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Chantal Revault d’Allonnes

Chantal Revault d’Allonnes


Patriarcat : fin de partie
Cet ouvrage invite à une réflexion sur notre système social mondial, le
patriarcat, et soutient trois idées.
La première est que le patriarcat est une stratégie collective de défense
Patriarcat :
(selon la définition qu’en a donnée Christophe Dejours) mise en place
par les premiers hommes confrontés à la découverte de la reproduction fin de partie
de l’espèce.
Selon la seconde idée, les scientifiques ont, pour la plupart, adhéré au
paradigme non matérialiste issu de la physique quantique, depuis qu’elle
a invalidé le matérialisme et, donc, le déterminisme. Or le patriarcat
est indissociable des paradigmes scientifique et social de cette physique
newtonienne.
La troisième proposition est que, étant fondé sur la domination, le
patriarcat est incompatible avec le paradigme scientifique non matérialiste

Patriarcat : fin de partie
de la physique quantique et en conséquence, condamné à disparaître.
Nous y trouvons décrits, quelques-uns des signes de déclin de notre
système social mondial patriarcal ainsi que des hypothèses sur les bases
possibles du paradigme social en émergence, résultat de la révolution
quantique dans les sciences expérimentales. Quelques pistes sont
esquissées, pour aller vers un monde plus évolué et fraternel.
La révolution de notre village planétaire ne serait-elle ni économique
ni culturelle, mais quantique ?

Chantal Revault d’Allonnes est psychosociologue, psychologue clinicienne


et victimologue. Elle a une double pratique de formation continue et
de psychothérapie auprès de publics variés, dans diff érentes situations :
parentalité, éducation à la santé, réhabilitation psychiatrique et
victimisations diverses.

Illustration de couverture : AlbrecItDürer,


Abducation on horseback.

ISBN : 978-2-343-06214-3 Intelligence stratégique


17 € et géostratégie
PATRIARCAT : FIN DE PARTIE
Intelligence stratégique et géostratégie
Collection dirigée par Viviane du Castel

La collection « Intelligence stratégique et géostratégie » vise


à mieux comprendre les évolutions du monde découlant de la
nouvelle donne géopolitique en construction. Le recours à
l’intelligence stratégique et à la géostratégie sont des
incontournables du décryptage du monde.

Les éditions L’Harmattan ont souhaité éclairer les lecteurs


sur les changements géostratégiques en créant cette collection
« Intelligence stratégique et géostratégie ». Celle-ci se donne
pour objectif de présenter des analyses et des mises en relation
d’événements internationaux, ainsi que des projections de la
géographie et des composantes intrinsèques des États, face à un
contexte spécifique, dans une perspective stratégique.

Dernières parutions

Viviane DU CASTEL, Choix énergétiques : quels enjeux, 2015.


Isabelle TISSERAND, Sécurité alternative. Éducation et
culture pour tous, 2014.
Jean BIGOT, Quand la Papouasie s’éveillera…, 2014.
Viviane du CASTEL et Paulo BRITO, Groenland, entre
indépendance et récupération géostratégique ? Enjeux, défis et
opportunités, 2014.
Jean-Pierre HAUET, Comprendre l’énergie. Pour une
transition énergétique responsable, 2014.
Fanny E.KOWAL, Être femme : une chance ! Quelle stratégie
pour une vraie égalité ? 2014.
Jeanne RIVA, Europe à géométrie variable : la survie de
l’UE ?, 2013.
Chantal REVAULT d’ALLONES, Feu les psy, 2013.
Julie ELIE, Nous ne sommes pas des quotas. Manifeste contre
la discrimination positive, 2013.
Jeanne RIVA, La difficile cohabitation États-nations Europe,
2013.
Chantal REVAULT D’ALLONNES

Patriarcat : fin de partie


ar attan
rue e l cole ol tec nique aris
.harmattan.com
diffusion.harmattan anadoo.fr
harmattan1 anadoo.fr
ISBN -2-343-0 214-3
EAN 23430 2143
Sommaire

Remerciements ........................................................................... 13
Introduction ................................................................................ 15
La société patriarcale dans un monde en mutation .............. 25
Et l’homme créa le patriarcat ............................................... 37
Des stratégies collectives de défense .................................. 53
Le revers de la médaille ......................................................... 65
Comment ça marche, le patriarcat ? .................................... 73
La fin du patriarcat ..................................................................... 93
Un peu d’esprit dans la matière ........................................... 97
De la révolution scientifique à la nouvelle ère.................109
L’embarras du choix ............................................................125
En route vers la fin ..............................................................133
En guise de conclusion ............................................................153
Annexe 1 ...............................................................................159
Annexe 2 ...............................................................................161
Annexe 3 ...............................................................................163
Index des figures et tableaux ..................................................165
Bibliographie .............................................................................167
Sitographie.................................................................................169

7
À Anne Angélique
« L’altruisme a été le concept central de mes recherches
car il est le plus englobant, mais on n’en oubliera pas pour autant
que fondamentalement c’est d’amour qu’il s’agit, d’un amour
qui s’étend à fous, y compris soi-même. »
Matthieu Ricard
Remerciements

Nombreuses sont les personnes ayant contribué à


cet ouvrage.
À tous ceux dont le nom ne figure pas ci-dessous,
pardon et merci.
À Nicole et Pascal Pierre, Anne-Marie et Luc Igou-
net, Belkacem Tatem, pour leur accueil chaleureux, les
discussions fécondes, leur soutien, nos remerciements
affectueux.
À madame Eva Szily, messieurs Christophe Dejours
et Gérard Lopez, pour leur enseignement et leurs
encouragements, nos remerciements les plus vifs.
À Malka de Alcaraz, Jocelyne Aka et Olivia Revault
d’Allonnes, pour leur relecture attentive, une brassée de
remerciements sincères.
À Claudie Baudinot, pour les échanges enrichissants,
nos remerciements adelphiques.
Aux auteurs cités dont les travaux ont éclairé et
nourrit notre travail, nos remerciements admiratifs.
À Sophie Darnault, pour son travail de mise en page,
nos remerciements « équilibrés ».
Aux amis et amies, pour leur fortifiante amitié, nos
plus tendres remerciements.
À vous, lectrice, lecteur, nos remerciements émus.

