con dam n ation de tou t recours au sens, ici aussi,

1. Souligné par le cilatcu r.


2. B loom field , Ouvr. cit., p. 141.
3. Id., ibid., p. 145.
4. Id., ibid., p. 140.
L es obstacles linguistiques 31
vise à donner plus de rigueur scientifique encore à lu
description des structures qui con stituen t les langues.
Com m e B loom field, on récuse ici la sém antique, non pour
des m otifs a priori, mais p ou r des raisons de fait : parce
que c ’est la partie de la linguistique où les acquisitions
sont les m oins solides et les m oins nom breuses.
L ’analyse distributionnelle, en face d ’un corpus lin­
guistique, se place don c volon ta irem en t dans la situa­
tion qui, par force, est celle d ’un d écry p teu r en face
d ’un cryptogra m m e. A u lieu que le sens fournisse le poin t
de départ de l’analyse du texte, c ’est l’analyse form elle
du tex te qui doit perm ettre de rem onter finalem ent
ju sq u ’au sens. Comme le décrypteu r fon de sa recherche
sur la statistique des fréquences des lettres, des lettres
doubles et des groupem ents de lettres dans le cry p to ­
gram m e, pou r la rapprocher des corrélations statistiques
connues entre les fréquences et les configurations des
diverses lettres, fréquences et configurations caracté­
ristiques dans chaque langue, — ainsi l ’analyse distribu ­
tionnelle essaie de retrouver l ’ensemble des structures
qui gouvernen t une langue donnée, par l ’étu de des dis­
tributions des éléments dans le texte. U ne analyse, ainsi
conduite, du français com m e une langue inconnue, révé­
lerait assez v ite des séries de form es linguistiques telles
que, par exem ple : imprime, comprime, déprime, prime,
réprime, supprime, qui perm ettraient d ’isoler l’élém ent
form el prim e; tandis q u ’une série : comprime, compare,
comprend, combat, commue, dégagerait l ’élém ent com, et
ainsi de suite. T ou te la langue du corpus en question,
th éoriquem ent, se trouvera it décrite par l’inventaire de
toutes les distributions de tous les élém ents isolés, les
uns par rapport au x autres. Même en adm ettan t q u ’on
puisse analyser ainsi l’ensem ble de tous les systèm es
de corrélations qui con stitu en t la structure d ’une langue,
et sans introduire aucune préconcep tion d ’aucune sorte,
su rtout quant au sens, M artinet fait ju stem en t cette
remarque préjudicielle : « E n fait, aucun linguiste ne
sem ble s’être avisé d ’analyser et de décrire une langue
à laquelle il ne com prendra it rien. Selon tou te vraisem ­
blance, une telle entreprise réclam erait, pour être menée
à bien, une consom m ation de tem ps et d'énergie qui
32 L es problèm es théoriques de la traduction

a fait reculer ceu x-là mêmes qui v oien t dans cette m éthode
la seule qui soit th éoriquem en t acceptable K »
De plus |Martinet2, puis F r e i3, on t dém ontré que le
critère distributionnel ne décrit pas exhaustivem ent,
ni tou jou rs à cou p sûr, les structures d ’une langue : il
ne peut pas distinguer, par exem ple, les différences de
fon ction de l’élém ent de dans la m êm e série distribution-
nelle : (to) déclaré, debauch, décrépit, demenled, etc...,
ni de l ’élém ent ceive dans la série : conceive, deceive, receive,
e tc ...; tandis que sa m éth ode devrait lui faire isoler les
élém ents fl et gl dans des séries telles que /lare, flimmer,
e t glare, glimmer. R ien, d it Frei, ne peu t perm ettre au
di'stributionaliste de deviner que les analyses formelles
des termes é-tager et par-lager, é-taler et dé-taler, en-tamer
et ré-tamer sont agencées selon des corrélations distri-
butionnelles entièrem ent fausses à partir d ’éléments
n on reconnus, d on c mal isolés; d ’ailleurs, d it aussi Frei,
si Harris ne connaissait pas le sens des m ots par ailleurs,
il pourrait isoler, dans les term es, d ’autres élém ents tels
qu e : conc-eive et rec-eioe, cons-ist et res-isl.
Harris, à qui l ’on d oit l ’exposé le plus notoire sur
l ’analyse linguistique distributionnelle, a d on c été con du it
à réintroduire la prise en considération du sens com m e
critère ad join t de cette espèce d ’analyse. Après avoir
posé que # la principale recherche de la linguistique des­
crip tive et la seule relation que nous accepterons com m e
pertinente dans la présente étu de est la distribution
ou l ’arrangem ent à l ’intérieur de la chaîne parlée, des
différentes parties ou particularités les unes par rapp ort
au x autres 4 », il écrit que le sens peut être utilisé « au
moins com m e une source d ’indices * ». Ensuite, com m e
com plém ent de l ’analyse distributionnelle (« É tan t donné
un nom , par exem ple doclor, on em ploiera les adjectifs
qui font sens avec lui ») ®. E nfin, com m e une des procé-
1. M artinet, Éléments, p. 40.
2. ld., Com pte rendu de E . Nida, Morphology: The descriptive analysis 0/
mords, dans : Word, l. V I (année 1950), n° 1, pp. 84-87.
3. Frei, Critères de délimitation, pp. 136-145.
4. Harris, Melhods, p. 5. i
5. ld., ibid., p. 365, n ote 6.
6. Harris, Dislribulional structure, p. 155. Les m ots soulignés le sont par le
cila teu r : le ch apitre d on t la citation est extraite s'intitule : Meaning as a
funclion oj distribution, pp. 155-158.
L es obstacles linguistiques 33
dures possibles entre d ’autres : « Les m éth odes qui on t
été présentées dans les chapitres précédents, dit-il, p ro­
posen t les investigations distributionnelles [sur un corpus]
com m e solutions de rechange [ alternatives] au x consi­
dérations sur le se n s1 ».
L ’exam en des tâtonnem ents et des repentirs théoriques
de Harris concernan t l ’em ploi de la n otion de sens en
linguistique descriptive, si l ’on vou lait le traiter com m e
un problèm e en soi, pourrait être plus détaillé. Signalons
encore que Harris con vien t sur un p oin t de l ’im possi­
bilité d ’une analyse linguistique sans recours au sens :
« E n acceptan t ce critère de la réponse du locu teu r [pour
dégager des phonèm es], adm et-il, nous rejoignons l ’appui
sur le sens, qui est habituellem ent requis par les linguistes.
Quelque chose de cet ordre est inévitable, au m oins à
l ’étape actuelle de la linguistique : outre les données
concernant les sons nous avon s besoin de données rela­
tives à la réponse du locu teu r12 ». Plus loin, dans un Appen­
dice de d ix pages intitulé : Le critère du sen s3, il tente
de minim iser ce recours : « On notera que m êm e quand
la signification est prise en considération, il n ’est nulle­
m en t besoin d ’une form ulation détaillée et com plète
de la signification d ’un élém ent, e t encore m oins de ce
qu e le locuteur entendait signifier quan d il l ’a énoncé.
T o u t ce qui est nécessaire, c ’est que nous trouvions une
différence régulière entre deu x ensembles de situations
[...] N aturellem ent, plus cette différence est exactem ent,
finem ent, détaillém ent établie, m ieux cela v a u t 4.5 » Se
fon dan t sur l’intuition du linguiste pou r apprécier des
« différences régulières » entre ensembles de situations
n on linguistiques (et m êm e des différences exacte­
m en t, finement, détaillém ent établies) Harris ne v o it
pas son erreur logique : déterm iner des différences de
sens suppose résolus les problèm es de déterm ination du
sens lu i-m ê m e 6. Harris m inim ise aussi le rôle du sens

1. Harris, Melhods, p. 365, n o te 6.


2. /</., ibid., p. 20.
3. Id., ibid., pp . 186-195.
4. Id., ibid., p. 187, n ote 66. V o ir aussi p. 190.
5. E n elTet, Harris défln lt le sens en termes bloom fleldiens : • L e sens des
n o n cis, c ’ est en dernière analyse la corrélation des énoncés a vec les situa-
34 L es problèm es théoriques de la traduction

com m e indice, parce que, dit-il, les renseignements four­


nis par cet indice d oiv en t être ultérieurem ent vérifiés
par les techniques d ’analyse distributionnelle l . Dans un
dernier cas, celui de la séparation de deu x dialectes ou
de deux langues entremêlées dans un corpus bilingue,
Harris est dans l’im possibilité, pratiquem ent, d ’éviter
le recours au sens : « Ou bien, dit-il, nous pou von s sépa­
rer ces fragm ents de discours, qui p eu ven t être décrits
au m oyen d ’un systèm e relativem ent simple et cohérent,
et dire que ce son t des échantillons de l ’un des dialectes,
tandis que les fragm ents de l ’autre son t des échantillons
d ’un autre dialecte. N ous pou von s le faire habituellem ent
sur la base d ’ une connaissance des différents dialectes
des autres com m u n a u tés2. »
P ar de telles atténuations, si latérales soient-elles dans
son tex te, Z. S. Harris rejoin t la position de ses critiques :
Frei qui déclare : « J u squ ’à ce jo u r, quarante ans après
l ’enseignem ent de Saussure, les linguistes n ’on t pas encore
réussi à décou vrir une m éthode qui perm ettrait de délim iter
les m onèm es sans tenir com pte du signifié 3 »; Cantineau
qui, plus généralement, pose que « la langue étant un sys­
tèm e de signes v oca u x utilisés pour se comprendre à l ’inté­
rieur des groupes humains, ce qui contribue à la signification
de ces signaux est ce q u ’il y a en eu x de [...] « p e rtin e n t4 ».
L ’analyse distributionnelle 5, ainsi réduite à sa dim ension
théorique correcte, apparaît com m e une form ulation trop
extrêm e de la vieille m éth ode com binatoire, proposée,
dès le x v m e siècle, par l ’abbé Passeri et em ployée pour

lion s interpersonnelles [sociafj dans lesquelles Us se produisent. » Ibid.,


p. 187.
1. Harris, Melhods, p. 189.
2. Id., ibid., pp. 9-10.
3. l'rel, Critères de délimitation, p. 136.
4. Cantineau, C om pte rendu de Harris, Melhods in structural linguislics,
dans le B.S.L., t. L (année 1954), fasc. 2, p. 6.
5. Les tâtonnem ents et le6 repentirs théoriques ne son t pas propres à
H arris parm i les < distributionalistes >. C. C. Fries, dans The structure of
English, critique le recou rs au sens en analyse structurale {ibid., p. 8), mais
précise aussitôt que t nouB devon s saisir assez de la sign ification de6 énoncés
[...] pou r décider si deu x élém ents son t les mêm es dans un aBpect particulier
d e sign ification, ou différents • (note C, p. 8). La note 6, pp. 74-75, répète que
l'usage de la techn ique distributionnelle • dem ande toujours un co n trôle
de certains traits de sign ification ». La m êm e expression reparaît encore une
fois, p. 363 fwilh enough contrat of meaning).
L es obstacles linguistiques 35
accéder au x langues n on d éch iffrées1. C’est sur des cas
com m e l’ étrusque q u ’on pourrait vérifier si cette théorie
fonctionne, car toutes les fois q u ’on l ’applique à des langues
don t le linguiste con naît les significations par ailleurs, il
est établi q u ’il ne peut pas se com porter com m e s ’il ignorait
ces significations. L ’analyse distributionnelle appliquée
au corpus connu de textes étrusques, perm ettrait de vérifier
si, en conclusion, nous nous retrouverions ou n on devant
un form ulaire im peccable de com binaisons, mais d on t nous
ne saurions toujours pas à qu oi appliquer les form ules — ou
d evan t une description de l ’étrusque qui soit utilisable
(à la lettre, il faut im aginer un volu m e rem pli de signes
et de calculs algébriques, d on t nous restituerions tou te la
logiqu e, mais d on t nous ne posséderions pas les valeurs,
de sorte q u ’il serait im possible de deviner si elles con cernen t
le cubage du bois, la résistance du cim en t vibré, le débit
des liquides dans des con duites, etc... sauf si nous avions,
d ’autre part, des notion s en ces m atières).
R elativem en t à notre problèm e (qui est d ’explorer
toutes les théories linguistiquès m odernes afin de vérifier
si, détruisant toute confiance dans notre aptitude à traiter
intelligem m ent du sens des énoncés linguistiques, elles
atteignent la légitim ité de la tradu ction ), les concessions
des distributionalistes valen t en elles-mêmes, quelles que
soient leur place et leur dim ension dans la théorie des auteurs :
les significations — c ’est-à-dire la sém antique — chassées,
non sans bonnes raisons, par la porte théorique, rentrent
dans la linguistique distributionaliste elle-m êm e, et non
sans autres bonnes raisons, par la fenêtre de la pratiqu e.

iv H jelm slev, avec une in tention très différente au


départ, arrive à des positions, sur le sens, apparem m ent

1. ■ T ou t ce q u ’ on sait de l'étru squ e a été patiem m ent conquis sur l ’obscu ­


rité de9 textes par la m éthode com binatoire : il 6'agit d ’ assurer l’ interpréta­
tion des m ots, de leur sens et de leur fonction, par l’ étude exclu sive des tex ­
tes mêmes, en écartan t par principe tou t rapp roch em ent a v ec d'autre9
langues ». (E . Benveniste, dans : A . Melllet et M . Cohen, Les langues du
monde, Paris, C .N .B .S . 1952, p. 2 1 4 ). G . B . Passerl ava it déjà bien form ulé
la liaison de ce tte m éthode avec celle du décry ptage : • L a v o le la plus sQre
pou r découvrir une ch ose si incertaine [le sens de l ’ étrusque] est celle-là
m êm e par laquelle on t été tant de fols déchiffrés des messages chiffrés,
m êm e sans la clé, c ’ est-à-dire à force de co m biner... » Cité par G . D cv o to ,
Knciclopedia ilaliana, i X I V , p . 51 7.
36 L es problèm es théoriques de la traduction

très sem blables à celles de B loom field et de Harris. E t,


p ou r d ’autres m otifs, il abou tit à préconiser de construire
une théorie de la linguistique, lui aussi, en refusant tou te
utilisation des significations.
P ou r lui, le langage offre à notre observation deu x subs­
tances : la substance de l’expression, généralem ent considérée
com m e physiqu e, matérielle, analysable en sons par la
physiqu e e t la physiologie, mais étudiée par H jelm slev
uniquem ent dans sa valeur abstraite : les relations entre
les différences élémentaires qui fon t que ces sons devien­
n en t utilisés com m e éléments de signaux (nous n ’en parle­
rons plus ic i); la substance sém antique, ou substance du
sens, ou substance du contenu.
Cette dernière est, par elle-m êm e, inform e au sens propre
du m ot. Qu ’on prenne une série d ’expressions connues
pratiquem en t com m e exprim an t des situations synon ym es :
Fr. : Je ne sais p a s1', A ngl. : I do not know; A il. : Ich weiss
es nicht; It. : N on s o ; Russe : Ja ne znaju, etc... Q u ’on
analyse et q u ’on num érote le décou page de ces expressions
selon les marques du sens :

1 = je
1' = flexion verbale indiquan t spécialem ent la première
personne du singulier
2 = sais
3 = négation exprim ée en un seul m ot
3 3' 1
g 3 " [ = n égation exprim ée en deu x m ots
4 = négation exprim ée par un auxiliaire, ty p e do
5 = o b je t de la négation.

Fr. 1 3 2 3'
(si do est analysé
com m e auxiliaire)
4 3 2
A n gl
11 3 3" 2 (si do not est analysé
com m e négation à
d eu x termes)
AU. 1 2 5 3
Ital. 3 2 1'
Russe 1 3 2 1'
1. Cet exem ple est adapté de H jelm slev (Prolegomena, pp. 31-32).
L es obstacles linguistiques 37
On aperçoit que »e sens est littéralem ent construit
(bâti, disposé, organisé) c ’est-à-dire formé de façon diffé­
rente selon les langues.
H jelm slev en con clu t q u ’il existe, à côté de la substance
du contenu (postulée com m e étant la m êm e dans les cin q
énon cés), une forme du contenu qui peut varier et qui varie
visiblem ent en fait, selon les langues. Ici, la m êm e substance
du contenu reçoit cin q form es d on t aucune ne coïncide avec
le décou page des quatre autres. Le m êm e liquide, selon
l ’im age de M artinet — e t vraisem blablem ent le m êm e
volu m e de ce liq u id e 1 — est m is dans cin q récipients de
form e assez différente. Supposons encore que la substance
du sens, pou r être transm ise, d oiv e être projetée sur un
écran structuré (c ’est-à-dire, ici, qu adrillé); la p rojection
se ferait, pou r chaque langue, en des zones différem m ent
localisées de l ’écran et, de plus — ce qui n ’est pas repré­
sentable graphiquem ent — selon les séquences temporelles
différentes (indiquées, ici, par l ’ordre a, b , c, d, e ).

L e p oin t de vu e de H jelm slev, entièrem ent vérifié dans


les faits, com m e on le v oit, c ’est que « la substance [du
con ten u ], [le sens], étan t par elle-m êm e, a v a n t d ’être
« form ée »,] une masse am orphe, échappe à tou te analyse,
et, par là, à tou te con n aissan ce1
2». (Il n ’envisage m êm e pas

1. H jelm slev d it : < la m êm e poignée d e sable peut être jetée dans des
m oules différents • ( Prolegomena, p. 32).
2. M artinet, A u sujet des Fondements, p . 31.
38 L es problèm es théoriques de la ir a é tc lio n

la possibilité, th éoriquem ent concédée par B loom field, d ’une


connaissance du sens par référence à la situation correspon­
dante.) « Elle est totalem ent dépourvu e d ’existence scienti­
fique 1 », a jou te-t-il— non pas com m e chez B loom field, pou r
des raisons qui tiennent à la théorie de la connaissance et à
l ’état actuel de nos connaissances, mais p ou r des raisons
qui tiennent à la nature m êm e de l ’opération linguistique.
« L a description des langues ne saurait d on c être une des­
crip tion de la substance [de l ’expression, ou du con ten u ].
La substance ne saurait être objet d’examen qu’une fois
effectuée la description de la forme linguistique. T ou te tenta­
tive pou r établir un systèm e universel de sons, ou de
con cepts, est scientifiquem ent sans valeur. L ’étu de linguis­
tiqu e de l ’expression ne sera d on c pas une ph on étiqu e, ou
étu de des sons, et l’étude du contenu ne sera pas une sém an­
tique, ou étu de des sens. La science linguistique sera une
sorte d ’algèbre... a » conclu t-il, en ce sens q u ’elle étudiera
uniquem ent les form es, vides, des relations des élém ents
linguistiques entre eux.
L ’analyse hjelm slévienne, clic non plus, ne détruit don c
pas la n otion de signification en linguistique. P ou r des
raisons de m éthod e, elle écarte to u t recours au sens com m e
substance du contenu, elle v eu t éviter le cercle v icieu x qui
consiste à fon der l ’analyse des structures (phon étiques,
m orphologiques, lexicales, syntaxiques) d'une langue en
s’app u yan t im plicitem ent sur le postu lat q u ’on con n aît le
sens ex act des énoncés linguistiques q u ’on analyse — pour
ensuite établir la connaissance du sens de ces mêmes énoncés
d ’après l ’em ploi des structures q u ’on en aura tiré e s 3. 2
1
H jelm slev com m e Saussure, com m e B loom field et com m e
Harris, essaie de m ettre la connaissance du sens au-delà du
p oin t d ’arrivée de la linguistique descriptive, au lieu de la
m ettre (sans le dire) au poin t de départ. T ous quatre ne

1. V oir les form ulations de H jelm slev, Prolegomcna, p. 48 : « Th e pu rport


is in itself inaccessible to kn owledge [...] and thus has no scientiflc existence
apart from [an analysis o f some kind] >. .
2. M artinet, A u sujet des Fondements, pr 31. (V oir H jelm slev, Prolego-
mena, pp. 48-49).
3. H jelm slev attrib ue n om m ém ent a u x autres sciences l'analyse d e la
substance du con ten u, accessible donc par ces sciences, et co n fron ta ble a vec
l'expression linguistique ( Prolegomena , p. 49) ; ce qui est une inconséquence.
Les obstacles linguistiques 39
visent q u ’à fournir des m éthodes plus scientifiques pour
approcher finalement le sens. E n attendant que ces m éthodes
plus scientifiques soient définitivem en t construites, accep­
tées, prouvées — puis q u ’elles aient permis d ’analyser
scientifiquem ent la substance du contenu — H jelm slev
écrit des livres et des articles d on t chaque phrase, com m e
celles de Saussure, de B loom ficld et de Harris, est em piri­
quem ent fondée sur le postu lat fondam ental de B loom field
lui-m êm e : l ’existence d ’une signification relativem en t
spécifiqu e et relativem ent stable (dans certaines limites
chaque jo u r m ieu x connues), pou r chaque énoncé linguis­
tiqu e d is tin c t1. Mais ce postu lat qui soutient, em pirique­
m ent sans doute, aussi provisoirem ent q u ’on le v ou dra, la
légitim ité de toute recherche linguistique, soutient égale­
m ent — sous les mêmes réserves — la légitim ité de l ’opé­
ration traduisante.

v Plusieurs grandes théories linguistiques m odernes


on t d on c app rofon di l ’analyse des relations exactes entre
l ’énon cé linguistique form el et la signification de cet
énoncé. Elles on t aussi essayé, pou r des raisons de m éthode,
d ’atteindre à une définition des systèm es de relations qui
con stitu en t les langues, sans recourir à la n otion de sens.
Elles n ’élim inent pas, ce faisant, la sém antique de la lin­
guistique générale, mais seulem ent de la linguistique des­
crip tive : elles s’interdisent seulem ent de s’ap puyer (théo­
riqu em ent) sur la sém antique considérée com m e étant la
partie la m oins scientifiquem en t constituée de la linguisti­
que actuelle, afin que la validité des procédures et des
résultats éventuels dem eure indépendante du poin t de
faiblesse con stitué par cette sém antique. Mais, com m e on
l ’a v u , cette ten tative d ’éliminer to u t recours au sens,
m êm e en linguistique descriptive form elle, est con testa­
ble et contestée. Ces théories, su rtout les trois dernières,
au ront d on c à ju ste titre ébranlé la sécurité traditionnelle
avec laquelle on opérait sur la n otion de sens. Elles on t

1. H jelm slev l ’adm et, de la mâme façon que les distributionalistes, quand
il m ontre que la commutation ne peut fonction ner que si, a vec une différence
d'exp ression , on peu t m ettre en corrélation une différence de con ten u
(Prolegomcna , pp . 40 et ss., p . 46). Pour être en mesure d ’ apprécier des dif­
férences de con ten u, il fau t être en mesure d ’ appréhender des contenus.
40 L es problèm es théoriques de la traduction

m on tré com bien la saisie des significations — p ou r des rai­


sons n on plus littéraires et stylistiques, mais proprem ent
linguistiques, et m êm e sém iologiques — est, ou peut être,
très difficile, approxim ative, hasardeuse. T o u t en m arquant
fortem en t des limites inaperçues ju sq u ’alors, selon les cas
et les situations, elles n ’on t entam é, cependan t, ni la
légitim ité théorique, ni la possibilité pratique des opérations
de traduction .
CH APITRE IV

L ’activité traduisante
à la lum ière des théories nêo~hum boldtiennes
su r les langues com m e « vision s du m onde »

i L a linguistique contem poraine a mis en cause, in di­


rectem ent, la légitim ité com m e la possibilité de tou te tra­
du ction en détruisant d ’une autre manière la n otion q u ’on
se faisait traditionnellem ent du sens.
On avait longtem ps pensé — com m e les arguments du
chapitre précédent l’accepten t encore im plicitem ent pou r
base — que les structures du langage résultaient plus ou
m oins directem en t des structures de l ’univers (d ’une part)
e t des structures universelles de l ’esprit hum ain (d ’autre
part). Il y avait des nom s et des pronom s dans les langues
parce q u ’il y avait des êtres dans l ’univers, des verbes
dans les langues parce q u ’il y avait des processus dans
l ’univers, des adjectifs dans les langues parce q u ’il y avait
des qualités des êtres dans l ’univers ; des adverbes dans les
langues parce q u ’il y avait des qualités des processus et des
qu alifications des qualités elles-mêmes, dans l ’univers; des
prépositions et des con jon ction s parce q u ’il y avait des
relations logiques de dépendance, d ’attribution, de tem ps,
de lieu, de circon stan ce, de coordination, de subordina­
tion, soit entre les êtres, soit entre les processus, soit entre
les êtres et les processus dans l ’univers. On pou vait toujours
traduire parce que :

1. U ne langue m ettait le signe égale entre certains


m ots (a, b, c, d...) et certains êtres, processus, qualités ou
relations (A , B , C, D ...)

a, b, c, d... = A , B , C, D ...
42 L es problèm es théoriques de la traduction

2. Une autre langue m ettait le signe égale entre cer­


tains autres m ots (a', b', c',d'...) et les mêmes êtres, proces­
sus, qualités ou relations :

a', b', c\ d'.... = A , B, G, D...

3. L a traduction consistait à écrire que :

a, b, c, d ... = A , B , C, D ...
a', b', c ', d'... = A , B , C, D...

d on c :

a, b, c, d... = a', b', c', d'...

Traduire, c ’était exprim er la contenance en litres d ’un


tonneau par sa con tenan ce en gallons, mais c ’était tou ­
jou rs la m êm e contenan ce, q u ’elle fû t livrée en litres ou en
g allon s; c ’était bien, croya it-on , la m êm e réalité,.la m êm e
qu an tité de réalité qui se trou v ait livrée dans les deux
cas.
Cette façon de résoudre le problèm e postu lait (m êm e si
les langues décou p aien t différem m ent la substance du
contenu linguistique, et les catégories linguistiques) que la
pensée de l ’hom m e, elle, tou jou rs et partou t, décou p ait
l ’expérien ce q u ’elle a de l ’univers suivan t des catégories
logiqu es ou psychologiques universelles. T ou tes les lan­
gues devaien t com m uniquer les unes avec les autres parce
q u ’elles parlaient, toutes et toujours, du même univers de
la même expérience humaine, analysé selon des catégories de
la connaissance identiques pour tous les hommes. Si des locu ­
teurs disent à des auditeurs : Quelle heure est-il? ou What
time is it? (ou : \yhat o’clock is it?) ou Che ore sono? ou
W ie spâl isl es? ou Sa’a kam? ou Kotoryj Sas? nous pour­
rons soum ettre ces sept expressions à des découpages
analogues à ceu x de l ’expression : Je ne sais pas, dans le
chapitre précéd en t, qui feront apparaître une grande
variété dans les formes du contenu linguistique de cette
expression. Mais ch aque auditeur, dans ch acun de ces
dialogues en une langue différente, tirera sa m ontre de sa
p och e, ou repliera son avant-bras pou r d écou vrir son poi
L es obstacles linguistiques 43
gnet afin d ’y lire la réponse : preu ve que nous serons bien
dans le m êm e monde de significations pou r tous, et dans la
m êm e expérience de ce monde.
Dans cette optique, les difficultés de la traduction
relevaient de faits accidentels : ou bien le traducteur ne
saisissait pas toute la substance du contenu d ’une expression
de la langue-source et la rendait, par conséquent, de manière
in com plète; ou bien le traducteur connaissait insuffisam ­
m ent les ressources des formes du contenu et des formes de
l’expression dans la langue-cible et les utilisait inexactem ent.
Dans les deux cas, la faute de tradu ction restait une faute
de traducteur. E t si l ’on évitait ces deux sortes de fautes,
les autres difficultés de la traduction devenaient ju sticia­
bles de l ’esthétique seulement, non de la linguistique : si la
traduction ne satisfaisait pas, par rapport à un original
esthétiquem ent fam eux, c ’est parce que le traducteur
n ’avait pas de talent.

h Cette façon de con cevoir les rapports entre l ’univers


de notre expérience (ou notre expérience de l ’univers),
d ’une part, et les langues, d ’autre part, a été lentem ent
mais com plètem ent bouleversée depuis cent ans, c ’est-à-
dire dèpuis les thèses philosophiques sur le langage exposées
par W ilhelm von H u m boldt, et surtout ses descendants, dits
néo-kantiens ou néo-hum boldtien s. « Se réclam ant de H um ­
bold t, cette philosophie refusait de v oir dans la langue
un outil passif de l’expression. Elle l ’envisageait p lu tôt
com m e un principe actif qui im pose à la pensée un ensem­
ble de distinctions et de valeurs : Tout système linguistique
renferme une analyse du monde extérieur qui lui est propre
et qui diffère de celle d’autres langues ou d ’autres étapes
de la m êm e langue. Dépositaire de l ’expérience accum ulée
des générations passées, il fournit à la génération future
une façon de voir, une interprétation de l’ univers; il lui
lègue un prisme à travers lequel elle devra v oir le m onde
n on -lin gu istiqu e 1. » Ce com m entaire d ’ Ullmann sur
l ’ou vrage de Cassirer, Le langage et la construction du monde
des objets, constitue égalem ent une des plus claires inter­
prétations des form ules am biguës de H u m bold t (d on t Max

1. U llm a n n , S ., Précis, p . 300.


44 L es problèm es théoriques de la traduction

Müller, lui-m êm e, disait q u ’elles lui donnaient l ’im pression


de m archer dans une m er m ou van te de nuages) ; formules
selon lesquelles « le langage n ’est pas un ergon, mais une
energeia », et « le langage est le m oyen par lequel les hom m es
créent leur con ception , leur com préhension et leurs
valeurs de la réalité ob jectiv e ». Cassirer, lui-m êm e,
s’exprim e ainsi : « Le m onde n ’est pas [seulem ent] com pris
e t pensé par l’hom m e au m oyen du langage; sa vision du
m on de et la façon de viv re dans cette v ision son t déjà
déterm inées par le la n g a g e1 ».
Ces thèses on t été longtem ps négligées. Mais elles se
son t vues revaloriser par la linguistique structuraliste*.
On peu t dire q u ’a u jou rd ’hui to u t le m onde souscrit à la
thèse hum boldtien ne plus rigoureusem ent reform ulée,
refondée sur des analyses satisfaisantes. U llmann la reprend
à son prop re com p te en plusieurs e n d ro its13.
2 W . v on W a rt-
bu rg en nuance l ’expression telle q u ’elle est donnée par
J ost Trier, mais l ’accepte en gros : «.T rie r revien t à la
con cep tion soutenue par H u m bold t que le con tenu et la
form e linguistique de la vie spirituelle de l’hom m e se
con dition n ent récip roquem ent et ne sauraient être consi­
dérés séparém ent. L a langue est l ’expression de la
form e sous laquelle l ’in dividu v o it le m on de et lé porte à
l ’intérieur de lui-m êm e 4 ».
V oici la position de J ost Trier énoncée par lui-m êm e :
« Chaque langue est un systèm e qui opère une sélection au
travers et au x dépens de la réalité ob jectiv e. E n fait, cha­
que langue crée une im age de la réalité, com plète, et qui se
su ffit à elle-m êm e. Chaque langue structure la réalité à sa
propre façon et, par là-m êm e, établit les élém ents de la
réalité qui son t particuliers à cette] langue donnée. Les élé­
m ents de réalité du langage dans une langue donnée ne
reviennen t jam ais to u t à fait sous la m êm e form e dans une

1. Cassirer, Pathologie de la conscience symbolique, d a n s : Journal de Psycho­


logie, 1929, p . 29.
2 . Cassirer, Sirucluratism in modem linguislics, d a n s Word, v o l. I, n ° 2,
19 45, p p . 9 9 -1 2 0 ; e t n o ta m m e n t, p . 117.
3 . D a n s s o n Précis, p . 19. V o ir a u ssi so n Hislorical semanlics and the
structure of the vocabulary, d a n s : Eslrucluralismo y hisloria, t. I, Miscelanea
homenaje a André Martinel, C an arias, U n iv e r sita d d e la L a g u n a , 1957,
p . 29 7.
4 . D a n s Problèmes et méthodes, p . 148.
L es obstacles linguistiques 45
autre langue, et ne son t pas, n on plus, une copie directe de la
réalité. Ils sont, au contraire, la réalisation linguistique et
concep tu elle d ’une vu e de la réalité qui procèd e d ’une
m atrice structurelle unique mais définie, qui continuellem ent
com pare et op pose, relie et distingue les données de la réalité.
N aturellem ent, dans ce qui précède, est im pliquée com m e
éviden te l ’idée que rien dans le langage n ’existe de manière
indépendante. Dans la mesure où la structu ration cons­
titue l’essence fondam entale du langage, tous les élém ents
linguistiques sont des résultats de cette structuration. La
signification finale de ch acun de ces élém ents est déter­
minée précisém ent et seulem ent par sa relation à la struc­
ture linguistique totale, et sa fon ction dans cette m êm e
stru ctu re 1. »
V oici une analyse de Louis H jelm slev qui, partie d ’une
to u t autre provin ce de la linguistique structurale, illustre
à la perfection la généralisation de Trier, aboutissan t aux
m êmes conclusions : « Ce n ’est pas par la description physi­
que des choses sign ifiées1 23que l ’on arriverait à caractériser
utilem en t l ’usage sém antique adop té dans une com m u ­
nauté, les appréciations collectives, l'op in ion sociale. La
description de la substance [du contenu] doit d on c consister
avan t to u t en un rapprochem en t de la langue au x autres
institutions sociales, et constituer le poin t de con ta ct entre
la linguistique et les autres branches de l ’an th ropologie
sociale *. C’est ainsi q u ’une m êm e « chose » physiqu e peut
recevoir des descriptions sém antiques bien différentes selon
la civilisation envisagée. Cela ne v a u t pas seulem ent pou r
les term es d ’ap préciation im m édiate, tels que « b on » ou
« m auvais », ni seulem ent p our les choses créées directem ent
par la civilisation, telles que « m aison », « chaise », « roi »,
mais aussi pou r les choses de la nature. N on seulem ent
« cheval », « chien », « m ontagne », « sapin », etc... seront

1. Das sprachliche Feld, dans N eue Jahrbücher fûr Wissenachaft a. Bildung.


10 (1934), pp. 428-449.
2. Par exem ple, la définition du cheva l dans un traité de zoologie, celle
de la m ontagne dans un traité de géographie physique, celle du sapin dans
un traité de botanique.
3. H jelm slev, dans les Prolegomena, pp. 32-36 et pp . 48-49, a donné une
analyse, in dépendan te de celles de Trier et de W h orf, du fait que les langues
sont des découpages différents de l’ expérience, des organisations dilférentes
de ce que les locuteurs saisissent dans le m onde.
46 L es problèm es théoriques de la traduction

définis différem m ent dans une société qui les connaît


(et les reconnaît) com m e indigènes, et dans telle autre
p ou r laquelle ils restent des phénom ènes étrangers —
ce qui n ’em pêche pas, on le sait bien, que la langues
dispose d ’un nom pou r les désigner, com m e par exem ple
le m ot russe pour l ’éléphant, slon. Mais l ’éléphant est quel­
que chose de bien différent pou r un H indou ou un A fricain
qui l ’utilise et le cultive, et, d ’autre part, pou r telle société
européenne ou am éricaine pou r laquelle l ’éléphant n ’existe
que com m e o b je t de curiosité, exposé dans un jardin
d ’acclim atation, et dans les cirques ou les ménageries,
et décrit dans les manuels de zoologie. L e « chien » recevra
une description sém antique to u t à fait différente chez les
Eskim os, où il est surtou t un animal de trait, chez les
Parses, où il est animal sacré, dans telle société hindoue, où
il est réprou vé com m e paria, et dans nos sociétés occi­
dentales dans lesquelles il est surtout l ’animal dom estique,
dressé pou r la chasse ou la v ig ila n ce 1 ».
Ces vues hum bold tiennes on t été redécou vertes indé­
pendam m ent, reform ulécs avec vigueur, actualisées sur­
tou t, par B . L. W h orf, qui leur a procuré l ’audience linguis­
tiqu e q u ’elles n ’avaient pas jusqu e-là, d ’abord en A m ériqu e,
puis en E urope m êm e par con trecou p. Quelle est cette
form ulation renouvelée, de ce qu ’on appelle aussi « l’h y p o­
thèse de S a p ir-W h orf1 2*»? W h orf pose que « tous les obser­
vateurs ne sont pas conduits à tirer, d ’une m êm e évidence
physique, la m êm e image de l ’univers, à m oins que l ’arrière-
plan linguistique de leur pensée ne soit similaire, ou ne
puisse être rendu similaire d ’une m anière ou de l ’a u tr e 8 ».
Selon lui, « le langage est [d on c] avan t to u t une classifi­
cation e t une réorganisation opérées sur le flux ininter­
rom pu de l ’expérience sensible, classification et réorgani­
sation qui on t pou r résultat une ordonnance particulière
du m o n d e ...4S.* ». L a m étaphore qui revient avec insis­

1. H jelm slev, La stratification, pp. 175-176.


2 . V o ir J. D. Carroll, Introduction à l ’ou vrage de W h orf cité ci-dessous,
p p . 27 et 29. Les tenants de la ■ Sém antique Générale • am éricaine v o n t Jus­
q u 'à parler de « l ’ hypothèse de Sapir, K orzybskl et W h orf » (cf. H nyakawa,
S. I., dans son Editorial au num éro spécial de 1a revue ETC, v o l. X V , n° 2
[1957-58], p . 84, n ote 2).
9, 4. W h orf, Langnaga, pp. 211, 55.
L es obstacles linguistiques 47
tance dans ses form ules, c ’est celle d ’un découpage [lo
segment the world, io segment the situation \ io dissecl
nature *, lo break up the flux o f expérience 8, lo chop up the
conlinuous spread and flow o f existence 4] ; découpage
opéré dans le fdm ininterrom pu de notre vision du m on de ;
mais découpage qui n ’est pas fait suivant les m êmes règles
e t qui ne dégage pas les m êmes unités dans des langues
différentes : « Chaque langue est un vaste systèm e de struc­
tures, différent de celui des autres [langues], dans lequel
son t ordonnées culturellem ent les form es et les catégories
par lesquelles l ’in dividu n on seulem ent com m unique, mais
aussi analyse la nature, ap erçoit ou néglige tel ou tel ty p e
de phénom ènes ou de relations, dans lesquelles il coule sa
façon de raisonner, et par lesquelles il construit l ’édifice de
sa connaissance du m onde 5. » E n fin de com p te, « nous dis­
séquons la nature suivant des lignes tracées d ’avan ce par
nos langues maternelles 6 ».
« L ’hypothèse de W h orf » pourrait être considérée sim ­
plem ent com m e une série de variation s sur les form ules
hum boldtiennes, et com m e la form e sous laquelle ces
form ules son t devenues familières à la linguistique am é­
ricaine, si W h orf n ’avait pas — à côté de ses én onciations
générales — puissam m ent éclairé le problèm e au m oyen
d ’analyses concrètes, m ultiples, sérieuses, originales, tirées
su rtout des langues am érindiennes. E n quelques p a g e s 7,
il fait toucher du d oig t com m en t le systèm e verbal en
hopi, avec ses neu f v o ix (intransitive, transitive, réflexive,
passive, sem i-passive, résultative, passive étendue, posses­
sive et cessative), puis ses neuf aspects (ponctu el, duratif,
segm entatif, ponctu el-segm entatif, in ceptif, progressif,
spatial, p rojectif et con tin uatif), organise forcém en t l ’expé­
rience du m on de du locu teu r h opi de telle sorte q u ’on
doive conclure que « l ’observateu r h opi con çoit les événe­
ments d ’une manière différente de celle d on t le ferait quel­
q u ’ un d on t la langue maternelle est l ’anglais 8 ». Saisis­
santes aussi son t les analyses de W h orf sur le jeu des
em plois de l ’in ceptif, du p rojectif et du futur pou r expri­
m er des événem ents qui tous « com m encent à être » ou 1

1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8. W h orf, Language, 55 et 162, 213 et 214, 239, 253,


252, 213, 50-5G, 101.
48 L es problèm es théoriques de la traduction

« com m encent à se faire », mais que la gram maire hopi


classe en trois catégories selon des critères inapparents :
commencer à écrire ou à respirer, etc..., ne requ ièrent pas
la même form e verbale que commencer à courir ou à reve­
nir, e tc ...; et commencer à tomber, ou à répandre, exigent
une autre form e verbale e n c o r e 1. Les exem ples q u ’il
propose aussi, de nom s com m e maison et autres, qui, en
nitinat, on t des duratifs au m êm e titre que des verbes
com m e courir 2; des nom s de lieux com m e chambre ou
pièce qui en hopi on t un com p ortem en t « adverbial »
(im possibilité de prendre la m arque du p ossessif)3; ou
des nom s indiqu an t les divisions du tem ps (été, m atin)
qui on t égalem ent un com portem en t adverbial et ne peu­
v en t prendre un dém onstratif, ni un cardinal, e t c ...4; des
nom s de nom bre, tou jou rs en hopi, qui con traign ent à
distinguer gram m aticalem ent l ’add ition de quantités
dans l’espace (dix hommes) de l ’ad dition de quantités
[imaginaires] dans le tem ps (dix jou rsJ 5 : autant de faits
qui justifient les énoncés whorfiens.
Cette idée, que chaque langue découpe dans le réel
des aspects différents (négligeant ce q u ’une autre langue
m et en relief, apercev ant ce q u ’une autre oublie), et q u ’elle
découpe aussi le m êm e réel en unités différentes (divisan t
ce q u ’une autre unit, unissant ce q u ’une autre divise,
en globant ce q u ’une autre exclu t, exclu ant ce q u ’ une
autre en globe), est devenue le bien com m un de toute la
linguistique actuelle. Quand M asson-Oursel, entre autres
philosophes, écrit que « chaque société a pou r logique les
raisonnem ents que lui inspire la syntaxe de son langage »
— et qu an d Marcel Cohen reprend cette affirm ation
pour préciser que « chaque peuple a la logiqu e que révèle
la syntaxe de son langage 6 », ils adm ettent, tous deux,
que les langues, malgré certaines apparences, n ’analysent
pas de la même manière une m êm e donnée ob jectiv e.
« Si A ristote avait été Dakota, disait déjà Mauthner, sa
logique aurait pris une form e to u t à fait différente 7. »
Cette phrase, qui eû t sem blé une boutade, ou un crime 1

1, 2 , 3, 4, B. W h o r f, o u v r . c il., p p . 72 -7 3 e t 104, 9 5 -9 6 , 199 à 206, 143, 139.


C. Fails linguistiques et faits de pensée, p . 398.
7. M a u th n er, F ., c ité p a r U llm a n n , Précis, p . 300.
L es obstacles linguistiques 49
de lèse-hum anité v o ici cinquante ans, c ’est une thèse
fo rt sérieuse au jou rd ’hui : « Les anciens Grecs, écrit B loom -
field, n 'étu dièren t que leur prop re lan gu e; ils considé­
rèrent com m e évid en t que la structure de cette langue
in carnait les form es universelles de la pensée hum aine ou ,
peut-être, de l ’ ordre du cosm os. E n con séqu ence, ils
firent des observations gram m aticales, mais les lim itèrent
à une seule langue, e t les form ulèrent en term es de ph ilo­
sophie L » E t Charles Serrus, essayant de dém ontrer q u ’il
n ’y a pas de parallélisme logico-gram m atical, apercevait
déjà qu e cette op in ion fausse proven ait de ce q u ’ « o n était
dupe d ’ une certaine m étaphysique spontan ée de la langue
g r e cq u e 8 ». E. B enveniste a fou rni sur ce poin t, finalem ent,
la dém onstration form elle de cette vu e en établissant que
les catégories logiques, telles q u ’A ristote les énon çait,
son t seulem ent la tran sposition, en term es de philosophie,
des catégories de langue propres au grec. Il dém ontre
m êm e que la con sidération des catégories gram m aticales
grecques (notam m en t des verbes mogens, et des parfaits)
perm et seule de com pren dre correctem en t « l ’être en p os­
ture » (il est couché, il est a ssis); et « l ’être en é ta t » (il
est chaussé, il est armé), — catégories logiqu es d o n t les histo­
riens de la philosophie se trou vaien t généralem ent em bar­
rassés, q u ’ils considéraient com m e épisodiques, logiqu e­
m en t p a rla n t3. B enveniste, avan t d 'en donner cette illus­
tration rem arquable, avait déjà form u lé la thèse en ces
term es : « On discerne, écrivait-il en 1952, que les catégo­
ries mentales et les lois de la pensée ne fon t, dans une large
mesure, que, refléter l ’organisation et la distribution des
catégories linguistiques 4. » E t encore : « Les variétés de
l ’expérience philosophique et spirituelle son t sous la dépen­
dance in con sciente d ’une classification qu e la langue
opère du seul fait q u ’elle est la langue et q u ’elle sym bolise. »
E n bref : « N ous pensons un univers que n otre langue a
d ’abord m odelé *. »
C’est désorm ais, sur ce poin t, l ’enseignem ent constan t. 5 4
3
2
1

1. Language, p. 5.
2. Le parallélisme, p. 386.
3. Benveniste, Catégories, pp. 419-429.
4. Benveniste, Tendances récentes, p. 133.
5. Id., ibid., pp . 134 et 133.
50 L es problèm es théoriques de la traduction

« L a structure linguistique que l ’individu reçoit de son


entourage est essentiellement responsable de la façon d on t
s’organise sa con ception du m o n d e 1 », écrit M artinet, au
terme d ’une analyse sur « l ’opp osition verbo-nom in ale ».
E t c ’est à la m êm e conclusion q u ’il arrive au term e de son
étu de sur « L ’A rbitraire linguistique et la dou ble articu­
lation » : « N ous mesurons ju s q u ’à quel p oin t c ’est la langue
qu e nous parlons qui déterm ine la vision que chacun de
nous a du m on de *. »

n i T ou tes ces citations ne son t pas d ’abord, ici, des


références, ni des autorités, ni des preuves. Elles essaient,
prem ièrem ent, de délim iter l ’étendue du règne de la thèse
en question dans le m onde linguistique. E t, deuxièm em ent,
par un rassem blem ent des nom s et des assertions, de faire
tou ch er du d oig t l ’im portance de cette thèse qui, sem blant
aller m aintenant de soi pou r tous les linguistes, n ’appelle
jam ais, quant au x problèm es théoriques de la traduction,
de longs com m entaires. Or cette thèse im plique à la lettre
(beaucoup plus radicalem ent que les critiques du chapitre
précédent relatives à la n otion de sens) la négation de
tou te possibilité de toute tradu ction : on m ettait alors en
cause la possibilité actuelle d ’accéder au x significations
des énoncés linguistiques — mais on postu lait l ’existence
de significations com m unes à tous les hom m es, im plici­
tem en t universelles, com m e l ’expérience d ’un m onde sup­
posé com m u n pou r tous les hom m es. Mais, m aintenant,
quelle est la situ ation? C’est parce que les significations
ne son t plus assurées d ’être universelles, q u ’elles ne sont
pas accessibles.

1. Une langue m et le signe égale entre certains m ots


(a, b, c, d,) et certains êtres, processus, qualités ou relations
(A , B , C, D,) :
a, b, c, d... = A , B , C, U ...

2. U ne autre langue m et le signe égale entre certains


autres m ots (a', b', c', d'...) et certains êtres, processus, 2
1

1. M a rtin et, L ’opposition verbo-nominale, p . 100.


2 . M a rtin et, L'arbitraire linguistique, p . 116.
L es obstacles linguistiques 51
qualités ou relations. Mais, cette fois-ci — m êm e lorsque
ces êtres, processus, qualités op relations se réfèrent aux
m êm es situations non-linguistiques, ou au x mêmes com ­
portem en ts non-linguistiques que A , B , C, D — si nous
acceptons la thèse hum boldtienne ou structurale, nous ne
pou von s plus jam ais être sûrs q u ’il s’agit bien des mêmes
êtres, processus, qualités et relations. N ous pou von s seu­
lem ent écrire, m aintenant, que :

a', b' c', d'... = A ', B ', C', D'...

3. N ou s n ’avons don c plus la possibilité de dém ontrer


logiquem ent l ’équivalence «traductionnelle » entre a, b, c, d...
et a', b', c ', d '...

iv Après avoir exploré l ’étendue des thèses linguis­


tiques qui, pour ainsi dire, anéantissent théoriqu em ent
toute possibilité de traduire — ou tou te possibilité de
ju stifier théoriquem ent, sur le plan de la linguistique,
la validité de cette opération traduisante pratique — il faut
exam iner les preuves apportées par la linguistique contem ­
poraine à l ’appui de ces thèses. Est-il vrai que nous pen­
sons dans un univers que notre langage a d ’abord m odelé?
Est-il vrai que nous ne v oy on s le m onde q u ’à travers les
verres déform ants d ’une langue particulière, de telle sorte
que les images différentes (de la m êm e réalité) que nous
obtenons dans chaque langue particulière, ne son t jam ais
exactem ent superposables? Est-il don c vrai, finalem ent,
que, quand nous parlons du m onde dans d eu x langues
différentes, nous ne parlons jam ais to u t à fait du m êm e
m on de, et que, par conséquent, la traduction n on seule­
m ent n ’est pas légitim e de l’une à l ’autre langue, mais
n ’est m atériellem ent pas possible scientifiquem en t par­
lan t? Ces conclusions, qui découlent pou rtant logiqu em ent
de tous les points de vu e cités, depuis W . v o n H u m bold t
ju sq u ’ à B enveniste, apparaissent tellem ent exorbitantes
q u ’il fau t encore une fois tâcher de bien illustrer la situa­
tion q u ’elles décrivent. D ’après la linguistique actuelle
unanime, c ’est celle-ci :
— supposons, dans l ’univers, un astre, une lune (im m o­
bile afin de sim plifier la com paraison) contem plée par les
52 L es problèm es théoriques de la traduction

habitan ts de quatre planètes différentes, l ’une, bleue,


au nadir de cette lu n e; l’ autre, rouge, à son zén ith ; une
troisièm e, jaune, à son ou est; une quatrièm e, blanche, à
son est. Quand les habitants de ces quatre m ondes parlent
de cette lune, ils ne parlent pas tou t à fait du m êm e astre,
q u ’ils éclairent eux-m êm es par réflexion de leur propre
lumière. Les habitan ts d e l ’étoile A d écrivent la dem i-
sphère A ' + A " (A ' le qu art de sphère, orangé; le qu art
de sphère A " , rose). C eux de l ’étoile B d écrivent la dem i-
sphère B ' + B " (B ', vert, B " bleu clair). Ceux de l ’étoile C,
la dem i-sphère A ' + B ' (A ' orangé, B ' vert). Ceux de l ’étoile
D, la dem i-sphère A " -(- B " ( A " rose, B " bleu clair).
A ucune de ces dem i-sphères ne coïncide avec aucune autre
en totalité (les habitants des étoiles A et C ne connaissent
en com m un que le qu art de sphère A ', et ainsi de suite...)

* ^ - rouge

— supposons que ces habitants n ’aient aucune n otion


d ’astronom ie (pas plus que ceu x de la planète Terre, en
général, n ’on t de n otion de linguistique), et réunissons-les :
ils ne savent pas q u ’ils ne parlent pas de la m êm e lune.
L a situation des diverses langues vis-à-vis du monde de
l’expérience humaine — suivan t la thèse hum boldtienne —
est exactem en t la m êm e : c ’est du m êm e o b je t q u ’elles
parlent, mais ce n ’est jam ais du m êm e p oin t de v u e ;
c ’est le m êm e m on de q u ’elles nom m ent, et pou rtan t ce
n ’est jam ais tou t à fait la m êm e expérience de ce m on de
L es obstacles linguistiques 53
q u ’elles exprim en t. On ne peu t pas traduire parce q u ’on
ne parle jam ais to u t à fait de la m êm e chose, m êm e qu an d
on parle du m êm e ob jet, dans deu x langues différentes.
E t c ’est beaucoup plus grave que la critique de la n otion
de sens : ici, m êm e si nous adm ettons, malgré B loom lield
ou H jelm slev, que dans chaque langue nous atteignons
une certaine quantité de la substance du contenu qui se
trou v e associée à une form e linguistique, et n on cette
substance tou t entière, nous ne pou von s jam ais être sûrs
que c ’est la m êm e fraction de la substance de ce contenu
pou r deux langues différentes.

v Les preuves linguistiques de la justesse de cette


façon de v oir peuvent être de deux sortes : ou des preuves
générales, d ’ordre logique et th éoriqu e; ou des preuves
particulières, d ’ordre pratiqu e, des exem ples. Ces deux
espèces de preuves on t été présentées.
C’est peut-être chez Harris q u ’on trou v e le m eilleur
classem ent des preuves de la première espèce. Il servira
de cadre, ici, pou r la présentation des exem ples.
Harris part de sa position propre : il y a dans les langues
des structures distributionnelles, c ’est-à-dire des régula­
rités analysables, quant au x places où ch aque élém ent
d ’une langue peu t apparaître dans le discours, par rap p ort
à tous les autres élém ents de cette langue. C om pte tenu des
réserves déjà faites eu égard à la description des langues
q u ’on peut tirer de cette analyse, on peu t adm ettre avec
H arris que ces structures (distributionnelles) son t indis­
cu tablem ent présentes dans les langues. Ainsi l ’élém ent
able ne peut jam ais suivre des élém ents com m e hier,
aujourd’hui, demain, dessus, dessous, etc... mais selon cer­
taines règles, il p eu t suivre le prem ier des élém ents dans
des form es com m e trou-er, perc - er, gouvern - er etc...
C’est à partir de telles observations que Harris se dem ande,
ensuite, quelle espèce de réalité on t ces structures linguis­
tiques distributionnelles, et n ota m m en t « si la structure
distributionnelle existe dans le locu teu r com m e un sys­
tème parallèle de com portem en ts linguistiques et de pro­
du ctivité [linguistique] *. »1

1. Harris, Dislribulional structure, p . 151, n ote 11.


54 L es problèm es théoriques de la traduction

Il prétend, d ’ailleurs, qu e « ceci est to u t & fait différent


de la supposition discutable, faite à m aintès reprises,
que les catégories du langage déterm inent les catégories
de la percep tion des sujets parlants, su pposition qu i [...]
n ’est pas sérieusement contrôla ble ta n t que nous n ’avons
pas plus de connaissances sur les catégories de la percep­
tion chez les h o m m e s1 ». C'est-à-dire q u ’il refuse com m e
p oin t de dép art de Bon analyse, la thèse selon laquelle,
su ivant une autre form ule de W h orf, nous v o y o n s le
m on de de la manière qu e notre langage nous d it de le
v oir.
Mais en fait, il est bien sur le m êm e terrain de discus­
sion : la question q u ’il se pose est bien de savoir si la
structure du langage ne refléterait pas autom atiquem ent
la structure de l’univers — ou p lu tôt, de dém ontrér q u ’il
n ’en est pas ainsi p ou r trois sortes de raisons.
L a première, c ’est la constatation de ce fait : que des
langues différentes exprim ent par des structures linguis­
tiques différentes un m êm e fait physique invariable. Ceci
prouve, d it Harris, qu e « la structure de telle ou telle langue
ne se conform é pas, à beaucoup d ’égards, à la structure
du inonde physique [...] c ’est-à-dire à la structure de l ’ex p é­
rience ob jectiv e d ’où nous tirons vraisem blablem ent nos
sig n ification s1 ».
Quelques exem ples très simples suffisent à m ontrer
qu e H arris (après beaucoup d ’autres linguistes) a raison :
a) Si l ’on adm et dans l ’univers une structure causale,
ainsi q u ’une structure tem porelle, on adm et une situation
dans laquelle un agent, Pierre, p rod u it un certain acte,
battre, d on t l ’o b je t s’appelle Paul. On peut adm ettre aussi
qu e le reflet linguistique « logique » (où la succession des
term es est censée reproduire la logique et la chronologie),
ce serait Pierre bat Paul. Or, il existe, on le sait, Côte à
Côte avec la structure française, des structures latines
totalem en t con tradictoires : Paulum Peirus caedit, Pelrus
Paulum caedit, Paulum caedit Pelrus, etc...
b) Si l ’on adm et, de plus, dans l ’univers Une structure
m odale (rép on dant à la question com m en t? posée sur
1. Harris, art. cit., p. 151, n ote 11.
2. ld., ibid., ou vr. cit., p . 151. V o ir aussi : Buyssens, Langue et pentie,
dans Revue de eoeiologie, Bruxelles, n ° 2 ,1 9 6 0 , pp . 23 et ss.
L es obstacles linguistiques 55
l'a ction ) la phrase suivante paraît bien refléter la structure
de l ’expérience ob jectiv e : il traversa la rivière à la nage1.
Mais l ’anglais décrit la m êm e situation, con ten an t les
mêm es structures de la m êm e expérience ob jectiv e, en
disant : H e swam across the river. L e découpage de l ’ex p é­
rience est devenu to u t autre. L ’agent et l ’o b je t dem eurent
bien les m êmes, mais l’action regardée, la m êm e dans le
m on de de l ’expérience, n ’est pas la m êm e dans l ’analyse
linguistique : en français, traverser; lo swim en anglais.
L e verbe français s ’intéresse à l ’aspect de l ’opération com m e
déplacem en t dans l’espace (traverser, monter, descendre,
longer, contourner, suivre, etc...). L ’anglais s’intéresse à
l ’aspect m oteur, ou technique de la m êm e opération (lo
swim, lo walk, to run, lo jum p, io ride, etc...). Ce que le
français considère com m e une m odalité de l ’action de
traverser (à la nage, et non pas à gué, à cheval, ou d’un
bond), l ’anglais le considère com m e l ’action par excellence.
Inversem ent, l ’action par excellence du français, traverser,
ne devient, pou r l’anglais, q u ’un aspect secondaire (across,
along, around, etc...) de l ’opération lo swim. C om m ent
décider laquelle des d eu x structures linguistiques reflète
plus exactem en t la structure de l ’expérien ce ob jectiv e?
(E t p eu t-on — c ’est n otre problèm e — affirmer que l ’une
traduit l ’autre to u t entière?).
L e p oin t de vu e de Harris, à l ’égard d ’observations de
ce genre, est que « tou t ceci ne v eu t pas dire q u ’il n ’y ait
pas largem ent in terconnexion entre langage et significa­
tion , dans tou s les sens possibles de ce m o t 2 »; mais,
ajou te-t-il aussitôt, « ce n ’est pas une relation u nivoqu e
entre structure m orphologique et quelque chose d ’autre.
Ce n ’est m êm e pas une relation u nivoque entre le v o ca b u ­
laire et une classification de signification indépendan te,
quelle q u ’elle soit 3 ». « Il n 'existe pas de structure des
significations, qui soit connaissable de manière indépen­
dante [du langage], et qui soit exactem en t parallèle à la
structure linguistique 4. » « Dans la mesure, écrit encore
1. Cet exem ple est prop osé par V in a y et Darbelnet, Stylistique comparée,
p . 56. V oir dans Buyssens, art. cit., p. 28, l'ex em p le de l'ekpresalon : « Le
soleil se lève >, déjà signalée par Jakobson, dans Linguislic aspects, p. 234.
2. Harris, art. cit., p. 151.
3 . Jd., ibid., p p . 151-15 2.
4. Id.. ibid.fp. 152.
56 L es problèm es théoriques de la traduction

Harris, où une structure form elle [distributionnelle] peut


être découverte dans le discours, elle est en correspon­
dance, d ’une manière ou de l’autre, av ec la substance de
ce qui est d i t 1 »; c ’est-à-dire que nous com pren ons ce
q u ’on nous d it dans les langues que nous connaissons. Mais,
ajou te-t-il, « ceci n ’est pas la m êm e chose qu e de dire que
la structure distributionnelle du langage (ph on ologie,
m orph ologie, et, au m ieux, une petite partie de la structure
du discours) reflète d'u n e manière bi-u n ivoqu e une struc­
ture des significations qui soit observable indépendam m ent
du langage * ». Harris a raison : he swam across lhe river
est lié dans notre esprit à une signification (si nous savons
l ’anglais), mais ce n ’est pas la m êm e chose que de préten­
dre que la structure linguistique : he swam across the river
reflète exactem en t la structure physique de l’opération
q u ’elle dénote : le fait que la structure française (il tra­
versa la rivière à la nage) existe à côté de l'anglaise, assez
différente, est au m oins l ’indice du contraire.
C ’est su rtout sur ce poin t que la linguistique, et la
pratique des traducteurs, fourm illent d ’exem ples. Mais
H arris expose, ensuite, une seconde raison p ou r app u yer
la thèse hum boldtien ne, selon laquelle les langues ne
reflètent pas la m êm e expérience du m êm e m on de o b je ctif
unique pou r tou s les humains. C ’est ce fait q u ’un m êm e
individu d on t l ’expérience du m onde [ c ’est-à-dire le stock
de significations connues, ou acquises] s’accroît et change
au cours des années, garde sensiblem ent le m êm e langage *.
Ce secon d fait ten d à prou ver que la structure du langage
ne se con form e pas à la structure de l ’expérience o b je ctiv e :
nous pou von s changer, et nous changeons effectivem ent
plusieurs fois, de notre naissance à notre m ort, dans notre
façon d ’organiser ce que nous savons sur le m on de, parce
que ce que nous savons sur le m on de s’a ccroît et change.
Harris attirait d ’abord notre atten tion ju stem en t sur le
fait q u ’une structure physiqu e identique était exprim ée
par des structures linguistiques différentes. Il souligne,
m aintenant, le fait que des structures physiques différentes
(qu an t au niveau de la connaissance qu e nous en avons)
1. H arris, art. c lt ., p . 152.
2. Id., ibld., p . 1 5 2 .
3. Id., Ibid., p . 1 5 1 .
L es obstacles linguistiques 57
son t exprim ées par une structure linguistique inchangée :
le p etit enfant de six ans qui disait : il tonne, il éclaire,
il va faire un orage, devenu savant m étéorologiste, expri­
mera par les mêmes m ots, dans la v ie qu otidienne, les
m êmes phénom ènes, don t il a m aintenant une connais­
sance ob jectiv e infinim ent plus étendue. Cette im m obilité
des structures linguistiques par rapport à la m obilité
des structures qui organisent notre connaissance du
m on de tou jou rs en m ouvem ent, dev ien t plus sensible
encore quand on exam ine, non pas l ’expérience du m on de
dans le langage d ’un m êm e in dividu, mais dans celui d ’une
com m unau té linguistique. T ous les Allem ands savent,
a u jou rd ’hui, que la baleine n ’est pas un poisson, mais ils
continuent de la nom m er der Walfisch. T ous les Français
savent que les chéiroptères de nos régions n ’on t rien de
com m un, zoolog iquem en t, avec nos petits rongeurs, mais
ils continuent à les nom m er chauves-souris, tandis que
l ’A nglais n ’a jam ais inclus de relation linguistique [c ’est-à-
dire originellem ent conceptuelle] entre la souris [mouse]
et la chauve-souris [6af] : exem ples qui reconfirm ent, de
plus, l ’absence de corrélations entre structure de l ’expé­
rience ob jectiv e et structure linguistique.
E nfin, Harris invite à bien considérer le fait q u ’ un
individu ne peut pas tou jou rs s’exprim er, ne peut pas
tou jou rs exprim er une idée ou un sentim ent q u ’il éprouve,
dans son propre langage. (« P ourquoi nous arrive-t-il si
sou ven t de ne pas savoir dire tou t ce que nous voulons,
ou d ’avoir l ’im pression d ’avoir très m al d it ce que nous
pensions? » dem andait déjà Serrus, en 1933, avec la m êm e
in te n tio n )1. Ce fait m ontre égalem ent « que la structure
du langage ne se conform e pas nécessairement à la structure
de l ’expérien ce su bjectiv e, du m onde su bjectif des signi­
fications * ». Ces trois séries de raisons peuvent être jugées
com m e étant de valeur inégale, mais elles son t toutes
valables.

vi La linguistique actuelle a raison. M anifestement,


les structures de l ’univers son t loin d ’être reflétées, m éca­
niquem ent, c ’est-à-dire logiquem ent, dans des structures
1. Serrus, Le parallélisme, p. 39.
2. Harris, art. cit., p. 161.
58 L es problèm es théoriques de la traduction

universelles du lahgàgé. Il est pleinem ent ju stifié d ’inclure,


dans un enseignem ent de la linguistique générale, com m e
une chose adm ise, a u jou rd ’hui, par tou s les linguistes, la
thèse suivante : « A ch aque langue correspond une orga­
nisation particulière des données de l ’expérience [...].
U ne langue est un instrum ent de com m u n ication selon
lequel l ’expérience humaine s ’analyse différemment dans
chaque co m m u n a u té l. »
Les problèm es théoriques de la tradu ction ne peu ven t
être com pris, et peut-être résolus, que si l ’on accepte — au
lieu de les éluder, de les nier, voire de les ignorer — ces
faits apparem m ent destructeurs de tou te possibilité de
traduire.

1. M artinet, Éléments, pp. 16 et 26.


CHAPITRE V

L 'a ctivité traduisante


et la m u ltip licité des civilisation s

i L a linguistique interne la plus récente amène d on c


à prendre conscience du fait qu e ch aque langue découpe
dans le m êm e réel des aspects différents ; qu e c ’est notre
langue qui organise notre vision de l ’univers; qu e nous
ne v o y o n s littéralem ent de celu i-ci que ce que n otre langue
nous en m on tre, avec toutes les conséquences qu e ces thèses
im pliq uent en ce qui concerne une théorie de la traduction.
Mais la linguistique externe — qui recou rt à la socio­
logie com m e science auxiliaire — ajou te à celles de la
linguistique interne d ’autres raisons de m ettre en cause
la légitim ité, de m êm e que la validité, de l ’opération tra­
duisante. N on seulem ent la m êm e expérience du m on de
s ’analyse différem m ent dans des langues différentes, mais
l ’anth ropologie culturelle et l ’ethnologie am ènent à pensër
que (dans des limites à déterm iner) ce n ’est pas tou jou rs
le m êm e m on de q u ’exprim en t des structures linguis­
tiqu es différentes. On adm et, au jou rd ’hui, q u 'il y a des
« cultures » (ou des « civilisations ») profon d ém en t diffé­
rentes, qui con stitu en t n on pas autant de « visions du
m on de » différentes, m ais autant de « m ondes » réels diffé­
rents. E t la question s’est posée de savoir si ces m ondes
p rofon d ém en t hétérogènes se com prennen t ou p eu ven t
se com pren dre (c ’est-à-dire aussi se tradu ire); de savoir,
com m e on l ’a d it en résum ant et con fon d an t to u t un cou ­
ran t de pensée an th ropologiqu e et eth nologique avec le
cou ran t h um boldtien, si « en profondeur, chaque civili­
sation est im pénétrable pou r les a u tre s1 ».
1. M alraux, A ., La Vote royale. Lee Noyere de l'Altenbarg répètent la
m êm e thèse : « Les état9 psychiques successifs de l'hu m anité son t Irréducti­
blem en t différents. >
60 L es problèm es théoriques de la traduction

ii L ’existence de ces obstacles à la traduction, qui


proviennent de la différence des « m ondes » réels exprim és
par des langues différentes, n ’a jam ais été dém ontrée
spécifiqu em ent, c ’est-à-dire séparém ent. L a plu part des
travau x qui traitent cette question con fon d en t les obstacles
qu i prov iennen t des façons différentes d ’exprim er le
m êm e m on de, et les obstacles qui proviennen t des façon s
de nom m er des « m ondes » de l ’expérience humaine entiè­
rem ent étrangers les uns au x autres.
C’est le cas pou r K orzybski qui a proposé, sous le nom
discuté de Sémantique générale, l ’étu de des différences
profondes entre les structures du langage et les structures
de la pensée; puis l ’étu de des influences réciproques entre
langage et pensée ; puis encore l ’étude des relations totales
entre langage et co m p o rte m e n tl . C’est le cas p ou r W h orf
don t, nous l ’avon s v u , la thèse centrale est q u ’il existe,
dans les structures de la pensée des hom m es, certaines
différences profon des, qui séparent la culture occiden tale
e t les cultures exotiques : mais il hésite, et cherche la
raison de ces différences, ta n tô t dans l'infrastructure
économ ico-sociale des pop ulations *, ta n tôt dans la pensée
elle-même®, ta n tôt dans la langue in form an t la pensée,
com m e les analyses du chapitre précéd ent l ’on t m ontré.
C’est le cas aussi p ou r G. L . Trager, condisciple et con ti­
nuateur de W h orf, qui, sous le term e discutable de méla-
linguisiique, propose la mise en évidence des corrélations
fa it à fait e t structure à structure, existant entre une
langue et les autres « systèm es culturels » q u ’elle exprim e,
tels que la religion, le droit, mais aussi l’organisation
sociale con crète, m ais aussi tou te la technologie la plus
m atérielle14. C’est le cas, égalem ent, p ou r V in ay et D ar-
3
2
belnet, qui, sous le n om de divergences m étalinguistiques,
en globen t à la fois l ’étude des découpages différents de
la m êm e réalité (par exem ple la nom ination, différente

1. V oir, parm i le9 form ulations les plus récentes : Fishm an, J . A ., A loyal
Opposition View, dans E T C , X I I I , 1956, pp. 225-232; et le num éro spécial
d e ce tte r e v u e Bur L'inlerprêtation el la communication inlerculturelle, ETC,
X V *, 1958, nota m m ent pp. 83-86.
2. N otam m en t, à plusieurs reprises, dans son article : The relation of
habituai thoughl and behaviour lo language (ouvrage cité, pp. 134-159).
3. Id., Ibid., p p . 57 e t ss.
4. V o ir The field of linguislics, S .I.L ., Occasional papers, n ° 1, 1949.
L es obstacles linguistiques 61
selon les langues, de zones différem m ent découpées et
apparentées dans le m êm e spectre physique de la lumière
solaire), et l ’étude des difficultés nées du fait que les choses
à traduire dans une langue n ’existent pas dans la culture
correspondante à cette langue, et ne s ’y trou ven t d on c
pas nom m ées (par exem ple, le fait q u ’en Angleterre un
père embrassera sa fille sur les lèvres au retour d ’un lon g
v oy a g e ne peut être rendu m o t à m ot dans la langue fran­
çaise où la chose avec cette signification n ’existe pas).
C’est le cas, enfin, pou r E . N ida, d on t la tentative nous
servira de tram e, parce q u ’elle est, ju sq u ’ici, l ’une des
plus riches en exem ples, et la plus sy stém a tiq u e1. L ui
n on plus, dans son énum ération des problèm es de tra­
du ction qui naissent du passage d ’un « m on de ethno­
graphique » à un autre, ne distingue pas les difficultés
qui proviennen t d ’une façon différente de regarder, e t
de nom m er la m êm e réalité (com m en t traduire un juger
ment de divorce, en toton aqu e, langue d ’une population
chez qui le divorce existe?),2, d 'a v ec les difficultés qui pro­
viennent de la nécessité de décrire dans une langue un
m on de différent de celui q u ’elle décrit ordinairem ent.
(C om m ent traduire la parabole évangélique du b on grain
e t de l ’ivraie, com m en t faire com pren dre le com p orte­
m en t du semeur, dans une civilisation d ’ in diens du désert
où l ’o n ne sème pas à la volée, mais où chaque graine est
individuellem ent déposée dans un trou du sable, protégée
heure après heure des insectes, des rongeurs, des pluies,
des ven ts et des froids, par un com portem en t qui rappelle
invinciblem en t, p ou r nou s, celui du garde-m alade ou de
l ’éleveur de jeunes an im au x de prix, beaucoup plus que
celui de l ’agriculteur ou m êm e du jardinier®?)

n i N ida classe les problèm es posés par la recherche


des équivalences — lors du passage d ’un m onde culturel
à un autre au cours d ’ une traduction — selon cin q
dom aines : l’écologie, la culture m atérielle (toutes les
1. N ida, Linguisties and elhnologg in translation problème, p p . 194-208.
2 . Selon N ida, al on traduit • ju gem en t de d iv orce » ( bill o/ divorce ment)
par une expression totonaqu e du ty p e : letter staling thaï lhe man is leaving
his mi/e, 'on n ’ en] rend pas l’ aspect légal. Il fau t une expression qu i décalque
la procédure adm inistrative : lo hâve one's name erased.
3. V o ir Talayesva, Soleil hopi, Paris, P lon, s. d. [1959].
&î L es problèm es théoriques de la traduction

technologies au sens large» toutes les prises de l ’hom m e


sur le inonde au m oyen d ’outils, d 'action s matérielles),
la culture sociale, la culture religieuse 1 e t la culture
lin g u istiqu e1
23
.
*
Dans le dom aine de l’écologie, N ida n ’a pas de peine
à faire tou ch er du doigt, par des exem ples saisissants,
com bien notre planète unique, y com pris sa géographie
la plus générale, est loin de n ’offrir que des con cepts
universels. C om m en t traduire en m aya, dit-il (en pleine
zone tropicale à deu x saisons, la sèche, e t l’hum ide), la
notion de nos quatre saisons différenciées to u t autrem ent
par rapp ort aux tem pératures, au x précipitations, au x
cycles de v égéta tion ? C om m ent traduire en m aya figuier:
le pays n ’en a q u ’une espèce, sauvage et sans fru it? T ra­
d u it-on vraim en t vigne qu an d on substitue à cette n otion
tel m o t désignant une plante qui ressemble à la vigne
botan iquem en t, mais qui n ’est pas cu ltivée, et ne donne
pas de fruit non plus? C om m en t traduire désert dans la
forêt sub-équatoriale am azonienne? C om m ent traduire
montagne pour les Indiens de la péninsule absolum ent
plate du Y u catan , d on t l ’ém inence la plus haute attein t
30 m ètres? Com m ent, poursuit N ida, traduire rivière ou
lac pou r des peuplades qui n ’on t aucune expérience de
ces réalités? L ’histoire de la tradu ction fourm ille d ’exem ples
analogues : ils illustrent, mais en sens inverse, le v ieu x
d it d ’É tienne D olet, lequel en faisait la prem ière loi de
to u t art de traduire : « E n prem ier lieu, il fau lt que le
traducteur entende parfaitem ent le sens e t m atière de
l ’autheur q u ’il t r a d u it8. # L e tradu cteu r est vain cu si
l ’assem blage des m ots q u ’il p rod u it (par exem ple, en

1. On lui accordera m oins de place ici : son im portan ce est justifiée, chez
N ida, par son expérience e t par son o b je ctif, la trad uction de la Bible en
tou tes langues. On préférera considérer u n dom aine de plus d'exten sion ,
la culture idéologique, l'ensem ble de tou tes les idées que les hom m es d 'u n
m onde donné se fo n t sur ce m onde.
2. Les problèm es linguistiques de la trad uction , rapid em en t oxam inés
par N ida dans son article, sont ceu x qu e l'o n a ren contrés ici dans les chapitres
précédents. Nida, lui-m êm e, est reven u de façon plus étendue sur ces pro­
blèm es dans l'ou vrage collectif de R euben A . Brow er, On Translation, avec
son article Principles of translation as exemplifltd bg Bible translating,
p p . 11-31. Sous une term inologie différente, avec une classification m oins
nette, 11 a b ou tit a u x mêm es règles pragm atiques que V ln a y et Darbelnet.
3. U ne réédition récente, accessible, de son texte se trouve dans la revue
Babel, vol. I, 1955, n° 1, pp . 18-19.
L es obstacles linguistiques 63
maya, N ida peut traduire montagne, dit-il, par : une grande
colline haute de 3 000 p ied s; rivière, par : eau cou lan te;
lac, au m oyen de : vaste étendue d ’eau), si l ’assem blage
de ces m ots ne fait pas sens p ou r l ’individu m ay a? Les
exem ples de N ida son t m oins précieux par leur nouveau té
que parce q u ’ils obligent à bien prendre conscience de
ce fait : en m êm e tem ps q u ’on fait passer des énoncés
dans l ’expérience linguistique m aya, il fau t faire passer
aussi, au m oins, l ’im age ou la représentation (des choses
énoncées) dans l 'expérience du monde m aya 1. Cette com m u ­
nication de l ’expérience du m onde s’avère im possible dans
certains cas : sur notre planète, il y a divers m ondes
de l ’expérience, que les ethnologues on t pris l ’habitude
de nom m er des « cultures ».

iv La culture m atérielle accentue la cou pure entre


ces m ondes, par toutes les différences entre les m odes de
vie m atérielle (avec les technologies correspondan tes).
Quand il s’agit de traduire la B ible dans les langues de
l ’A m érique centrale, l’agriculture offre déjà m ille pièges,
com m e celui de la vigne (pour lequel il fau drait chercher
des équivalents non pas botaniques mais alim entaires);
du froment sou ven t inconnu. L a n otion de semeur est
inaccessible à des pop ulations entières; et, d it N id a,
« seules des explication s considérables parviendront à
con vaincre l ’ Indien que le semeur de la parabole fameuse
n ’était pas com plètem en t fou 1 2 ». C om m en t faire aussi,
non pas m êm e p ou r traduire les m ots porte e t ville, mais
la n otion des portes de la ville, à des populations qui ne
connaissent que le cam pem en t nom ade ou sem i-nom ade?
L à aussi, les exem ples de N ida son t m oins n ou veau x
que frappants parce q u ’ils son t vraim en t des cas-lim ites
qui, dans la réflexion traditionnelle, étaient écartés com m e
m argin au x; relégués presque, dans la zone des paradoxes,
av ec le systèm e attribué par la bouffon nerie de Sw ift

1. C e lle dissociation des deu x operations de transfert que recouvre toute


trad uction, l ’ op ération qui in troduit les choses, et l'op éra tio n qu i In troduit les
nom s, est apparente dans certains ca s à l ’intérieur d'u n e m êm e langue : le
p etit Fran çais de six anB, né au Caire, a l ’ expérience linguistique du m o t
neige, m ais la prem ière fols q u ’il v o it de la neige en France, 11 ne sait pas ce
que c'est.
2. N ida, art. cité, p. 198.
64 L es problèm es théoriques de la traduction