13
Introduction

Considérant notre société globalisée, le principe,


énoncé en anthropologie, selon lequel il ne peut exister
qu’une seule civilisation dans un espace géographique
donné, est parfaitement respecté.
L’espace géographique donné, c’est la planète ; sa
civilisation unique repose sur la loi, devenue universelle,
du patriarcat. Cette civilisation unique présente des
formes plus ou moins différentes chez les différents
groupes (ethniques, professionnels, religieux etc) qui ne
doivent pas nous aveugler ; ce sont les variations sur un
même thème, celui de la domination masculine.
Cette loi de la domination masculine insère définiti-
vement les humains dans un rapport de domination
avec leur environnement, humain aussi bien que naturel.
Elle est à la base du processus de mondialisation
comme de toute construction sociale (c’est-à-dire
construite par la société).
Dans les discours sur la situation du monde, les
causes et les remèdes aux problèmes, les domaines
principalement et massivement explorés sont ceux de
l’économie, l’écologie, la politique, la géostratégie, la
géopolitique. Autant de réflexions se déroulant dans le
cadre de pensée propre à notre civilisation. Le cadre de
pensée est déterminé par la conception ou la représenta-
tion que nous avons du monde et donc, la réalité dans
laquelle vit chacun de nous. Cette civilisation précise
dans laquelle nous vivons induit une représentation
particulière, différente de ce qu’elle serait dans une autre
civilisation. Tout un chacun peut observer que le cadre

15
de pensée (la vision ou la représentation1 du monde)
n’est presque jamais inclus comme une donnée déter-
minante de l’orientation des réflexions sur l’économie,
l’écologie, la géostratégie ou la géopolitique.
Comme si l’on tentait de comprendre ce qui
empêche de résoudre un problème d’arithmétique sans
tenir compte du fait que la règle, à laquelle on obéit sans
même y penser, interdit d’utiliser les chiffres pairs (ou
impairs). Pourtant, le fait de ne pas utiliser les chiffres
pairs détermine à la fois la compréhension du problème,
sa résolution et la compréhension de l’échec à cette
résolution. Ou bien encore, comme dans le film Robo-
Cop2 ; le moment de son activation étant filmé en
caméra subjective, nous voyons donc ce que voit le
personnage ; ouvrant les yeux, il les pose sur différents
points du paysage avant de les fixer sur un objet précis ;
puis la partie avant de son casque, munie d’une grille est
rabattue ; on voit alors le paysage à travers la grille.
Toutefois, l’homme s’habitue à cette grille, de sorte que
celle-ci devient de plus en plus floue jusqu’à disparaître
complètement. Dès lors, pendant la suite du film, parce
qu’elle n’est plus visible, on oublie qu’elle est là. Pour-
tant, elle est présente, comme un filtre entre le paysage
et le personnage, structurant et limitant son champ
visuel.
De même le patriarcat. Le fait d’être une société pa-
triarcale, telle la grille de RoboCop, influence toute la
pensée de tous les humains, femmes et hommes à leur
insu. Dans cette situation, l’idée du monde, celle des

1 En psychologie, la représentation est l’image mentale que l’on se


fait des objets (situation, personne, son, etc…) perçus et dont le
contenu détermine la façon d’être par rapport à ces objets.
2 RoboCop, 1987, réalisé par Paul Verhoeven.

16
philosophes, scientifiques, religieux, psy et de tout un
chacun est façonnée par le patriarcat et, logiquement,
tend à le maintenir. Telle la grille de RoboCop, la grille
de lecture du monde qu’est le patriarcat est méconnue,
oubliée, occultée et opérante. Ainsi, quand, en toute
bonne foi, les humains se croient objectifs dans leur
étude, ils sont, en réalité, sous influence de sorte que
leur pensée dans son ensemble et les conclusions de
leur réflexion sont déterminées, limitées et orientées en
fonction des impératifs du patriarcat. Ils peuvent
sincèrement faire de leur mieux pour être objectifs dans
leurs observations, raisonnements et conclusions. Mais
ils se leurrent.
Car le fait d’être une société patriarcale détermine la
vision que nous avons du monde autant que ce que
nous en faisons.
Car le fait d’être une société patriarcale, détermine à
la fois la compréhension des problèmes posés par l’état
présent du monde et l’échec à leur résolution.
Pierre Bourdieu commence ainsi le premier chapitre
de son ouvrage La domination masculine : « Étant inclus,
homme ou femme, dans l’objet que nous nous efforçons
d’appréhender, nous avons incorporé, sous la forme de schèmes
inconscients de perception et d’appréciation, les structures histo-
riques de l’ordre masculin ; nous risquons donc de recourir, pour
penser la domination masculine, à des modes de pensée qui sont
eux-mêmes le produit de la domination. »3 C’est-à-dire que la
femme ou l’homme pensant par exemple à la division
du travail, n’y questionnera pas la suprématie masculine
car elle leur apparaît comme une donnée (ou une

3 Bourdieu Pierre, La domination masculine, Seuil, Paris, 2002, p. 17.

Pierre Bourdieu, (1930-2002) fut l'un des plus importants socio-


logues français de la deuxième moitié du XXe siècle.

17
caractéristique) du monde mais l’intégrera à son raison-
nement. Ce qui, à l’évidence invalide quelque peu le
résultat de sa réflexion.
Pour la clarté de l’exposé et de façon schématique
donc réductrice, nous opposerons inné/naturel à
acquis/culturel.
Considérant que d’abord, il y eut l’inné, le biologique,
le visible : des corps similaires en apparence, à une
différence anatomique près, celle des sexes, la consé-
quence fonctionnelle de cette différence a d’abord été
inconnue.
Cette conséquence fonctionnelle n’apparut que dans
un second temps, quand advint l’état de fait : les
femmes seules portent les petits. L’adaptation des
premiers humains à cette situation est de l’ordre du
social, donc de l’acquis et constitue le fondement de
notre civilisation.
Structuré en une hiérarchisation des deux genres
constituant l’espèce humaine, le patriarcat est la loi,
devenue universelle, sur laquelle les premiers hominidés
ont édifié la civilisation dont nous participons encore
aujourd’hui. La loi de la domination comme mode
relationnel.
Le matriarcat en tant que système social dans lequel
la femme a un rôle prépondérant par rapport à l’homme
n’a jamais existé. Le matriarcat ayant existé est un
système de parenté, il définit les liens entre les membres
de la famille, la circulation des biens et des personnes et
désigne un type précis d’organisation du groupe familial.
Composé du latin mater « mère », mêtêr en grec (et non
« femme ») et du grec arkhè, « ordre » ou « commande-
ment », il signifie littéralement « ordre des mères ».
Ordre fondé sur la maternité et la filiation maternelle, il

18
n’établit, contrairement au patriarcat qui a plus à voir
avec le pouvoir politique que l’organisation familiale,
aucune suprématie d’un genre sur l’autre.
Souvent confondu avec la gynocratie ou gynécocratie
(modèle théorique jamais observé d’un régime politique
dans lequel le pouvoir est exercé par des femmes), le
terme matriarcat « a été construit, à la fin du XIXe siècle sur
le modèle de patriarcat. Initialement, matriarcat était employé
dans le sens de « système de parenté matrilinéaire », tandis que le
patriarcat désignait bien, comme l’indique son étymologie, un
système social dominé exclusivement par les hommes. Mais
matriarcat fut très tôt compris comme le pendant symétrique du
patriarcat, pour désigner un type de société où les femmes
détiennent les mêmes rôles institutionnels que les hommes dans les
sociétés patriarcales. Il n’existe pas de société humaine connue où
le matriarcat, entendu dans ce sens, ait existé. »4
En effet, les anthropologues distinguent trois
termes :
- matrilocal : l’époux va habiter dans le village de
l’épouse,
- matrilinéaire : la transmission du statut social, du
nom et des biens (le « matrimoine » ?) passe par la
lignée maternelle.
- matriarcal : à la fois matrilocal et matrilinéaire,
comme la société patriarcale est patrilocale et patrili-
néaire.
L’anthropologie admet l’existence, dans le passé, de
sociétés ancestrales matriarcales (où l’époux va habiter
dans le village de l’épouse et la transmission du statut
social, du nom et des biens passe par la lignée

4 Matriarcat. Wikipédia, l'encyclopédie libre, à partir de


http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Matriarcat&oldid=104
350771.

19
maternelle) ou simplement matrilinéaires (la transmis-
sion du statut social, du nom et des biens passe par la
lignée maternelle). Certains chercheurs suggèrent que ce
type de matriarcat aurait précédé le patriarcat dans les
sociétés de cueillette et de chasse, puis dans celles
d’élevage où se pratiquait le culte de la Déesse Mère.
Toutefois, si vraisemblable qu’elle paraisse, cette hypo-
thèse n’a pas été confirmée. L’anthropologue Françoise
Héritier l’a précisé : « Les seuls exemples que l’on a [des
sociétés matriarcales] sont mythiques. Des sociétés où le
pouvoir serait entre les mains des femmes avec des hommes
dominés n’existent pas et n’ont jamais existé. […] Il n’y a pas de
sociétés matriarcales, parce que le modèle archaïque dominant sur
toute la planète est en place dès le départ. Dès que l’homme a
conscience d’exister, que son cerveau commence à fonctionner, qu’il
cherche à donner du sens, le modèle s’installe, en réponse nécessaire
aux questions posées. »5
Le matriarcat est généralement présenté comme un
type de société non sexiste au sens moderne du terme,
puisqu’il n’aurait pas entraîné de rapports de domina-
tion d’un sexe sur l’autre, en particulier des femmes sur
les hommes. Il s’agit par conséquent de sociétés fort
peu hiérarchisées et horizontales dans lesquelles les
femmes s’organisent en groupes d’entraide mutuelle et
de coopération dans les activités quotidiennes afin de
conserver la vie.

5 Françoise Héritier, née en 1933, anthropologue, ethnologue et


militante féministe, (a succédé à Claude Lévi-Strauss au Collège de
France), in Le Figaro Magazine, 2 juillet 2011, pages 110 et 111, à
partir de
http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Matriarcat&oldid=104
350771.