à la grande académ ie de L agado. Systèm e parad oxal


qu i constituait, d ’ailleurs, la solution correcte du problèm e
parad oxal : < Il suffirait, d it Swift, de porter sur soi les
choses nécessaires p ou r exprim er ce qui pourrait se rap­
porter à l ’affaire d on t on aurait à parler. L ’usage d ’un
ou d eu x dom estiques porteurs de paquets serait recom ­
m andé p ou r les conversations d ’une heure; qu an t aux
petits entretiens, un certain nom bre de m atériau x dans
les poches ou sous les bras pourrait conven ir. U n autre
avantage de cette in vention était q u ’elle p ou v a it tendre
à l ’établissem ent d ’une langue universelle; tout au moins
entre nations civilisées dont les marchandises ou les usten­
siles sont généralement de même nature. »
A v a n t de quitter le dom aine de la culture matérielle,
il fau t souligner que cette n otion de m ondes culturels
étrangers les uns au x autres (et seulem ent parce q u ’ils
son t constitués sur des technologies différentes) ne doit
pas être restreinte au x civilisations n ettem en t hétéro­
gènes, telles que la biblique d ’une part, et la m aya d ’autre
part. L a présence, dans une grande langue de civilisation,
com m e le français ; de termes étrangers désignant les
choses étrangères à la « culture » française (au sens eth n o­
graphique du m ot) — com m e yard, ou versle, ou stade;
o u gallon; dollar, ou mark ou rouble; ou troïka, iélègue,
etc. — cette présence indique déjà q u ’à l’intérieur d ’une
m êm e civilisation, les cultures matérielles ne se recou­
vren t, e t d on c ne se traduisent pas exactem ent. L ’analyse
poursuivie dans ce sens, — du p oin t de vu e du problèm e
de la traduction, — m ontre q u ’à l ’intérieur d ’une m êm e
grande civilisation, l ’européenne, au xix® siècle, par
ex em ple, il existe des m ondes culturels partiellem ent
séparés par leurs cultures m atérielles elles-mêmes. Il
suffit de passer de France en Sardaigne p ou r être em bar­
rassé par la tradu ction de dizaines de m ots, com m e orbace,
par exem ple. Ce m ot désigne un tissu de laine de m ou ton
sarde, tissé de la m êm e manière depuis des tem ps q u ’on
croit im m ém oriaux, tou jou rs selon les mêm es m éthodes
rudim entaires, d on t la chaîne est tou jou rs faite d ’ un
m êm e n om bre de fils tordus à droite, et la tram e d ’un
m êm e nom bre de fils (par unité de longueur) tordus à
g au ch e; tissu, de plus, soumis à un foulonnage au m arteau,
L es obstacles linguistiques 65
puis au pied nu. Le m ot ne figure pas dans les grands
lexiqu es du x i x e siècle, bien que les voyageu rs en aient
parlé, bien que Yorbace soit, encore au jou rd ’hui, très
recherché par la marine anglaise, pour son im perm éa­
bilité. On pourra récuser les exem ples sardes, en allé­
guant q u ’il s ’agit là d ’une civilisation très archaïque,
ayan t survécu plus de deu x millénaires isolée dans une
île, incluse dans la nôtre com m e un corps presque aussi
étranger que la civilisation hopi dans celle des É tats-
Unis. Mais il suffit de passer de la France à l ’ Italie pour
apercevoir aussi que presque tous les nom s de from ages,
par exem ple ( bucherato, marzolino, stracchino, cacioca-
vallo, pecorino...) résistent à la traduction pou r la m êm e
raison, com m e le prou ven t inversem ent parmesan, gor­
gonzola, provolone : il faut que le m ot italien passe en fran­
çais qu an d la chose italienne passe en France.
Il suffit d ’étudier les nom s du pain dans la région d ’A ix -
en-P rovence, en 1959, pour vérifier que la simple culture
matérielle, — à l ’intérieur d ’une m êm e grande civilisa­
tion , — peut op poser à la traduction des difficultés consi­
dérables (que dissimulent, dans les cas v oyan ts, com m e
celui de parmesan, par exem ple, les em prunts ou les calques
linguistiques. Les em prunts existants, exceptionnels, m as­
qu en t le fait norm al : on ne peut pas toujours et tou t
em prunter, ni calquer).
E n effet, cette nom enclature du pain ne com porte
pas m oins d ’une cinquantaine de m ots : la baguette (et
la baguette sur plaque), le boulot, la chenille (à La Ciotat),
le chemin de fer (à Saint-Cham as), le coupé, la couronne,
Yépi, le fendu (le petit, le gros ou le grand), le fil de fer
(à Saint-Cham as), la ficelle, la flûte (l’ ordinaire, la longue,
la ronde, la cou pée), la fougasse, le fuseau, la fusée (ces
deux derniers ne son t pas synonym es), le gressin, le gri-
chon (à Serres), le kilomètre (à L a Ciotat), le longuet,
la main, le marseillais, le pain d’A ix, le pain de mie, le
pain mousseline (à L a C iotat), le restaurant (et le restau­
rant sur plaque, le restaurant m oulé, le restaurant au
ciseau ou charleslon), la rosace, le roulé, le saucisson, le
seiglon (à Marseille), la tête d’A ix, la tière, la tresse, la
torsade, le tordu, la tomate. Ce ne son t pas des créations
passagères im agées, plus ou m oins personnelles, instables,
66 L es problèm es théoriques de la traduction

qui ressortiraient plus à l’expressivité stylistique q u ’ à la


lexicologie ; ce ne sont pas non plus des term es techniques
d ’un argot de boulange, en ce sens q u ’ils d ébord en t l’usage
des boulangers eu x-m êm es, et que tous on t été recueillis
dans la clientèle 1. T ou s ces termes correspondent à des
« ob jets » différents, soit par la m atière (farine ordinaire,
ou pâtissière), soit par le poids, soit par la panification
(levure ou levain), soit par la cuisson (fou r ou v ert : croûte
terne à tons blan cs; fou r fermé : croûte lustrée à tons
dorés), soit su rtout par la form e et l ’asp ect en com b i­
naison avec les caractéristiques précédentes. Il suffirait
q u ’un rom an français de quelque valeur eû t pou r cadre un
milieu de boulangerie dans cette région, pour vérifier com bien
la tradu ction de ces termes en anglais, ou m êm e en italien,
pose de problèm es insolubles, m oins v oyan ts mais aussi
extrêm es que ceux de N ida sur la nom in ation en langue m aya
de choses qui n ’ex istent pas dans la civilisation m aya.
Com m e le m oindre dép lacem ent dans l ’espace, tou t
déplacem en t dans le tem ps, m êm e de peu d ’am plitude,
à l ’intérieur d ’une m êm e grande civilisation, donnerait
des exem ples analogues : d ’il y a un siècle à au jou rd ’hui,
et sou ven t m oins, les nom s des boissons, par exem ple
(il suffit de considérer celles qui sont nom m ées dans l ’Assom -
mçir), les nom s des danses, les nom s des tissus et des
vêtem ents posent au traducteur (et m êm e au lecteur)
des problèm es aussi com plexes que ceu x qui son t posés
par la translation des notions propres à une civilisation
dans la ou les langues d ’une autre, parce que les choses
ne sont plus les mêmes.

v On imagine aisém ent que la culture sociale, don t


les nom inations ne reposent pas m êm e sur des ob jets
concrets, dém ontre encore m ieux l ’im perm éabilité des
civilisations : com m en t, d it N ida, traduire frère et sœur
en m aya, lorsque cette langue n ’a pas de m ots pou r l ’exten­
sion de ces notions chez nous, mais des termes distincts
pou r frère plus jeune, et frère plus âgé? Com m ent, d ’une

1. N euf de ces termes : boulot, roulé, saucisson, coupé, fougasse, baguette,


fendu, tête, ficelle, figurent dans les arrêtés préfectoraux fixant le prix du pain.
Six autres : flûte, flûte longue, longuet, fuseau, couronne, main, figurent, en
outre, au tarif syndica l des ouvriers boulangers.
L es obstacles linguistiques 67
façon plus générale, traduire les termes in diquant la
parenté, pour des civilisations d on t la famille n ’a pas du
to u t la m êm e structure que la n ôtre? Com m ent, sans
aller plus loin que le simple exem ple latin, traduire les
term es avunculus et patruus, qui distinguaient l ’oncle-
frère de la mère et l’oncle-frère du père, amila et maler-
lera, qui distinguaient la tan te-sœ ur du père et la tante-
sœ ur de la mère, avec le plein sens que ces termes avaient
dans la structure juridique et sociale, et, par con séqu ent,
dans la vie pratiqu e? C om m en t traduire les « gens du
peuple » dans une civilisation qui n ’a pas la m êm e struc­
ture de classes sociales, ou de castes, que la nôtre ou celle
des H ébreu x? C om m ent traduire, avec toutes ses im pli­
cation s signifiées, l’exem ple de l’hom m e qui porte une
cruche d ’eau, dans une culture sociale où ce travail est
im pensable pour un h o m m e *?
Ici aussi, la dém onstration de N ida peut être poussée
ju sq u ’au poin t où l ’on fait toucher du d oig t que, dans le
cadre d ’une m êm e grande civilisation, coexisten t des
mondes de l’expérience sociale, si différents que la tradu c­
tion d ’une notion , de l ’un à l ’autre, apparaît extrêm em ent
difficile, et qu elquefois sans doute im possible. Qui croi­
rait q u ’une n otion de base aussi courante, aussi élaborée
par tou te l ’économ ie politique, que capitalisme, puisse
prêter à difficulté qu an t à l’interprétation de la structure
économ ique que le term e dénote? V oici pou rtant le pro­
blèm e de tradu ction pure q u ’il peut poser : « Le capita­
lisme américain possède [.... ] des caractéristiques propres,
qui le rendent différent du capitalism e classique d on t il
est le prolon gem ent. Ce son t ces caractéristiques qui l’on t
amené à tenter de se définir avec un peu plus de précision
dans cette expression : « Le capitalism e de tou t le m onde »,
qui traduit assez mal une term inologie am éricaine plus
concise, « peop le’s capitalism » [...], q u ’on a égalem ent
baptisé parfois « capitalism e dém ocratique » ou « capita­
lisme populaire » et que nous appellerons pou r plus de
com m odité, au cours de cët article, tou t sim plem ent, 1

1. L e num éro spécial de la revue E T C (vol. X V , n° 2, mars 1958), consa­


cré en entier 6 L'interprétation et ta communication inlercullurelle fourn it
aussi, pou r les grandes civilisations contem poraines, beaucou p de bons
exem ples, notam m en t pp. 90-94 et pp. 115-117-121
68 L es problèm es théoriques de la traduction

« le capitalism e a m érica in 1 ». Indiscutablem ent, le lecteur


français, m êm e m oyennem ent nourri d'écon om ie poli­
tique, reconnaîtra que les quatre équivalents proposés
(du term e américain) ne don n en t pas une idée claire de
la structure écon om ique qu e v eu t distinguer et que semble
distinguer — pou r un locu teu r am éricain — l ’étiqu ette
an glo-saxonne « p eop le’s capitalism ».

vi N ida, dans le dom aine de la culture idéologique,


cite enfin — pou r ce qui est de l ’idéologie religieuse seule­
m en t — m aints exem ples qui rendent tangibles, dans ce
dom aine aussi, la séparation p rofon d e entre les mondes
de l'expérience idéologique de deux civilisations différentes.
L a tradu ction des term es, sainteté, possession par l’esprit
prophétique, Esprit-Saint, en aztèque ou en m azatèque,
est un problèm e linguistiquem ent insoluble hic et ruine,
d it N ida. Si, d ’autre part, on adm et avec W h orf et
K orzy bzk i que notre langage fabrique notre pensée pour
nous, q u ’il y a, par conséquent, — su ivant rigoureusem ent
la structure de chaque langue, — des structures de pensée
différentes, il est évid en t que les produits de ces struc­
tures de pensée sont, eu x aussi, différents, c ’est-à-dire
que chaque langue a sa con ception du m onde, son idéo­
logie sous-jacentes : la <t culture idéologique » ramène au x
exem ples déjà connus des langues considérées com m e vision
du m on de, irréductibles en totalité les unes au x autres *.
On peu t adm ettre, en conclusion, que l ’existence de
cultures ou de civilisations différentes, constitu ant autant
de m ondes bien distincts, est une réalité dém ontrée.
On p eu t adm ettre aussi que, dans une mesure qui reste
à déterm iner, ces m ondes distincts sont im pénétrables
les uns pou r les autres. E t ces hiatus entre d eu x cultures
données s’ ajou ten t aux difficultés que les langues elles-
mêm es op p osen t à la traduction totale. 2 1

1. A rticle n on signé, • T able R onde à Y ale », dans : Informations et docu­


ments, revu e mensuelle pu bliée par le Centre Culturel Am éricain, Paris,
n ° 79, 15 Janv. 1958, p. 20.
2. La con féren ce tenue 6 W ashington le 4 ju in 1956, avec la participation
de plus d e quatre-vingts Interprètes, traducteurs, sociologues, anthropolo­
gistes, ainsi que de fonctionnaires du Service Etranger du D épartem ent
d ’ É tat fourn it égalem ent beaucoup de faits con crets sur ce poin t. V oir le
num éro spécial de la revu e ETC, déjà cité.
T R O I S IÈ M E P A R T I E

Lexique et traduction
CHAPITRE VI

L a structure du lexique et la traduction

i P ar des assauts venant de trois directions diffé­


rentes au départ, — approfondissem ent des notions de
sens, de vision du monde et de civilisation, — la linguis­
tique m oderne a, com m e nous venons de le v oir, ébranlé
profondém ent la vieille n otion tou t em pirique et tou t
im plicite, du lexique considéré com m e un répertoire, un
inventaire, un sac-à-m ots. C’est-à-dire la vieille n otion
q u ’il y aurait, malgré des exceptions négligeables, une
relation bi-u n ivoqu e entre chose et m ot, signifié isolé
et signifiant isolé, sens linguistique et form e linguistique.
Ces trois efforts conduisaient, chacun de son côté, à
substituer à la vieille n otion du lexique com m e nom encla­
ture, celle du lexiqu e com m e une structure, ou plu tôt
com m e un ensemble de structures. C’est cette idée qui
s’exprim e a u jou rd ’hui couram m ent par une im age com ­
mune, celle de champ sémantique: le sprachliche Feld
de J ost Trier e t des Allem ands, l’area o f meaning des
auteurs anglo-saxon s, le ch am p notionnel de M a to ré 1,
les cham ps lexicologiqu es * de Guiraud.

h Cette n otion de cham p sém antique, conçue com m e


un instrum ent d ’analyse linguistique dans le dom aine 21

1. V oir : La Méthode en lexicologie, pp. 63-79.


2. V oir : Lee champs morpho-sémantiques, pp. 265-288. P. Guiraud em ploie
la n otion de champ com m e faisant partie de la term in ologie courante aujour­
d ’ hui; toutefois, trois fois de suite, il la m entionne entre guillemets, p. 169;
il utilise dans le titre e l le co rp s de son article l’ expression de ch am ps morpho­
sémantiques, m ais la défin ition qui résume son analyse, p. 287, est présentée
com m e celle du champ lexicologique. Dans La Sémantique, Paris, P .U .F .,
1959, pp. 82 e t ss., 11 op te pou r l'expression : champ morpho-sémantique.
72 L es problèm es théoriques de la traduction

du lexiqu e, a déjà des acceptions variées. Elles on t touteB


en com m un cependan t le fait d ’être des applications de
la vieille idée de H u m bold t, que la parole « en réalité
n ’est pas com posée par l ’assemblage des m ots préexis­
tants, [mais que] au contraire les m ots résultent de la
totalité de la p a r o le 1 »; et de l ’idée saussurienne, m ieu x
explicitée, que « la partie con ceptu elle de la valeur [d 'u n
term e] est constituée uniquem en t par des rapports et
des différences avec les autres term es de la langue ».
Si l ’on prend la n otion chez J ost Trier, qui en est le
créateur, on peut la décrire ainsi : le ch am p sém antique
est l’ensem ble des m ots, non-apparentés éty m olog iqu e­
m ent pou r la plu part (ni reliés non plus entre eux par des
associations psych ologiqu es individuelles, arbitraires,
contingentes *) qui, placés côte à côte com m e les pierres
irrégulières d ’une m osaïque, recou vren t exactem en t tou t
un dom aine bien délim ité de significations constitué
soit traditionnellem ent, soit scientifiquem ent, par l ’expé­
rience hum aine. On peut ainsi parler de cham p sém an­
tiqu e constitué par les m ots qui désignent l ’enten dem ent,
le bétail ou les céréales, ou les h a bitation s; ce son t des
m osaïques de m ots, ce que Trier appelle Wortdecke.
P ou r Trier et pou r les linguistes qui le suivent — et
c ’est un fait q u ’ils adm etten t sans discussion com m e une
donnée antérieure à tou te analyse linguistique — il existe
dans la pensée des champs conceptuels, des espèces de
m osaïques de notions associées, recou vran t un dom aine
bien délim ité que l ’expérience humaine isole et constitue en
unité concep tu elle. Il existe, à côté, des champs lexicaux,
ch acun form é par l ’ensemble des m ots qui recouvrent,
en les m orcelan t, les cham ps con ceptuels correspondants.
L a totalité du lexique d ’ une langue est constituée par
l ’articulation de tou s les cham ps lexicau x restreints,
puis leur insertion dans des cham ps lexicau x de plus
en plus généraux. N ous retrou vons aussi, chez Trier,
la dém on stration saussurienne que le m o t isolé acqu iert
sa signification seulem ent par l ’ensem ble des oppositions 2 1

1. H um boldt, Über die Verschiedenheit des menschtichen Sprachbaues,


A kad. Au gsb., V I I , 1-72.
2. Ce9 sortes d'association s seront exam inées plus loin : c ’ est le problèm e
des connotations.
L exiqu e et traduction 73
q u ’il soutient avec tous les autres constituants du cham p.
C ette dém onstration, très célèbre, a été illustrée par l ’ana­
lyse du cham p sém antique des term es Wisheit, Kunst,
List (grosso modo: sagesse, art, artifice) et Wisheit, Kunst,
Wizzen (savoir), à cent ans de distance, au d ébu t du
x n i e et du x i v e siècle L N ous retrou vons, ainsi, le processus
saussurien de con stitu tion du sens, à travers lequel un
p etit enfant pou r qui tou t ce que nous nom m on s habita­
tion se trou ve d ’abord être appelé maison (m ême le nid,
m êm e le terrier, m êm e la niche), finit, dans une suite de
différenciations con ceptuelles et lexicales successives,
par appeler les mêmes choses, à dix-h u it ans : villa, cabane,
im m euble, gratte-ciel, cahute, baraque, bicoqu e, gourbi,
chaum ière, masure, borde, caban on , bastidon , m as, châ­
teau, m anoir ou résidence, et m êm e case, bungalow , igloo,
wigw am , etc... L ’in trodu ction de chacun de ces termes
ajou te une m aille au filet linguistique qui recou vre tou ­
jours à peu près la m êm e surface concep tu elle. E t, par
conséquen t, dans le cas simple où il n ’y a pas m odifica­
tion de la surface du ch am p conceptu el ou n otionnel,
chaque m aille nouvelle se con stitue sur la surface des
mailles précédentes, à leurs dépens, par l ’opp osition ,
c ’est-à-dire la différenciation, qui n ’existait pas aupara­
v an t. Dans les cas, au contraire, où la surface du ch am p
conceptu el est m o d ifié e a, la maille nouvelle déform e les
mailles proches : im m eu ble et surtout gratte-ciel on t
peut-être déplacé la surface d ’ensemble du term e maison;
gourbi, celle des term es cahute ou cabane, par exem ple.

m Cette n otion de cham p sém antique intéresse


d ’abord une théorie de la traduction parce q u ’elle fournit
les dém onstrations les plus tangibles et les plus variées du
fait que « tou t systèm e linguistique renferm e une analyse
du m on de extérieur qui lui est propre, et qui diffère de
celle d ’autres langues ou d ’autres étapes de la même 2 1

1. Trier, Der deutsche Wortschatz im Sinnbezirk des Verslandes, H eidel­


berg, 1931.
2. Parce que la n otion s’ enrichit de caractéristiques nouvelles, com m e
dans l'analyse que Trier (ait du voca bulaire allem and du dom aine séman­
tiqu e de l ’ entendem ent, & cen t ans de distance, dans des co n ditio ns de
vie sociale m odifiées.
74 L es problèm es théoriques de la traduction

langue » — du fait que, qu an d nous parlons du m on de


dans deux langues différentes, nous ne parlons jam ais tou t
à fait du m êm e m onde : d ’où l ’im possibilité théorique de
passer d ’une langue à une autre, quan d ce passage linguis­
tiqu e postule un autre passage — en fait, inexistant — d ’un
m on de de l ’expérience, à un autre (d ’une expérience du
m on de à une autre).
L a langue des gauchos argentins, par exem ple, possède
un cham p sém antique qui, uniquem ent pou r analyser
la diversité des pelages de ch evau x, com p te d eu x cents
expressions : deu x cents mailles du filet, d eu x cents petites
pierres pou r la m osaïque e n tière1, — là où le français
courant disposerait seulem ent d ’une douzaine de term es
simples (du ty p e alezan) et deu x douzaines de termes
com posés (du ty p e alezan doré). N otre filet linguistique
français n ’aurait, pour saisir cette réalité linguistique des
gauchos, que des mailles dix fois trop larges, ou des pierres
d ix fois trop grandes à sa m osaïque : il différencierait
sans dou te d ix fois m oins, saisirait et par conséquent tra­
duirait des réalités d ix fois m oins fines. L a m êm e chose
arriverait pou r traduire les langues africaines qui n om m en t
soixan te espèces de palmiers. C om m ent traduire aussi
toutes les différenciations que les Indiens P yallup on t dans
le cham p linguistique où nous ne disposons que du m ot
saumon? Celles que les Eskim os possèdent concernant le
cham p linguistique qui couvre notre unique term e neige?
Ces exem ples son t classiques. P eut-être plus frappant
— parce q u ’il ne sort pas des limites d ’ une m êm e civilisa­
tion (la nôtre), ni m êm e des limites d ’ une langue — est
l ’exem ple fourni par la com paraison du cham p linguistique
des term es analysant le paysage de m ontagne, tel q u ’il est
saisi, décom posé, finement « m aillé » par les dialectes de
la Suisse allem ande, et par le filet linguistique ordinaire
en allem and c o u r a n ta. (C’est Zinsli, l ’auteur de cette
analyse, qui a généralisé l ’excellente im age du « filet
linguistique », em pruntée à J o st Trier et que W h orf
em ploie de son côté ®.)
1. Vossler (K arl), Volkeprachen u. Weltsprachen, dans Well und Worl,
1946, p . 96.
2. Zlnsll, Grund and Gral : die Bergwelt im Splegel der Schweilzerdeultehen
Alpenmundarlen, 1945.
3. Languagt, Ihoughl and realily, p . 156 : a nelwork of language. H jelm slev
L exiq u e el traduction 75
iv Mais l ’exem ple ty p e — à la fois par la généralité
de l ’expérience ph ysico-ph ysiologiqu e q u ’il suppose, et la
variété des solutions linguistiques offertes par cette m êm e
expérience, c ’est l ’exem ple de la nom in ation des cou ­
leurs.
L e p oin t de départ accepté, dém ontré m êm e, est que la
lum ière est physiquem en t la m êm e p a rtou t; que l ’œ il
hum ain, d ’autre part, reste le m êm e sous toutes les lati­
tudes et pou r toutes les races. L ors du colloqu e de Paris
sur les problèm es de la couleur, en 1954, J. F illiozat, par
exem ple, a exposé que < pour les Japonais, nous avons la
preu ve que la vision des couleurs est la m êm e que la
n ô t r e 1 » : en effet, les m êmes tests son t utilisés pou r déceler
les m êmes anomalies de la vision ch rom atiqu e, et les
décèlen t effectivem ent. « Il existe, ajou ta Galifret lors de
la discussion, un journal jap on ais de physiologie où les
faits physiologiqu es de la vision, en particulier de la vision
des couleurs, décrits par nos collègues japonais, apparais­
sent to u t sem blables au x faits physiologiqu es décrits
par des Am éricains, des Français ou des Italiens [...]
Il n ’y a pas de raison, con clu ait le physiologiste, de sup­
poser que les cellules rétiniennes ou celles du cortex fon c­
tion n en t différem m ent selon les races ou les la titu d es1. »
Si d on c la nom in ation des couleurs est tellem ent diffé­
rente selon les langues, il ne sera pas possible de m ettre
en cause la diversité des expériences du m onde, ni celle
de l ’œ il : il s’agira bien du cas, particulièrem ent typiqu e,
où des langues différentes exprim ent par des structures
linguistiques différentes des faits physiques identiques,
e t prou ven t ainsi que la structure du langage ne reflète
pas autom atiquem en t celle de l ’univers.
L e classem ent m êm e des couleurs varie avec les langues
en m êm e tem ps que leur nom in ation — et la référence à
l ’analyse scientifique des sept couleurs de l ’arc-en-ciel
est absente de tous ces classements ou systèm es linguis­
tiques des termes désignant les couleurs. L ’hébreu semble

aussi d it qu e la (orm e linguistique découpe la substance du contenu • com m e


un Qlet dép lo yé p rojette son om bre sur ia surface indivise du sol au-dessous
d e lui ■ (Prolegomena, p. 36).
1. Problème! de la couleur, pp. 299 et 300.
2. Ibid., p. 6, n ote 3.
76 L es problèm es théoriques d e la traduction

distinguer nettem en t le blanc, le noir et le rouge; il possède


un m ot qui s ’applique à des choses vertes et des jaunes, sa
nom ination du bleu pou r nous n ’est pas n ette; les couleurs,
sauf le rouge, n ’on t pas de con n otation s sym boliqu es
affirmées; le vrai classem ent pourrait être une opp osition
de base entre som bre et b rilla n tL Le sanscrit, lui, possède
un classem ent ex plicite, qui figure à son dictionnaire classi­
que : blanc, noir, jaune, vert, rouge, brun, couleurs bigar­
rées. Ce classem ent n ’est pas lié à la sym boliqu e sociale
des couleurs (blan c, rouge, jaune, noir). Il l ’est peut-être
à une sym boliqu e archaïque th éologico-intellectu elle (le
terne lié au v en t, le som bre au feu, la brillance à l ’eau,
le blanc à la con tem plation , le rouge à l ’action, etc...).
L e bleu et le noir on t des nom inations chevau chantes,
le jaune et le v ert a u ssi2. Le grec a le m êm e m ot pour un
v ert jaune et pour un rouge, le m êm e m ot pou r un v ert
jaunâtre et pou r un brun grisâtre, un autre pou r bleu,
noir et qu elquefois som bre, et peu de traces de valeurs
sym boliques, sauf l ’opp osition du rouge ou du blan c
(fastes) au noir (néfaste) 3. Le latin possède une opp osition
sym bolique originelle entre blan c (albus) et blan c brillant
( candidus) , entre noir (aler) et noir brillant ( niger) ;
purpureus est usité pou r l’ arc-en-ciel et pou r la neige 4. Le
chinois fournit un exem ple im pressionnant de structure
du cham p sém antique des couleurs associées de façon
rigide à des structures sym boliques, intellectuelles et
sociales : le classem ent des cin q couleurs de base (vert,
blan c, rouge, noir, jau n e), y correspond term e à term e
a v ec celui des cin q élém ents (bois, m étal, feu, eau, terre),
des cin q tons en m usique, des cin q saveurs, des quatre sai­
sons, des cin q points cardinau x 5 qui incluen t le zénith.
Les langues polynésiennes offren t des associations sy m b o­
liques du m êm e genre, le noir avec la m ort, le noir terne
a v ec la pluie, le v ert avec la genèse, le rouge avec le p ou ­
voir et la virilité (de m êm e que le noir b r illa n t)06
5
4
3
2
1

1. G ulllaum ont, dans Problèmes de la couleur, pp. 339-346.


2. F lllloza t J ., ibid., pp. 303-308.
3. Gernet L ., ibid., p p . 315-324.
4. A n dré J., ibid., pp. 327-335.
5. Gernet J., ibid., pp . 295-298.
6. M êlais P ., ibid., p p . 349-356,
L exiqu e el traduction 77
T ou s ces faits com m en cen t à peine d ’être étudiés, beau­
cou p reste à faire afin de les analyser correctem ent, du
seul p oin t de vue de la linguistique. Il suffit, pou r l’instant,
q u ’ils illustrent bien — ce q u ’ils fo n t — la thèse selon
laquelle chaque langue découpe et nom m e différem m ent
l ’expérience que les hom m es on t du m onde, ici dans le
cas d ’ un phénom ène physique absolum en t com m u n à
tou s : la couleur. Il suffit que ces faits rendent tangible
— pour un m êm e cham p physique et physiologique scien­
tifique, de la cou leur — l ’existen ce de cham ps sém antiques
d on t la m osaïque varie tellem ent de langue à langue que
la tradu ction de ce que les Grecs, ou les Chinois n om m en t
d ’un seul m o t kuanos, ou ts'ing exige en français que nous
choisissions n on sans peine entre som bre, noir, bleu, gris-
bleu, bleu -noir ou m êm e vert. C’est d ’ailleurs ainsi que
les problèm es linguistiques de la couleur son t nés : « de
la difficulté, d it W eisgerber, rencontrée en traduisant les
termes qui désignaient certaines couleurs chez les Grecs
anciens, spécialem ent H om ère. On rencontre des obstacles
inattendus lorsqu ’on essaie de trou ver des équivalents
précis, par exem ple, pou r zanthôs, glaukôs, ôchrôs et
autres, parm i les termes de cou leur les plus com m uns.
Dans un cas, v ert ou jaune conviennen t, dans d ’autres
non. Si l’on considère l ’ensem ble des em plois de chaque
term e, on arrive à des conclusions surprenantes : ôchrôs
signifie vert jaunâtre en certains cas, mais aussi gris,
brun, etc. [...] On a été tenté de traduire tous ces m ots
par brillant, selon la supposition que les Grecs étaient
m oins attentifs à la teinte particulière q u ’à l ’intensité,
à l ’éclat, à cause des con dition s de lum inosité du ciel
m éditerranéen. Cette ten tative d ’explication fu t un éch ec :
en effet, le grec possède aussi une série bien fournie d ’ad jec­
tifs con cernant l’éclat : lamprôs, phaidrôs, aiglïels, etc...
U ne autre solution consistait à supposer que ce problèm e
de tradu ction offrait une base pou r étu dier le d éveloppe­
m ent du sens de la couleur chez l ’hom m e. De ce poin t de
vue, certains affirmèrent sérieusem ent que, sur les termes
en question , les Grecs devaient avoir été collectivem en t
aveugles à la couleur. Mais cette conclu sion ne résista
pas n on plus, et la v oie resta d on c ou verte à la solution
correcte : si les con tradiction s observées ne p ou vaien t
78 L es problèm es .théoriques de la traduction

être attribuées ni à la nature des phénom ènes eux-m êm es,


ni à la structure de l’œil hum ain, c ’est q u ’elles doiven t
être fondées sur ce qui est interm édiaire entre la réalité
[du m onde] et l ’expression [linguistique], c ’est-à-dire
sur les différences entre les façons que les hom m es o n t de
con cevoir [le m o n d e ]1 ».

v Si l ’on p ou v ait dém ontrer que la totalité du lexiqu e,


dans toutes les langues — e t quel que soit le niveau de la
civilisation, de la culture, enregistré par chacune de ces
langues — est structurée selon de tels cham ps sémantiques,
on abou tirait à dire que chaque lexique est constitué par
des m osaïques de termes, d on t presque jam ais les sur­
faces, ni les subdivisions (intérieures à ces surfaces), ne
coïn cid en t entre elles.

2
1 E n a ztèq u e
E n eskim o

D iffé r e n ts te rm e s p o u r :

1) Neige qui tombe R a c in e c o m m u n e X -


2) N eige a u s o l
3) Neige durcie 1 ) X substantivi = glace
4) N eige molle 2 ) X adjectivé = froid
5) Neige poudreuse 3 ) Brume de X = neige
6) etc...

L e c h a m p lin g u is t iq u e d e l a neige *.

On dém ontrerait que la coïn ciden ce traductionnelle


exacte de d eu x éléments d ’un m êm e cham p sém antique, 2
1

1. W elsgerber, Vom Wellbild der deulschen Sprache, Düsseldorf, 1950,


p . 141.
2. Ce schém a trad uit l’ ob serva tion sur ce p oin t de W h orf, Language,
etc., p. 216. V oir aussi : A ginsky B . et E ., Language universals, p. 171;
e t M. B . Em eneau, Language and non-linguislic patterns, dans Language,
v o l. X X V I , n. 2, p . 199 (1950).
L exiqu e el traduction 79
dans deu x langues différentes, est presque tou jou rs
im possible.

vi Mais il n ’en est pas encore ainsi. L a n otion d e


ch am p sém antique, et la notion con join te de structure
du lexique, son t encore des notions discutées, d on t le
statut n ’est pas définitivem ent fixé dans la linguistique
actuelle. Ce ne son t pas des acquisitions m éth od ologiq ues
ou théoriques aussi universellem ent admises que les notion s
de structure phonologique et de structure m orp h olo­
gique.
U ne prem ière sorte de critiques s’adresse essentielle­
m ent aux utilisateurs allemands de la n otion de cham p
sém antique. On trou v e anti-scientifique, au m oins prém a­
turée, leur tendance à vou loir utiliser la théorie des cham ps
linguistiques afin de justifiér l’existence d ’une com m unau té
culturelle des Européens d ’expression germ anique — et
le to n « missionnaire et théologique » de leurs dém onstra­
tions, chez W eisgerber, par e x e m p le l . On insiste, au m oins,
sur le fait q u ’il resterait beaucoup de vérifications de
détail [Kleinarbeil] à faire, avan t de conclure 2 — et q u ’on
aurait besoin de nombreuses m onographies afin d ’ap puyer
solidem en t de telles vues 3. On reproche au x Allem ands
d ’avan t 1944 de partir de « considérations philosophiques
abstraites » et fort peu scientifiques, com m e la « v olon té
com m unau taire » ou la « lutte pou r l’ordre 4 ». Il est ju s­
tifié d ’incrim iner cette précipitation à transform er la
linguistique en Geisleswissenschafl; ju stifié de ne pas v o u ­
loir être satisfait de form ules m éth od olog iq ues ou con clu ­
sions com m e celle de Gilnther Ipsen : « L a langue est
l ’esprit véritable de la com m unau té se dép loyan t en m onde,
e t se rencon tran t, se reconnaissant com m e m on d e; la
com m unauté est le N ous, qui prend conscience de lui-
m êm e dans la langue et se com m unique en elle 6 », — ou
celle de Jolies : « Les changem ents affectant le con tenu de
la langue — au trem ent d it : les processus véritablem ent
historiques de l ’histoire d ’une langue — doiv en t être
1. Basllfus H ., Neo-humboldlian elhnolinguisllcs, pp. 99 et 104.
2. Id., ibid.
3. U llm ann S., Précis, p . 305.
4. M atoré G., La méthode en lexicologie, p. 64.
6. Citée par W . v . W artburg , Problèmes et méthodes, p. 175.
80 L es problèm es théoriques de la traduction

com pris en dernière analyse com m e l ’expression du désir


d ’une com m unau té d ’approcher la vérité de plus près et
com m e une véritable lutte pou r l ’ordre 1 ». Cette première
série de critiques est fondée, mais elles atteignent l ’uti­
lisation philosophique, idéologique — extra-linguistique —
que certains auteurs allem ands fon t de la n otion de cham p
lin guistique; elles n ’entam en t ni la réalité, ni la validité
de cette notion.

v u Sans nier to u t ce que la n otion de cham p séman­


tiqu e apporte, d ’autres auteurs on t souligné ses lim ita­
tions actuelles. « Le lexique proprem en t dit, rem arque
M artinet, semble beaucoup m oins facilem en t réduisible
à des m odèles structuraux que les m orphèm es gram m a­
ticau x, une fois que certains dom aines particuliers, tels
que celui des term es de parenté, les num éraux, et quelques
autres on t été exam inés 1 23. » C’est aussi la conclusion de
W einreich, selon qui « le vocabula ire d ’une langue [est]
structuré d ’une manière considérablem ent plus lâche que
sa ph on ologie et sa gram m aire8 ». E t c ’est celle de Hans
V o g t : « De toutes les descriptions de langues, il ap pa­
raît clairem ent que le langage n ’est pas égalem ent struc­
turé dans tous les dom aines. Il y a des dom aines hautem ent
structurés, d ’autres m oins, certains m êm e qui révèlent
difficilem ent des structures quelles q u ’elles s o ie n t46 5 ».
« En ce qui concerne le vocabula ire, ajou te-t-il, de véri­
tables structures ne peuvent être mises en évidence que
dans certaines parties seu lem en t8. »
Il insiste sur ce poin t, de « la nature non-systém atique
de la plus grande partie du vocabula ire 9 ». « Quand on
affirme que, pu isqu ’ une langue est un systèm e intégré,
tou te addition quelle q u ’elle soit d oit avoir pour conséquence
la restructuration de tous les m odèles structuraux [paf-
terns] antérieurem ent existants, ceci ne d oit pas être
com pris com m e étant vrai rigoureusem ent pou r le v o ca ­

1. Citée par W . v . W artburg, Problèmes et méthodes, p. 175.


2. M artinet, Structural linguislics, p. 582.
3. Languages, p. 5 6 ; voir aussi p. 1.
4. Contacts of languages, p. 366.
5. Id., ibid., p. 367.
6. Id., ibid., p. 369.
L exiqu e et traduction 81
bulaire pris dans son ensem ble1. » E t com m e une de ses
déclarations au V I e Congrès International des Linguistes *,
à p rop os du caractère structural du langage, était sus­
ceptible d ’interprétations ambiguës, lui-m êm e éprouve le
besoin de la préciser ainsi : « J ’avais avan t to u t dans
l ’esprit le systèm e m orphologique [...] Ma phrase, telle
q u ’elle est, reste beaucoup trop g én éra le8 ».
Ces conclusions des recherches de structuralistes,
convain cus mais ob jectifs — et désireux de vérifier dans
quelle mesure la n otion de structure p ou v a it être étendue
correctem ent au dom ain e du lexique — on t pris place
com m e des résultats acqu is dans les bilans actuels en
sém antique, a L a raison pou r laquelle la sém antique,
écrit U llm ann, n ’a pas réussi à s’ adapter à la nouvelle
perspective [structuraliste] ne d oit pas être cherchée
très loin : le vocabu la ire n ’est pas réductible à une des­
crip tion exhaustive et ordonnée par les m êmes m éth odes
qu e les m oyens gram m aticaux et ph on ologiqu es d ’ une
langue * ». E x cep tion faite de quelques dom aines com m e
la gam m e des couleurs, la nom enclature des grades m ili­
taires, le réseau des relations familiales, il dem eure,
selon le m êm e auteur, constitué par « des am as lâche­
m en t organisés d ’un n om bre infinim ent grand d ’élé­
m ents * ». Pierre Guiraud, de son côté, con clu t de ses
recherches « q u ’un cham p lexicologique est un ensem ble
de relations d ’où chaque term e tire sa m otiva tion , mais
de relations non-coordonnées; le ch am p ne constitue pas
un organism e au m êm e titre q u ’un systèm e ph on olo­
gique où chaque term e assure une fon ction com m une
nécessaire à l'ensem ble • ».

v m Mais une autre ten tative pou r structurer le


lexiqu e avec un p oin t de dép art entièrem ent différent
a été faite plus récem m en t par Cantineau, et, à sa suite,
par P rieto. Leur p oin t de départ est ouvertem ent l'in ten ­
tion de vérifier si les dém arches qui on t permis de struc-
1. V ogt, Contacta of languagcs, p . 349.
2. Actes du V I ‘ C. I. L., Paris, Klin cksleck, 1949, p. 36.
3. Contacts of langaages, note 7, p. 369.
.
4. et 5 Descriptive semantics and linguistic lypology, dans Word, I. I X , n°3,
1953, p p . 226.
6. Les champs morpho-sémantiques, p. 287.
82 L es problèm es théoriques de la traduction

tu rer rigoureusem ent le systèm e des phonèm es d ’une


langue ne pourraient pas aussi s’appliquer au lexique :
i Depuis longtem ps, d it Cantineau, on soupçonne que la
m éth ode qui a permis de créer [...] la phonologie devrait
perm ettre des réussites sem blables dans d ’autres parties
de la lin g u istiqu e*. »
Cantineau cherche don c à déceler dans le lexique, et
par com m u tation , ce classement des oppositions de signifiés
qui pourrait utiliser les catégories créées par T rou b etzk oy
(op positions bilatérales, privatives, etc...)** Il part de
la n otion d 'opposition significative * : « celle que form en t
d eu x signes de la langue d on t les signifiants son t diffé­
rents 4 ». Rendre et rendu, j'a i et nous avons, mille et lime,
biche e t faon son t de ce ty p e. Il distingue ensuite des
oppositions (significatives) équipollentes : < d on t les signi­
fiants des d eu x term es son t équivalents, c ’est-à-dire carac­
térisés tous les deu x de façon positive, e t ne com p orten t
n i l ’absence, ni la présence d ’une m arque form elle 4 » Coq et
poule form en t une telle opp osition . Dans les oppositions
significatives privatives, au contraire, « le signifiant d ’un
des term es est caractérisé par la présence d ’un élém ent
significatif (ou m arque form elle) qui m anque au signifiant
de l’autre 4 » : Mange et mangeons, par exem ple.
Mais l’op p osition significative la plus im portante au x
y eu x de Cantineau, pou r son éventuelle construction d ’un
systèm e des signifiés, c ’est l 'opposition [significative] pro­
portionnelle. Il nom m e ainsi « toute opp osition significative
telle que le rapp ort form el et sém antique existant entre
ses term es se retrou ve entre les termes d ’au m oins une
autre opp osition significative de la m êm e la n g u e 7 »,
exem ple : nous disons est à vous dites com m e nous faisons
est à vous faites (d ’où la « prop ortion » : nous disons : vous
dites : : nous faisons: vous faites). Les oppositions qui, de ce
1. Cantineau, Le» opposition» significatives, p . 11.
2. Cantineau d it tr is ju stem en t : ■ E n efTet ces principes auraient pu
aussi bien Sire utilisés pou r classer des o b jets quelconqu es, par exem ple
d es vases ou des m otifs d écora tifs .» [Ibid., p . ,16).
3 . D éjà em p loyée en passant chez B ally [Linguistique générale et lin­
guistique française, p . 151).
4. Cantineau, art. cité, p . 16.
6. Id., ibid., p . 31.
6. Id., ibid., p. 28.
7. Id., ibid., p. 27.
L exiqu e el traduction 83
p oin t de vu e, ne son t pas proportionnelles, son t isolées:
sec e t sèche, coq et poule son t de telles oppositions.
Sur ces bases, Cantineau pense apercevoir une structure
des signifiés ; soit dans la m orphophonologie (structures des
signifiés du ty p e : peuvent: pouvons; gebe: g ib ; B uch:
Bûcher, e tc...), soit dans les oppositions proportionnelles
de nature gram m aticale (structure des signifiés du ty p e
rend: rendra; bon: bonne, e tc...), soit dans les opp osi­
tion s proportionnelles de nature lexicale (dérivations d on t
le suffixe est p rod u ctif) ainsi maison: maisonnette; chemise:
chemisette, etc.
P rieto, qui a repris et développé ces analyses, étend
le dom aine des oppositions proportionnelles, que Cantineau
sem blait lim iter au m ot, malgré quelques exem ples. P ou r
lui, les syntagm es gram m aticau x (du ty p e la porte : une
porte; la chaise: une chaise) et les syntagm es lexicaux (du
ty p e l’arbre: le petit arbre; l’homme : le petit homme) sont
explicitem ent considérés com m e des oppositions signifi­
catives proportionnelles L
Que penser de la structure des signifiés ainsi mise en
évid en ce? Cantineau, certes, attire l ’atten tion d ’une
manière originale a sur des parties vraim ent structurées du
lexiqu e, auxquelles on ne pensait jamais comme telles. Il
dém ontre, en som m e, que la m orphologie d ’une langue
en structure le lexique (mais partiellem ent). La m orph olo­
gie, certes, est bien cette structure partielle du lexique q u ’il
m et en lumière® : les 117 form es distinctes que peut prendre
le radical d ’un verbe français constituent réellement le
cham p sém antique de 117 signifiés distincts, organisés de
telle sorte q u ’on puisse les obtenir les uns à partir des
autres par com m u tation ; les ensembles de m ots français 3 2
1

1. Prieto, Signe articulé, p p . 134-143 (1954). U ltérieurement, Prieto a


dév elop pé les vu es de ce t article, dans une autre direction, au m oins en
partie. Ce dév elop pem en t sera exp osé et discu té dans le chapitre v u .
2. K urylow lcz, en 1949, avait esquissé une tentative en passant, de
construire un systèm e d'opp ositio n s sémantiques (du type château : châ­
telet) parallèle au systèm e des opp osition s ph onologiques ( Linguistique et
théorie du signe, dans Journal de psgchologie, 1949, 2, pp. 170-180).
3. J . D ubois e l Guilbert en on t donné, plus récem m ent, un b on exem ple,
avec l'analyse du cham p sém antiquo de la notion de degré en français,
telle qu'elle est structurée par un systèm e m orphologique plus ou m oins
apparent (plus, très, hgper-, super-, in/ra-, etc...). V oir : La notion de degré
dans le système morphologique du français moderne, JdP, n ° 1, 1961, pp . 57-64.
84 L es problèm es théoriques de la traduction

qui p eu ven t prendre le préfixe hyper ou le suffixe able


con stitu en t réellem ent deu x cham ps sém antiques égale­
m ent structurés de signifiés com m utables. Cantineau
cherchait une structure des signifiés : toutes les fois q u ’il
en trou ve une, c ’est au niveau de la m orph ologie : soit
m orp h op h on olog ie1; soit oppositions proportionnelles
gram m aticales; soit oppositions proportionnelles lexicales
mais gramm aticalisées : dérivation ou com position . T outes
les fois q u ’il reste au contraire sur le terrain proprem ent
d it du lexiqu e, il ne trouve plus de structure linguistique, ou
bien se réfère de manière im plicite à quelque structure non-
linguistique. Sa n otion d ’op p osition significative isolée n ’a
et ne peu t avoir aucun sens structural. Ou bien elle désigne
le rapp ort de deux m ots entre lesquels on ne v o it pas de
rapp ort linguistique « form el » * coq et poule sont en o p p o ­
sition isolée su ivant cette défin ition, mais partir et chanter,
baratte et complexe, mort et demain le son t aussi. U n signe
arbitraire (n on -m otivé, selon la term inologie de Saussure)
est en opp osition isolée avec tous les autres signes arbi­
traires de la langue. On bien l ’op p osition significative
isolée ne v a u t que pou r deu x termes entre lesquels on ne
v o it pas de rapp ort linguistique « form el » (coq, poule), mais
entre lesquels il existe d ’autres rapports (logiques, b ota ­
niques, zoologiques, e tc...). Dans ce cas, on étudie un
cham p lexical délim ité par une structure extérieure et
antérieure à la linguistique : un lexique délim ité a priori
par un ch am p con cep tu el, qui lui fou rn it sa propre struc­
ture : c ’est dans ce cadre seulem ent que l ’opp osition coq:
poule devien t « sém an tiqu em ent » significative, tandis
que les op positions isolées coq: demain, coq: faon, coq:
partir, coq: baratte, etc... cessent d ’être considérées com m e
légitimes. Prieto a bien aperçu cette faille dans la construc­
tion de Cantineau, lorsqu ’il a précisé que la « m arque
form elle » d on t la présence ou l ’absence caractérise les
termes d ’une opp osition doit être un élément significatif
(pour cette op p osition ), sinon dent et banc constitueraient
une op p osition équipollente isolée. Mais dans la définition
de Cantineau, « m arque form elle » a le sens de « m arque

1. V o ir cè que d it M artinet sur le ca ractère strictem ent morphologique


des alternances m orphop honologiques, Êlimentt, p. 66.
L exiqu e el traduction 85
m orph ologiq u e », n on sans quelque flottem ent. Il précise
bien, dans sa définition de l ’opposition proportionnelle,
la nécessité d ’un rapport form el (m orphologique) et séman­
tiqu e (significatif) entre les termes du ty p e mange: man­
geons. Sa définition pose d on c im plicitem en t la lim itation
des op positions significatives au cadre de la morphologie.
Dans sa définition de l ’opp osition équipollente, marque
formelle signifie tou jou rs m arque m orphologique. Mais dans
sa définition de l ’opp osition privative, il d it « élément signi­
ficatif (ou m arque form elle) », ce qui semblerait faire les
d eu x expressions synonym es. Il est évid en t q u ’il a vou lu
dire ici : élém ent significatif (par exem ple première per­
sonne du pluriel du présent) signalé par une m arque for­
melle (term inaison ons). Cantineau lui-m êm e a eu conscience
des intrications de son analyse entre sém antique et m or­
phologie, quand il a d it que seules les oppositions gram m a­
ticales son t proportionnelles, et que les oppositions lexi­
cales son t isolées. De mêm e, il a signalé q u ’il sortait de la
linguistique pou r structurer les oppositions lexicales isolées :
qu an d il parle des notions de mâle et femelle, homme et
femme, etc... com m e étant en opp osition équipollente
physiologiquement et lin gu istiqu em en t1.
Les illustrations que Prieto donne après Cantineau
suggéreraient les mêmes remarques. E n outre, ses exemples
d ’op positions proportionnelles entre les syntagm es (homme:
petit homme), perm ettent de préciser que Cantineau et
Prieto en 1954 con fon den t au m oins trois n iveau x distincts
d e la structure des signifiés :
— la structure du sens au niveau du syntagm e. Cette
structure est de nature linguistique, elle a ses marques
form elles dans l ’énon cé, elle est étudiée par la syntaxe
structu rale;
— la structure du sens au niveau du m ot, au sens géné­
ral et courant du term e ( maison: maisonnette, ou bien
take: took). Cette structure est elle aussi de nature linguis­
tiqu e, elle a ses m arques formelles dans l ’énoncé, elle est
étudiée par la m orph ologie;
— la structure du lexique au niveau des unités signi­
ficatives (sémantiques) linguistiquem ent indécom posables

1. Cantineau, art. cité, pp. 27 et 30.


86 L es problèm es théoriques de la traduction

en unités plus petites (kôn n -: diirf-; coq: poule). Cette


structure n ’est pas de nature linguistique, elle n ’est pas
signalée par des marques formelles dans l'én on cé. R ien
n ’avertit, linguistiquem ent parlant, que coq: poule est
une op p osition significative sémantiquement p rop ortion ­
nelle (parce q u ’il y a un rapp ort sém antique entre coq
et poule) tandis que coq: après n ’en est pas u n e; rien,
sauf le sens des termes, q u ’il fau t connaître p ou r aper­
cev oir l ’opp osition sém antique. Com m e Cantîneau, P rieto
en 1954 ne découvre don c une structure des signifiés
que dans les dom aines de la syn taxe et de la m orp h o­
lo g ie 1. Mais justem en t, la structure des signifiés prop re­
m en t dite, la structure du lexique que l ’on recherche est
celle qui com m ence en deçà de la structure m orp h olo­
gique et syn taxiq u e des significations : au niveau des
opp osition s lexicales isolées, eu niveau des unités signi­
ficatives m inim a, que Martinet, com m e nous le verrons,
propose d ’appeler des monèmes, n otion don t l’usage insuf­
fisam m ent explicité a paralysé les analyses q u ’on v ien t
de discuter.
P rieto l’a certes entrevu, plus clairem ent m êm e que
Cantineau, mais il n ’en a pas tiré la conclusion véritable
en 1954. « L 'analyse des signes de la langue, écrit-il, d oit
abou tir à des signes non-analysables que nous appellerons
signes m inim a. » Puis il ajou te : « D eux signes m inim a
p eu ven t se trou ver seulem ent en rapport isolé 1 23
. » Puis
encore : « Seuls les signes m inim a son t arbitraires. L e signe
articulé * est relativem ent m o t iv é 4. » C’est dire qu e la
structuration du lexique ainsi conçue ne fait que retrouver
(en soulignant leur valeur sém antique à ju ste titre) des
structures déjà bien connues : celles de la m orph ologie,
e t celles qui lient les signes arbitraires [du ty p e pomme ]
a u x signes que, de Saussure à U llmann, on appelle « rela­
tivem en t arbitraires » ou « relativem ent m otivés » [du
ty p e : pommeau, pommier, pommeraie, etc...]. R épéton s-le,
la structure tota le des signifiés d ’une langue ne peu t être

1. Ceci con cern e uniquem en t son article indiqué ci-dessus de 1954.


2. P rieto, Signe articulé, p. 141.
3. P rieto nom m e ici, de ce tte m anière ambiguë, les m ots, les Byntagmes
e t m êm e les phrases.
4. Prieto, Signe articulé, p. 141.
L ex iq u e et traduction 87
construite q u ’à partir des opp osition s significatives iso­
lées de Cantineau, des signes m inim a de P rieto, des
m onèm es de M artinet. Sur ce point, dans un article ulté­
rieur, auquel on reviendra, Prieto ne d it pas autre chose
(en passant) que Cantineau : la structu ration du lexiqu e,
qu an d elle attein t le niveau des signes m inim a, « ne nous
m ontre rien de spécifiqu em ent lin g u istiqu e1 ». Si nous
pou von s structurer des cham ps de term es tels que : coq,
poule, poulet, poussin, poulette, chapon, e tc..., c ’est par
rapport à un ch am p con ceptu el biologiqu e et zootech ­
nique prédéterm iné, qui nous a préparé le cadre mâle,
femelle, jeune, nouveau-né, femelle jeune, mâle castré, etc...
P rieto, com m e Cantineau, suggère ainsi que la structu­
ration du lexique est conditionnée par des facteurs n on -
linguistiques, con dition n em en t sur lequel on reviendra
dans les deux chapitres qui suivent. Les analyses de ces
d eu x auteurs sont loin d ’avoir été vaines, mais elles nous
ram ènent tou tefois aux observations d ’ U llm ann et de
M artinet * sur le caractère exceptionnel des cham ps lexi­
cau x n ettem en t structurés.

ix Ce poin t atteint, peut-être que la recherche inté­


ressante alors, et la plus prod u ctiv e, est celle qui v eu t
répondre à la question : « P ou rqu oi, visiblem en t, dès
a u jou rd ’hui, les lexiques des langues, étudiés de ce p oin t
de vue, m on tren t-ils une résistance à se laisser totalem en t
décrire sous form e de structures? P ou rqu oi le lexique
est-il i plus lâchem en t structuré que les autres dom aines
linguistiques »?
Indiscutablem en t, cependan t, les parties structurées du
lexique son t bien des ensembles d ’élém ents interdépen­
dants, d on t l ’interdépendance est liée à des oppositions
du ty p e saussurien ou pragois, oppositions nées de la
présence ou de l ’absence d ’un certain « élém ent de signi­
fication » qui s’ajou te ou se retranche aux autres, déjà
donnés dans le con tenu d ’un term e. L ’exem ple du cham p
sém antique des céréales a m ontré com m ent, dans l ’ex p é­
rience individuelle d ’acqu isition, chaque terme se constitue
par opposition-différenciation a v ec les autres term es. E t
1. P rieto, Figurai, p . 248.
2. V o ir cl-dessus, pp. 80 et es.
88 L es problèm es théoriques de la traduction

le cham p, une fois constitué, continue bien à fon ctionn er


com m e un systèm e structuré d ’oppositions. P ou r le
faire tou ch er du doigt, rien ne serait plus facile que de
construire la « table de déterm ination » du term e con v e-
nan t à n ’im porte quel ty pe d ’habitation, par exem ple,
exactem en t sur le m odèle des dichotom ies qui structurent
les Flores, en botanique, — chaque dichotom ie successive
jo u a n t sur la présence ou l ’absence d ’ un trait supplé­
mentaire dans le con ten u sém antique du term e cherché.
P ar exem ple :
1 L ’habitation est-elle destinée :
à l ’hom m e? v . sub 3
à l ’anim al? v . sub 2
2 ...........
3 l ’habitation com prend-elle :
un ou quelques étages seulem ent? v . sub 6
beaucoup d ’étages? v . sub 4
4 l ’habitation com pte-t-elle :
m oins de d ix ou quinze étages? R éponse, v . sub 5 :
plus de quinze étages? R éponse : g r a t t e - c i e l
5 ................
6 l’habitation est-elle :
eu ropéenne? v . sub 7
ex otiq u e? v . sub 8
7 l ’habitation est-elle :
occid en tale? v . sub 9
ou russe? R ép onse : i z b a
8 l ’habitation est-elle :
africaine? v . sub. 10 :
am érindienne? R éponse : w i g w a m
etc... etc...
L e m êm e cham p sém antique, c ’est-à-dire, ici, la m êm e
surface de réalité, se v o it réellem ent structuré par des
opposition s successives qui lient réellem ent l ’extension
du terme cherché à la réduction correspondante de l ’exten­
sion de tous les autres termes.
Mais ces opposition s, qui structurent certaines parties
du lexiqu e — m êm e en laissant m aintenant de côté le
problèm e de savoir si elles structurent to u t le lexique
— ont-elles le m êm e caractère de règles nécessaires que
L exiqu e el traduction 89
celles qui structurent la phonologie et la m orph ologie?
Ces dernières son t ob lig a toires1 pou r tous les locuteurs
dans une langue donnée : si l ’opp osition / p / - / t / , ou
l ’op position présent - passé sont données dans une
langue, aucun locuteur n ’est libre de s’en servir ou n on :
to u t le m onde s’en sert et d oit s’en servir. A u contraire,
dans le dom aine du lexique — m êm e structuré — les
choses ne son t pas si claires : le locuteur peut ou n on
recourir au x oppositions lexicales, s’il les connaît, dans
la mesure où il les ju ge utiles. Des groupes entiers de
citadins français, par exem ple, s’en tien dron t tou te leur
vie au niveau d ’opp osition h erbe-blé; d ’autres attein­
d ron t le niveau : blé-orge-seigle-avoine; d ’autres encore,
le niveau blé-orge-seigle-avoine-m illet-sorgho-m aïs, etc... *.
Ces différents n iveaux de l ’usage du lexique m on tren t
que les structures dans ce dom aine n ’on t pas, suivan t
l ’observation de Guiraud, le m êm e caractère de néces­
sité que les autres. L e problèm e est m ainten an t d ’aper­
cev oir au m oins pourquoi.

x L a prem ière direction des recherches pou r une


solu tion de ce problèm e — rarem ent posé — nous est
proposée par une observation rem arquable de la linguis­
tiqu e structu rale* systém atisée par A ndré M artinet : les
éléments d'u n e langue appartiennent à deu x types :
ceu x qui fon t partie d ’ « inventaires limités » 4, de « listes
ferm ées » *, et ceu x qui fon t partie d ’ « inventaires illi­
m ités », de « listes ou vertes ».
1. Mise» à p a rt les variantes des riallsatlons, Individuelles ou n on , qu i
ne sont pas pertinentes pou r telle opp ositio n dans telle langue.
2. Buyssens est arrivé à la m êm e con clusion : • On com pren d pou rq uoi,
dlt-11, 11 est dilllcile d ’introduire le structuralism e dans la le xicologie :
c 'e s t parce que la valeur d ’ un élém ent lexical dép end de la présence des
autres; or, p ou r la m êm e langue, Il y a des locuteurs d o n t le lexique a
4 000 m ots, d'autres 40 000. Le m êm e élém ent lexical n 'a pas la m êm e
valeu r dans ces lexiques '» (Structuralisme et arbitraire, p. 404).
3. T ou te la linguistique a tou jou rs su que les phonèmes, et les procédés
gram m atica ux son t en nom bre lim ité : mais ce tte observation ne sem blait
pas productive. La volo n té d ’ exp loiter ju sq u ’ au b o u t la n otion de systèm e
en linguistique en a suggéré la fertilité. L e départ se trouve peut-être chez
H jelm slev : ■ L e fait que le signe e6t form é au m oy en d ’ un nom bre lim ité
de non-signes que Louis H jelm slev appelle des figures, parait à l ’ auteur
un des traits fond am en taux de la stru cture linguistique >. A . M artinet,
A u sujet des fondements, p. 27.
4-&. M artinet, Éléments, pp. 117-119 e t 24.
90 L es problèm es théoriques de la traduction

M artinet appelle monèmes « les unités significatives


successives m inim a » des énoncés linguistiques : hier
est un m onèm e sim ple; travaillons contient deux de
ces unités m inim a significatives successives : un certain
ty p e d ’activité (travail) plus celui qui parle et une ou
plusieurs autres personnes (on s) L « L a liste des m onèm es
d ’une langue [don c] est en fait une liste ouverte », écrit-il,
alors que « la liste des phonèm es d ’une langue est, elle,
une liste ferm ée1 23 » (com m e l ’est aussi la liste des « élé­
m ents g ra m m a tica u x s) ».
L a distinction capitale de M artinet ne fou rn it cepen­
dant pas encore explicitem en t ni directem ent la solution
du problèm e de savoir pourquoi le lexique résiste à la
structuration systém atique. M artinet, d on t les analyses
sur ce problèm e on t été le p oin t de départ et la clé de
celles q u ’on tente ici, poursuit dans son ouvrage un bu t
différent. Il m arque d ’abord la parenté des m éthodes
utilisées pou r isoler les plus petites unités distinctives
non signifiantes [phonèmes] et les plus petites unités
signifiantes [ monèmes] : « L ’opération qui perm et l’analyse
des énoncés en m onèm es n ’est pas sans analogie avec
celle qui perm et d ’analyser les signifiants en phonèm es 45».
Mais ensuite, il en m arque les différences : la com m u ta­
tion , qui perm et de dégager les phonèm es /r / et /I /
dans rampe et lampe, est fondée sur l ’incom patibilité
de ces deux phonèm es en un p oin t de l ’én on cé; l ’in com pa­
tibilité de / hier / et jdemain] qui dégage deu x monèm es,
ne les op pose que dans un énoncé déterm in é; je ne peu x
pas dire : « hier, je suis parti dem ain », mais je peux dire :
« hier, je suis parti tô t (vite), (en voiture), (avec mes
valises) etc... » On ne pourra pas, souligne Martinet,
p ou r les m onèm es procéder sans restrictions à l’établis­
sem ent d ’inventaires d ’unités susceptibles d ’apparaître
en un m êm e poin t de la chaîne 8 ». P ar la suite encore,
il souligne n ettem en t que son analyse d ’un énoncé lin­
guistique en m onèm es est une analyse formelle, n on pas

1. M artinet, Éléments, p. 20.


2. Id.,ibid., p. 24.
3. Id., ibld., p. 117.
4. Id.,ibid., p. 99.
5. Id.,ibid., p . 106.
L exiqu e el traduction 91
Une analyse du con tenu de signification des m onèm es,
mais le découpage de l ’énoncé qui les m et en éviden ce
en tan t q u ’unités distinguées par leur form e : « E n ffa n -
çais, il est [...] difficile de déceler dans tous les cas si
l ’on a affaire à un, deu x ou trois m ots : bonne d'enfants
n ’a pas un com portem en t différent de son équivalent
allem and Kindermâdchen, et on le considère volontiers
com m e un m o t com posé, mais si l’on utilise, comme on
doit le faire si l’on veut éviter l’arbitraire, des critères formels
el non sémantiques, et qu ’on se pron on ce pou r un ou p lu ­
sieurs m ots sur la foi des form es du pluriel, on sera tenté
de considérer com m e un seul m ot sac à main, qui fait
au pluriel /sakam ê / et non (sakzam ê), mais com m e trois
m ots cheval à bascule qui ferait au pluriel chevaux à bas­
cu le1 ». Ces pages par contraste aident à poser clairem ent
le problèm e, très différent, de l ’analyse du contenu de
signification des m ots : grâce à M artinet, il n ’est plus
possible de con fon dre analyse form elle des m onèm es
avec analyse sém antique des m onèm es (ou des m o ts);
ni su rtout de passer sans distinguer des opérations struc­
turales de la prem ière (com m u tation pou r dégager des
m onèm es dans l ’énoncé) au x tentatives de structuration
de la secon de (recherche de cham ps sém antiques stru c­
turés). E n effet, rien n ’em pêche un ensem ble ou v ert
(illim ité) d ’être rigoureusem ent structuré. P ar exem ple,
l ’espèce chien constitue zoologiqu em en t, les espèces rose
ou blé con stitu en t botaniquem ent, de tels ensembles
où , sinon chaque jo u r au m oins chaque année, s’a jou ten t
de n ou veau x termes représentant les variétés nouvelles
obtenues par toutes sortes de techniques. Les arbres
taxon om iqu es qui représentent graphiquem ent la struc­
ture classificatoire de ces espèces peuvent tou jou rs être
construits, possèdent tou jou rs virtu ellem en t des ram eaux
d ’attente (sans feuilles), où v ien d ron t « pousser » les
nouvelles feuilles représentant les n ou veau x termes qui
désignent les variétés nouvellem ent créées. Le fait qu e
le lexique con stitue un inventaire ouvert, illim ité — le
fait q u ’il soit « im possible de déterm iner précisém ent
com bien une langue présente de m onèm es distincts parce

1. M artinet, Éléments, p. 54.


92 L e s problèm es théoriques de ta traduction

que, dans tou te com m unau té, de n ou veau x besoins se


m anifestent à chaque instant et que ces besoins fo n t
naître de nouvelles désig n ation s1 » — ce fait seul en
soi n ’éclaire pas p ou rqu oi le lexique se laisse si malaisé­
m en t structurer. Mais on avan ce d ’un pas vers la solu­
tion si l ’on se dem ande p ou rqu oi cet inventaire ouvert,
illim ité, th éoriquem ent structurable, ne semble pas l ’être
pratiquem en t : l ’enquête atteint en effet le p oin t logique
où l ’on ne peut que se poser les questions suivantes :
qu e signifie le m ot structure (ou le m o t : système) dans
l ’expression : structure du lexiqu e? A -t-il exactem en t la
m êm e signification, la m êm e valeur que dans les expressions:
structures m orphologiques, ou : structures phonologiques?
Si l ’on reprend de ce p oin t de vu e les exem ples de
cham ps sém antiques déjà constitués, ou proposés, le
cham p sém antique des céréales, celui de l ’h abitation,
celui du paysage de m ontagne, celui de l ’entendem en t
chez Trier, celui de la neige en eskim o, celui des couleurs,
o n aperçoit plus facilem ent pou rqu oi le lexiqu e résiste
à la n otion de structure, ou de systèm e : c ’est parce que,
la plu part du tem ps, la structure d ’un m êm e cham p
sém antique dans une seule langue, et a fortiori dans deu x
langues données n ’est pas déterm inée d ’un poin t de vu e
unique — selon un classem ent hom ogène — m ais, au
contraire, à partir de points de vu e différents qui se
chevauch ent, ou laissent des lacunes; selon plusieurs
classem ents divers à la fois, qui se ju xtaposen t, ou se
recou vren t en partie, ou laissent entre eu x des solutions
de continuité, jo u e n t ou ne jou en t pas, de manière arbi­
traire qu an t à l ’ensem ble des termes du cham p consi­
déré. C’est dans ce sens aussi q u ’on peut dire, avec Guiraud,
q u ’un cham p sém antique offre entre tou s ses term es
un réseau de relations, mais de relations non-coordonnées.
L e cham p sém antique de l ’habitation, par exem ple,
offre à prem ière vu e sep t ou huit règles de structuration
différentes, qui se superposent ou s’entremêlent, se com p lè­
te n t ou s’exclu ent to u t à fait au hasard :
— classem ent selon la form e de la construction (à
quelques étages ou à beaucoup d ’étages)

1. M artinet, ËltmenU, p . 24.


L exiq u e et traduction 93
— classem ent selon la m atière de la con stru ction (en
dur, ty p e : m aison, e tc ; en matériau de fortune : cahute,
c a b a n e ...)1
— classem ent selon la fon ction du bâtim en t (loge,
pavillon, rendez-vous de chasse, etc...)
— classem ent selon l ’usage perm anent, sem i-perm a­
nent, ou occasionnel (pied-à-terre, cabanon, bastidon, etc...)
— classem ent selon l ’état de la construction (solide;
ou vétu ste : masure, etc...)
— classem ent selon la localisation (cam pagne, ou v ille;
E urop e ou autres parties du m onde)
— classem ent selon le p oin t de vu e, sou ven t social,
du locu teu r (termes dépréciatifs : bicoqu e, e tc ...; term es
socialem ent classificateurs : hôtel particulier, château,
palais, résidence, dem eure, etc...) a.
— classem ent selon l ’histoire (persistance de diffé­
renciations antérieures : com m uns, m anoir, etc... ).

xi N oton s ici que — la pratique de la traduction


ayan t précédé tou te théorie de la traduction et survi­
v a n t à tou te théorie de la tradu ction qui nierait la possi­
bilité de traduire — il ne s’agit pas de collectionner polé-
m iquem ent toutes les critiques (de la n otion de cham p
sém antique structuré), qui justifieraient, par contre­
cou p, l ’activité traduisante. T ous les travau x qui seront
faits pou r app rofon dir la n otion de structure du lexique,
et tous les travau x qui seront faits, d ’autre part, afin
de critiquer cette n otion , c ’est-à-dire de la m ettre à sa
ju ste place, dans ses limites propres, on t égalem ent leur 2 1

1. Ici, o n v o lt l’ hiatus entre les classem ents de d eu x langues : izba,


quan t a u x m atéria ux de con stru ction (paille et bois) se traduit fidèlem ent
chaumière, m ais le m o t russe n ’a pas la couleur un peu miséreuse, et la
n ote apitoy ée q u 'a p p orte toujou rs l’ em ploi du term e français. V oir aussi,
pou r la labilité (dans une m êm e langue) de tels classements sémantiques,
i'article cité de J. D ubois et Guilbert (ci-dessus, p. 83).
2. L e ch am p sémantique de la connaissance, chez Trier, m ontrerait
une structuration selon deu x poin ts de vu e au m oins : fonction nem ent
de l'esp rit tel q u ’ on le con ceva it au x m * siècle, d ’ une p a rt; usage social
des facultés de l'esprit, d ’autre part. Le • systèm e • des couleurs, chez les
Latins par exem ple, révélerait ainsi plusieurs sous-systèm es amalgamés,
provenan t : du classem ent des termes indo-européens hérités, peut-être
aussi de celui de termes étrusques (aler, e tc ...); de celui d ’ une sym boliqu e
archaïque à coloration religieuse; de celui de9 textiles et colorants tincto­
ria u x ; de celui des m atières à couleur caractéristiques [ceraBinue,aureut), etc...)
94 L es problèm es théoriques de la traduction

p rix au x y eu x d ’une théorie de la tradu ction . Elle y


gagne la connaissance du m aniem ent plus ju ste des
signification s; elle y gagne aussi des règles de corres­
pondance de plus en plus fines de ch am p sém antique
à cham p sém antique entre deu x langues, — en m êm e tem ps
qu'elle ap erçoit m ieux, sur chaque p oin t particulier, sa
propre lim ite com m e activité pratique, lim ite mesurée
de plus en plus scientifiquem en t par des analyses lin­
guistiques de plus en plus fines.
De ce p oin t de vu e, les rem arques auxquelles on vien t
de procéder con duisen t à conclure que, si le lexique
révèle m oins facilem ent des « structures » ou un « systèm e »,
que ne l ’a pensé la théorie des cham ps, c ’est parce que
celle-ci croyait, (en opéran t sur les m ots, ou m êm e sur
les m onèm es) opérer sur les unités linguistiques m inim a
de sens, les élém ents derniers irréductibles, les atomes
de signification. L ’échec partiel de la théorie des champs
donne to u t leur intérêt à des recherches tournées vers
la vérification d ’une autre h ypoth èse, selon laquelle il
se pourrait que le secret de la structuration du lexique
dépen dît de l ’existence (ou non) d ’unités m inim a de
signification plus petites que le m onèm e, ou le m ot,
lesquels son t seulem ent les plus petites unités de signi­
fication formelles (c’est-à-dire décelables uniquem ent par
l ’exam en des form es linguistiques.)
U ne théorie de la tradu ction — parce que la tradu c­
tion part du sens, et effectue toutes ses opérations de
transfert à l ’intérieur du dom aine du sens — est trop
intéressée à la recherche et à la découverte d ’une unité
de signification, pou r se désintéresser des idées de H jelm slev,
ou de Prieto sur cette question, qui feron t l’o b je t du
chapitre suivant.
CH APITRE VII

L a recherche des unités sém antiques


m inim a : L u is J . P rieto

i Le m atériau des analyses de Trier sur les cham ps


sém antiques, et de M artinet sur les m onèm es — il fau t
y insister, car ce sera la différence fondam entale avec
P rieto — c ’est tou jou rs une forme linguistique. C ’est
parce que Kunst, List et Wisheit son t des unités linguis­
tiques form ellem en t différentes que Trier peu t essayer
de les con stituer en un systèm e qui m ontre leurs inter­
connexions, leurs interdépendances. C’est parce que
travaillons peut être décom posé en deux form es linguis­
tiques qui son t les supports évidents de significations
différentes (grâce au x séries : travail, travailler, travailleur,
travailliste, etc... puis : formons, disons, courons, etc...)
que M artinet peu t considérer ces d eu x form es com m e
des unités (bien palpables) signifiantes m inim a, q u ’il
appelle m onèm es.
H jelm slev arrive alors, à ce poin t de l’analyse, un peu
com m e le physicien qui — devan t ses collègues habitués
à considérer l’atom e com m e l’élém ent vraim en t ultim e
de la m atière — proposa le prem ier de découper cet
atom e, pensé ju s q u ’alors insécable, en élém ents nou veau x
plus petits, électrons, protons, neutrons, etc...
On se rappelle la term inologie de H jelm slev. P ou r
lui, le langage est saisissable en son aspect acoustique
et phon étique (q u ’il néglige) : c'est le bruit tel que l ’ana­
lyserait un physicien, fait par les m ots qui sortent d ’une
bou ch e, la substance de l'expression. Cette substance de
l’expression n ’intéresse le linguiste qu e lorsqu ’elle est
analysée en forme de l'expression : celle-ci est la quali­
fication, par leurs oppositions, des différents bruits bu e-
96 L es problèm es théoriques de la traduclion

eaux que nous appelons / p /, / b / , / o /, / a / , etc., les p h o­


nèmes. Mais le langage existe aussi par son asp ect sém an­
tique, le fait q u ’il véhicule des significations : c ’est ce
que H jelm slev appelle la substance du contenu du langage — ,
la totalité de ce que le locuteur a dans la tête qu an d il
articule un énoncé, la totalité (probablem en t différente)
de ce q u ’en tire dans sa tête un auditeur. H jelm slev
néglige aussi cette substance du con tenu du langage
com m e étant scientifiquem ent inaccessible, et ne s’inté­
resse q u ’à la forme du contenu, la m anière d on t le langage
organise et décou pe la substance inform e du contenu
en unités form elles et com binables de con tenu : jtra-
vaillons/, /d eu x + ch evau x /, / j ’ + ai + m al + à +
la + tê te /.
C’est qu an d elle en arrive à ce p oin t que l ’analyse
de H jelm slev intéresse les recherches qui ten dent à décou ­
v rir si les significations véhiculées par le langage peu ven t
être organisées en structures, dites structures sémantiques.
On trou ve, en effet, chez le linguiste danois, « la con v ic­
tio n fréqu em m en t affirmée que contenu et expression
présentent des structures de ty p e absolum ent id e n tiq u e 1 ».
Q u ’est-ce à dire? Com me on le sait, la linguistique con tem ­
poraine a bien établi ce fait que, sur le plan de l ’expres­
sion, le langage est articulé, c ’est-à-dire structuré, deu x
fois : une prem ière fois, en unités signifiantes successives
m inim a, grosso modo : en m o ts; puis, une seconde fois,
en unités non-signifiantes successives m inim a, en p h o­
nèmes. H jelm slev a émis l ’hypoth èse que sur le plan
du contenu, (le plan des signifiés saussuriens, le plan
du sens), le langage serait égalem ent articulé, c ’est-à-dire
structuré d eu x fois. Il suggère d on c q u ’il existe des unités
de sens plus petites que les unités signifiées successives
m inim a form elles dégagées par les linguistes (et q u ’ils
appellent tradition nellem ent des m ots, ou plus scienti­
fiquem en t « m orp h èm es8 », ou m onèm es). Si l ’on suit
H jelm slev, le m onèm e ne serait pas la plus petite unité
signifiante, il existerait dans cette unité q u ’on a con si- 2 1

1. M artinet, A ., A u sujet des Fondements, p . 39. Sur cette con victio n ,


v o ir H jelm slev, Prolegomena, pp. 28, 29, 35, 41, 42, 45.
2. S uivant la term in ologie am éricaine bloom fleldienne.
L exiqu e el traduction 97
dérée lon gtem ps com m e un atom e de signification , des
unités plus petites, des particules plu3 « élémentaires » de
signification qui perm ettraient de com prendre la vraie
structure du lexique d ’un langage. Si de telles « par­
ticules » de sens existaient, la traduction deviendrait
quelqu e chose d ’aussi simple que l ’analyse et la synthèse
en chimie.
C ’est cette identité présumée, reform ulée par H jelm slev
lui-m êm e avec plus de nuances dans La stratification
du langage1 q u ’on désigne sous le n om de principe d'iso­
morphisme. « Ce principe, écrit Martinet, im plique le
parallélisme com p let des deux plans du contenu et de
l ’expression, une organisation fon cièrem ent identique des
deu x faces de la langue, celles q u ’en termes de substance
on désignerait com m e les sons et le sens* ». Ces vues
son t un développem ent de la distinction saussurienne
entre face signifiante et face signifiée du signe : distinc­
tion que, com m e on v ien t de le v oir, Cantineau, de son
côté, a v ait essayé d ’ap profondir, en appliquan t aux
signifiés les règles que la phonologie applique à l ’analyse
des signifiants, pou r dégager dans le dom aine sémantique
des oppositions significatives. Ce son t ces vues qui form ent
le p oin t de dép art des recherches de Luis J. P rieto, lequel
se propose ex plicitem en t de vérifier l ’existence de struc­
tures du conten u, puis, le cas échéant, de les décrire.

il Dans son article de 1954, Signe articulé et signe


proportionnel, il pose com m e assurée l ’existence de « l ’orga­
nisation de la substance du con tenu 8 », c ’est-à-dire l’exis­
tence, au m oins sous-jacente, d ’une structure des signifiés,
d on c la possibilité d ’une sém antique structurale. De là
son o b je ctif : analyser cette organisation de la substance
du contenu. M ettre si possible, donc, en évidence, des
traits pertinents de signification, dans ce dom aine du
contenu [sém antique] et « dans la mesure où l ’on pourrait
[y] reconnaître des unités analysables en traits pertinents,
[...] essayer de classer les oppositions q u ’elles form eraien t1
4
3
2 »,