20
« Marija Gimbutas, archéologue et anthropologue, spécialiste
des cultures indo-européennes et pré-indo-européennes, ex-
chercheuse à l’université de Harvard, préfère le terme de société «
matristique » pour désigner un type de société qui perdura, selon
elle, des dizaines de millénaires, depuis l’Aurignacien au paléoli-
thique inférieur jusqu’au début des temps historiques vers –3.000
où le patriarcat se serait peu à peu institué. Ses théories, en
particulier celle du culte de la Déesse qui se serait universellement
répandu durant toute la préhistoire, se fondent sur ses recherches et
se basent sur les campagnes archéologiques qu’elle a dirigées
quinze années durant dans ce qu’elle appelle l’ancienne Europe,
pré-indo-européenne, principalement dans les Balkans et le long
du cours du Danube. Ce système ne se baserait pas sur une
discrimination sexuelle, mais sur l’importance accordée au
féminin, la femme incarnant la reproduction de l’espèce et son
espoir de pérennité dans une dimension temporelle qui n’était pas
linéaire comme elle le devint avec le patriarcat, mais circulaire et
cyclique où prend naissance le mythe de l’éternel retour. […]
L’existence d’un tel système social durant la préhistoire n’est plus
guère mise en doute aujourd’hui, même si ethnologues, archéologues
et anthropologues ne sont pas toujours d’accord sur sa définition.
Ce qui pose davantage problème aujourd’hui est de savoir pour-
quoi et comment le patriarcat s’y serait substitué pour s’imposer
avec l’invention de l’agriculture, entre –5.000 et –3.000. »6
Il semblerait que dans la société matristique, les rap-
ports entre femmes et hommes étaient assez égaux
même si une relative prépondérance était accordée au
féminin en raison de la religiosité qui entourait la
maternité. « Le matriarcat ne dut probablement jamais maltrai-
ter les hommes, et le passage au patriarcat dut se faire dans une

6 Matriarcat. : Wikipédia, l'encyclopédie libre, à partir de

http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Matriarcat&oldid=104
350771.

21
relative égalité des sexes jusqu’à ce que pour des raisons qui
restent à étudier celui-ci s’instaure définitivement dans la violence
et par la discrimination. Peut-être que cette même violence et
suprématie physique masculine que les femmes avaient réussi à
neutraliser par le biais de la religion des millénaires auparavant
en sortant l’Humanité7 de l’animalité ressurgit-elle quand ceux-ci
s’emparèrent de la religion. La plupart des humains vivent
actuellement dans une société de type patriarcal, qui montre
cependant des signes de changement dans les sociétés post-
industrielles occidentales. »8 Nous soulignons cette dernière
partie de la citation car c’est, en effet, d’abord dans les
pays occidentaux que s’accomplit la révolution condui-
sant inéluctablement à la fin du patriarcat. Nul doute
qu’avec le temps, le reste du monde suivra cette évolu-
tion.
Des caractéristiques matrilinéaires existent encore de
nos jours dans des sociétés patriarcales, comme par
exemple la transmission de la religion : partant du
principe que la seule filiation maternelle est une certi-
tude et puisque la religion y est un héritage, les enfants
sont considérés appartenir à la religion de leur mère.
Alors que l’usage de ce terme était restreint aux so-
ciétés humaines, on a récemment observé et décrit des
sociétés « matriarcales » chez de nombreuses espèces
animales comme les lions, les éléphants, les orques, les
hyènes, les bonobos.
Il nous revient d’observer et réfléchir afin de prendre
conscience du changement en cours dans notre mise en

7 Humanité est ici, l’ensemble des êtres humains et non pas la


qualité d’humanité.
8 Matriarcat. : Wikipédia, l'encyclopédie libre, à partir de

http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Matriarcat&oldid=104
350771.

22
œuvre de la loi patriarcale. C’est maintenant, dans
chaque pays à sa façon et à son rythme. Le déclin du
patriarcat est global.

23
La société patriarcale dans un monde
en mutation

Du latin ecclésiastique patriarchatus, le mot patriarcat


désigne la forme d’organisation sociale dans laquelle
l’homme exerce le pouvoir dans les domaines politique,
économique, religieux, culturel et/ou détient le rôle
dominant au sein de la famille, par rapport à la femme.
C’est aussi le territoire soumis à la juridiction d’un
patriarche (défini comme une dignité, ou fonction
religieuse).
C’est la forme d’organisation sociale, majoritaire tant
dans le temps que dans l’espace, des civilisations hu-
maines connues. Et donc de la nôtre. La loi qui régit
notre civilisation instaure une relation dominant-dominé
entre l’homme et la femme. Cette loi ordonnant à
l’homme d’être dominant par rapport à l’être vivant le
plus proche de lui, sa domination s’est « naturellement »
étendue à tout le reste de la nature. Y compris les
hommes ; les autres.
Le patriarcat est la donnée de notre monde qui se
présente comme allant de soi. Celle qui, sauf par les
féministes et leurs sympathisants, n’est jamais remise en
question ni même mentionnée et encore moins prise en
compte ou étudiée. Bourdieu fut, en son temps, l’un des
rares à l’avoir sérieusement envisagé. Il y a un bien plus
grand nombre d’écrits sur l’alternance du jour et de la
nuit ou les religions que sur le patriarcat en tant
qu’organisation sociale. Du reste, au mot patriarcat,
internet propose un nombre d’occurrences incompara-
blement supérieur sur les différents patriarcats ayant
existé, à celui sur le système social.

25
Même l’inceste n’est pas à ce point… tabou.
Tabou et présent dans tous les domaines de notre
vie, comme un filigrane que l’on ne remarque plus tant
on y est habitué. En politique, en économie, dans les
religions, dans la culture, les arts et sciences, la famille,
l’entreprise, l’éducation, l’homme exerce le pouvoir
et/ou détient le rôle dominant par rapport à la femme.
C’est dire que notre pensée, tant dans son fonctionne-
ment, ses mécanismes et ses méthodes, que dans son
contenu, le savoir et les croyances, est adaptée à cette
définition du monde, ce paradigme.
Les hommes et les femmes sont nécessairement et
fortement conditionnés à ne pas voir ce qui est la base
de leur pensée et de leur fonctionnement social ; nous
sommes conditionnés à ne pas voir le patriarcat tel que
nous le pensons et mettons en actes.
Ainsi en va-t-il du mythe de l’homme violent car
monstrueux : « Puisqu’il ne ressemble pas à la figure du
monstre, les autres segments du mythe évoquant l’emprise de la
colère, la perte de contrôle, le passé d’enfant battu, interviennent
pour dire : oui cet homme est violent, mais il n’est pas responsable.
La fonction du mythe, avant même de légitimer l’homme indivi-
duellement, a d’abord un rôle d’occultation de la domination
masculine, véritable cause de la violence des hommes. »9 Autre-
ment dit, le discours social attribue la violence de
l’homme à une monstruosité qui, en réalité, n’existe
pas ; de ce fait, l’homme violent auquel on est confronté
n’étant jamais reconnaissable comme un monstre, sa
violence est vécue comme un accident ou une maladie.
Et rarement comprise pour ce qu’elle est : une consé-

9 Welzer-Lang D. Les hommes violents, Petite Bibliothèque Payot,

Paris, 2005 p. 144. Sociologue et spécialiste de l'identité masculine,


professeur à l'université Toulouse II-Le Mirail.

26
quence de la domination masculine. « Le mythe occulte la
réalité des hommes violents. La stigmatisation, la figure du salaud
devient un obstacle dans sa prise de conscience. »10 Derrière
l’écran d’images bien définies (le monstre, le salaud, le
fou…) la réalité est cachée, oubliée et à l’œuvre. « Le
mythe brouille les images de la violence masculine domestique.
Sans doute a-t-il tapé mais cela doit être une erreur, un acte
exceptionnel… »11 Les violences domestiques sont les
seules pertes de contrôle officiellement admises de la
part d’un homme, un vrai. Notons que la confusion,
voire l’inversion, de l’inné et de l’acquis est l’une des
techniques basiques d’occultation de la domination
masculine. Par exemple, la plus petite taille des femmes
résultant de l’accès prioritaire des hommes aux pro-
téines depuis la sédentarisation, est un caractère acquis ;
cependant, elle est aujourd’hui présentée comme une
caractéristique innée. Il en serait de même de la voix
grave des hommes.
Nous évoquerons seulement quelques aspects du
patriarcat dans la culture :
- Les représentations : John Gray, avec sa métaphore
des martiens et vénusiennes, propose des descriptions
relativement pertinentes des comportements des unes et
des autres, dans lesquelles presque tous, nous pouvons
reconnaître des connaissances ou soi-même. Toutefois
ses idées sont typiquement issues d’une pensée patriar-
cale. Tout son propos vise en effet à distinguer autant
que possible les femmes des hommes. En faire des
extraterrestres d’origines différentes est le moyen de
justifier l’impossibilité de comprendre l’autre sexe et
d’alimenter le mythe du « mystère de la femme » tout en

10 Ibid.
11 Ibid. p. 145.

27
naturalisant ce qui est social. Car le recours à cette
métaphore permet de traiter les schèmes de comporte-
ment comme des caractères innés déterminés par la
planète de naissance. Or, ces schèmes comportemen-
taux sont, bien entendu, transmis et acquis, puisque
construits au fil des expériences et apprentissages. C’est
une étrange vision du monde dans laquelle, en dépit de
tout ce qui les sépare, les vénusiennes accoucheraient
indifféremment de vénusiennes ou de martiens… ce
qui, tout de même, relève de l’exploit et suppose un
petit quelque chose en commun.
- Les glissements progressifs du sens des mots et
usages stratégiques de la langue : en passant du sanskrit
au latin au français, on peut se faire une idée de la dérive
du sens de certains mots.
En sanskrit écrit avec les lettres de l’alphabet devana-
gari, le « a » final bref ne s’écrit pas mais se prononce.
Ainsi, le mot vira « héros » a été repris en latin tel
qu’écrit en sanskrit : vir pour « être humain du sexe
masculin », faisant de tout mâle un héros par essence.
En français il a donné les mots « viril », « virilité »,
« virago » et « vertu ».
Le mot latin homo (dont viennent, en français, le pro-
nom indéfini « on » et le substantif « homme »), se
réfère tout d’abord à l’espèce Homo sapiens dans son
ensemble. De fait, dans nos langues latines modernes,
homo « être humain » supplanta vir dès l’époque de
l’empire romain, en prenant en plus de son sens pre-
mier, celui de « être humain du genre masculin ». En
conséquence de quoi, le français (comme l’italien) n’a
qu’un seul mot pour dire l’être humain et l’être humain

28
mâle. Par cette synecdoque,12 les mâles, ceux qui cons-
truisent la langue, ont imposé le mot « homme » pour
désigner aussi bien tout Homo sapiens que le mâle de
l’espèce. Du fait de l’ignorance, la méconnaissance ou
l’oubli du mot désignant l’humain de genre masculin, le
sens du vocable « homme » s’est trouvé véritablement et
durablement altéré en français. Qu’advient-il des
femmes quand l’Humanité est confondue avec le genre
masculin ? Certaines langues, par contre, font la distinc-
tion entre l’Homme « être humain » et l’homme « indi-
vidu mâle » comme l’allemand (Mensch, « être humain »
et Mann, « être humain mâle »), l’anglais qui fait la
distinction entre mankind, « l’Humanité » et man, « être
humain mâle », comme jadis, le latin (homo, « être hu-
main » et vir, « être humain mâle ».
Du latin pater, sont issus la plupart des mots liés au
fait d’être père : paternel, paternité, patrimoine… Or,
pater est issu du sanskrit pater, forme déclinée de pati, qui
signifie « maître » (dans le sens de propriétaire ou
gardien). Une origine et une signification inattendues
mais bien patriarcales et différentes de celles du registre
de la maternité. En s’appuyant ainsi sur l’étymologie, on
peut mesurer la distance entre une « bonne mère de
famille » et un « bon père de famille ». La « mère » dont
l’origine étymologique est l’enfantement et le « père »
dont l’origine étymologique est la possession suggèrent
des rapports à la famille fort éloignés, par exemple pour
ce qui est de l’affectif. Le propriétaire ni le gardien ne

12La synecdoque est une figure de style qui consiste à donner à un


mot un sens plus large ou plus restreint qu’il ne comporte
habituellement, par exemple en désignant le tout par une de ses
parties : un troupeau de mille têtes pour un troupeau de mille
bêtes.