1. V o ir surtout p. 165.
2. M artinet, Arbitraire linguistique, p. 105.
3. Prieto, A rticle cité, pp . 134-135.
4. P rieto, A rticle cité, pp . 134-135.
98 L es problèm es théoriques de la traduction

par une dém arche analogue à celle de la p h on ologie lors­


q u ’elle structure en systèm e de phonèm es et de traits
pertinents la substance de l ’expression [phon ique] d ’une
langue.
C’est bien là l ’idée de H jelm slev, selon qui « on doit
p ou v oir, sur le plan du contenu, com m e on l ’a fait
sur celui de l ’expression, dégager des unités plus petites
qu e le sig n e 1 », unités que H jelm slev nom m e figures.
H jelm slev lui-m êm e avait aperçu ceci : les m êmes pro­
cessus de com m u tation qui, dans l ’analyse phonologique,
perm ettent de dém ontrer, par exem ple, l ’existen ce des
phonèm es /p / + /a /, /p / + /o /, jt / + /a /, dans les
signes pas, peau, fa, perm ettent de dégager dans les
signes cheval, jument, verrat, truie, des élém ents com m u -
tables : /c h e v a l/ + /m â le /, /c h e v a l/ + /fe m e lle /,
/p orc / + /m âle /, /p orc / + /fem elle /, etc.... « E n con ti­
nuant assez longtem ps de la m êm e façon , d it M artinet
résum ant H jelm slev, on aboutira, sur le plan du contenu,
à obten ir un inventaire lim ité d ’éléments, exactem en t
com m e sur le plan de l ’ex p ression 1 2 ».
Prieto fou rn it deu x exem ples d ’une analyse du contenu
[sém antique], con duite sur cette base. « E n français, le
signifiant /p u v u a r / pouvoir est utilisable aussi b ie n - s’il
s ’agit de possibilité m atérielle que de possibilité morale.
E n allem and, au contraire, on a /kôn en / kônnen pou r la
possibilité m atérielle et /d y r fe n / dürfen pou r la possi­
bilité m orale. Dans le français /p u v u a r/, donc, seul le
trait « possibilité » est pertinent, tandis que dans l’alle­
m and /k ô n e n / ce son t les deu x traits de contenu « possi­
bilité » et « m atérielle » qui son t pertin en ts3 ». L ’autre
exem ple, par la m êm e analyse, m et en évidence, dans
les signes anglais llejk / take e t /tuk / look, les traits de
contenu « prendre », « présent », « passé », par com m u ta­
tion avec les signes /i e j k / shake, /S u k / shook, e t c ...4.
Dans son article Figuras de la expresion y figuras del
conlenido, P rieto rev ient sur le m êm e problèm e de base :
« 11 faut, écrit-il, se dem ander si, dans la langue, il existe

1. M artinet, A u sujet des Fondements, p. 30.


2 . Id ., ib id ., p. 30.
3. Prieto, Signe articulé..., p. 135.
4. Prieto, Id., ibid.
L exiq u e el Iraduclion 99
aussi des figures [au sens hjelm slévien] du contenu, c ’est-à-
dire si le plan du contenu [sém antique] com m e celui de
l ’expression [phonique] présente une articulation indé­
pendante de l’articulation du signe 1 ».
Cette simple question ainsi posée rem et en cause la
form ulation d ’un des résultats les plus récem m en t acquis
de l’analyse structurale. Celle-ci, en effet, vien t tou t juste
de décrire clairem ent les faits qui con stitu ent la double
articulation du langage évoquée ci-dessus. Une première
articulation, rappelons-le, découpe l ’énoncé en signes,
unités successives à deux faces, une face signifiante, une
face signifiée (l’énoncé : j ’ai un horrible mal de lêle contient
sept signes ainsi définis). Une seconde articulation du
langage découpe l ’énoncé en unités successives minima
à une seule face, unités distinctives, non signifiantes (le
signe mal est constitué de trois de ces unités distinctives :
/m /a /1 /) . Si l’hypothèse de H jelm slev, ap profon die par
P rieto, se vérifie, la dou ble articulation du langage acquiert
une autre structure.
A ctuellem en t, le linguiste se la représente ainsi :

I re A R T IC U L A T IO N 2 e A R T IC U L A T IO N
ÉNONCÉ PLAN
(e n s ig n e s ) (e n f ig u r e s )

P la n F aces signifiées
J fai du co n ten u des sep t signes
un
horrible
mal U nités m in im a d istin c­
de tête P la n F aces sign ifiantes tives n on sign ifiantes
de l ’ expression des sep t signes (non -signes ou figures
hjelm Bléviennes)

Ce tableau rend visible le fait que, pour l’analyse struc­


turale actuelle, le langage est articulé une fois sur le plan
du conten u, et deux fois sur le plan de l’expression.
L ’intention de Prieto est d on c de m ontrer que ce que
la linguistique actuelle appelle première arliculation du

1. P r i e t o , Figuras, p p . 2 4 4 -2 4 5 . (Signe, i c i , s ig n ifie phrase, inonci.


100 L es problèm es théoriques de la traduction

langage en faces signifiées, se trou ve, sur le plan du contenu


[sém antique] lui-m êm e, soumis à une deuxièm e articula­
tion qui découpe, dans la face signifiée, c ’est-à-dire dans le
sens du signe, des unités de con tenu plus petites que ces
signes m êm es, des figures du contenu. Le tableau de la
double articulation du langage devien t celui-ci, par exem ­
ple :

1*® A R T I C U L A T I O N 2 e A R T IC U L A T IO N
ÉNONCÉ PLANS
E N S IG N E S E N F IG U R E S

U n ités m in im a
F ace sign ifié e
du co n te n u du co n te n u :
Un /ju m e n t / du signe
ch e v a l + fem elle
digne :
jument
F a ce sign ifiante. U n ités m inim a
de l ’ expreaaion
/2 ü m â / du signe d ’ exp ressio n 2 /ü /m /â /

Dans cette analyse, le langage articulé deux fois sur le


plan de l’expression, l’est égalem ent deux fois sur le plan
du con tenu, le principe de l ’isom orphism e apparaît vérifié.
Dans ce n ou vel article, Prieto prop ose encore deux
exem ples pou r illustrer cette analyse, de la face signifiée
d ’un signe, en unités plus petites de signification, qui
divisent cette face signifiée en traits pertinents de sens,
séparables et com m utables. Ainsi, le m ot latin vir offre les
d eu x traits « h om o » et « m asculus »; par la com m u tation
du trait « m asculus », on obtien drait le term e mulier : celle
du trait « h om o » donnerait equus par exem ple. De la m êm e
façon , la term inaison um (accu satif singulier) des subs­
tantifs latins de la deuxièm e déclinaison fou rnit le trait
« singulier » et le trait « accu satif » (par com m u tation
avec os, accu satif pluriel, e t us, n om in atif singulier) \
L a con clu sion , c ’est que, — cette décom p osition de la
face signifiée d ’un signe en unités de signification plus
petites que le signe, et com m utables, pou v an t être effec 1

1. P r ie t o , a r ticle c it é , p . 2 4 5 .
L exiqu e et traduction 101
tuée, — « l’existence de figures du con tenu ne paraît pas.
n ia b le 1 ».
Dans ses Contributions à l'élude fonctionnelle du contenu,
Prieto form ule une autre fois cette con v iction : « Depuis
que l’utilité de la phonologie pou r l'étu d e des signifiants
des signes est devenue évidente, on a cru qu e des résultats
égalem ent intéressants pourraient être obtenus en appli­
quant des m éthodes sem blables à l’étude des signifiés.
En principe cette idée est pleinement justifiée * ». E t il réitère
l’espoir que, com m e la phonologie peut construire un
systèm e structuré de l’expression ph onique de tou te langue,
le m ême ty p e d ’analyse pourrait construire un systèm e
structuré des con tenus sém antiques de tou te langue, une
« théorie des sig n ifiés1
34».
2
L a mise en évidence de structures du contenu dans chaque
langue, la mise en évidence de l’organisation de ces struc­
tures du contenu dans chaque langue, ainsi que la consti­
tu tion d ’une théorie des signifiés, répétons-le, serait un
ap p ort inestim able à toute théorie de la tradu ction . Ce
seraient trois instrum ents qui perm ettraient d ’opérer,
quant au passage des signifiés de langue à langue, des
com paraisons plus scientifiquem ent fondées.
T ou t en continuant à suivre avec atten tion la ten tative
de P rieto, qui se développe com m e la vérification d ’une
h ypothèse, il est utile de la con fron ter avec un certain
nom bre de réserves q u ’elle suscite.
L a principale difficulté des exposés de P rieto, c'est
que, de 1954 à 1958, il ne précise jam ais assez nettem ent
sur quels signes il fait porter son analyse sém antique. Dans
Signe articulé..., il parle du « signe con stitué par la phrase
en qu estion » [ j ’ai un horrible m al de tê te ]; il y trou ve
sept élém ents qui son t « aussi des signes ». Le signe articulé,
pou r lui, serait alors la phrase, articulée en m ots. D 'u ne
m anière coh érente, il appelle d on c chacun de ces sept
élém ents : des « signes non articulés » [sur le plan du
contenu]. L a division de la phrase en sept élém ents consti­
tuerait « l’articulation du signe * ». De tels passages,

1. Prieto, Figuras, p. 245.


2. Id., Conlributions, pp. 23 et 24.
3. Id., ibid., pp . 23-24.
4. Prieto, Signe articulé, pp . 136*137.
102 L es problèm es théoriques de la traduction

il ressort que Pietro vise essentiellement à l’analyse séman­


tiqu e, n on pas de ce q u ’on appelle unité signifiante mini­
m um , ou m onèm e, mais à celle eu grand signe constitué
par l ’énoncé libre com plet, la phrase. Cependant, dans le
m êm e article, Prieto m ultiplie les exem ples d ’analyse
sém antique p ortan t sur les signes m inim a, dürfen, kônnen,
pouvoir, chaise, table, lake, took1. Or l’analyse sém antique
de la phrase, c ’est-à-dire du grand signe linguistique consti­
tu é par un énon cé libre com plet, va se révéler tou te diffé­
rente de l ’analyse sém antique des unités signifiantes
m inim a. Celles-ci, quand on essaie de les analyser sém anti­
qu em en t pour apercevoir la structure du lexique q u ’elles
constituen t, peuvent être et son t en fait analysées isolé­
m ent, hors de to u t con texte et de toute situation, par une
analyse parad igm atique entièrem ent située sur le plan
du systèm e, de la langue (au sens saussurien), du code.
L ’analyse sém antique de la phrase, au contraire, va devenir
de plus en plus sous la plum e de Prieto l ’analyse de l’énoncé
libre com p let avec la situation dans laquelle il est proféré;
d on c une analyse, au fon d, syntagm atique et située sur le
plan de la parole (au sens saussurien), du message. Prieto
a hésité entre les deu x ty pes d ’analyses, avan t de clarifier sa
position (du m oins pou r le lecteur), dans D ’ une asymétrie...,
article d on t la première phrase est celle-ci : « L ’unité
linguistique avec laquelle nous opérons est la phrase,
c ’est-à-dire l ’énon cé com plet m inim um ». Cette déclaration
liminaire v a u t pou r toutes ses publications ultérieures.
Mais dans la présente discussion, nous ne retenons que le
prem ier aspect des essais de Prieto, l’analyse sém antique
des signifiés des unités signifiantes m inima, isolées de tou t
con tex te et de toute situation : même si Prieto l’a par la
suite abandonnée, c ’est la seule qui nous intéresse ici,
parce que c'est la seule qui corresponde à des recherches
sur la structuration du lexique (qui ne peut être q u ’une
structuration des signifiés sur le plan du code constitué
par les unités signifiantes minima de la langue.)
Les réserves faites à p rop os de ce ty p e d ’analyse sém an-

1. P. 141, il em ploie m êm e l ’ expression « signe articulé > pour désigner


ce que Saussure app elait des signes « relativem ent m otivés >, d on c pou r
des m ots ordinaires isolés, e t n on des énoncés com plets minima.
L ex iq u e et traduction 103
tique, (visan t à dégager, dans les unités minima lexicales,
d ’autres unités plus petites de contenu, dites ligures ou
traits pertinents de con tenu), sont essentiellement celles q u ’ a
form ulées M artinet. T ou t d ’abord celles q u ’il form ulait en
1946 à l ’endroit du principe d ’isom orphism e hjelm slévien,
réserves qui se trou v en t renouvelées et précisées dans
Arbitraire linguistique et double articulation : « Ce qui paraît
généralem ent critiquable dans l’isom orphism e, écrit-il,
c ’est le caractère absolu que lui prête la g lossém atiqu e1 ».
P ou rqu oi M artinet m et-il en question ce caractère absolu
de l’isom orphism e des deu x plans? Sa raison centrale paraît
être q u ’il dou te de la validité du con cep t de trait pertinent
de contenu. Dans une pu blication postérieure il répète « q u ’il
serait hasardé d ’opérer avec des traits pertinents de sens
d on t il reste à v oir s’ils s’im posent ou n on dans l’analyse
du contenu linguistique * ». On notera que, par un réalisme
pruden t, M artinet limite sa négation des traits pertinents
de sens au dom aine de Y analyse linguistique du contenu ; ce
q u i laisse tou te latitude de les rechercher dans d ’autres
dom aines ; par exem ple dans celui d ’une analyse logique des
con tenus sém antiques des unités signifiantes m inim a, ana­
lyse d on t nous rencontrerons plus loin des exem ples.
Mais sur qu oi se fonde cette réserve de M artinet quant
aux traits pertinents de sens? Il semble bien que, depuis
1946, on n ’ait pas levé son ob jection première, sur la
nature des prod uits q u ’on obtien t qu an d on recherche, dans
des signes tels que jumenl, vir, dürfen, des unités de contenu
plus petites, com m e cheoal et femelle, homme et mâle, possi­
bilité et morale. « N ous adm ettons volontiers, disait Marti­
n et, q u ’on puisse aboutir de cette façon à des inventaires,
limités aussi bien pou r le contenu 1 3 que pour l’expression,
2
mais nous com pren on s m oins bien que les unités obtenues
soient des non-signes, et par conséqu ent des figures 4 ».
M artinet répète en outre inlassablem ent que le caractère
propre de l’op ération fondam entale en linguistique struc­
turale, la com m u tation , c ’est de dégager des unités succes-

1. M artinet, A rticle cité, p . 105.


2. M artinet, Substance phonique, p . 85.
3. C i t a i t déjà pressentir to u t ce que p eu t donner la t description séman­
tiqu e > de SOrensen, a v ec ses < prim itifs >, que nous retrouverons ci-dessous.
4. M artinet, A u sujet des Fondements, p . 39.
104 L es problèm es théoriques de la traduction

sioes : il y a d eu x unités signifiantes m inim a dans travaillons.


d on c deux unités linguistiques de signifiés minim a, parce
que l’unité de signifié : un certain type d’action, et l'unité
de signifié : celui qui parle et une ou plusieurs autres per­
sonnes, corresponden t à deu x tranches de sonorité dis­
tinctes, et com m utables : /travaj / + /O /. Quoi q u ’on dise
et qu oi q u ’on fasse il est vrai q u ’on peut dégager dans le
signifié : jument, les deu x unités de signification « chev al »
et « femelle »; mais il est égalem ent vrai que ces deu x
unités n ’on t pas de m arque linguistique form elle corres­
p on d an t à des tranches de sonorité distinctes et successives
qui découperaient le signifiant /fümSL / ; égalem ent vrai, de
plus, que « ch eval » et « femelle » restent aussi des signes,
des unités signifiantes. L ’analyse proposée par H jelm slev
et Prieto procèd e bien par com m u tation , d ’une part, et
dégage bien des unités linguistiques form elles, d ’ autre
part — mais ce n ’est pas une analyse linguistique for­
melle — qui prenne appui sur des marques linguistiques
form elles. Le problème n'esl pas de nier les résultats visibles,
de cette analyse: il est d’en trouver le caractère et la signifi­
cation véritables, c ’est-à-dire la vraie place dans l’analyse
structurale du langage. C’est pourquoi M artinet, qui
form ule toutes ces réserves, est aussi le linguiste qui suit
et soutient « l ’intéressante ten tative de Luis P r ie t o 1 ».

n i Quelles réponses ces réserves ont-elles provoqu ées?


Chez H jelm slev, un em ploi de form ules plus nuancées
quant à l’isom orphism e des deu x plans : dans La Stratifi­
cation du langage, il en parle com m e « d ’une hypothèse
de travail » et « d ’une relation fondam entale analogue à
certains égards 2 » entre les deu x plans (et les strates q u ’il y
distingue). Il essaie ob jectiv em en t d ’exam iner les diffé­
rences entre ces plans et ces strates, avant de considérer
leurs analogies. Mais, sans être des concessions de pure
form e, ces form ules plus nuancées ne v o n t pas ju sq u ’ à
reconnaître l ’asym étrie profonde des deux plans du langage.
Cette asym étrie des deu x plans, Prieto, non seulem ent
l ’adm et, mais, à la suite de M artinet, il l ’analyse et l ’app ro- 2
1

1. M artinet, Arbitraire linguistique, p . 108.


2. H jelm slev, A rticle cité, p. 165.
L exiqu e et traduction 105

fo n d itL T ou tefois, pour ce qui est de l’ob jection -clé (qu e les
unités m inim a de con tenu dégagées dans les signes ne
sont pas des non-signes, ne sont pas des figures), P rieto
l’écarte : « Si nous nous plaçons strictem en t Bur le plan du
contenu, à notre avis, le fait que les figures obtenues par
com m u tation aient à leur tou r une expression, c ’est-à-dire
soient à leur tou r le signifié d ’un autre signe ou n on , ce
fait n ’im porte p a s 1 23 ». Bien que cette affirm ation sans
justification ne soit pas du tou t con vain can te, on com pren d
son attitu de : il lui suffit de m ettre en éviden ce une orga­
nisation de la substance du contenu, quelle q u ’elle soit,
en unités plus petites que le signe saussurien. Son problèm e
n ’est pas, d ’abord, de déterm iner la nature de ces unités,
ni de dire si elles son t de m êm e nature que les unités m inim a
d ’expression : c ’est de prou ver q u ’elles existent.

iv On rencontre chez M artinet deux autres réserves


concernan t la possibilité de con stituer le système des contenus
d ’une langue (ce que Prieto nom m e le système plérologique)
de la m êm e façon q u ’on en constitue le systèm e des expres­
sions ou systèm e p h on ologiq u e. La prem ière de ces réserves
tou ch e au fait que le systèm e p h on ologiq u e est un ensem ble
fini, tandis que le systèm e plérologique pourrait ne pas
l ’être . « Le linguiste ordinaire, écrit M artinet, con çoit
bien q u ’il puisse exister de profondes analogies entre les
systèm es de signes et les systèm es de phonèm es, e t que
le grou pem en t de ces unités dans la chaîne puisse présenter
de frappantes similitudes, encore que les tentatives pour
pousser un peu loin le parallélisme se heurtent vite à la
complexité bien supérieure des unités à deux faces et à
l’ impossibilité où l'on se trouve d’en clore jamais la liste * »:
Cette rem arque oriente la critique du principe d ’isom or­
phism e dans une voie inexplorée, probablem ent très
intéressante 4 : celle qui suggère une étude des différences

1. Dans Figurai, pp. 246-249; et dans D'une asymétrie


2. Figuras, p. 245.
3. Arbitraire linguistique, p . 107. L a partie soulignée l'est par le cita-
teur. Cette phrase est citée telle quelle, sans la correction d on t A . M artinet
la fait suivre pou r expliq uer q u ’ il fau drait p lu tôt con cevoir la pensée de
H jelm slev com m e une p rofon de analogie entre tystim ei de signifiés et sys­
tèm es de phonèm es.
4. D éjà signalée ci-dessus, ch . v i, p p . 89 et 92.
106 L e s problèm es théoriques de la traduction

de nature p rofon d e, dans une m êm e langue — (est-ce à


dire dans un m êm e cod e?) — entre ce qu ’on pourrait
appeler le cod e des unités don t l ’inventaire est illimité, le
lexique, d on c la sém antique, d ’une p a rt; et, d ’autre part,
le cod e des unités d on t l’inventaire est lim ité (phonologie,
m orphologie). Cette voie parcourue, on retrouverait pro­
bablem en t, ju stifiée par des analyses nouvelles, la vue de
M artinet selon laquelle l ’absence de parallélisme entre les
deu x plans de l’expression et du con tenu « n ’est pas for­
t u it e 1 », m ais p rov ien t du fait que « l’expression est un
m oyen , le contenu une fin a ». Dans le dom aine des inven­
taires limités (linguistique interne, structurale), la variété
des langues elle-m êm e illustre bien ce caractère de moyen
des structures de l ’expression, par la variété des « codes »,
illustration parfaite de leur « arbitraire ». Dans le dom aine
des inventaires illim ités (du lexiqu e, de la sém antique),
les structures, si structures il y a, ne peuvent pas être
arbitraires en tota lité, pu isqu ’elles doiven t signifier le3
structures non-arbitraires (traduites par une langue) dans
l ’expérience du m on d e; expérience, de plus, jam ais achevée.
P rieto v o it très bien cette réserve de M artinet, l’explicite
m êm e avec bon heur : « U n systèm e de signes, écrit-il,
requ iert que certaines différences dans une substance [ici
la substance du contenu sém an tiqu e,. l ’expérience du
m on de] corresponden t à certaines différences dans une
autre (substance) [ici, la substance phonique de l’expres­
sion]. Cependant, dans l ’une de ces substances [celle du
contenu], les term es des différences intéressent p ositive­
m en t, c ’est-à-dire pou r eux-m êm es [...] tandis que dans
l’autre substance [celle de l ’expression], les traits perti­
nents n ’intéressent que négativem ent, en tant que l’ un
n ’est pas l ’autre ». E t il ajou te en note ceci, qui clarifie
parfaitem ent l’asym étrie profonde des deux plans de la
langue : « une de ces substances [celle de l’expression ]
peu t être changée sans que change la fon ction du systèm e
de signes com m e instrum en t; l’autre [celle du contenu]
non 8 ». Prieto v o it don c et com prend bien l’ob jection de
M artinet, mais nulle part il n ’en tire aucun parti. Pourtant 3 2
1

1. Arbitraire linguistique, p . 1 0 8 .
2. A propos des Fondements, p . 4 0 .
3. Figuras, p . 246.
L exiqu e et traduction 107
cet avertissem ent va loin : suggérant que la structure du
contenu n ’est pas entièrem ent contingente (à la différence
de celle de l ’expression), mais nécessaire, q u ’elle est une
fin et non un m oyen, M artinet souligne d ’ une autre manière,
une nou velle fois, que la structure des signifiés ne sera
peut-être pas de nature essentiellement linguistique, mais
q u ’elle tiendra à l ’analyse qui est faite du m onde lui-m êm e
par le su jet parlant : ce qui est une manière de suggérer
que l’analyse de la structure des signifiés pourrait être
partiellem ent de nature épistém ologique, ou logique.

v Une autre réserve de M artinet, concernant tou te


ten tative d ’étudier les structures du contenu, c ’est « la
difficulté q u ’on éprouve à m anipuler la réalité sém antique
sans le secours d ’une réalité concrète correspondan te,
phon ique ou g ra p h iq u e1 ». Il s’agit là d ’ un avertissement
fondamental à tous ceu x qui se proposent d ’étudier la
substance du contenu sém antique : com m en t faire pour
étudier les signifiés linguistiques sans recourir au x signi­
fiants linguistiques, les con tenus sans recourir au x con te­
nan ts? C’est le problèm e évoqu é par Z. S. Harris en d ’autres
term es : apercevoir s’il existe une structure des significa­
tions [une structure de l ’expérience du m on de] qui soit
étudiable indépen dam m ent de la connaissance qu e nous
en avons par le langage. C om m en t étudier, com m en t
m esurer m êm e, un liquide sans utiliser aucun récip ient?
C’est la question préalable à to u t progrès dans l ’étu de du
contenu. R edisons-le, ce serait la baguette m agique en fait
de tradu ction : si l ’on p ou v a it définir la n surface d ’un
ch am p de signification » par des m oyens indépendants
du langage, il suffirait de superposer à cette surface, ensuite,
les « cham ps sém antiques » qui la concernent en chaque
langue pou r vérifier dans quelle mesure ceu x-ci la recou ­
vrent, la débordent, la laissent découverte : on aurait
le dictionnaire idéal des significations.
M artinet lui-m êm e suggère à P rieto l ’un des instru­
m ents possibles pour une telle investigation : considérer,
suivan t le p oin t de vu e bloom field ien, que le contenu
d ’un énoncé, ce n ’est pas l ’inaccessible face signifiée de cet

1. Arbitraire linguistique, p . 107.


108 L es problèm es théoriques de la traduction

én oncé dans la conscience du locuteur, mais la réaction


que cet énon cé p rov oqu e chez l’auditeur. Dans son article
D ’ une asymétrie entre le plan de l’expression et le plan du
contenu dans la langue1, Prieto a com m encé à utiliser ce
n ou vel instrum ent d ’analyse linguistique in discutable­
m ent valide ici, puisque c ’est celui grâce auquel un enfant
prend possession des conten us exprim és par la langue q u ’il
acqu iert. Mais, dans cet article, le « com p ortem en t de
l’auditeur », la « réaction de l’auditeur » sont très vite
em ployés com m e une con ven tion de langage et n on com m e
un m oyen d ’analyse des conten us. Dans tous les exem ples
cités, les « réaction s de l’auditeur » sont postulées à partir
du con teiiu linguistique de l’ énoncé. Sans doute, il s’agit
là d ’ un procéd é d ’exposition com m od e pou r éviter de
recourir au vocabula ire mentaliste ou v ert des « contenus
de conscience » du locuteur, et ce procédé se soutien t dans
l’exposé de P rieto, mais nous ne som m es pas en face,
vraim ent, d ’ un m oyen d ’ étudier les contenus indépendam ­
m ent du langage, uniquem en t par l’analyse des com p orte­
m ents.

vi Sur un autre poin t, les tra v a u x de M artinet, bien


q u ’ils ne m etten t pas en cause n om m ém en t la recherche
de P rieto, con trib u en t néanm oins à la critiquer : quand ils
précisen t la n otion de monème. M artinet nom m e ainsi, on
le sait, « les unités significatives successives minima * ».
P rieto, pou r analyser les « signes » saussuriens en unités
de contenu plus petites que le signe, afin d ’y trou ver des
figures hjelm sléviennes, part d ’une n otion trop floue du
m o t : signe. Il arrive ainsi q u ’il dégage dans les signes q u ’il
analyse, n on pas des figures ou des traits pertinents de
contenu qui soient des unités plus petites que le signe,
mais des m onèm es (par exem ple, dans l’analyse de take -
look).
R ep ren on s la réponse de Prieto : le fait que les figures
obtenues par com m u tation (sur le plan du con tenu) aient à
leur tou r une expression, c ’est-à-dire soient à leur tou r le
signifié d ’ un autre signe ou non, ce fait n'imporle pas.12

1. Prieto, A rticle cité, p. 87.


2. V o ir Éléments, p p . 19 et 97.
L exiqu e et traduction 109
C ette réponse n ’est pas con vain can te. Dégager dans
travaillons d eu x unités de contenu, travaill — qui désigne
une certaine action , et ons qui désigne celui qui parle et
une ou plusieurs autres personnes — c ’est une analyse
linguistique soutenue par des critères formels. Il sem ble
qu e dégager dans kônnen les deu x traits pertinents de sens
/p o s s ib ilit é /e t /m a té rie lle /; ou bien dans jument les deu x
traits pertinents de sens /ch eval / et /fem elle /, est une
autre espèce d ’ analyse, (est-elle encore linguistique
dem ande précisém ent M artinet?). Ici, les traits pertinents
de signification ne p eu ven t pas être mis en évid ence par
des m arques formelles apparentes dans la face signi­
fiante des signes. Dans le prem ier cas d ’analyse, qu an d il
n ’opère pas sur des m onèm es, ne peu t-on dire qu e Prieto
dégage des m onèm es (et non des figures ou des traits
pertinents de sens), c ’est-à-dire q u ’il ne fa it com m e Can-
tineau que réinterprèter la m orph ologie dans une term ino­
logie person n elle1? Dans le second cas d ’analyse (à con d i­
tion de partir tou jou rs de m onèm es, c ’est-à-dire d'u nités
significatives successives minima form elles q u ’on s’est
assuré préalablem ent être telles), les unités plus petites
de signification q u ’ on dégage (bien qu e n ’ étant peut-être
pas des figures au sens hjelm slévien) son t sûrem ent des
unités intéressantes à dégager qu an t à la structure sém an­
tiqu e. La n otion de monème chez M artinet d o it d on c
perm ettre une analyse plus serrée de la n otion de trait
pertinent de sens, analyse qui reste en suspens, ju sq u ’ici,
chez P rieto.
N otons, en rapp ort avec cette rem arque, que dans ses
exem ples, l ’analyse en traits pertinents de sens, pou r un
signe donné, n ’est jam ais ex h au stive; et c ’est une autre
lacune grave quant à la recherche de structures du contenu.
L e m ot jument, par exem ple, exigerait d ’être caractérisé
par tous ses traits pertinents qui, peut-être, im pliqueraient :
être, animal vertébré, mammifère, pachyderme, solipède,
équidé, cheval, femelle, domestique. L ’analyse du contenu
sém antique en traits pertinents sem ble d ev oir être un

1. E t, co m m e Cantineau, ne peut-on"*dire q u e Prieto, alors, analyse


seulem ent la manière d on t m orph oph on ologie et m orph ologie structurent,
è leur niveau, le con tenu sém antique d ’ un én oncé?
110 L es problèm es théoriques de la traduction

des points par où l’on passe de la structure linguistique


à une structure des significations qui serait indépendante
du langage.

v u . Sur un dernier point, l’ analyse structurale du


con ten u proposé par Prieto appelle des éclaircissem ents :
c ’est lorsqu ’il est conduit, com m e Cantineau, à la n otion
de signes m inim a qui son t en rapport isolé1 (c’est-à-dire
en fait, et par définition, sans rapports entre eu x quant à
la forme du contenu). L a crainte q u ’on éprou ve alors,
c ’est q u ’ une term inologie structurale ne dissimule préci­
sém ent une absence de relations structurées — ne
dissimule précisém ent ce caractère « plus lâchem ent
structuré » du dom aine sém antique, signalé par tous les
auteurs qui s’en son t occu pé récem m en t (Martinet, V ogt,
U llm ann, W einreich). P ou r s’en tenir à cette n otion de
« rap p ort isolé », par exem ple, entre signes m inim a (qui
sem blen t correspondre aux m onèm es de M artinet) l’ana­
lyse structurale de Prieto ne peut en dire q u ’une chose,
très ju ste, com m e on l’a déjà v u , c ’est que seuls les signes
minima sont arbitraires *. Mais c ’est uniquem ent à partir
de là que l’analyse des structures des significations devient
intéressante : en effet, dire que les m onèm es blé, orge,
avoine, seigle, maïs, sorgho, son t des signes minim a, non
analysables en signes plus petits, qui, par conséqu en t ne
p eu ven t se trou ver q u ’en rapp ort isolé (c ’est-à-dire en
absence de rapp ort), c ’est rester sur le plan de l’analyse
structurale form elle d on t le term e final est, ici, précisé­
m ent, par définition, le m on èm e. Mais c ’est dans le systèm e
linguistique seulem ent que ces m onèm es sont en rapport
isolé : dans le systèm e des significations liées à l’expérience
indépen dam m en t de tou te expression linguistique, ces
term es son t liés par des rapports définissables dans un
ch am p bota n iqu em en t structuré, celui des céréales. E x acte­
m ent com m e les m onèm es, ou signes m inim a non-analy­
sables : maison, cabane, palais, villa soutiennent des rap­
ports structurés très précis dans le systèm e technologiqu e
habitation ®.
1. P r i e t o , Signe articulé, p . 141.
2 . Id., ibid., p . 1 4 1 .
3. Buyssens a form ulé cette idée ainsi : < L a m éthode structurale va u t
L exiq u e et traduction 111
v iii On a dû s’ étendre longuem ent, détaillém ent,
sur ces recherches de P rieto, parce q u ’elles représentent,
à la suite de H jelm slev et de M artinet, l ’effort à la fois
le plus original et le plus ardu pou r essayer d ’atteindre
la structure tota le du lexique par une voie to u t à fait
nou velle : la mise en éviden ce d ’unités de signification,
d ’atom es sém antiques véritables — plus petites que le
signe, ou plus exactem ent : plus petites que l’unité signi­
fiante m inim um ordinairem ent considérée com m e telle
par les linguistes — q u ’on l’appelle m ot, m orphèm e, ou
m onèm e.
L e résultat fondam en tal est attein t par P rieto; c ’est
d ’ avoir établi que de telles unités existent bien. Si banale
que paraisse l ’observation, la chose est scientifiquem ent
d ’im portance. Jument con tien t réellem ent ces deu x traits
pertinents de signification : la n otion d ’espèce cheval +
la n otion de sexe fem elle; kônnen con tien t réellem ent ces
deu x traits pertinents de contenu : la n otion de possibi­
lité + la n otion que cette possibilité est matérielle.
Mais tou te la recherche de Prieto suggère aussi que la
séparation de ces atom es de signification contenus dans
le signe m inim um , ne peut pas être effectuée par l’analyse
linguistique formelle — celle qui s’attache à tous les éléments
du signe don t l’existence est signalée par des m arques
formelles (éléments phonologiques, éléments m orph olo­
giques). T ou tes les fois que Prieto cherche des unités
minima de signification par une analyse form elle (ex. :
take et took; d ominus, dominum, dominos) , il n ’atteint
que des espèces d ’unités signifiantes minim a, certaines
espèces de m onèm es — d on t les uns, et c ’est sans doute
ce qui l’a con du it à la confusion, ne contien nent apparem ­
m ent q u ’un trait pertinent de signification (oo = prétérit;
os = accusatif et pluriel, inséparables); mais d o n t 'le s
autres ( prendre, espèce, cheval, notion de possibilité) contien­
nent vraisem blablem en t plusieurs traits pertinents de
sens que rien ne signale séparém ent dans la form e du
signifiant. C’est en deçà des m onèm es que com m encerait
la vraie recherche exhau stive des unités de signification

pou r [l’analyse de ] la • valeu r », n on pou r le < désignant ». (Structuralisme


H arbitraire, p . 408).
112 L e s problèm es Ihéoriqves de la traduction

plus petites que le signe, en général. E t c ’est en deçà des


m onèm es que Prieto devrait définir la m éth ode d'analyse
qu i lui perm et de dégager des traits pertinents de signi-
cation sans recou rir à des m arques form elles : dans les
exem ples q u ’il donne (ju m en t = ch eval + fem elle;
kônnen = possibilité + m atérielle), il pratique une analyse
intu itive, d on t il ne fou rn it nulle part les critères.

i x T outes les autres ob jection s faites à P rieto recon­


duisent à la m êm e suggestion : ce n ’est pas au m oyen de
l’analyse linguistique form elle q u 'o n pourra m ettre en
évidence les unités de signification plus petites que le
signe. L e fait que les inventaires lexicau x son t des in ven­
taires illim ités parce q u ’ils reflètent une expérience
non-linguislique du m onde, elle-m êm e tou jou rs in ach evée;
le fa it aussi que les unités de signification plus petites
qu e le signe tendent à se trou ver mises en évidence hors
du dom aine proprem ent linguistique, soit dans l’analyse
des corrélations entre langage et com portem en t, soit dans
l ’analyse des classifications scientifiques, non-linguistiques
(classification zoologiqu e pou r la totalité des traits per­
tinents de sens recou verts par le m ot jum ent; classifica­
tion botan iqu e pou r blé, orge, avoine e tc ...; classification
tech n ologiqu e p ou r immeuble, maison, gratle-ciel, etc...),
tou s ces faits m ènent à proposer de transporter la recherche
des unités de signification plus petites que le signe dans
un autre dom aine, où nous feron t pénétrer m ainten an t
les tra v a u x de Jean-Claude Gardin.
CHAPITRE VIII

L a recherche des unités sém antiques


m inim a : Jean-C laude Gardin

i Malgré le nom bre et l ’intérêt des trav au x qui la


concernent depuis deux ou trois décennies (ceu x de Trier,
ou de Zinsli, de M atoré, de Quemada, par exem ple, ceu x
de Guiraud), m algré ceu x de P rieto, don c, on reconnaît
généralem ent que la sém antique est le dom aine linguis­
tiqu e où l ’on a le m oins avan cé depuis trente ou qua­
rante ans. R ien de com parable, ici, en effet, au x grandes
constructions systém atiques de la ph on ologie, ou de
la linguistique descriptive form elle, ou structurale, ou
distributionnelle. R ien qui ressemble à la mise en lumière
d ’élém ents constituan ts de la sém antique (en tan t que
« systèm e des significations »), constituants qui soient
com parables aux phonèm es, aux m orphèm es (ou aux
m onèm es) quant à leur im portance fonctionnelle dans
le systèm e, rien de totalem en t com parable à la mise
en évidence d ’élém ents derniers aussi fon dam en taux q'
les traits pertinents en phonologie.
Les trav au x de Jean-Claude Gardin sont fon cièrem ent
différents, par leur p oin t de départ et leur ob jet, de ceux
de P rieto. C’en est peut-être le prem ier intérêt pour un
linguiste : la con vergence des conclusions où conduisent
l ’un et l’autre est indépendante de tou te contam ination
des idées de l’un par les idées de l’autre; elle n ’en est
que plus dém onstrative.
L e p oin t de départ de Gardin, c ’était, en effet, le besoin
d ’organiser le classem ent de docum en tations données,
sur la base de leur contenu sém antique : com m en t cons­
truire les règles d ’ un inventaire d ’ob jets archéologiques,
de manière à cou vrir tous les caractères de tous les objets
114 L es problèm es théoriques de la traduction

considérés, que ce soient des outils de m étal à l ’ âge du


bron ze depuis les Balkans ju s q u ’à l ’ Indus, ou des form es
de vases en poterie, ou des élém ents décoratifs géom é­
triques sur ces vases, ou des ornem ents variés sur des
m onnaies grecques, ou des m otifs de sceaux o rie n ta u x 1.
L e prem ier pas de Gardin, qui concerne directem ent
le linguiste, c ’est de ne pas utiliser, pou r ce classem ent,
le vocabulaire du langage ordinaire, c ’est-à-dire le véh i­
cule ordinaire des conten us sém antiques. « On a délibé­
rém en t ren on cé, dit-il, à nom m er les outils, ou certains
de leurs aspects fragm entaires, à l’ aide des term es du
langage cou ran t. En effet, les frontières sém antiques entre
ces term es sont généralem ent im précises; tel est, par
exem ple, le cas des m ots serpes, faucilles, couteaux courbes,
qui désignent des outils sou ven t m al différenciés, d ’un
grou pe à l’ autre a. » Les codes constitués pou r désigner
les ob jets par des sym boles m écanographiques doiven t
tou jou rs « fournir une manière d ’exprim er, par le m oyen
d ’ un ensem ble relativem ent lim ité dé traits élémentaires
non-am bigus, un très grand nom bre de caractères intri­
qués les uns dans les autres dans les ob jets à décrire et
classer, qui on t des nom s très vagues ou qui n ’ on t pas
de nom s du tou t dans l’usage ordinaire * ».

il C om m en t v a -t-il d on c procéder pour obten ir une


analyse sém antique * des ob jets qui soit indépendante de
leurs noms dans les langues ordinaires? Il constitue, pour
chaque sorte d ’objets, le cod e des sym boles qui n oteron t
la présence ou l ’absence de tou s les traits distinctifs du
ty p e d ’o b je t à décrire et classer. Le codage est don c
précédé d ’üne analyse tech n ologiqu e destinée à établir
le recensem ent de tous les traits distinctifs nécessaires
à la description d ’ob jets de ce ty p e, c ’est-à-dire le cadre 4
*3
1

1. V oir Gardin, Problèmes de la documentation, dans : Diogène, n° 2,


1965, pp. 107-124.
2> V o ir Gardin, Le fichier, p. 3.
3. Gardin, On lhe Coding, p. 76.
4 . Gardin nom m e cette analyse : mécanographique. « La m écanographie
consiste, o n le sait, à exprim er les élém ents caractéristiques de la matière
étudiée, quelle qu'elle soit, par des sym boles — lettres ou chiffres — trans­
crits 6 l'a id e d e diverses com binaisons de positions perforées, sur des cartes
d ’ u n m odèle particu lier > (G ardin, Le fichier, p . 2.)
L ex iq u e el traduction 115
exh au stif où tiendra la définition de ch aque o b je t. Par
exem ple, pou r constituer le fichier m écan ographique de
l ’outillage en m étal à l’ âge de bronze, des Balkans à
l’ Indus, qui con tien t plus de 4 000 fiches à l ’ Institut
Français d ’A rchéologie de B eyrou th , Gardin s’est constitué
le cadre suivant :

— A . Form e de la partie fon ctionnelle de l’ outil


(15 ty pes)
— B . M ode d ’em m an chem ent (15 types)
— C. Dim ensions (6 cotes)
— D. Section des faces de l’outil (20 types)
— E. Section des côtés de l’outil (15 types)
— F. C ontou r de la partie fon ctionnelle, côté supérieur
(35 types)
— G. Contour, côté inférieur (35 ty pes)
— H . Liaison du corps de l’outil et du tran chan t
(10 types)
— I. Form e du tran chan t (10 types)
— J. Section du trou d'em m an ch em en t (20 types)
— K . Section longitudinale du ta lon de l’outil (20 ty pes)
— L. Coupe longitudinale du talon de l’outil (20 types)
— M. & N. Talons, soies et appendices divers (20 types)
— O. P rofil du bord supérieur de la douille (10 ty pes)
— P. P rofil du bord inférieur de la douille (10 types)
— Q. Flancs de la douille (10 types)
— R . N ervures et arêtes (50 types)
— S. T. et U. Particularités diverses (210 types)
— Décoration .

E n qu oi ce travail intéresse-t-il le linguiste? D ’abord,


il a b ou tit à des définitions m écanographiques (en code)
de chaque ob jet, qui son t une nouvelle nom ination (m éca­
nographique) des objets, véritable nom, grâce auquel
« les am biguités de la term inologie courante se trou ven t,
pou r la plupart, résolues par la précision des caractères
entre lesquels le ch o ix d oit s’opérer [...] D ’autre part,
le repérage m êm e des traits distinctifs de l ’outil est facilité
par l ’existence du cadre an alytique exhau stif que cons­
titue le cod e 1 ». (Il fau t répéter, ici, que ces traits dis-
1. L e fichier, p. 13.
116 L es problèm es théoriques de la traduction

tin ctifs, indiqu és au nom bre de vin g t-d eu x , sous form e


d e term es du langage ordinaire, on t, en fait, une défini­
tion , m étrique ou graphique, c ’est-à-dire exprim able,
e t tou jou rs exprim ée, par des mensurations ou par des
dessins schém atiques, sans aucun recours au langage
ordinaire). V oici, par exem ple, le nom m écanographique
de l ’outil originaire d ’A gha E vla r (talyche persan) de
niveau K ourgan n° 2 ,de date supposée 1450-1350 (Schaef­
fer), et de dim ension 16,6 centim ètres : A 13 — B 34 —
C 3 6 — D 1 2 — E 2 3 — F 123 — G 1258 — H 24 —
I 138 — J 13 — K 12 — L 12 — O 12 — P 126 — Q 247
— T 167 — V 257.
Cette nouvelle nom in ation m écanographique peu t être
considérée, d ’abord, com m e une définition référentielle
au sens des logiciens, car elle définit l’outil d ’abord en
le m ontrant, c ’est-à-dire en perm ettant, com m e un num éro
d ’inventaire ou de classem ent topographique, d ’ aller
en chercher la reproduction (dans une fiche classée, dans
un catalogue) ou l ’échantillon (dans une vitrin e). Mais
elle est aussi autre chose, une définition logique opéra­
tionnelle : « ainsi, on peut extraire du fichier, en une seule
opération mécanique, l’une ou l ’autre des collections sui­
vantes : toutes les haches à m oignon s — les haches à
m oignon s à côtés con caves — les haches à m oignons à
côtés con caves et talon droit, e t c ...1 ».
Ces nom s m écanographiques on t une valeur sém antique
opérationnelle parce q u ’ils contiennen t leur propre analyse
sém antique, leur prop re définition : ce sont, à la fois,
sous la m êm e form e graphique, des signes dén otan t cer­
tains o b jets, et des définitions de ces signes. P ar rapp ort
au x signes linguistiques que sont les m ots des langues
ordinaires, ces nom s m écanographiques offren t cette
différence de n ’être pas des signes arbitraires de la m êm e
m anière, ni au m êm e degré (nous y reviendrons). Cette
différence en entraîne, à son tour, une autre : tandis que
les signes linguistiques ne sont pas susceptibles d ’enre­
gistrer toutes les gradations distinctives des élém ents
sém antiques qui con stitu ent la définition des objets q u ’ils
désignent (à part ces acceptions qui restent trop vagues :

1 Le fichier, p. 16.
L ex iq u e et traduction 117
pûL_pichet, cruche, jarre, am phore, e tc...) les m ots m éca­
nographiques de Gardin possèdent cette valeur classi­
ficatoire intrinsèque. Si l’on prend le cod e des traits dis­
tinctifs au m oyen duquel il analyse les form es de vases,
on trou v e (définis graphiquem ent ou m étriquem ent) les
traits pertinents (« descriptive features ») suivants : base,
corps, col, anse, bec. L e « corps » est lui-m êm e analysé
en d eu x dem i-profils définis par six term es (géom étriques) :
droit, con cave, con vexe, divergent, convergen t, paral­
lèle. L a liaison entre les deu x dem i-profils est analysée
par trois term es : cou rbe, angle, ressaut. Le résultat de
ces analyses des traits sém antiques susceptibles de définir
et de classer les form es de vases est celui-ci : « le nom bre
de form es qui p eu ven t être différenciées de cette manière
s’ élève à 12 150, par em ploi de 8 term es dans chaque
cas, choisis dans un total de 27. En fait, parm i ces 27
term es, 11 reviennent deu x fois [. •.], de sorte que
le nom bre total de traits descriptifs s’élève réellem ent à
16 seu lem en t1 ». N ous som m es en présence d ’ un véritable
champ sémantique artificiel de la n otion con ceptuelle de
vase en poterie, et structuré de telle sorte que n ’im porte
quel vase, grâce à 8 traits pertinents, s’y trou ve loca­
lisé autom atiquem en t dans une m osaïque pou rtan t con s­
tituée par 12 150 petits éléments.
Gardin, p rocéd an t tou jou rs de la m êm e manière, a
constitu é un cod e susceptible de décrire et de nom m er
d ’une manière classificatoire tous les ornem ents et com bi­
naisons d ’ornem ents géom étriques rencontrés sur des
vases. A u m oyen de 20 signes élémentaires seulement
(d on t ch acun sym bolise un élém ent d ’ornem ent, point,
droite, cou rbe, spirale, etc...) et de 30 signes com b i­
natoires (indiqu an t l ’arrangem ent géom étrique des élé­
m ents), le cod e peut nom m er 600 ornem ents primaires,
puis 18 000 ornem ents secondaires, puis 500 000 orne­
m ents tertiaires : il pourrait nom m er 15 000 000 d ’orne­
m ents du quatrièm e degré, de telle sorte que cette
nom ination définisse, dans ch aque cas, « la spécificité
d ’un o b je t q u e lco n q u e 1
2 ».

1. Gardin, J . C., On lhe toding, pp. 81-84.


2. Id., ibid., pp . 77-79.
118 L es problèm es théoriques de la traduclion

n i Gardin, lui-m êm e, à bien senti l’analogie des


unités q u ’il appelle « traits distinctifs » (distinctive features)
ou « traits descriptifs » (descriptive featu res)1 — unités
qui décou pen t le « n om m écanographique » — avec les
unités m inim a de la linguistique structurale, les p h o­
nèmes. Il v o it bien que les codes q u ’il a construits d écou ­
pen t dans les nom s des objets archéologiques — serpe,
faucille, ou bien jarre, am phore, etc... — des unités séman­
tiques plus petites que les noms eux-mêmes. « Les codes
[...] substitu ent à l’anarchie des apparences macrosco­
piques [les nom s arbitraires des objets dans les langues
naturelles] un systèm e fait à partir d ’ un petit nom bre
d’ unités micro graphiques [les traits distinctifs] 2. » Mais il
m arque aussitôt les limites de cette analogie entre ses
traits distinctifs et des phonèmes.
E n fait, l’intuition de Gardin semble ju ste si on la reporte
au dom aine qui lui con vien t : non pas la phonologie,
la linguistique structurale formelle, mais au contraire la
sémantique structurale. Les signes de Gardin ne sont pas
arbitraires par rapp ort au sens des m ots q u ’ils coden t,
bien qu’on puisse croire, à première vue, le contraire. Q u ’il
s ’agisse des signes alpha-num ériques d ’ un dictionnaire
autom atique (exem ple : « périodiqu e » = 00A -0449, etc...),
ou des élém ents constitu ant un « nom m écanographique »
chez Gardin (A 13 — B 14 — G 36, etc...), les représen­
tations sem blent d ’abord arbitraires com m e dans n ’im porte
quel signe : il n ’y a en effet aucun rapp ort intrinsèque
entre la représentation form elle A 13 et son contenu
sém antique : telle form e de la partie fonctionnelle de
l ’outil. Mais la ressem blance des deu x sortes de signes
alpha-num ériques s’arrête là.
Les signes alpha-num ériques, dans un dictionnaire
électronique au tom atique (q u ’on prend, ici, com m e
exem ple, mais don t il ne s’agit pas de faire la critique en
les opp osan t à ceu x de Gardin, pu isqu ’ils n ’on t pas le
m êm e o b je t) ces signes, donc, son t en fait des nom bres
ordinaux, d on t l ’analyse form elle ne donnerait aucun
renseignem ent de nature sém antique con cernan t le m ot
q u ’ils cod en t : seulem ent sa place dans le code. Les « nom s
1. Gardin, Four Codes, pp. 335-357.
2. Id., ibid., p. 351.
L exiq u e el traduction 119
m écanographiques » de Gardin sont bien form és, eu x aussi,
par des unités m inim a don t la form e est choisie arbitrai­
rem ent (A, B, G, D, etc...). Mais ces unités m inim a for­
melles exprim ent de façon bi-u n ivoqu e des unités minima
sém antiques : don c les signes com plexes de Gardin ne
sont pas des signes arbitraires, leur analyse form elle nous
renseigne sur le contenu sém antique de chaque « unité
plus petite » qui les com p ose; ainsi que, par addition
(G ardin appelle aussi ses « nom s m écanographiques »
des summarizing nam es) 1, par addition, don c, sur le contenu
sém antique du signe entier. P ar com paraison, la diffé­
rence avec les phonèm es est visible aussi : la liaison des
phonèm es entre eu x, pou r con stituer un m onèm e, est
totalem en t arbitraire : ce qui se trou ve nom m é par la
chaîne parlée /5 /v / a /I / ( cheval) aurait aussi bien pu
se trou ver désigné par les chaînes de phonèm es : Pferd,
horse, M ad’ , muslim, etc... sans changer le fait linguis­
tique : c ’est l ’arbitraire non seulem ent du phonèm e,
mais du grou pem en t des phonèm es en signifiants. Les
nom s m écanographiques de Gardin ressem blent, au
contraire, au signe cheval, mais dans lequel C signifierait
vertébré, H, m am m ifère, E, pachyderm e, V , solipède,
A , équidé, L , m âle. A lors q u ’il n ’existe aucun rapport
linguistique form el entre serpe, faucille, couteau courbe
et que celui qui ne sait pas le sens de ces m ots ne peut
pas les apparenter sur le vu de leurs seuls signifiants,
chez Gardin, la présence du sym bole A suivi de l ’un des
quinze num éros désignant les quinze types de form es
de la partie fonctionnelle de l ’outil, puis des sym boles F
et G, suffit pou r le faire.
P ou r illustrer encore m ieux l’originalité des codes cons­
truits par Gardin, on pourrait rappeler que les signes q u ’il
utilise ressem blent au x m ots d ’ un h ypoth étiqu e langage
naturel qui a fait sou ven t parler de lui, depuis le Platon
du Cralgle, en passant par le Président de Brosses et Court
de Gébelin, puis Fabre d ’ Olivet, ju sq u ’à Jesp ersen a,
W h o rf23
1 et Harris 4 : un langage naturel où les phonèm es

1. G a rd in , Four Codes, p . 153.


2. J esp ersen , Language, p p . 59 6 e t S9.
3. W h o r f, Language, n o ta m m e n t p p . 8 -9 , p p . 1 1 -1 3-25 e t 32.
4. H a rris, Melhods, p p . 192-19 3.
120 L es problèm es théoriques de la traduction

ne seraient pas arbitraires, où chaque phon èm e aurait


un sens (com m e celui q u ’on croit sou s-jacent à certaines
séries anglaises : th contiendrait une signification dém on s­
trative, wh. une valeur d ’interrogation, si. une valeur de
glissem ent, gl. une idée de lum ière, etc...).
De telles langues naturelles, m êm e s’il en a jam ais
ex isté, n ’ex istent plus. L ’expérience de Gardin m ontre
q u ’on p eu t en construire d ’artificielles où le systèm e des
form es calque rigoureusem ent le systèm e des significations :
ch aqu e élém ent de signe (A , B , C, D, etc...) con stitue, à
la fois, une unité form elle m inim um E T une unité séman­
tiqu e m inim um . Contrairem ent à ce qui se passe dans les
langues naturelles, les unités distinctives m inim a on t
une face signifiante et une face signifiée, le systèm e des
signifiants reflète don c un systèm e isom orphe des signi­
fiés. C’est là que réside, pou r la recherche sém antique,
l ’intérêt des trav au x de Gardin : s’il abou tit au x résultats
q u ’on v ien t de form uler, c ’est parce q u ’en réalité son
systèm e des signifiants (le cod e) est con stru it a posteriori
sur un systèm e de signifiés don t il calque étroitem en t l ’orga­
nisation : or cette organisation du systèm e des signifiés
est une Systém atique, fondée sur des critères sém antiques :
c ’est le classem ent scientifique non-linguistiqu e des form es
d ’ou tils en bronze, ou de récipients. Cherchant une parenté
« phoném atique » à ses unités m inim a (traits distinctifs,
o u traits descriptifs), Gardin semble avoir trou vé, p lu tôt
qu e des unités m inim a distinctives non signifiantes (com m e
so n t les ph on èm es), des espèces d ’unités m inim a signi­
fiantes, des espèces d ’unités m inim a de contenu sém an­
tiqu e. Ou, to u t au m oins, une des m éthodes pou r m ettre
en évid en ce de telles unités.

i v Les recherches de Gardin m ènent don c le linguiste


à des con clu sions nouvelles, et précieuses.
1° E lles attiren t, en prem ier lieu, l’ attention sur l’exis­
ten ce d ’autres faits analogues, dans d ’autres domaines
généralem ent connus, très con nus mêm e, et qui n 'a vaien t
jam ais été considérés com m e constitu ant des systèmes
sémantiques artificiels, d on t les structures on t des p ro­
priétés révélatrices.
C’est le cas des num éros de téléphone, qui ne son t pas
L exiq u e et traduction 121
de simples num éros d ’ un cod e arbitraire. Il est vrai que
l ’annuaire des téléphones est d ’abord un cod e, où chaque
num éro correspond d ’une manière arbitraire à chaque
n om propre (25-86 = M ounin). Mais ce num éro possède,
en ou tre, d ’ autres propriétés prop rem ent sémantiques.
P ou r les services techniques des P. T . T ., q u ’on peut
appeler pour un dérangem ent de ligne, le num éro possède
un second trait pertinent de signification, celui qui loca­
lise le jack de l ’abonné dans le Central : 25-86 signifie
le sixièm e ja ck dans la huitièm e rangée du m euble n ° 25.
Les numéros de téléphone à six chiffres, en provin ce,
con tiennent un troisièm e trait pertinent de signification,
qui classe l’abonné dans son départem ent : ce trait
s’exprim e dans la tranche binaire de gauche du num éro :
28.49.00 indique l ’abonné 49.00 du départem ent 28
(H é ra u lt)1. Le num éro de téléphone, arbitraire par rap­
p o rt à l ’état civil de l’abonné, ne l’est pas par rapport
au systèm e sém antique du réseau téléphon ique : c ’est
un « n om m écanographique » exprim ant la définition de
l’identité téléphonique a de l’abonné.
Les num éros des assurés sociau x présentent le m êm e
caractère : la suite de groupes de chiffres qui les constitue
est arbitraire par rapport au n om propre de l’assuré. Mais
les tranches d ’ un num éro con stitu ent des unités m inim a
de signification. Dans le n ° 1.10.06.76.739.001.23.506,
par exem ple, les tranches exprim en t de gauche à droite,
le sexe de l’assuré, la fin du m illésime de sa naissance (1910),
le m ois de sa naissance (juin), le départem ent de sa nais­
sance (Seine-M aritim e), le num éro adm inistratif de sa
com m une natale dans le départem ent, le num éro d ’ordre
de la déclaration de sa naissance sur le registre d ’état
civil de sa com m une, etc... Ce num éro d ’assuré se com porte
d on c à la fois com m e un « n om propre m écanographique »
e t com m e la définition de l’ identité administrative de ce
n om prop re, pou r l’adm inistration intéressée : définition 2 1

1. V oir : Sage, M., L'automatique interurbain, dans la Revue des P .T .T .,


1958, n ° 3, pp. 13-15.
2. C'est pourq uoi ce num éro ne con tien t pas des traits sans intérêt pou r
la techn ique des com m u nications; il n ’ exprim e ni l'ord re ch ron ologique
des dem andes d'a bonn em en t satisfaites, n i la répartition géographique
locale des abonnés.
122 L es problèm es théoriques de la traduction

con stituée par l’ensem ble des traits descriptifs et dis­


tin ctifs pertinents pour cette administration.
Les num éros de la Classification de D ew ey et la D éci­
m ale U niverselle fo n t pénétrer cette n otion de systèm e
sém antique artificiel dans le dom aine de la connaissance
intellectuelle pure. Le n° 535.51-3, qui renvoie à « Polari­
sation de la lumière ultra-violette », se décom p ose en unités
signifiantes plus petites d ’après un systèm e où chaque
chiffre se lit, à la fois suivan t sa place dans le sym bole
et suivan t sa valeur num érique prop re :
5 signifie sciences pures
53 — sciences pures, physique
535 — sciences pures, physique, de la lum ière
535.51 — polarisation de la lumière
535.51-3 — lum ière u ltra-violette.
L a croix signifie la com bin aison des d eu x branches
51 + 53 : polarisation de la lumière u ltra-violette.
C ’est ainsi q u ’ un o b je t bien défini, localisable sur un
rayon de biblioth èqu e — tel article traitant de la pola­
risation de la lumière u ltra-violette, en français ( = 40),
dans un périodiqu e (045) — se trou v e nommé par le sym ­
bole suivan t :
535.5-3 (045) = 40.

Sym bole décom posable en unités de signification plus


petites que le sym bole global lui-m êm e, ce sym bole étant
à la fois le nom de l’o b je t et la définition utile de cet o b jet
dans le dom aine em p loy a n t ce sym bole.
Il existe bien, don c, des systèm es sémantiques arti­
ficiels, m écanographiques ou non, constitués par des
nom s artificiels non-arbitraires, décom posables en unités
m inim a de signification intercom binables, structurées
elles-m êm es en définitions, ces définitions perm ettant de
repasser du systèm e sém antique artificiel au systèm e
sém antique des langues naturelles.
2 ° En second lieu, les systèm es sém antiques artifi­
ciels im aginés par Jean-Claude Gardin satisfont à l ’exi­
gence fondam en tale exprim ée par A ndré M artinet : pou r
instituer la m éth odologie propre d ’une véritable analyse
sém antique, ils fournissent le m oyen de tourner « la diffi­
L exiqu e et traduction 123
culté q u ’on éprouve à m anipuler la réalité sém antique
sans le secours d ’une réalité concrète corresp on d a n te1... »;
ils fournissent vraim ent, dans leur dom aine, le m oyen de
« traiterf...] les faits sém antiques indépendam m ent de leurs
supports [linguistiques] form els * ».
3 ° Si, com m e les analyses de P rieto, celles de Gardin
m etten t bien en évidence, avec plus de rigueur m éth od o­
logiqu e, des unités de signification plus petites que le
signe (ordinaire), elles ne lèvent pas, elles non plus, l’o b je c­
tion faite à Prieto par A ndré M artinet : ces unités m inim a
de signification plus petites que le signe sont aussi des
signes.
Il apparaît bien que, là aussi, l’observation de M artinet
reste fondam entale. En effet, conduites avec une m éthode,
un p oin t de départ, un o b je ctif entièrem ent différents,
d ’autres recherches, celles de Sôrensen, tom ben t sous le
cou p de la même objection .
Sôrensen essaie de constituer la « description séman­
tiqu e » d ’un signe, afin de la distinguer de la « description
référentielle » de ce signe, qui consiste à rapprocher le
signe de l’o b je t non-linguistique q u ’il n om m e; et de la
distinguer aussi de la « description gram m aticale » de ce
m êm e signe, qui consiste à décrire et classer ses règles
d ’em ploi dans le systèm e des signes d on t il fait partie.
Ceci le mène à con cevoir la description sémantique d 'u n
signe com m e seulem ent possible en term es de synonym ie,
c ’est-à-dire en termes d ’identité de significations. Ce q u ’il
enten d par là, c ’est q u ’ un signe peut être décrit sém anti­
qu em ent com m e étant la som m e [linguistique] d ’un cer­
tain nom bre d ’autres signes. Les exem ples q u ’il donne
sont très clairs® :
S oit une série de descriptions sém antiques telles que :

parent = ancêtre du prem ier degré


père = ancêtre du prem ier degré, de sexe mas­
culin
enfant = descendant du premier degré 3 2
1

1. M artinet, Arbitraire linguistique, p. 107.


2. Id., ibid., p . 107.
3 . S O re n se n , Word-classes, p p . 3 4 -3 6 e t p p . 4 2 -4 4 .
124 L es problèm es théoriques de la traduction

fils = descendant du prem ier degré, de sexe


m asculin
[m on] neveu = le descendant du prem ier degré, de sexe
m asculin, d'une personne qui a le m ême
ancêtre d u prem ier degré de sexe m ascu­
lin et le m êm e ancêtre du prem ier degré
du sexe fém inin [que m oi].

On v o it très bien que l’analyse de Sôrensen est parente


de celle de H jelm slev qu an d il pose : jument = cheval +
femelle; de celle de Prieto, qu an d il pose : dürfen = possi­
bilité + morale; de celle de Gardin, quand il p ose :
tel ou til = telle form e de la partie fonctionnelle + tel
m ode d ’em m anchem ent + tel con tou r supérieur + tel
con tou r inférieur, etc... On v o it bien aussi que Sôrensen
dégage la m êm e espèce d ’ unités minima d e signification
que H jelm slev, Prieto, et Gardin, — unités m inim a qui
dem eurent, ainsi que M artinet l ’a dit, des signes eux aussi.
Que ce soient des termes (ou leurs équivalents graphiques)
tels que partie fonctionnelle, emmanchement, contour,
section, profil, chez Gardin, descendant, degré, masculin,
personne, ancêtre, chez Sôrensen, la « description séman­
tiqu e » ne fou rnit, com m e unités m inim a de signification
constitu ant un signifié, que d ’autres signes.
4 ° Mais confron tées avec l’ob jection de Martinet, toutes
ces tentatives con duisent à la m ême conclusion : que ce
soit chez H jelm slev ou chez Prieto, d ’ une manière intui­
tive, que ce soit chez Sôrensen explicitem ent, que ce soit
chez Gardin scientifiquem ent, nous observon s la même
dém arche : le ch oix des traits descriptifs ou distinctifs,
le ch oix des traits pertinents de sens, est un ch oix de carac­
tères définitoires, — c ’est la con stitution d ’une définition.
L ’analyse qui perm ettra probablem ent de (constituer
(peut-être dans certains dom aines seiuls) une sém antique
structurale — un systèm e des signifiés — n ’est pas une
analyse linguistique form elle des signifiants : .c’est une
analyse (est-elle en core linguistique?) des définitions
des signifiés.
CH APITRE IX

L a recherche des unités sém antiques m inim a :


défin ition s, term inologies,
term inologies norm alisées

i N ous avons v u , dans les deux chapitres précédents,


que trois recherches totalem ent indépendantes l ’une de
l ’autre, essayant de détecter ces unités m inim a de signifi­
cation d on t serait constitué le sens d ’un term e, se sont
trouvées conduites à chercher toutes les trois ces espèces
d ’unités n on pas dans les caractéristiques linguistiques
form elles du term e, mais dans la définition de ce term e.
Quand H jelm slev opère en effet sur le m ot jument
com m e étan t com posé de deux unités m inim a de contenu,
cheval et femelle, il ne fait pas autre chose q u ’analyser
la définition du m o t jument par rapport au m o t cheval; et
P rieto, qu an d il trouve dans dürfen les deu x traits perti­
nents de signification possibilité + morale, ne fait pas
autre chose n on plus que d ’analyser la définition de dürfen
par rapport à kônnen (possibilité + matérielle) et surtout
par rapp ort au français pouvoir ( possibilité).
L ’analyse de H jelm slev et celle de Prieto son t in com ­
plètes de ce p oin t de vue, m êm e com m e exemples, en ce sens
q u ’elles accepten t apparem m ent, l ’une le terme cheval,
l ’autre le term e pouvoir, com m e des unités de signification
sém antiquem ent premières, indécom posables à leur tour.
Sôrensen, lui, v a ju sq u ’au terminus logique de la procédure.
A force d ’analyses régressives où des termes com m e père
sont remplacés par la som m e de termes plus généraux
,q u i leur équ ivaut (ancêtre + premier degré + mâle, etc...),
il abou tit à des termes pou r lesquels il n ’est plus possible
d ’établir une description régressive au m oyen d ’autres
126 L es problèm es théoriques de la traduction

term es plus simples. Il appelle ces résidus irréductibles


de son analyse, — qui restent bel et bien des signes, ainsi
qu e M artinet l ’ob jecta it à H jelm slev en 1946 — des
« signes sém an tiqu em ent prim itifs », ou des « p rim itifs1 ».
Il pose (sans le dém ontrer) que le nom bre des prim itifs
ainsi définis, dans-une langue, est un nom bre « restreint * ».
L a signification de ces prim itifs est accessible suivant
deu x voies seulem ent : la description référentielle (en
m on tran t ce que le signe dén ote : eau, pierre, e tc ...); ou
la description com portem en tale (en observan t la situation
dans laquelle est em ployée le signe : je, maintenant, ce,
e t c ...1
34
2). Même si « la tâche de recenser les prim itifs dans
une langue ordinaire est réellem ent difficile », ajoute
Sôrensen, c ’est une tâche absolum ent nécessaire, car « le
d éveloppem en t de la lexicographie com m e science systé­
m atique en d é p e n d 1 ». Ceci rev ient à dém ontrer que
la sém antique, pou r être structurale [c ’est-à-dire « systé­
m atique »], doit être fondée sur les définitions des termes
au m oyen des « prim itifs» considérés com m e unités m inim a
de signification.
Quant à Gardin, c ’est con sciem m en t q u ’il a substitué le
traitem en t des définitions — som m es de traits descriptifs
ou distinctifs, qui sont ses « prim itifs » au sens de Sôrensen
— au traitem en t des termes linguistiques pour constituer
sa sém antique m écanographique.

il L a nou veauté de cette procédure en linguistique


apparaîtra m ieu x si l ’on considère quels sont, ju s q u ’ici,
les m atériaux sur lesquels opère la linguistique, et les
unités q u ’elle a dégagées com m e constitu ant le langage.
Elle con naît, quant au x premiers, le corpus linguistique et
l ’énon cé linguistique, ou la chaîne parlée ; pou r les secondes,
elle ad m et le message, la phrase, la proposition , le syn­
tagm e, le m ot ou signifiant, ou m orphèm e, ou m onèm e
(selon les critères délim itatifs em ployés), la syllabe et le
phon èm e. Nulle part, m êm e en sém antique, m êm e en
lexicologie, n ’est apparue cette idée que les définitions

1. SOrensen, Ouvr. cité, p. 45.


2. I i ., ibid., p. 46.
3. Id., ibid., pp. 53-54.
4. Id., ibid., p p . 46-47.
L exiqu e el traduction 127
des signifiés peuvent ou doiven t constituer le m atériau
d'u n e analyse linguistique scien tifiq u e1. Or la dém arche
spontanée de H jelm slev et de Prieto, la dém arche tech n o­
logique em pirique de Gardin, la dém arche logique de
Sôrensen tendent toutes à proposer que l ’analyse de la
définition des signifiés soit officiellem ent considérée com m e
une op ération prop rem ent linguistique.

m Cette con vergence im pressionnante à réclam er


pou r la définition des termes le statut d ’élém ent linguis­
tiqu e reconnu se trouve renforcée par l ’activité théorique
des term inologistes et des normalisateurs depuis plus d ’un
qu art de siècle.
Si l ’on prend les form ulations d ’ Eugen W ü ster — l ’un
des pionniers dans ce dom aine depuis trente ans, et l ’une
des deux ou trois autorités m ondiales en la matière 3 2
1—
on v o it q u ’il pose com m e principe fondam ental de toute
norm alisation d ’un vocabulaire scientifique ou technique
ce fait que « les définitions doiv en t être traitées avant
les te rm e s3 ». L ’intérêt prem ier de cette observation,
c ’est q u ’il s’agit là d ’une règle im posée lentem ent par
la pratique, née de la réalité des choses elles-mêmes. A v a n t
la seconde guerre m ondiale, VInternational Fédération o f
National Standards Association (I. S. A .), parta nt de
l ’expérience linguistique traditionnelle, collectionnait ou
fixait d ’abord les termes, qui ren voyaien t ultérieurement
à leurs définitions, lesquelles délim itaient les notions.
C’est une expérience de v in gt-cin q ans qui a con du it
YInternational Organisation for Standardisation (I. S. O .),
successeur de l ’ I. S. A ., à adopter, depuis 1953, la pro­
cédure inverse : aller des notions aux définitions, puis des
définitions au x term es. C’est-à-dire à reconnaître que
l'unité linguistique la plus propre à l ’étalonnage des termes

1. S a u f c h e z H JeIm9lev, q u i assim ile sa r e ch e rch e d e • figures d e c o n te n u •


d a n s les sig n es lin g u istiq u e s ô l'o p é r a t io n d é fin ito ire . ■ Ces d é fin itio n s,
d it-il, a v e c lesq u elles le9 m o ts 9 on t tra d u its d a n s u n d ictio n n a ir e u n ilin g u e
s o n t en p rin cip e d es un ité9 d e c e tt e so r te >, Prolegomena, p . 45.
2. V oir : W üster, Bibliography of monolingual and lechnical glossartes,
v o l. I : National Standards, P., U nesco, ls t édition, (1955). Cet ouvrage
analyse en viron 1 600 dictionnaires.
3. W üster, La normalisation du langage technique, p. 46. Cet article
don ne une abon dan te bibliographie des travaux de W üster.
128 L es problèm es théoriques de la traduction

dans des langues différentes (à la com paraison de leur


surface sém antique), c ’est la collection des caractéristiques
qui décrivent la n otion correspondan te : la définition.
Cette thèse, qui confère à la définition le statut d ’un o b je t
d ’analyse linguistique (au m êm e titre, répétons-le, que le
m orphèm e, ou le syntagm e) est courante a u jou rd ’h u i1,
n ’est contestée par personne. Elle s’exprim e aussi par cet
adage — de plus en plus cité — que « les traductions [des
term es scientifiques ou techniques] d oiv en t être basées
sur des définitions [et n on sur les sim ples équivalents
fournis par des dictionnaires abrégés bilingues*] »; et que,
par conséquent, « les dictionnaires [scientifiques et techni­
ques] doiv en t tou jou rs inclure les définitions [des termes ®] ».

iv L a linguistique générale n ’aurait pas raison de


rejeter cet ensem ble de faits sur le prétexte q u ’il s ’agit là
de phénom ènes m arginaux, linguistiquem ent non -typiqu es,
appartenan t à ce q u ’on com m en ce à nom m er la linguistique
appliquée, d on t le dom aine est restreint : celui d ’une
espèce de linguistique tech n ologiqu e et norm ative, dans
lequel on essaie de faire échec aux lois d ’évolu tion spon­
tanée des langues naturelles.
E n fait, ces procédures, d on t on v ien t d ’esquisser la
signification m éth odologiq u e la plus générale, se révèlent
apparentées dans la mesure où elles sont des applications
d ’une dém arche plus fondam entale : celle de la logique
con tem poraine, lorsqu ’elle construit la langue logique
applicable dans un dom aine défini (prélèvem ent, dans une
langue naturelle, d ’un vocabula ire constitué du plus p etit
nom bre possible de term es premiers, explicitem ent énoncés,
expressém ent définis, dénom brés en tota lité; puis énon ­
ciation de toutes les relations permises entre les term es,3 2
1

1. V o ir : J u m p e lt : Scienliflc lerminology, p . 11. V o ir au ssi : J u m p e lt,


Mullilingual spécial diclionaries p p . 4 -8 -9 . V o ir é g a le m e n t L a n g , A la
recherche des principes de terminologie et de lexicographie, p . 112.
2 . V o ir : J u m p e lt, Towards a F IT -P olicy in Scienliflc and Technical
Translation, d a n s Babel., v o l. I, (1 955), n ° 1, p . 2 3 . V o ir au ssi, d u m êm e
a u te u r, Praclical Aspects of Terminological Services in International Orga­
nisations, d a n s Babel, v o l. I V , 1958, n ° 3, p . 169.
3 . V o ir : H o lm s tr o m , Aslib conférence on Scienliflc and Technical Trans­
lation, d a n s Babel, v o l. IV , (1 958), n ° 2, p . 1 1 5 ; V o ir aussi Ia n n u c c i, J a m e s, E .,
Explanalory Maller in Bilingual Diclionaries, d a n s Babel, v o l. V , (1 9 5 9 ),
n° 4, p p . 195-198.
L exiq u e el traduction 129
définies e t dénom brées lim itativem ent). C’est d'ailleurs à
ce p oin t q u ’on ap erçoit nettem ent le vrai problèm e th éo­
rique posé par la prise en con sidération de la définition
des term es en linguistique : seul Ju m pelt en a la claire
intu ition qu an d il observe que la procéd ure proposée pou r
la standardisation term in ologique « est un problèm e de
logique autant que de lin g u istiqu e1 ».
Cette observation capitale, les autres spécialistes de
ces questions, sans la form uler dans tou te sa n etteté, la
rencontren t et l ’ex prim en t sous des aspects différents, qui
l’éclairent encore m ieux, finalement, dans sa pleine signi­
fication : « Il est im possible de norm aliser les term es
d ’une façon appropriée si l ’on n ’a pas, préalablem ent ou
sim ultaném ent — d it E ugen W ü ster — rédu it en systèm e
toutes les notions apparentées a. » Jum pelt, lui-m êm e, a
d it ailleurs : « Ce d on t nous avon s besoin, par conséquent,
c ’est d ’ un système de classification des domaines auxquels
les con cepts [d on t il s ’agit de standardiser la délim itation
e t l ’expression] ap p artien n en ts. » E t Friedrich L ang,
rendant com p te des travau x du Com ité T echnique 37 de
l'I . S. O. (qui est le com ité « T erm in ologie » de cette orga­
nisation m ondiale) exprim e égalem ent cette thèse lorsqu ’il
d it qu e « to u t vocabu la ire devrait rendre visible par la
disposition des rubriques le système formé par les inter­
connexions des notions 4 ».
Çette corrélation cherchée entre structuration logiqu e des
con cep ts dans un dom aine de la connaissance ou d e la
technique, et structuration linguistique de sa term inologie
standardisée, se reflète aussi, m atériellem ent, dans un autre
fait. Dans tou s ces dom aines où la structuration sém antique
calqu e une structuration scientifique logiqu e, le3 d iction ­
naires, ou lexiques, ou glossaires, op ten t généralem ent
p ou r une présentation n on-alphabétiqu e : « Il existe un
a ccord très large des opinions, note Jum pelt, pou r préférer
la disposition systém atique ou logiqu e de la term inologie
à la disposition a lp h a b étiq u e* ». C’est aussi la thèse,
1.J u m p e lt, Mullilingual Spécial Diclionaries, p . 10.
2.W ü s te r , La normalisation du langage technique, p . 4 6 .
3.J u m p e lt, Scienliflc Terminology, p . 10.
4. L a n g , a r t. c ité ci-d e ssu s, p . 112.
6.J u m p e lt, Scienliflc Terminology, p . 10. V o ir au ssi d u m ê m e a u teu r,
Mullilingual Spécial Diclionaries, p . 12.
130 L es problèm es théoriques de la traduction

classique, de W ü ster : <cLes dictionnaires techniques doiven t


être présentés suivan t un ordre sém antique et non alpha­
b é tiq u e 1 » — il les appelle des « vocabula ires con cep ­
tuels * ». E t c ’est le p oin t de vu e qui a triom phé à l’ I. S. O.,
laquelle préconise les « vocabulaires systém atiques* ».
Cette ten dance, em pirique ou consciente, à lier la structu­
ration d ’un systèm e sém antique des term es à la structura­
tion préalable d ’un systèm e — logiqu e ou scientifique —
des notion s, fondées sur des définitions, fondées elles-
mêm es sur des élém ents de définition (traits descriptifs,
traits distinctifs de Gardin, ou « caractères » de W üster),
cette tendance se retrou ve encore ailleurs, et tou jours
significativem ent. N oton s d ’abord que si les exem ples
choisis par Sôrensen o n t une valeur qui paraît dém on s­
trative en linguistique générale, c ’est parce q u ’il les a
choisis, sans dou te spontaném en t, dans des dom aines
notionnels où existe une structuration très nette, n on -
linguistique, des con cepts correspondants : il choisit en
effet la term inologie de la parenté (toujours fondée, en
dernière analyse, sur une structuration d ’ordre biologiqu e
indépendant) e t la term inologie des grades militaires
(fondée sur des rapports hiérarchiques définis par référence
à la structure num érique des unités militaires). Dans un
dom aine con n exe, celui de la classification des docum en ts
d ’archives, un spécialiste com m e Cordonnier, souligne
égalem ent « la nécessité de subordon ner la classification
docum entaire [où la cote d ’un docu m en t fon ctionne com m e
un n om de ce docum ent] au systèm e général des sciences
et à la classification interne de chaque science * ». Enfin,
dans le dom aine des machines à traduire, A ndréev a proposé
d ’appeler « m étalangues » ces term inologies normalisées
qui recou vren t exactem en t la structuration logique des
notions d ’un dom aine scientifique donné. Sa form ule
énum érative, m êm e si on peut la ju ger incom plète, est
explicite : « L a classe des m étalangues, écrit-il, actuellem ent, 4 3
2
1