29
peut avoir le même rapport à sa propriété ou son
troupeau, que la mère à sa progéniture. Et, pour faire
bonne mesure, le mot sanskrit pour dire « père » est…
pitre (dont la signification en français est à l’opposé de la
dignité et de l’autorité habituellement associées à l’image
du père).
- Autre particularité de notre langue française,
l’expression « tomber enceinte ». Au sens propre, le
verbe « tomber » signifie « faire une chute » comme
dans : il est tombé de l’échelle ; au sens figuré, ce verbe
évoque une déchéance comme dans : il est tombé de
son piédestal. Par conséquent, une femme tombe
enceinte comme on tombe dans le vice ou la misère ;
c’est-à-dire, qu’elle déchoit. Ni en anglais, ni en alle-
mand, espagnol, grec, italien, portugais, russe ou polo-
nais, la grossesse n’est assimilée à une déchéance ou une
chute ; mais dans d’autres langues, qui sait… Cette
expression française indique tout bonnement que, tels le
renard de La fontaine13, les hommes qui font la langue
ont décidé que l’expérience réservée aux femmes leur
restant inaccessible devient indigne d’eux et donc
méprisable. C’est là, une adaptation à la situation aussi
patriarcale que significative : le mépris comme alterna-
tive à la plainte.
Comme le remarque Bourdieu, « La force de l’ordre
masculin se voit au fait qu’il se passe de justification : la vision
androcentrique s’impose comme neutre et n’a pas besoin de
s’énoncer dans des discours visant à la légitimer. L’ordre social
fonctionne comme une immense machine symbolique tendant à

13 La Fontaine Jean de, Le renard et les raisins, fable 11, livre III des
Fables de La Fontaine, édité pour la première fois en 1668 ; annexe
1.

30
ratifier la domination masculine sur laquelle il est fondé. »14 Ce
sociologue remarque par exemple qu’en français,
contrairement au féminin, le genre masculin apparaît
comme neutre ou non marqué, aussi bien dans la
perception sociale que dans la langue. Cela a été vérifié
par Dominique Merllié15 dans une étude de la recon-
naissance du sexe de l’écriture : seuls les traits féminins
sont perçus comme présents ou absents. De fait, seuls
les traits féminins sont explicitement caractérisés ;
comme si la norme était le masculin et le féminin, une
marginalité. Sauf à être exclusivement ou principale-
ment à usage féminin, les mots semblent être naturelle-
ment et spontanément masculins, n’ayant parfois pas de
forme féminine. Si l’on vous demande le nom de la
personne qui colonise un lieu, pensez-vous d’abord
colone ou colon16 ? Sans mots pour les dire, les femmes
n’ont, décidément, qu’un droit restreint à exister dans la
langue française. Ainsi, seuls les messieurs sont suppo-
sés pouvoir être amateur, connaisseur, pasteur, bour-
reau, auteur ou agresseur puisqu’en français il n’existe
pas de féminin à ces termes. Si, comme il est générale-
ment admis, les hommes confèrent une existence aux
choses en leur donnant un nom, alors l’absence de nom
ne revient-elle pas à nier l’existence de l’objet qu’il
désignerait ? N’omettons pas de mentionner l’exercice
consistant à décliner au féminin certains noms de
métiers (par exemple masseur ou péripatéticien) et
certaines expressions (par exemple « un homme facile »
ou « un homme public »).

14 Op. cit. p. 22-23.


15 Merllié Dominique, Le sexe de l’écriture, Actes de la recherche en
sciences sociales, n° 83, juin 1990, p. 40-51.
16 D’après la remarque de Claudie Baudinot.

31
Nous évoquerons encore Vaugelas17 et sa règle du
masculin l’emportant sur le féminin ; ainsi devrions-
nous écrire : Dix femmes et un enfant sont entrés ;
plutôt que : Dix femmes et un enfant sont entrées. Ainsi
les femmes ont-elles appris à penser et dire « je le suis
aussi » au lieu de « je la suis aussi »…
La langue, d’autres l’ont déjà démontré, peut servir à
influencer la représentation d’une catégorie d’objets ou
de faits ; il suffit d’en supprimer ou manipuler les mots.
Le lecteur s’en fera aisément une idée dans les nom-
breuses citations d’auteurs masculins qui suivent. Mis à
part ceux traitant de la domination masculine et des
infirmières, ces textes, pour estimables qu’ils soient,
laisseraient croire à un extraterrestre que l’Humanité est
de genre masculin exclusivement.
C’est peut-être le signe de leur croyance que, réelle-
ment, les hommes représentent toute l’espèce humaine
à eux seuls, qu’ils prennent la partie pour le tout.
L’andromorphisme (comparable à l’anthro-
pomorphisme), consistant à attribuer des réactions,
sentiments ou pensées masculines à qui ne l’est pas, est
omniprésent dans la pensée tant philosophique que
scientifique. Jean Staune nous offre un exemple de
pensée andromorphique à propos du paradoxe de Ferni
(prix Nobel de physique). Selon ce dernier, si les extra-
terrestres existaient, ils devraient déjà être ici. Son
raisonnement est que, probablement, des êtres intelli-
gents ont existé des milliards d’années avant nous. Or,
dans un milliard d’années, si nous existons encore, nous
serons présents partout dans la galaxie. Après avoir
démontré comment nous pourrions coloniser toute la

17Claude Favre, baron de Pérouges, seigneur de Vaugelas, (1585 -


1650), grammairien.