1. W üster, art. cité ci-dessus, p. 48.


2. Id., ibid., p. 48.
3. Lang, art. cité ci-dessus, p. 112.
4. Cordonnier, G., Organisation de la Documentation, Paris, filb lio th iq u c
Centrale des Industries Navales, 1944, p. I l (docu m en t ph otocopié).
L ex iq u e el traduction 131
com pren d les m athém atiques, la physiqu e, la chimie, la
génétique form elle et la logiqu e sy m b o liq u e 1. »

v T o u t ce courant de travau x sém antiques pourrait


aussi se v o ir écarté des préoccupations de la linguistique
générale sur le prétexte q u ’il rappelle in vinciblem en t les
vieilles spéculations de Descartes, de D alga m o, de W ilkins
et de L eibniz, au sujet des langues philosophiques uni­
verselles. Mais on peu t penser, au contraire, que cette
convergen ce est une raison de plus pou r bien exam iner
les faits.
Quelles étaient don c, en effet, ces spéculations longtem ps
reléguées au m usée des utopies rationalistes? Descartes,
critiquant un p ro je t de langue universelle constitué par
un cod e chiffré m ultilingue, était amené à lui préférer une
autre « in ven tion » com m e il l ’appelle : un p rojet de Ianguo
universelle que l ’on constituerait « en établissant un ordre
entre toutes les pensées qui p eu ven t entrer en l ’esprit
hum ain, de m êm e qu ’il y en a un naturellem ent établi
entre les nom bres * » — p rojet où l ’on retrou ve le principe
fondam ental : instituer d ’abord un systèm e de classifi­
cation des con cepts ; ensuite calquer sur ce systèm e d ’inter­
con n exion des n otion s, le systèm e de leurs nom inations
[leur sém antique]. E t Descartes expose en toutes lettres
q u ’il s’agirait bien de traiter l ’ensemble de la connaissance
hum aine, com m e le3 term inologistes m odernes on t traité
les dom aines restreints de leurs spécialités : « l ’invention
de cette langue dépend de la vraie p h ilosop h ie1 3
24», dit-il,
et nous traduirions : c ’est un problèm e de logique, et non
de linguistique. « Car, poursuit Déscartes, il est impossible
au trem ent de dénombrer toutes les pensées des hommes, et
de les m ettre par ordre * ». Si Descartes n ’a pas développé
son p rojet de 1629, l’Anglais Dalgarno, dans son Ars
signorum vulgo Characler universalis el lingua philosophica,
en 1661, le matérialise avec une des premières « Caracté­
ristiques universelles » : il propose une classification

1. Cité par D elaven ay, La Machine à traduire, p. 6B.


2. Descartes, Œuvres complltes, éd itio n C. A d a m et P. Tannery, Paris.
L ou is Cerf, 1913, t. I, p. 81.
3. Id., ibid., t. I, p . 81.
4. Id., ibid., p. 81.
132 L es problèm es théoriques de la traduction

m éth odiqu e de toutes les idées, puis la représentation (de


chacune de ces « idées simples qui son t en l ’im agination
des hom m es desquelles se com pose to u t ce q u ’ils pensent1 »
com m e disait Descartes), la représentation don c, de
chacune de ces idées par un Caractère 1 2, une lettre d ’alpha­
bet. Leibniz, entre 1659 et 1679, a con çu plusieurs fois
le p rojet d ’une espèce d ’A lph abet des pensées h u m ain es3,
fondé lui aussi sur la réd uction de tous les con cepts à leurs
élém ents simples, leur inventaire et leur classem ent, puis
leur représentation par des Caractères appropriés com bi­
nables selon des règles indiquées et fixées par des signes.
Les ob jection s q u ’on p ou v a it faire à tous ces projets
se trou v en t résumées par C ou turat et Leau :
1° Quant à la syn taxe, ces projets sont fondés sur la
thèse fausse d ’ une identification des relations gram m a­
ticales avec les relations logiqu es; « le vice capital du
systèm e de L eibniz, [ c ’est que] les idées ne se com bin en t
pas entre elles su ivant un m ode de com position sym étrique
et uniform e com m e la m ultiplication arithm étique : elles
o n t entre elles des relations hétérogènes et très variées4 »;
2 ° Q uant au lexiqu e, ces projets son t fondés sur la
thèse fausse que le stock des con cepts (ou « idées simples »)
est dénom brable et q u ’il est achevé à la date du dén om ­
brem ent. « Les langues philosophiques [c ’est ainsi q u ’on a
nom m é ce ty p e de langue artificielle] reposent toutes sur
une classification logique de nos idées, sur une analyse
com plète de nos connaissances, ob jecten t Couturat et
Leau : elles présupposent d on c une connaissance parfaite
du m on de physiqu e et m oral [...] Or il est clair que la science
et la philosophie ne seront jam ais achevées 5. » « N ous
n ’atteindron s jam ais la science com plète et parfaite qu e
su pposait l ’idée de la langue philosoph ique, écrivent-ils
encore. U ne telle langue ne pourrait être, dès lors, que

1. D esca rtes, Œ u v r e s c o m p lè te s , p . 81.


2 . C 'e s t l ’ e m p lo i d e ce s Caractères, p o u r la d é n o la t io n q u a si a lg é b r iq u e
d e s id ées sim p les, q u i d o n n e leu r n o m à ce s sy stèm es c o m m e ch e z W ilk in s,
J o h n : A n Essag towards a Real Characler and a Philosophical Language
(1 668J; o u c h e z L e ib n iz a v e c sa Caractéristique Universelle.
3 . V o ir Œuvres choisies de G. W . Leibniz, éd . p a r L . P re n a n t, P aris,
G arn ier, s. d ., p p . 6 2 -6 3 -6 4 .
4 . C o u tu r a t e t L ea u , Langue universelle, p . 27.
5 . Id., ibid., p p . 113-114.
L exiqu e el Iraduclion 133
l ’expression précaire d ’une science tou jou rs provisoire,
et serait sans cesse exposée à une refon te c o m p lè te 1. »
L ’intérêt de ces objection s très fortes, a u jou rd ’hui, c ’est
q u ’elles on t cessé de jou er con tre la procéd ure q u ’elles
attaqu aien t, celle de Descartes et de L eibniz, lorsque cette
procédure est appliquée par les term inologies scientifiqiiès
et techniques normalisées d on t W ü ster et J u m pelt ou L an g
exposen t les principes. Ces ob jection s devenues inefficaces
posent au linguiste un problèm e : p ou rqu oi, dans des
dom aines lim ités certes, con sta te-t-il un rétablissem ent
du p on t qui s’était trou vé cou pé, à juste titre, entre logique
et la n g a g e1
2? E t, si le rétablissem ent de ce p on t coupé
s ’avère légitim e, d ’où v ien t cette nou velle légitim ité des
relations entre logique e t langage?

vi L e tableau qui v ien t d ’être esquissé m ontre que la


dém arche com m une à H jelm slev et P rieto, Gardin, Sôren-
sen, est très ancienne, et q u ’elle rem on te au-delà m êm e de
Descartes et L eibniz, au m oins ju sq u 'à R a y m on d Lulle.
Il m on tre aussi q u ’il s ’agit là de l ’une des d eu x v oies
par lesquelles on ten tait de passer de la logique au langage :
c ’est celle qui con sistait à passer de la logique à la sém an­
tiqu e et vice-versa; l ’autre étan t la tentative séculaire de
dém ontrer que l’on p ou v a it passer de la logiqu e d ’A ristote
à toutes les syntaxes, c ’est-à-dire que la logique d ’A ristote
était aussi la gram m aire générale. Or, pou r des raisons
diverses, et ju sq u ’ à l ’aube du x x e siècle (à travers la
logique de P o rt-R o y a l et l’ E n cy clop éd ie, ju sq u ’à Couturat,
par exem ple) la recherche des universaux de la gram m aire a
tou jou rs dom in é dans l ’étu de des rapp orts entre logique et
langage. Cette recherche a presque totalem en t éclipsé
l ’étude des rapports entre logiqu e e t sém antique. L a
dém onstration tou jou rs plus irréfutable q u ’il n ’y a pas
de parallélisme logico-gra m m atica l a relégué hors de la
linguistique l ’étu de de to u t parallélisme ou m êm e de
to u t lien logico-sém antique possible.
Il apparaît p ou rtan t q u ’il y a là un dom aine d ’ analyses

1. C ou tu rat et Leau , Langue universelle, p . 548.


2. P ar Serrus en dernier lieu, de m anière exh austive : v o ir Le parallé­
lisme logico-grammalical. La première phrase est : < Cet ou vrage a pou r bu t
de dénoncer ...] la croyan ce en un parallélism e logico-gra m m atical •, p . ix .
134 L es problèm es théoriques de la traduction

distinctes, où les dém onstrations qui valaient contre le


parallélisme logico-gra m m atica l ne p ou vaien t pas être
m écan iquem ent transposées : plusieurs sortes de travau x
d ’une espèce de linguistique appliquée o n t constitu é des
m odèles de sém antiques logiquem ent structurées, en dépit
de l ’arbitraire des signes linguistiques, qui sem blait inter­
dire a priori tou te logique en m atière de classification
sém antique.
P ou rqu oi ces travau x ont-ils été possibles?
a) Les classements sém antiques des lexiques des langues
naturelles, fon dés sur des critères formels, étaient à la fois
des am orces visibles de classements logiques, et visiblem ent
irréductibles à des classem ents logiques. L e suffixe able
indiqu e la possibilité dans buvable, mais n on dans misé­
rable; et dans lisible, ou soluble, ce sont d ’autres suffixes.
L e préfixe r indiqu e la réitération dans rhabiller, mais
nullem ent dans rabattre : on con n aît bien cette vieille
critique du m anqu e de parallélisme entre la m orpholog ie
(qui est aussi une espèce de classification sém antique), et
la logiqu e. Tandis que les linguistes cherchaient, ou niaient,
une solution du problèm e parce q u ’ils se cantonnaient à
ju ste titre dans leur dom aine — l ’analyse des formes des
unités sém antiques — les logiciens possédaient la clé,
mais on ne la leur dem andait pas : ce ne son t pas les
term es, les form es des termes, qui perm ettaient de passer
d e la sém antique à la logiqu e, ce sont les conten us signifiés
p ar ces term es; et la définition con stitue la seule form e
com plète d ’analyse sém antique. Or, c ’est une opération
logique, e t n on linguistique. C’est d on c la définition qui
constitue la vraie v oie du passage entre sém antique et
logique.
Mais p ou rqu oi cette découverte du rôle cap ital de la
définition, faite depuis des siècles, explicite au m oins
depuis L eibniz, n ’a-t-elle com m encé d ’être vraim en t pro­
du ctive en sém antique appliquée q u ’au cours du x x e siècle?
Parce que, com m e le répètent à l ’envie Descartes et
L eibniz, la con stitu tion de telles définitions « dépend de la
vraie philosophie », c ’est-à-dire d ’une connaissance ob jectiv e
plus exacte des structures du m on de et des lois logiques.
T a n t q u ’o n n ’a pas disposé d ’ une connaissance ex acte
au m oins dans son principe, au m oins dans ses app roxim a­
L exiqu e et traduction 135
tions, des structures objectiv es du m onde, on a prod u it
des définitions inopérantes e t des classifications inadé­
quates : il suffit de considérer des dom aines com m e la
zoologie, la botan ique, l ’alchim ie, ju sque vers le x v i e siècle
e t m êm e au x v i i i ® siècle ( l ’ oxygène et l'azote, par exem ple,
on t été définis, nom m és et classés erroném ent sur la base
de la connaissance très insuffisante q u ’o n en avait quan d
o n les d é c o u v r it1). Parallèlem ent, toutes les classifications
qui se vou laient logiques, depuis au m oins R a y m on d Lulle,
o n t reflété la lutte de l ’hom m e pou r dépasser le cadre
aristotélicien-m édiéval où l ’on enferm ait la description des
structures du m on de. Dans l ’A rs magna, R ay m on d Lulle
com bin e en core les catégories d ’A ristote et celles de la
théologie : le classem ent des subjecla com prend Dieu, les
anges, le9 cieux, l ’hom m e, l ’im aginative, la sensitive, etc...
Les vertus (justice, prudence, e tc...), les vices (avarice,
etc...) tiennent plus de place organ iquem en t dans la
structure sém antique universelle qu e les trois règnes de
la nature. L a classification de Dalgarno (1661), celle de
W ilkins (1668), celle du P . K irch er (1669) m archen t vers
plus d ’ob jectiv ité : si les êtres th éologiques y gardent une
place, décroissante, on y v o it s’ élaborer (et gagner de
l ’espace) des catégories classificatoires distinctes com m e les
anim au x, les plantes, les m inéraux, les materialia (chez
K ircher), le con cret m athém atique, le con cret physique,
le con cret technique (chez Dalgarno). Cet hum ble effort
tâton n an t (chez W ilkins, on trou ve dans l ’ordre : la
Transcendance, le Discours, Dieu, le M onde, les Éléments,
la Pierre, le M étal, la Plante, l ’A nim al, etc...) vers une
classification logiqu e du connu se poursuit dans l ’Arbre
de la connaissance chez d ’A lem bert, dans la classification
des sciences, chez Auguste Com te, et, selon d ’autres critères,
la classification décim ale universelle, ou Dew ey. Mais le
prop re de tous ces classem ents, c ’est q u ’ils tendent tous à
produire en lin de com p te des structurations n on arbi­
traires du contenu sém antique de notre connaissance
du m on de. Elles on t été probablem en t les premières, et
peut-être les plus vraies recherches de sém antique structu­
rale : et R a y m on d Lulle ou le P. Kircher, Descartes et

1. Cet exemple) est em prunté à Couturat, Langue universelle, pp. 1M-11S.


136 L es problèm es théoriques de la traduction

L eibn iz au ron t été les précurseurs authentiques des


sém anticiens d ’a u jou rd ’hui, avec lesquels il faut rétablir
ce con ta ct : car, dans la théorie des classifications, la séman­
tiqu e structurale risque de trou ver les lumières qui lui
perm ettron t de sortir de la période des tâtonnem ents et
des résultats partiels.
b) L a théorie des classifications enseigne en effet q u ’il
existe beaucoup de classements légitimes, c'est-à-dire non
arbitraires par rapport à leur point de vue : le classement
chronologique (date du fait classé), le classem ent to p o ­
graphique (place du docu m en t qui con tien t le fait classé) ;
les classements form els divers (ex. : le classem ent alpha­
bétiqu e des term es, les classements selon des critères
m orphologiques, etc...), le classem ent logique des contenus
cios termes. Les recherches des sém antiques structurales
actuelles, dans cette lumière, que ce soient celles de Trier
et des Allem ands, celles de M atoré, celles de Guiraud, sont
toutes des recherches d ’une classification structurale
formelle des unités sémantiques. T ou tes s’appuient, em pi­
riquem ent, sans le dire et qu elquefois sans le savoir, sur
le postu lat q u ’il existe, antérieurem ent à la structuration
linguistique form elle q u ’ils recherchent, une structuration
non-linguistique qui fournit le support accepté, n on discuté,
de leurs travau x. Trier construit ses analyses linguistiques
sur l ’existence reconnue de champs conceptuels qui sous-
tendent ses champs lexicaux, d on t ils fournissent les
cadres; M atoré nom m e explicitem en t les unités de signi­
fication a priori, sur lesquelles il entreprend ses analyses
structurelles, des champs notionnels, etc... T ous étayent
leur linguistique structurale sur l’existence antérieure,
acceptée a priori, d ’une autre structure (existant in dé­
pendam m en t du langage) dans les « contenus » du m on de.
C’est de cette structure, [conceptuelle ou notionnelle], q u ’ils
s ’autorisent pou r inclure dans des ensembles structurés les
term es com m e Kunst, List, Wîsheit, ou bien tous les m ots
qui tou ch en t à la n otion d’artiste — alors q u ’aucune
procédure linguistique form elle, rigoureusement parlant,
ne leur perm ettait de grouper ces termes. Tou3 — à cause
des vieilles dém onstrations con tre P o rt-R o y a l — interdi­
raient sans doute à la logique de contam iner la linguistique,
m ais sans s’apercevoir q u ’ils s’ appuient im plicitem ent au
L exiqu e el traduction 137
dép art sur une logiqu e naïve des définitions com m e base
de leurs sém antiques. E t sans s’apercevoir, n on plus, q u ’il
ju stifien t de la sorte l ’antique et long effort de structu­
ration logique [ou conceptuelle ou notion nelle] exprim é
par les recherches sur les classifications, q u ’on v ien t d ’é v o­
quer. La linguistique du x i x e siècle et du x x e siècle a bien
fait de ruiner les vieilles idées q u ’on se faisait sur de pré­
tendues corrélations rigides entre logiqu e e t langage ; mais
à con dition de ne pas oublier la nécessité de rechercher les
beaucoup plus subtiles corrélations véritables entre logique
et langage.

v u L a légitim ité de cette dém arche, qui prop ose de


rétablir un p on t neu f entre logique e t langage, se trouve
confirm ée en core autrem ent. Lorsque la sém antique
structurale se heurte à l ’ob jection de M artinet (selon qui,
com m e on l ’a v u , c ’est parce que le lexiqu e est constitué
d ’inventaires illim ités q u ’il résiste à tou te structuration
com plète), elle retrouve la vieille difficulté de Descartes,
à laquelle avait tenté de répondre L eibniz ; car, en term es
d ’au jou rd ’hui, lorsque Descartes écrit que sa langue
universelle dép endrait de la vraie philosophie, c ’est-à-dire
du dénom brem ent de toutes « les idées simples » et de leur
mise en ordre, il ne propose rien d ’autre que la structura­
tion d ’un ensem ble q u ’il craint de d écou vrir illim ité. C’est
ce qui tourm ente L eibniz, lequel essaie de poser que cet
ensem ble, ou bien n ’est peut-être pas illim ité (le nom bre
des a idées simples » est peut-être fini), ou bien est illim ité
mais structurable car, « si l ’institution de cette langue
dépen d de la vraie philosophie, elle ne dépend pas de son
achèvem en t et de sa perfection, dit-il [...], mais seulem ent
de l ’établissem ent des principes et des d éfin ition s1 ».
L ’im portan ce de cette séparation — qui passe entre
inventaires limités et inventaires illimités en linguistique —
v ien t de ce q u ’elle touche au x problèm es capitau x de
l ’analyse structurale. Les inventaires limités (de la p h on o­
logie, de la m orphologie) m arqu en t profon dém en t par où
la langue est un systèm e sui generis, un cod e de signalisa­
tion qui cherche à transm ettre le plus d ’inform ation pos­

1. Leibniz, Opuscules, p. 56.


138 L es problèm es théoriques de la traduction

sible avec le m oins de signaux possibles e t le m oins d'erreurs


possibles à la fo is; par où Saussure a d on c raison de définir
la linguistique com m e la science qui « a pou r unique e t
véritable o b je t la langue envisagée en elle-m êm e et pou r
elle-m êm e1 ».
Les inventaires illimités reflètent, eux, la séparation
capitale entre la linguistique considérée com m e un systèm e
de form es, et les significations de ces form es : la séparation
capitale entre les structures lim itées du cod e constitué
par le langage, et les structures illim itées de notre décou ­
verte, de notre expérience, et de notre connaissance,
éternellem ent inachevées, du m onde. Les inventaires
illim ités du lexique reflètent un passage continuel d e la
structure acquise du langage à la structure de l ’expérience
jam ais achevée que nous faisons du m on d e; puis l'in cor­
poration des nouvelles expériences du m onde dans une
structuration légèrem ent m odifiée du langage (en sa par­
tie sém antique au m oins). L a sém antique est la partie
de la langue où l ’on passe le plus visiblem ent des structures
linguistiques fermées, au x structures tou jou rs ouvertes
de l ’expérien ce ; où l ’on passe de la linguistique au m onde
non-linguistique, à la logique d ’une expérience du m onde.
L a sém antique est la partie de la linguistique où la for­
m u le de Saussure est fausse, la partie où la langue ne peu t
pas être envisagée en elle-m êm e, parce que c ’est la partie
p ar o ù l ’on passe incessam m ent de la langue au m onde,
e t du m on de à la langue.

vm Si des recherches du ty p e de celles de H jelm slev,


P rieto, Sôrensen, e t su rtou t de W üster et de Gardin, de
tou s les term inologistes, on t finalement dém ontré q u ’on
peu t établir des structures de certaines parties du lexiqu e,
reflétant exactem en t les structures non-linguistiques de
l ’expérience du m onde, c ’est d on c par une série de progrès
historiques de la logiqu e depuis Lulle.
T o u t d ’abord un progrès dans la distinction des diffé­
rentes espèces de définitions. Certaines peuvent être dites
exhaustives, elles prétendent épuiser la totalité des carac­
tères possédés par le défini. D ’autres, au contraire, pour­

I. Sau86urfl, Cours, p. 317.


L exiqu e et traduction 139
raient être nom m ées signalétiques, elles se prop osen t
uniquem ent d ’énum érer le m inim um des caractères par
lesquels un défini se distingue de tous les autres définis,
ou des définis les plus prochains. D ’un autre p oin t de vue,
certaines définitions p eu ven t être dites génétiques : elles
prétendent décrire le défini par la totalité des enchaîne­
m ents de cause à effet, de principe à conséquence, qui fon t
qu e le défini en question est. Tandis que d ’autres défini­
tion s, au contraire, p eu ven t être nom m ées descriptives
e t se prop osen t uniquem ent de relever des caractères
distinctifs, sans se préoccu per de leur structuration géné­
tique.
Les définitions auxquelles songeait Descartes, et d on t
L eibn iz a d éveloppé la théorie (la décom p osition de tous
les con cepts, leurs « idées simples »), étaient, dans leur
principe, des définitions à la fois exhaustives et génétiques.
De telles définitions seraient sans dou te au jou rd ’hui possi­
bles dans tou s les dom aines où l ’analyse des constituants
peut rem on ter ju sq u ’au x infra-élém ents dégagés p ar la
physiqu e nucléaire : on peut con cevoir la défin ition du
corps chim ique le plus com plexe en term es de com plexes
structurés de particules nucléaires. Mais les définitions
de Gardin son t purem ent signalétiques et descriptives,
le ch oix des caractères distinctifs étan t arbitrairem ent
lim ité à leur nom bre utile pou r la fin du classement
(l’ analyse m étallograp hique des différents bronzes, ni
l ’utilisation des outils, par exem ple, n ’interviennent jam ais
com m e traits descriptifs). Les définitions des dictionnaires
techniques, qui son t purem ent signalétiques aussi, u ti­
lisent, par ordre de préférence, pou r con stituer leurs défini­
tion s, les caractères inhérents à l ’o b je t, surtout ceu x qui
son t directem en t perceptibles (form e, couleur, m atériau);
puis l ’utilisation de l ’o b je t (fonctionnem en t, cham p d ’appli­
cation , m on ta g e); puis l ’origine de l ’o b je t (procédé de
fabrication , inventeur, pays d ’origin e); mais la définition
s ’arrête au m inim um de caractères suffisant pour décrire
l ’o b je t sans équ ivoqu e. Les définitions d on t Sdrensen
s ’est servi com m e exem ples (père = ancêtre + prem ier
degré - f m âle...) son t génétiques, com m e celles de la
chim ie exprim ées, soit par les form ules sym boliques, soit
par les nom s de la term inologie normalisée. La sémantique
140 L es problèm es théoriques de la Iraduclion

doit apprendre à ne pas opérer indistinctem ent sur ces


définitions d on t les propriétés son t différentes.
A côté du perfectionnem ent de la n otion de définition
considérée com m e un instrum ent d ’analyse, les sém antiques
structurées d ’au jou rd 'h u i, dans les dom aines scientifiques
et techniques, on t bénéficié des progrès faits par notre
connaissance des structures réelles du m onde : la classi­
fication linnéenne en botanique et en zoologie, celle de
M endéléieff, la classification décim ale universelle, se sont
avérées solides parce q u ’elles reflétaient beau cou p plus
exactem en t la structu ration réelle ou la hiérarchie des
analyses des phénom ènes de l’ univers, que les classifica­
tions em bryon naires de R a y m on d Lulle et de Dalgarno.
E nfin, les classements eux-m êm es on t bénéficié des pro­
grès logiques effectués dans la connaissance des propriétés
des classifications les plus diverses, n ota m m en t p ou r les
problèm es posés par le classem ent d ’ensembles à la fois
illim ités (par leur nature m êm e) e t o u v e r ts 1 (par suite
de la connaissance progressive que nous en acquérons).
L ’utilisation des propriétés des arbres taxon om iqu es, et
peut-être plus encore l’ utilisation des propriétés du transfini
(c ’est-à-dire des structures m athém atiques d ’ensembles
infinis qui supportent, en outre, l ’intercalation d ’un nom bre
infini de term es entre deu x de leurs term es prochains
de puissance donnée) fou rn it probablem en t toutes les
possibilités répon d an t au x besoins des classifications
ouvertes d ’ensembles illimités.

i x A u term e de ce panoram a des frontières nouvelle­


m en t explorées entre logique et linguistique, on peut
avancer quelques prop ositions sur les problèm es posés par
la structure du lexique.
1. Si la sém antique structurale est l ’un des secteurs les
m oins développés de la linguistique actuelle, c'est d ’abord
parce que la n otion de structure du lexiqu e n ’est pas une
n otion sim ple. Il existe au m oins trois n iveau x de la
structu ration du lexiqu e, q u ’il ne faut pas con fon dre :

1. W ilkins avait déjà, pratiquem ent, pressenti le problèm e. Il avait,


signale Couturat, • prévu une disposition particulière de 6es classements
p ou r le cas où il y aurait plus de n euf différences dans un genre, ou plus
de n eu f espèces dans une différence • [La logique de Leibniz, p. 549, n ote 1).
L exiqu e de traduction 141
a) le lexiqu e ollre d ’abord une structure sém antique
visible au niveau de la m orph ologie, structure à la fois
prom etteuse, parce qu ’elle semble obéir à des règles (un
préfixe, un suffixe, un préverbe, une désinence, ajou ten t
un sens à un autre selon des lois sémantiques) — et
trom peuse, parce que ces règles de com binaison des signi­
fications son t arbitraires, équivoq ues, redondantes ou
lacunaires.
b) L ’analyse m orpholog ique la plus poussée abou tit à
isoler dans le langage des « unités significatives successives
m inim a », celles qu e l ’usage trop com m un n om m ait les
m ots, puis les racines que B loom field appelle m orphèm es,
et que l ’école genevoise e t M artinet prop osen t de nom m er
monèmes. A u niveau des m onèm es, il existe une seconde
possibilité de structurer le lexiqu e, qui peut sans doute
être explorée par la m éth ode proposée par Sôrensen : la
recherche des primitifs dans les m onèm es (ou par les
m éth odes logiques apparentées qui on t constitué le basic
English, lequel, en fait, a tenté de con stituer un d iction ­
naire des « prim itifs » anglais).
c) Enfin, troisièm e niveau, soit les monèm es, soit les
prim itifs (qui son t restés des unités sém antiques formelles,
puisque chaque signifié s’y v o it représenté par un signi­
fiant distinct) — peuven t être décom posés en unités de
signification plus petites, par une opération de définition,
qui dégage de chaque m onèm e des caractères descriptifs
ou distinctifs. Il existe, dém ontrée par la pratique, une
structu ration possible de certaines régions du lexiqu e, à
partir de ces unités m inim a de signification.
Le passage illégitim e de l ’un à l'a utre de ces trois niveau x
de structuration du lexique, form ellem ent distincts,
explique une partie des difficultés rencontrées ju sq u ’ici
par la sém antique structurale. H jelm slev suppose donnée
a priori la structuration définitionnelle (jum en t = cheval
+ fem elle); P rieto égalem ent, qui, de plus, ten d à la
con fon dre avec la structuration de niveau m orphologique
(dominos = domin + accusatif + pluriel). Sôrensen, enfin, ne
structure si bien ses m onèmes en prim itifs (père = ancêtre
+ prem ier degré + m âle, etc.) que parce q u ’il a choisi
des dom aines bien connus des autres sémanticiens, où
pré-existe une structuration définitionnelle non-linguis­
142 L es problèm es théoriques de la traduction

tiqu e d ’ordre biologique (parenté), d ’ordre technique


(effectifs des unités militaires), etc...
2. Si certaines régions du lexiqu e on t pu, quelquefois
depuis longtem ps (depuis Linné, par exem ple) être struc­
turées sur la base de la m éth ode logique des définitions,
cette m éth od e, on doit m ainten an t n ettem en t en prendre
conscience, ne fon ctionn e q u ’à con d ition de respecter
form ellem ent cette exigence logique : bien que le lexique
de la bota n iqu e, de la zoologie, de la chim ie, de toutes les
term inologies techniques e t scientifiques norm alisées soit
(com m e celui du langage ordinaire) un lexiqu e ouvert,
illim ité, il n 'est structurable que si l ’on opère sur des
définitions fermées, c ’est-à-dire constituées d ’un nom bre
intangible de traits descriptifs pour chaque terme : électron,
proton, sulfate de fer, épilobc des montagnes, moteur à
courant continu, clavette inclinée creuse sans talon ne sont
pas susceptibles, dans leur dom aine, de subir les avatars
auxquels son t exposés les m ots du langage ordinaire, et que
d écrivent les traités de sém antique, depuis Bréal ju sq u ’à
U llm ann. Les analyses conduites ju sq u 'ici ne lèven t pas
cette ob jection m ajeure à la structu ration totale du lexique
d ’une langue donnée.
T o u t au plus, le linguiste a-t-il pu rem arquer que, sur
bien des poin ts, le langage scientifique ou technique issu
d ’une classification norm alisée, tend à substituer son
lexique au lexique antérieur de la langue, disons, spon­
tanée. Basilius, par exem ple, observe que le v ieu x classe­
m ent de l ’allem and répartissait le cham p sém antique du
règne anim al sur quatre term es : Fisch, Vogel, Gewürm,
Thier; et qu e c ’est « la zoologie m oderne [qu i], particu­
lièrem ent à travers la classification linnéenne [...] a m odifié
radicalem en t ce schèm e ca té g o riq u e 1 ». On pourrait dire
la m êm e chose au su jet du triom phe du classem ent des
couleurs su ivant le spectre op tiqu e qui tend universelle­
m en t à se substituer au x classements déjà cités, partou t
archaïques. S. ü h m an , de m êm e, observe, à propos des
confusions du langage ordinaire (ex. : em plois du français :
conscience) que « c ’est la term inologie de la psychologie qui
clarifie graduellem ent les limites de la m osaïque des se n s 2 ».
1. Basilius, Mo-humboldlian elhnolinguisücs, p. 103.
3. ülunau, Théories o / lhe UnguisUc fl tld, p. 138.
L exiqu e el traduction 143
3. Enfin, les analyses précédentes n ’on t, à aucun
m om en t, permis de surm onter l ’op p osition fondam entale
entre langage ordinaire et term inologies techniques et
scientifiques : l ’existence, dans celui-là, l ’inexistence dans
celles-ci, de valeurs linguistiques spéciales, dites connota­
tions, qui doiven t, m aintenant, faire l ’o b je t d ’un exam en
quant au x obstacles q u ’elles con stitu ent pou r une théorie
de la possibilité de la traduction.
CHAPITRE X

L exiqu e , connotations et traduction

i L e m o t connotation se trou ve être un très v ieu x


term e de logique scolastique, com m e le m o t dénotation.
L a linguistique v ien t de les adm ettre con join tem en t dans
sa term inologie la plus récente.
L e p oin t de départ de l ’usage m oderne est la Logique
de Stuart Mill. Chez lui, la d én otation d ’un term e, c ’est
l ’extension du con cep t, c ’est-à-dire l ’ensemble des objets
d on t ce con cep t est l ’attribut. L a con n otation du term e
est la com préh en sion du con cep t, c ’est-à-dire l ’ensemble
des caractères appartenan t à ce con cept. Or il y a une
com préh en sion totale (énoncé de tous les caractères inhé­
rents au con cep t), une com préh en sion décisoire (énoncé
d ’un p etit nom bre de caractères suffisant à le distinguer
sans am biguïté), une com préhension implicite (avec les
caractères q u ’on peu t déduire des explicites), une com pré­
hension subjective enfin : l ’ensemble des caractères qu ’évoqu e
un term e dans un esprit, ou chez la plupart des m em bres
d ’un grou pe. Stuart Mill a tendance à nom m er conno­
tation d ’un term e sa com préh ension su bjectiv e la plus
étendue, qui fait connaître les êtres par certains caractères,
certaines propriétés en quelque sorte supplém entaires
par rap p ort à la com préhension décisoire. Cette con n ota­
tion du term e étan t source d ’erreurs et de confusions,
Stuart Mill « insiste sur la nécessité, pou r les philosophes,
de substituer à cette com préhension lâche a fixed compré­
hension qui sera exprim ée par une d é fin itio n 1 ». (G oblot,

1. V o ir Lalande, Vocabulaire, t. I et Supplément, aux articles compré­


hension, connotation, dénotation.
L exiqu e ei traduction 145
par la suite, em ploiera aussi connotation com m e syn on ym e
de compréhension, e t parlera de connotation subjective1).

il A ce stade, le term e passe de la logique su rtou t


anglo-saxonne, à la linguistique égalem ent an glo-saxonne,
a v e c une acception , déjà, qui sépare la partie ob jectiv e
de la définition d ’un term e (énoncé des caractères néces­
saires) e t la partie su bjectiv e, collection n an t des caractères
non-nécessaires à la définition. Connotation ne figure pas à
l ’in dex du Cours de Saussure, ni du Language de Jespersen,
ni du Language de Sapir, ni du Langage de V en dryes. On
saisit probablem en t son entrée chez B loom field, qui lui
consacre cin q pages, en 1934, dans son Language. Il n ote,
à p rop os de < l ’élargissem ent de la signification » [widened
meaning] des m ots la présence [dans cette signification]
de « valeurs supplém entaires que, dit-il explicitem ent, nous
appelons con n ota tion s* >. Délim itan t le term e, il en sou­
ligne bien l ’origine : il l’oppose de façon form elle à la
dénotation qu an d il écrit que « les variétés de con n otation
son t innom brables, im possibles à définir, et dans l’ ensem­
ble, ne peu ven t être clairem ent distinguées de la signifi­
cation dén ota tive 1 3 ». Malgré cette réserve finale, l ’opp osi­
*
tion q u ’il m arque entre la d én otation d ’un term e com m e
définition ob jectiv e de ce term e valable p ou r tous les
locuteurs, et la con n otation com m e ensem ble de valeurs
su bjectives attachées à ce m êm e term e e t variables selon
les locuteurs, est très nette lorsqu ’il précise : « Dans le
cas de term es scientifiques, nous nous arrangeons pou r
m ainten ir les significations pures ou presque de tous
facteurs con n otatifs bien que, m êm e dans ce dom aine,
il arrive que nous n ’y parvenions p a s; le nom bre treize
par exem ple, a p ou r beaucoup de gens une forte con n o­
tation 4 ». T ou tes les variétés de valeurs d e cette sorte
énumérées par B loom field (con n otation vulgaire, familière,
académ ique, provin ciale, rustique, archaïque, technique,
savante, étrangère, ironique, argotique, enfantine) on t
en com m u n ce caractère : elles ajou ten t à la définition

1. L ittré disait déjà : • Connotation, term e de logique. Idée particulière


que co m p orte un terme abstrait à cô té du sens générai. ■
2 e t 3. B loom field, Language, p . 151 e t p . 155.
4. /</., ibid., p . 152.
146 L es problèm es théoriques de la traduction

ob jectiv e d ’un term e des valeurs au xqu elles,.d ’une manière


ou de l ’autre, s ’attache la coloration de certains sentim ents :
pou r désigner tel personnage, l ’expression mon père fixe
un rap p ort défini de parenté : mais si le locu teu r dit
papa, ou dad, ou ton paternel, ou son vieux, nous apprenons
quelque chose de p lu s 1 : c ’est ce quelque chose de plus que
désigne et v e u t analyser la n otion de con n otation .
(On pourra se dem ander pou rqu oi la présente analyse,
concernant les valeurs affectives — ou su bjectiv es — du
langage, n ’a pas été conduite à partir du Traité de Stulis-
tique française de Charles B ally, qui |reste probablem ent
l ’étu de descriptive et classificatoire la plus riche encore
a u jou rd ’hui sur ce point. La raison principale en est que
B a lly accep te en fait com m e une donnée in tu itiv e a a
priori les faits psychologiques inhérents au langage,
n otam m en t la séparation entre aspects intellectuels [les
dénotations bloom fieldiennes] et aspects affectifs [les
con n otation s]. De plus, son m aniem ent de la term inologie
psych ologiq u e cou rante au tem ps du Traité reste assez
app roxim atif : « N otre pensée, écrit-il par exem ple, oscille
entre la percep tion et F é m o tio n 13 ». Jam ais d on c il ne se
2
prop ose l ’étu de sém iologiqu e de] cette coex istence, dans
le signe, des aspects intellectuels et des aspects affectifs.
E t, par con séquen t, jam ais n on plus il ne se pose la ques­
tion de savoir si les valeurs affectives fo n t partie ou non
de la signification d ’un sig n e 4. L a séparation q u ’il opère
entre dénotation et co n n o ta tio n 5 se trou ve don c effectuée
d ’ une m anière efficace, mais em pirique — com m e aussi
la façon d on t il caractérise le langage scientifique par

1. Sur ce poin t, Buyssens a proposé de corriger la term inologie saussu-


rienne : il distingue dans le signifié d eu x aspects : le désignant (rapport
entre signe et l'o b je t de la connaissance) et la valeur (rapport du signe avec
les autres signes a ya n t le m êm e désignant). Père, papa, dad, etc..., o n t le
m êm e désignant, m ais n on la m êm e valeur. Cette observa tion va dans le
sens des distinctions des logicien s d o n t o n parlera ci-dessous (V . Buyssens,
Structuralisme et arbitraire, pp. 407-408).
2. Il parlo du • flair « indispensable a u x analyses stylistiques.
3. B ally, ou vr. cité, p. 151.
4. Il frôle ce problèm e quand il d it que « la défin ition , qui semble à pre­
mière vu e le procéd é le plus simple pou r fixer le sens d 'u n m ot, est en réalité
une op ération assez étrangère au m an iem ent le plus spontané du langage »
(i bief., p. 98). Puis, quand il d it que • par nécessité, une défin ition ne peut
être affectiv e » [ibid., p. 120).
5. Répétons q u ’ il n ’ em ploie jam ais cette paire de termes.
L exiq u e et traduction 147
rapport à la langue commune. De cette absence de position
théorique nette découle une term inologie pratique, mais
peu rigoureuse : ce qu ’ il étudie sous le nom de stylistique,
il le nom m e, ta n tôt « la valeur affective des faits de lan­
gage », tan tôt « les éléments affectifs de la pensée », tan tôt
les « faits expressifs », ta n tôt le « caractère affectif » des
faits d ’expression, ta n tôt « les aspects a ffe ctifs1 » des faits
de langage. R ien de to u t cela n ’est franchem ent obscur,
certes, mais, ni l ’attitu de de B ally devan t les faits, ni sa
term inologie ne se prêtent aussi bien que celles de la lin­
guistique américaine, de B loom field à Morris, à des ana­
lyses plus poussées du problèm e).
L a linguistique anglo-saxonne a d on c de plus en plus
utilisé cette distinction faite entre les deux parties de la
signification d ’un m o t — même si les auteurs ne gardent
pas toujours la term inologie bloom fieldienne. Ogden et
R ichards opp osen t les significations référentielles aux
émotives — et référentielle, ici, signifie dénolative, c ’est-à-
dire qui renvoie à l’existence ob jectiv e d ’une chose définie.
P ollock op pose les signes référentiels aux évocatifs; Feigl, les
informationnels au x non-cognitifs ; Stevenson, les cognitifs
aux dynamiques. Mais sous ces term inologies variées, cou rt
toujours la m êm e division fondam entale : les n on -cogn i­
tifs de Feigl se réfèrent, pou r une large part, aux valeurs
« im aginatives », « affectives »; et les instrum entaux de
R eichenbach, de m êm e, au x valeurs « com m unicatives »
et « suggestives* » etc... Charles Morris, lui-m êm e, qui
utilise le term e dénotalion dans le sens des logiciens
m odernes, évite to u t em ploi du m ot connotation. Mais
il m aintient pou rta n t la distinction de base q u ’il critique
chez les autres, su rtout chez Ogden et R ich ard s; il
parle de l ’ém otion com m e « in form ation additionnelle »,
e t de l’expressivité « com m e prop riété additionnelle des
signes 1 3 » : c ’est B loom field et ses « valeurs supplémentaires »
2
pures et simples. Il unifie les term inologies q u ’il a contre­
dites, de P ollock à Reichenbach, sous la double étiquette

1. Ba lly Traité, pp. I, 7, 1, 16, 151, 156.


2. V o ir Morris, Ch., Signs, pp. 69 et 71 (sur la term inologie d ’ Ogden et
R ich ards); et pp. 92-94 (sur les autres auteurs).
3. lit., ibid., pp. 68 et 69.
148 Les problèmes théoriques de la traduction

d ’usages primaires et d ’usages secondaires des sig n es1.

m A l ’heure actuelle, cependan t, la term inologie


n ’est pas encore vraim ent fixée sur ce poin t. Dénolation
e t connotation restent des term es discutés, et fluctuants.
D ’une part, dénolation con tinue sa carrière chez les
logiciens, à qui les linguistes réem prunten t le term e de
tem ps en tem ps, m ais à des m om en ts variables de son
histoire. G. A . Miller, par exem ple, bien qu e to u t récent
(1951), n ’em ploie ni dénolation ni connotation com m e term es
de logiqu e. Mais il leur substitue deu x locutions conform es
à la logique de Stuart Mill. L a dén otation, il l ’appelle la
définition en extension , qui « catalogue ou in dique chaque
o b je t que le sym bole représente ». L a définition en exten­
sion du m o t homme consisterait à dénom brer tou te la
classe des êtres qui son t désignés par ce m o t; à énumérer
nom in ativem en t, ou à m ontrer, tous les hom m es. L a
con n otation devien t la définition en compréhension ou
définition intensive, elle est, p ou r un sym bole [ou term e]
don n é, < un autre ensemble de sym boles applicables au
m êm e o b je t désigné par le sym bole d é fin i8 ». L a définition
en com préh en sion du m o t homme dénom bre les caractères
distinctifs de la classe d ’êtres nom m és hom m es : vertébré
supérieur, m am m ifère, bipède, etc...
L ’usage des logiciens s ’était pou rtan t déplacé depuis
Stuart Mill. Il a b ou tit au jou rd ’hui à l ’em ploi plus lim ité
du term e dénolation pou r indiquer l ’attribution arbitraire
de tel signe à telle réalité non-linguistique. A in si « le son
m usical ré peut être dénoté par un certain schém a géom é­
trique de lignes et d ’ellipses [le sym bole de la note sur la
p ortée], aussi bien qu e par le groupe écrit de lettres r, é,
ou le son parié / r / é / ». De m êm e « les m ots dogs et dog
d én oten t tou s d eu x les chiens [l’espèce chien] 21
3 ». De m êm e

1. M aig ri sa term inologie tr is rigoureuse, la pensée de Morris reste co n tra­


dictoire. Il écrit que « l'expressivité des signes [...] est une propriété add i­
tionnelle, en plus e t au-delà de leur sign ification > (p. 6 8 ); mais il peu t to u ­
jo u rs y a voir p ou r u n signe < des significations additionnelles > (p. 120).
Des usages secondaires des signes q u 'il vie n t d'adm ettre, il ne parlera nulle
p a rt; et, bien q u ’ il a it critiq ué les signes émotifs d'O gd en , il inscrit l’ usage
évaluatif (poétiqu e...) des signes parm i les quatre usages primaires (p. 94).
2 . Miller, Langage et communication, p. 152.
3 . P ositio n du logicien Bar-H illel, dans Three remarks, p . 325.
L exiqu e el traduction 149
aussi, tel in dividu bien con nu com m e étan t A nderson est
« dénoté par [le n om propre] Anderson 1 ». T el est l ’usage
enregistré et prop osé par Colin Cherry, un an après Miller,
dans un ou vrage sur le m êm e thèm e de la com m unica tion
humaine. Son Appendice donne la définition suivan te :
« D én otation. L a relation non-causale établie par conven­
tion [imputed] entre un signe et son référent, spécialem ent
lorsque ce dernier est une chose, un fait, une propriété,
physiques (un dénolalum) 3 ». Miller, lui, sans recourir au
m o t dénolalion, décrivait la m êm e opération de la façon
suivante : a On nom m e sym boles en général les stimuli
arbitrairem ent associés au x o b je t s 1
34
25 ». Telle était aussi
l ’acception du term e dénolation ch ez Charles Morris :
« L e signe dénote le dénolalum 4 », c ’est-à-dire indique,
m ontre la réalité non-linguistique à laquelle il est associé.
C ’est le sens franchem ent cou rant du m ot dénoter m êm e
hors de la linguistique an glo-saxonne 6. H jelm slev d it en
propres termes que la dén otation est la relation qui réunit
les deu x plans du langage : le plan du con tenu et celui de
l ’expression ®. Quand Sôrensen d it que, com m e relation,
la dénotation [l’expression is denoted by ] » est la relation
fondam entale entre notre m on de extra-linguistique et
notre m onde linguistique 7 », il d it la m êm e chose 8. C’est,
retrou vée et adoptée par les logiciens, la vieille position
de Saussure énonçant qu e la fon ction du signe est d ’établir
la relation linguistique fondam entale arbitraire, entre
un signifié [un o b je t du m onde extra-linguistique, du plan

1. P osition de SOrensen, Word classes, p . 12.


2. Colin Cherry, ou vr. cité, p . SOS.
3. Miller, ou vr. cité p . 11.
4. Morris, ou vr. cité, p. 17.
5. C'est d ’ ailleurs le vieu x sens général du m ot, qui, à la différence de
connotation, n ’ était jam ais sorti du lexique : L ittré note, après l ’Académ ie
Française (1694) : ■ D én otation : désignation d'une ch ose par certains signes.
D énoter : désigner par certaines m arques ou notes. >
6. H jelm slev, La stratification du langage, p . 170.
7. SOrensen, ou vr. cité, p. 12. II d it explicitem ent que son analyse e t sa
term in ologie partent de celles de Saussure, p . 11.
8. Usage co m m u n. M artinet parle naturellem ent, sans guillemets ni
com m entaire, d ’ unités signifiantes ■ d on t la valeu r d én ola tiv e est faible,
e t la valeur relationnelle élevée > ( Structural linguislics, p . 582). Joshua W hat-
m ough , com m e on le verra plus loin , se sert aussi du terme dénolalion dans
le m êm e sens; ainsi que R om an Jakob son , a vec des équivoques, relevées
ju stem en t par l ’article de Bar-H illel, cité ci-dessus.
150 L es problèm es théoriques de la traduction

du contenu] et un signifiant [un o b je t du m on de linguis­


tiqu e, du plan de l ’ex p ression ]1.

iv Cet accord assez largem ent con staté qu an t aux


em plois actuels du m ot dénolalion, ne se retrou ve pas
lorsqu ’il s’agit de connotation, bien que les deu x termes
soient apparus com m e com plém en taires en quelqu e sorte.
T ou t d ’abord , les logiciens m odernes écartent toutes
les valeurs affectives de langage, que B loom field a préci­
sém ent désignées sous le nom de con n otation s. « La con n o­
tation , com m e les logiciens la com prennen t, est quelque
chose d ’o b je ctif, et non quelqu e chose de su bjectif [men­
tal] * » écrit R u lon S. W ells à propos des travau x de Russell.
E t W einreich, to u t en m arqu an t que le sens du m ot
connotation chez Stuart Mill est un sens technique au jou r­
d ’hui sorti de l ’usage *, s’y tien t pou rtan t sur le plan
lin g u istiqu e1
45
3
2. P ou r lui, la dén otation d ’un term e reste
la référence [que le signe fait à la chose], l’extension
[du con cep t ex prim é par le signe], la relation entre signe
et chose. A u contraire, la con n otation de ce même term e
reste prop rem en t sa com préhension au sens logicien du
m o t [ inlension ], sa signification, c ’est-à-dire l’ensem ble
des caractères distinctifs qui définissent le con cep t atta­
ché à ce term e (« Les conditions, dit-il aussi, qui doiven t
être satisfaites si un signe d oit dénoter quelque chose » ) ®.
C’est tou jou rs le pur sens logique de Stuart Mill, indiqu é
par les dictionnaires : « la con n otation , c ’est la 6ignifi-

1. La seule ch ose d on t il faille tenir com p te, quan t aux différences entre
le signifié de Saussure e t le dénolalum ou le referenl des logiciens e t des
psycholo gu es anglo-saxon s, c ’ est celle-ci : pou r Saussure, le signifié est un
co n cep t, la réalité extra-linguistique est une réalité psychologique. Pour
les A n glo-S axons, la réalité extra-linguistique est généralem ent constituée
par les ob je ts du m on de extérieur, les réalités « publiq uem ent observables »
de BorgstrOm.
2. W ells, Meaning and use., p . 238.
3. W ein reich , Travets through semanlic space, p . 359.
4. E n 1958. Car l'exem p le de W ein reich est parlan t quan t aux difllcullés
d 'em p loi du m o t connotation. E n 1958, il d it que B lo om ileld est coupable
d ’a voir em p loyé le m o t dans une accep tion lâche et n on techn ique; il estime
que l ’ opp osition d én ota tio n -con n cta tlo n n ’est q u ’ une < d ichotom ie gros­
sière >. Mais en 1953, dans Languages in contact, il em p loyait encore conno­
tation dans son accep tion bloom fleldlenn e, parlait d ’ • un m ot patois ayant
acquis une co n n otation vulgaire en devenant archaïque », et des « co n n o­
tations p éjora tives » de certains m ots, p. 56.
5. W einreich, art. cité, p. 359.
L exiqu e el traduction 151
cation d ’ un term e défini par les qualités abstraites com ­
munes à la classe d ’ob jets ou de faits désignés par ce
term e ». E t W einreich a recours à l’exem ple classique
des traités de logique : la dénotation du term e citoyen
américain, c ’est son exten sion, la classe de tou s les in di­
vidus qui possèdent ou p eu ven t obten ir le passeport
du Départem ent d ’É ta t; sa con n otation , c ’est l’ensemble
des con dition s qui définissent l ’attribution de ce passe­
port, avec les droits, devoirs et privilèges qui s’y atta­
ch en t à l ’intérieur com m e à l ’extérieur des É tats-U nis.
De plus, les logiciens m odernes utilisent le langage
d ’ une façon prop re aux analyses particulières de la réalité
non-linguistique q u ’ils conduisent. Ceci les amène à pou s­
ser plus loin les spécifications de leur term inologie. La
con d ition d 'existence ayan t une im portan ce dans le calcul
logiqu e, ils doiv en t distinguer les signes qui dén otent une
réalité vérifiable (chien) d ’avec les signes qui ne dénotent
pas ( licorne, sirène1) . Cette distinction logiqu e n ’a pas
de raison d ’être en linguistique : sirène et chien, Jupiter,
Napoléon, Julien Sorel, et Winston Churchill, linguisti­
qu em en t parlant, se com p orten t de la m êm e façon, bien
qu e certains de ces term es dénotent au sens logique du
term e, et d ’autres non. Mais cette distinction con d u it
logiciens et sém anticiens à bien m arquer la différence entre
signes com pris par définition référentielle, et signes com ­
pris par définition linguistique. La définition référentielle
ou déictique du signe exige que l’ utilisateur du signe ait
eu con ta ct avec la chose dénotée par ce signe. A v e c la
définition linguistique du signe, celui-ci est com pris par
référence à un autre ensemble de signes. A lors q u ’ils
appellent dénotation la référence du signe à la chose,
les logiciens et sém anticiens n om m en t signification la
connaissance du signe seulem ent par référence à d ’autres
signes. Les signes qui ne dénotent pas, com m e licorne
ou Jupiter, on t néanm oins, selon cette term inologie, une
signification *.
1. Ceci explique les réserves faites par la défin ition de Colin Cherry
(« ... spécialem ent lorsque le signifié est une chose, un fait, une propriété,
ph ysiques >); et par celle d e W ein reich (• ... les condition s qui d oiv en t être
satisfaites si un signe d o it dénoter quelque ch ose ■ ).
2. C’ est la position de C. Morris : < H abituellem ent, nous com m ençon s
par les signes qui dén oten t. Ensuite nous tentons de form uler le aigrtifi-
152 L es problèm es théoriques de la traduction

Russell aussi, tou jou rs pou r des raisons qui tiennent à


la recherche logique, propose de bien distinguer, parm i
les signes, ceu x qui indiquent, en gros ceu x qui dénotent
au sens ci-dessus, d ’avec ceu x qui exprim ent • or (ou bien),
nol (négation) : ces derniers ne dénotent pas, dit Russell,
mais ils sont privés de dénotation d ’ une autre façon que
les term es com m e sirène. Il en résulte que, dit R u lon
S. W ells, « ce q u ’un signe indique correspon d à ce q u ’il
dénote, mais ce q u ’il exprim e ne correspon d pas à ce q u ’il
c o n n o te 1 ».
Ces nuances et ces fluctuations dans la term inologie
des logiciens doiv en t être présentes à l’esprit qu an d on
essaie de discerner les valeurs actuelles du m ot conno­
tation chez les linguistes. Certains, com m e Joshua W h a t-
m ou gh, s’en tiennent visiblem en t à l’acception b loom -
fleldienne : « L a signification linguistique, écrit-il, s’est
élargie par cette circonstan ce précisém ent que les m ots
con n oten t aussi bien q u ’ils dénotent®. » Sa term inologie
bloom fleldienne est pou rtan t contam inée par le souvenir
app roxim atif de Stuart Mill, ainsi q u ’il ressort de la phrase
suivante : « C’est seulem ent si le langage était statiqu e
q u ’il serait possible de confin er ses valeurs à la dénotation
e t à l ’extension , exclu an t la con n otation et la com préhen­
sion [ intension] s. » Pourtant, la coloration bloom flel­
dienne reste dom inante : la con n otation , pou r W hatm ough,
se réfère essentiellement aux valeurs ém otives, affectives
du langage, ainsi q u ’en fa it foi la première des trois
m entions du m ot dans l ’ouvrage : « Il fau t prendre en
con sidération, dit-il, la différence entre con n otation et
dénotation, et c ’est par les con n otation s que le discours
esthétique est co n ce rn é 4. »
On peu t affirmer que ce sens bloom field ien du term e

ealum d ’ un signe en observa nt les propriétés de ses denolata [...]. Mais a u x


niveaux* les plus élevés [...] il est possible de fixer par décision le signift-
calum d 'u n signe (de poser les co n ditio ns pou r lesquelles un signe déno­
tera), et dans c e cas le problèm e n 'est pas c e que le signe signifie, m ais s’il
d én ote ou n on quelqu e ch ose > (ou vr. cité, p. 18).
1. W ells, art. cité, p. 238.
2. W h atm ough , Joshua, Language, p . 233. C’est l'é ch o fidèle de la pre­
mière phrase d e B loom fleld sur la question. (V oir ci-dessus, p . 145, n otes
2 et 3.)
3 . h t., Ibid., p . 233.
4. Ib., ibid., p . 101.
L exiqu e et traduction 153
est actuellem ent le plus répandu, m êm e si l ’on perçoit
quelque réserve dans la linguistique am éricaine (réserve
com pensée par l’expansion du term e, dans la linguis­
tiqu e européenne). On trou ve le m ot chez des auteurs
aussi difîérénts que N ida, qui parle des « significations
lourdem ent co n n o ta tiv e s1 » de certains m ots; H . F. Muller
qui m entionne l’em prunt fréqu ent de term es étrangers
parce que « dépourvus des anciennes con n ota tion s* »
dans le groupe qui les ad opte, ils sont plus aptes à de nou­
velles fon ction s; D elavenay, qui parle de « la con n otation
totale du term e français champignon », des « sens à forte
con n otation collective », du vocabulaire qui devien t
« plus con n otatif et m oins dén otatif », et de « la valeur
con n otative des m ots, si im portante en poésie * ».

v Les critiques adressées à l’em ploi du m ot conno­


tation dans son acception bloom fieldienne n ’en m éritent
pas m oins d ’être exam inées. Celle de R u lon S. W ells*
incrim ine m oins l ’em ploi du term e que le d roit de B loom -
field à l’em ployer. Il est certain que celui-ci niait théori­
qu em en t tou te possibilité d ’accès à la signification com ­
plète d ’un énoncé : il est par con séqu ent légitim e de lui
dem ander d ’où il tire le droit théorique d ’introduire dans
son exposé la n otion de « valeurs supplémentaires » de la
signification . Il est certain aussi q u ’il rejetait tou te con ta­
m ination de la linguistique par le « m entalism e » : on est
d on c fon d é à lui dem ander com p te de cette in trodu ction
q u ’il fait en cours de route, de valeurs purem ent p sych o­
logiques, su bjectiv es, associées à la signification. Mais
il s’agit là d ’ob jection s m éth odologiq ues opposables à
B loom field, et non pas en général à tou te n otion de con n o­
tation .
W einreich v a plus loin. P ou r lui, si le « p ou v oir [q u ’ont
les m ots] de produire des réactions ém otionnelles extra-
linguistiques 1 5 » est im proprem ent nom m é connotation, ce
4
3
2
n ’est pas seulem ent parce que Stuart Mill et la logique

1. N ida, L inguislia and etlmologg, p. 201.


2. Muller, L'tpoque mérovingienne, p. 222 (note).
3. D elaven ay, La machine à Induire, pp. 106, 119, 121.
4. W ells, art. cité, pp. 238 et B9.
6. W ein reich , art. cité, p . 359.
154 L es problèm es théoriques de la traduction

em ploien t le terme autrem ent. Certes, « ce son t peut-être


des connotations, pour3uit-iI, dans le sens lâche et n on -
technique du term e (de l ’em ploi duquel, pou r le dire en
passant, B loom field est coupable lui a u ssi *) ». Mais pour
W einreich si l ’em ploi du m o t connotation dans ce sens est
im propre, c ’est parce q u ’il y a « une con tradiction interne
dans l ’expression signification émotive * ». (Cette der­
nière n ’apparaît pas chez B loom field, mais elle découle
des termes émotifs ou évocalifs ou expressifs, etc... d ’ Ogden,
P ollock , Mace, etc...). W einreich accepte, sur ce point,
les vues de Sôrensen (auxquelles il renvoie) : ces vues sont
une critique explicite de l’ usage bloom field ien de conno­
tation.
P ou r Sôrensen, les con n otation s bloom fieldiennes d ’un
term e ne fon t pas partie de sa signification. Père et papa,
dit-il en su b sta n ce 3, on t des con n otation s différentes;
cepen dan t, ces d eu x m ots son t strictem ent synonym es
au regard de la signification. Si qu elqu ’ un dit à la police
que l'in divid u recherché pou r meurtre est le père de Jacques,
e t si Jacques interrogé d it à la police : « E n effet, c ’est
bien papa », la police a reçu la m êm e inform ation sur
l ’iden tité du m eurtrier dans les deu x cas, identité définie
de la m êm e façon dans les deux cas : par la relation paren­
tale. Les con n otation s ne fon t don c pas partie de la signi­
fication, parce q u ’elles ne fon t pas partie de la sém antique
au sens de la logiqu e con tem poraine, pour qui la sém an­
tiqu e désigne les relations entre les ob jets et les signes.
Les con n otation s fon t partie de la pragm atique, qui désigne
les relations entre les signes et leurs utilisateurs. Papa
n ’apprend rien de plus que père sur l ’identité du meur­
trier, mais il ajou te à père une in form ation sur l ’attitude
e t l’identité de l ’utilisateur qui d it papa.

vi Des investigations nom breuses, instructives, qu oi­


que dispersées, o n t don c été menées par la linguistique 3
2
1

1. W e in r e ich , art. c ité , p . 359.


2. Id., ibid., p. 35 9, n o te 12.
3. S ôren sen , Word-classes, p . 39. Il c ritiq u e aussi l’ usag e, t o u t à fa it
p erson n el, q u e fa it H je lm sle v d es term es langue de dènolalion, e t langue de
connotation. C et usage est san s r a p p o r t im m é d ia t a v e c la d iscu ssion c o n d u ite
ic i.
L exiqu e el traduction 155
actuelle au sujet de la n otion de con n otation . De ces inves­
tigations décou le une connaissance, plus ap profondie
q u ’au tem ps de B loom fîeld, des n otion s recou vertes par
ce term e. Certaines conclusions p eu ven t en être au jou r­
d ’hui tirées.
1° B loom fîeld, d on t le tex te doit être lu sans précipi­
tation , pose un prem ier problèm e que ses critiques on t
souligné plus que lui, mais n ’on t pas résolu m ieux que
lui : les con notations font-elles parties de la signification
du m ot?
L a position de B loom fîeld est nuancée. Bien q u ’à partir
de sa définition de la signification, strictem ent beh aviou -
riste, il eût pu inclure les con n otation s d ’un term e dans
sa signification, et bien q u ’il parle de « signification déno-
tative », il n ’em ploie pas l ’expression : signification con n o-
t a t iv e 1. Il parle seulem ent de connotations, de facteurs
con n otatifs. E n définissant les con n otation s com m e des
« valeurs supplémentaires » dans la signification, ne peut-on
dire q u ’il pose le problèm e plus q u ’il ne prétend le résoudre?
Il est certain q u ’il d it égalem ent qu e « les connotations
[...] ne peuvent être clairem ent distinguées de la signi­
fication dénotative ». Mais, là encore, ne p eu t-on dire
que la phrase inclut m oins les con n otation s dans la signi­
fication, q u ’elle n ’exprim e le souhait de p ou v oir les en
exclu re? Dans l ’ensem ble, lorsque Charles Morris parle
de l ’expressivité des signes com m e d ’une « propriété addi­
tionnelle » et de l’ém otion com m e d ’ une « in form ation
additionnelle », m êm e s’il ajou te q u ’elles son t « en plus
e t au-delà de la signification des signes », il ne d it pas
plus que le p etit m ot de B loom fîeld : supplémentaires.
Les exem ples de B loom fîeld suggèrent, eu x aussi,
d ’une autre façon , la com plexité du problèm e : sans même
parler de la stylistique, et sans sortir de la sém antique,
toutes les valeurs affectives du langage ne son t peut-être
pas assumées par les con n otation s. Certains term es déno­
ten t, par définition m ême, des états affectifs : aimer,
haïr, amitié, gentillesse, trisle, gai, heureux, joyeux, scru­

1. A laquelle se laissent aller, com m e nous l ’avons vu, Nida, et, im pli­
citem ent, Morris (qu and il parle de lignifications additionnelles après a voir
parlé des informations additionnelles ém otives).
156 L es problèm es théoriques de la traduction

puleux, difficile1. Si, dans certains énoncés, ces termes


peuven t garder leur simple valeur dén otativ e de froide
inform ation intellectuelle (je sais qu’ il ne l’aime p a s;
c’est un ami à eu x), la plu part du tem ps, ju stem en t parce
q u ’ils on t une « d én otation affective », si l’on peu t dire,
pou r le locuteur, les énoncés de ce genre on t des con n o­
tations du m êm e genre pou r l’ auditeur : c’est triste, je
l'aime, lu le hais, c'est un scrupuleux, ne son t presque
jam ais des phrases froidem ent objectiv es, purem ent d én o-
tatives * : elles renseignent à la fois l ’auditeur sur jle rap­
p ort entre la chose et le signe, et sur le rapp ort entre le
signe e t le locuteu r.
Sôrensen écrit con tre ce poin t de vue, pensant à B loom -
field : « On doit observer que les ém otions et les signifi­
cation s son t des phénom ènes incom m ensurables. Des
ém otion s peuvent être déclenchées par des significations
[...] mais les ém otions ne son t jam ais des significations.
L ’am our, la haine, la crainte, la jo ie et la peine son t des
ém otions, et com m e telles elles ne son t pas des signifi­
cation s de signes, mais des denolala de signes, les denotata,
resp ectivem ent des signes « am ou r », « haine », « crainte »,
« jo ie » e t « peine ». C’est un non-sens de dire que la joie
est une signification, et c ’est un non-sens égalem ent de
dire que la signification du m ot « joie » est une ém otion s. »
Ces form ulations très im pressionnantes distorden t celles
de B loom field qui ne d it ni que la jo ie est une signification,
ni que la signification du m ot « jo ie » est une ém otion :
seulement, que la signification du m ot « joie » com pren d,
plus que celle d ’autres signes, des « valeurs supplém en­
taires » ém otives. E n fait, il s’agit ici d ’un con flit pure­
m ent term in ologique : si l ’on accepte les définitions de
Sôrensen, il a raison. P ou r lui, la signification d ’un term e,
c ’est sa défin ition, l’énum ération d ’un certain nom bre
de caractères distinctifs, faite au m oyen d ’autres termes,
q u ’il appelle « prim itifs ». La signification ainsi définie
n ’est ni la définition référentielle, ni la définition déictique,
1. Ce son t des exem ples de B loom field, ouvr. cité, p. 280.
2. Ce qu i exp liq ue com m en t Morris in clut l’ usage évaluatif (qu i Inclut
lui-m êm e par définition toutes les évalu ations y com pris les ém otives,
du locuteur) parm i les usage» primaires des signes. Le classem ent de Morris
m ontre au m oins que le problèm e n’ est pas aussi sim ple q u ’il parait.
3. Sôrensen, ou vr. cité, p . 39, note 4.
L exiqu e el Iraduclion 157
ni la dén otation, qui ren voien t toutes, p ou r expliq uer
l ’usage du signe, à la chose q u ’il désigne. Mais cette op é­
ration de Sorensen, en fait, est une opération lo g iq u e 1
a posteriori sur le langage. Ce n ’est pas une analyse géné­
tiqu e de la façon d on t se constitue la signification d ’un
signe chez le sujet parlant. Par con tre, si l’on reste dans
le cadre de la pensée de B loom field, la signification d ’ un
énoncé, c ’est le con tenu total de la situation dans laquelle
un locuteur l’énon ce et l’auditeur y répond par son com ­
portem ent, définition qui nous m aintient certainem ent
sur le plan de la linguistique, et de l’analyse génétique
de la n otion de signification chez les sujets parlants.
Mais alors, la valeur affective des m ots, qui fait in du bi­
tablem en t partie de la situation du locuteur et de l’audi­
teur, apparaît com m e faisant partie de la signification
ainsi définie. Sorensen, en fait, adm et form ellem ent que
certains designalors (dans sa term inologie : certains,
signifiants, ou m ots) sont plus ou m oins « chargés ém o­
tion n ellem en t* »; mais il ne d it nulle part ailleurs ce q u ’il
fait de cette partie reconnue du langage, q u ’est sa charge
ém otion n elle; ce qui ne suffit pas à la supprimer.
Les énoncés de B loom field à p rop os des con n otation s,
les discussions q u ’elles p rov oqu en t, et qu ’elles exigeaient
sans doute, ont. eu le mérite — il faut le répéter — d ’attirer
l ’atten tion sur la difficulté de séparer les valeurs d én o-
tatives d ’avec des valeurs con n otatives d ’un même term e.
Prenons le cas du m ot français bouc. Son sens peu t être
acquis, soit par définition déictique ou référentielle (on
m on tre à l’enfant l’an im al); soit par définition linguis­
tique (on lui d it que le m ot signifie : mâle de la ch èvre);
soit en extrayan t la signification de ce terme des con textes
variés dans lesquels il est apparu pou r un locuteur (et
rien n ’em pêche, à cet égard, que certains francophones
ne con çoiv en t assez longtem ps le b ou c com m e une espèce
particulière, et n on le mâle de la chèvre). E t déjà ces trois
cas son t bien différents quant aux connotations q u ’acquiert
le term e : à qui n ’a jam ais senti l’odeur à la fois suffocante 2 1

1. La signification ch ez SOrensen (ou ch ez Morris) équivaut à la comprihen•


sion ou définition décisoire des logiciens. Elle e xclu t la compréhension totale;
et la compréhension subjective, où réapparaîtraient les connotations.
2. SOrensen, ou vr. cité, p. 39, note 4.
158 L es problèm es théoriques d e la Iraiüiclion

e t nauséeuse, inim aginablem ent puissante aussi, du bou c,


il m anquera tou jou rs une con n otation capitale du term e,
m êm e si le locuteur en question sait que le b ou c sent
m auvais, particulièrem ent m auvais. Mais, de tou te façon ,
la signification du m ot bouc obéira, pou r chaque locu ­
teur, à la règle indiquée par B loom field : « la signification
n ’est rien de plus que le résultat des situations dans les­
quelles il a entendu cette fo r m e 1 ». Ceci im plique que la
signification au sens de B loom field ten d vers la compréhen­
sion lotale du m ot « bou c » au sens des logiciens, c ’est-à-
dire l’ensem ble des caractères inhérents à l ’être dénoté
par ce term e (y com pris la compréhension subjeclive du
term e, l’ensemble des élém ents ém otionnels, « addi­
tionnels », attachés au term e). L a signification du term e
est d on c susceptible de s’enrichir indéfinim ent. Si le locu ­
teu r est cam pagnard, de tou t ce q u ’il verra sur le com p or­
tem ent, génital par exem ple, du bou c. Ou, s’il est citadin,
de to u t ce q u ’il arrivera q u ’il lise sur la salacité du bou c.
Lorsque le locuteur utilisera ou entendra l’ expression :
« c ’est un v ieu x b ou c », la con n otation p éjorative du term e
ne sera pas du to u t la mêm e, en énergie, dans les deu x
cas. N ous v oy on s, sur un exem ple, que les con n otation s
d ’un term e varieront, pou r ch aque locuteur, en fon ction
de la richesse des situations (non-linguistiques, ou lin­
guistiques) qui au ron t nourri la « signification dén ota-
tive » du term e. On peut, pou r des raisons de m éth ode,
abstraire entièrem ent, et a posteriori, la signification
dén ota tive d ’un term e d ’avec toutes ses connotations, —
décider que, pou r des raisons de com m odité dans la d ivi­
sion du travail scientifique *, les con n otation s relèveron t
p lu tôt de la pragm atique, ou de la stylistique, — que de la
sém an tiqu e8. Mais B loom field a raison : génétiquem ent,
linguistiquem ent, les con n otation s son t liées de manière
indissoluble au x dénotations, c ’est-à-dire q u ’elles fon t *3 1

1. B lo om licld , uuvr. cité, pp. lâ l-lü C .


îi. Ou des raisons pédagogiques : dans les vocabulaires, lexiques, manuels,
dictionnaires, etc...
3. W ein reich écrit : « Les relations intim es entre sign ification e t affec­
tivité m éritent une investigation systém atiqu e, m ais la dém arche première
serait d ’opérer entre les d eu x une distinction théorique > (art. cité, p. 360).
L e problèm e est de savoir si la nature des choses perm et cette distinction.
L exiqu e et traduction 159
partie intégrante de la réalité non-linguistique à laquelle
le signe qui la dénote renvoie globalem ent.
Telle est, élucidée à partir de B loom ficld et de ses adver­
saires, la prem ière source des difficultés suscitées par
la définition et l’em ploi du m ot connotation.
2 ° Une seconde difficulté, dans l’em ploi du term e,
provien t du fait que les connotations — m êm e définies
et traitées com m e des valeurs affectives « supplém entaires »,
« additionnelles » des signes — désignent des valeurs affec­
tives d on t les fon ctions p eu ven t être très différentes lin­
guistiquem ent. N ous adm ettrons ici provisoirem en t que
les connotations, pou r des raisons de m éthode, soient
considérées non com m e une n otion de sém antique, mais
com m e une notion de pragm atique (traitant des relations
entre les utilisateurs des signes et les signes eux-m êm es).
Si, par utilisateurs des signes, on enten d, com m e il est
normal, aussi bien l’auditeur que le locuteur, il apparaît
plusieurs espèces de relations (très différentes) entre les
utilisateurs et les signes : soit des relations exclusives
entre le locuteur e t le signe, soit des relations exclusives
entre l’auditeur e t le signe, soit des relations com m unes
au locuteur et à l’auditeur av ec le signe. Ces trois sortes
de relations pragmatiques existent, et perm ettent de dis­
tinguer trois espèces de connotations. Q u ’on les ait con fon ­
dues com p te pou r beaucoup dans le fait que la notion
de con n otation reste discutable, ou douteuse, aux y eu x
de certains. P ar exem ple, il existe des con n otation s qui
son t l ’expression de l ’attitu de affective du lo cu te u r1
envers les signifiés de l ’énoncé : les dim inutifs, les p éjora­
tifs, les augm entatifs, les h ypocoristiqu es, etc... L ’audi­
teur enregistre ces con n otation s com m e des inform ations
sur le locuteur, sans partager pou r autant l’attitude affec­
tiv e de celui-ci : c ’est ce q u ’ Ogden et R ichards appellent
tone 2 de l’énoncé. D ’autres con n otation s sont, au contraire,
l ’expression de l ’attitude affective (individuelle ou sociale)
de l ’auditeur seul envers les énoncés du locuteur : c ’est
1. Ch. Morris appelle ju stem en t ce ty pe de co n n otation • un signe sur
l'utilisateur du signe • (ouvr. cité, p. 68).
2. Ogden et Rich ards distinguent ce tone (attitude du locuteur vis-à-vis
du signifié) d ’ avec le feeling de l'énon cé (attitude du locuteur vis-à-vis de
l ’ auditeur). Ce pourrait être une quatrièm e espèce de con notation , pragm a­
tiqu em en t et stylistiquem ent distincte de la précédente.
160 L es problèm es théoriques de la traduction

le sens des con n otation s dites vulgaires, argotiques,


pédantes, archaïques, provinciales, enfantines, e tc... La
règle, ici, c ’est que ces con n otation s form u lent des ju g e­
m ents de valeur de l’auditeur sur l’énoncé du locuteur,
indépen dam m en t de celui-ci, qui ne les p erçoit pas (quand
il les perçoit, c ’est avec un com plexe d ’infériorité, qui est
une valeur affective différente de ce q u ’on appelle la
con n otation de l ’én oncé). E nfin, pou r d ’ autres con n o­
tation s encore, les valeurs affectives de l ’énoncé sont
com m unes au locuteur et à l ’auditeur : c ’est le cas des
con n otation s qui traduisent l’affectivité la plus socia­
lisée, les résonances, très différentes, par exem ple, citées
par H jelm slev, que p rov oqu e le m ot éléphant chez des
H indous et chez des Russes, le m ot chien chez des E squi­
m au x, des Parsis et des Anglais, le m ot sapin chez des
m ontagnards alpins et des Soudanais. On com prend que
cette diversité des « fon ctions con n otatives » n ’ait pas
facilité l’analyse d ’une n otion si controversée.

vu De ce lon g périple, indispensable pou r apercevoir


com m en t s’est historiquem ent con stituée la n otion de
con n otation chez les linguistes, nous ne rapportons pas
ju s q u ’ici de conclusion satisfaisante.
L ’usage du term e ne fait apparaître aucune con ver­
g en ce; le m ot recou vre des faits linguistiques sans com ­
m une mesure. L ’explication sem ble celle-ci : l ’analyse
des faits de con n otation n ’est jam ais restée ferm em ent
sur le terrain de la linguistique seule. B loom field et B ally
son t passés de la linguistique à la p sych olog ie; Carnap
et Sôrensen, de la linguistique à la logique.
Quand B loom field défin it le sens d ’un énoncé com m e
le résultat d ’ensem ble de toutes les situations dans les­
quelles cet énon cé a été enten du, il défin it la signification
d ’ une unité linguistique généralem ent plus grande que
le mot ou le m onèm e : « l’énon cé-en-situation ». Mais il
passe insensiblement, surtout par ses exem ples, de la
signification de cet énoncé libre minimum (ou p h ra s e )1,
à la signification de la forme signifiante libre minimum

1. Q u'il défin it assez lâchem ent, com m e le rem arque Fries, The structure
0/ English, pp.- 20-22.
L exiq u e et traduction 161
(m inim um free-form ) q u ’il appelle « m orphèm e ». Il n ’a
pas v u n ettem en t que son m orphèm e n ’a pas de signi­
fication réelle tan t q u ’il n ’ a pas de situation, ta n t q u ’il
reste isolé, dans une liste de form es. Quan d B loom field
op p ose les con n otation s des m orphèm es au x dénotations,
c ’est q u ’il essaie de classer les significations de ces m or­
phèm es (et d on c il recourt im plicitem ent a u x situations
dans lesquelles elles on t été acquises) selon les v ieu x cri­
tères logiques e t psych ologiqu es qui opp osen t les élé­
m ents de la vie intellectuelle au x élém ents de la vie affec­
tiv e. Il le fait parce q u ’il sait, en dehors de tou te analyse
linguistique explicite form elle, l ’existence de ce v ieu x
classem ent, bien q u ’il eû t dû s’interdire d ’y recourir au
n om de ses principes behaviouristes anti-m entalistes.
Quan t à B ally, il accepte e t pose sans discussion l’exis­
ten ce de ces catégories psych ologiqu es, lorsqu ’il parle
sans aucune dém on stration de ty p e saussurien, de « lan­
gage affectif » e t de « langage intellectuel ».
C’est chez M artinet, pou rtan t peu bloom fieldien, q u ’on
p eu t apercevoir la solution linguistique correcte (rigou­
reusem ent bloom fieldienne) : le sens d ’ un m ot s’établit
par au dition ou lecture, dans certaines situations ou
con textes : ceci v a u t pou r les con n otation s com m e pou r
les dénotations. Com m e ce sens, dans l’apprentissage
prem ier des langues naturelles, n ’est pas acquis par la
transm ission de définitions logiques, des enfants croient,
par exem ple, que les boucs son t une espèce différente des
chèvres, ou , inversem ent, que les crapau ds son t les mâles
des grenouilles. Les m ots appris dans des situations et
des con textes particuliers son t réem ployés dans des
situations et des con textes égalem ent particuliers : les
traits particuliers des situations et des con textes où le
m êm e locu teu r d it père ou d it papa fon t partie, linguis­
tiquem en t, du sens de ces m onèm es. « Sur l ’opp osition de
dén otation à con n otation repose en grande partie la dis­
tin ction entre élém ents a affectifs » e t élém ents « intel­
lectuels » du langage, écrit M artinet; la dén otation, nous
dit-on , est la m êm e pou r angl. fiddle et violin, c ’est-à-
dire q u ’il s ’agit bien du m êm e instrum ent de m usique;
ce son t les con n otation s qui son t différentes, fiddle é v o­
qu an t la contredanse et violin l’orchestre sym phonique.
162 L es problèm es théoriques de la traduclion

Mais s’il est vrai q u ’il n ’y a de signification en linguistique


q u ’en rap p ort avec une situation déterm inée, fiddle a
une autre signification que violin, et l ’identité substan­
tielle du « th ing-m eant » n ’a rien à v oir en l ’occurrence.
Sans dou te l’em ploi de crin-crin au lieu de violon peut-il,
à l ’occasion, m arquer m on énervem ent, c ’est-à-dire m od i­
fier le ton du message, et n on la valeur d ’un segm ent
particulier, com m e ce serait le cas si je disais mandoline
au lieu de violon. Mais dans la mesure où chaque segm ent
ne reçoit to u t son sens que de l’ensem ble de l’ énoncé et
de la situation où il apparaît, et pou r autant q u ’il con tri­
bu e lui-m êm e à fixer et à con crétiser le sens des autres
segm ents de cet énoncé, il n ’est pas possible de décréter
qu e la différence entre crin-crin et violon est d ’ un ordre
particulier, d it « affectif », parce que suprasegm entale, car
l ’ap p ort sém antique du segm ent à l ’énoncé ne se lim ite
jam ais au segm ent lui-m êm e. Ceci rev ient à dire que les.
con dition s qui on t été attribuées au langage « affectif »
son t en fait celles qui valen t pou r le langage en g én éra l1. »
L a fa çon d on t le locuteur apprend à distinguer les usages
de père e t de papa, de fiddle et de violin, n ’est pas diffé­
rente de celle d on t il apprend à distinguer les usages d’étour­
neau e t sansonnet, de maigre et maigrioi ou de grêle et
gracile, d’inactif e t paresseux 2 : l’opp osition entre « lan­
gage affectif » et « langage intellectuel » ici n ’est pas déga­
gée par une procédure linguistique sp écifiq u e1 3.
2
Si Sôrensen, après Carnap, ex clu t de la signification
des m onèm es leurs con n otation s c ’est en vertu d ’un pos­
tu lat logique : il a d ’abord posé que la signification d ’un
m o t serait un ensem ble de traits définitoires m inim a,
pu bliqu em en t observables, c ’est-à-dire accessibles à tou s
les locuteurs — en fait, que la signification (linguistique)
ne serait autre que la com préhension décisoire des logi­
ciens. Si ce passage d ’une procédure linguistique à une
procédure logiqu e a pu se produire, c ’est parce qu e la

1. M artinet, C. r. de Sandmann, < S u b je ct and prédica ts «, dans B. S. L. 64


(1959), faec. 2, p p . 42-43.
2. E xem ple suggéré par A . M artinet; slgniflcatlf parce que inactif et
paresseux son t des m ots • in tellectuellem ent > différents, m ais différenciés
fortem ent aussi par un Jugement de valeur • affectif >.
3 . V o ir M artinet, Éléments, p. 201.
L exiq u e et traduction 163
frontière entre logiqu e et linguistique ne peu t pas être
tracée n ettem en t dans le dom aine sém antique. Il est vrai
de dire que la signification (linguistique) d ’un term e est,
p ou r ch aque locuteur, la som m e des situations e t des
con textes dans lesquels ce locu teu r a entendu e t utilisé
ce term e. Mais il fa u t tenir com p te aussi du fait que dès
l ’âge de six ans, et m êm e plus tô t, l ’individu parlant
acquiert tou jou rs plus de significations par v oie de défi­
n itions de ty p e logique (écoles de toutes sortes, lectures
didactiques de tou tes sortes, consultations de d iction ­
naires ou de lexiqu es de toutes sortes, e tc...). Poussant à
l’ex trêm e, on peu t dire que l’hum anité dans le déroule­
m en t de son histoire a con çu des m éthodes tou jou rs plus
rapides pou r transm ettre au x jeunes générations des
stock s déterm inés de signifiants avec leurs signifiés par
voie logique : partou t où il existe une instruction scolaire
des jeunes locuteurs, les dén otations son t d on c acquises
assez m assivem ent dans un système logique et linguistique,
et en tant que système, plus vite que les connotations, d on t
l’acquisition reste liée à l’expérience naturelle des con textes
e t des situations, au hasard des messages. L a position de
B loom field serait la seule vraie si tou s les locuteurs appre­
naient leur langue uniquem ent par les situations e t les
con textes naturels; la position des logiciens serait la seule
ju ste, s ’ils apprenaient au contraire leur langue unique­
m en t par des définitions. L ’analyse linguistique en sém an­
tiqu e est in extricablem ent com pliquée par ce fait, q u ’il
fa u t bien accep ter : l ’apprentissage des significations sc
fait par au m oins trois ou quatre v oies assez différentes :
la v oie déictiqu e, et la voie situationnelle (on m ontre les
ch oses; on perçoit les situations correspondantes aux
én on cés); la voie “ linguistique” (les significations sont
acquises par des con textes d ’autres m o ts); la voie logique
(les « situations » son t des con textes spéciaux m inim a, dits
définitions, d on t les propriétés sont très particulières).
Il n ’en reste pas m oins q u ’en fin de com pte, linguisti­
quem ent parlant, les con n otation s fo n t partie de la signi­
fication. L a division séduisante que les logiciens proposent
entre sém antique (rapports entre ob jets non-linguis­
tiqu es et signes), et pragm atique (rapports entre signes
et utilisateurs de ces signes) n ’est pas pertinente linguis­
164 L es problèm es théoriques de la traduction

tiqu em en t. P arfois le rap p ort entre l’utilisateur et le signe


est un fait de lexique com m e tou s les autres (ch oix d ’un
m onèm e, et non d 'u n autre : fiddle ou violin). Parfois ce
rapp ort est un fait de m orphologie com m e tous les autres
(ch oix de maisonnette au lieu de maison, de mai griot au
lieu de maigre). Parfois ce rapp ort est un fait de syntaxe
[je suis été au lieu de j ’ai élé, m éridionalism e).
« Ce pou r qu oi on pourrait, si on le désire absolum ent,
retenir l ’épithète d’affectif, écrit en conclusion M artinet,
c ’est Pensemble des traits qui, éch app an t en to u t ou en
partie à la double articulation du langage, et ne parti­
cipan t plus au caractère discret des unités qui en résul­
ten t, réalisent directem ent, par une m odification paral­
lèle et prop ortion nelle de la phonie, une m od ification
du message à transm ettre : tels sont les m odulations de
la v o ix ou les allongem ents expressifs de voyelles (tous
p ron on cé / tu : s /) ou de consonnes ( affolant avec / f : /) L »
E n fin de com p te, sous le term e passe-partou t de con n o­
tation , l ’analyse la plus rigoureusem ent linguistique con d u it
à distinguer plusieurs catégories de faits, — et n on pas
su ivant q u ’il s’agit de rapports entre le locu teu r e t le
signe; entre l ’auditeur et le sign e; entre le locu teu r et
l’au diteu r; ou entre le locuteur, l’auditeur et le signe, —
mais su ivan t des critères linguistiques :
1° Ou bien il s’agit de rapports, assez divers, entre
les signes et leurs utilisateurs, et de rapports qui se trou ­
v e n t exprim és dans le systèm e de la langue, soit par
son lexique (crin-crin, violon ); soit par sa m orphologie
(maisonn-etle, tour-elle, barc-asse, e tc ...), soit p ar sa
syn taxe (je suis élé, e tc ...).
2 ° Ou bien il s ’agit de rapports entre les signes et leurs
utilisateurs, mais de rapports qui sont exprim és au m oyen
d ’une m od ification personnelle de la ph onie de l ’énoncé,
de la p art du locuteur — et d ’une m odification volontaire
[affolant avec f : etc...). L ’expression de ces rapports est
facu ltative, mais socialisée. Les form es phon iques de ce
ty p e son t em ploy ées par le locu teu r avec in tention de
com m uniquer, et perçues com m e telles par l ’auditeur.
3 ° Ou bien il s’agit de rapports entre les signes et les1

1. M artinet, c . r. cité, p. 43.


L exiqu e el traduction 165
locuteurs, mais de rapports qui sont manifestés involon­
tairement par ces locuteurs, et qui son t perçus ou non par
l ’auditeur selon sa perspicacité p sych ologiq u e ou ses
connaissances de tous ordres. Ce ty p e de rapports ne fait
pas partie des m oyens de com m u n ication de langue, ils
sont, selon les term es de M artinet, des traits caractéris­
tiques mais non -fon ction n els de cette la n g u e I.
Cette analyse linguistique a l ’avantage de clarifier les
problèm es de tradu ction , q u ’elle hiérarchise et distingue,
au lieu de les nom m er indifférem m ent connotations.
D ’abord, et d ’une manière générale, elle sépare les rapports
entre utilisateurs e t signes qui n ’o n t de m anifestations
q u ’o ra le s1
2, des rapports entre utilisateurs et signes qui
p eu ven t être écrits ou tran scrits; la tradu ction classique
n ’aura de difficultés q u ’avec ces derniers. Mais la tradu c­
tion des rapports de la troisièm e catégorie ne s’im pose
qu e com m e un problèm e très m arginal, s’ils sont percep­
tibles pou r le lecteur du tex te original : 'alors surgit la
qu estion relativem en t simple de savoir s’il fau t ou n on
traduire un argot par un argot, un patois par un patois,
etc... L a tradu ction des rapports de la deuxièm e catégorie
est elle-m êm e un déba t à peine m oin s m arginal : elle n ’a
de sens que si les con n otation s obtenues par altérations
de la phonie disposent de transcriptions par écrit (usage
des italiques, altération des orthographes, tran scription
plus ou m oins phonétique des accents étrangers ou des
défauts de prononciation, e tc ...); et dans ce cas, le tra­
ducteur dispose presque tou jou rs d ’équivalences, ou de
transpositions. Les rapports pragm atiques de la première
catégorie seuls, qui fon t partie du systèm e m êm e de la
langue, p osent les vrais problèm es, de traduction, nom breu x
e t difficiles, d on t la solution doit être recherchée par tous
les m oyens.

v in De ce périple au tour de la n otion de con n otation ,


la théorie de la tradu ction ne revient pas les mains vides.