32
galaxie en quelques centaines de millions d’années,
Staune en vient au cœur du paradoxe : « Mais alors… il y
a des millions d’années au moins que, suivant le même genre de
parcours, les extraterrestres devraient déjà être dans notre système
solaire. […] La dernière solution [à ce paradoxe] est la plus
terrible et paraît la plus crédible : La complexité n’est pas viable,
toutes les civilisations technologiquement évoluées s’autodétruisent
bien avant d’avoir pu partir à la conquête de la galaxie. »18
Dans « suivant le même genre de parcours, les extraterrestres
devraient déjà être dans notre système solaire », l’a priori selon
lequel les extraterrestres devraient suivre le même genre
de parcours que nous, c’est-à-dire, avoir une volonté de
colonisation de la galaxie n’est pas anthropomorphique.
La conquête de l’espace donne lieu à de tout autres
considérations pour la majorité des femmes et ne
s’impose probablement pas à elles comme aux hommes.
Par ailleurs, il paraît assez peu probable que les extrater-
restres partagent ce mode de pensée car la volonté de
coloniser le territoire d’autrui, comme tout autre forme
d’interaction avec l’autre, requiert, pour émerger, des
règles de relations interpersonnelles adéquates. Or, il
serait fort étonnant que notre type de relations interper-
sonnelles (dominant-dominé) soit répandu parmi les
êtres intelligents et évolués non terriens. Nul ne sait ce
que pensent les extraterrestres et les femmes de la
colonisation des planètes habitées ; la seule certitude est
le point de vue des mâles terriens : quand on en a le
pouvoir, on s’empare du territoire de l’autre. Ne repré-
sentant de façon certaine que la seule gent masculine
terrienne, cette règle sur laquelle est construit le para-

18Staune Jean, Notre existence a-t-elle un sens ? Presses de la Renais-


sance, Paris, 2007 p.175-176 ; chercheur indépendant, fondateur
de l'Université interdisciplinaire de Paris.

33
doxe de Ferni est andromorphique et, en conséquence,
le raisonnement qui en découle, aussi.
La démonstration offre également deux exemples de
pensée conditionnée à méconnaître le patriarcat. Le
premier est « La complexité n’est pas viable » : la complexité
envisagée est celle de notre monde et elle est d’ordre
matériel. Les hommes ont jusqu’à présent privilégié une
conception matérielle du monde et, du coup, nous
considérons que c’est la seule réalité. Pourtant, ce n’est
pas la complexité matérielle qui n’est pas viable mais
plus vraisemblablement la violence des relations de
l’homme avec lui-même et le reste de l’univers. Autre-
ment dit, la loi patriarcale. Et puis, si la complexité n’est
pas viable, alors soit le monde n’est pas complexe, soit il
n’existe pas.
Le second exemple, « toutes les civilisations technologique-
ment évoluées s’auto-détruisent » est presque le même en ce
sens que le matériel occulte le relationnel. Il est, en
effet, fort peu probable que l’évolution technologique
soit, en elle-même, un facteur de destruction d’une
civilisation. La technologie est de l’ordre de l’outil et
l’outil n’a d’effet que de par l’usage que nous, humains,
en avons. Internet, par exemple, est un outil technolo-
gique évolué qui peut permettre de sauver des vies,
d’échanger des documents, des informations plus
rapidement, plus économiquement et plus largement
que l’écrit sur papier, d’accomplir des démarches sans
sortir de chez soi et tant d’autres choses utiles et/ou
agréables. Cependant, selon qui est face à l’ordinateur,
internet peut aussi faciliter les campagnes de dénigre-
ment, les escroqueries, la circulation d’idées ou de
documents que la morale et la loi réprouvent.

34
Ces deux derniers exemples montrent la méconnais-
sance du patriarcat non pas en lui-même mais en ses
effets et conséquences. Nous y reviendrons plus avant.
N’en déplaise à Icare, l’autodestruction est la consé-
quence du patriarcat et non du développement techno-
logique. Ce qui fait que les civilisations s’auto-détruisent
n’est pas l’évolution technologique mais la qualité des
relations de l’homme avec lui-même et le reste de
l’univers. On peut, au demeurant, modifier ces deux
phrases en substituant la dimension relationnelle à
l’aspect matériel : « La dernière solution à ce paradoxe
est la plus terrible et paraît la plus crédible : La domina-
tion n’est pas viable, toutes les civilisations fondées sur
la domination s’auto-détruisent bien avant d’avoir pu
partir à la conquête de la galaxie. »
« Beaucoup d’entre nous, individus ou peuples, sont à la merci
de cette idée, consciente ou inconsciente, que l’étranger, c’est
l’ennemi. »19 Et l’ennemi est celui qu’il faut dominer afin
de ne pas être dominé par lui.
Les exemples des différents aspects et expressions du
patriarcat pourraient constituer une encyclopédie
phénoménale. De tous les modes d’organisation sociale
imaginables, il semble que nous nous accrochons depuis
quelques millénaires au perdant-perdant. Pourtant, nous
avons tant évolué depuis les premiers néandertaliens,
nous avons changé beaucoup de choses dans notre
façon de vivre. Mais nous en sommes toujours au mâle
dominant. Nous en sommes toujours à avancer à
cloche-pied, comme des enfants, jusqu’à Mars et la
Lune, à défaut de pouvoir atteindre une planète clone
de la Terre ou même, dans l’idéal, plusieurs. Car la Terre

19 Levi Primo, Si c’est un homme, Julliard, Paris, 1987, p. 7 ; écrivain


italien et survivant de la Shoah.