1. V o ir M artinet, Éléments, p . 53 (renseignements sur la personnalité, la


place dans la société, la région d'origine du locuteur) et p . 13 (usage de la
langue pou r extérioriser l ’état psychologiq u e du locuteur dans in tention
de com m uniquer).
2 . D o n t la trad uction peu t faire problè m e pou r les interprètes.
166 L es problèm es théorûjues de la traduction

Outre la connaissance plus précise, q u ’elle y gagne, des


notions recouvertes par ce term e, le périple a permis de
constater l ’unanimité sur un p oin t fondam ental. Qu ’on
les appelle con n otation s ou n o n ; q u ’on les ju ge p lu tôt du
ressort de la pragm atique, ou de la stylistique, que de la
sém antique; q u ’on estim e ou n on q u ’elles s ’incorporen t
à la signification ou q u ’elles s’y ajou ten t, il existe bien des
« valeurs particulières » 1 du langage qui renseignent l’au di­
teur sur le locuteur, sa personnalité, son groupe social,
son origine géographique, son état psych ologiq u e au m o­
m en t de l ’énoncé. On les appelle, soit des valeurs supplé­
m entaires, com m e B loom field, soit des inform ations addi­
tionnelles, ou des propriétés additionnelles des signes,
com m e Morris, soit des charges ém otionnelles com m e
Sôrensen, soit des affecls com m e W einreich, soit des valeurs
ém otives, non -cogn itives, évocatrices, expressives, sugges­
tives, com m unica tives, com m e la term inologie am éricaine
foisonnan te. On peu t penser que leur place dans u n tableau
systém atique des faits de langue, et dans l ’organisation
des disciplines linguistiques, reste un problèm e. Mais ce
qu i intéresse la théorie de la tradu ction c ’est qu e les
con n otation s, où q u ’on les classe e t de quelqu e fa çon
q u ’on les n om m e, fon t partie du langage, et qu’il faut les
traduire, aussi bien que les dénotation s.
L e tableau des difficultés q u ’op p osen t à la tradu ction
Tes con n otation s.n ’est, lui, plus à faire, il est inlassablement
fait et refait depuis qu ’il y a des traducteurs. Les analyses
de la linguistique récente clarifient, en les classant, toutes

1. La netteté (le ce tte n otion distincte, son a ccep ta tion par tou s les
linguistes au jou rd’ hui, ne d oiv en t pas ca ch er q u ’ elle est récente histori­
quem ent. Bréal effleure à peine l 'élément subjectif du langage dans son
Essai de Sémantique; Saussure l ’ignore dans son Cours, m ôm e au ch apitre
des rapports associatifs, m êm e au ch apitre de la mutabilité du signe, où l'o n
p o u v a it attendre une allusion pou r le m oins. Cependant, elle éta it déjà
vigou reu sem ent m arquée chez H u m bold t : « Un échange de paroles et de
co n ce ptio ns n 'e st pas une transm ission d ’ une idée donnée par une personne
à une autre : ch ez celui qu i assimile com m e ch ez celui qui parle, ce tte idée
d o it sortir do sa propre force in térieure; to u t ce que le premier reçoit consiste
uniquem ent dans l ’ ex citation harm onique qu i le m et dans tel ou tel état
d'esp rit. > E t, bea ucou p m oins obscurém en t : < Les paroles, m êm e les plus
con crètes et les plus claires, son t loin d'éveille r les Idées, les ém otion s, les
souvenirs que présum e celui qui les prononce. » Ueber die Verschiedenheil
des menschlichen Sprachbaues, 2* éd., 1880. Cité suivant trad uction de E . R o u -
bakine, Psychologie üibliologique, t. II, pp . 26-27.
L exiq u e et traduction 167
ces difficultés : c ’est le prem ier pas de la bonne m éth ode
cartésienne p ou r essayer de les résoudre séparém ent. Mais
une théorie de la traduction devra finalem ent répondre
aux questions suivantes : fau t-il traduire, e t com m en t,
les connotations totalem en t différentes qui s’attachent
au term e éléphant p ou r un Russe ou pou r un H in dou ?
F au t-il traduire, e t com m ent, les con n otation s littéraires
e t poétiques, qui, selon S a p ir1, attachent indissolublem ent
p ou r les locuteurs anglo-saxons le m o t tempest au souvenir
de Shakespeare? On pourrait m ultiplier les exem ples.
L ’analyse des con n otation s com m e n otion relevant de la
pragm atique est, sur ce poin t, capitale. Elle m ontre
pou rqu oi, scientifiquem ent, cette « atm osphère affective »
qui en veloppe les m ots résiste à la traduction. C’est parce
qu'elle est un rapport entre chaque signe e t chaque locu ­
teur individu ellem ent, rapp ort instable au regard de
chaque locuteur, et divers au regard de locuteurs différents ;
parce que, selon le m ot de B loom field, « en fait, jam ais
deu x situations ne son t sem blables1 23
*». Il en résulte que les
4
con n otation s du m êm e term e « varient rem arquablem ent,
d ’un individu à l ’autre, et [pou r le m êm e individu] d ’un
m om ent à l ’a u tre 8 ». (Même une con n otation qui devrait
être com m une, étan t donné sa base ph ysiologique —
puant comme un bouc — ne l ’est pas : telle vieille paysanne,
un peu sorcière, utilise journellem ent son b ou c com m e
m onture au retou r du pacage. Il est d on c difficile de croire
q u ’elle réagisse com m e un citadin à la puanteur du bou c,
e t que l ’expression ci-dessus ait pou r elle la m êm e con n o­
tation *.)
A u m om ent où la n otion de définition — fondée, il est
vrai, sur la logique (et sur la pédagogie em pirique des
dictionnaires) — apportait ses caractères distinctifs ou
traits pertinents de contenu com m e des sortes d ’unités
m inim a de signification qui sem blaient perm ettre enfin
la mesure — scientifique — de la surface sém antique d ’un
term e, les connotations viennent recreuser le fossé qui

1. Sapir, o u v i. cité, p. 43.


2. Bloom Qeld, ou vr. cité, p . 140.
3. Sapir, ou vr. cité, p. 43.
4. Spectacle v u par l ’auteur, en 1917, au ham eau de Basse-Coppette,
com m u ne de Campneuseville (Seine-M aritime).
168 L es problèm es théoriques de la traduction

sépare les langues, fossé déjà creusé profon dém en t par les
différences les plus matérielles entre civilisations, par
les différences les plus subtiles entre « visions du m on de ».
F aut-il traduire, et p eu t-on traduire, et com m en t? les
con n otation s du m o t train, c ’est-à-dire m esurer la surface
sém antique de ce term e dans un con tex te donné, lorsque
les con n otation s rendent floues les limites m êm es à partir
desquelles m esurer cette surface sém antique : s’il est vrai
que le m o t train, qu an d un locu teu r l ’em ploie, réfère (au
sens logique du term e) trois auditeurs différents à la réalité
non linguistique : suite de wagons tirés par une locomotive,
mais de plus, pou r l ’un, à l ’atm osphère joyeu se d ’un départ
en vacances, p ou r l ’autre au sou venir ou à l ’appréhension
d ’une catastrophe, pou r le troisièm e, à la m on oton ie d ’une
navette quotidienne entre l ’usine e t la m a is o n l ? Quand
on d it que la tradu ction est im possible, neuf fois sur d ix ,
on pense à ces con n otation s qui m etten t en cause non
seulem ent la possibilité de transfert de civilisation à
civilisation, de « vision du m on de » à « vision du m onde »,
de langue à langue, m ais,finalem ent, d ’individu à individu
m êm e à l ’intérieur d ’une civilisation, d ’une « vision du
m on de », d ’une langue qui leur son t com m unes. E n fin de
com p te, la n otion de con n otation pose à la théorie de la
tradu ction le problèm e, soit de la possibilité, soit des
limites de la com m u n ication interpersonnelle intersub­
jective.
CHAPITRE XI

Traduction, langage
et com m unication interpersonnelle

i P endant des siècles, depuis C icéron ju sq u ’ à L econte


de Lisle, en passant par saint Jérôm e, Étienne Dolet,
Joach im du B ellay, les difficultés de la tradu ction se sont
trouvées décrites com m e des difficultés surtout de stylis­
tiqu e et de poétiqu e (opp osition de la circon locu tion tra­
duite à l ’énergie du m o t propre origin al; de la lourdeur
de la con struction traduite à la rapidité de l’original; de
la platitu de traduite à l’éclat de l ’im age originale; de la
cacoph on ie traduite à la musicalité de l ’original, etc...).
Mais que ce soit Cicéron, Jérôm e ou du B ellay, tous ceux
qui traitent des difficultés de la traduction son t persuadés
q u ’ils saisissent le sens à traduire, persuadés q u ’ils peuvent
exprimer ce sens d ’un texte, com m e on exprim e le ju s d ’une
orange, m êm e si c ’est une opération malaisée, m êm e si le
résultat n ’est pas littérairem ent com parable à l ’original.
U n postu lat sous-tend tous les raisonnements des Anciens
sur la tradu ction : le postulat q u ’on peut tou jou rs et tout
com m uniquer to u t de suite, le postu lat de l ’unité de
l ’expérience hum aine, de l’identité de l ’esprit humain, de
l ’universalité des form es de la connaissance.
L a linguistique récente a m ontré que ces difficultés
étaient plus grandes q u ’on ne l ’avait cru, et q u ’elles tenaient
à la nature des choses linguistiques. Elle a m êm e ajouté de
nouvelles difficultés, celles qui tiennent à la différence des
vision s du m on de, et des civilisations. Mais en m aintenant
que les hom m es com m uniquent par les langues, en étudiant
plus détaillém ent com m en t les hom m es com m uniquent par
les langues, la linguistique récente aide autant la traduction
q u ’elle la paralyse. Signalant les obstacles, elle empêche de
170 L es problèm es théoriques de la traduction

les ignorer. D écriv an t ces obstacles, elle indique en m êm e


tem ps dans quelle mesure et com m en t les vaincre. Ensei­
gnan t des analyses plus fines des faits de langue, elle en­
seigne au traducteur à calculer plus finement sa fidélité
relative, à mesurer consciem m ent sa marge d ’infidélité,
d ’intraduisibilité même.
Il reste à v oir l ’ob jection fondam entale que fait à la
tradu ction tou t un cou rant do pensée m oderne, peu
représenté chez les linguistes, et p ou r cause; m oins rare
chez les psychologues, plus com m u n chez les philosophes,
e t de plus en plus fréqu en t chez les littérateurs. Courant
de pensée qui se définit par le postu lat que la com m u n i­
cation chez les hom m es est im possible, qu ’on ne peut rien
com m uniquer, jam ais. L a tradu ction dev ient im possible
parce qu e le langage lui-m êm e n'assure pas la com m uni­
cation des hom m es entre eux, m êm e la com m unica tion
unilingue.

il É tu dier les origines, l ’histoire, et les com posantes


m odernes de ce courant de pensée n ’est pas la tâche q u ’on
s ’est proposée ici. Il suffira de rappeler quelques énoncés
ty piqu es de cet état d ’esprit, qui soient en m êm e tem ps
descriptifs, et signés de nom s représentatifs, afin de le
soum ettre au ju gem en t de la linguistique con tem poraine.
L a solipsisme linguistique est déjà sensible chez H u m -
b o lt : « U n échange de paroles et de concep tions, dit-il,
ainsi q u ’on l ’a déjà v u , n ’est pas une transmission d ’une
idée donnée p ar une personne à une autre : chez celui
qui assimile com m e chez celui qui parle, cette idée doit
sortir de sa propre force intérieure : to u t ce que le prem ier
reçoit consiste uniquem ent dans l ’excitation harm onique
qu i le m et dans tel ou tel état d ’esprit. » Les paroles,
ajou te H u m boltd , « m êm e les plus concrètes et les plus
claires, son t loin d ’éveiller les idées, les ém otions, les
souvenirs que présume celui qui les p ro n o n c e 1 ». Ici, le
solipsisme linguistique est encore tem péré par le réalisme
d ’une pensée d ’ép oque fon cièrem ent positiviste : en parlant
d 'excitation harmonique, p rovoqu ée par un m êm e énoncé

I. H um bold t, Uebcr die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues,


2® éd., 1880, trad. N. R ou bakine, Psychologie bibliologique, p. 26.
L exiqu e et traduction 171
chez le locu teu r et chez l’auditeur, H u m b old t est encore
sur le plan de l ’universalité de l ’expérien ce hum aine. Mais
on a qu itté ce plan lorsqu ’un poète com m e R ilk e affirme
que « presque to u t ce qui nous arrive est inexprim able »,
e t qu e « au fon d , et précisém ent p ou r l ’essentiel, nous
som m es in diciblem ent se u ls1 ». U n disciple de H u m bold t,
au d éb u t de n otre siècle, a form ulé la th éorie absolue de
cette situation, c ’est N icolas R ou bak ine. Il affirme « qu ’ un
livre n ’est pas autre chose que la p rojection extérieure
de la m entalité du lecteu r » (« un livre dit-il aussi, c ’est
ce q u ’on pense de lui » [...]. « Personne ne sait rien des
liv res que les im pressions et opinions q u ’il en a. ») Ou
en core : « Il est indispensable de se défaire de cette idée
trop répandue qu e ch aque livre possède un con ten u qui
lui est prop re, et que ce con tenu peu t être transm is, lors
de la lecture, à n ’im porte quel lecteur*. » Peut-être personne
au m on de n ’a-t-il jam ais réellem ent com pris les fables
de L a F o n ta in e 1
3? E n France, l’œ uvre entière d ’un des
2
critiques littéraires le6 plus doués d ’a u jou rd ’hui, sinon l’un
des plus connus, — Maurice B lan ch ot — s ’appuie sur
l ’analyse éternellem ent reprise de ce paradoxe irritant
p ou r la littérature, qu e « tou te com m u n ication directe [au
m oy en du langage] est im possible 4 ».

n i Que peu t répondre la linguistique contem poraine


à ce parad oxe?
D ’abord, q u ’il est stim ulant au départ, par les problèm es
q u ’il pose, les insatisfactions q u ’il crée, les anom alies q u ’il
exp loite, m êm e s’il les grossit. Il aura été salutaire de
perdre la naïve prétention des langages d ’autrefois, qui
croyaien t q u ’on peut dire to u t ce q u ’on v eu t dire; et que
to u t ce q u ’on a bien con çu se transm et clairement.
Mais, en m êm e tem ps, la linguistique est en droit de
faire observer que les tenants du postu lat de la n on -
com m u n ication corrigent l ’excès du postu lat de la com m u ­
n ication par un excès inverse. Ils érigent, eu x aussi, leurs
intuitions sur le langage, et leur expérience em pirique du

1. RUke, Lettres à un jeune poète, p. 26.


2. R ou bakine, Psychologie bibliologique, pp. 62, 12, 86.
3. Cateseon, J ., Dans ta mitée, p . 137, dans Le monde nouveau (1956).
4. B lanch ot, Faux-pas, Paris, N. R . F., 1943, pp. 21 et 30.
172 L es problèm es théoriques de la traduction

langage, en dogm e n on scientifique. Sans com pter H um -


b o ld t lui-m êm e, il y a longtem ps que la linguistique a
com b a ttu les vieilles vues sim plistes qui postulent la
com m u n ication totale. L e langage, avertissait déjà Bréal,
« ce n ’est poin t — il s’en faut — un m iroir où se reflète la
réalité : c ’est une transposition de la réalité au m oyen de
signes particuliers, d on t la plu part ne correspondent à rien
de r é e l1 #. E t aussi : « L e langage n ’est pas et n ’a jam ais
pu être la n otation com plète de ce qui se passe dans notre
pensée*. »

iv Mais la linguistique con tem poraine perm et, de


plus, d ’analyser les raisons qui fon den t le paradoxe de
la non -com m u n ication , et de m arquer par où, à quel endroit,
e t à quel m om en t, les analyses sur la n on -com m u n ication
deviennent des paralogismes.
N é com m e une intu ition sur le langage, grossi ph ilo­
sophiquem en t par systèm e, le solipsisme linguistique ne
s’est jam ais soum is à la vérification de l ’analyse linguis­
tiqu e, e t n ’a jam ais suivi les progrès de cette analyse.
O r celle-ci, depuis b ien tôt un dem i-siècle, a renouvelé
com plètem en t la description du langage com m e outil de
com m u n ication .
T o u t d ’abord, la linguistique contem poraine a vérita­
blem ent d écou vert et distingué, c ’est-à-dire délim ité de
m anière enfin scientifique, et défini, les fon ctions multiples
du langage restées ju sq u ’alors dans une indivision qui fu t
la source de beaucoup de confusions *. Certes, on est encore
loin d ’un accord absolu sur une form ulation classique
des fon ction s distinctes exercées par le langage 1 4,
3
2 mais

1. Bréal, Sémantique, p. 329.


2. Id., ibid., p. 335.
3. V o ir M artinet, Eléments, pp. 12-14.
4. P ar exem ple, J. K urylo w icz a posé que, dans le langage, < la fo n clio n
de représentation ou fon ctio n sym boliqu e (Darsleltungs/unklion de Bühler)
éta it ia seule qu i m éritât l ’attention (...] tandis que les fonction s expressive
e t appeliative, dans la mesure où elles on t un caractère spontané e t non
con ventionn el, [...] relèven t d ’ une théorie des activités humaines plus que
d'u n e théorie des signes < ( Linguistique et théorie du signe, p. 180) dans le
Journal de Psychologie (2-1949). P ar exem ple aussi la corrélation du classe­
m ent de Morris a vec celui d e M artinet dem anderait une longue analyse
critiq ue de la term inologie du premier. Par exem ple, enfin, les sept ou
huit fonctio ns [sorts of work] que I. A . R ich ards découvre dans la com m u ni-
L exiq u e el traduction 173
une convergen ce visible dessine suffisam ment les grandes
lignes sur lesquelles se fait et se fera cet accord : une fon c­
tion com m u n icative de base, une fon ction d ’outil de la
pensée logique, une fon ction d ’extériorisation ou de m ani­
festation ou m êm e de com m unica tion des états affectifs,
une fon ction esthétique, avec une cou pure assez p rofon d e
entre les d eu x premières et les d eu x dernières fon ctions.

v A u lieu d ’op poser à la vieille con v iction com m une


(q u ’on peu t com m uniquer tous les messages et to u t dans
chaque message), une intu ition nouvelle (qu ’o n ne peut
rien com m uniquer d ’aucun m essage), la linguistique
contem poraine a d on c opposé l ’idée qu ’on com m unique
quelqu e ch ose; et cherché la nature et les degrés de ce
quelqu e chose. A u lieu de s’hypnotiser sur la part n on
com m uniquée ou n on com m unicable des messages, elle
a d on c entrepris l ’analyse de la part com m uniquée. C’est
cette analyse qui m ène à la séparation de fon ction s dis­
tinctes du langage. E t la séparation de ces fonctions dis­
tinctes, à son tour, aide à préciser l ’analyse de la part
com m uniquée des messages.
L ’acquisition fondam entale ici, dans cette analyse,
p ou r une théorie de la tradu ction , reste celle d on t B loom -
field est probablem ent, com m e nous l ’avons déjà v u ,
le prem ier form u lateu r : il n ’y a jam ais eu deu x situations
sem blables, disait-il, e t par con séqu ent les sens de deu x
messages liés à d eu x situations qui paraissent semblables,
ne le son t jam ais n on plus. Mais la com m unica tion reste
qu an d m êm e possible parce que ces situations e t les m es­
sages afférents con tien nent, du p oin t d e vu e de la com ­
m unication, d eu x sortes d ’élém ents : des faits m acros­
copiques [large-scale processes] « qui son t largem ent les
mêm es chez différents locuteurs », et des traits « obscurs,
hautem en t variables et m icroscop iques [...] très différents
de l ’un à l ’autre locuteur, mais qui n ’on t pas d ’im por­
tan ce sociale im m éd ia te1 ». B loom field pose don c q u ’il
y a dans deu x situations « sem blables » et les deux énoncés

ca tion linguistique (indicaling, characlerizing, realizing, vatuing, inftuencing,


conlrolling, purposing, e t m êm e venting) dem anderaient une analyse ana­
logu e (v. Towards a theory of translation, pp . 253 et 261-262 note 7).
1 Bloom U eld, Language, pp . 142-143.
174 L es problèm es théoriques de la traduction

qui leur corresponden t — par exem ple la n otion de pomme


chez un locuteur et son auditeur, qui n ’o n t peut-être
jam ais v u ensemble la m êm e pom m e — des traits cpm m u-
nicationnellem ent non-distinctifs de la situ ation (taille,
form e, cou leur de la p om m e, etc...) et des traits com m u -
nicationnellem ent d istin ctifs*, ou sém antiques. Il atteint
ainsi la prem ière définition scientifique, réaliste, d ’un fait
déjà bien form ulé grosso modo par Meillet par exem ple,
disant que le sens d ’un m o t ne se laisse définir que par
une m oyen n e entre ses em plois lin g u istiqu es1 2 par les
individu s et les groupes d ’ une m êm e société; ou par
B ally, disant que « notre langage étan t un fait social,
ne peut exprim er des m ouvem ents de l ’être individuel
que la face accessible à la connaissance des autres in di­
vidus 3 ». L ’intérêt de la form ulation de B loom field est
q u ’elle perm ettait de prolonger l’analyse, à partir de la
n otion de traits sémantiquement pertinents parce q u ’ils
étaient socialem ent com m uns au locuteur et à l ’auditeur.
E t B orgstrôm a donné par exem ple ce prolongem ent
d ’une façon très claire : Les locuteurs « on t certaines expé­
riences et ils essaient de les com m uniquer à d ’autres indi­
vidus. E n le faisant, ils postu lent que d ’autres individus
peuvent avoir des expériences sem blables. Mais les expé­
riences ne sont pas autom atiquem en t com m unes à plu­
sieurs individu s : dans beaucoup de cas, je suis sûr que
je ne sais rien des expériences d ’un autre h om m e, et q u ’il
ne sait rien des miennes. Qu elquefois, cependan t, je suis
égalem ent sûr que cet autre hom m e et m oi avon s des
expériences sem blables, par exem ple : qu an d il écrase
une guêpe ou m ange une pom m e, alors que j ’aurais fait
la m êm e chose s’il ne l ’avait faite avan t m oi. L e postulat
que plusieurs individus on t des expériences sem blables
n ’a de sens que s’il y a un m oyen de mesure, accessible à
to u t le m on de, grâce auquel nous pou von s nous m ettre
d ’accord sur les expériences des uns et des autres. N otre
m ilieu physiqu e, à l ’influence duquel nous ne p ou v on s
échapper, est supposé nous don ner ce m oyen de m esure;
nous disons que nos expériences son t les mêmes si elles

1. B lo om field , Language, p. 141.


2 . Meillet, Linguistique historique et linguistique générale, t. I, p . 2 5 6 .
3. Bally, Stylistique, p. 6.
L exiq u e el traduction 175
décou len t du m êm e phénom ène physique. P ar conséquent,
nous distinguons entre phénom ènes pu bliqu em en t obser­
vables, et phénom ènes privés observables par le sujet qui
en est le siège et lui seul : ces derniers ne peuvent être
perçus que par l ’individu dans l ’organism e duqu el ils
se produisent. Les expériences son t des phénom ènes pri­
v é s ; nous ne pou von s pas com parer directem ent les ex p é­
riences de d eu x in dividu s; toutes les fois que je considère
que telle de mes expériences est sem blable à celle d ’un
autre hom m e, ou différente de celle-ci, m on ju gem en t est
fon dé sur d ’autres phénom ènes, des phénom ènes publique­
m ent observables, par exem ple la con du ite m anifeste de
cet autre h o m m e 1 ».
« N ous pensons habituellem ent, poursuit B orgstrom ,
que nous pou von s com m uniquer des expériences par le
m oyen d ’énoncés linguistiques, mais il est évid en t que les
expériences ainsi com m u niquées ne son t pas les ex p é­
riences des sons, ou des caractères écrits, qui son t les
phénom ènes pu bliquem ent observables des énoncés. P ar
con séqu ent, les individus qui com m uniquent par le m oyen
d ’énoncés [linguistiques] doiven t se m ettre d ’accord sur
les catégories d ’expériences (phénom ènes privés) qui
doiv en t être com m uniquées par les diverses catégories
d ’énoncés. Si l ’on ad m et ce qui a été d it plus haut, il
sem ble que la seule manière de se m ettre d ’accord sur des
significations, ce soit de se référer à des phénom ènes pu bli­
qu em en t observables.
Il est certainem ent beau cou p de m ots, soit d ’usage
quotidien , soit techniques, sur la signification desquels
nous pou von s nous m ettre d ’accord assez facilem ent par
l ’em ploi, com m e illustrations, de phénom ènes pu bliqu e­
m en t observables — par exem ple, pomme, dent, etc...,
mais il y a aussi de nom breu x m ots, m ettons : peine,
nation, beau, phonème, mol, expérience, d on t apparem m ent
nous connaissons la signification — sur laquelle nous
som m es d ’accord — mais qui ne peuvent pas être aussi
aisém ent illustrés par référence à des phénomènes pu bli­
quem ent observables. Cependant, si nous pou von s réelle­

1. BorgstrOm, A problem of melhod, pp. 191-192. Buyssen9 a exprim é


ce tte Idée en disant que > la com m unica tion est [...] basée principalem ent sur
lo désignant ». (Structuralisme et arbitraire, p. 408).
176 L e s problèm es théoriques de la traduction

m en t nous accorder sur de telles significations, il est rai­


sonnable de penser qu ’elles sont, elles aussi, fondées en
dernier recours sur des phénom ènes publiquem ent; obser­
v a b les; c ’est, to u t au m oins, une hypoth èse qu i m érite
con sid ération 1. »
Les analyses les plus récentes et les plus approfondies
de l ’acte de com m u n ication en général, par exem ple
celle de Colin Cherry, restent dans cette ligne tracée par
B loom field. Considérant que le m êm e signal phonique,
p ar exem ple, le m o t man, est utilisé pou r des designala
différents [des individus jam ais les m êm es], dans des
con textes très différents, par des locuteurs différents,
Colin Cherry définit l ’établissem ent de la com m unica tion,
par le m oy en de ce signal phon ique, grâce à l ’existence,
sous tou s ces changem ents, d ’une « certaine invariance * ».
A travers la totalité de ce qui est perçu dans des situations
données, dit-il aussi, < certains invariants su bsisten t1 3
25
4 ».
P ar exem ple, malgré l ’infinité de leurs variétés in divi­
duelles, « les v o ix de tous les locuteurs anglais form en t
une classe ayan t certaines propriétés acoustiques en
com m u n [...]. Des écritures, bien que toutes différentes,
o n t des propriétés de form e en com m u n . Ces ultimes
résidus fon dam en ta ux, ou invariants, que l ’on suppose
exister, on t été appelés élém ents porteurs d ’in form ation * ».
T ou te analyse des faits de com m u n ication se fon de sur
ce fait : « Puisque des structures [patterns] visuelles, audi­
tives e t autres son t reconnaissables à travers une grande
quantité de transform ations, de distorsions, de présen­
tation s, c ’est q u ’elles m aintiennent nécessairem ent des
propriétés com m unes (des invariants) sous tous ces chan­
gements®. »

vi De ces exposés — qui donnen t les résultats de


l ’analyse linguistique con tem poraine — on peut déduire

1. BorgstrOm, Ouvr. cit., pp. 191-192.


2. Cherry, C., On human communication, p. 269.
3. Id., Ibid., p. 259.
4 . Id., Ibid., p. 259.
5. Id., Ibid., p. 289. Colin Cherry, après a voir exposé cette co n cep tio n
de l ’a cte de com m u nication, la critique ou p lu tôt la nuance. 11 (ait remar­
quer que le processus d 'id en tifica tio n des invariants, c ’ est-à-dire la recon-
L exiq u e el traduction 177
plusieurs conclusions concernan t le problèm e de la com ­
m u n ication interpersonnelle, ou in ter-su bjective :
1° L a com m unica tion est possible, et la preuve expé­
rim entale en est fournie par la possibilité de provoqu er
une situation déterm inée par l ’em ploi d ’ un énoncé lin­
guistique déterm iné : la preuve que les hom m es com m u ­
n iquent par le langage, d it B loom field, c ’est q u ’ un locu ­
teur peut en v oyer son auditeur à une adresse où celui-ci
n ’est jam ais a llé 1. Les analyses de B orgstrôm et de
Colin Cherry ne fon t que développer et codifier la procé­
dure indiquée par B loom field. Cette procéd ure perm et de
définir le con tenu d ’une signification par rapport à des
vérification s pratiques et sociales : par des traits com m u -
nicationnellem en t pertinents, c ’est-à-dire en référence
à des phénom ènes pu bliquem ent confron tables par le
locu teu r et son auditeur; c ’est-à-dire par des traits inva­
riants, com m uns à tou s les em plois d ’un signe, toujours
présents dans le signe, quels que soient le locuteur, le
con tex te, e t le signifié particulier d ’un énoncé. Cette
procédure d ’analyse perm et aussi, com m e nous l ’avons
d éjà v u , d ’ex pliq uer p ou rqu oi les deu x significations
attachées à une situation, bien que su bjectiv em en t diffé­
rentes qu an d nous som m es le locuteur e t quand nous
som m es auditeur [nous ne parlons presque jam ais de la
m êm e pomme qu e notre interlocuteur], fon ctionn en t
com m e une seule et m êm e signification : nous savons, en
ta n t q u ’auditeur, que n otre interlocuteu r (qu an d nous
som m es le locuteur), ne saisit de notre énoncé que les
traits sém antiquem ent pertinents de la situation, les
traits socialem ent nécessaires.
2 ° Cette analyse est la seule à p ou v oir rendre com pte,
ainsi que nous l ’avon s vu égalem ent, de l ’acquisition du
langage par l ’enfant. C ’est par référence à la situation
dans laquelle a lieu l ’énoncé, par approxim ations succes­
sives des traits com m unicationnellem en t pertinents de
cette situation, par élim ination aussi de ses traits n on -
pertinents socialem en t, que l ’enfant acqu iert progressi-

naissance des signes com m e signes, • n e reste pas stationnaire A mesure


que la com m u nicatio n se poursuit » (p. 259). Mais cette nuance n'en tam e pas
la va lid ité de la con cep tio n d'ensem ble q u ’il expose.
1. Bloom Q eld, Language, p. 27.
178 L es problèm es théoriques de la traduction

vem en t la signification du signe. Il fait l ’apprentissage


du langage en m êm e tem ps que l ’apprentissage de la
com m u n ica tion ; de m êm e, il fait l ’apprentissage du lan­
gage en général en m êm e tem ps que l ’apprentissage d ’une
langue particulière.
3 ° Cette analyse est la seule à p ou v oir rendre com pte
d ’un argum ent sou ven t donné, de m anière intuitive, au
m oins depuis S ch leich er1 : on peu t traduire, parce q u ’on
peut apprendre une langue étrangère, et l’on peu t apprendre
une langue étrangère parce que (ou : puisque) on a pu
apprendre une langue prem ière *. L e logicien W . V . Quine
a donné la théorie de cette procéd ure de l’apprentissage
d ’ une langue totalem en t étrangère, par référence aux
situations dans lesquelles elle est parlée par les locuteurs
d on t elle est la langue. Il appelle cette procéd ure : la
traduction radicale ®. (Il est m êm e dom m age que cette
théorie n ’ait jam ais été soum ise à l ’expérim entation,
qu 'u n linguiste, volon tairem en t, n ’ait jam ais observé
sa procédure d ’acqu isition d ’une langue totalem en t incon­
nue, au con ta ct de locuteurs naturels.)
4 ° Cette analyse de plus en plus fine de l ’acte de com ­
m unication, finalement, con d u it la linguistique con tem ­
poraine à la n otion q u ’il y a différents niveaux de réali­
sation de l ’acte de com m u n ication (par conséquent aussi,
des niveaux de traduction). L e solipsisme linguistique
parle tou jou rs de la com m u n ication com m e d ’un phéno­
m ène justiciable de la loi du to u t ou rien. L a linguistique
contem poraine, au contraire, en séparant des fon ctions
distinctes dans le langage, m ène à cette thèse que la com ­
m unication est un phénom ène d on t le succès peut être
app roxim atif, ou relatif, avoir des degrés. Quand je dis,
citan t Mallarmé : « L a chair est triste, hélas! et j ’ai lu
tou s les livres », m on auditeur peut saisir cet énoncé :
a) S oit au niveau de la fon ction de com m u n ication 3 2
1

1. Cité par Je9persen, Language, p. 74.


2. Cf. M. Cohen : « Tous les hom m es peu ven t se transplanter dans une
société quelcon que. Une m arque en est la possibilité d'appren dre un langage
étranger, de le com pren dre parfaitem ent, et de s’ en servir pou r exprim er
sa pensée. Ce sim ple fait, d ’ expérience cou rante, m ontre que l ’ individu
n ’ est pas prisonnier d e sa langue m aternelle » (Faits linguistiques et /ails
de pensée, p. 3S6).
3. Quine, Meaning and translation, p. 148.
L exiqu e et traduction 179
sociale m inim um . (L ’auditeur, un enfant doué du cours
m oyen deuxièm e année, com prend le vocabula ire et la
syntaxe de la phrase. Il se dem ande presque sûrem ent
p ou rqu oi l’on peut dire que la chair est triste; et si quel­
q u ’un peut vraim en t dire q u ’il a lu to u s les liv res);
b) Soit au niveau, to u t proch e du prem ier, de la fon c­
tion d ’ élaboration de la pensée. (L ’auditeur, un élève
m oyen de la classe de troisièm e, com prend que ta chair
est triste est un ju gem en t du poète sur la vie et les plaisirs
de la chair, opposée à l ’esp rit; il com prend aussi que j ’ai
lu tous les livres est une expression h yperboliqu e).
c) Soit au niveau de la fon ction d ’expression des valeurs
affectives. L ’auditeur, un élève doué de secon de ou de
première, sait quelque chose de la vie de Mallarmé, de
ses idées, n ota m m en t sa quasi-déification du L ivre. Il
con n aît aussi les con n otation s culturelles en français,
bibliques, religieuses, philosophiques, morales, du m ot
chair. Il saisit, ainsi, la valeur du second hém istiche, et
com pren d la plénitude du désespoir d ’un poète qui dit,
en som m e : la chair est triste, et l’esprit aussi.
d) S oit au niveau de la fon ction esthétique du langage.
Le m êm e élève dou é saisit peut-être, plus ou m oins analyti­
quem ent, la solidité du vers, son équilibre dans l’antithèse,
ses valeurs phoniques, la pesanteur q u ’on peut donner à
sa diction , malgré les liquides, grâce aux seules occlusives
sourdes bien placées [tristes, tous] — peut-être aussi grâce
au fait que le vers est constitué de dix m onosyllabes sur
onze m ots.
N aturellem ent, ces niveaux, séparés par l ’analyse, peu­
v en t eux-m êm es s’entremêler, avec des valeurs très diverses,
chez le m êm e locu teu r : l’enfant du cours m oyen peut
saisir partiellem ent la tonalité du vers grâce à la « d én o­
tation affective » des termes hélas et triste; il peut être
in tu itivem ent sensible au x valeurs de ryth m e e t d ’articu­
lation, qui p eu ven t lui faire sentir à son insu le poids du
désespoir q u ’il y a dans le vers. Chaque fon ction du langage,
dans le m êm e énoncé, peu t établir la com m unica tion à
des n iveau x qui dép endent à la fois de l’énoncé lui-m êm e, et
de l ’expérience de chaque auditeur. Il reste que les lin­
guistes son t d ’accord sur l ’existence de ces n iveau x dans
la com m u n ica tion ; d ’accord aussi, com m e nous l ’avons
180 L es problèm es théoriques de la traduction

vu , depuis B lo o m fie ld 1 ju squ ’à Jak obson *, sur les possi­


bilités de com m unica tion pratiquem ent universelle con cer­
n an t les n iveau x qui se réfèrent à des phénomènes pu bli­
qu em en t o b serv a b les1
2
3
*8.

v ii L a plupart des tenants con tem porains du solipsisme


linguistique afHrment, cependan t, q u ’ils souscrivent à
to u t ce qui v ien t d ’être dit sur la com m unica tion. Comme
ce solipsisme est une thèse née sur le terrain littéraire
e t ph ilosoph ique, il ignore totalem en t les trav au x de lin­
guistique qui, depuis H u m bold t ju sq u ’à B loom field et
W h orf, auraient app u yé des enquêtes objectiv es sur les
difficultés, les obstacles, les im possibilités partielles, les
lim ites de la com m unica tion : par exem ple, ce solipsisme
linguistique ignore to u t des thèses sur l’hétérogénéité
des visions du m onde selon les langues, sur la n on -coïn ­
ciden ce des expériences que les hom m es o n t du m on de
extérieur, su ivant leurs civilisations diverses. II ignore
m êm e les trav au x des linguistes sur la stylistique, com m e
ceu x de B ally, qui p ou vaien t fon der des analyses sur la
difficulté de com m uniquer les valeurs affectives de l ’ex p é­
rience individuelle.
Ce solipsism e (q u ’on nom m e d on c linguistique unique­
m en t parce q u ’il affirme l ’im possibilité de com m uniquer
par le m oyen du langage) est fon d é sur une expérience
in tu itive sou ven t raffinée des valeurs affectives, ém otion­
nelles, esthétiques du langage; e t sur l’expérience intui­

1. « Q uant à la dénotation, [c ’ est-à-dire la référence à un phénom ène


pu bliq uem en t ob servable], quoi que ce soit qu i puisse être d it dans une
langue peu t sans aucun dou te être d it dans n 'im p orte quelle autre langue »
(Language, p p . 277-78).
2. • T ou te expérience cogn itive, e t sa classiQcation, son t référableB en
n 'im p orte quelle langue existante > (Linguislic aspects, p . 234).
3. ShirO H attori dans The analysis o{ meaning, une fois de plus revient
sur les différences d e visio n du m onde e t de découpage de l'expérience,
selon les langues, et con clu t : « Il est tou t à fait évid ent que ni une trad uction
a v e c un m o t étranger syn onym e, ni un dessin, ne son t suffisants pou r la
description d u sém èm e d ’ un m o t. Même si nous vo y o n s les choses que le
m o t d én ote, nous ne connaissons pas les traits de ces choses auxquelles les
indigènes o n t l ’ habitude d 'a cco rd cr leur attention >, p. 210. O bservation
très ju ste, m ais le fait m êm e q u ’ il ait pu distinguer les • sémèmes > de m ots
ja p on ais e t m ongols dén ota n t les mêm es phénom ènes publiq uem ent obser­
vables (œil, puits, table, etc.), p rou ve q u ’ o n p eu t accéder à ces sémèmes,
q u ’ on p eu t com m uniquer.
L ex iq u e et traduction 181
tive ju ste des difficultés que présente la pleine com m uni­
cation de ces valeurs. Cela m ène les solipsistes du langage
à séparer par un fossé q u ’ils veulent infranchissable, d ’une
part, la fon ction com m u n icative pratique et la fon ction
intellectuelle ou logico-rationnelle du langage, et, d ’autre
part, sa fon ction expressive et sa fon ction esthétique.
Si l’on prend les énoncés de Maurice B lanchot, le plus
subtil et le plus cohérent, le plus intellectuellem ent probe
et le plus p rofon d de ces analystes du solipsisme linguistique
actuel, on trou ve p artou t cette opp osition entre la connais­
sance discursive ou logique, et la connaissance non-dis­
cursive, alogiqu e, su p ra-in tellectu elle1; par cette dernière,
il enten d ce que les linguistes appellent les valeurs con n o-
tatives ém otionnelles, affectives du langage — y com pris
qu an d ces valeurs affectives son t de nature religieuse,
m ystique, m étaphysique. C’est l ’aboutissem ent de la
vieille dich otom ie entre prose et poésie, systém atisée par
Paul V aléry, que Maurice B lan ch ot app rou ve : à la prose
ainsi définie rev ient d ’énoncer « les données de la connais­
sance discursive » ; à la poésie « les créations de l’être
intim e et les puissances de l ’ém otion 1 23
5». Le langage, dans
4
sa fon ction com m u n icative pratique et sa fon ction intel­
lectuelle n ’est q u ’un outil qu elcon qu e; la vraie difficulté
de la com m u n ication , c ’est la transmission des valeurs
affectives, et « la poésie est l’essai de représenter ou de
restituer par les m oyens du langage articulé ces choses
ou cette chose que ten ten t obscurém ent d ’exprim er les
cris, les larmes, les caresses, les baisers, les soupirs * ».
Sur cette lancée, B lan ch ot pose « q u ’il n ’y a pas d ’art
possible sans une révélation non-rationnelle * », et que
« l’ une des prétention s de la littérature est de suspendre
les propriétés logiqu es du langage, ou , du m oins, d ’y
ajou ter des propriétés alogiques 6 ».
S’ils ne disaient rien de plus, les solipsistes du langage
ne seraient pas des solipsistes : ils attireraient seulement

1. B lanch ot, Faux-Pas, n otam m ent, p p . 13, 60, et 61 et pp. 57, 114 et
141.
2. V aléry , Variété I I , Paris, N R F, p . 166.
3. Id., Morceaux choisis, Paris, N R F, p . 168.
4. B la n ch ot, Faux-Pas, p. 57.
5. Id., Ibid., p . 1 1 4 .
182 L es problèm es théoriques de la traduction

l’attention , de manière inlassable, à ju ste titre (et c ’cBt le


grand m érite d ’un B lan ch ot) sur les difficultés de la com ­
m unication , sur les zones d ’om bre du langage, sur ses
franges d ’incertitude. L a paralogism e apparaît lorsqu ’ils
valorisen t à l’absolu la fon ction expressive e t la fon ction
esthétique du langage, et dévalorisen t ju sq u ’à les nier sa
fon ction com m u n icative pratique et sa fon ction logique.
Ils décrèten t que les deu x fon ction s q u ’ils considèrent
son t (ou seraient) la seule vraie com m u n ication , les deu x
premières n ’étant « q u ’ une transm ission banale, celle
q u ’exprim e le term e de com p réh en sion 1 ». Cette suresti­
m ation , R ilk e la form ule ên poète lorsqu ’il d it que c ’est
pour l'essentiel qu e l ’hom m e est in diciblem ent seu l; et
B lanchot, malgré ses concessions concernant la com m u n i­
cabilité de la connaissance discursive, va ju s q u ’au bou t
de cette position : la tentative de com m u n ication véri­
table entre les hom m es, celle des valeurs alogiques, échoue.
L a littérature e t la poésie ne parviennent pas à leur b u t
avoué. Elles perm ettent to u t au plus de faire entrev oir
indirectem ent, par cette tentative avortée elle-m êm e, que
chaque hom m e est enferm é dans une solitude et dans un
silence infranchissables.
On v o it m ieu x com m en t la dém onstration du solipsisme
linguistique est fondée, en prem ier lieu, sur une m an ipu­
lation n on explicite de la définition de la com m unica tion.
E xprim ée dans la term inologie de B loom field, cette m ani­
pulation sè form ulerait de la sorte : on accepte bien, dans
un prem ier tem ps, qu e le langage véhicule des références
au x traits m acroscop iques des situations q u ’il exprim e,
largem ent les m êmes chez différents locuteurs pou r une
m êm e situation, traits qui, don c, on t une valeur sociale — et
de plus, des références à des traits obscurs, hautem ent
variables e t m icroscopiqu es, de cette m êm e situation,
peut-être inaccessibles d ’auditeur à locuteu r, mais sans
im portance sociale im m édiate. (Les term es, écrit B loom ­
field, qui se réfèrent à des états de l ’organism e du locu ­
teur, qui son t perceptibles pou r lui seulement, tels que
nauséeux, écœuré, triste, gai, joyeux, heureux, ne peuvent
être définis que si nous possédons une connaissance

1. Blanchot, Ouvr. cité, p. 113.


L exiq u e et traduction 183
détaillée de ce qui se p rod u it dans l’organism e d ’une per­
sonne v iv a n t e 1 »). Puis, dans un deuxièm e tem ps, l’on
pose une définition de la com m unica tion qui ex clu t les
premiers traits, qui la limite expressém ent au x seconds
traits : com m uniquer signifie exclusivem en t transmettre
ces m ouvem ents internes, m icroscopiques, variables de
locuteur à locuteur, ces traits qui ju stem en t ne son t acces­
sibles directem ent q u ’au locuteur lui-m êm e. Sur le plan
de la com m unication esthétique, par conséquent, c ’est
poser que com pren dre Mallarmé par exem ple, ce serait
connaître par le détail la chaîne ininterrom pue des cir­
constances et des états obscurs ou clairs qui l’on t con du it
à chacune de ses ém otions, de ses idées, de ses phrases et
de ses action s; com prendre Mallarmé signifierait donc
recom m encer consciem m ent Mallarmé, toute sa vie,
tou s ses rêves, toutes ses lectures et les impressions q u ’il
en tirait, tou t ce qui l ’a précédé sur la terre et l ’a déter­
miné. Définir la com m unica tion de la sorte, c ’est, en pro­
pres term es, exiger que je sois Mallarmé. L e solipsisme
linguistique définit un mirage de la com m unication, puis
prou ve que ce mirage est inaccessible.
Toutes les autres critiques q u ’on peu t faire au solipsisme
linguistique son t secondaires à côté de celles-ci. Mais il
faut signaler cependan t deu x autres de ses points faibles :
a) Même en ce qui concerne la com m unication des états
affectifs les plus profon dém en t subjectifs, individualisés,
rebelles à l ’expression — le solipsisme linguistique néglige
le fait q u ’il existe des marques spécifiques et perceptibles
extérieurem ent de beaucoup d ’états affectifs. De la sorte,
ils deviennent, en partie, des phénom ènes publiquem ent
observables : « L a signification du m ot douleur, écrit
B orgstrom , peu t être tirée, partie du com portem en t m ani­
feste de qu elqu ’ un qui souffre, et partie de coups ou de
blessures reçues, avec l’expérience privée [personnelle,
intim e] de douleur, qui en découle [pour le sujet] * ». L e
fait que la m ême personne, alternativem ent, se trouve en
position de locuteur et d ’auditeur, en ce qui concerne
l’expérience de ces états affectifs, perm et de socialiser 2 1

1. B loom fleld, Language, p. 280.


2. BorgstrOm, A problem of melhod, p . 192.
184 L es problèm es théoriques de la traduction

l’expression de plus en plus fine d ’au m oins tou s les traits


de ces états affectifs qui sont com m uns à la m ajorité des
locuteurs. E t le solipsisme linguistique, à cet égard, a
négligé tou s les traits com m uns d ’affectivité qui découlent,
pou r tou s les hom m es, de ce fait q u ’ils on t en com m un au
m oins une situation : celle d ’être hom m e, avec tous les
universaux que cette situation com porte, com m e nous le
reverrons bientôt.
b) E nfin, conséqu ence de ce q u 'o n vien t d ’exposer, la
puissance des bons et des grands écrivains qui on t traité
le thèm e si spécifiqu em en t su bjectif, individuel, intrans­
m issible, de la solitude des consciences — cette puissance
de suggestion m êm e prou ve la m atérialité de la com m u n i­
cation linguistique. Certes, cette com m u n ication n ’est
pas au tom atique, ni sans dou te totale, com m e l’a cru
longtem ps la con ception naïve du langage, mais elle existe.
P ou r tous les* lecteurs qui o n t une con cep tion som m aire,
mais claire, du systèm e de C opernic (ou de L aplace, ou
d ’ Einstein au jou rd ’hui) e t qui on t con tem plé le ciel
étoilé — c ’est-à-dire pou r tous les lecteurs qui se son t mis
au centre de la situation où s’était mis Pascal — les pages
des Pensées sur les deu x infinis tran sm ettent bien ce que
Pascal a v ou lu transm ettre en écrivan t : « L e silence
éternel des espaces infinis m ’effraie ». E t m êm e, si les
lecteurs p eu ven t se rem ettre n on seulem ent dans la situa­
tion m atérielle, intellectuelle, psych ologiq u e, philosophique
où était Pascal — mais égalem ent dans la situation histo­
rique — alors les lecteurs p eu ven t aussi saisir, au m oins
grosso modo, la différence entre ce que d it la phrase de
Pascal pou r Pascal, chrétien du xvn ® siècle, et pou r eux,
lecteurs agnostiques ou m êm e chrétiens du xx® siècle.
De m êm e, le fait que K ierkegaard, ou Maurice B lanchot,
puissent obséder des lecteurs (avec lesquels ils on t eu en
com m u n certaines situations psych ologiqu es, ou in tellec­
tuelles) par leurs descriptions m inutieuses de l’insatisfac­
tion ou de l ’échec dans la com m u n ication de telles ou
telles situations, prou ve q u ’on peu t com m uniquer. Que,
par conséquen t, on peu t traduire.
P eu t-être trou vera -t-on q u ’une telle discussion des thèses
p sych ologiq u es et m étaphysiques du solipsisme linguis­
tiqu e — essentiellem ent littéraire, au dem eurant, dans
L exiq u e el traduction 185
leur expression m êm e — était superflue sur le plan scien­
tifique, ou sur le plan linguistique. Elle a paru nécessaire,
en partie pou r com bler l ’hiatus inter-disciplines déjà
déploré, qui fait que ni la critique littéraire, ni l’histoire
littéraire, ni l’esthétique n ’on t vraim ent pris possession
des résultats de la linguistique récente. En outre, l’im por­
tance, claire ou dilTuse, de ces thèses dans le dom aine de la
culture littéraire française exigeait q u ’on leur fît une
place. Enfin, tou te la discussion qui précède, on l’aura v u ,
ne ten d pas à nier les apports du solipsisme linguistique.
On souligne la nou veau té, l ’im portance m êm e de cet
app ort, qui peu t enrichir la stylistique, en app rofon dir les
a n a ly ses-et les dém arches. Mais on essaie de m arquer
l ’em pirisme non-scientifiqu e de cette attitu de et d ’en
contester su rtout les énonciations portées à l’absolu.

vm Cette lourde hypoth èqu e levée, con tre la possi­


bilité de la tradu ction , il reste une ultim e ob jection , qui
m et en cause radicalem ent tou te possibilité de tradu ction :
car elle m et en cause l ’unité d ’esprit m êm e du bilingue
qui possède d eu x langues, et qui exprim e ou peu t exprim er
alternativem ent les mêm es choses, dans ces d eu x langues.
Cette ob jection a été bien form ulée par I. A . R ichards
qui, à la différence du cou ran t solipsiste français, con n aît
bien les tra v a u x de l’ethnologie américaine — et, de plus,
est un logicien, linguiste et sin ologue. « P ou von s-n ou s,
se dem ande-t-il, m aintenir d eu x systèm es de pensée,
correspondant à deu x langues exprim ant d eu x visions
du m on de aussi éloignées que la chinoise et l’anglaise, dans
n otre esprit, sans q u ’il se produise une con tam in ation
réciproque entre les deu x, con tam in ation qui par consé­
quent s’interpose [médiate] en quelqu e sorte entre ces
d eu x systèm es de pensée? E st-ce q u ’une telle m édiation
ne requ iert pas un troisièm e systèm e de pensée assez
général et com préh en sif pou r inclure les deu x premiers ? »
J u squ ’ici, R ich ards sem ble form uler la théorie logiqu e
e t psych ologiqu e d ’ une possibilité de traduire; mais il
a jou te : « E t com m en t ferons-nous pou r em pêcher ce
troisièm e systèm e d ’être seulem ent notre prop re façon
de traduire n otre pensée, notre systèm e de pensée fam i­
lier, bien établi, mais habillé d ’une term inologie tou te
186 L es problèm es théoriques de la traduction

n eu ve, ou de quelque autre travestissem ent * ? » C royan t


traduire, nous ne ferions q u ’adapter : la plus fidèle des
tradu ction s ressem blerait tou jou rs à ces tragédies de Cor»
neille ou de R acin e où les Grecs e t les R om ain s ne son t
jam ais des Grecs e t des R om ains, mais des con tem porains
de Corneille ou de R acin e travestis en Grecs ou R om ains.
L a plus fidèle des traduction s serait tou jou rs com m e ces
traductions d ’ H om ère qui p en d an t des siècles francisaient
e t m odernisaient to u t ce qui, dans H om ère, ou leur était
inaccessible, ou leur était étranger, s ’accroch an t p ou r le
faire au seul élém ent com m u n des situations décrites
(régner, m anger ou boire, être am ou reux, ja lou x , se m ettre
en colère, etc...). Mais le plus grave, dans l’hypoth èse de
R ichards, c ’est qu e les traducteurs feraient tou jou rs,
et sans le savoir, ce qu e les adaptateurs d ’ H om ère faisaient
consciem m en t, du m oins au x v m e siècle, p u isqu ’ils on t
explicitem en t form ulé la théorie de leur pratique.
L ’o b je ctio n de R ichards, com m e celle du solipsisme
linguistique, est im portan te p ou r les m êm es raisons que
les leurs : elle av ertit d ’un risque longtem ps ignoré, d on t
la réalité s’ étale dans tou tes les « belles infidèles », d ’un
risque aussi q u ’on a sans d ou te m inim isé depuis q u ’on
croit a v oir dépassé l ’époque de ces belles infidèles. Mais
l'o b je ctio n de R ichards n ’an éan tit pas la théorie de la
possibilité de la trad u ction : si le troisièm e systèm e de
pensée du bilingue anglo-chin ois de R ichards était pure­
m en t le prem ier [c ’est-à-dire l’anglais], le bilingue en ques­
tio n n ’aurait jam ais pu apprendre le chinois, sinon com m e
u n perroqu et reprod uit des sons, mais sans p ou v oir se
servir de leurs valeu rs com m e signes. L a preu ve q u ’il
existe des traits com m uns entre les énoncés du systèm e de
pensée de la langue anglaise, e t les énoncés du systèm e de
pensée de la langue chinoise, c ’est qu e le bilingue peu t
se servir de la langue chinoise, p rov oq u er par ses énoncés
en chinois les situations q u ’il a prévues, réagir correcte­
m en t a u x én oncés en chinois qui lui son t adressés : la
preuve de la com m u n ication des d eu x systèm es est la
pratique sociale, c ’est-à-dire encore une fois le recours au x
situations bloom fleldiennes, au x phénomènes publiquement1

1. R ichard», M enclut on the mind, p p . 86-87.


L exiqu e et traduction 187
observables q u ’en a tirés B orgstrôm . E t R ichards lui-m êm e,
dans une étude ultérieure, a défini très clairem ent cette
preuve en termes bloom fieldiens : « L e langage, écrit-il,
est notre ten tative collective de minim iser les différences
de signification personnelles » [entre] « des situations par­
tiellem ent sem blables au cours desquelles des énoncés
linguistiques partiellem ent sem blables on t été p roférés1 ».
L a tradu ction , com m e la com m unica tion, n ’en dem ande
pas plus.1

1. Rich ards, Towardu a lheory of translation, p. 261.


Q U A T R I È M E P A R T I E

« Visions du monde » et traduction


CH APITRE X II

L es universaux du langage

i On a dressé ju sq u ’ici l ’inventaire, aussi ob jectiv e­


m ent e t aussi com plètem ent que possible, de toutes les
observations de la linguistique contem poraine qui sem­
blen t asseoir définitivem en t l ’opin ion que la traduction
n ’est théoriquement pas possible. II reste à considérer
pourquoi e t com m en t, et su rtout dans quelle mesure et
dans quelles limites, l’opération pratique des traducteurs
est, elle, relativem en t possible.
Si l ’on v ou la it reprendre un par un, polém iquem ent, les
exem ples types, ou les exem ples classiques, allégués
contre la possibilité de traduire, on ferait, avec un certain
n om bre d ’entre eu x, le catalogue intéressant déjà de la
surlraduclion : la peur de ne pas traduire assez poussant
à traduire t r o p l . La perception aiguë des différences
entre langue-source et langue-cible aboutissan t à les
exagérer (« les enseignants — recon naît un linguiste pour­
tan t con vain cu de ces différences — on t depuis des siècles
insisté sur les com plications, q u ’ils appellent beautés,
des langues qu ’ils enseignent * »). La percep tion de con n o­
tations là où il n ’y en a pas, com m e chez cet A llem and
cité par Bréal, qui s ’en allait « répétant de livre en livre
que le m o t français ami est loin d ’avoir la sincérité ni
la profondeur de l ’allem and Freund »; ou cet autre qui
trou v ait dans le français merci « quelque chose de blessant
e t de b a s 8 » (il pensait au latin mercedem). Mais ce cata­
logue n ’est plus à faire, et la surtraduction se trouve,

1. V o ir V in a y e t Darbelnet, Stylistique comparée, riche en exem ples.


2. M artinet, C .R . de M. Swadesh, dans Word, v o l. IV (1949), p. 234.
3. Bréal, Sémantique, p . 281.
192 L e s problèm es théoriques d e la traduction

au jou rd ’hui, décrite et définie com m e une m aladie bien


connue de la tradu ction . Ce qui ne signifie pas, pou r autant,
q u ’on en ait fini avec elle. L ’article cité, par exem ple, sur
l ’intradüisibilité de l ’expression people’s capilalism1, est
ty p iqu e à ce t égard. Si on se reporte à la définition donnée
par l ’auteur, on v o it qu e les caractères de ce « p eop le’s
capitalism » son t la diffusion de la prop riété des m oyens
de p rod u ction (15 % des fam illes américaines possédant
des action s) ; la participation large — et souhaitée tou jou rs
plus large — des consom m ateu rs et des actionnaires à la
direction de l’écon om ie; la prép ondéran ce de l ’intérêt
général dans la politique de chaque entreprise ; et le niveau
de vie élevé. Un traducteur professionnel aurait sûrem ent
vu que ces quatre caractères suggéraient une tradu ction
du ty p e : le capitalisme universel, par analogie avec suf­
frage universel— il aurait écarté cette version com m e encore
équ ivoqu e (le capitalism e universel, ce pourrait tou jou rs
être, en prem ier lieu, l ’ensem ble des capitalism es n atio­
naux). Mais elle suggère, à son tou r, la bonne : le capitalisme
pour tous, com m e on d it en français : lectures pour tous,
bibliothèque pour tous, médecine pour tous, assurances sociales
pour tous, exactem en t pour les m êm es caractères — l’exten ­
sion dém ocratiqu e d ’ une espèce de privilège, et la con tri­
bu tion de ce fait à l ’am élioration du sort de tou s les
hom m es.

il. D ’autres argum ents v o n t plus loin que les surtra­


ductions, s’il s ’agit de lim iter cette thèse que traduire
est im possible. Bien des exem ples ten dan t à ju stifier
l ’existence de « vision s du m onde » irréductiblem ent
différentes, ou de « civilisations » im pénétrables p eu ven t
être récusés par une observation de logique relativem ent
élém entaire.
L a richesse des dénom inations des Indiens P yallu p
en m atière de saum ons, des E skim os en fait de neige, de
certaines sociétés africaines à p rop os de palm iers, des
gauchos argentins quant à la robe des ch evau x, nous
étonnaient com m e une façon différente de la nôtre de
découper l’expérience du m onde, com m e une vue du m onde

1. V o ir ci-dessus, p p . 67-68 : l’ article déjà cité : Table ronde à Yale.


« V isio n s du m onde » el traduction 193
différente de la nôtre. Mais les mêmes analyses, con du ites
à l’intérieur d ’ une m ême langue, aboutissent à con stater
q u ’il existe — reflétés par la structure de son lexique — des
niveaux de l’expérience du m onde différents pour des locu ­
teurs différents dans cette même langue, sans q u ’on puisse
ici parler de vues du m onde linguistiquem ent différentes.
T ou tes les fois que le niveau de l ’expérience du m onde
n ’est pas le même pou r deu x groupes donnés de locuteurs
en une même langue, on pourrait collecter des faits aussi
étonnants que ceu x q u ’on va chercher dans un autre
hémisphère. Là où les petits citadins ne connaissent que
les petits oiseaux, les paysans chasseurs différencient et
n om m en t trente p assereau x1. Là où le Français m oyen
ne connaît que la neige, le skieur français distingue et
n om m e, aussi bien que les L ap on s ou les Eskim os les plus
polaires, la poudreuse, la folle, la sèche — c ’est-à-dire les
soufflées — là pailletée, la collante, la neige humide, la
cartonnée, la croûte de vent, différente de la plaque à vent
(qui n ’est pas la planche de neige), la tôle d’hiver, la mouillée,
la croûte de soleil, la croûte de printemps, la neige de prin­
temps, la tôle de printemps, la croûte lisse, la croûle à pelli­
cule, la croûte perforée, la neige pourrie. Sans com pter
h u it term es descriptifs, qui ne sont pas aussi prop rem ent
techniques : fraîche, farineuse, granuleuse, molle, fondante,
gelée, dure, rugueuse. Sans com pter quatre séries de termes,
structurées suivan t les techniques de fartage différentes
q u ’elles d én oten t (un peu com m e des séries de termes de
couleur structurées selon les matières tinctoriales : pourpre,
garance, cochenille, etc... guède, pastel, indigo, etc...) : la
neige à M ix, c ’est la « poudreuse », et c ’est la neige qui
vole »; la neige à Medium, c ’est « l ’hum ide », et c ’est la
neige qui « roule »; la neige à Klister, c ’est la « m ouillée »,
et c ’est la neige qui « coule », la neige à Skare, c ’est la
« plan che » et c ’est la neige qui « glisse 1 2 ». Si l’ on prend,

1. E t P. G ardette fait observer, pou r le dom aine provençal et franco-


provençal, t l’ ou bli rapide des nom s d ’ oiseaux dès q u ’ on ne les chasse plus,
com m e des nom s de plantes dès q u 'on ne s'en sert plus d ’ un poin t de vu e
m édica l » Actes et mémoires du I I « Congrès international de langue el littéra­
ture du midi de la France, A ix-en -P roven ce, 1 9 6 1 , p. 1 7 2 .
2 . V oir Frendo, Ë d., Le ski par ta technique française, Cham onix, Ëd.
Jean Landru, s. d. (1 9 4 6 ) , pp. 2 6 0 -2 7 4 et 2 8 2 -2 9 1 . On peut mesurer le déve­
lopp em en t d 'u n voca bu la ire lié au d éveloppem en t d 'u n e technique, c'est-à-
194 L es problèm es théoriques de la traduction

de m ême, le vocabulaire de la robe des ch evau x en français


(ou en anglais, ou en italien), au m êm e niveau de pratique
de l ’élevage du cheval que chez les gauchos, on trouve
une term inologie de plus de d eu x cents termes L E x a cte­
m ent comme chez les gauchos. Ce sont des termes n om i-
nateurs, en m ême tem ps que classificateurs, en ce sens que
chacun d ’eu x pourrait et peut servir de nom propre au
cheval q u ’il distingue, selon la vieille coutum e tou jou rs
viv an te au m oins depuis H om ère * : on peut dire le N oir,
l ’Alezan, le Blanc, l’ Isabelle, le Bai, le Souris, le L ou v et,
le Gris, l’A ubère, le R ouan , le P ie; mais aussi le Mal
teint, l ’ Isabelle foncé, le Bai Cerise, l’Alezan lavé, le P or­
celaine, le Fleur de Pêcher, le Vineux, etc... Puis, avec
les particularités des robes, le Jais, le Zain, le Truité,
le T ête en Cœur, Moustaches, Cape de Maure, Raie de
Mulet, Trois Balzanes, etc... Tirer de la nom enclature du
saum on chez les P yallup, ou de celle de la neige chez les
Eskim os des preuves d ’ une « vision du m onde », ou d ’une
« civilisation » irréductibles au x nôtres est illégitime. On
com pare deu x niveaux lexicau x qui ne sont pas com para­
bles. L ’un représente une langue com m une, certes, mais
où tel vocabula ire technique d ’un cham p linguistique
donné fait partie de la langue de tous parce que la techni­
qu e correspondan te est pratiquée par tous les locuteurs ;
l’autre, une langue com m une où le même cham p linguistique
est traité d ’après le niveau le m oins technique q u ’il ait
dans cette langue, parce que la technique correspondante
y est le fait d ’un grou pe restreint de locuteurs.

n i Mais la discussion la plus pénétrante des « visions


du m on de » et des « civilisations » différentes prend appui
sur une n otion relativem ent nouvelle en linguistique

dire au développem en t de notre expérience du m onde, dans un dom aine


donné, par la com paraison du livre de Frendo avec le Manuel d’alpinisme
(t. I, Partie scientifique), Cham béry : Darde) (1934). Celui-ci, au chapitre
Neige el nivation (p p. 26-39) ne con tien t pratiquem ent rien sur le voca b u ­
laire de la neige : à cette date le ski com m en ce à peine sa carrière de sport.
1. Par exem ple : 214 ch ez A m io t, F., Le cheval. Paris, P .U .F . (1949),
pp. 37-38. V o ir aussi : Jaco ule t et Chomel, Traité d’hippologie, Saumur,
1900, 3 vol. (3* éd., revue, en 1 vol.).
2. V o ir Delebecque, E., Le cheval dans l’ Iliade. Paris : Kllncksleck
(1951), 2* partie, ch .m et ch . iv : Les noms des chevaux (Le Gris, l ’ Alezan,
ie • P oil Brillant », l ’Alezan Brûlé, « Crin Bleu >, p . 152).
« V isio n s du m onde » et traduction 195
générale, celle des universaux de la n ga ge;et (chose entière­
m ent distincte) celle des universaux an th ropologiques et
culturels qui sous-tendent les significations dans les
langues.
C’est une n otion jeune, favorisée et gênée à la fois
parce q u ’elle s’exprim e sous un v ieu x term e brusquem ent
rajeuni (mais avec un sens entièrem ent nou veau ) : les
universaux des nom inalistes m édiév aux, qui survivaient
en histoire de la p h ilosop h ie1. Le term e n ’apparaît à
l’in d ex d ’aucun des grands ouvrages de linguistique
générale de la première m oitié du xx® siècle a. Il réappa­
raît, d ’abord chez les auteurs anglo-saxon s, dans la term i­
nologie des anthropologistes, des sociologues et des p sych o­
logues — d ’où il pénètre dans celle des linguistes. A lors
que le term e est absent chez G. A . Miller en 1951 s, il
occu p e une place notable chez Colin Cherry (1957) * où
l’on observe le passage de la n otion psych ologiq u e à la
n otion linguistique. Joshua W atm ou gh m entionne uni-
versals à son Index (en 1956), et dit, com m e une chose
norm ale a u jou rd ’hui pou r la linguistique am éricaine :
« A ussi différents que soient les aspects du langage [...], il
y a cependant des universaux fondam enta ux, intrinsèques
au langage, qui réapparaissent dans toutes les langues
particulières exam inées ju sq u ’i c i 1
5 ». Le sens du term e est
4
3
2
clair : il est passé du sens de la logique classique, indiqué
par le Vocabulaire de Lalande et par l'Oxford English D ic-
lionary de la m êm e façon (« une chose qui puisse être le

1. L e Vocabulaire de Lalande ne leur accord e pa9 m êm e'un article séparé :


on en trouve m ention, cursivement, à l’ article universel (su bstantif). Dans
le Bulletin analytique [ultérieurem ent B. signalêlique] du C.N.B.S., entre
1947 et 1960, on ne trouve q u ’ une vingtaine de travaux sur ce sujet, pres­
q u e tou s occu pés d ’ histoire de la n otion m édiévale.
2. Serrus, Ch., dans Le parallélisme, exam ine, pou r la m ettre en doute,
la n otio n recouverte par ce term e, mai9 il n ’ em ploie pas le term e : il parle
d 'invariants universels des langues du monde (p p . 6, 71-78), d'éléments uni­
versels des grammaires (p. 53), de fonctions universelles du discours (p. 248),
de techniques invariantes dans le fonctionnement des langues (p. 270). Uni­
versaux ne figure pas dans le Lexique de Marouzeau, 3* éd., 1951.
3. Miller, Langage el communication.
4 . Cherry, On human communication, ch . v u sect. 3. Becognillon of uni­
versale p . 267 ; sect. 6. • Th e search fo r Invariants ln pattern récogn ition •.
p . 289. (V oir aussi pp . 259-260.)
5. W h atm ou gh , Language, p . 16.
196 L es problèm es théoriques de la traduction

prédicat de beau cou p d ’ a u tres1 »), au sens im plicite


chez W h atm ou gh : les universaux son t les traits qui se
retrou ven t dans toutes les langues — ou dans toutes les
cultures exprim ées par ces langues. La recherche de tels
traits se trou ve avoir été tardive pour au m oins deux
raisons évidentes. D ’abord, la linguistique com m e science
s’est con stituée par une analyse qui tendait naturellem ent
à m ettre en relief tou t ce qui différenciait chaque languç.
Ensuite, la recherche philosophique sur les universaux
s’ était ap puyée sur une m étaphysique a priori de l’iden ­
tité de l’esprit, de l ’unicité de la pensée, de l’universalité
de la logiqu e, qui s’est trouvée discréditée dans tou s les
dom aines à la fin du xix® siècle. A ctu ellem en t, s’il y a
des universaux, au sens qui vien t d'être défini, leur exis­
tence doit être établie par une enquête purem ent em piri­
que, sans p récon ception d ’aucune sorte, sauf celle de
vérifier cette existence ou non.

iv E n fait, la linguistique n ’a pas ignoré totalem en t


la n otion que recou vre le terme récent d ’ universaux; mais
la con statation de leur existence, tou jou rs faite à propos
d ’autre chose, avait généralem ent le caractère d ’une obser­
v ation m arginale, ou d ’une précau tion logique au m om ent
d ’aborder ce qui faisait presque tou jou rs l ’o b je t des ana­
lyses : une différenciation quelconque entre des langues
ou des types de langues. Or, il est norm al que ces con sta ­
tation s, marginales pou r la linguistique descriptive, devien­
n en t centrales pour une théorie de la tradu ction , laquelle
cherche à com pren dre p ou rqu oi et com m ent, en dépit
de to u t ce qui a été d it sur l ’hétérogénéité radicale des
divers systèm es linguistiques, les hom m es com m u n iqu en t
de langue à langue.
U ne prem ière espèce de ces universaux peut être nom m ée
cosm dgonique : parce que « tous les hom m es h abiten t la
m êm e planète », selon l’observation de M àrtinet, nous
devons nous « atten dre à d écou vrir un certain parallé­
lism e* » dans les idiomeB. Ceci parait une banalité d on t 2 1

1. Colin Cherry d it : • U ne propriété, ou une classe [logique] supposée


générale », p. 303.
2. M artinet, L'oppoailion ucrbo-nominale, p . 104.
« V ision s du m onde » et traduction 197
peu de linguistes o n t osé se rendre coupables, tant la chose
a l ’air d ’aller de soi. Mais elle cesse de le paraître qu an d
les traducteurs collectionnent, en les opposan t, des « visions
du m on de » ainsi faites que le m aya ne peut plus traduire
notre n otion de saison , de désert, de montagne, de rivière,
de lac, etc. Alors, il devient nécessaire, afin de déterm iner
les limites dans lesquelles est vraie cette opp osition , de
com pter les notions d ’écologie com m unes à deu x langues
aussi éloignées que le grec de la Bible et le m aya, pour les
com parer statistiquem en t aux notions non -com m unes.
Alors, en face de quelques notions exceptionnelles, on
découvre tou te la zone des universaux écologiques : le
froid et le chaud, la pluie et le vent, la terre et le ciel, le
règne animal et le règne végétal, les divisions planétaires
du tem ps, jo u r et nuit, parties du jou r, m ois d ’origine
lunaire, année Iuni-solaire, cycles de la végéta tion. Quel
que soit le décou page du cham p sém antique des préci­
pitations atm osphériques, et quelle que soit la nom ination
de la neige en aztèque, par exem ple (ce terme « n on -m otivé »,
sans rapp ort avec glace en français, est un terme « m otivé »,
dérivé de glace en aztèque), la signification référentielle
de base est la m êm e, les cadres de référence au m on de
extérieur son t les mêmes : il y a des universaux cosm og o­
niques. E t l ’on ne pourra parler de « visions du m onde »
irréductibles que p ou r un pourcentage déterm iné de
notions dans chaque cas (d ’une langue à l ’autre), après
dénom brem ents, entiers.

v II y a aussi des universaux biologiques, et les lin­


guistes qui l ’on t d it sont déjà plus nom breux. L ’observa­
tion de M artinet déjà citée, disait en les englobant :
« Com m e tous les hom m es habitent la m êm e planète
et ont en commun d'être hommes avec ce que cela comporte
d'analogies physiologiques et psychologiques, on peut
s’attendre à découvrir un certain parallélisme dans l ’é v o­
lution de tous les id io m e s 1 ». Dans un des premiers tra­
v a u x expressém ent consacrés à l ’esquisse de ce problèm e
des universaux de langage, Ethel et B urtA gin sky disaient
aussi que « l ’unicité fondam entale de l’espèce [humaine]

X. M artinet, article cité ci-dessus, p. 104.


198 L e s problèm es théoriques de la traduction

e t les con dition s de vie sur notre planète > expliq uaient
la présence de ces universaux — parm i lesquels, au niveau
biologiqu e, ils dégageaient six (ou p lu tôt sept) cham ps
linguistiques essentiels : nourriture, boisson, respiration,
som m eil, excrétions, tem pérature et sexe, auxquels ils
ad joign aien t les universaux a n a tom iq u es*. E t Suzanne
Ohm an a exhum é les v ieu x tra v a u x d ’Esaïas T egner
(1874), qui, d ’une part, avait bien v u que chaque langue
divise le ch am p du vocabulaire à sa m anière, mais d ’autre
part, avait su m arquer « q u ’il y a des dom aines où c ’est
la nature elle-m êm e qui trace les limites du découpage
linguistique »; et que les langues, alors, « coïn cid en t* ».
Il est facile de trou ver des langues où les diverses espèces
de chênes on t des nom s différents (rouvre, serre, yeuse,
k erm ès...); plus difficile d ’en trou ver où la parenté bota­
nique entre ces nom s ne soit pas sentie; mais on peut
affirmer q u ’il est im possible de trou ver des langues où
les diverses parties de l ’ar&re auraient des nom s distincts
(racine, tron c, branche, feuille) tandis que l’unité linguis­
tiqu e arbre com m e som m e des quatre autres n ’existerait
pas. « T o u t m o t d oit être con çu com m e une partie d ’un
grou pe sém antique », d it v o n W artbu rg, et c ’est la pure
doctrine saussurienne ; mais « ces groupes son t très diffé­
rents dans leur essence. Il y en a qui sont délimités de façon
précise et qui restent à peu près constants : tels sont, par
exem ple, les parties du corps, les rapports de parenté, les
phénom ènes de tem pérature, les action s quotidiennes de
la v ie humaine (manger, boire, d o r m ir )3 ».
L ’exposé de v o n W artbu rg est celui d ’un linguiste réaliste
qui, to u t en acceptan t les vues de Trier sur la prépondé­
rance du décou page linguistique de la réalité, n ’en perd
pas de vu e les lim ites. On peut dire la m êm e chose de
M artinet : critiquant la n otion de langue-répertoire,
parce q u ’elle « se fonde sur l ’idée simpliste que le m onde
to u t entier s’ordonne en catégories d ’ob jets parfaitem ent
distinctes, antérieurem ent à la vision q u ’en on t les homm es »
il a jou te aussitôt : « ceci [c ’est-à-dire ce poin t de vue
sim pliste] [...] est vrai, ju sq u ’à un certain point, lorsqu ’il32
1

1. Agin sky, Language universale, pp. 169 et 170.


2. Ohm an, Théories, p . 130.
3 . W a r tb u r g , Problèmes et méthodes, p . 141. V o ir au ssi p . ISO.
« V ision s du m onde » el traduction 199
s’agit [...] d ’espèces d ’êtres v iv a n ts 1 ». Cette répugnance
des linguistes réalistes à négliger to u t un substrat d ’uni­
versaux, même quand ces auteurs centrent leurs analyses
sur des problèm es typiques ou classiques de différenciation
linguistique, nous la retrouvons dans le dom aine des
études sur la couleur, pou rta n t si favorable, com m e on
l ’a v u , aux dém onstrations d'u n e hétérogénéité des
« visions du m onde » selon les langues. A u colloqu e déjà
m entionné, presque tous les participants, tou t orientés
par principe vers les découpages spécifiques à chaque
langue, on t cependan t m arqué l ’existence de constantes
dans la percep tion de la couleur, c ’est-à-dire l’existence
de ce substrat d ’universaux physiologiqu es antérieurs
à tous faits de nom ination. « Il n ’y a pas de raison, déclara
Galifret, de supposer que les cellules rétiniennes ou celles
du cortex fon ctionn en t différem m ent selon les races ou
les la titu d e s 1
23 ». Filliozat, qui p rov oqu ait cette mise au
p oin t d ’un physiologiste, am enait le sinologue Gernet à
con venir de ceci : « Quand vous dites que les Chinois ne
v oien t pas les couleurs com m e nous, vou s entendez, je
suppose, q u ’ils les v oien t tou t de m êm e com m e nous, mais
q u ’ils ont des habitudes de dénom ination d iffé re n te a. »
« J e pense, disait-il aussi à propos du sanscrit, que la
perception des couleurs a été, dans les tem ps anciens,
aussi large q u ’au jou rd ’hui 45 6»; tandis que Métais, pour le
canaque, adm ettait que « toutes les nuances qui, chez
nous, son t désignées par des ad jectifs, sont certainem ent
appréhendées par le Canaque e». M eyerson, en conclusion,
reflétait cette allée-venue, dans le dialogue, entre la n otion
d ’universaux et celle de décou pages irréductiblem ent
différents : « La couleur, énonçait-il, nous apparaît com m e
un fait hum ain, où les sociétés, les langues, les techniques,
les arts ajoutent diversement à la physiologie 8 ». Aussi

1. M artinet, Éléments, p. 15.


2. V oir, Problèmes de la Couleur, p. 300.
3. Ibid., p. 299.
4. Ibid., p. 311.
5. Ibid., p. 356.
6. V oir Problèmes de la Couleur, p. 358. La partie soulignée l’ est par le
citateur. Meyerson écrit aussi, reflétant le m êm e balancem ent de l’ une A
l ’ autre n otion : • Les systèm es de nom ination des couleurs ne se recouvren t
pas d ’ une langue 6 l'autre. Sans doute il y a des faits de nomination communs
200 L e s problèm es théoriques de la traduction

m inces que puissent paraître ces concessions, dans la


perspective des linguistes su rtout structuralistes, répétons
q u ’elles son t centrales dans une théorie de la traduction,
parce q u ’elles établissent ceci : dans un dom aine aussi
défavorable à première vu e que celui de la nom ination
des couleurs, il existe un n oyau de significations référen­
tielles (de références à des faits com m uns de physiologie
de la percep tion ), qui, m êm e si toutes les valeurs con n o-
tatives ne sont pas transférables autom atiquem en t de
langue à langue, perm et au m oins la com m u n ication
des dénotation s, liées par définition à ces références
physiologiques.
E n un dom aine im portant, celui de la nom ination de
l’espace et du tem ps, la thèse des « visions du m onde » diffé­
rentes, bien que solidem en t installée, n ’est pas, non plus, à
l ’abri de tou te discussion. L a thèse de W h orf à cet égard est
connue : « L ’espace, la m atière e t le tem ps newtoniens ne
son t pas des intuitions. Ce sont des produits de la culture et
du langage. C’est de là que N ew ton les a tir é s 1 ». Sur ce
point, Suzanne ü h m an a p rod u it une ob jection qui mérite
réflexion : c ’est celle qui découle des phénomènes obser­
vables con cernant l ’em ploi d ’unités de mesure de toutes
sortes, qu an d le m êm e locu teu r passe d ’une langue à
l ’autre. Elle fait observer com m e il est difficile, par exem ple,
de penser une distance en milles, ou en verstes, quand on est
habitué à la con cevoir en kilom ètres. A première vue,
cette observation sem ble app u yer la thèse de W h orf : on
dirait que la con cep tion des distances est liée indissolu­
blem ent au langage à travers lequel est acquise, puis
exprim ée pou r la prem ière fois, l ’expérience concrète.
Mais les faits son t plus com plexes. Suzanne Ohm an fait
observer que le locuteur français par exem ple, peine à
con cevoir les distances en milles, même s’il con naît par­
faitem en t les règles de conversion. Ceci tend à prouver que
le cham p conceptu el distance n ’est pas rigidem ent lié au
cham p linguistique, sinon l ’acquisition d ’un nouveau cham p
conceptu el organisant les unités de distance autrem ent

comme il y a des faits d’atlenlion perceptive communs, etc...... La théorie de


la trad uction ne peu t passer sur ce < sans doute > aussi vite que la linguistique
classique.
1. W h orf, Language, p . 153.
« V ision s du m onde » et traduction 201
devrait perm ettre le m aniem ent sans difficulté du nouveau
systèm e sém antique d ’unités. Mais « le ch am p sém antique
de distance est profon dém en t lié à l ’expérien ce totale de
l ’individu », dit-elle. Elle ajou te : « Il y a autre chose que
des com posantes intellectuelles dans la signification d ’un
term e exprim an t une d ista n ce 1 ». L a discussion de Suzanne
ü h m an est con duite, ici, du p oin t de vu e des idées de Trier
q u ’elle critique, et non pas du poin t de vu e des universaux.
Ce qui l ’intéresse est de prouver que certains cham ps
linguistiques son t liés directem en t à la perception du
m on de, indépen dam m ent de l ’organisation con ceptu elle :
la percep tion des distances, par exem ple, est p ou r elle
indépendante en partie de sa conceptu alisation dans un
systèm e de mesures. L ’argum ent pren d tou te sa valeu r
exam iné du p oin t de vu e des universaux bio-ph ysiologi­
ques. Si l ’on analyse ses exem ples dans cette nouvelle
lum ière, on pose le problèm e de savoir s ’il y a des
universaux de percep tion de la distance, s’ils son t indépen­
dants du langage (pu isqu ’ils résistent à la possession d ’un
secon d langage, m êm e bien assimilé), pourquoi et com m en t
se p rod u it cette indépendance vis-à-vis du langage. On
s’aperçoit alors qu e dans ce dom aine, com m e dans celui
de tou s les systèm es de mesure, la possession intellectuelle
e t linguistique parfaite des notions ne suffit pas, si elle
n ’est pas accom pagnée de la pratique, de l ’activité, de
l ’utilisation concrète de ces notions dans la v ie concrète.
P ar exem ple, l ’A rabe d ’É g yp te divise l ’heure en trois
tiers (tilt), p lu tôt q u ’en quatre qu arts; l’acqu isition lin­
guistique intellectuelle de cette n otion ne présente aucune
difficulté. Si l’on a sou ven t l ’occasion de répondre en
arabe à la question : quelle heure est-il? on acquiert l ’habi­
tu de, m êm e en con sultan t la m ontre classique (le m êm e
cadran, d ’ailleurs, sans m arque distin ctive pou r le tilt,
est em ployé par les É gyptiens), de répondre par rapport
au tilt, et l ’on acquiert l ’habitude d ’une évaluation intui­
tive de cette division du tem ps. De m ême, si l ’on con du it
assez longtem ps dans un pays où les distances sont m ar­
qu ées en milles 6ur les bornes routières, avec une voiture
d on t le com pteu r m arque les vitesses en milles. Il suffit,

1. ü hm an , Théories, pp . 123-134, et notam m ent, p . 132.


202 L es problèm es théoriques de la traduction

d ’ailleurs, d ’ une brève enquête parm i les marins français


pou r confirm er que l’ intuition des distances est liée aux
technologies qui perm ettent de l ’appréhender autant et
plus q u ’au langage qui l ’exprim e. Les distances à terre, en
kilom ètres, m êm e pour un marin, sont liées à la m arche
à pied et au tem ps [rythm e] de la m arche (ainsi probable­
m ent q u ’à l ’éd u cation terrestre de l’ œ il). En pleine mer,
sans aucun repère, le marin évalue les distances en nœ uds
par référence à des perceptions de vitesse (aspect du sillage,
m ouvem ent de l’eau contre la lisse, cadence des vibrations
du m oteur transmise à la masse du pon t), mais il ne voit
pas des milles. A u contraire, dès que s’offrent des repères,
côte ou navire, le m êm e marin peu t évaluer des distances
marines en milles à vue. Le problèm e soulevé par Suzanne
Ohm an est com plexe, il exigerait des vérifications de
psychologues (assez faciles, mais auxquelles aucun des
critiques de W h o rf n ’a songé sur ce p oin t). T ou tefois,
l ’exam en le plus rapide amène — p lu tôt q u ’à W h orf —
à donner raison, sur ce poin t très précis, aux vues de Piaget
pour qui « la logique du su jet parlant ne tien t pas à son
langage seul, mais avan t tou t au x m odes de coordin ation
de ses a c tio n s 1 ». Il y a des universaux bio-physiologiques,
il y a des universaux de sensation et de perception, liés
à l ’unicité bio-ph ysiologiqu e de l ’espèce h u m a in ea. E t
ces universaux fournissent forcém ent des significations
référentielles com m unes — si m inim a soient-elles — à
tous les hom m es, à toutes les langues

v i Les A gin sky ne s’étendent pas sur les « universaux


psych ologiqu es », (d on t ils disent seulem ent « q u ’il doit en
exister dans la pensée et dans lé rêve ») 3 2
1 : universaux don t
l ’existence est adm ise chez M artinet de manière explicite,
chez M eyerson de manière im plicite, ainsi q u ’on l’a vu.
Chez Serrus, tou t tend à dém ontrer q u ’il n ’y a pas d ’univer­

1. Piaget, J., M andelbrot, B. etc... Logique, langage et théorie de l'infor­


mation, p. U, Paris, P .U .F ., 1957.
2. L'exam en de la notion de tem ps m ène aussi, con tre W h orf, à la mise
en évidence d ’ universaux de tem ps, liés à l'équilibre biologique profond
du corp s hum ain. V oir Gaston Cohen : Fuseaux horaires et rythme de vie
des aviateurs long-courriers, dans la Nature, déc. 1961, pp. 527-532.
3. Agin sky, Language universale, p. 170.
« V isio n s du m onde » et traduction 203
saux logico-gra m m atica ux, parce que l ’expression linguis­
tique est radicalem ent contingente, et parce que cette
« contingence de l ’expression » recou vre peut-être « une
con tingence — autrem ent grave pou r le sort de la logique —
des form es de la con n aissan ce1 »; mais Serrus, en m êm e
tem ps q u ’il rejette les universaux du dom aine de la logiqu e,
leur offre le refuge de la psycholog ie : « A supposer cepen­
dant que l ’on décou vre des invariants dans les langues du
m onde, écrit-il, fau dra-t-il les expliq uer par une influence
de la logiqu e, qui ferait irruption dans la gram m aire? Ne
seraient-ils pas tout simplement des attitudes psychologiques,
condition de toute connaissance, mais ne p ou van t suffire
à développer le m ouvem ent de la p en sées? » E t dans sa
Conclusion : « S ’il y a quelques attitudes très générales
com m unes à toutes les langues du m onde, elles tiennent
au ty p e m ental de l ’espèce humaine et il faut en dem ander
l’explication à la p sy ch o lo g ie 1
3 ». Il reflète, en fait, les
2
idées courantes, et relativem ent peu développées sur ce
point, de la linguistique générale de Meillet, pour qui la
psych ologie fait partie des « données constantes, qui sont
partou t sensiblem ent les m êm es4 », quant à leur action
sur les langues.
Ce qui im porte ici aussi, c ’est beau cou p m oins de tirer
argum ent (con tre les universaux psychologiques) du carac­
tère som m aire ou rapide de toutes ces m entions — que
de n otér leur existence reconnue, et insuffisamment étu ­
diée, to u t au m oins dans la perspective de cette qu estion
fondam entale : com m en t et pourquoi et ju sq u ’où les

1. Serrus, Le parallélisme, p. 72-73.


2. id., Ibid., p. 78. Bien q u ’il cite, en cet en droit, H . D ela croix (< Le lan­
gage est un, et il n 'y a q u ’ une langue hum aine. Sous les procédés & elle propres
que ch aqu e langue m et en je u se retrouve un fond com m u n de con ditions et
de m éthodes qui répondent à la co nstitution de l ’esprit hum ain >, La pensée et
la langue ) Serrus se sépare n ettem ent de la m étaph ysique pou r qui l’ identité
de l ’ esprit hum ain est posée a priori. P ou r lui, la preuve q u ’ il y a des
< fonctio ns universelles du discours [...] est affaire de con statation empirique »
(Ibid., p. 248J. Puis encore : ■ Il appartien t à la linguistique de nous apprendre
si les langues sont particulières a u x diiTèrents peuples, ou si elles com p orten t
un certain nom bre d'élém ents universels > ( ibid., p. 55).
3. id., Ibid., p. 388.
4. Meillet, Linguistique historique et linguistique générale, p. 16. H . Berr,
dans la Préface au Langage de Vendryes (p. x v m ), exp liq ue de la m êm e
m anière ces similitudes entre les langues • a ya n t pou r cause l'id en tité ini­
tiale d e la v ie représentative ch ez les êtres humains ».
204 L es problèm es théoriques de la traduction

langues différentes com m u niquent-elles entre elles, en


dép it de toutes les raisons q u ’on aurait de craindre le
contraire?

v u Sur le problèm e de savoir s’il y a des traits co m ­


muns à tou tes les langues du m onde — c ’est-à-dire des
« universaux linguistiques » — on trouve beau cou p plus
d ’éléments de réponse q u ’on ne le croirait d ’après to u t ce
qui précède. Les A ginsky, là aussi, sont un peu brefs, et se
con ten ten t de dire « q u ’il est facile d ’être si frappé par les
différences [entre langues] q u ’on va ju sq u ’à décrire deu x
langues com m e totalement différentes » mais que « ceci est
une ex a g éra tion 1 ». Com m e universaux de langage, ils
m ention nen t le nom bre limité des phonèm es, la division
des énoncés en m orphèm es, l’usage des m orphèm es en
séquences, etc...
H jelm slev a longuem ent considéré la chose dans son
rap p ort in trod u ctif à la question I du V I e Congrès Inter­
national des Linguistes : Existe-t-il des catégories qui soient
communes à Vuniversalité des langues du monde1 23
? mais
en lim itan t sa réponse aux universaux m orphologiques.
T ou tefois, avan t d ’aborder cette réponse proprem ent dite,
il avait prop osé de distinguer les faits généraux des faits
universels en linguistique, et d ’écarter de la discussion ce
q u ’il appelait les faits universels, ceu x qui sont constitutifs
de la définition du langage en général (et sont inclus, par
conséqu en t, dans toutes les langues, quelles q u ’en soient
les différenciations ultérieures). Il s ’agissait, selon lui,
des faits suivants : le fait que le langage véhicule une
substance au m oyen d ’une forme ; l’opposition et l ’interdépen­
dance entre signifiant et signifié, entre expression et contenu,
entre système et texte, entre paradigmatique et syntagmalique ;
les trois grandes fon ctions syn taxiques (parataxis, h y p o -
taxis et catataxis) ; certaines catégories sém antiques ®.
Cette vu e de H jelm slev éliminait, de la catégorie des
universaux recherchés, to u t ce qui faisait au x y eu x de
Sapir, par exem ple, l ’essentielle universalité du langage —

1. A gin sky, Language universale, p . 169.


2. A c ta du VI* C .I.L., pp . 419-431.
3. Ibid., p. 420.
« V ision s du m onde » el traduction 205
quand il écriv ait < q u ’il n ’y a pas de particularité plus
saisissante dans le langage que son u n iversalité1 ». Mais
il était dans la tradition linguistique la plus pure, celle
de Meillet, qui, parlant de la diversité des langues, ne
m en tionnait q u ’en passant leur universalité : < Sans dou te
le langage recourt chez tous les hom m es à un même type
de procédés : en ce sens, il est u n 1 ».
L a thèse explicite de H jelm slev — im plicite chez M eillet,
chez Saussure a u ssi1 3 — d oit être adm ise com m e légitim e
2
par rap p ort à l ’o b je t de leur recherche, et à la m éth ode
propre à délim iter cet o b je t ; c'est-à-dire admise com m e
un poin t de vu e relatif à une analyse donnée, n on com m e
une vérité absolue. L ’universalité d 'u n certain nom bre de
ty pes de procéd és « élémentaires » (com m e dit aussi H jelm s­
lev) est, au contraire, capitale pou r une théorie de la com ­
m unication entre les langues. Il suffit de penser à ce que
seraient les problèm es de la com m unication entre les
diverses collectivités humaines, si ces collectivités, au lieu
de posséder toutes des langues fondées sur l ’em ploi des
mêmes types de procédés élém entaires4, possédaient seu­
lem ent, ta n tôt des systèm es de com m unication pourvus
d ’une première articulation en signes, mais sans la seconde
articulation en phonèm es (dans ces systèm es phoniques,
chaque signifié devrait être exprim é par un cri ou un
sifflement distincts, sans élém ents com m uns avec aucun
autre cri ou sifflement) ; ta n tôt des systèm es de com m unica­
tion pou rvus d ’une secon de articulation en phonèm es,
mais sans la première, en signes (dans ce systèm e, l’unité
de signification la plus petite serait le message g loba l);
ta n tô t des systèm es de com m unica tion n on fondés sur
l ’usage de la v o ix articulée, mais sur l ’ usage de m im iques
diverses, elles-mêmes susceptibles d ’utiliser la prem ière

1. Saplr, Le langage, p . 28.


2 . Meillet, Encyclopédie française, t. I, I* 32-4. E n core un « sans dou te »
aur lequel une théorie d e la trad uction ne peu t passer aussi v ite que la lin­
guistique classique.
3. Lequel postule • une faculté plus générale [qu e celle q u 'o n a localisée
dana la troisièm e circon volu tion du cerveau] celle qui com m and e aux signes
e t q u i serait la faculté lin guistique par excellence ». Cours, p. 27.
4 . Cette hypothèse a été exploitée, quelquefois brillam ment, par les science-
fictions, depuis Cyrano d e Bergerac, a vec son < langage m usical » des nobles,
aur la lune.
206 L es problèm es théoriques de la traduction

articulation seulem ent (com m e les langages gestuels des


Indiens Rouges) ou les deux articulations ensemble (com m e
celui des sourds-m uets); tan tôt des signaux optiques où
l ’on décou vrirait les m êmes variétés de p rocéd és; tan tôt
m êm e des systèm es de com m unica tion n on fondés sur le
déroulem ent des messages dans le tem ps, mais sur leur
figuration m im ique ou graphique dans l’espace (com m e,
partiellem ent, chez les abeilles); ta n tôt enfin, des systèmes
de com m unica tion non fondés sur l ’usage d ’unités discrètes,
mais sym bolisés par des phénom ènes continus : par exem ­
ple, la n otion de distance y serait représentée par un signal,
cri ou geste, d on t l ’am plitude ou la durée varierait de
façon continue proportionnellem ent à la qu an tité figu rée1.
L e fait que toutes les langues humaines appartiennent
au m êm e ty p e de procédés, et con stitu ent une m êm e
famille technologique d ’outils de com m unica tion, perm et
de dire que tous ces types de procédés élémentaires q u ’énon­
cen t les A gin sky, que rejette H jelm slev, son t déjà des
universaux de langage, q u ’il ne fau t pas sous-estim er. Leur
im portan ce est capitale du p oin t de vue de la possibilité
e t de la facilité relative des apprentissages divers, et du
succès des com m unica tion s de langue à langue.
Mais au-delà de ces caractères com m uns à toutes les
langues, que les linguistes considèren t com m e élém en­
taires, y a-t-il de « vrais » universaux linguistiques, en
m orphologie, en syn taxe, en sém antique?
E n m atière de m orphologie, un certain nom bre de
faits son t éclairés par des discussions longues et solides,
n ota m m en t pou r ce qui concerne les parties du discours.

1. U n autre exem ple est suggéré par M andelbrot. Qu’ on im agine ce que
serait la com m u nicatio n si toutes les langues n ’ étaient pas des systèm es
d ’ unités discrètes, c'est-à-dire où deu x sym boles ne peuvent être q u 'id en ­
tiques ou différents, sans aucun e grad atio n ; s'il fallait, pou r com m uniquer,
reproduire tous les caractères acoustiques et physiologiques d 'u n r français,
ou anglais, ou arabe, c ’ est-à-dire en im iter la prononciation dans tou s ses
détails actu ellem ent non-distinctifs. La com m u nication dev ien drait alors
entre langues différentes une opération sém iologique très difficile du tait
de la différence techn ologique de systèm es de produ ction des signaux, et
ne pourrait être con fiée q u 'à des phonéticiens très exercés, ou à des sujets
très doués pou r m imer ph onétiquem ent. C'est exa ctem en t le cas pou r la
transcrip tion de la m usique écrite dans des systèm es étrangers au nôtre.
(V o ir B. M andelbrot, dans Structure formelle des textes et communication,
p . 8).
« V ision s du m onde » et traduction 207
Parce que la vieille gram m aire logique avait assimilé
purem ent et sim plem ent les catégories logiques d ’A ristote
au x catégories gram m aticales — celles-ci étant l’expres­
sion linguistique de celles-là — , la linguistique m oderne
a m u ltiplié les dém onstrations du contraire : les ca té­
gories gram m aticales ne son t pas universelles, elles ne
recou vren t ni n ’exprim ent les catégories logiques (les­
quelles, d ’ailleurs, ne son t peut-être pas universelles).
Mais, chose curieuse, m êm e Serrus, d on t to u t l ’ou vrage
est le d éveloppem en t de cette thèse, sauve au m oins
deu x catégories d ’universaux sur ce poin t, lorsqu ’il pose
qu e « nous énon çons spontaném ent soit des états, soit
des p r o c è s 1 ». De cette position découle que le n om ,
com m e partie du discours, est ou doit être universel :
(« Si le n om existe partout, d it Serrus, c ’est parce que
la dénom in ation est le fon dem en t du vocabula ire e t de
la signification des idées ») *. E t que le verbe devrait
l ’être aussi. N ’im porte quelle théorie de la traduction
considérerait com m e encourageante pou r l ’inter-com m u-
nicabilité des langues, l ’existen ce établie sans conteste
de ces deu x universaux. Malheureusement, ce n ’est pas
le cas, Serrus lui-m êm e le sait, pu isqu ’il se v o it obligé
de n oter le3 réserves de V en dryes : la distinction m oderne
entre prop osition verbale et prop osition nom inale n ’est
pas u n iverselles, il y a probablem ent des langues sans
verbes1 45
3
2. L ’analyse la plus récente et la plus fine de ce
problèm e est sans doute celle de M artinet. P ou r lui,
l ’op p osition du verbe et du nom com m e parties du dis­
cours, qui pou r beaucoup « sem ble résulter de la structure
de l ’univers », en fait « ne recou vre pas une différence
réelle * » : en français, pleuvoir n ’est pas un verbe p ou r
des raisons de logiqu e (il exprim erait un procès), m ais
p ou r des raisons de linguistique (il se fléchit com m e
pouvoir, vouloir, etc...) « Dans bien des cas, les d eu x énon ­
cés qui précèd ent [la pluie continue, il pleut sans arrêt]

1. Serrus, Le ParalUlitme, p . x v .
2. Id., ibid., p. 95. Il d it aussi que • le sujet [de la prop osition] est to u ­
jo u rs un nom [au sens logique du terme] parce q u 'il évoq u e naturellement
la pensée d'u n e notion stable. » p. x v .
3. Id., ibid., p . 278. V o ir aussi, p p . x i v et 388.
4. Id., ibid., pp . 95 et 285.
5. M artinet, L'opposition verbo-nominale, p . 100.
208 L e s problèm es théoriques de la traduction

on t exactem en t le m êm e con tenu sém antique, ou , ce


qui revient au m êm e, s’em ploien t dans des situations
identiques et affectant de la m êm e façon le com p orte­
m en t de l’a u d iteu r1 », bien que le procès soit exprim é
par un verbe dans le prem ier exem ple : continue; et
par une locu tion nom inale, qui est la seule et vraie p or­
teuse du procès : sans arrêt, dans le second exem ple.
M artinet m ontre aussi que la catégorie (verbale) de
« l ’aspect » pourrait et peut être nom inale, dans des séries
com m e : sem ence, blé germé, blé en herbe, blé grenant,
blé m ûrissant, blé m ûr, blé trop mûr, etc... De m êm e la
catégorie du < tem ps » qui paraît im pensable détachée
du verbe a pou rta n t des paradigm es nom inau x, de véri­
tables passés ou futurs nom in aux (feu mon père, ex-pré­
sident, futur gendre). Mais M artinet d it aussi que c la
plu part des langues parlées tendent à l ’opp osition v erb o-
nom inale * ». E t c ’est à ce m êm e propos q u ’il écrit sa
rem arque, déjà citée, sur l ’existence de parallélismes
linguistiques, conséqu ence des universaux cosm ogon iques,
ph ysiologiqu es et psychologiques. « L a ten dance à dis­
tinguer entre des nom s et des verbes d oit participer
à ce parallélisme 8 », conclu t-il. Une théorie de la com m u ­
n ication entre les langues différentes, e t de la tradu ction ,
n ’en dem ande pas plus au départ.
Or, c ’est fréquem m ent que l ’on constate ce phénom ène :
les linguistes, par définition très attentifs au x différen­
ciations entre langues, m entionnent cependan t des thèses
qu i sulïïsènt à m on trer q u ’il existe une sorte de théorie
des universaux sous-jacente à la linguistique ex plicite­
m en t développée en traités. P ar exem ple, B enveniste
pose, à l ’entrée d ’une discussion, com m e une chose adm ise,
ne requ éran t plus ni preuves n i références : « Quel que
soit le ty p e de langue, on constate partou t une certaine
organ isation linguistique de la n otion de tem ps. Il im porte
peu qu e cette n otion se m arque dans la flexion d ’un
verbe ou par des m ots d ’autres classes (particules; ad v erbes;
variations lexicales, e tc...), c ’est affaire de structure 3 2
1

1. M artinet, L'opposition vcrbo-nominale, p . 101.


2 . Id., ibid., p. 103.
3. Id., ibid., p. 104.
« V ision s du m onde » et traduction 209
form elle. D ’une manière ou d ’ une autre, une langue
distingue tou jou rs des « tem ps »; que ce soit un passé
e t un futur, séparés par un « présent », com m e en français
ou un présent-passé opposé à un futur, ou un présent-
futur distingué d ’un passé, com m e dans diverses langues
am érindiennes, ces distinctions p ou van t à leur tour
dépendre de variations d ’aspect, etc... Mais toujours la
ligne de partage est une référence au « p résen t1 ». R épé­
tons q u ’une théorie de la traduction et de la com m u­
nication ne saurait demander, au départ, rien de plus
que l’existence reconnue de tels universaux, si « élémen­
taires » puissent-ils paraître au linguiste. Donnez-m oi,
peut dire le traducteur, un seul poin t de référence com m un,
sur un thèm e donné, dans deux langues distinctes, et,
m uni de ce levier, je soulèverai le m onde. D onnez-m oi
la seule universalité d ’une référence com m une au «présen t»,
je peu x redéfinir un systèm e de com m unica tion pour
toutes les notions de tem ps de langue à langue.
Benveniste fou rnit aussi sur ce thème un autre exem ple
précieux, celui des pronom s. « Toutes les langues possèdent
des p ro n o m s 1
2 », d it-il; et, plus explicitem ent encore :
« C’est un fait rem arquable — mais qui pense à le rem ar­
qu er ta n t il est fam ilier? — que parm i les signes d ’une
langue,, de quelque type, époqu e ou région q u ’elle soit,
jam ais ne m an qu en t les « pronom s person n els3 ». Si
toutes les langues possèdent des pronom s personnels,
l’existence de cette partie du discours est l’un des cas
les plus rem arquables d ’universaux linguistiques. En
effet, contrairem ent aux apparences (leur existence uni­
verselle suggérerait q u ’ils répondent à quelque nécessité
logiqu e, ou linguistique universelle) cette catégorie ne
relève pas d ’une nécessité matérielle ob jectiv e (com m e
celle q u ’on peut apercevoir dans le besoin de distinguer
les états d ’avec les procès, par exem ple). Il y avait plu­
sieurs solutions linguistiques, assez diverses, du problèm e :
soit la répétition fort peu économ ique du nom propre
ou du n om com m u n concernan t la personne ou l ’o b je t

1. B e n v e n is t e , De la subjectivité dans le langage, p p . 2 6 1 -2 6 2 .


2. Id., La nature des pronoms, p. 34.
3. Id., De la subjectivité, p . 2 6 0 .
210 L es problèm es théoriques de la traduction

visés par l ’énoncé, soit l ’utilisation de la seule troisièm e


personne par le locuteur pour parler de lui-m êm e L Ces
solutions rares du problèm e existent ou on t existé ap pa­
rem m ent, ce qui fait du cas des pron om s quelque chose
de passionnant, soit en linguistique historique, soit en
linguistique générale : y a-t-il eu, pou r rendre com p te
de cette universalité actuelle, invention indépendante
de cette partie du discours en plusieurs points de la pla­
nète, ou des em prunts faisant tache d ’ huile? Ou bien
m êm e les pronom s seraient-ils une preuve de la m on o-
génèse du langage, de son in vention en une seule fois,
en un seul p oin t? Y a-t-il eu, au contraire, d év elop p e­
m ents parallèles et con vergence des langues, à partir
d ’un besoin p sy ch olog iq u e fondam ental, ou d ’une pro­
priété fondam en tale aussi du langage en soi? Questions
brûlantes pou r le linguiste, mais qui ne tou ch en t pas
le théoricien de la tradu ction : pou r lui, seule com p te
n on pas l ’origine, mais la réalité de cette universalité
des pronom s. Seule com p te, mêm e, cette universalité
(ou quasi-universalité) em piriquem ent constatée. Le fait
que chez quatre ou cin q groupuscules de quelques m il­
liers d ’individus, au fon d des m ontagnes indochinoises
et des forêts brésiliennes ou des îles du P acifique, on
constaterait a u jou rd ’hui l ’absence totale de « pron om s »
serait très im portan t pou r la linguistique générale. P ou r
une théorie de la tradu ction , c ’est-à-dire pou r la dém ons­
tration théoriqu e d ’une possibilité pratique, ces ex cep ­
tion s n ’auraient que leur très faible poids statistique,
on noterait que le 1 /100 000e de l ’hum anité ne peut
pas com m uniquer pleinem ent avec les 99 999 /100 000e
restants.
Ainsi d on c, il y a des universaux g ra m m a tica u x 2,
1 mal

1. Ces solutions on t été constatées chez l ’ en fa n t,'et dans certaines sociétés


prim itives : « Lorsqu e les Ph i-T on g-L uan g parlaient d ’ eux, ils ne disaient
pas • je > ou • nous », mais < le fils s’ en va • ■ le p ire vou dra it ça ou (a » ou
bien • les Y ou m bri on t peur, les Y ou m bri veu lent partir » (H. A. Bernatzik,
L u uprils d u feuillu jaunes, P. Plon, 1 9 4 5 , p. 1 6 6 ). Ces observations d ’ ethno­
graphe m anquent m alheureusement de rigueur linguistique. Le m êm e auteur
a jou te : • Si, par hasard, ils pron on cent •je », le ■ je veu x » ne tarde guère
à suivre. La volo n té s'éveille a vec cette notion de « je » (ibid., p. 1 6 6 ).
2. ■ L e répertoire des catégories m orphologiques, d it aussi Benvenlste,
al varié q u ’ il soit, n 'est pas illim ité ». Dans Tendancu récentes, p. 1 3 3 .
« Visions du m onde » et traduction 211
étudiés, peu connus, négligés, parce q u ’ils ne faisaient
pas vraim en t partie de l ’o b je t de la linguistique scienti­
fique. N ida, d on t l’expérience com m e traducteur de la
B ible, et surtout com m e professeur de tradu ction de la
B ible, est une des plus vastes qui soient, décrit parfaite­
m en t leur existence, bien q u ’il n ’em ploie pas le term e
universaux. « Derrière cet im m ense désaccord apparent
des parties du discours selon les langues, écrit-il, il y a
des similitudes étonnantes. E n prem ier lieu, la plu part
des langues décrites ju sq u ’i c i 1 se son t trou vées a v oir
des nominations d’objets [objeci-words] (habituellem ent
considérées com m e des espèces de nom s) et des nomina­
tions d’événements [evenl words] (généralem ent désignés
com m e des sortes de verbes), et au m oins quelques autres
classes de m ots, sou ven t des pron om s, des ad jectifs,
et (ou bien) des particules relationnelles. Ce qui, par
conséquent, est plus significatif que les différences appa­
rentes entre le grec et les autres langues [...] c ’est l ’accord
fondam en tal des langues quant au x classes com m uné­
m en t appelées nom s et verbes* ». « De plus, ajou te-t-il,
en tan t que classes de m ots plus ou m oins développées,
les langues on t nettem ent tendance à présenter tou jou rs
les quatre groupes principau x suivants : nom ination des
ob jets (grossièrement équivalente à une classe de nom s),
nom ination des événem ents (grossièrement équivalente à
celles des verbes), abstraits (m odificateurs des nom s
d ’objets ou d ’événem ents) et relationnels (grossière­
m en t équ ivalents au x propositions et con jon ction s des
langues in do-eu rop éen n es1
3) ». Une théorie de la traduc­
2
tion n ’en dem ande pas plus.
L a sém antique ajou te encore, à ce tableau déjà très
favorable, une série d ’argum ents de poids. Les mêmes
auteurs qui d éveloppen t longuem ent le fait que deux
langues données son t tou jou rs incom m ensurables, m etten t
entre parenthèses — par une dém arche m éth odologi­
quem ent légitim e — tou t ce qui n ’est pas le m atériau
de leur dém onstration. Mais le con tenu de cette paren­

1. Com m e spécialiste des problèm es posés par la trad uction de la Bible,


Nida peut recou rir aux problèm es posés par 1.109 langues.
2. N ida, Principles of translation, p. 20.
3. Id ., ibid., pp . 20-21.
212 L es problèm es théoriques de la traduction

thèse est ju stem en t plein d ’intérêt pou r une théorie de


la tradu ction : dans ces « universaux sém antiques »,
indiqués en passant d ’un trait de plum e, par H jelm slev,
on retrou ve évidem m ent la nom ination des universaux
cosm og on iques e t . physiologiqu es, déjà rencontrés. C’est
le sens de cette concession liminaire de Sapir au m om en t
m êm e où il v a insister sur la diversité profon d e des m or­
phologies : « L e con tenu latent de to u t langage est le
m êm e, et c ’est la connaissance intu itive engendrée par
l’ex p é rie n ce 1 ». C’est le sens de cette observation de
Serrus, présentée elle aussi com m e une restriction sans
im portance (de son p oin t de vue) : « N ous ne nous arrê­
ton s pas, au p rofit des con cordan ces entre langues, à
l’argum ent spécieux que l’on serait prêt à tirer des tra­
duction s. C’est un argum ent que fait valoir l’Encyclo­
pédie : or il ne prouve pas la correspondan ce des gram ­
m aires; il peu t, to u t au plus, établir que la totalité des
langues est un vaste fait de synonym ie laissant inchangé
le sens des textes sous la diversité fondam entale des
form es* ». C’est probablem en t le sens de cette rem arque
trop elliptique de H jelm slev, que « les catégories séman­
tiques sont la plupart du tem ps considérées com m e uni­
verselles® ».
De telles propositions, venant d ’auteurs aussi préoc­
cupés de dém ontrer, par ailleurs, les différences irréduc­
tibles entre les langues, son t saisissantes. E lles ne le
sont pas m oins chez B loom field, infinim ent plus réaliste
à cet égard, et plus nuancé, que les form ulations systé­
m atiqu es et sim plifiées q u ’on a tirées de son œ uvre.
Il y a pou r lui des significations accessibles, malgré toutes
les réserves q u ’il m ultiplie : « N ous pou von s définir,
écrit-il, la signification d ’ une form e linguistique avec
précision, qu an d cette signification concerne quelque chose
d on t nous possédons une connaissance scientifique. N ous
p ou v on s définir les nom s des m inéraux, par exem ple,
en term es de chim ie e t de m inéralogie, com m e lorsque
nous disons qu e le sens ordinaire du m o t anglais sel est :3 2
1

1. Sapir, Le langage, p . 203.


2. Serrus, Le parallélisme, p . 76.
3. H jelm slev, Actes d u S• C.I.L., p. 421.
« V ision s du m onde » et traduction 213
chlorure de sod ium [N a C l]; e t nous p ou v on s défin ir
les nom s des plantes ou des an im aux par le m oy en des
termes techniques de botan iqu e ou de zoologie [...] Dans
la pratiqu e, nous définissons la signification d ’ une form e
linguistique, toutes les fois que nous le pou von s, en term es
de quelqu e autre s cie n ce 1 ». Il s’agit là d ’une con cession
im m ense (en ce qui concerne la quantité de form es lin­
guistiques q u ’elle englobe) pu isqu ’elle englobe to u t ce
qui peut être dénoté par définition référentielle, c ’est-à-
dire par une référence à quelqu e chose de tan gible et
d ’appréhensible dans le m onde ex térieu r1 3.
2 E n fait, du
p oin t de vu e de B loom field — et bien q u ’il répète que
jam ais d eu x « situations » ne son t sem blables qu an t à
la totalité des élém ents qui les con stitu en t — c ’est adm ettre
q u ’il y a d ’énormes quan tités de situations qui son t
universelles en ce q u ’elles com p orten t de significatif*.
Il y a d on c d ’énorm es quantités d ’universaux sém antiques,
e t B loom field l’ adm et expressém ent : ■ L a qu estion
pratique de savoir quelles choses p eu ven t être dites dans
des langues différentes est sou ven t con fon du e avec celle
des significations des m ots et des catégories. U ne langue
em ploiera une phrase là où une autre usera d ’un seul
m ot, et là où une troisièm e se servira d ’une form e co m p o ­
sée. U ne signification qui dispose d ’une catégorie lin­
guistique pou r s’exprim er dans une langue (par exem ple,
la pluralité des ob jets en anglais) peu t n ’apparaltre que
sous l ’action de stim uli pratiques lim ités dans une autre
langue. Mais pour ce qui est de la dénotation, quoi que
ce soit qui peut être dit dans une langue donnée peut sans
aucun doute être dit dans une autre 4. »

v in A côté des universaux linguistiques proprem ent


dits, le langage véhicule aussi d ’autres universaux, liés

1. B loom field , Language, pp. 139-140.


2. B loom fleld d it : This app roach to an external standard. Ibid., p. 280.
3. L 'id ée qu 'u n e situation offre des caractères sém antiquem ent perti­
nents, et d'a utres non, est déjà bien exprim ée chez B loom fleld ( ibid ., p . 141).
L a psych olo gie de la co m m u nicatio n, sous le nom d ’ universaux, considère
le m inim um d e ceB caractères pertinents sém antiquem ent, d e ces < in va­
riants » qu i existent dans toutes les langues im aginables, quand quelq u 'u n
d it arbre, ou cheval, etc...
4. B loom fleld , Language, pp . 277-278.
214 L es problèm es théoriques d e la traduction

eu x aussi à la v ie de l’hom m e en société : ce son t ce u x


que l ’anth rop ologie américaine appelle les universaux de
culture (d on t les universaux linguistiques ne son t q u ’un
élém ent).
« On a m on tré, disent les A gin sky, que certains aspects
des cultures, inclu ant le langage, la technologie, la reli­
gion, l ’éd u cation , le p ou v oir, se rencontrent dans toutes
les cu ltu resl . • « D e plus, ajou tent-ils, beau cou p de détails
spécifiqu es d e culture son t eu x aussi universels : ces
détails com pren nen t le feu, le levier, la lance, la num é­
ration, l ’inceste, les tabou s, e t c ...1 ».
L 'in ven taire de ces universaux dans les cultures
humaines est à peine com m encé, dans un to u t p etit
secteu r de l ’anth ropolog ie, parce que l ’anth ropologie,
l ’ethnologie et la sociologie, com m e la linguistique, on t
dû se constituer d ’abord com m e sciences des différen­
ciations constatées entre les groupes humains, relati­
vem en t à leur o b je t d ’étude. Mais il suffirait, par exem ple,
d e réétudier le problèm e classique de la nom ination des
couleurs en liaison av ec les universaux technologiques
pour, en changer totalem en t l ’éclairage ; e t m odifier pro­
fon dém en t les con clusions q u ’on en tire habituellem ent
q u an t au x « visions du m on de » irréductiblem ent diffé­
rentes exprim ées par les systèm es différents de nom i­
nation des couleurs. On constate, en effet, que, dans
tou tes les langues étudiées de ce p oin t de vue, une partie
au m oins des couleurs est nom m ée par référence à des
technologies d e teinture, de peinture, de m arquage ou
de coloriage, par référence au m atériau d ’origine, au
p rod u it coloran t, au procédé, à la nuance définie par
com paraison a v ec un o b je t d e cou leur standard. Le
latin a de la sorte des term es qu i nous réfèrent au m iel,
à l ’ivoire, au buis, au lierre, à la cerise, au plum age du
pigeon , à la cendre, à la p oix , au m yrte, à la rouille, etc...
(com m e nous avon s, en français : bordeaux, cachou,
ta b a c, brique, havan e, e tc...). L e sanscrit a de m êm e
des term es référant au curcum a, au pelage du singe,
à l ’or, etc... L e grec, à la violette, au poireau, à des tein- 2 1

1. A gin sky, Languagt universal», p. 168.


2. Id., ibid., p . 168.
« V ision s du m onde » el traduction 215
tures extraites de divers coquillages, au safran, au feu :
l ’hébreu, au lait, au corbeau , à des nom s de pierres, ou
de m étaux précieux, à la chenille k erm ès; le canaque
a de n om breu x m ots pour noircir (avec l ’écorce de l ’arbre
buia, avec le cham pignon baru, avec le suc de l ’arbre
pémo, e t c ...1). Lévi-Strauss, à propos de la tribu brési­
lienne des N am bikw ara, note que « le jaune e t le rouge
form en t sou ven t pou r eu x une seule catégorie linguis­
tiqu e en raison des variations de la teinture d ’urucu
qui, selon la qualité des graines et leur état de m aturité,
oscille entre le verm illon et le jaune oran gé* ». T ou s
ces faits de nom ination de couleurs (outre q u ’ils perdent
leur étrangeté psychologique lorsqu’ils sont exam inés à
la lumière des universaux technologiqu es) m ènent à
constater que les c visions du m onde » q u ’ils extériori­
seraient ne son t pas incom m unicables : en référan t à
quelque chose de tangible dans le m onde extérieur, elles
perm ettent tou jou rs de saisir un m inim um invariant de
signification dénotative, qui peut tou jou rs être transmis
de langue en langue.

i x L ’existence de ces universaux de culture, d o n t


l ’origine est un problèm e anth ropologique difficile, m ène
à m ettre en lumière un autre phénom ène con n exe, e t
d ’une im portance im m édiatem en t visible pou r une théorie
de la tradu ction : le phénom ène de la convergence des
cultures, im pliquan t la com m unau té de référence à une
réalité culturelle, et, par conséquent, l ’équivalence déno­
tative (une fois de plus) des dénom inations, dans deB
cultures différentes. Or cette convergence, sou ven t m en­
tionnée rapidem en t par des sciences d on t elle n ’est pas
l ’o b je t d ’étu de essentiel, apparaît com m e recou vran t des
quantités de faits im pressionnantes, dès q u ’on entreprend
leur dénom brem ent.
C ’est déjà l ’op in ion couran te — et qui s’énonce tou ­
jou rs com m e allant de soi, ne prou van t rien, linguisti­
qu em en t sans intérêt — q u ’il existe une com m unau té
de culture européenne. L e peu de crédit linguistique 2 1

1. V o ir Problèmes de la couleur.
2. Lévi-Strauss, Tristes tropiques.
216 L e s problèm es théoriques de la traduction

actuellem en t de cette opinion, pou rtan t courante, s'ex p li­


qu e su rtout par l’usage q u ’en a fait la linguistique tra­
ditionnelle, laquelle passait tém érairem ent, com m e par
décret, des faits linguistiques à la psych ologie des peuples.
E t ceci depuis M m« de Staël et H u m bold t, ju sq u ’à W h o rf,
sans soupçonner la com plexité des questions q u ’elle sup­
posait ainsi résolues. B a lly est très représentatif en E urope
de cette attitu de sans prudence : parlant de < la con ver­
gence des langues m odernes des pays dits civ ilisés1 »,
con statan t que, p ou r ces langues, « le nom bre des sym boles
interchangeables de langage est devenu si considérable
qu e l ’effort de réflexion [quand il faut traduire] est pou r
ainsi dire nul », il abou tit à des énoncés de ce genre :
c Les calques et les em prunts suffiraient à prou ver l ’exis­
ten ce de cette mentalité européenne *. » A l ’autre extré­
m ité de l ’éven tail linguistique, on trou ve les énoncés de
W h o rf qui, to u t en se défen dan t de v ou loir établir des
correspondan ces m écaniques entre langage et cu ltu re 3 2
1,4
insistent sur le fait que < la gram m aire des langues euro­
péennes » com p orte une relation « avec notre culture
occid entale ou européenne ». Cette relation réciproque
in clu t « les larges notions d ’expérience que le langage
réBume sous des term es tels que substance, matière, espace,
temps* », d it W h orf. « E t com m e, ajou te-t-il, en ce qui
concerne les traits ici com parés, il existe peu de différences
entre l ’anglais, le français, l ’allem and, ou les autres langues
européennes à l ’ex cep tion possible (m ais peu probable)
des langues balto-slaves e t n on indo-européennes, j ’ai
considéré ces langues en b loc, com m e un seul groupe,
nom m é Standard Average European [européen m oyen
courant] (S. A . E .) 3 ». Ceci lui perm et de passer de la
linguistique S. A . E. à la considération, en propres term es,
du « m on de de pensée habituel en européen m oyen cou ­
ra n t* ». Contre cette précipitation psycho-linguistiqu e,
la linguistique m oderne, m êm e la plus m odérée, m ain­

1. B ally, SlylUtique, p p . 22-23.


2. Id., ibld., pp . 51-52 e t p. <8.
3. W h orf, Language, p . 139, note 1.
4. Id., Ibid., p . 138.
6. Id., ibld., p. 138.
8. Id., ibid., p. 147.
« V isio n s du m onde » et traduction 217

tient ses mises en garde. P ar exem ple, parlant d ’un ouvrage


de M alblanc qui synthétisait cette tendance à prop os
d'u n e stylistique com parée de l ’allem and et du français,
V endryes con céd ait d ’abord cette com m unauté cultu­
relle européenne : « L e progrès des relations culturelles
a sans dou te rapproché les langues occidentales de l ’ E urope
au p oin t q u ’on peu t sou ven t passer de l’une à l ’autre
par simple transposition de vocabula ire, en traduisant
m ot p ou r m o t 1 », disait-il. Il insistait ensuite — attitu de
de linguiste — sur les différences entre langues euro­
péennes « malgré cette tendance à l ’uniform isation,
manifeste dans la correspondan ce adm inistrative et com ­
m erciale, ou dans les bulletins d ’inform ation, etc... » 2 1.4
3
Ce malgré allait dans le sens de M alblanc, mais le dernier
m ot de V endryes était q u ’il est hasardeux d ’en tirer des
conclusions sur la psycholog ie des peuples, et q u ’ un
linguiste doit s’en abstenir.
Cependant cette défiance de la linguistique m oderne
vis-à-vis de to u t m entalism e ou psychologiam e a priori
n ’em pêche pas des structuralistes am éricanistes, plus
convaincus, de faire état de ces convergences culturelles
européennes, et de leur incidence, n otam m ent, sur la
facilité relative de tradu ction qui en découle. N ida, par
exem ple, qui' pose que « les m ots ne p eu ven t pas être
com pris correctem en t, séparés des phénom ènes culturels
localisés don t ils sont les sym boles », pose aussi que « la
plu part des traductions avec lesquelles nous somm es
familiarisés on t été exécutées à l’intérieur de la famille
linguistique indo-européenne et, pou r la plus grande part,
la culture de ce dom aine linguistique est relativem ent
hom ogène * ». W einreich, étu dian t les causes de l’em prunt
lexical, ad m et que « une masse considérable de culture
com m une en E urope est reflétée dans le vaste corpus du
vocabula ire com m u n à toutes les langues européen nes* ».
E t V og t, à son tour, s’exprim e en ces term es : « Il semble
hautem en t im probable que les développem en ts convergents

1. Vendryes, J., C om pte ren du de M alblanc dans B.S.L., t. X L I I , 1946,


fasc. 2, p. 116.
2 . Id., Ibid., p . 116.
3. N ida, Lingulallu and elhnologg, pp. 207 et 194.
4 . W e in r e ich , Languaget, p . 57.
218 L e s problèm es théoriques de la traduction

des langues de l’ E urope occid entale durant les 1 500 der­


nières années soient purem ent accidentels. Ils pourraient
sans doute être expliqués com m e reflétant le fait qüe les
com m unau tés européennes se son t toutes, grosso modo,
dévelop pées su ivant des lignes sem blables, depuis les
économ ies agraires ju sq u ’au capitalism e industriel m oderne,
si e t seulem ent si les structures linguistiques pou vaien t
être mises en corrélation sans équ ivoque avec les structures
sociales [...] Com m e de telles corrélations n ’on t cependan t
pas été ju s q u ’ici démontrées, les convergen ces doiven t
être dues au x con tacts linguistiques incessants, au bilin­
guism e largem ent répandu, et à la diffusion des phénom ènes
d ’interférence lin gu istiqu e1 ». U n tel énoncé m ontre bien
qu e si les linguistes peuvent être en désaccord quant aux
causes des convergences constatées, la m atérialité ni
l’étendue de ces convergences elles-mêmes ne son t niées *.
Or, une théorie de la tradu ction n ’est liée q u ’à cette exis­
tence, et à cette extension des con vergences con statées,
quelles q u ’en soient les explications proposées.
On pourrait penser néanm oins que c ’est peu de fon der
l ’intertraductibilité. relative des langues européennes sur
l ’existence d ’une com m unauté culturelle européenne. Ce
serait con stater seulem ent l ’illusion d ’optiqu e linguistique
qu i a fait si longtem p s croire à la possibilité de traduire,
parce q u ’on ne traduisait q u ’ à l ’intérieur d ’un dom aine
linguistique e t culturel com m un. Mais, en réalité, étant
don n é les dém onstrations des div ergen ces8 linguistiques
profon des, m êm e entre langues indo-européennes, le fait
d ’adm ettre — en m êm e tem ps que ces divergences —
la présence de convergen ces dues à la com m unau té cu ltu ­
relle, est déjà un argum ent de poids quant à la possibilité
d e traduire en dépit du fait que les systèm es linguistiques
son t « incom m ensurables ».
Mais il y a plus. Cette con vergence constatée p ou r les
langues indo-européennes de l ’E urope occiden tale seule- *3 2
1

1. V o g t, C om pte rendu de : W eln reich ... p . 373.


2 . Guiraud, dans Le» caractère» tlalistiquc» du vocabulaire, cite les dém ons­
trations tirées d e ce dom aine : • M adem oiselle E aton relève 700 m ots com ­
m uns [qu ant & la sign ification] a u x listes des 1.000 m ots les plus em ployés,
établies pou r l'anglais, le français, l'esp agn ol et l'allem and > (Ibid., p. 60).
3. Ce son t elles qu i nourrissent la • stylistique com parée • de M alblanc,
de V in a y, la < ty p o lo g ie linguistique > d'U üm ann , etc.
« V ision s du m onde » et traduction 219

m ent, d ’autres linguistes (ou bien les m êm es) l’étendent


bien au-delà. Depuis un siècle, au m oins, force est de
reconnaître qu ’il n ’y a plus de culture isolée. Sapir disait
déjà — dans son chapitre intitulé : Comment les langues
s'influencent réciproquement — qu ’à cause de ce fait, * il
serait difficile de citer une langue ou dialecte com plètem ent
isolés », et que « le fait serait encore plus rare parm i les
peuples p rim itifs1 ». Les A gin sky le répètent, avec raison,
car la chose cesse d'être une banalité dès q u ’on la pose
com m e une tâche d ’anth ropologie culturelle ou de linguis­
tiqu e à l’ordre du jo u r : « Depuis un certain tem ps les
con dition s des com m unica tions se son t trou vées tellem ent
améliorées q u ’il n ’y a pratiquem ent pas de cultures isolées,
ce qui perm et dans le développem en t de l’époque m oderne
une diffusion de traits de culture universels * ». Lorsque
Guiraud, cherchan t à m ontrer les difficultés d ’application
de la m éthode historique en matière de sém antique, écrit
que ces difficultés s’expliq uen t par « les con tacts [...]
devenus si com plexes q u ’ils échappent à tou te description
et d éfin ition * », il constate la m êm e chose d ’une autre
manière. E t c ’est souligner l’un des universaux culturels
les plus vastes et les plus v oya n ts que de dire com m e
B enveniste : « C’est un fait que, soumise aux exigences des
m éthodes scientifiques, la pensée adop te partou t les mêmes
démarches, en quelque langue q u ’elle choisisse de décrire
l’expérience. E n ce sens, elle dev ient indépendante, non
de la langue, mais des structures linguistiques particulières.
La pensée chinoise peut bien avoir inventé des catégories aussi
spécifiques que le tao, le yin et le y en g : elle n’en est pas
moins capable d'assimiler les concepts de la dialectique maté­
rialiste ou de la mécanique quantique sans que la structure
de la langue chinoise g fasse obstacle * ». On ne saurait
m ieu x caractériser la science com m e un outillage universel,
un des universaux technologiques et culturels les plus certai­
nem ent prouvés. Un tou t autre biais, celui du problèm e
d ’une langue universelle artificielle auxiliaire, con du it
M artinet vers la m êm e con statation, non seulem ent des 3 2
1

1. Sapir, Le langage, p. 182.


2. Agin sky, Language univenale, p. 168.
3. Guiraud, Lee champs morpho-sémantiques, p . 284.
4 ; Benveniste, Catégories de langue, p. 429.
220 L e s problèm es théoriques d e la traduction

universaux de culture en leur aspect statique, mais en leur


dynam ique : « Il s’agit, dit-il & p rop os d ’une langue arti­
ficielle universelle auxiliaire, d ’assurer les rapports linguis­
tiqu es entre des gens de m êm e civilisation, ou qui ont
attein t un degré d ’évolu tion pratiquem ent identiqu e [...]
U ne langue com m une com plète suppose un large fonds
com m u n de civilisation [...] C’est pour cette form e de
civilisation q u 'on cherche a u jou rd ’hui une langue com ­
m une [...] El si celle langue doit être une langue mondiale,
c’est que celle forme de civilisation tend aujourd'hui à être
mondiale1 ».
De tels points de vue m ontrent com bien la n otion de
convergen ce des cultures, et celle d ’universaux de culture
on t, au jou rd ’hui, gagné, m êm e en linguistique, le droit &
l ’existence reconnue. R ien de plus significatif à cet égard
qu e le changem ent d ’attitu de enregistré d evan t les faits :
lorsque Jespersen en globait l’étude de certains traits des
langues, q u ’ on appellerait a u jou rd ’hui des traits tendan-
ciellem ent panchroniques ou des universaux linguisti­
q u e s 2, dans la thèse discutable d ’ un progrès des langues,
il recueillait le scepticism e s. Mais a u jou rd ’hui, débarrassée
de tou te présupposition, l’ étude des convergences linguis­
tiqu es est considérée com m e un problèm e théoriqu e légi­
tim e, im portan t m êm e. C’est le thèm e de l’article déjà
cité de V og t *. M artinet fonde, à deu x reprises, la légitim ité
de cette étu de en linguistique générale : en 1954, il insiste
sur le fait que les dialectes naissent aussi bien par con ver­
gence, par con cen tration d ’une nébuleuse linguistique de
patois de villages au tour d ’ un bou rg devenu centre — que
par divergence. II pose n ettem en t que « les linguistes
doiv en t dorénavant se m ontrer pleinem ent conscients
de ce fait que la divergence est seulem ent la m oitié du
tableau com p let [de l’év olu tion linguistique], l ’autre
m oitié étan t la convergence 8 ». Il m ontre bien que la

.1 . M artinet, Langues artificielles, pp. 41-42.


2. Jespersen, Progress in language (Ch. ix ). Par exem ple : élim ination
des phonèm es dlfllciles, disparition graduelle des accen ts m usicaux, raccour­
cissem ent des signes, syn taxe à ordre libre, élim ination des types ilexlonnels,
réduction du nom bre des Irrégularités, etc...
3. Cf. V en dryes, Le langage, pp. 405, 409 e t ss.
4. V ogt, Compte rendu de : W einrelch, p p . 373-374.
5. M artinet, Dialeel, pp. 10-11.
« V isio n s du m onde » el traduction 221
convergen ce linguistique est liée, com m e la divergence,
à une donnée fondam entale de l’ acte de com m u n ication :
la nécessité d ’intercom préhension. Cette nécessité, sensible
dans l’évolu tion linguistique au niveau du dialecte, ne cesse
pas par décret au niveau des grandes langues et des grandes
cultures. On pourrait presque dire : au contraire. « Le
con ta ct [des langues] engendre l ’im itation, et l’im itation
engendre la convergence linguistique, écrit M artinet en
1956. La divergence linguistique résulte de la sécession,
de l’éloignem ent, de la perte de con ta ct [entre com m u nau tés
linguistiques]. En dépit des efforts de quelques rares grands
linguistes, com m e H ugo Schuchhardt, la recherche linguis­
tique a ju sq u ’ici favorisé l’étude de la divergence au x
dépens de la convergence. Il est tem ps que le ju ste équ i­
libre soit rétabli. La con vergence linguistique doit être
observée et étudiée dans tous les dom aines et pou r toutes
les époques 1..> ». Martinet, certes, parle ainsi pensant au x
dialectes, et au x langues considérées une à une, ou p lu tôt
deux à deu x. T ou tefois, ce n ’est pas extrapoler, ni déform er
sa thèse qu e de vou loir aussi lui donner sa signification
la plus générale, en donnant aux faits de convergen ce
(culturels aussi bien que linguistiques) leur signification
la plus générale aussi.
Les effets de cette convergen ce des cultures (d on t la
con vergen ce linguistique est un reflet partiel) on t été de
plus en plus signalés par les ethnologues, d on t L év i-
Strauss a résumé le drame en term es parlants : V oici « le
cercle infranchissable, écrit-il : m oins les cultures humaines
étaient en mesure de com m uniquer entre elles et don c de se
corrom pre par leur con tact, et m oins aussi leurs émissaires
respectifs étaient capables de percevoir la richesse et la
signification de cette diversité [des cultures]. En fin de
com pte, je suis prisonnier d ’ une alternative : tan tôt v o y a ­
geur ancien, con fron té à un prod ig ieu x spectacle d on t tou t
ou presque to u t lui échappait, pire encore, inspirait
raillerie et dégoût, ta n tôt v oyag eu r m oderne courant
après les vestiges d ’une réalité disparue *. »
Il paraîtra peut-être littéraire, mais ce ne l’est pas,
de résumer cette accélération de la convergence des cultures
1. M artinet, Préface, dans : W eln reich : Languages in contact, p. v in .
2. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, p. 33.
222 L e s problèm es théoriques d e la traduction

par une page de Teilhard de Chardin. Cette « planétisation >


de l’espèce hum aine, cette « noosphère » qui paraît encore
a u jou rd ’hui scien ce-fiction philosophique, m agie de savant
visionnaire un peu trop poète, dem ain sera le chapitre
in trodu ctif, presque banal, de tou s les traités : c Depuis
longtem ps, sans doute, le groupe hum ain a réussi à cou vrir
la face de la Terre, et depuis longtem ps aussi, cette u biqu ité
zoologiqu e tend à se m uer en totalité organique. Mais
n ’est-il pas évid en t q u ’au jou rd ’hui seulem ent la tran sfor­
m ation parvient à son p oin t de m aturité? Suivons, au
lon g de l’histoire, les grandes étapes de cette agrégation.
D ’abord, s’élevant de la nuit des tem ps, une poussière
de groupes chasseurs, disséminés un peu p artou t sur
l ’A ncien M onde. Puis, il y a environ quinze mille ans,
une autre poussière (déjà bien plus grosse et plus distincte),
celle des groupes agriculteurs, fixés en quelqu e vallée
heureuse, centre de vie sociale, où l’ H om m e, enfin stabilisé,
achève de développer la force expansive qui lui perm ettra
d ’envahir le N ou veau M onde. Puis, il y a sept ou
h u it mille ans, apparition des premières civilisations
cou v ra n t chacune de larges m orceau x de continents.
Puis de véritables empires. E t ainsi de suite, par taches
humaines de plus en plus larges, se rejoignant sur les
bords, s’absorb ant sou ven t pou r se segm enter ensuite,
mais b ien tôt après se reform er en taches plus larges encore.
Ceci posé, de cet établissem ent, et de cette prise irrésis­
tible, ne voyon s-n ou s pas, sous nos yeu x, se réaliser les
ultim es efforts? Sur la carte des peuples, les derniers « blancs »
ont disparu. T ou t est m ainten an t au con tact, e t com bien
serré 11... »

x T el est le vaste ensemble de raisons pou r lesquelles


o n p eu t parler d ’ universaux de langage : cosm ologie,
biologie, ph ysiologie, psych ologie, sociologie, anth ropo­
logie culturelle e t linguistique elle-même con trib u ent à
dresser ce vaste inventaire de traits com m uns, grâce
auxqu els le nom bre des références et des dén otations
com m unes perm et le passage de tou te langue en tou te
langue, pou r de très vastes secteurs de l’expérience hum aine,

1. Teilhard de Chardin, L’avenir de l’homme, pp. 222-223.


« V isio n s du m onde » et traduction 223
qui v o n t s’élargissant. Les A gin sk y on t raison, « l ’inven­
taire com plet ne pourra être fait que par une recherche
inter-langues d ’ une am pleur con sid éra b le 1 ». Mais, en
même tem ps, peuvent-ils affirmer déjà : « les universaux
sont beau cou p plus nom breu x q u ’on ne le suppose * ».
Une fois reconsidérées attentivem ent toutes les différen­
ciations entre systèm es linguistiques si sou ven t décrites,
on peu t conclure avec eu x : « N ous insistons seulem ent
sur ce fait q u ’en regard de toutes ces différences, il reste
néanm oins une masse im portante et im possible à éviter
dç traits universels com m uns [à toutes les langues] et de
sim ilitudes qui m éritent l’étude la plus atten tive *. »
E t si l’ on accep te cette conclusion mesurée, fondée sur
des faits e t des analyses difficilem ent récusables, il faut
conclure aussi que la traduction de tou te langue en toute
langue est au moins possible dans le dom aine des univer­
saux : prem ière brèche dans un solipsisme linguistique
absolu. 1
3
2

1. Aginsky, Language universals, p. 170.


2. Id., ibid., p. 171.
3. Id., ibid., p. 171.
C I N Q U I È M E P A R T I E

Civilisations multiples et traduction


CH APITRE XIII

( , » ’ :' ,(■ *

U eth n ograph ie est une traduction

i II a fallu ju sq u ’ici centrer la discussion sur les rela­


tion s de fait entre linguistique et traduction ; puis sur les
apports de la linguistique m oderne à la solution des p ro ­
blèm es de la tradu ction . Cette insistance a été nécessaire
parce que ces apports dans beau cou p de travau x n ’avaient
jam ais été rassemblés, ni discutés, ni synthétisés du poin t
de vu e de la tradu ction . Ce q u ’on s’est prop osé ju sq u ’ici,
c ’était d on c de fon der ce droit, q u ’ a la traduction, de figu­
rer com m e problèm e linguistique n otable, dans un traité
de linguistique générale. Cette tâche, dans la mesure où
elle a été accom plie, a ju stifié contre certains traducteurs
d on t le porte-parole est Cary, le droit q u ’a la linguistique
de considérer la tradu ction com m e un problèm e de son
ressort.
Mais ce serait com m ettre l’erreur inverse de celle qui
v ien t d ’ être longuem en t com battu e, que de vou loir enfer­
mer la tradu ction , ses problèm es et ses solutions, dans les
frontières de la linguistique — et surtout dans les frontières
de la région centrale de la linguistique : la linguistique
descriptive m oderne, la linguistique structurale.

il Prétendre — puisque chaque langue est décrite


com m e un systèm e algébrique de relations et de corréla­
tion s form elles — que la tradu ction peut être réduite à des
problèm es de conversions algébriques form elles, au passage
m écanique des form ules linguistiques d ’ un systèm e (le
russe, par exem ple), au x form ules linguistiques d ’un autre
systèm e (le français), c ’est une vu e partielle q u ’on prend
p ou r une vue totale. E t cette erreur découle en grande
228 L e s problèm es théoriques de la traduction

partie d ’ un em ploi m étaphorique de l’expression système


[algébriqu e], incon sciem m ent prise au sens propre. Il
est bien vrai que par tou te sa partie totalem ent réductible
en systèm e — la m orpholog ie et la' syntaxe — chaque
langue est une espèce d’algèbre. Mais il est non m oins vrai,
nous l’avons v u , que tou te une autre partie de la langue
— le lexique — a résisté ju sq u ’ici à ce traitem ent. E t par
conséquen t, laissant de côté la question théorique d ’une
possibilité de réduire ultérieurem ent le lexique à un ensem­
ble de structures form elles rigoureuses, nous pou von s
considérer, ici et m aintenant, q u ’une théorie de la tra­
du ction d oit se passer par force de cet instrum ent — la
structu ration form elle de to u t un lexiqu e — n on encore
inventé, ou décou vert.
Les m athém aticiens eux-m êm es d ’ailleurs suggèrent que
cette lim ite posée à l’em ploi de l ’expression système algé­
brique (appliquée au x langues) est peut-être de nature
logique. E n effet, q u ’il s’agisse d ’un théoricien classique
com m e B ouligan d, ou d ’un carnapien com m e B ar-H illel,
ils insistent sur ce fait que la m athém atique form elle, en
ta n t que systèm e de relations formelles, est une espèce
de m odèle vid e, qui n ’acquiert sa pleine validité que s’il
est vérifié dans un m on de de significations. T ou te algèbre
ne d evien t utilisable que finalem ent confron tée à ce m on de
des significations, qui est le m on de des vérifications —- dans
lequel on affecte, au x signes et sym boles algébriques, des
valeurs arithm étiques (num ériques) qui les éprouven t.
« On ne saurait, d it B ouligan d, tirer de la m athém atique
elle-m êm e une preuve de la cohérence de cette science
envisagée globalem ent [...]. Les conclusions doiv en t être
finalem ent confron tées avec les faits qui on t suscité la
th é o r ie 1. » E t aussi : « la sérénité du travail m ath ém atique
ne peu t [...] se fon der que sur des justifications d ’ordre
extérieu r* ».
A ces form ules nettes, mais q u ’on peut trou v er trop
générales (elles son t les conclusions de to u t un traité),
B ar-H illel offre l ’illustration d ’une analyse logique de
détail, à p rop os du langage scientifique, celui de la physiqu e

1. Bouligand , G. et Desbats, J ., La mathématique et ton unité, Paris,


P a y ot, 1947, pp. 297-298.
2. Id., ibid., p. 297.
C ivilisations m ultiples et traduction 229
étant pris com m e exem ple. Il insiste sur le fait qu e les
m odèles m athém atiques (il les appelle un « sub-langage
théorique ») qui décrivent abstraitem ent les phénom ènes
de la physique doiv en t être assortis de certaines règles
de correspondan ce avec la réalité physique concrète, à
propos desquelles il écrit ces lignes rem arquables : « L a
théorie par elle-m êm e, sans [ces] règles de correspondan ce,
est un calcul non inlerprélé. Ses term es et ses phrases sont,
jusqu e-là, privés de sig n ifica tion 1, et le sub-langage
théorique, jusque-là, est inutilisable com m e m oy en de
com m unica tion. A v e c l’adjon ction des règles de corres­
pondance, les term es th éoriques son t interprétés, les
phrases théoriques acquièrent une signification, le langage
théorique to u t entier d evien t m oyen de com m unica­
t i o n 1 ».
L e caractère vide de ces grands m odèles m athém atiques
abstraits se trou v e illustré par la mise en éviden ce de
systèm es isom orp h es8, c ’est-à-dire de m odèles m athém a­
tiquem ent polyvalents. C’est ainsi, d it M andelbrot, que
les équations de la therm odynam ique (le schém a m athém a­
tiqu e de ces lois physiques) fournissent un m odèle pure­
m ent form el qui con vien t au traitem en t m athém atique
de la statistique linguistique, de l ’économ étrie, de la
théorie des grands systèm es de neurones, des grands
autom ates, des je u x de stratégie com plexe, des théories
sur la popu lation , des problèm es de ta xon om ie 32
1
4*. On ne

1. L ’ in o n d a tio n d e Bar-H illel est sans dou te excessive. Les < phrases
m athém atiques • ne son t pas privées de toute sign ification. Leur nature
form elle, c ’ est-à-dire leur abstraction par ra pp ort au con cret (leur générali­
sation du con cret) garde une certaine valeu r de sign ification partielle :
elles signifient des relations à des niv eaux d ’abstraction qui peu ven t être
très différents : i R j , relation logique (2 est en relation avec y) est plUB
abstrait que 2 + y, 2 — y, x = y, x.y, 2 > y, 2 < y, relations algébriques
sém antiquem ent concrètes. L e plan de co n stru ctio n d ’ un pon t, sans aucun e
indication d'échelle, et sans aucune cote, signifierait l’ idée abstraite d 'u n
oertain ty p e de p on t : une seule co te, cep endant, la plus quelconqu e, per­
m ettrait de recalculer tou t le p on t de proche en proche, de lu i donner sa
sign ification con crète com plè te (longueur, largeur, hauteur, e tc...). L e pon t,
sans échelle ni cote, est la figure d ’ un calcul non interprilt; la cote unique
In troduit à elle seule toutes les règles de correspondances avec la réalité.
2. Bar-H illel, Tkree remarks, p. 331.
3. Blanché, L'axiomalique, Paris P .U .F ., 1955, pp. 37-39.
4. M andelbrot, Logique, langage et théorie de la communication, Paris,
P .U .F ., 1957, pp . 7 e t ss.
230 L e s problèm es théoriques de la traduction

saurait m ieu x m arquer, que ces m athém aticiens ne font,


le côté par où les systèm es m athém atiques form els m éritent
de se v oir ap p liqu er le dicton que W ittg enstein applique
au langage : ils n ’on t pas de signification [com plète],
ils n ’on t que des usages — et c ’est bien d ’eu x q u ’il fau t
dire : don't look for the meaning, look for lhe use, ne cherchez
pas leur signification, cherchez leur usage. E t le seul
usage q u ’on peut en faire, c ’est de rem plir leurs form es
vides au m oyen de règles de correspondan ce, avec des
valeurs, ici arithm étiques et physiqu es, nom bres, dis­
tances, vitesses, masses, etc..., ce qui les rend (pleinem ent)
signifiantes.

m Le parallèle avec la linguistique à cet égard n ’est


ni artificiel, ni superficiel. E n effet, la linguistique descrip­
tiv e m oderne (la structurale, la distributionnelle) obtient,
ou pourrait obtenir, des form ules vides, m orphologiques
et syntaxiques, de ce m êm e ty p e : on peut dire q u ’elles
reflètent la structure des langues com m e des calculs non
interprétés. Mais elles ne deviennen t signifiantes que lors­
q u ’on leur ad join t des valeurs concrètes qui les rattachent
au m on de de l’expérience non-linguistique : la sém antique
(ou p lu tôt le lexiqu e) est à la linguistique descriptive
form elle, ce que l’arithm étique est à l’algèbre.
E t la preu ve que ces deu x lectures linguistiques sont
séparém ent possibles — celles des structures formelles
non-interprélées, celles des structures formelles inter­
prétées par ad dition de valeurs sém antiques (la lecture
algébrique, et la lecture arithm étique des formules) cette
preu ve est facile à fournir.
Un prem ier exem ple est donné par les langues encore
insuffisam ment déchiffrées. Ainsi on peu t actuellem ent
lire en palaïte des énoncés qui m atérialisent, une fois
transcrits et traduits, cette « dem i-lecture » d ’une langue :
« Les kuwanis, dans le taJiura q u ’ils soient en... ; les warlahis,
dans le kuwàlima, q u ’ils soient en ..., — toi, tâzzu (im p.
sg. 2) les ittinanla; toi, tâzu les kartinanta!1 ».
Un secon d exem ple est donné par l’expérience courante,

1. V o ir Kam m enhuber, A , Esquisse de grammaire palatte, dans B.S.L.,


t. L IV (1655), lasc. I, p. 43. Au tres exem ples ty piq u es, pp. 43-44.
C ivilisation s m ultiples el traduction 231
dans les langues étrangères au stade où l’on en con n aît
pratiquem ent le systèm e m orphologique et syntaxiq ue
com plet, mais insuffisamment le vocabulaire.
Un troisième exem ple est apporté par les argots (« L ourde
ta bafouille, tu m ’enboucanes à jaspiner com m e un cave »).
Un quatrièm e exem ple est fourni d ’une m anière q u ’on
pourrait appeler chim iquem en t pure par un jeu litté­
raire don t le m odèle parfait d oit être H enri M ichaux :
« Il l’em parouille et l ’endosque con tre terre; il le rague
et le roupète ju sq u ’à son drâle; il le pratèle et le libuque
et lui barufle les ouillais; il le tocarde et m arm ine, le
manage râpe à ri et ripe à ra, enfin il l ’écorcob a lisse1 >.
U n dernier exem ple enfin, de ce dou ble sens qu e peut
prendre l ’expression « Je sais le français », nous est donné
brutalem ent par tou s les énoncés apparem m ent m oins
étranges que nous reconnaissons pou r être du français, d on t
nous lisons la structure form elle *, mais que nous ne com ­
prenons pas faute de posséder les valeurs sém antiques
qui les rendraien t (pleinem ent) signifiants *. S oit quand
un N euchâtelois d it : « Les cantiques qui n ’on t pas de
fourre n ’osent pas sortir des rangs », soit quan d un p h y ­
sicien d it que « la fam ille F est form ée par tou s les inter­
valles de l ’extension en phase G qui son t issus de pavés
à extrém ités rationnelles des espaces d 'observ ation des
diverses grandeurs observables *. »

iv On pourra penser que tou t ce qui précède est


la dém on stration trop laborieuse d ’un truism e linguis­
tique, d ’une vérité de fait universellem ent adm ise, au 43
2
1

1. M ichaux, Le Grand Combat, dans l 'Espace du dedaru, Gallim ard, 1944,


p. 16. C.C. FrieB a longuem ent analysé ce procéd é sur les exem ples de
< J a b berw ock y verses > d’Alice au paye de» merveille», et précisém ent pou r
Illustrer la n otion de a sign ification structurale > q u 'o n rejoin t Ici par le
biais de celle de a ca lcu l non-interprété ■ (V oir : The tlruclure of Englith,
pp. 70-72).
2. V oir les pages où C. C. Fries a b ou tit à poser catégoriquem ent q u ’ en
linguistique il y a d eu x sortes de significations, les a lexicales > et les a struc­
turales a [The structure of English, p. 66).
3. L e langage enfantin fournirait aussi de bonnes dém onstration s de
cette dissociation nette entre acquisition des significations structurales
et des sign ifications lexicales, de m êm e que la • gram m aire des fautes a.
4. P. D estou ches-F évrier, La structure de* théorie» physiques, P .U .F .,
1951, p. 11,
232 L es problèm es théoriques de la traduction

m oins depuis S aussu re1. Mais ce truisme, apparem m ent


im prod u ctif en linguistique, est une vérité productive
dans une théorie de la traduction. Il suggère à son tou r —
com m e la tendance des structuralistes & retrancher la
sém antique de la linguistique form elle prop rem en t d ite ;
com m e la résistance du lexiqu e à se laisser structurer
sur le plan purem en t linguistique ; com m e la persévérance
des logiciens e t logisticienB à m ettre une cou pure p ro­
fon de dans leurs « langues • axiom atiques, entre syntaxe
e t sém antique — il suggère à son tour, don c, que le systèm e
de com m u n ication constitué par le langage pourrait bien
être, en fait, la com bin aison de deux familles au m oin s de
systèm es sém iologiques d ’espèce ou de nature différente :
la fam ille des systèm es constitués par la ph on ologie, la
m orph ologie e t la syn taxe, d ’une part, aisém ent form a­
lisés au jou rd ’hui — et le systèm e « sém antique » form é
par le lexique, systèm e d on t l ’obscurité structurelle n ’a
pas été percée ju sq u ’ici, si structure il y a.
L a traduction, qui est une série d ’opérations d on t les
m atériaux initiau x e t les produits finaux son t des signi­
fications, peu t bien dans des opérations intermédiaires
a v oir recours à la linguistique form elle; mais elle ne
peut pas dem eurer dans ce dom ain e de l ’algèbre linguis­
tique, du calcu l n on interprété — finalem ent, tou jou rs,
elle d oit rentrer dans le dom aine du calcul interprété,
de l ’arithm étique linguistique, assigner — c ’est-à-dire
— des valeurs sém antiques concrètes au x form ules vid es :
rentrer dans le m on de des significations. Com m e activité
pratique, la tradu ction ne peut don c pas se con ten ter
de cette position m éth odologiq u e, inattaqu able scienti­
fiquem en t, de la linguistique m oderne : attendre, pou r
les utiliser, que les lois de la structuration sém antique
soient découvertes.

v Sur ce point, la linguistique am éricaine propose

1. E n core que ce tte division entre ■ l'algèbre « et • l'arith m étiq ue ■ du


langage ne coïn cide pas exactem en t a vec la division eaussurienne d e la
langue et de la parole. C'est une division qui passe entre ph onologie -m orp h o-
logle -syn ta xe d'u n e part, et lexique de l’ autre; tandis que la divisio n saussu-
rienne passe entre phon ologie, m orpholàgie, syn taxe et sém antique con si­
dérées co m m e systèm es abstraits d ’ une part, e t leur actu alisation con crète
d a n s un discou rs don né, d'a utre part.
C ivilisations m ultiples et traduction 233
une première solution du problèm e q u ’elle fu t la prem ière
à poser. Critiquant la n otion traditionnelle de sens [mean-
ing ], et niant — depuis B loom field ju s q u ’à Z. S. Harris
— tou te possibilité d ’accéd er totalem ent au x significa­
tions, la linguistique américaine aboutissait à retrancher
la sém antique de son dom aine. C’est aussi cette op é­
ration q u ’on t reflétée les termes qui définissent cette
con ception de la linguistique : linguistique descriptive,
linguistique form elle, linguistique structurale, linguis­
tiqu e distributionnelle, linguistique interne. Mais si l ’on
ex clu t de cette linguistique « interne » tou te référence
au x significations, c ’est-à-dire à la sém antique, il fau t
réintroduire celle-ci sur un autre p oin t du dom aine de
la linguistique générale, créer de nouvelles divisions dans
ce dom aine, ou lui annexer de nouvelles provinces. Cette
étude des significations, que la linguistique interne écarte,
s ’est d on c vu e confiée à des spécialités neuves (ou vieilles,
mais rebaptisées) de la linguistique générale : la p sy ­
chologie du « com portem en t significateur », la p sych o­
linguistique; et surtout, la socio-linguistique, l ’ethno­
linguistique, et m êm e la « m éta-linguistique ». Si l ’on
appelle ethnographie la-description com plète de la culture
totale d ’ une com m unau té donnée, et si l ’on appelle cultures
l ’ensem ble des activités et des institutions par où cette
com m unauté se m anifeste (technologies, structu re et
vie sociale, organisation du systèm e des connaissances,
droit, religion, m orale, activités esth étiqu es1), on peu t
souscrire à cette définition (que Trager a donné de sa
« m étalinguistique ») : < Les relations entre le langage
et chacun des autres systèm es culturels con tien dron t
toutes les significations des form es linguistiques et cons­
titu eront la m étalinguistique de cette cu ltu re* ». On
peut critiquer ce term e de métalinguistique, et — com m e
nous l ’avons v u à prop os su rtout de W h orf — l ’idée
que la « m étalinguistique » américaine se fait des rap­
ports (d ’analogie, de parenté, de causalité mêm e) entre
systèm es culturels et systèm e linguistiqu e; mais la lin­
guistique am éricaine a raison sur un point, le poin t de

1. Dana cette accep tion , le term e ethnographie correspond à la descrip­


tion de ce qu i a été nom m é civilisations dans le ch. v ci-dessua.
2. Trager, The field oj lingaistics, S. I. L ., Occasional papers, n ° 1, 1949.
234 L e s problèm es théoriques de la traduction

départ : le con tenu de la sém antique d ’une langue, c ’est


l ’ethnographie de la com m unau té qui parle cette langue.
E t ce nouveau truisme apparem m ent im p rod u ctif en
linguistique est, lui aussi, p rod u ctif dans une théorie
de la tradu ction , parce q u ’il ouvre une v oie d ’accès, très
m al explorée juBqu’ici, vers les significations.

vi Quand on d it que, sur ce point, la linguistique


am éricaine a raison, on v e u t souligner sim plem ent que
sa dém arche m éth odologiq u e et ses excès m êmes abou ­
tissent à la form ulation la plus claire et la plus scienti­
fique. Mais on peu t dire aussi q u ’em piriquem ent cette
idée a été connue de to u t tem ps. C’est la vieille idée
des traducteurs gréco-latins, que pou r traduire le sens,
il ne suffit pas de connaître les m ots, mais q u ’il fau t
aussi con naître les choses d on t parle le te x te ; la vieille
idée d ’ Étienne D olet, qui réclam ait du tradu cteu r non
seulem ent la connaissance de la langue étrangère, mais
celle du « sens et matière » de l’ouvrage à traduire. C’est
l ’idée — partiellem ent juste, on le v o it — qui pousse
E d m on d Cary à soutenir que la tradu ction n’est pas
une opération linguistique (alors qu ’il aurait raison s’il
disait : n’est pas une opération seulement linguistiqu e);
mais q u ’elle est une opération sur des faits liés à to u t
un con tex te culturel (il aurait d on c plus raison de dire :
une opération sur des faits à la fois linguistiques et cu ltu ­
rels, mais d on t le p oin t de dép art et le poin t d ’arrivée
son t tou jou rs linguistiques). C’est l ’idée, brillam m ent
exprim ée par Paulo R ô n a i1, que si l ’on a un manuel
de géologie hongrois à traduire en portugais, il est im por­
tan t de savoir le hongrois (et aussi le portugais), mais
au m oins autant la géologie.
Cette bipartition to u t em pirique et spontanée que les
traducteurs expérim entés on t tou jou rs sig n alée1 2 (et qui

1. Rônai, Escola de iradulores, R io de Janeiro, Livraria Sâo José, 2 ' éd.


1956, p. 84.
2. V o ir H erbert, Jean, Manuel de l'interprète, où l’ auteur explique que
comprendre, pou r un interprète, signille t connaître 6 fond la langue à partir
de laquelle U trad uit « (p. 14), < a voir un co n ta ct aussi intim e que possible
a vec la culture du pays d on t provie nt l ’ orateur • (p. 15); puis con naître le
C ivilisalion s m ultiples el traduction 235
illustre, elle aussi, l’opposition profon d e entre linguis­
tique formelle et sém antique), des linguistes égalem ent
l ’on t bien observée, clairem ent énoncée et décrite. « Sup­
posons, d it Bréal, que pour connaître les m agistratures
romaines, nous n ’ayons que l ’étym ologie mais n on l ’his­
toire de termes com m e consules (ceux qui siègent ensem ble),
praetor (celui qui m arche en avant), tribunus (l’ hom m e
de la tribu), etc..., nous lirions les textes latins qui parlent
de ces termes, mais nous ne les com pren drions p a s 1 ».
Dire cela, c ’est dire que « com prendre le latin » signifie
deu x choses distinctes, mais toujours con fondues : savoir
la langue latine, et connaître l ’histoire — c ’est-à-dire
« l ’ethnographie » telle q u ’on l’ a définie ci-dessus — du
m onde latin. « E n m êm e tem ps que l ’histoire explique
ces m ots, dit aussi Bréal, elle y fait entrer une quantité
de notion s accessoires qui ne son t pas exprim ées * ».
Meillet a redit la m êm e chose avec la m êm e netteté :
« T ou t vocabula ire exprim e une civilisation. Si l’on a,
dans une large mesure, une idée précise du vocabulaire
français, c ’est q u ’on est inform é sur l ’histoire de la civ i­
lisation en F r a n c e 3 ».
Mais cette espèce d ’observations, pou r im portante
q u ’elle soit en elle-m êm e, n ’a jam ais eu sous la plume
de ces linguistes la dim ension théoriqu e q u ’elle m érite;
il s’agit tou jou rs d ’une observation marginale, occa ­
sionnelle, elle n ’est jam ais mise au centre d ’un ex p osé;
jam ais énoncée Comme une des vérités cardinales de la
sém antique générale *. Le caractère inciden t de ces obser­
vations reflète un fait propre à la culture européenne :
depuis plus de d eu x millénaires, elle est un ty p e de culture
ouverte à la fois sur l’espace (voyages, relations de voyages,
explorations, colonisations, sciences géographiques) et sur

■ ujet traité, n on seulem ent par les ra pports et m ém oires qui d oiv en t être
discutés du rant la session, mais par les docum ents antérieurs, et m êm e des
ouvrages de fond (p. 2).
1. Bréal, Sémantique, p. 113.
2. Ib., ibid., p. 115.
3. Meillet, A., Linguistique historique el linguistique générale, t. II, p. 145.
4. Même chez V in ay et Darbelnet, d on t l'ouvrage est une < m éthode
de trad uction >, la disproportion reste visible entre l'ensem ble du livre,
et son ch. v i i (de neuf pages.), qui considère rapidem ent ■ l'Incidence •de ces faits
m élallngulstlqu es [...] Bur la trad uction (Stylistique comparée, pp. 258-266,
•t nota m m ent p . 265).
236 L es problèm es théoriques de la traduction

le tem ps (sciences historiques). De ce fait, la culture


européenne a depuis longtem ps con çu , constitué, d év e­
lop p é toutes les branches de l ’ethnographie, elle y a
depuis longtem ps recouru, mais sans se le dire. L e tra­
ducteur eu ropéen se sert sans cesse, au cours de son tra­
vail, de la ressource eth nographique, mais il l ’a puisée
em piriquem ent, inconsciem m en t, au hasard (m êm e s ’il
exploite et cherche m éth odiqu em en t à accroître ce hasard),
dans ses études ou lectures géographiques, économ iques,
sociologiqu es, historiques, dans des récits de v oy a g e, des
m ém oires, des rom ans exotiques, toutes sortes d ’iïnages,
de ph otos, de films. Supposons un traducteur français
qu i travaille soit sur le dom aine russe, soit sur le dom aine
jap on ais, soit sur le dom aine brésilien : cette expérience
m ultiple, inorganique, inégale, hasardeuse,' q u ’il possède
en fait, de l ’ethnographie soit russe, soit japonaise, soit
brésilienne, lui m asque le fait théorique, q u ’il fau drait
énoncer ainsi, et q u ’on peu t énoncer ainsi : « pou r tra­
duire une langue étrangère, il fau t rem plir d eu x con d i­
tions, d on t chacune est nécessaire, et d on t aucune en
soi n ’est suffisante : étudier la langue étrangère; étu dier
(systém atiquem en t) l’ethnographie de la com m unau té
d o n t cette langue est l ’expression ». Nulle tradu ction
n ’est totalem en t adéquate si cette double con dition n ’est
pas satisfaite.
L ’ignoran ce de cette double con dition — m ieux, de
ces d eu x con dition s égales en dignité théorique — se
reflète aussi dans ce fait qu e l ’on appelle in d istin ctem en t
fautes de traduction les fautes qui ressortissent à l ’insuffi­
sante connaissance de la langue étrangère, et celles qu i
ressortissent à l ’ignoran ce de la civilisation d on t cette
langue est l ’expression; dans le fait m êm e q u ’on reproche
au traducteur qui com m et ces dernières d ’ignorer la
< langue » q u ’il traduit.
U n autre fait m arque égalem ent com bien peu la connais­
sance distincte de la civilisation étrangère est aperçue
com m e une des d eu x con ditions de base de la tradu ction :
c ’est la m anière d on t est définie l ’étude de cette civ i­
lisation étrangère dans les Instructions officielles et dans
les P rogram m es de l ’enseignem ent des langues vivan tes.
E n effet, l ’acquisition de ces élém ents de civilisation
C ivilisa tion s m ultiple» et traduction 237
étrangère est tou jou rs présentée com m e un com plém ent
ou com m e un supplém ent, distinct de l ’étu de de la langue
elle-m êm e, destiné à « contrib uer à l ’enrichissem ent inté­
rieur » des élèves, et n on pas indispensable à l’enrichis­
sem ent de leur possession de la langue étran g ère1.

v u Ces analyses, de positions européennes couran tes,


m arqu en t par contraste la force théorique de la form u­
lation américaine. Car, au contraire de ce q u ’on vien t
de v oir, c ’est tou t un cou rant dom inant de la linguis­
tiqu e am éricaine (sinon celle-ci tou t entière) qui souscrit
en fait à cet én oncé de N ida comme à un principe fonda­
mental : « Les m ots ne peuvent pas être com pris correc­
tem ent, séparés des phénom ènes culturels localisés d on t
ils son t les s y m b o le s 8 >.
E t ce n ’est pas un principe em pirique, la codification
d ’une expérience pratique d on t le succès soit purem ent
d ’ordre statistique : c ’est un principe d ’ordre véritable­
m en t théorique, lié à l ’analyse de la nature des choses
elle-m êm e. E n effet, dire que l’accès au x significations
véhiculées par une langue est possible par deux voies
com plém entaires, celle de la linguistique et celle de l ’ethno­
graphie, c ’est généraliser au niveau d ’une langue to u t
entière des théorèm es linguistiques ou logiques déjà soli­
dem ent établis au niveau des analyses de détail :
a) C’est généraliser les analyses sur l’acqu isition des
significations chez les unilingues : par la double v oie
de la « situation », et de l’explication ou définition lin­
guistique. Analyses résumées par Jespersen, déjà cité :
■ L ’enfant a un autre avantage inestim able dans l ’appren­
tissage de sa langue prem ière; il entend le langage dans
toute» les situations possibles, et dans de telles con ditions
qu e langage et situation correspon dent tou jou rs exac­
tem en t l’une à l’autre et s’illustrent m utuellem ent l’une
par l ’a u tr e 8 ».1
3
2

1. V o ir les Imtruclian» générale» peur renseignement de» langue» vivante*


gu 1** décem bre 1950. Celles de 1937 étalent plus explicites encore à oet
égard. Em piriquem ent, les manuels de langues vivan tes corrigent cette
lacune théorique en m ultipliant les Tom in England.
2. N ida, Llnguitlie» and ethnology, p. 207.
3. Jespersen, Language, p . 142.
238 L es problèm es théoriques de la traduction

b) C’est généraliser la thèse de B loom field sur la défi­


nition scientifique (exhaustive, idéale, jam ais atteinte)
de la meaning. Si la signification d ’une form e linguis­
tiqu e est bien, com m e l ’a d it B loom field, la situation
dans laquelle le locuteur l’énonce et la réponse [com p or­
tem entale] q u ’elle tire de l ’auditeur, il s’ensuit que (surtout
dans les cas où l’explication ni la définition linguistiques
de l’énoncé ne sem blent livrer totalem ent le sens) il
reste tou jou rs une voie d ’accès vers l'ex p loration de
ce sens total. Ce sera — pou r le linguiste et p ou r le tra­
ducteur — d ’aller collecter, d ’aller viv re sur place les
situations 1 q u ’il a besoin de com pren dre plus pleinem ent.
Ce sera de se faire ethnographe (et c ’est ce rôle, mal
défini th éoriquem ent, que jou en t « les séjours à l ’étran­
ger » ta n t prônés unilatéralem ent « pou r acquérir une
bon ne pron on ciation »).
c) C’est généraliser enfin (à tou te une langue) la thèse
des logiciens m odernes qui distinguent soigneusem ent
deu x grandes classes de définitions : celle où le signe
est expliq ué par le recours à la chose q u ’il dénote (la
« this-descriplion », la « définition déictique », la « défini­
tion référentielle », la « signification ostensive » de K ota r-
binska, la « désignation », la signification par « indica­
tion » de Russell etc...) ; puis celle où le signe est expliqué
par le recours à d ’autres signes du m êm e systèm e (« défi­
nition sém antique » de Sôrensen, « définition linguis­
tiqu e » de la plupart des logiciens, « signification » de
Morris, etc...). Là encore on peu t dire que si l ’étude d ’une
langue étrangère perm et d ’acquérir les définitions lin­
guistiques des énoncés, seule l ’étude des définitions
référentielles perm et de lever toutes les incertitudes,
d ’éviter toutes les équivoq ues, de com bler toutes les
lacunes. Or, il n ’y a pas m oy en de décrire et de nom m er
la totalité des définitions référentielles concernant une 1

1. Bréal a va it bien senti le rôle que l'histoire Joue par ra pp ort à la phi­
lologie — fournir au m oins des descriptions de situations, quan d on ne peut
plus recou rir a u x situations elles-mêmes, rôle parallèle è celui de l'eth n o­
graphie par ra p p ort à la langue — lorsqu ’ il disait com m e on vie n t de le
lire : « En m êm e tem ps que l'histoire explique les m ots, elle y fait entrer
une quantité de notion s accessoires qui ne sont pas exprimées. • Elle a jou te
les situations historiques.
C ivilisation s m ultiples et traduction 239
com m unau té donnée autrem ent que par Vethnographie
de cette com m unau té. A ller chercher toutes les définir
tions référentielles de la langue d ’une com m unau té donnée
sur place, pou r com prendre et traduire le plus pleinem ent
possible le sens des énoncés dans cette langue, c ’est se
faire ethnographe. E t tou t traducteur qui, de m ille m aniè­
res em piriques, ne s’est pas fait aussi l ’eth nographe de
la com m unau té d on t il traduit la langue, est un tradu c­
teur incom plet.

v in Si l ’on adm et que, pou r des raisons m éth od o­


logiques et th éoriques à la fois, cette distin ction des
deu x v oies d ’accès au x significations — la v oie ethno­
graphique et la voie linguistique — est une distinction
pleinem ent fon dée en droit com m e en fait, on peut aller
plus loin.
E n effet, lorsqu ’on a recensé tou s leB obstacles opposés
& la tradu ction par la différence des « visions du m on de >
et des « civilisations », on s’est m aintenu sur le plan d ’une
seule v oie d ’accès au x significations, la voie linguistique.
L a possibilité d ’accéder aux significations d ’une autre
« vision du m onde » que la nôtre, d ’une autre * civilisa­
tion » que la nôtre, par la voie « ethnographique », n ’a
jam ais été explorée par les lin gu istes1. On peut la contes­
ter, mais il fau t adm ettre alors q u ’on situe le d éba t sur
un autre terrain, dans un autre dom aine. N ier q u ’on
puisse accéder au x significations par la voie « ethnogra­
phique », il faut s’en rendre clairem ent com p te, c’ est
nier la réalité et l ’efficacité du processus par lequel un
petit enfant ( in-fans) accèd e à la com m u n ication par
acquisition de sa langue première. C’est nier q u ’aucune
langue étrangère ait jam ais été apprise, ni com prise.
C ’est m êm e affirmer que dans le cerveau du m êm e indi­
vid u qui parle d eu x langues, il y a deu x consciences
qui ne com m uniquent pas. C’est un problèm e sérieux,
mais il faut l ’appeler par son n om , le traiter à sa place. 1

1. Elle l'a été par les ethnographes et les ethnologu es; c ’ est le problèm e
central de leur discipline. E t c 'e st tou te l’ histoire et tous les résultats de
l'eth nologie qui rép on dent à la question de savoir si l’ on peut accéder aux
significations d ’ une com m unauté don née par la vole de l’ exp lora tion vécue
des situations.
240 L es problèm es théoriques de la traduction

C ’est le problèm e de la réalité de la com m u n ication inter­


personnelle unilingue, très différent de celui de la possi­
bilité de traduire — et qui a été exam inée dans un cha­
pitre précédent.
Mais la thèse d ’ une voie d ’accès « ethnographique »
a u x significations offre encore, avan t d ’être quittée, la
preuve de sa valid ité sur un p oin t particulièrem ent sen­
sible : elle explique pou rqu oi, malgré tan t d ’obstacles,
les langues du v ieu x dom aine indo-eu ropéen donnent
m atériellem ent l ’im pression de vaincre finalement toujours
le m ur des langues les plus éloignées de leur structure,
e t des civilisations les plus étrangères à la leur. Ce n ’est
pas par hasard que la form ulation la plus claire de ce
fait soit donnée par N ida, d on t on ne sait jam ais (com m e
a v ec bien d ’autres Am éricains), s’il est un linguiste nourri
d ’ethnographie, ou un eth nographe nourri de linguis­
tiqu e : c L a plupart des traductions, dit-il, qui im pli­
qu aient des données proven an t de cultures très différentes,
o n t été des traduction s de langues représentant des
cultures sim ples vers des langues représentant des cultures
com plexes, par exem ple : des traductions de données
folkloriques du zuni en anglais. Les cultures com plexes
o n t ta n t d ’équivalents de com portem en t, et ont acquis
une telle connaissance des équivalents en d ’autres cultures,
que le travail de tradu ction n ’est pas aussi com pliqu é,
et que le traducteur n'est pas aussi conscient des traits de
culture [d on t la connaissance est ] im pliquée dans sa
tra d u ctio n 1 ». Cette observation rem arquable explique
pou rqu oi, toutes les conditions linguistiques étan t égales
d ’ailleurs, un problèm e don né de tradu ction n ’est pas
le m êm e entre deux langues dans les deux sens. S’il s’agit
de traduire l’expression « ju gem en t de divorce », le pro­
blèm e n ’est pas le m êm e dans le sens totonaque-anglais,
p ar exem ple, que dans le sens an glais-totonaque. N on
parce que les langues indo-européennes auraient des
vertu s traductionnelles particulières, ou bien les langues
am érindiennes des subtilités inextricables — mais pour
la raison donnée par N ida : le problèm e n ’est pas d ’ordre
linguistique, il est d ’ordre ethnographique — l’anglais

1. Nida, Linguitlict and elhnographg, p. 194.


C ivilisation s m ultiples el traduction 241
ayan t l ’expérien ce de beaucoup de cultures différentes
de la sienne, le toton aqu e non. * On. a d it parfois qu e la
société occid en ta le était la seule à a v oir p rod u it des
eth n og rap h es1 », écrit Lévi-Strauss : au tan t que les lin­
guistes, ils on t fondé les possibilités d ’une vraie théorie
e t d ’une vraie pratique scientifique de la tradu ction .

1. Lévi-Strauss, T riste» trop iqu e», p. 420.


CHAPITRE XIV

L a p h ilologie est une traduction

i L ’ethnographie s’est donc, ainsi q u ’on v ien t de le


v oir au chapitre précédent, révélée com m e un m oyen
(relativem ent mais vraim ent efficace) de pénétrer les
« visions du m onde » et les « civilisation » des com m unautés
différentes de' la nôtre.
Mais il reste un cas où le recours à l’ethnographie com m e
m oy en d ’accès au x significations s’avère im possible :
c ’est celui des textes exprim an t des « visions du m on de »
et des « civilisations » qui n ’existen t plus.
L a solution, connue en tan t que telle dans la civilisa­
tion occiden tale depuis un dem i-m illénaire, est le recours
à l ’histoire com m e description eth nographique du passé,
et particulièrem ent com m e exploration ethnographique
q u ’une civilisation con d u it elle-mêm e sur son propre
passé. C ’est à cette solution que pensaient Bréal et Meillet,
beau cou p plus q u ’à l ’ethnographie, qu an d ils distinguaient,
dans la com préhension d ’un texte, la connaissance de la
langue, et la connaissance de la civilisation d on t cette
langue est le véhicule. Cette solution, bien connue, constitue
une discipline bien délim itée : c ’est la philologie. Mais
il reste à la considérer, par rap p ort au x opérations de
traduction, pou r ce q u ’elle est vraim en t : com m e l’ethno­
graphie, pou r les m êmes raisons que l ’ethnographie, la
philologie esl une traduction — ou plus exactem ent, pour
em prunter au x machines à traduire une n otion très par­
lante ici : la philologie e3t une pré-édition du texte à tra­
duire (en ce q u ’elle apporte à ce texte, dans ses éditions
critiques, des éclaircissem ents sur les inform ations n on -
ex plicites q u ’il véhicule), ainsi q u ’une posl-édition de
C ivilisation s m ultiples et traduction 243
ce m êm e texte (en ce q u ’elle ajou te au tex te, original ou
traduit, des notes qui com plèten t l’accès au x significations
de ce texte).

i i Mais le m o t philologie com p orte tellem ent d ’accep­


tion s q u ’il est nécessaire d ’expliciter l ’usage q u ’o n en
fait ici. C’est l ’usage français cou ran t traditionnel. On
ajoutera cependan t que toutes les acceptions du term e
o n t en com m u n la référence à son caractère essentiel :
elle est une ethnographie non-organiqu e du passé.
C’est bien le sens des vieilles définitions naïves et
concrètes du m ot, qui fon t si v iv em en t toucher du d oig t
ce caractère essentiel, inaperçu com m e caractère, em bar­
rassant ju stem en t de n ’être pas aperçu. P ar exem ple,
la définition de R ollin , dans la Grande E n cyclopéd ie de
D iderot, selon qui la philologie « est une espèce de science
com posée de gram m aire, de poétique, d ’antiquités, de
philosophie, qu elquefois de m athém atique, de m édecine,
de jurisprudence, sans traiter aucune de ces m atières à
fon d, ni séparém ent, mais les effleurant toutes ou en
partie ». Cette espèce de science, on a peiné pen dant des
siècles à v ou loir en dém êler les éléments disparates. On
abou tissait de la sorte à des bipartitions qui, de notre
poin t de vu e, sont parlantes, m êm e si elles ne son t jam ais
tou t à fait satisfaisantes.
L ’une de ces bipartitions con d u it à considérer la philo­
logie com m e l’étude des écrits d ’une langue, l’élude des
textes. On m et l ’accen t sur l ’établissem ent, la restitution,
la critique, l ’interprétation, le com m entaire de ces textes.
C’est une bipartition qui sem ble rationnelle, et c ’est celle
qui, peu à peu, a dégagé la linguistique de la philologie.
C ’est l ’opp osition oral-écrit, présente encore au jou rd ’hui
dans m aintes définitions. Celle de Saussure, qui d it de la
philologie q u ’elle « v eu t avan t to u t fixer, interpréter,
com m en ter les textes 1 ». Celle de Som m erfelt, qui opp ose
la philologie, « étu de des docum ents écrits et de leur
langue », à la linguistique, « étude de langue elle-m ême,
écrite ou n o n 1 ». Celle de Marouzeau, d on t l ’une des trois 21

1. Saussure, Cour», p . 13.


2. Som m erfelt, Tendancei récentes, pp. 77-78.
244 L es problèm es théoriques de la traduction

définitions présente la philologie com m e « l ’étude des


docum en ts écrits, et de la form e de la langue q u ’ils fon t
connaître 1 ».
Cette bipartition m oderne, qui vise à séparer l ’o b je t
de la philologie de l’o b je t de la science la plus voisine, la
linguistique, n ’est pas totalem ent satisfaisante. Une autre
bipartition ten d à la com pléter, celle qui se fonde sur
l ’opp osition présent-passé. C’est la vieille idée, issue de
la pratique elle-m êm e, la philologie étant née com m e une
lutte pou r la pleine com préhension des textes du passé.
D ’où l ’accen t mis par R ollin sur l’étude des « antiquités »,
l ’accen t m is par la philologie réelle des Allem ands sur
l ’étude de l ’épigraphie, et de l ’archéologie com m e au xi­
liaires de la philologie. (B oeckh, au x i x e siècle, en arrive
à définir la philologie com m e « la science de l ’antiqu ité »).
R ollin lui-m êm e définit le philologue com m e celui qui a
« travaillé sur les auteurs anciens pou r les exam iner, les
corriger, les expliquer et les m ettre au jo u r ». Cette op p o­
sition présent-passé se retrouve im plicitem ent chez
M ax Müller, qu an d il définit la linguistique com m e une
« science ph ysiologique » par rapp ort à la philologie qui
serait une « science historique ». C’est dans le dom aine
anglo-am éricain que cette bipartition s ’est sans doute
affirmée le plus catégoriquem en t — ju sq u ’à l ’excès,
philology finissant par signifier « linguistique historique,
et linguistique com parée », c ’est-à-dire réenglobant toute
la « science du langage », à la fin du xix® siècle ; tandis que
linguist était presque syn on ym e de polyglotte; e t que
linguislics aboutissait à désigner « quelque chose de tota ­
lem ent différent, n ’ayan t que peu de liens, ou n ’en ayant
pas du tou t, avec le passé a ».
Mais cette bipartition présent-passé ne perm ettrait pas
non plus de délim iter com plètem ent l ’o b je t de la philologie,
ce qui explique la présence, dans les définitions de cette
discipline, d ’une troisièm e opp osition , celle qui passe
entre langue et non-langue. P ar rapp ort à la linguistique,
d on t l ’o b je t pur et bien défini est l ’étu de de la langue
seule envisagée en elle-mêm e et pou r elle-m êm e8 la ph ilo-
1. M arouzeau, Lexique, p . 174.
2. M artinet, The unily of linguislics dans Word, v o l. X , 2-3 (1954), p. 121.
3. Saussure, Coure, p. 317.
C ivilisa tion s m ultiples el traduction 245
logie reste tou jou rs « l ’espèce de science » décrite avec
em barras mais a v ec précision par R ollin . « La langue
n ’est pas l ’unique o b je t de la ph ilologie, d it Saussure [...].
Cette prem ière étu de des textes l ’amène à s’occu p er aussi
de l’histoire littéraire, des m œ urs, des institutions, e t c ...1 ».
Cette extension du dom aine, sinon de l ’o b je t de la philo­
logie, a presque toujours été ressentie com m e un obsta cle
à la définition claire de la philologie en tan t que science,
p lu tôt que com m e un problèm e th éorique à résoudre. De
là, chez L ittré com m e chez Saussure, et dans les grands
dictionnaires en cyclopédiqu es, la présence de plusieurs
définitions, plus ou m oins larges, de la philologie. Mais les
difficultés qui surgissaient de cette opp osition (langue
et non-langue), lorsqu ’on a tenté de les résoudre, se révèlent
très intéressantes théoriquem ent, com m e on v a le voir.
Ainsi chez V ittorio S a n to li1 2. P ou r lui, la philologie « n ’est
pas une discipline spéciale dans la mesure où ces problèm es
(et en général tous ceu x que peut présenter la tradition
du passé) con stitu en t les élém ents d ’un systèm e qui est,
précisém ent, le passé ». Santoli rappelle la vieille distinc­
tion, entre l ’étu de des m ots (Yexplanalio) et l ’étu de des
choses ( Yhermeneulica) , qui se trou v en t com binées dans
la philologie classique. E n termes m odernes, qui con densent
les énum érations antérieures — sur cette « espèce de science »
qui m êle des connaissances de gram m aire, de rh éto­
rique, de prosodie, d ’histoire, de philosophie, de m athé­
m atiqu e, de m édecine, de jurisprudence, mais aussi de
législation, de m yth ologie, d ’épigraphie, d ’archéologie —
Santoli d it que la philologie est to u t sim plem ent «la connais­
sance intégrale de civilisations déterm inées ». Jespersen
aboutissait à la m êm e form ule : la philologie, considérée
non com m e science du langage, m ais com m e « érudition
littéraire ou classique » ne p ou v a it être définie selon lui
que com m e « la com préhension de la culture totale d ’une
nation q u e lco n q u e 3 ». E t c ’est là q u ’en v ien t égalem ent
Coquelin qu an d il définit la philologie com m e « la science
de la v ie intellectuelle d ’un ou plusieurs peuples », et,

1. Saussure, Cours, p . 13.


2. V . à l’ article Filologia de VEnciclopcdia Ilaliana (Treccan l).
3. V o ir Encyclopaedia Britannica, art. Phüology.
246 L es problèm es théoriques de la traduction

plus largem ent, com m e « l ’ensemble des études nécessaires


pou r acquérir la connaissance littéraire d ’une la n g u e 1 ».
On ne saurait dire plus clairem ent que la philologie est,
com m e nous l ’avon s proposé, l ’ethnographie du passé,
n on pas en tant que telle — ce serait alors une définition
de l ’histoire — mais au service de la lecture des textes
du passé. Parallèlem ent à l ’ethnographie, qui nous perm et
de pénétrer les « visions du m onde » et les « civili­
sations » actuelles différentes des nôtres, la philologie
nous perm et de pénétrer les « visions du m onde » et les
« civilisations » passées par rapp ort aux nôtres. Elle est
une réponse, incom plète peut-être, mais efficace, au x p ro­
blèm es soulevés par une théorie de la traduction, quant à
ces * visions du m onde » et ces « civilisations ».

m Cette analyse des opérations exécutées sous le


n om de philologie perm et une fois de plus de m ettre en
éviden ce la double nature des opérations de tradu ction
elles-m êm es. Elle le perm et en illustrant, une fois de plus,
le fait que, dans les textes concernan t le passé, nous pou­
v on s comprendre les signifiants sans comprendre les signifiés.
Aussi clairem ent que l ’ethnographie, la philologie
dém ontre que comprendre un texte signifie ces deu x
choses séparables^ et qu elquefois séparées. Com prendre
les signifiants^ sans com pren dre les signifiés, c ’est com ­
prendre to u t ce que perm ettent de com prendre les rela­
tion s formelles qui constitu ent le systèm e linguistique
d ’une langue, sa structure : lexicologique, m orphologique,
syn ta xiq u e — ce qui peut se faire sans atteindre les signi­
fiés. L a com préhension des signifiés, c ’est — ajoutée à
la précédente, accessible par une autre opération : la
connaissance des relations arbitraires, à travers le tem ps,
cette fois, des m êmes signes avec leurs signifiés succes­
sivem en t différents.
S oit des expressions telles que : « potenza spirituale »,
« virtù spirituale », « essenza spirituale », par le m oyen des­
quelles L éonard de V inci cherche à définir la n otion de
force. Une lecture n on-philologique des textes de L éon ard,

1. V o ir Larousse du x x * siècle, art. Philologie.


C ivilisa tion s m ultiples el traduction 247
ou m ême une lecture philologique insuffisan te1, persuadera
que Léonard a v ait une con ception vitaliste, ou spiritua­
liste de cette n otion de force. Or une analyse ph ilologique
vraie des valeurs sém antiques des term es anima, spiriio,
et spirituale chez L éonard a donné des résultats très diffé­
rents. Su ivan t une con cep tion m édicale et ph ysiologique
antique, qui v a de Galien ju squ 'à son époque — en passant
par Pline, M acrobe, Jean P hilopon os, A vicen n e, Oresme,
B uridan — L éonard ne con çoit l’esprit que com m e une
m atière, subtile et m obile certes, m ais une m atière. Il
com b a t la définition (de F icin par exem ple), qui v e u t que
l ’esprit soit « un corps quasim ent n on -corps »; et la défi­
nition de l ’esprit com m e « souffle ». Il dém ontre avec
insistance q u ’il ne peut exister d ’ « instrum ents in corp o­
rels s. II abou tit à des définitions qui fon t toutes de l’esprit,
non pas une substance différente de la matière, mais « una
potenzia con giunta al corp o », c ’est-à-dire un p ou voir,
une faculté liée aux propriétés des co r p j. E t de là v ien t
q u ’il essaie de donner des explications, fondées sur la
m écan ique, du m ou vem en t chez les êtres v iv a n ts : « le
m ou vem en t m atériel, écrit-il — celui q u ’exécu ten t les
muscles — a pou r cause le m ou vem en t spirituel, [il moto
spirituale] qui parcou rt les m em bres des êtres v iv an ts,
con tractan t leurs m uscles, lesquels, étant contractés se
raccourcissent et tiren t les nerfs auxquels ils son t rat­
tachés... ». Quand L éon ard définit d on c la force com m e
( una poten za spirituale, incorporea, invisible [...] im pal-
pabile », Cesare Lu porini dém on tre clairem ent que « la
qu alification de spirituale attribuée à la « force » sem ble
résumer en soi les trois autres qualificatifs, incorporelle,
invisible, impalpable * ».
Traduire ces expressions léonardiennes signifie deu x
choses : en com pren dre les rapports entre signifiants et
signifiés dans le systèm e linguistique italien d ’au jou rd’h u i; 2
1

1. • L ’ usage que fait Léonard du terme spirituale donne lieu, très souvent,
à des m alentendus e t à des Interprétations désinvoltes. • C. Lu porini, La
mente di Leonardo, Firenze : Sansoni, 1953, p. 54.
2. Lu porin i, La mente di Leonardo : L ’ analyse ci-dessus résum e les dém ons­
tration s ph ilologiques q u ’ on trouvera pp . 54-59 (con cern ant spiriio) ; pp. 68-
78 (concernant spirituale). On peut lire aussi, pp. 119-135, et surtout 132-
134, la solide correctio n ph ilologique d e tous les contresens infligés è ce tte
autre form u le célèb re de Léon ard : < la pittura i cosa mentale ».
248 L es problèm es théoriques de la traduction

en com pren dre les rapports entre signifiants et signifiés,


dans le systèm e intellectuel et culturel du tem ps de Léonard,
entièrem ent différent du nôtre, malgré la perm anence des
m êmes signifiants dans les deux systèm es sém antiques. La
philologie est aussi une traduction.
S I X I È M E P A R T I E

Syntaxe et traduction
CH APITRE XV

S yn taxe et traduction

i L a syn taxe a fourni des argum ents de poids, peu t-


être m êm e les plus difficilem ent réfutables, con tre la possi­
bilité de tra d u ire1, ainsi q u ’on l ’a déjà v u lorsqu ’on t été
exposées les idées de H u m bold t et de W h orf sur l'h étéro­
généité des < vision s du m onde » selon les langues — ou
les idées de Charles Serrus ou celles de Harris sur l ’absence
de corrélations entre la logiqu e et la gram m aire *.

h Ici non plus, p ou r une théorie de la tradu ction ,


il ne peu t être qu estion, n i de nier, ni d ’esquiver, ni de
feindre ignorer les difficultés mises en lumière par la
linguistique con tem poraine. Il fau t chercher seulem ent
les raisons théoriques à cause desquelles on a pu , pendant
des siècles, pratiquem en t, traduire avec une approxim a­
tion très accep table, en dép it de ces difficultés; puis cher­
cher les m oyens que l’analyse linguistique contem poraine
elle-m êm e offre pour résoudre ce problèm e q u ’elle a posé,
de l ’incom m ensurabilité des langues, e t singulièrement
de l ’im pénétrabilité réciproque de leurs syntaxes. 21

1. U n plan plus extern e e t traditionnel, aurait vo u lu que l ’ exam en de


la syn ta xe vienne après celui du lexique. E n fait, il n’ a pas été possible
de trou ver une solution pou r les problèm es posés par la syn taxe ava n t
d ’a voir analysé la réponse des universaux, et celle des ■ situations > n on -
linguistiques a u x problèm es de traduction.
2. V o ir cl-dessus, ch . iv (et, n otam m en t, p p . 54-55, l'exem p le tiré de
V ln a y e t D arbeln et). Bien q u ’ elle ait été form ulée dans une perspecU ve
to u t autre, des traducteurs linguistes auraient pu se sentir Inquiétés aussi
par la form ule de M eiilet : < Les systèm es gram m atica ux de deu x langues
son t [...] impénétrables l'u n & l’ autre > (Linguistique historique, I, p . 82).
Se dem ander le pou rqu oi de cette Im pénétrabilité, sur ce poin t, p ou va it
peut-être co n d u ire & H u m bold t, o u k W h o rf.
252 L es problèm es théoriques de la traduction

n i U ne prem ière réponse est suggérée par la linguisti­


qu e : si l’on a tou jou rs pu traduire, en dép it de l’hétéro­
généité qu elquefois radicale des syntaxes, c ’est parce que,
sous les différences voyan tes entre ces syntaxes, il doit
exister des universaux de syntaxe. E n ce qui concerne
la syn taxe, on peu t dire, cep endant, que c ’est le secteur
de la linguistique où l ’on a le m oins profité des renouvel­
lements récents du fonctionnalism e et du structuralism e
linguistique. C’est à peine ces années-ci que les études des
logisticiens, des statisticiens et des m athém aticiens sur
la phrase, et celles des structuralistes sur les articulations
de l ’énon cé, com m en cen t à rem ettre la syntaxe au pre­
m ier plan des recherches, et fournissent des faits nou veau x
susceptibles d ’être utilisés par une théorie de la traduction.
Dans quelle mesure ces études récentes font-elles entre­
v o ir des universaux de sy n ta x e?
E n fait, ces universaux sem blent avoir été recherchés
dans trois directions. L a prem ière est encore trop ra re­
m en t prise, parce q u ’elle rappelle fâcheusem ent les vieilles
ten tatives de fon der la gram m aire générale sur des caté­
gories logiques, retrouvées dans toutes les langues. « On
se détourne, écriv ait à leur prop os B enveniste, des recher­
ches sur une catégorie choisie dans l ’ensem ble des langues,
e t censée illustrer une m êm e disp osition de Yesprit humain1 ».
Mais elle reste la direction des recherches de vérification
pratique, auxquelles on ne pourra jam ais se soustraire,
et B en ven iste lui-m êm e en offre un m odèle dans son étude
sur «.L a phrase relative, problèm e de syntaxe générale 3 2
1 ».
Il y m ontre que « ce qu 'il y a de com parable dans des
systèm es linguistiques com plètem en t différents entre
eu x, ce son t des fon ctions, ainsi que des relations entre
ces fon ctions indiquées par des m arques form elles3 ».
E t il con clu t : « On a pu m ontrer, m êm e d ’une manière
en core schém atique, que la phrase relative, de quelque
m anière q u ’elle soit rattachée à l’an técéd ent (par un pro­
n om , une particule, etc.), se com porte com m e un « ad jectif
syn taxiq u e » déterm inatif. E n som m e, les unités com plexes

1. Tendances riantes, p . 1 3 3 .
2 . D ans le B .S .L . 53, (1957-58), fasc. I, p p . 39-54.
3. Id., ibid., p . 5 3 .
S yn ta xe et traduction 253
de la phrase peu ven t, en vertu de leur fon ction , se dis­
tribuer dans les mêmes classes de form es où son t rangées
les unités simples, ou m ots, en vertu de leurs caractères
m orp h olog iq u es1 ». Si l ’on p ou v a it dém ontrer que, sous
des syntaxes com plètem ent différentes, on retrouve un
m inim um de grandes fon ctions et de grandes relations syn ­
taxiques com m unes, une théorie de la tradu ction ne pourrait
q u ’y gagner : ce seraient ces universaux de syn taxe, d on t
le chapitre consacré aux universaux linguistiques n ’a rien
dit, m oins parce q u ’il devait en être parlé ici, que parce
que la récolte a u jou rd ’hui m êm e en reste encore très
m ince.
La deuxièm e direction dans laquelle on v o it apparaître
des universaux de syntaxe, c ’est celle où son t engagées
certaines recherches structurales, mais au niveau le plus
général de ce q u ’on peut nom m er la logique linguistique
form elle, ou l’axiom atique linguistique — axiom atique
et logique posées d ’ailleurs com m e des généralisations de
faits em piriquem ent constatés, de manière n on exhaustive.
Ainsi, ce que d it H jelm slev à prop os des relations possibles
entre signes linguistiques : il ne v o it que trois types géné­
raux de ces relations, l ’interdépendance (un term e présup­
pose l'a utre et v ice versa), la déterm ination (un term e
présuppose l’autre, mais la réciproqu e n ’est pas vraie),
la constellation (les deux termes son t com patibles, mais
aucun ne présuppose l ’autre) *. Ces trois types de relations,
H jelm slev ne les énonce nulle part com m e se référant
spécifiqu em en t à la syn taxe, parce q u ’il nie la nécessité
de constituer à part l ’étude de la s y n ta x e s, mais elles
peuvent constituer la base de cette étude. Ces trois ty pes
généraux de relations, prop rem en t référés à la syn taxe
cette fois, se retrou ven t en partie dans ce que Tesnière
a nom m é la jo n ction , la con n exion (dépendance) et la
tran slation 14. T ou te théorie de la traduction né pourrait
3
2
qu 'accu eillir avec beaucoup d ’intérêt des dém onstrations
qui réduiraient n ’im porte quelle syntaxe à trois u niversaux.

1. Dans le B.S.L. 53, (1957-58). fasc. I, pp . 53-54.


2. H jelm slev, L ., Prolegomena, pp. 14-15.
3. Id., ibid., pp . 16, 37, 46, 54-64.
4. V o ir : Tesnière, Éléments de syntaxe, p p . 11 e t sa., 323 e t ss., 361 et ss.
254 L e s problèm es théoriques de la traduction

Mais H jelm slev, et T esn ière1, à ce t égard, suggèrent


l ’existence possible de tels universaux plus q u ’ils ne la
dém on tren t. N on loin d ’eux, dans cette m êm e direction,
se situen t les recherches de Chomski, qui se propose
ex plicitem en t de construire à partir « d ’un p etit n oyau
de phrases de base [anglaises] (simples, déclaratives,
actives, sans verbe com p lexe ou phrases nom inales) * »,
un form alism e m ath ém atique reflétant fidèlem ent la
structure de base de ces phrases. Puis, cette con stru ction
faite, d ’en déduire (au m oyen des propriétés purem ent
m athém atiques de ce form alism e exploitées à fon d ) ®,
toutes les autres phrases structuralem ent possibles et
correctes en anglais, par une sorte de « gram maire trans-
form ationnelle » : espèce d ’algèbre naturelle 3 2
1
4 perm ettant
d ’opérer sur les form ules sym boliqu es des structures d ’une
langue com m e sur les form ules d ’un calcul. U ne telle
m éth ode d ’analyse, ou, p lu tôt, de représentation sy m b o­
lique de la syn taxe, suggère la possibilité de faire ensuite
des com paraisons rigoureusem ent objectiv es sur les for­
m alismes m athém atiques obten us à partir de deu x ou
plusieurs langues, ou toutes les langues. Ce qui, par un
m oy en différent, fournirait des universaux de syntaxe.
E t c ’est bien quelque « ultim e p rod u it » * de cette sorte
qu e Chom ski lui-m êm e attend de sa recherche — m ais
celle-ci n ’en est q u ’ à son débu t.
Des universaux de syntaxe paraissent égalem ent d ev oir
être mis en évid ence par des recherches conduites dans une
troisièm e direction , celle où s’est engagée, depuis trente an s,
la linguistique structurale proprem ent dite, celle des
linguistes, n on pas ex ploitée par des m athém aticiens ou
des logiciens, mais par les linguistes eux-m êm es. A partir
du m om en t où la procédure de commutation, née de l’ana­
lyse ph on ologiq u e, était étendue au x unités signifiantes
— au x m ots — ce qui con stitu ait une analyse distribu-

1. On pou rrait ausal m entionner les travaux de F . Mlkus sur la stru cture
d u syn tagm e. V oir, par exem ple, son article : Le syntagme est-il binaireI,
Word, 3, 1-2 ( V I I I - 1947), pp. 32-39. V oir aussi la réponse de H . Fret, dans
Word, 4, 2 (V III-1 9 4 8 ), pp . 85-70.
2. Chomski, Synlaelie structures, pp. 106-107.
3. Id., ibid., p . 6.
4. Id., ibid., p. 44.
B. Id., ibid., p p . 106-107.
S y n ta x e et traduction 255
tionnelle élargie, o n p ou v a it entreprendre une étu de des
» parties du discours » (au sens le plus m atériel du m o t :
les divisions signifiantes trouvables dans l ’énoncé) sans
recourir au x classifications basées sur le sens. « T ou s les
m ots, d it Fries, qui pourraient occu p er le m êm e ensem ble
de positions dans le3 patrons d ’énoncés libres m inim a
anglais, doiv en t apparten ir à la m êm e partie du d isco u rs1 ».
Mais à partir du m om en t où l’on obten ait, par cette p r o ­
cédure, des parties du discours définies par leurs distri­
bution s caractéristiques dans le discours, o n p o u v a it
com m en cer l’analyse des relations soutenues, dans le
discours, par ces parties du discours entre elles. C’est-à-
dire, fon der l ’analyse des « constituants im m édiats » de
la syntaxe des énoncés, sur ces m êmes critères distribu -
tionnels.
L e livre de Fries fournit un m odèle m éth odologiq u e à
peu près unique encore a u jou rd ’hui de cette sorte d ’analyse.
Mais il se lim ite à l ’anglais, sans aucune référence à la
valeur de la m éth ode en linguistique générale. Il est vrai
q u ’on peut trou v er chez d ’autres représentants de cette
tendance linguistique am éricaine, chez N ida par exem ple,
une généralisation de cette analyse syn ta xiq u e distri-
butionnelle, com m e nous l ’avon s v u dans le chapitre
consacré au x universaux. N ida ten d à retrouver dans toutes
les langues du m on de quatre grandes « parties du dis­
cours » ou classes : « m ots pou r ob jets »; « m ots pou r évé­
nem ents »; « abstraits », m odificateurs des deu x premières
classes; et « relationnels ». Les relations entre ces quatre
classes de term es esquisseraient une syntaxe générale,
linguistiquem ent plus précise que les trois relations de
H jelm slev, ou de Tesnière, et recou vriraien t assez bien
grosso modo les classes ou parties du discours chez Fries :
les < m ots p ou r ob jets » étant sa classe I ; les « m ots pou r
événem ents », sa classe 2 ; les m odificateurs, ses classes 3
et 4 et ses groupes A , B , C, D, G, H ; tandis que les rela­
tionnels cou vriraient ses groupes E , F , I, J . Cependant,
la syn taxe générale de cette tendance am éricaine reste
en core am biguë : les parties du discours définies com m e
telles dans le dom aine parad igm atique, deviennen t des

1. Frie», The itrudure, p. 74.


256 L es problèm es théoriques de la traduction

« constituants de l’énoncé » dans le dom aine syntagm atique


[... separate constituents, single constituents, im m édiate
constituents Mais ces con stitu ants im m édiats, définis
clairem ent dans leur distribu tion com m e parties du discours
ne le sont pas aussi n ettem en t dans leur fon ction sy n tax i­
que. L ’analyse de Fries peu t donner la fo r m u le 2 d ’une
phrase en parties du discours :

Ex. : T ak e the uniform s o f the régim ent w hich are there


2 + f + 1 + f+ f + 1 + f + 2 + f

Cette analyse peut aussi donner le schém a du découpage


de la phrase en « constituants im m édiats », par une p ro­
cédure distributionnelle :

1* niveau : Take||the uniform e o f the repiment w hich are there


[loyer] -------
2* niveau : Take| [the uniformB o f the régim ent) [w hich are there

3e niveau : Takej jthe uniforms| [of the regiment| |which| |are there

4* niveau : Take the| |uniforms| |of| |the regim entj jwhichj |are| |there

Mais nulle part l ’analyse en « constituants im m édiats »


ne nous d it rien de différencié sur ces constituants. Tous,
en tan t que constituants, sem blent égau x syntaxiquem ent.
N ous ne savons pas le p ou rqu oi des règles plus prop re­
m en t syntaxiques qui perm ettent ou qui exclu ent les
com binaisons form elles de leurs positions réciproqu es,
com binaisons que Fries décrit m inutieusem ent (Ch. v u ) a.
Même si nous savions que toutes les langues on t une
syn taxe décom posable en constituan ts im m édiats (com m e
elles on t toutes une form e ph onique décom posable en
phonèm es), nous saurions seulem ent q u ’elles appartien- 3 2
1

1. Fries, The structure, pp. 257, 264, 258.


2. Les chiffres sym bolisent les • classes ■ ; « f » sym bolise l ’ un des quinze
grou pes d e « fu n ction w ords > ch ez Fries. L a form ule qui différencierait
ces grou pes serait :
2 + A + 1 + F + A + 1 + 1 + 2 + 4.
3. E n fait, Fries, au ch. v u , est plus préoccupé d ’identifier les < posi­
tions > qu i con stituen t des m arques ou caractéristiques form elles pou r
ses parties, du discours, que de rechercher la fon ctio n syn taxique propre
d e ces < positions >.
S yn ta xe et traduction 257
nent au m êm e ensemble très général de systèm es où
l’énoncé est divisible, en unités signifiantes plus petites
que le message global, et d on t les positions dans l ’énoncé
on t une signification. Mais nous ne saurions pas si ces
unités plus petites, sur le plan syntaxiq ue, se com binent
selon des relations don t certaines pourraient être des
universaux de syntaxe.

iv C’est sans doute chez A ndré M artinet q u ’il faut


v oir, à l ’heure actuelle, l’approche la plus détaillée de
ce p ro b lè m e 1 — c ’est-à-dire, la recherche la plus poussée
pour différencier ces « constituants im m édiats » de l ’énoncé
selon leur fon ction proprem ent syntaxique. L ’analyse de
M artinet m arque bien, dès le départ, l ’insuffisance à
laquelle il v eu t remédier, celle de Sapir, et de Fries : « Il
sem ble q u ’on se soit toujours, en la m atière, laissé guider
beaucoup plus par la form e que par là fon ction », dit-il *.
E t aussi : « On analyse la chaîne en élém ents signifiants :
on en trou ve un certain n om bre; o n considère a priori
que ces éléments signifiants son t tous de m êm e type, q u ’ils
appartiennent avant tou t à une m êm e catégorie, les élé­
m ents signifiants, et c ’est ultérieurem ent que l ’on consi­
dère la possibilité de les classer, de les répartir en un cer­
tain nom bre de classes [form elles] distinctes® ».
L a m éth ode préconisée par A ndré M artinet, pourtant,
com m e celle des Am éricains, c ’est l ’analyse distribu tion-
nelle; mais sa découverte est çelle-ci : l’analyse distri-
bu tionnellc en fait de syntaxe est inopérante si elle porte
sur les unités signifiantes m inim a (ou m onèm es), parce
que la place du m onèm e dans la chaîne parlée n ’est pas
tou jou rs pertinente 1 4 : « si (écrit-il), dans je partirai demain,
3
2
je rem place demain par en voilure ou par avec mes valises,
cela ne v eu t pas dire que j ’ai eu à choisir entre demain,
en voiture et avec mes valises, l ’em ploi de l ’un excluan t
celui des d eu x autres com m e le ch oix d e /m / à l ’initiale

1. V oir M artinet, Éléments, pp . 104-127. V o ir aussi, du m êm e auteur,


deux exposés légèrem ent dilTérenls du m êm e poin t de vu e : Quelques traits
généraux de la syntaxe, et Éléments of (unctional syntax.
2. M artinet, Quelques traits, p. 10.
3. Id., ibid., p. 4.
4. M artinet, Éléments, p. 104.
258 L es problèm es théoriques de la traduction

de mal ex clu t /b / . . . 1 ». L e caractère sur lequel il fau t


s ’ap puyer si l ’on v eu t isoler et spécifier des fonctions
syntaxiques, c ’est « l ’a u to n o m ie 1
2 » relative de certains
signes ou groupes de signes qui son t ces « constituan ts
im m édiats » de l ’én oncé dégagés de manière indifférenciée
par Fries, par exem ple.
Sur ces bases m éth odologiq ues, M artinet dégage expres­
sém ent des faits de syntaxe générale, c ’est-à-dire, des
faits qu i con cern en t « les façons d on t les langues, en
général, peuvent exprim er la fon ction d ’un des éléments
de la chaîne [syntagm atique] » ; des « faits fondam en­
taux de toute syntaxe 34 5». Quels son t ces faits? D 'abord ,
il y a les procédés généraux d on t les langues disposent
pou r m arquer les rapports d ’un élém ent de l’énoncé
avec le reste de cet énoncé : du fait du caractère linéaire
du langage *, ces procédés se réduisent à trois : ou ' bien
le sen s,lex ica l de l ’élém ent considéré im plique son rap­
p ort avec le reste de l’énoncé (ex. : demain, vite, e tc ...);
ou bien l ’élém ent considéré n ’im plique pas son rapport
avec le con tex te, et s ’a d join t un élém ent m arqu an t ce
rapp ort (ex. : à, pour, avec); ou bien le rapp ort de cet
élém ent avec le reste de l’énoncé se trou ve indiqu é par
sa place dans l ’énoncé (ex. : Pierre bal Paul, Paul bal
Pierre). Ensuite, ces éléments syntaxiques ou consti­
tuants im m édiats de la chaîne syntagm atique peuven t
être groupés dans cin q catégories générales. Des « m onèm es
ou des syntagm es au ton om es » (ex. : hier). Des « m onèm es
ou des syntagm es n on auton om es 6 » ou « dépendants • »
(ex. : le recteur) : ils son t dépou rvus par eux-m êm es de
tou te m arque de leur fon ction syntaxiq ue, ils attendent
cette m arque soit de leur position (ex. : le recteur par­

1. M artinet, Éléments, p . 105.


2. A propos de ce tte « autonom ie > en général des constituants Imm é­
diats de la chaîne syntagm atique, on peut dire ce que M artinet d it à propos
de la diiTérenciation de d eu x de ces constituants : • m on seul critère ici
est le critère de l’ autonom ie syntaxique. Il y a des élém ents qu i assurent
l ’auton om ie syn ta xiqu e [...] il y a des élém ents qui n ’ assurent pas l’ a u to­
n om ie syn ta xiq u e [...] V o ilé le critère form el, au fon d distributionnel,
qu i m e sert à établir une distin ction ... » (Quelques traits, p. 14.)
3. M artinet, Quelques traits, pp. 5 et 10.
4. ld., ibid., p. 1.
5. Id., ibid., pp. 104 et 116.
6. Idem.
S y n ta x e et traduction 259
lera), soit d ’ une autre catégorie (ex. : chez le recteur).
Des « m onèm es ou des syntagm es fonctionnels » (ex. :
d, pour, avec, chez). Des < m onèm es ou des syntagm es
prédicatifs » qu i con stitu en t le n oyau m inim um don t
le retrait détruirait l’énoncé en tan t qu e tel (ex. : a parlé,
dans hier le recteur a parlé dans le grand amphithéâtre;
énon cé où l’on peu t supprim er hier, e t dans le grand
amphithéâtre, m ais n on le syntagm e p réd icatif : le recteur
a parlé). E nfin, des m odificateurs (ou spécification s, ou
m od a lités1), très différents des m onèm es fonctionnels en
ce q u ’ils ne m arqu en t pas la fon ction d ’un autre m onèm e,
mais l ’actualisent, le spécifient, le com plèten t : ce sont
des élém ents centripètes du syntagm e (ex. : le, dans :
« le recteur »; grand et le, dans : < le grand am phithéâtre »).
alors que les m onèm es fonctionnels son t des élém ents
centrifuges de leur syntagm e (ex. : chez, qui, dans « chez
le recteur », oriente son syntagm e vers une autre partie
de l ’én oncé.)

v O n peu t soutenir, n on sans raison, que de tels


élém ents de syn taxe générale n ’app orten t, en ce qui
con cerne la tradu ction , q u ’ une m aigre m oisson d ’ uni­
versaux. C ’est, à première vu e, peu de chose, dira-t-on,
de prou ver que toutes les langues du m on de recourent
â cin q catégories distinctes de con stituan ts im m édiats
de la chaîne syntagm atique, et disposent de trois pro­
cédés form els pou r m arquer les relations prop rem ent
syntaxiques entre ces con stituan ts im m édiats.
L a réponse est, ici, encore une fois, celle q u ’on a donnée
dans le chapitre consacré au x universaux linguistiques
en général. L ’universalité d ’un certain nom bre d ’ unités
e t de procédés élém entaires en matière de syn taxe est
capitale pou r une théorie de la traduction. Que toutes
les langues humaines, sur ce poin t, recouren t au x m êmes
ty pes de procéd és, et con stitu ent par là une m êm e famille
technologique d ’outils de com m u n ication , ceci est un
fait qui lim ite les difficultés ou les im possibilités de la
traduction, exactem en t com m e le fait que toutes les

1. M artinet, Quelques traita, p. 71. Éléments, p. 117. Eléments 0/ func-


lional synlax, p. 10.
260 L e s problèm es théoriques de la traduction

langues du m onde recourent à la deuxièm e articulation


en phonèm es, ainsi q u ’à la première en m on è m e s 1.

vi L a véritable ob jection q u ’on peu t faire au x uni­


versaux de syn taxe, c ’est celle de W h orf. E t M artinet
la reprend de m anière insistante, ju stem en t dans la
perspective — au m oins une fois — de la tradu ction .
Sur le plan de l’expérience non-linguistique que les homm es
on t du m on de, les élém ents de l’expérience on t entre
eu x des rapports. P ar exem ple, dit-il, vou s avez présenté
Pierre à Jean. Quels sont les éléments d'expérience que
vou s distinguerez dans ce fait? « Sans doute, vou s (A)
aurez une désignation pour une deuxièm e personne,
(B ), une désignation pou r une troisièm e personne (C).
U n autre élém ent de l’expérience, l ’action de présenter
(M. P .), trouvera égalem ent son expression linguistique * ».
Il faut indiquer, par les m oyens du langage, quels sont,
dans l’expérience, les rapports non-linguistiques exis­
tan t entre A , B, C, et M. P. « Ce qui correspond, sur le
plan linguistique, à ces rapports, c ’est ce q u ’on appelle
la fon ction 1 34». Quelle que soit la langue, on a longtem ps
2
pensé que les rapports entre les élém ents de l’expérience
devaient être les mêmes. Or, c ’est là q u ’interviennent
les analyses de W h orf. Il m ontre, par exem ple, que la
m êm e « expérien ce » (celle qui consiste à n ettoy er le
canon d ’une arme au m oyen d ’une baguette) est littéra­
lem ent vu e de façon différente par la langue anglaise
et la langue shawnee. L ’anglais dégage trois éléments
d ’expérien ce : nettoyer, avec, baguette, un sujet plus un
o b je t : I clean it wilh a ramrod. L e shawnee a les mêmes
élém ents d ’expérience p o u r l ’agent de l'a ction (ni), l ’o b je t
de cette action ici (a), mais il dégage trois autres élé­
m ents d ’expérience dans la m êm e action : place séchée
(pèkw), intérieur d ’un trou (âlak), par le m ou vem en t
d ’un instrum ent (h) ; d ’où sa phrase : nipekwâlakha *.
W h o rf analyse de la m êm e façon la phrase anglaise :

1. V . cl-dessus, ch . x i i , p p . 205-206.
2. Quelques traits, pp. 2-3.
3. /</., ibid.
4. W h o rf, Language, p. 208. Autres exem ples anglais-eskim o e ta n gla is -
h opi, p . 210; anglais-hopi, p. 213.
S yn ta xe et traduction 261
I push his head back et son équ ivalent shawnee décom posé
dans les élém ents de l ’expérience que cette langue sélec­
tionne : action de presser sur quelque chose qui réagit,
un endroit de la tête, par le moyen de la main, un « datif »
animé. La m êm e structure shawnee traduit cette phrase
anglaise, pou rtan t si différente à nos y eu x : I drop it
in water and it bobs back [action de presser sur quelque
chose qui réagit, un endroit de la surface de Veau, un « datif »
inanimé *].
M artinet m ontre de son c ô t é 1 2 le m êm e phénom ène
dans les langues indo-européennes : par exem ple, avec
la m êm e expérience que le français traduit par la struc­
ture syntaxique : J ’ai mal à la tête, et l’italien par : mi
duole il capo. (« Dans un cas, le su jet de l ’énoncé sera
celui qui parle, dans l ’autre, la tête qui sou ffre; l ’expres­
sion de la douleur sera nom inale en français, verbale
en italien, et l ’attribution de cette douleur se fera à la
tête dans le prem ier cas, à la personne indisposée dans
le s e c o n d 3 »). D ’où l ’avertissem ent répété de l ’auteur,
« q u ’à chaque langue correspon d une organisation par­
ticulière des données de l ’expérience 4 ».
Dans la linguistique, et ju sq u ’à l’époqu e actuelle,
« on est parti de l ’idée traditionnelle, écrit-il, q u ’après
to u t les hom m es étaient des hom m es qui disaient les
mêmes choses, q u ’on p ou v ait passer d ’une langue à une
autre par tradu ction , que, par conséquent, les notions
étaient sensiblem ent les m êmes partou t, et q u ’en tou t
cas, les rapports entre les notions devaient être les mêmes.
II fau t se rendre à l’évidence que ceci est in exact : lors­
q u ’on passe d ’une langue à une autre langue, ce ne sont
pas seulem ent les form es et les m ots qui changent (arbi­
traire de Saussure), ce ne sont pas seulem ent les notions
qui chan gen t, mais aussi le ch oix des rapports à expri­

1. W h orf, Langage, p. 235. Autres exem ples pp. 234 (shawnee) et 243
(n ootk a). T ou s ces exem ples sont illustrés de ligures.
2. Serrus a va it form ulé d ’ avance toute la pensée w hordenn c, mais en
termes de logique, dans sa question déjà citée : ■ La contin gence de l’ expres­
sion ne va -t-elle pas recouvrir une contin gence, autrem ent grave pou r le
sort de la logique, des form es de la connaissance? {Le parallèlisme, pp . 72-73).
3. M artinet, Éléments, p. 23. ___
4 . /<?., ibid., p. 16. V oir aussi p. 23.
262 L es problèm es théoriques de la traduction

m e r 1 ». D ’où sa conclusion : « N ous ne devons jam ais


poser que ce qui différencie une langue d ’une autre est
essentiellem ent un ch oix différent dans les m oyens for­
mels d ’expression, mais bien p lu tôt le ty p e d ’analyse
de l’expérience q u ’elle m anifeste, et le genre de rapports
q u ’on peut con stater entre les chaînons linguistiques * ».

v ii Ces analyses, devan t lesquelles il fau t s’incliner,


sem blen t con dam ner définitivem ent le tradu cteu r au
désespoir : au m oins en ce qui concerne la syn taxe, les
universaux ne servent à rien. Q u ’im porte si partou t,
dans toutes les langues, on peu t trou ver les m êm es unités
syntaxiques (m onèm e autonom e, m onèm e dép en dant,
m on èm e prédicatif, m onèm e fon ctionn el, et m od ifica­
teur). Q u ’im porte si p artou t aussi, toutes les langues
o n t recours aux trois m êmes procédés syntaxiq ues for­
m els (sens lexical du m o t con ten an t sa prop re fon ction
syn ta xiq u e, m ot spécialisé ad join t m arqu an t la fon ction
d ’un autre, positions réciproqu es de d eu x m ots).
Q u’im porte, puisque ces form es syntaxiques universelles
recou vren t des fon ction s linguistiques qui n ’exprim ent
pas des rapports universels entre les élém ents de l ’ex p é­
rience analysée. « Il est évid em m en t utile, écrit Mar­
tinet [...] de savoir si l ’opp osition du passif et de l ’actif
s ’exprim e dans une langue au m oyen d ’une flexion par­
ticulière [...], d ’un suffixe distinct, [...], d ’auxiliaires
particuliers [...] Mais il est infinim ent plus im portan t
de déterm iner d ’abord si la langue distingue le passif
de l ’a c t i f 1
3. » E t si cette langue ne les distingue pas, nous
2
pou von s, sans doute, traduire le con tenu de l’expérience
exprim ée dans une phrase au passif (au lieu de dire que
Pierre a été présenté à Jean par A ndré, nous dirons
q u ’A ndré a présenté Pierre à Jean), mais nous ne som m es
jam ais sûrs d ’avoir tradu it en m êm e tem ps la façon

1. M artinet, Quelque» traits, p. 14. Dans Eléments 0/ fonclional sgntax,


l ’ auteur ra pproche exp licitem en t ses analyses de celles de W h o rf : • quoi
q u e c e soit qu i d oiv e être retenu de l'h yp oth èse de W h orf, écrit-il, ce
quelque ch ose s’ app liq ue à la syn taxe aussi bien q u ’ a u x autres aspects de
la stru cture linguistique » (p. 10).
2. M artinel, Quelques traits, p. 15.
3. Id., ibid., p. 15.
S yn ta xe et traduction 263
(différente de la nôtre) d on t le locuteur v o it, considère,
analyse cette action.
E t pourtant, pu isqu ’on traduit, que fait-on qui v io ­
lente, ou qui tourne, ou qui néglige cette difficulté, lors­
q u ’on tradu it? La réponse véritablem ent théorique,
encore une fois, semble d ev oir être suggérée par B loom field.
La com m une mesure de tou te langue en tou te langue,
et-la seule certaine — le seul invariant — c ’est la situa­
tion à laquelle se réfèrent le-m essage en langue-source
et le message en langue-cible.
L 'incom m en surabilité des structures syntaxiques —
reflet d ’une incom m ensurabilité des « visions du m on de »,
ou des » organisations de l’expérience » — lorsqu ’elle
est regardée du p oin t de vu e de la situation com m une
exprim ée par deu x messages en deux langues différentes,
prend figure de postulat, d ’hypothèse à regarder de plus
près. M artinet lui-m êm e suggère cet exam en, soit lorsqu ’il
refuse d ’exam iner les préconceptions épistém ologiques
de W h orf (« Quoi que ce soit qui d oiv e être retenu de
l’hypothèse de W h orf... », écrit-il avec pru d en ce); soit
lorsqu ’il refuse d ’interpréter lui-m êm e la valeu r épis­
tém ologique de ses analyses « whorfîennes » de certains
faits de langue : « Il se peut, pose-t-il, que les différences
dans l ’analyse [linguistique de l’expérience du m on de]
entraînent une façon différente de considérer un phéno­
mène, ou q u ’une con ception différente d ’un phénom ène
entraîne une analyse [linguistique] différente de la situa­
tion . E n fait, il n ’est pas possible de faire le départ entre
l ’un et l’autre c a s 1. » Se tenant sur le plan de la linguis­
tiqu e descriptive, il a pleinem ent raison. Mais par les
exem ples eux-m êm es q u ’il propose, il incite à vérifier
plus p rofon d ém en t l ’hypothèse de W h orf : « Peu im porte,
écrit-il par exem ple, que le Français [qu i dira : j ’ai mal
à la tête] puisse dire aussi la tête me fait mal. Ce qui est
décisif, c ’est que, dans une situation donnée, le français
et l ’italien auront naturellem ent recours à d eu x analyses
com plètem en t différentes *. » C ’est vrai, quant à la pure
description des structures syntaxiques. Mais, surtou t 2 1

1. M artinet, ÊlimenU, p. 23.


2. ld.. ibid., p. 23.
264 L e s problèm es théoriques de la Iraduclion

pou r une théorie de la tradu ction , le fait que dans une


même langue, une m êm e situation puisse être exprim ée
linguistiquem ent par des énoncés différents, sans gain
ni perte visibles de traits sém antiquem ent pertinents,
ce fait m érite exam en. La question : Quel tem ps fait-il
au jou rd ’hui? peut réellement prov oqu er six ou sept
réponses syntaxiq uem ent différentes, sans q u 'on puisse
vraim ent prou ver que ces réponses im pliq uent une ana­
lyse fondam entalem ent différente de la « situation » ainsi
référée :

— il fait du venl;
— le vent souffle;
— ça souffle;
— il vente;
— ça vente;
— le temps est plutôt venteux;
— la journée est plutôt ventée.

M artinet avait déjà m arqué cette limite de l’hypothèse


de W h orf en analysant l’opp osition verbo-nom in ale,
dan3 les d eu x énoncés : la pluie continue, et il pleut sans
arrêt. < Dans bien des cas, disait-il, les deux énoncés qui
précèdent on t exactem ent le m êm e contenu sém antique,
ou , ce qui revient au mêm e, s’em ploient dans des situa­
tions identiques et affectent de la m êm e façon le com por­
tem en t de l ’a u d iteu r1. #
T ou s ces faits conduisent à penser q u ’au m oins partiel­
lem ent l’hypothèse de W h orf est fondée sur un cercle
vicieu x , déjà signalé : postuler des visions du m onde
différentes parce q u ’il y a des structures linguistiques
différentes; puis expliquer qu e ces structures linguis­
tiques son t différentes parce q u ’elles reflètent des visions
du m on de différentes. On ap erçoit des cas où des expres­
sions structurées linguistiquem ent de façon très diffé­
rente n ’exprim en t pas des organisations de l ’expérience
différentes, ni m êm e,des points de vue différents sur l’expé­
rience [sur la situ ation]. P eut-être une survivance de la
vieille gram m aire logiqu e de P ort-R oy a l pousse-t-elle

1. L ’opposition verbo-nominale, p. 101.


S yn ta xe el traduction 265
& penser que, puisque la langue exprim e la logiqu e, deu x
énoncés différents doiven t exprim er sur la m êm e situation
deux analyses logiques différentes. E t peut-être pousse-
t-elle, a posteriori, à v ou loir que : he swam across the river
exprim e une autre vision du m onde que : il traversa la
rivière à ta nage.
L ’explication — très im portante au regard d ’une th éo­
rie de la tradu ction — de ces faits rétifs à l'h ypoth èse
de W h orf, on est tenté de la chercher dans la théorie de
l ’arbitraire du signe. Quand on pense à celle-ci, on la
lim ite habituellem ent à l’arbitraire des unités signifiantes
m inim a, m onèm es, ou m ots. Les faits qui viennent d ’être
analysés m ontrent que le message, ou la phrase, en tan t
que signes unitaires, participent aussi de la loi de l’arbi­
traire des signes. Quand un H opi dit, se référant au x coups
de tonnerre q u ’il entend : rehpi (sans référence aucune à
un agent de l’a ction ); quand un Français d it : il tonne,
ou ça tonne (avec référence à un agent purem ent fictif);
quan d un Italien d it : tuona (sans référence à un agent,
présent dans le con tex te, mais avec la désinence a qui
m arque le verbe d ’une troisièm e personne du singulier),
on peu t penser que les trois phrases son t trois signes arbi­
traires égau x pou r la m êm e situation. De m êm e, quand
un Anglais d it : he swam across the river à côté du fran­
çais : il traversa la rivière à la nage. Il y a un arbitraire
des grands signes.
Ceci explique pourqu oi, toutes les fois q u ’il y a situa­
tion com m une, ou sem blable, il y a, ou il peut y avoir,
traduction . Ceci explique en particulier pou rquoi, plus
les traits sém antiquem ent pertinents d ’une situation
son t lim itativem en t décrits, définis, et com ptés (ce qui
est le cas dans tous les dom aines scientifiques) plus la
traduction est possible et co m p lè te 1, et ceci, quels que
soient l ’écart et m ême l ’incom m ensurabilité des syntaxes
entre langue-source et langue-cible.
Ces analyses m ènent à considérer la possibilité de la
tradu ction com m e un cas particulier de l’apprentissage

1. V oir cl-dessu9 les énoncés è ce propos de Benveniste, B loom fleld et


Jakobson , pp. 180, 212, 213, 219. Dans la m êm e optique, Buyssens se
dem ande si les term es scientifiques, com m e hélium par exem ple, qui ont
un <désignant •précis, on t une « valeu r • ( Structuralisme et arbitraire, p .4 0 8 ).
266 L es problèm es théoriques de la traduction

de la com m unica tion. T ous les linguistes qui se sont


occu pés du problèm e on t souligné le fait, par des formules,
diverses et convergen tes : com m uniquer, ce ne peut être
qu 'auoir en commun, mettre en commun certains traits
sém an tiqu em en t pertinents d ’une situation donnée. C’est
ce qu e Meillet disait : « le sens d ’un m ot n ’est que la
m oyen ne entre les em plois linguistiques q u ’en fon t les
individus et les groupes d ’une m êm e société ». C’est ce
que B ally disait, quand, après tan t d ’autres, il répétait
que le langage étan t un fait social, ne peut exprim er,
d ’une expérien ce individuelle, que la face observable
par les autres individus. C’est ce que dit le logicien Quine
quan d il écrit « le sens [m eaning] est s o c ia l1 »; ou le logi­
cien I.-A . R ichards, qu an d il d it que « le langage [...]
est notre effort collectif pou r réduire au m inim um ces
divergences entre les significations [individuelles d ’ une
m êm e expérience ou situation] * ». La tradu ction est
un cas de com m u n ication dans lequel, com m e dans tout
apprentissage de la com m u n ication , celle-ci se fait d ’abord
par le biais d ’une identification de certains traits d ’une
situation, com m e étant com m uns pou r deu x locuteurs.
Les hétérogénéités des syntaxes sont « cou rt-circuitées »
par l’iden tité de la situation.

v iii On objectera que se trou ve définie par là une


espèce de traduction pauvre, de traduction m inim um ,
un peu de la nature de celle qui fonctionne dans l’élabo­
ration des sabirs et des pidgins. R épétons que pou r une
théorie de la tradu ction , nul poin t de départ n ’est trop
pauvre, qui perm et de sortir du cercle de l ’intraduisi-
bilité. L e recours à la situation non-linguistique com m e
unité de mesure pou r deu x énoncés linguistiques perm et
déjà de faire une brèche plus large q u ’on ne pense dans la
théorie de l ’incom m ensurabilité des langues (et, n otam ­
m ent, de leurs syntaxes) : il perm et, en effet, d ’illustrer
qu e la théorie de l ’intraduisibilité est construite tou t
entière sur des exceptions. Elle est m ême la généralisation
des cas excep tionnels, étendue à tous les cas. Une théorie 2 1

1. Quine, Meaning and translation, p. 157.


2. Rich arde, Towards a theory, p. 251.
S yn ta xe et traduction 267
do l’intraduisibilité serait correcte si on la fon dait statis­
tiquem ent sur des com ptages : dans un tex te, ou dans
un corpus donné, dén om brer les phrases (ou fragm ents
pluB petits d ’énoncé) don t la tradu ction , du fait de leur
syntaxe, ne peut transférer totalem en t la situation q u ’elles
exprim ent, dans une autre langue donnée.
Ce recours à la situation perm et aussi de m ettre en évi­
dence « l’arbitraire des grands signes > dans de nom breu x
c bb où l ’hypothèse de W h orf essaierait de v o ir une diffé­
rence de p oin t de vu e quant à l ’analyse linguistique d ’une
expérience non-linguistique. Dire : lave tes mains au lieu
de lave-toi les mains, je me sèche avec la serviette au lieu de
je m'essuie avec la serviette n ’im plique pas le recours à des
« visions du m onde », ni m êm e à des « points de vu e »
différents sur le m on de. L ’arbitraire des signes m inim a
s ’étend de proche en proche e t constitue l ’arbitraire du
grand signe. L orsque le phénom ène est lié à des m odifi­
cations purem ent phoniques de l ’énoncé le fait est encore
plus n et : au nord de Paris — N orm andie ou Picardie —
par un phénom ène d ’attraction phonique et sém antique
à la fois, les locuteurs aboutissent à l ’énoncé : pour midi,
je vais plumer des patates, sans q u ’on puisse inférer, la
chose est visible, que l ’abandon de peler, ou d'éplucher,
change qu oi que ce soit au p oin t de vu e de l ’énoncé sur
l’action décrite. Dans le plus frappan t des exem ples de
W h orf (nipekwâlakha), une fois la prem ière surprise
passée, l ’analyse peu t trou ver que les énoncés français
« passer la baguette dans l ’âme du fusil », ou « donner
quelques coups de baguette au canon (gauche) » in tro­
duisent des élém ents d ’expérience assez sem blables à
l’ intérieur d’un trou, et à par le mouvement d’un instru­
ment.
Le recours systém atique à la situation non-linguistique
com m e élém ent de référence, perm et enfin de con cev oir
la tradu ction (des hétérogénéités des syntaxes) non pas
com m e une propriété intrinsèque liée à la nature m êm e du
langage en général, ou à la nature de deu x langues parti­
culières, a priori, mais com m e un procès; ou plu tôt,
com m e un progrès. On peut alors décrire cette traduction
— de m êm e que l ’apprentissage de la com m unica tion
chez le petit enfant — com m e une série d'a p proxim ation s
268 L e s problèm es théoriques de la traduction

se corrigeant l ’ une l ’autre à mesure, ch aque recours et


retour à la situation non-linguistique (c ’est-à-dire, à la
pratique), am éliorant l ’analyse des rapports entre l ’énoncé
et la situation. Les lin gu istes1 on t sou ven t m ontré co m ­
m en t l ’acquisition de l ’aptitude à la com m u n ication (par
le langage) chez l ’enfant part, au m oins autant, de * l ’arbi­
traire du grand signe » — c ’est-à-dire, des énoncés entiers,
des segm ents étendus d ’énoncés — que de l ’acqu isition
de signifiants isolés : les premières équations m etten t en
rap p ort une situation dans son ensemble avec un énoncé
dans son ensem ble : et c ’est par la com paraison des diffé­
rences entre énoncés et situations partiellem ent sem blables
e t partiellem en t différents que s ’opère, peu à peu, la déli­
m itation des unités signifiantes m inim a. Les traducteurs
fon t la théorie de cet apprentissage lorsqu ’ils précon isent
les v oyag es dans le pays d on t ils traduisent la langue :
ils v o n t acqu érir ou con trôler sur place une corrélation
pratique entre le con tenu sém antique des énoncés pure­
m en t linguistiques d ’une part, et l ’ensem ble des traits
sém an tiqu em en t pertinents des situations auxqu elles ces
én on cés se réfèrent.
C’est cette m êm e con cep tion de la situation com m e unité
de m esure entre d eu x énoncés qui seule peu t fonder les
thèses de W h o rf elles-m êm es dans ce q u ’ elles on t d ’exact.
Si l ’on peu t prou ver que deu x langues différentes analysent
l ’expérien ce non-linguistiqu e de m anière différente, ce
n ’est pas en se fiant à l ’analyse linguistique, puisque des
structures totalem en t différentes peuvent signifier arbi­
trairem en t des situations tou t à fait sem blables. C’est,
com m e aide à bien le v o ir H attori *, par une analyse
con join te des traits sém an tiqu em ent pertinents des én on ­
cés d ’une part, et des traits sém an tiqu em ent pertinents
des situations auxqu els ces énoncés se réfèrent. Quand
un Japon ais d it : c’est un puits profond, son analyse séman­
tiqu e se réfère à l ’im portan ce d ’un volu m e creu x et v id e ;
quan d un M on gol d it : c’est un puits profond, c ’est la partie
creuse rem plie d ’eau q u ’il nom m e. Quand un Japon ais
d it : pose ça là, l ’op ération q u ’il con çoit, c ’est placer un 21

1. V o ir M artinet, Éléments, pp. 186 e t 203 par exem ple.


2. H attori, The Analysis of meaning.
S yn ta xe et traduction 269
o b je t sur une surface; dans le m êm e énoncé, le M ongol
aperçoit l ’action de cesser de tenir, de lâ ch e r1. Mais la
preuve que la situation sert bien de com m une mesure entre
deu x langues, et deu x énoncés, c'e st que H attori a pu
s ’apercevoir des différences des con tenus sém antiques
entre les paires d ’énoncés, sans dou te en ch erchan t les
causes des échecs de com m unica tion, com m e lorsqu ’ un
énon cé reste am bigu pou r deu x locuteurs de m êm e langue.
(Le puits est profond pourrait, en français, présenter cette
am biguïté. Le locuteur, alors, corrigerait en donnant
la profon deur du puits, ou la p rofon d eur de l ’eau.)

ix Les analyses qui précèdent visen t m oins à co m ­


battre, voire à nier, l ’hypothèse de W h orf et les vues sur
l’organisation particulière de l’expérience prop re à chaque
langue, q u ’à m ontrer pourquoi et com m en t et ju sq u ’où,
malgré leurs analyses indiscutables, la tradu ction reste
possible, quelle que soit l’hétérogénéité des syntaxes.
On peu t m êm e penser que la n otion bloom fieldienne de
situation reste la n otion -clé qui perm et et perm ettra
tou jou rs plus, pou r une paire de langues données, d ’ana­
lyser les situations non-linguistiques com m unes, d on t la
tradu ction ne présente pas de difficultés, et d ’identifier
scientifiquem en t les situations non-linguistiques n on -
com m unes, pou r lesquelles, com m e dit H attori, « m êm e si
nous v oy on s les choses que le m ot [ou la phrase] dénote,
nous ne connaissons pas les traits de ces choses auxquelles
les indigènes on t l’habitude d ’accorder leur a tte n tio n 2
1 ».
Si, dans un texte m on gol, un énoncé jou a it sur le fait que
lâcher une bombe et poser une lettre sur la table s’exprim ent
par la m êm e structure, une note philologique ou eth n o­
graphique « traduirait » la situation exacte au bas de la

1. Ici aussi, les exem ples d ’ H attori perm ettent de m ontrer q u ’ il ne fau t
pas con clure de la structure lin guistique différente à la vision du m onde
différente, avant d ’a voir vérifié • l’ arbitraire des grands signes • se référant
6 une m êm e situation : en français, on d it indifférem m ent, au nord de
Paris : pose ça sur la table (« vision du m onde > japonaise) ou quitte ça sur
la table (• vision du m onde > m ongole) sans aucune différence; tandis que
dans le Midi, pose la veste est devenu le grand signe arbitraire d'une situa­
tion qui correspon d 6 quitte ta veste. Com m e les deu x opérations-situation s :
se séparer de quelque chose, et poser quelque chose sont souven t connexes,
l ’arbitraire d ’ un grand signe les englobe indifférem m ent.
2. H attori, The analysis, p. 210.
270 L e s problèm es théoriques d e la traduction

page. Si ce qui perm et la com m u n ication unilingue est


la référence à une pratique sociale (à des phénom ènes
publiquem ent observables, à des situations) to u t ce qui
peut être com m uniqué entre deu x locuteurs unilingues
peu t l ’être aussi entre deu x locuteurs non-unilingues.
L e travail est sim plem ent plus long, l’ analyse des réussites
e t des échecs infinim ent plus délicate, et peut-être jam ais
ach evée. L a n otion de situation, com m e la n otion con nexe
d ’arbitraire des grands signes, n on seulem ent ne nient pas
les faits d ’intraduisibilité, mais son t probablem ent les
seules à les fon der scientifiquem ent ' par la m éth ode des
résidus. C’est m arquer leur vraie place, qui reste consi­
dérable.
CHAPITRE XVI

Conclusion

i Les difficultés et les problèm es de la traduction ,


form ulés de manière rationnelle *, on t été perçus très tô t,
puisqu 'ils sont déjà chez un Cicéron, chez un saint Jérôm e,
e t chez un du Bellay. Mais, pendan t longtem ps, la réponse
à cette question : la tradu ction est-elle possible? — était
tirée dans deu x directions contradictoires. D ’une part,
e t pou r un cam p, la pratique de la traduction, le m anie­
m ent plus conscient des langues lui-m êm e, am enaient
tou jou rs plus à penser que traduire était qu elqu efois, ou
souvent, im possib le; ou m êm e que traduire totalem ent
était tou jou rs im possible. D ’autre part, et pou r un autre
cam p, les postulats régnants de l ’identité de l’esprit
hum ain, de l ’universalité des form es de la connaissance
et de la pensée, poussaient à m aintenir que la com m u n i­
cation linguistique étant possible, la com m u n ication inter-
linguistique était elle-mêm e possible. D ’un autre poin t
de vu e — qui divisait les traducteurs eux-m êm es — m êm e
si les difficultés de la tradu ction faisaient craindre ou soup­
çonner son im possibilité radicale au m oins sur certains
poin ts, la pratique de la tradu ction prou vait la possibilité
de la traduction .
Gomm e le postu lat de l ’unité de l ’esprit hum ain a long­
tem ps dom iné, la thèse de la possibilité de la traduction
dom in ait elle aussi de manière em pirique; et la thèse de
l ’im possibilité de la tradu ction se ren contrait com m e une
vu e théorique, une espèce de parad oxe à la fois difficile 1

1. On élim ine a vec ce t a d jectif les attitudes m ystiques ou m agiques


hostiles à la trad uction, co m m e celles q u 'a signalées Cary, La traduction,
p p . 8 et 14.
272 L es problèm es théoriques de la traduction

à dém ontrer, et difficile à réfuter. Cela expliq ue sans doute


p ou rqu oi le développem en t d ’une attitu de scientifique
sur ces problèm es a pris su rtou t la form e d ’une critique
de la thèse dom inan te : contre la con v iction naïve que la
com m u n ication linguistique— et par conséquent la com ­
m unication inter-linguistique — , était une espèce de faculté
innée, de prop riété bio-p h ysio-p sych ologiqu e com m une
à tou s les hom m es, com m e la vu e ou l ’ouïe, la linguistique
a m u ltiplié les preuves que le langage est une institution
plus visiblem en t q u ’une faculté. Les critiques de la n otion
traditionnelle de signification, la th éorie des cham ps
sém antiques, celle des « visions du m on de » différentes,
celle des « civilisations > m ultiples et peut-être étanches
les unes au x autres, on t accum ulé les preuves que < nous
pensons un univers que n otre langage a d ’abord m odelé ».
Chaque langue con tien t, préfabriqué, im pose à ses locu ­
teurs une certaine manière de regarder le m on de, d ’ana­
lyser l ’expérien ce que nous avons du m onde. P ar consé­
quent, les phénomènes publiquement observables, la situation
com m une, apparem m ent sem blables en deu x langues, que
désignent d eu x énoncés linguistiques, ne p eu ven t pas ser­
v ir de com m une mesure immédiate à ces deu x énoncés :
le locu teu r m on gol et le locu teu r jap on ais qui parlent
d*un puits, d ’une table, de l ’action de poser, ne regardent
pas dans les situations correspon dan tes les m êm es traits
distinctifs, ne caractérisent pas ces situations par les
m êm es traits pertinents.
L a v olon té de justifier la pratique de la tradu ction ,
p en d an t longtem ps, a con d u it les défenseurs de la possi­
bilité de traduire, soit à ignorer purem ent et sim plem ent,
soit à nier polém iquem ent, soit à minim iser à l’e x trê m e 1
ces faits établis par la linguistique m oderne. U ne théorie
correcte de la possibilité de traduire im plique, au contraire,
la pleine reconnaissance, et sans aucune réticence, de ces
con qu êtes linguistiques assurées. A u cu n e th éorie n ’a
jam ais rien gagné à nier les faits qui la gênent, au contraire.
Si une théorie de la tradu ction d oit s ’avérer possible, ce
ne sera q u ’en com prenant, q u ’en analysant, et si possible 1

1. U n précéden t essai de l ’ auteur de c e travail, L u belle» Inftdilu, n ’ est


pas 6 l’ abri de ces reproches.
C onclusion 273
on intégrant ces faits qui sem blen t lui barrer la route.
Si nous v ou lon s com prendre pou rqu oi e t com m en t la
traduction reste possible, il nous faut d on c d’abord accepter
dans son entièreté ce fait, q u ’une langue nous oblig e à
v oir le m onde d ’une certaine manière, et nous em pêche
par con séqu en t de le v oir d ’autres m anières *. Il nous fau t
ad m ettre pleinem ent le fa it qu e la langue change m oins
vite que l’expérience du m on de (ce qui explique la résis­
tance du lexiqu e à la structuration) ; qu e les changem ents
de l ’expérience hum aine ne se répercutent pas au tom ati­
quem ent dans la langue (ce qui expliq ue pou rqu oi nous
con tin uon s à dire que le soleil se lève). L a diachronie de
l’expérience que les hom m es acqu ièren t du m on de ne se
reflète pas |dans la diachronie linguistique : le lexique des
couleurs en m aintes langues reflète autant e t plus que l ’ex ­
périence des locuteurs actuels, celle de locuteurs lointains
dans le passé, d on t les classements de couleurs reflétaient
l ’explication q u ’ils donnaient physiquem ent, m étaphysi­
quem ent, religieusem ent, du phénom ène de la couleur.
L a linguistique m oderne, bien q u ’elle ne l ’ait pas d it
explicitem en t, bien q u ’elle n 'a it pas tiré de ce fait to u t ce
q u ’elle pou vait, nous enseigne qu e la langue conserve à
l ’état fossile des structurations dépassées qu e l ’hom m e
s ’est données de son expérience passée du m on de : il y
a dans toutes langues des fossiles linguistiques, lexicau x
e t syntaxiques, et de tous les âges : le m ot surface et le
m o t courbe à la fin du x i x e siècle, étaient des fossiles lin­
guistiques, em pêch an t la m ath ém atique d ’apercevoir
l ’extension com plète de la n otion de surface et de la n otion
de courbe que cette m ath ém atique était capable d ’attein­
dre. C ’est sans dou te un logicien, Serrus, qui a le
m ieu x form ulé cette vu e très im portante lorsqu ’il
écriv ait « [q u ’ ] une langue a tou jou rs sa m étaphysique,
e t q u ’ [elle] com p orte m êm e généralem ent plusieurs m éta­
physiques ju xtaposées * ».
L ’accep tation loyale, et sans aucune réticence, de ces
résultats de la linguistique actuelle Implique l ’acceptation
de ce fait q u ’il ne faudra jam ais perdre de vu e : la traduction 21

1. V o ir M artinet, Êllmenls pp . 43-44 : Dangers de la traduction.


2. Serrus, Le parallélisme, p . 95.
274 L e s p roblèm es théoriques de la traduction

n ’est pas tou jou rs possible. Elle ne l’est qu e dans une


certaine m esure, et dans certaines limites — m ais au lieu
de poser cette mesure com m e éternelle et absolue, il faut
dans ch aque cas déterm iner cette mesure, décrire ex acte­
m en t ces lim ites; il fau t, faire la statistique des échecs
traduction nels pou r un tex te don né, pour une paire de
langues données. Chaque fois, il fau t com pter des faits,
au lieu S ’étendre à tou te la langue les conclusions q u ’on
tire d ’un p etit nom bre de faits. R ien de plus certain, par
exem ple, q u ’il sera parfois im possible de traduire du gal­
lois des notation s de couleur. Quelquefois la nature des
choses aidera : glas appliqué à de l ’herbe ne peut guère
être que vert; mais s’il s’agit du ciel, et d ’ un cou ch er de
soleil ou d ’une atm osphère un peu rare ou d ’un poèm e,
bleu ne sera pas tou jou rs sûr (E x . : « le couchant diaphane
v erd it icomme une chair qui meurt », etc...). Qu elquefois,
le con tex te aidera : dans une description de m auvais
tem ps, con cern an t certains ob jets, glas ne pourra signifier
qu e gris. Mais quelqu efois, ni le recours au con texte ni
le recours à la situation ne seront possibles : une robe que
le gallois qualifie de glas dans un tex te, sans plus, était-elle
verte ou bleue? Dans un rom an , la n otation peu t n ’étre
q u ’épisodique ; mais dans un poèm e elle peut (com m e dans
le tercet de Baudelaire sur les parfums verts comme des
prairies) être au centre de l ’effet produit.
R ien de plus certain aussi que la littérature et la poésie
d ’une civilisation très éloignée de la nôtre réservent au
tradu cteu r un nom bre plus élevé d ’échecs. L e cas le plus
ex trêm e est sans dou te celui de la poésie chinoise, fondée
d ’abord sur un réseau (très socialisé) de corrélations sub­
jectiv es entre saisons, points cardinau x, couleurs, odeurs,
saveurs,! élém ents de l ’univers, notes de m usique, parties
du corps, anim au x, nom bres, allusions littéraires, etc...
corrélations inexistantes en O ccid ent. T ou t un poèm e
p eu t être centré sur les corrélations entre le blan c, le
v e n t d ’est, l ’au tom ne, la vieillesse et la sagesse, par
exempter1. De plus, tou te la poésie chinoise est chantée,
1. V o ir Cary, Traduction et poésie, pp . 15 et es. avec son com m entaire
d ’ un poèm e de L i-T ’ ai-P o, Devant nos coupes pleines. V oir aussi Jean Pré­
v o st L'amateur de poimes, pp . 97-120. V oir enfin Jacques Gernet, La vie
quotidienne en Chine à la veille de l'invasion mongole. Paris, H achette,
1969, p p . 247-259.
C onclusion 275
d'u n e part, et calligraphiée, d ’autre part, ce qui lui donne
des résonances im possibles à rendre (à m oins d ’essayer
d ’appliquer à cette poésie toute la science typograph iqu e
du Coup de dés m allarméen, et des Calligrammes d ’A p o l­
linaire, ou bien d ’ utiliser, par une sorte d ’équ ivalence, une
typographie p olych rom e, qui a été envisagée d ’ailleurs
par certains sym bolistes; ou bien m êm e les poèm es-
ob jets m odernes). Si l’on a, dans les analyses de cet ouvrage,
insisté su rtout sur toutes les ressources et toutes les
raisons que la linguistique récente laisse à la thèse d ’une
possibilité de traduire quand même, parce que le péril
m ajeu r est le dogm e a priori de l’intraduisibilité — on a
ten té de ne jam ais sous-estim er les difficultés concrètes
de telle ou telle traduction , de tel ou tel texte, en telle ou
telle langue.

il E n effet le vrai danger qui guette m ainten an t cette


thèse linguistique solidem en t établie, selon laquelle notre
langue oriente, prédispose, prévient, préfabriqué et limite
la façon d on t nous regardons le m onde, c ’est que cette
thèse soit form ulée de manière fixisle. Ce danger, d on t
W h orf est sans doute la plus illustre victim e, guette les
linguistes su rtout préoccupés d ’analyses synchroniques,
de linguistique interne, descriptive, formelle — et qui par
hypothèse n ’envisagent pas le jeu du facteur-tem ps sur
la langue. A lors, cette thèse suggère que n on seulem ent
la langue oriente, organise notre vision du m onde, mais
q u ’elle l ’im m obilise. A ccen tu an t le m ou vem en t trop
longtem p s inaperçu qui va de la langue au m onde, elle
oublie le m ou vem en t certain qui v a du m onde à la langue.
Elle ne v o it plus q u ’un battem en t sur deu x de l ’incessant
v a -et-vien t dialectique entre m on de e t langage, langage
et m on de. A force d ’insister sur le côté m écon nu de3 phé­
nom ènes par où la langue em pêche de v oir le m onde, elle
ou blie le côté par où le m on de de l ’expérience v ain c les
em pêchem ents qu e lui oppose la langue. Elle oublie com m e
se résolvent à travers l ’histoire d ’une culture les conflits
entre notre connaissance et notre ignorance du m onde,
m édiatisés par les conflits entre notre expérience du m onde
e t notre langue. Elle oublie que, si chaque m ot, chaque
én on cé, son t une hypothèse sur le monde, cette hypoth èse
276 L es problèm es théoriques de la trad u ction

est soum ise sans cesse à la vérification , soit de la pratiqu e,


soit de la réflexion. L a thèse fixiste de la langue-vision du
m on de ach opp e sur l ’explication de ces faits : m algré le
corset de la vieille nom en clature linguistique qui divisait
le m on de anim al en bêtes, oiseaux, poissons, reptiles
[ Thier , Vogel, Fisch, Gewürm], la classification linnéenne
a pu se faire jo u r et s ’im poser, m êm e à la langue : au jou r­
d ’hui, personne ne pourrait plus dire : un insecte reptile
(tournure en core au L ittré) ; ni, com m e Lam artine, parlant
de la terre labourée : « Ses reptiles, ses vers, par le soc
déterrés... » (texte où reptiles est presque un d ou blet de
vers, et désigne vaguem ent des invertébrés). Malgré le
corset de sa propre nom en clature, la m ath ém atique a
fini par apercevoir une * surface » q u ’elle ignorait, la sur­
face dite du tissu indéfiniment froissé; com m e elle a fini
par apercevoir que certaines propriétés q u ’elle attribuait
au x courbes ne dérivaient que de la notion trop lim itative
q u ’elle attachait arbitrairem ent au m o t courbe. On pou r­
rait écrire un long chapitre sur ce thèm e, et dans chaque
dom aine de la connaissance : par exem ple, sur la nais­
sance de toutes les notion s de la linguistique con tem p o­
raine dans un univers con ceptu el et term in ologique
m od elé pou rta n t par la linguistique du x i x e siècle q u ’elle
a dépassée.
L a thèse selon laquelle les langues décou p en t inexora­
blement (la form u le est de W h orf) l ’expérien ce que nous
avon s du m on de n ’est m éth odologiq u em en t vraie que sur
le plan d ’une analyse synchronique. Si l ’on enferm e la
« vision du m onde » des locuteurs d ’une langue donnée
dans la cam isole de force de structures linguistiques in con s-’
cientes inexorables, on se con dam n e à nier toutes les
découvertes qui violen t cette vision du m onde. E n réalité,
visions du m on de et langues ne sont pas im m obiles; et
la trad u ction — con ta ct entre deu x langues — n ’est pas
une situation linguistique im m obile, intem porelle, elle
n on plus. C om m e il existe une dialectique des relations
entre langue et m on de, il existe une dialectique des rela­
tion s entre langue e t langue : l ’intraductibilité de deu x
langues données résulte au m oin s autant de l’histoire des
con tacts entre ces d eu x langues, qu e d ’une propriété
décou lan t des caractères com m uns à toutes les langues.
C onclusion 277
L ’exam en de la traductibilité du russe en français, par
exem ple, d oit ou devra tenir com p te de la ty p ologie
com parée des d eu x langues (analyse con d u ite sur le plan
de la pure linguistique d escrip tiv e); mais il d o it consi­
dérer aussi tou te l’ histoire de tous les con tacts entre ces
deux langues : traduire du russe en français, en 1960, ne
signifie pas la m êm e chose que traduire du russe en français
en 1760 (ou m êm e en 1860) qu an d le prem ier dictionnaire
français-russe (1786) n ’existait pas, qu and les con tacts
étaien t rares. A partir du x v in * siècle chaque tradu ction
du russe, ch aqu e v oy a g e, chaque récit de v oy a g e ajoute
une situation com m u n e entre le russe et le français, chaque
con ta ct éclairant les suivants, ju sq u ’à la v ogu e de T ou r-
guenev, de T olstoï et de D ostoïevsk i, laquelle étend ces
con tacts à des m illions de lecteurs français, dim inuant
à ch aqu e fois l’écart entre les situations (non-linguistiques
et linguistiques) non -com m unes.
C’est dans l ’éclairage de cette dialectique des con tacts
de langue q u ’il fau t considérer le problèm e de Yintraduisible.
On a p erçoit alors q u ’il ne s’agit pas là d'u n e n otion absolue,
m étaphysique, intem porelle — mais tou te relative. Même
dans les dom aines considérés com m e les plus rétifs à la
com m u n ication com plète — les dom aines de l’expérience
affective, su b jectiv e, le dom aine des con n otation s — , le
p ou v oir de cette dialectique du con ta ct (et de la com m u n i­
cation) par le truchem ent des situations partagées se
m on tre plus grand q u ’on ne le pense à prem ière vue.
C’est vrai que, qu an d q u elqu ’ un d it : « J ’ai faim », selon le
siècle, nous ne som m es pas sûrs de com prendre to u t ce
qu e le m o t signifie pou r son locuteur. U n des exem ples
les plus éloquents en serait peu t-être l’interprétation du
célèbre fragm en t dantesque sur la m ort d ’ U golin : à
mesure q u ’on s ’approch e de l ’époqu e contem poraine,
l ’interprétation qui vou lait q u ’ U golin eût d évoré ses
enfants dans la T ou r de la F aim d evien t de plus en plus
in im agin able; et tou jou rs plus de com m en tateurs s’appli­
qu en t à dém on trer q u ’elle est invraisem blable. Mais
a u jou rd ’hui que nous avons repris con ta ct avec des situa­
tions d ’an th ropoph agie civilisée (l’affaire des naufragés
du dirigeable d ’ex p loration polaire Italia, en 1932; les
cas d ’an th ropoph agie notoire dans les cam ps de d ép or­
278 L e s prob lèm es théoriques d e la traduction

tation ), le tex te d e Dante cesse de nous paraître aussi


obscu r — outre que ces situations récentes rem ettent en
pleine lumière la valeur historique de légendes com m e
celles du saloir de saint N icolas, ou de faits du passé,
com m e l ’an th ropophagie attestée en France au tem ps de
la guerre de Cent A ns, à l'é p oq u e d'É tien n e M arcel.
N ous saisissons probablem en t m ieu x toutes les valeurs
contenues dans le ch an t de la m ort d ’ U golin q u ’il y a
cinqu an te ans. Même la com m u n ication des valeurs con n o-
tatives apparem m en t les plus fugaces, et les plus su b jec­
tives, son t susceptibles d ’être socialisées, to u t au m oins
partiellem ent, par le truchem ent des situations partagées
par le locu teu r e t l ’auditeur.
C ’est dans cet éclairage que se résolvent les paradoxes
d e l ’intraduisibilité. Grâce à la linguistique con tem p o­
raine, nous savons et nous adm etton s :
1. Que « l’expérience personnelle est incom m unicable
dans son unicité1 ».
2. Que, en théorie, les unités de base — phonèm es,
m onèm es, traits de syn taxe, — de d eu x langues ne son t
pas tou jou rs com m ensurables.
3. Mais que, par référence au x situations partagées
par le locu teu r et l ’auditeur ou par l ’auteur et le traducteur,
la com m u n ication reste possible.
A u lieu de dire, com m e les anciens praticiens de la tra­
d u ction , qu e la tradu ction est tou jou rs possible ou tou ­
jou rs im possible, tou jou rs totale ou tou jou rs incom plète,
la linguistique con tem porain e a b ou tit à définir la tradu c­
tion com m e une op ération, relative dans son succès,
variable dans les n iveau x de la com m u n ication q u ’elle
atteint. « L a tradu ction , d it N ida, consiste à produire
dans la langue d ’arrivée l’équivalent naturel le plus proche
du message de la langue de départ, d ’abord qu an t à la
signification, puis qu an t au s t y le 1 ». Ce serait encore une
vu e fixiste, an ti-dialectique, qu e d ’im m obiliser cette
form u le e t de croire q u ’é tan t donné deu x langues,
étan t donné tel m essage e t sa tradu ction , cet équivalent
naturel le plus proche serait donné une foi3 pou r tou tes. 2 1

1. M artinet, ÊUmenlt, p . 18. L a partie soulignée l'e st par le cltateur.


2. N ida, Prinelpltt of translation, p . 19.
C onclusion 279
L a trad u ction peu t tou jou rs com m en cer, par les situations
les plus claires, les messages les plus concrets, les uni­
versaux les plus élém entaires. Mais s’il s’agit d ’une langue
considérée dans son ensem ble — y com pris ses messages
les plus su bjectifs — à travers la recherche de situations
com m unes et la m ultiplication des con tacts susceptibles
d ’éclairer, sans dou te la com m u n ication par la tradu ction
n ’est-elle jam ais vraim en t finie, ce qui signifie en m êm e
tem ps q u ’elle n ’est jam ais in exorablem ent im possible.
Bibliographie
I

Il n’existe pas de bibliographie générale concernant la tra­


duction comme problème.
A la Salle des Catalogues de la Bibliothèque Nationale, au
fichier-matières (depuis 1936), il existe une quarantaine de
fiches « traduction ». La plupart des titres, sauf une douzaine,
se rapportent à des répertoires de traductions.
On trouvera les éléments d’une bibliographie dans les publi­
cations ci-dessous :

1. Le B ulletin S ignalélique du C. N. R. S., Paris, 3® partie


(Philosophie et Sciences humaines), à la rubrique : Problèm es
de la traduction (depuis 1955). Chaque numéro (trimestriel)
offre 1 à 12 entrées concernant l’histoire ou la théorie de la
traduction.
2. La B ibliograph ie Lin gu istique, Utrecht-Anvers : Spectrum,
à la rubrique : Traduction (depuis 1955). L’année 1955 [publiée
en 1957] : 37 entrées; l’année 1956 [1958] : 33 entrées;
l’année 1957 [1959] : 27 entrées, etc...
3. B abel, Revue Internationale de la traduction, Bonn, à la
rubrique : Bibliographie internationale de la traduction
(presque à chaque numéro, trimestriel). 900 entrées au
31 décembre 1961.
4. Fédorov, Andrej, V. : V vedenie v leorju perevoda, à l’appen­
dice (pp. 355-371) : « Matériaux bibliographiques sur les
publications les plus récentes au sujet de la traduction,
1917-1957 », en russe. 230 titres répartis en 6 sections.
5. Brower, R., A. : On translation, à la B ibliograph ie (pp. 273-
293), 279 titres : 150 ouvrages (ou fragments d’ouvrages),
17 préfaces, 112 articles.
284 L es p roblèm es théoriques de la Iraduction

ii

La bibliographie ci-dessous comprend uniquement les auteurs


cités plus d ’une fois, comme références linguistiques en ce qui
concerne le problème de la traduction.
Les auteurs des ouvrages techniques ou littéraires, mentionnés
épisodiquement pour un exemple ou pour un argument, figurent
à l’ Index, qui relève tous les noms propres cités *.

1. Aginsky, B. et E. : * The importance of language univer-


sals. » Word, 1948, n° 3, pp. 168-172 [Language universale].
2. André, J. : « Sources et évolution du vocabulaire des cou­
leurs en latin. • Dans Problèmes de la couleur. (Voir su b Meyer-
son.)
3. Bally, Ch. : Traité de slylislique française, 2e édition, 2 vol.,
P., Klincksieck, 1930, vol. I, xx-331 p. [Stylistique.]
4. Bar-Hillel, J. : * Three methodological remarks on Fonda­
mentale of language. » Word, 1957, n° 2, pp. 323-335. [Three
remarks.]
5. Basilius, H. : « Neo-humboldtian ethnolinguistics. » Word,
1952, n° 2, pp. 95-105.
6. Benveniste, E. : « Tendances récentes en linguistique géné­
rale. » J d P , 1954, n° 1-2, pp. 130-145. [Tendances récentes.]
7. Benveniste, E. : « La nature des pronoms. > Dans For Roman
Jakobson, La Haye, Mouton, 1956, pp. 34-37.
8. Benveniste, E. : • La phrase relative, problème de syntaxe
générale. » BSL, 1957-1958, fasc. 1, pp. 39-54. [La phrase
relative.]
9. Benveniste, E. : « De la subjectivité dans le langage. » J d P,
1958, n° 3, pp. 257-265. [De la subjectivité.]
10. Benveniste, E. : s Catégories de pensée et catégories de
langue. > Les études philosophiques, 1958, n° 4, pp. 419-429.
[Catégories.]
11. Bloomfield, L. : Language, 2a éd. britannique, Londres,
Henderson & Spalding, 1955, ix-566 p.
12. Booth, A . D. & Locke (Edited by) : Machine translation
of languages, New York, J. Wiley & Sons; Londres, Chapman
i Hall, 1955, vn-243 p. [M. T. of languages.]1

1. P ou r les auteurs, le prénom n 'e st pas répété dans les notes ni à l'in d ex,
sauf risque d'h om on y m ie . P ou r les titres fréq uem m ent cités, une abré­
via tio n est don née entre croch ets. L e titre des 4 revues suivantes est donné
en abrégé :
B. S. L. : Bulletin de la Société de Linguistique de Paris.
C. Fd S. : Cahiers Ferdinand de Saussure.
C. I. L. : Congrès International des Linguistes (A ctes).
J d P . : Journal de Psychologie normale et pathologique, Paris.
B ib lio g ra p h ie 285
13. Borgstrôm, C. Hj. : « A problem of melhod in linguistic
science : the meaning of its technical terms », N orsk T idsskrift
for S progvidenskap, XIV, 1957, pp. 191-228. [Problem of
method.j
14. Breal, M. : E ssa i de sém antique, 3e éd., revue, augmentée
et corrigée, P., Hachette, 1904, 372 p. [Sémantique.]
15. Browcr, R. A. (Edited by) : On translation, Cambridge,
Mass., Harvard University Press, 1959, xi-297 p.
16. Buyssens, E. : Les langages et le discours. Essai de linguis­
tique fonctionnelle, dans le cadre de la sémiologie, Bruxelles,
Oflice de Publicité, 1943, 98 p.
17. Buvssens, E. : « Le signe linguistique », R evue belge de Phi­
lologie el d 'H isloire, 1960, n° 3, pp. 705-717.
18. Buyssens, E. : « Le structuralisme et l’arbitraire du signe »,
S lu dii si cercelâri lin gvislici, 1960, n° 3, pp. 403-416. [Structu­
ralisme et arbitraire.]
19. Cantineau, J. : « Les oppositions significatives », Cah. FdS,
n° 10, 1952, pp. 11-40.
20. Cary, E. : L a traduclion dans le monde moderne, Genève,
Georg et Cle, 1956, 196 p. [L a traduclion .]
21. Cary, E. : « Théories soviétiques de la traduction », Babel,
vol. III, n° 4, 1957, pp. 179-190. [Théories.]
22. Cary, E. : Com m ent fa u l-il traduire? P., Cours polycopié
de l’ Université Radiophonique Internationale, 1958, non
paginé (58 p.).
23. Cherry, C. : On hum an com m unication, New York, Wiley
et Sons; Londres, Chapman, 1957.
24. Chomsky, N. : S yn laclic structures, La Haye, Mouton, 1957,
116 p.
25. Cohen, M. : « Faits linguistiques et faits de pensée », JdP,
1947, n° 4, pp. 385-402.
26. Couturat, L. et Léau, L. : H istoire de la langue universelle,
P., Hachette, 1903, xxx-576 p. (Bibliothèque universitaire
de Lyon, cote 458. 240.) [Langue universelle.]
27. Delavenay, E. : L a m achine d traduire, P., P. U. F., 1959,
126 p.
28. Fedorov, A. V. : V vedenie v teorju perevoda [Introduction
à la théorie de la traduction], 2e éd. refondue, Moscou, Ins­
titut des littératures en langues étrangères, 1958, 376 p.
29. Filliozat, J. : « Classement des couleurs et des lumières en
sanscrit », Problèm es de la couleur (voir sub Meyerson), pp. 303-
308.
286 L es problèm es théoriques de la traduction

3 0 . F i r t h , J. R . , < L i n g u i s t i c a n a l y s i s a n d t r a n s l a t i o n > , F or
R om an J a kob son ( v o i r su b B e n v e n i s t c ) , p p . 1 3 3 - 1 3 9 . [ L i n -

g u i s t i c a n a l y s i s . ]

3 1 . F r e i , H . : « C r i t è r e s d e d é l i m i t a t i o n » , W ord , 1 9 5 4 , n ° 2 - 3 ,

p p . 1 3 6 - 1 4 5 .

3 2 . F r i e s , C . C . : T h e s tr u c t u r e o f E n g l i s h , N e w Y o r k , H a r c o u r t

& B r a c e , 1 9 5 2 , x - 3 0 4 p .

3 3 . G a r d i n , J. C . : Le fi c h ie r m éca n o g ra p h iq u e de V o u lilta g e ,
B e y r o u t h , I n s t i t u t F r a n ç a i s d ’A r c h é o l o g i e , 1 9 5 6 , I V , 2 1 p .

[Le fi c h ie r .]

3 4 . G a r d i n , J. C . : « O n t h e c o d i n g o f g e o m e t r i c a l s h a p e s a n d

o l h e r r e p r é s e n t a t i o n s , w i t h r é f é r e n c é t o a r c h a e o l o g i c a l d o c u ­

m e n t s » . P r e p r i n t s o f p a p e r s f o r t h e I n t e r n a t i o n a l C o n f é r e n c e

o f S c i e n t i f i c i n f o r m a t i o n ( A r e a 5 ) , 1 9 5 8 , p p . 7 5 - 8 7 . [ O n t h e

c o d i n g . ]

3 5 . G a r d i n , J. C . : « F o u r c o d e s f o r t h e d e s c r i p t i o n o f a r t i f a c t s :

A n e s s a y i n a n t h r o p o l o g i c a l t e c h n i q u e a n d t h e o r y » , A m e r ic a n
A n lh ro p o lo g is l, v o l . L X , n ° 2 , 1 9 5 8 , p p . 3 3 5 - 3 5 7 . [ « F o u r

c o d e s » .]

3 6 . G e r n e t , J. : « L ’ e x p r e s s i o n d e l a c o u l e u r e n c h i n o i s » , P ro­
b lè m e s d e la c o u le u r ( v o i r su b M e y e r s o n ) , p p . 2 9 5 - 2 9 8 .

3 7 . G e r n e t , L . : « D é n o m i n a t i o n e t p e r c e p t i o n d e s c o u l e u r s c h e z

l e s G r e c s » , P r o b lè m e s d e la c o u le u r , p p . 3 1 5 - 3 2 4 ( v o i r su b
M e y e r s o n ) .

3 8 . G u i l l a u m o n t , A . : « L a d é s i g n a t i o n d e s c o u l e u r s e n h é b r e u

e t e n a r a m é e n » , P r o b l è m e s d e la c o u le u r ( v o i r sub M e y e r s o n ) ,

p p . 3 3 9 - 3 4 6 .

3 9 . G u i r a u d , P . • « L e s c h a m p s m o r p h o - s é m a n t i q u e s » , BSL,
1 9 5 6 , f a s c . 1 , p p . 2 6 5 - 2 8 8 .

4 0 . H a r r i s , Z. S . : M elh o d s in s tr u c t u r a l l i n g u i s t i c s , C h i c a g o ,

T h e U n i v e r s i t y o f C h i c a g o P r e s s , 1 9 5 1 , x v - 3 8 4 p . [ M e t h o d s . ]

4 1 . H a r r i s , Z. S. : « D i s t r i b u t i o n a l s t r u c t u r e » , W ord , 1 9 5 4 ,

n ° 2 - 3 , p p . 1 4 6 - 1 6 2 .

4 2 . H a r r i s , Z. S . : « C o - o c c u r r e n c e a n d t r a n s f o r m a t i o n i n l i n -

g u i s t i c s t r u c t u r e » , L an gu a ge, v o l . X X X I I I , n ° 3 , 1 9 5 7 ,

p p . 2 8 3 - 3 4 0 .

4 3 . H a t t o r i , S . : « T h e a n a l y s i s o f m e a n i n g », F o r R o m a n J a k o b s o n ,
( v o i r su b B e n v e n i s t e ) , p p . 2 0 7 - 2 1 2 .

4 4 . H e r b e r t , J. : M a n u e l d e V in t e r p r è t e , G e n è v e , G e o r g e t C l e ,

1 9 5 2 , V I , 1 1 3 p .

4 5 . H j e l m s l e v , L . : « E x i s t e - t - i l d e s c a t é g o r i e s q u i s o i e n t c o m ­

m u n e s à l 'u n i v e r s a l i t é d e s l a n g u e s h u m a i n e s ? » , A ctes du
6 e C . I . L ., P . , K l i n c k s i e c k , 1 9 4 9 , p p . 4 1 9 - 4 3 0 .
B ib lio g ra p h ie 287
4 6 . H j e l m s l e v , L . : P r o l o g o m e n a lo a lh e o r y o f l a n g u a g e ( T r a n s -
l a t e d b y F . J . W hi t f i e l d ) . In te r n a tio n a l J o u r n a l o f A m e r ic a n
L in g u is lic s ( M e m o i r 7 ) , v o l . X I X , n ° 1 , 1 9 5 3 , i v - 9 2 p .

[P ro leg o m en a . ]
4 7 . H j e l m s l e v , L . : « L a s t r a t i f i c a t i o n d u l a n g a g e » , W ord , 1 9 5 4 ,

n ° 2 - 3 , p p . 1 6 3 - 1 8 8 . [ L a s t r a t i f i c a t i o n . ]

4 8 . J a k o b s o n , R . : « O n l i n g u i s t i c a s p e c t s o f t r a n s l a t i o n » , On
t r a n s l a t io n ( v o i r su b B r o w e r ) , p p . 2 3 2 - 2 3 9 . [ L i n g u i s t i c a s p e c t s . ]

4 9 . J e s p e r s e n , O . : L a n g u a g e , ils n a t u r e d i v e l o p m e n l a n d o r i g i n ,
L o n d r e s , G. A l l e n & U n w in , 1 9 2 2 . [L a n g u a g e .]

5 0 . J u m p e l t , R . W . : « M u l t i l i n g u a l s p é c i a l d i c t i o n a r i e s » ( t r a ­

d u c t i o n a n g l a i s e d u M i n i s t r y o f S u p p l y , s . d . , s . 1 .) . L ’ o r i g i n a l

a l l e m a n d a p a r u d a n s N a eh r. D o c u m e n ta tio n , v o l . V , 1 9 5 4 ,

p p . 1 1 1 - 1 1 4 e t 1 7 9 - 1 8 3 , v o l . V I , 1 9 5 5 , p p . 2 5 - 2 8 e t 4 9 - 5 2 .

5 1 . J u m p e l t , R . W . : S c ie n tific le r m in o lo g y ( d o c u m e n t r o n é o t y p é ) ,

L e C a i r e , U n e s c o , C e n t r e d e d o c u m e n t a t i o n s c i e n t i f i q u e p o u r

l e M o y e n - O r i e n t , 1 9 5 5 , 1 4 p .

5 2 . L a n g , F . : « A l a r e c h e r c h e d e s p r i n c i p e s d e t e r m i n o l o g i e

e t d e l e x i c o g r a p h i e » , B a b e l, 1 9 5 8 , n ° 2 , p p . 1 1 2 - 1 1 3 .

5 3 . M a n d e l b r o t , B . : « S t r u c t u r e f o r m e l l e d e s t e x t e s e t c o m m u ­

n i c a t i o n » , W ord , 1 9 5 4 , n ° 1 , p p . 1 - 2 7 .

5 4 . M a r t i n e t , A . : « L a l i n g u i s t i q u e e t l e s l a n g u e s a r t i f i c i e l l e s » ,

W ord , 1 9 4 6 , n ° 2 , p p . 3 7 - 1 7 .

5 5 . M a r t i n e t , A . : « A u s u j e t d e s F o n d e m e n t s d e la th é o r ie l i n ­
g u i s t iq u e d e L o u i s H j e l m s l e v » , BSL, 1 9 4 6 , fa s c . 2 , p p . 1 7 -
4 2 . [ A u s u j e t d e s F o n d em e n ts .]

5 6 . M a r t i n e t , A . : « L a d o u b l e a r t i c u l a t i o n l i n g u i s t i q u e » , T ra ­
vaux du C e r c le L in g u is tiq u e de C op en h a gu e, v o l . V , 1 9 4 9 ,

p p . 3 0 - 4 7 . [ D o u b l e a r t i c u l a t i o n . ]

5 7 . M a r t i n e t , A . : « R é f l e x i o n s s u r l e p r o b l è m e d e l ’ o p p o s i t i o n

v e r b o - n o m i n a l e » , JdP, 1 9 5 0 , n ° 1 , p p . 9 9 - 1 0 8 . [ L ’ o p p o s i t i o n

v e r b o - n o m i n a l e . ]

5 8 . M a r t i n e t , A . : « D i f f u s i o n o f l a n g u a g e a n d s t r u c t u r a l l i n g u i s -

t i c s » , R o m a n ce P h ilo lo g y , 1 9 5 2 , n ° 1 , p p . 5 - 1 3 . [ D i f f u s i o n o f

l a n g u a g e . ]

5 9 . M a r t i n e t , A . : « S t r u c t u r a l l i n g u i s t i c s » , A n th r o p o lo g y to d a y,
C h i c a g o , U n i v e r s i t y P r e s s , 1 9 5 3 , p p . 5 7 4 - 5 8 6 .

6 0 . M a r t i n e t , A . : « D i a l e c t » , R o m a n c e P h ilo lo g y , 1 9 5 4 , n ° J ,

p p . 1 - 1 1 .

6 1 . M a r t i n e t , A . : « A r b i t r a i r e l i n g u i s t i q u e e t d o u b l e a r t i c u l a ­

t i o n » , Cah. F d S , n ° 1 5 , 1 9 5 7 , p p . 1 0 5 - 1 1 6 . [ A r b i t r a i r e l i n g u i s ­

t i q u e . ]
288 L es problèm es théoriques de la traduction

6 2 . M a r t i n e t , A . : « S u b s t a n c e p h o n i q u e e t t r a i t s d i s t i n c t i f s » ,

BSL, 1 9 5 7 - 1 9 5 8 , f a s c . 1 , p p . 7 2 - 8 5 . [ S u b s t a n c e p h o n i q u e . ]

6 3 . M a r t i n e t , A . : « Q u e l q u e s t r a i t s g é n é r a u x d e l a s y n t a x e » ,

F r e e U n i v e r s i t y Q u a r le r ly , 1 9 5 9 , n ° 2 , p p . 1 -1 5 .

6 4 . M a r t i n e t , A . : « É l é m e n t s o f f u n c t i o n a l s y n t a x » , W ord , 1 9 6 0 ,

n ° 1 , p p . 1 - 1 0 .

6 5 . M a r t i n e t , A . : É l é m e n ts d e li n g u i s t iq u e g é n é r a le , P . , A . C o l i n ,

I 9 6 0 , 2 2 4 p . [ É l é m e n t s . ]

6 6 M a t o r é , G . : La m é th o d e e n l e x i c o l o g i e ( d o m a i n e f r a n ç a i s ) ,
P . , D i d i e r , 1 9 5 3 , 1 5 6 p .

6 7 . M e i l l e t , A . : L i n g u i s t i q u e h i s t o r iq u e e t l i n g u i s t i q u e g é n é r a le
( t . I ) , P . , C h a m p i o n , 1 9 2 6 , 3 5 1 p . (2 ® é d . ) .

6 8 . M e i l l e t , A . : L i n g u i s t i q u e h i s t o r iq u e e t l i n g u i s t i q u e g é n é r a le
( t . I I ) , P . , K l i n c k s i e c k , 1 9 3 8 .

6 9 . M e y e r s o n , I . : P r o b lè m e s d e la c o u le u r , P . , S . E . V . P . E . N . ,

1 9 5 7 , p p . 3 5 6 - 3 6 3 .

7 0 . M i l l e r , G . A . : L a n g a g e e t c o m m u n ic a t io n ( t r a d u c t i o n C . T h o ­

m a s ) . P . , P . U . F . , 1 9 5 6 , v i i i -404 p .

71. M o r r i s , C h . : S i g n s , L a n g u a g e , B e h a v io u r , 4 e é d . ( l r e é d . :

1 9 4 6 ], N e w Y o r k , P r e n t i c e - H a l l , 1950, x i i -3 6 5 p. [ S i g n s . ]

7 2 . N i d a , E . A . : « P r i n c i p l e s o f t r a n s l a t i o n e x e m p l i f i e d b y

B i b l e t r a n s l a t i n g » , d a n s On tr a n s la t io n ( v o i r su b B r o w e r ) ,

p p . 1 1 - 3 1 . [ P r i n c i p l e s o f t r a n s l a t i o n . ]

7 3 . N i d a , E . A . : « L i n g u i s t i c s a n d E t h n o l o g y i n t r a n s l a t i o n

p r o b l e m s » , W ord , 1 9 4 5 , n ° 2 , p p . 1 9 4 - 2 0 8 . [ L i n g u i s t i c s a n d

e t h n o l o g y . ]

7 4 . ü h m a n , S . : « T h é o r i e s o f t h e l i n g u i s t i c f i e l d » , W ord , 1 9 5 3 ,

n ° 2 , p p . 1 2 3 - 1 3 4 . [ T h é o r i e s . ]

7 5 . P r i c t o , L . J . : « S i g n e a r t i c u l é e t s i g n e p r o p o r t i o n n e l », B S L ,
1 9 5 4 , f a s c . I , p p . 1 3 4 - 1 4 3 . [ S i g n e p r o p o r t i o n n e l . ]

7 6 . P r i e t o , L . J. : « C o n t r i b u t i o n à l 'é t u d e f o n c t i o n n e l l e d u

c o n t e n u » , T r a v a u x d e l ’ In s titu t d e L in g u is tiq u e , v o l . I , 1 9 5 6 ,

p p . 2 3 - 4 1 . [ C o n t r i b u t i o n . ]

7 7 . P r i e t o , L . J . : « F i g u r a s d e l a e x p r e s i o n y f i g u r a s d e l c o n t e -

n i d E s tr u c lu r a li s m o y h is t o r ia , M is c e t a n e a h o m e n a je a
o » , d a n s

A n d r é M a r tin e l, C a n a r i a s , U n i v e r s i t a d d e L a L a g u n a , 1 9 5 7 ,
p p . 2 4 3 - 2 4 9 . [ F i g u r a s . ]

78. P r i e t o , L . J. : « D ’ u n e a s y m é t r i e e n t r e l e p l a n d e l ’ e x p r e s ­

s i o n e t l e p l a n d u c o n t e n u d e l a l a n g u e » , BSL, 1 9 5 7 - 1 9 5 8 ,

f a s c . I , p p . 8 6 - 9 5 .

79. Q u i n e , W. V . : « M e a n i n g a n d t r a n s l a t i o n » , d a n s O n tr a n s la ­
tio n ( v o i r su b B r o w e r ) , p p . 1 4 8 - 1 7 2 .
B ib liog ra p h ie 289
8 0 . R i c h a r d s , I . A . : « T o w a r d s a t h e o r y o f t r a n s l a t i o n 1, d a n s

S tu d i e s in c h in e s e I h o u g h l, C h i c a g o , T h e U n i v e r s i t y o f C h i c a g o ,

P r e s s , 1 9 5 3 , p p . 2 4 7 - 2 6 3 . [ T o w a r d s a t h e o r y . ]

8 1 . R o u b a k i n e , N . : I n t r o d u c t io n d la p s y c h o l o g i e b i b lio l o g iq u e ,
4 ° é d . ; 2 e v o l . , s . 1 ; P o v o l o s k i e t C 1® , s . d . [ 1 9 2 1 ] . ( C o t e A I I I

6 9 0 à l a B i b l i o t h è q u e U n i v e r s i t a i r e d e S t r a s b o u r g ) . [ P s y c h o l o ­

g i e b i b l i o l o g i q u e . ]

8 2 . S a p i r , E . : L e la n g a g e , I n t r o d u c t io n d l ’ é lu d e d e la p a r o l e
( T r a d . S . G u i l l e m i n ) , P . , P a y o t , 1 9 5 3 . [ L a n g a g e . ]

8 3 . S a u s s u r e , F . d e : C ours de lin g u is tiq u e g é n é r a le , 5 * é d . ,

P . , P a y o t , 1 9 6 0 , 3 3 1 p . [ C o u r s . ]

8 4 . S e r r u s , C h . : L e p a r a llé li s m e l o g ic o -g r a m m a l ic a l , P . , A l c a n ,

1 9 3 3 , x i v - 5 1 4 p . [ L e p a r a l l é l i s m e . ]

8 5 . S ô r e n s e n , H i . S . : W o r d -cla s s es in m o d e m E n g lis h , C o p e n ­

h a g u e , G . E . C . G a d , 1 9 5 8 , 1 8 9 p . [ W o r d - c l a s s e s . ]

8 6 . T e s n i i r e , L. : É lé m e n t s de s y n ta x e s tr u c t u r a le , P . , K l i n -

c k s i e c k , 1 9 5 9 , x x v i - 6 7 0 p .

8 7 . U l l m a n n , S . : P ré c is de s é m a n t iq u e fr a n ç a i s e , B e r n e , A.
F r a n c k e , 1 9 5 2 . [ P r é c i s . ]

8 8 . V i n a y , J . - P . : ( & D a r b e l n e t ) , S t y l is t iq u e c o m p a r é e d u f r a n ç a i s
et de l'a n g l a i s , P . , D i d i e r & M o n t r é a l , B e a u c h e m i n , 1 9 5 8 ,

3 3 1 p . [ S t y l i s t i q u e c o m p a r é e . ]

8 9 . V o g t , H . : « C o m p t e r e n d u d e W e i n r e i c h : L an gu a ges in
c o n ta c t, W o r d , 1 9 5 4 , n ° 1 , p p . 7 9 - 8 2 .

9 0 . V o g t , H. : « C o n t a c t s o f l a n g u a g e s » , W ord , 1 9 5 4 , n ° , 2 - 3 ,

p p . 3 6 5 - 3 7 4 .

9 1 . V o g t , H . : « D a n s q u e l l e s c o n d i t i o n s e t d a n s q u e l l e s l i m i t e s

p e u t s ’e x e r c e r s u r l e s y s t è m e m o r p h o l o g i q u e d ’ u n e l a n g u e

l ’ a c t i o n d u s y s t è m e m o r p h o l o g i q u e d ’ u n e a u t r e l a n g u e ? » ,

d a n s A cte s du 6 ® C . I . L ., P . , K l i n c k s i e c k , 1 9 4 9 , p p . 3 1 - 4 0 .

[ D a n s q u e l l e s c o n d i t i o n s . . . ]

9 2 . W a r t b u r g , W . V. : P r o b l è m e s e t m é th o d e s d e la li n g u i s t iq u e .
( T r a d . P . M a i l l a r d ) . P . , P . U . F . , 1 9 4 6 . [ P r o b l è m e s e t m é t h o ­

d e s . ]

9 3 . W e a v e r , W . : « T r a n s l a t i o n » , d a n s M . T. o f la n g u a g e s
( v o i r su b B o o t h , p p . 1 5 - 2 3 ) .

9 4 . W e i n r e i c h , U . : L a n g u a g e s i n c o n ta c t, N e w Y o r k , P u b l i c a ­

t i o n s o f t h e L i n g u i s t i c C i r c l e o f N Y , 1 9 5 3 , x i r - 1 4 8 p . [ L a n ­

g u a g e s . ]

9 5 . W e i n r e i c h , U . : « T r a v e l s t h r o u g h 6 e m a n t i c s p a c e » , W o r d ,

1 9 5 8 , n ° 2 - 3 , p p . 3 4 6 - 3 6 6 .

9 6 . W e l l s , R . S . : « M e a n i n g a n d U s e » , W ord , n ° 2 - 3 , 1 9 5 4 ,

p p . 2 3 5 - 2 4 9 .
290 L e s problèm es théoriques d e la traduction

9 7 . W h a t m o u g h , J . : L an gu a ge, A m odem s y n lh e s is , L o n d r e s

S e c k e r & W a r b u r g , 1 9 5 6 . [ L a n g u a g e . ]

9 8 . W h o r f , B . L . : L a n g u a g e , I h o u g h l a n d r e a li ly . N e w Y o r k ,

W i l e y e t s o n s , e t L o n d r e s , C h a p m a n & H a l l , 1958, x i i -2 7 8 p .

[L a n g u a g e .]
9 9 . W ü s t e r , E . : i L a n o r m a l i s a t i o n d u l a n g a g e t e c h n i q u e ,

p r o b l è m e s e t é t a t a c t u e l » , R e v u e d e d o c u m e n t a tio n , v o l . X X Y l ,

n ° 2 , 1 9 5 9 , p p . 4 3 - 4 9 . ( L ’ o r i g i n a l a l l e m a n d a p a r u d a n s S pra -
c h fo r u m , v o l . I , n ° 1 , 1 9 5 5 , p p . 5 1 - 6 1 . )
In d ex
A g in sk y , 7 8 , 1 9 7 - 2 2 3 . B o r g s lr ô m , 1 5 0 , 1 7 4 - 1 7 6 , 1 8 3 ,

A le m b e r t ( d ' ) , 1 3 5 . 1 8 7 .

A m o s , F . R ., 1 2 . B o u lig a n d , 2 2 8 .

A m io t, 1 9 4 . B r ia l, 4 , 1 4 2 , 1 6 6 , 1 7 2 , 1 9 1 ,

A m y o t, 1 2 . 2 3 5 , 2 3 8 , 2 4 2 .

A n d ré, 7 6 . B row er, 6 2 .

A n d réeo, 1 3 0 . B u r id a n , 2 4 7 .
A p o llin a ir e , 2 7 5 . B u yssen s, 5 4 , 5 5 , 8 9 , 1 1 0 , 1 4 6 ,

A r is lo le , 4 8 , 4 9 , 1 3 3 , 1 3 5 , 1 6 8 , 1 7 5 , 2 6 5 .

2 0 7 .

A v ic e n n e , 2 4 7 . C a n li n e a u , 3 4 , 8 1 - 8 7 , 9 7 , 1 0 9 ,

110.
B a lly , 8 2 , 1 4 6 , 1 4 7 , 1 6 0 , 1 6 1 , C a rn a p , 1 6 0 , 1 6 2 .

1 7 4 , 1 8 0 , 2 1 6 , 2 6 6 . C a r r o ll, 4 6 .

B a r -H ille l, 1 4 8 , 1 4 9 , 2 2 8 , 2 2 9 . C a ry, 1 0 , 1 3 - 1 6 , 2 2 7 , 2 3 4 , 2 7 1 , 2 7 4 .

B a siliu s, 7 9 , 1 4 2 . C a s s ir e r , 4 3 , 4 4 .

B a u d e la ir e , 2 7 4 . C a le s s o n , 1 7 1 .

B é d ie r , 1 2 . C h a le a u b r ia n d , 1 2 .

B e n o e n is le , 3 5 , 4 9 , 5 1 , 2 0 8 - 2 1 0 , C h erry, 1 4 9 , 1 5 1 , 1 7 6 , 1 7 7 , 1 9 5 ,

2 1 9 , 2 5 2 , 2 6 5 . 1 9 6 .

B éra rd , 1 2 . C h om sky, 2 5 4 .

B ergera c (C . d e ), 2 0 5 . C ic é r o n , 7 , 1 2 , 1 6 9 , 2 7 1 .

B e r n a lz ik , 2 1 0 . C o h e n , G ., 2 0 2 .

B err, 2 0 3 . C o lie n , M . , 3 5 , 4 8 , 1 7 8 .

B la n c h i, 2 2 9 . C o m te, 1 3 5 .

B la n c h o l , 1 7 1 , 1 8 1 - 1 8 5 . C o p ern ic, 1 8 4 .

B lo o m fie ld , 1 1 , 2 1 , 2 7 - 3 1 , 3 6 , 3 8 , C o q u e lin , 2 4 5 .

3 9 , 4 9 , 5 3 , 1 4 1 , 1 4 5 , 1 4 7 , 1 5 0 , C o r d o n n ie r , 1 3 0 .

1 5 2 - 1 6 1 , 1 6 3 , 1 6 6 , 1 6 7 , 1 7 3 , C o r n e ill e , 1 8 6 .

1 7 4 , 1 7 6 , 1 7 7 , 1 8 0 , 1 8 2 , 1 8 3 , C o u r ie r , 1 2 .

2 1 2 , 2 1 3 , 2 3 8 , 2 6 3 , 2 6 5 . C o u lu r a i, 1 3 2 , 1 3 3 , 1 3 5 , 1 4 0 .

B oeck h , 2 4 4 . C roce, 1 2 .
294 L es roh ' n és théoriques de la traduction

D a cier, 1 2 . G o b lo l, 1 4 4 .

D a lg a rn o , 1 3 1 , 1 3 5 , 1 4 0 . G aelhe, 1 2 .

D a n te, 1 2 , 2 7 8 . G u ilb e r l, 8 3 , 9 3 .

D a rb eln e t ( V o i r V in a y ). G u illa u m o n l , 7 6 .

D e B rosses, 1 1 9 . G u ir a u d , 7 1 , 8 1 , 8 9 , 9 2 , 1 1 3 ,

D e la cr o ix , 2 0 3 . 1 3 6 , 2 1 8 , 2 1 9 .

D e la v e n a y , 9 , 1 3 1 , 1 5 3 .

D e leb ecq u e, 1 9 4 . H a rris, 2 1 , 2 6 , 3 2 - 3 4 , 3 6 , 3 8 ,

D e s ca r ie s, 1 3 1 - 1 3 5 , 1 3 7 , 1 3 9 . 3 9 , 5 3 - 5 7 , 1 0 7 , 1 1 9 , 2 3 3 , 2 5 1 .

D e s lo u c h e s -F év r ie r, 2 3 1 . H a llo ri, 1 8 0 , 2 6 8 , 2 6 9 .

D e v o lo , 3 5 . H ayakaw a, 4 6 .

D ew ey, 1 3 5 . H e id k a m p , 1 3 .

D id e ro t, 1 1 , 2 4 3 . H erb ert, 2 3 4 .

D o le l, 1 2 , 6 2 , 1 6 9 , 2 3 4 . H je l m s l e v , 2 1 , 3 5 - 3 9 , 4 5 , 4 6 ,

D o s to ïe v s k i, 2 7 7 . 5 3 , 7 4 , 8 9 , 9 4 , 9 5 , 9 6 - 9 9 , 1 0 4 ,

D raper, 1 2 . 1 0 5 , 1 1 1 , 1 2 4 - 1 2 7 , 1 3 3 , 1 3 8 ,

D u B e lla y , 1 2 , 1 6 9 , 2 7 1 . 1 4 1 , 1 4 9 , 1 5 4 , 1 6 0 , 2 0 4 - 2 0 6 ,

D u b o is , 8 3 , 9 3 . 2 1 2 , . 2 5 3 , 2 5 4 , 2 5 5 .

D u n lo p , 1 0 . H o l m s lr o m , 1 2 8 .

H om ère, 7 7 , 1 8 6 , 1 9 4 .

E a to n , 2 1 8 . H ora ce, 1 2 .

E in s te in , 1 8 4 . H u m b o ld l , 1 2 , 4 3 , 4 4 , 5 1 , 7 2 ,

E m en ea u , 7 8 . 1 6 6 , 1 7 0 - 1 7 2 , 1 8 0 , 2 1 6 , 2 5 1 .

E ra sm e, 1 2 . ’

Ia n n u cci, 1 2 8 ,

F a b r e d ’ O liv e t, 1 1 9 . J p sen , 7 9 .

F éd orov, 1 1 , 1 3 - 1 7 .

F e ig l, 1 4 7 . J a c o u le l, 1 9 4 .

F ic in , 2 4 7 . J a k ob son , 8 , 5 5 , 1 4 9 , 1 8 0 , 2 6 5 .

F illio z a l, 7 5 , 7 6 , 1 9 9 . J é r ô m e , S ., 1 2 , 1 6 9 , 2 7 1 .

F ir lh , 8 . J esp ersen , 1 1 , 2 8 , 1 1 9 , 1 4 5 ,

F is h m a n , 6 0 . 1 7 8 , 2 2 0 , 2 3 7 , 2 4 5 .

F r e i, 3 2 , 3 4 , 2 5 4 . J o l ie s , 7 9 .

F ren d o, 1 9 3 . J u m p e ll, 1 2 8 , 1 2 9 , 1 3 3 .

F ries , 3 4 , 1 6 0 , 2 3 1 , 2 5 5 - 2 5 7 .

K am m en h u ber, 2 3 0 .

G a lie n , 2 4 7 . K irch er, 1 3 5 .

G a lil r e l, 7 5 , 1 9 9 . K ier k e g a a r d , 1 8 4 .

G a r d e lle , 1 9 3 . K o r z y b sk i, 4 6 , 6 0 , 6 8 .

G a r d in , 1 1 2 - 1 2 4 , 1 2 6 , 1 2 7 , 1 3 0 , K o la rb in sk a , 2 3 8 .

1 3 3 , 1 3 8 , 1 3 9 . K u r y lo w ic z , 8 3 , 1 7 2 .

G ib e lin ( C . d e ) , 1 1 9 .

G e r n e t, J . , 7 6 , 1 9 9 , 2 7 4 . L a la n d e , 1 4 4 , 1 9 5 .

G e r n e t, L . , 7 6 . L a m a r t in e , 2 7 6 .

G id e , 1 2 . L a m o lle-H o u d a r , 1 2 .
In d ex 295
L an g, 1 2 8 , 1 2 9 , 1 3 3 . Ogden, 1 4 7 , 1 4 8 , 1 5 4 , 1 5 9 .

Laplace, 1 8 4 . O hm an, 1 4 2 , 1 9 8 , 2 0 0 , 2 0 1 , 2 0 2 .

Larbaud, 1 2 . Oresme, 2 4 7 .
Larwill, 1 2 .
Leconle de L iste, 1 2 , 1 6 9 . P ascal, 1 8 4 .
L eibn iz, 1 3 1 , 1 3 2 , 1 3 3 , 1 3 4 , 1 3 6 , P asseri, 3 4 , 3 5 .
1 3 7 , 1 3 9 , 1 4 0 . P ia gel, 2 0 2 .
L eitès, 1 5 . Platon, 2 6 , 1 1 9 .
Léonard ( V i n c i ) , 2 4 6 . P ollock, 1 4 7 , 1 5 4 .
L évi-Strauss, 2 1 5 , 2 2 1 , 2 4 1 . P o p e, 1 2 .
L in n é, 1 4 2 . Postgale, 1 2 .
Littré, 1 4 5 , 1 4 9 , 2 4 5 , 2 7 6 . P révost, 2 7 4 .
Lutte, 1 3 3 , 1 3 5 , 1 3 8 , 1 4 0 . P rielo, 8 1 , 8 3 , 8 5 - 8 7 , 9 4 , 9 5 - 1 1 2 ,

Ljuther, 1 2 . 1 1 3 , 1 2 3 , 1 2 4 , 1 2 5 , 1 2 7 , 1 3 3 ,

L u p orin i, 2 4 7 . 1 3 8 , 1 4 1 .

M a ce, 1 5 4 . Quemada, 1 1 3 .

M alblan c, 2 1 7 , 2 1 8 . Q uine, 1 7 8 , 2 6 6 .

M allarm é, 1 2 , 1 7 8 , 1 7 9 , 1 8 3 .
M a lra u x, 5 9 . R acine, 1 8 6 .
M andelbrot, 2 0 6 , 2 2 9 . Reichenbach, 1 4 7 .

M arouzeau, 1 9 5 , 2 4 3 , 2 4 4 . Richards, 1 4 7 , 1 5 9 , 1 7 2 , 1 8 5 -

M artin el, c h . I , I I I , I V , V I , 1 8 7 , 2 6 6 .

V II, V III, IX , X , X I, X II, R ilke, 1 7 1 , 1 8 2 .


X IV , X V , X V I. R ivarol, 1 2 .
M asson-O ursel, 4 8 . R ollin , 2 4 3 - 2 4 5 .
M alorè, 7 1 , 7 9 , 1 1 3 , 1 3 6 . R ôn ai, 2 3 4 .
M aulhner, 4 8 . R oubakine, 1 6 6 , 1 6 9 , 1 7 1 .

M a zon , 1 2 . R üdiger, 1 2 .
M eillel, 5 , 9 , 3 5 , 1 7 4 , 2 0 3 , 2 0 5 , Russell, 1 5 0 , 1 5 2 , 2 3 8 .

2 3 5 , 2 4 2 , 2 5 1 , 2 6 6 .

M en d éléïeff, 1 4 0 . Sage, 1 2 1 .
M érim ée, 1 4 . Sanloli, 2 4 5 .

M eyerson , 1 9 9 , 2 0 2 . S apir, 1 1 , 4 6 , 1 4 5 , 1 6 7 , 2 0 4 ,

M êla is, 7 6 , 1 9 9 . 2 1 2 , 2 1 9 , 2 5 7 .

M ich a u x, 2 3 1 . S a u s s u r e , 1 1 , 2 1 - 2 4 , 2 6 ', 3 4 , 3 8 ,

M iku s, 2 5 4 . 3 9 , 8 6 , 1 0 2 , 1 3 8 , 1 4 5 , 1 4 9 ,

M iller, 1 4 8 , 1 4 9 , 1 9 5 . 1 5 0 , 1 6 6 , 2 0 5 , 2 3 2 , 2 4 3 , 2 4 4 ,

M ontesquieu, 1 2 . 2 4 5 , 2 6 1 .

M orris, 1 4 7 - 1 5 9 , 1 6 6 - 1 7 2 , 2 3 8 . Sauvageol, 5 .
M üller, H . F ., 1 5 3 . Schlegel, 1 2 .
M ü ller, M ., 4 4 , 2 4 4 . Schleicher, 1 7 8 .
Schopenhauer, 1 2 .

N id a , 3 2 , 6 1 - 6 8 , 1 5 3 , 1 5 5 , 2 1 1 , Serrus, 4 9 , 5 7 , 1 3 3 , 1 9 5 , 2 0 2 ,

2 1 7 , 2 3 7 , 2 4 0 , 2 5 5 , 2 7 8 . 2 0 3 , 2 0 7 , 2 1 2 , 2 5 1 , 2 6 1 , 2 7 3 .
296 L es P rob lèm es théoriques de la traduction

S o m m e r f e l l, 2 4 3 . V a lé r y , 1 8 1 .

S ôren sen , 1 0 3 , 1 2 3 , 1 2 4 , 1 2 6 , V en d ryes, 1 4 5 , 2 0 7 , 2 1 7 , 2 2 0 .

1 2 7 , 1 3 0 , 1 3 3 , 1 3 8 , 1 4 1 , 1 4 9 , V ilm o rin , 2 5 .

1 5 4 , 1 5 6 , 1 5 7 , 1 6 0 , 1 6 2 , 1 6 6 , V in a y , 8 , 1 3 , 1 4 , 1 6 , 1 7 , 2 1 , 5 5 ,

2 3 8 . 6 0 , 6 2 , 1 9 1 , 2 1 8 , 2 3 5 , 2 5 1 .

S ta ë l, 2 1 6 . V o g t, 4 , 6 , 7 . 8 0 , 1 1 0 , 2 1 7 , 2 1 8 ,

S te v e n s o n , 1 4 7 . 220.
S lu a r t-M ill, 1 4 4 , 1 4 8 , 1 5 0 , 1 5 2 , V o s s le r , 7 4 .

1 5 3 .
W a r lb u rg , 4 4 , 7 9 , 1 9 8 .
S w ift, 6 3 , 6 4 .
W e in r e ic h , 3 - 9 , 8 0 , 1 1 0 , 1 5 0 ,

1 5 1 , 1 5 3 , 1 5 4 , 1 5 8 , 1 6 6 , 2 1 7 ,
T a la y e s v a , 6 1 .
221.
T egn er, 1 9 8 .
W e is g e r b e r , 7 7 - 7 9 .
T e ilh a r d , 2 2 2 .
W e lls , 1 5 0 , 1 5 2 , 1 5 3 .
T e s n iir e , 2 5 3 , 2 5 4 , 2 5 5 .
W e s f , 1 2 .
T o ls to ï, 2 7 7 .
W h a lm o u g h , 1 4 9 , 1 5 2 , 1 9 5 , 1 9 6 .
T ou rgu en ev, 2 7 7 .
W h o rf, 2 6 , 4 5 - 4 8 , 5 4 , 6 0 , 6 8 ,
T rager, 6 0 , 2 3 3 .
7 4 , 7 8 , 1 1 9 , 1 8 0 , 2 0 0 , 2 0 2 ,
T r o u b etz k o y , 8 2 .
2 1 6 , 2 3 3 , 2 5 1 , 2 6 0 , 2 6 1 , 2 6 2 ,
T r ie r , 4 4 , 4 5 , 7 1 - 7 4 , 9 3 , 9 5 , 1 1 3 ,
2 6 3 , 2 6 4 , 2 6 5 , 2 6 7 , 2 6 8 , 2 6 9 ,
1 3 6 , 2 0 1 .
2 7 5 , 2 7 6 .
T y lle r , 1 2 .
W ilk in s 1 3 1 , 1 3 2 , 1 3 5 , 1 4 0 ,

W illg e n s le in , 2 3 0 .
U ll m a n n , 4 3 , 4 4 , 4 8 , 7 9 , 8 1 , 8 6 ,
W ü sler, 1 2 7 , 1 2 9 , 1 3 0 , 1 3 3 , 1 3 8 .
8 7 , 1 1 0 , 1 4 2 , 2 1 8 .

U rban , 1 1 . Z in s li, 7 4 , 1 1 3 .
PREM IÈRE PARTIE

L in g u istiq u e et tr a d u c tio n .............................. 3

DEU XIÈM E PARTIE

Les obstacles linguistiques ................................... 19

TROISIÈME PARTIE

Lexique et traduction............................................ 69

QUATRIÈM E PARTIE

« Visions du monde » et traduction ..................... 189

CINQUIÈME PARTIE

Civilisations multiples et traduction .................... 225

SIXIÈM E PARTIE

Syntaxe et traduction............................................ 249

Bibliographie ................................................................... 281


In d ex ................................................................................. 291
O uvrage reproduit
p a r p r o cé d é photom écanique.
Impression S ociété N ouvelle Firmin-Didot
à M esnil-sur-l'Estrée, le 2 ja n v ier 2004.
D ép ô t légal : ja n v ier 2004.
P rem ier d épôt légal : mai 1976.
Numéro d'imprimeur : 66489.
ISBN 2-07-029464-1 ./Imprimé en France.

1 2 8 4 7 7

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