35
serait en voie d’obsolescence et qu’une mise-à-jour
pourrait nous être fatale. Ce qu’il nous faudrait, c’est
deux ou trois planètes pour la sauvegarde. Mais que
s’agit-il de sauvegarder ? L’espèce ou sa loi ?
Cette forme d’organisation sociale entraîne un certain
nombre de comportements qui, pour être avérés, n’en
sont pas moins des conséquences du patriarcat. Ainsi
notre propos étant ici limité à l’organisation sociale
proprement dite, le sexisme, la misogynie,
l’homophobie, la prostitution, l’esclavage ou la
pédophilie, ne seront que brièvement évoqués.

36
Et l’homme créa le patriarcat

Au début de notre Histoire, la procréation et la ma-


ternité étaient, semble-t-il, perçues par les premiers
hominidés comme de la parthénogenèse (procréation
par la mère seule, sans autre intervention) relevant d’un
surnaturel dont le corps de la femme était le creuset. La
certitude de la filiation maternelle va déterminer dans un
premier temps, l’émergence du matriarcat avec sa
fonction civilisatrice et la transmission par voie matrili-
néaire de la civilisation. Toutefois, il n’y a pas un sché-
ma unique de développement des sociétés ; il y a eu, au
contraire, des formes variées de développement.
Le système patriarcal a, il faut le reconnaître, le mé-
rite de la simplicité : les mâles doivent être dominants.
Pour ce faire, il doivent dominer (ou maîtriser) ce qui
existe naturellement (l’environnement, la nature, les
autres humains) aussi bien que le fait de créer (la fertilité
des femmes, l’art, les sciences, la spiritualité, toute la
pensée). D’où le développement des OGM20, PMA21,
IA22, robots et autres « améliorations » des manifesta-
tions de la vie sur cette planète.
Or, le peu que nous en savons indique une apparition
de la domination des mâles assez ancienne pour être
antérieure à la connaissance, ne serait-ce qu’intuitive, du
rôle du mâle dans la procréation. Nous admettrons ainsi
que l’origine du patriarcat remonte vraisemblablement
aux premiers hominidés, c’est-à-dire les australopi-
thèques, Homo habilis, Homo erectus ou Neandertal. Nous

20 Organismes Génétiquement Modifiés


21 Procréation Médicalement Assistée
22 Intelligences Artificielles

37
garderons à l’esprit que la période est une hypothèse de
travail parfaitement incertaine et sujette à caution. À
l’aube de l’Humanité, différentes organisations sociales
ont, logiquement, co-existé ; il semble qu’il y eut alors
des clans monogenres, composés uniquement de
femmes ou d’hommes et d’autres mixtes. Sans doute
ont-ils commencé par coopérer à l’intérieur d’un
groupe ; peut-être y eut-il aussi des groupes dominés
par quelques femmes, d’autres par quelques hommes ou
par une minorité mixte. Les premiers à opter pour la
domination du mâle ont probablement été les premiers
groupes d’hominidés à se sédentariser. Ils auront alors
travaillé à imposer leur modèle de société, lequel aura
bien évidemment facilement séduit les mâles des autres
groupes.
Dans un tel contexte préhistorique, l’hypothèse selon
laquelle l’association de la découverte de la différence
fonctionnelle entre les deux genres et de l’ignorance du
rôle du mâle dans la procréation, a été la cause de
l’organisation sociale des humains selon le mode pa-
triarcal est suffisamment logique pour être sérieusement
envisagée. Par ailleurs, la sédentarisation des chasseurs-
cueilleurs a induit une véritable révolution de leur mode
de vie et conduit à la civilisation que nous vivons encore
aujourd’hui. Elle a permis ou favorisé le développe-
ment, entre autres choses, de l’agriculture, de l’écriture,
de la propriété, de la guerre ; ces deux derniers faits
culturels comptant encore aujourd’hui parmi les moyens
de domination élémentaires.
Imaginons : nous sommes les premiers humains
« modernes », une poignée d’individus, mais la première
génération de penseurs, les initiateurs de la civilisation.
La vie est rude mais il y a de bons moments quand nous

38
sommes tous autour du feu, quand nous mangeons,
faisons la fête et aussi quand on s’emboîte l’un dans
l’autre. Puis un jour, nous réalisons que le corps de
certaines femmes commence à changer ; elles
s’arrondissent. Et vient le moment sidérant de la décou-
verte. Nous sommes là, pétrifiés d’étonnement ; un petit
humain vient de sortir du corps d’une femme grosse.
C’est incroyable. Le monde bascule, le ciel tombe sur les
têtes.
Si les femmes sortent de leur étonnement pour plon-
ger dans un émerveillement béat, les mâles, eux, sont
propulsés dans un cauchemar. Et le comble, c’est un
petit mâle.
Les femmes ne fabriquent pas seulement les petites
femmes ; elles fabriquent tous les humains. Alors, les
mâles les différencient désormais comme le groupe des
détentrices d’un pouvoir qui leur manque. Un détail,
produire des petits humains. Perpétuer l’espèce.
Et si les femmes pouvaient exister sans les mâles ?
Dès lors qu’ils en sont dépourvus, le pouvoir de donner
la vie devient fantastique, surnaturel. Et terrifiant. Si
elles peuvent créer des humains dans leur ventre, que
peuvent-elles encore accomplir ? Et si les femmes
décidaient de les exterminer ? Et nous, pensent-ils
confusément, pauvres mâles impuissants, tout juste
bons à chasser le gibier, que pouvons-nous face à une
telle puissance ? Leur sommes-nous inférieurs sans ce
pouvoir de créer des humains dans notre corps ?
Qu’adviendra-t-il de nous ? Quel sera notre sort ?
On peut comprendre que, rendus à ce point-là, se
basant uniquement sur ce qu’ils voient, ils réagissent
comme un seul homme et chacun n’a qu’un objectif :
sauver sa peau. Ce qu’ils voient tous à ce moment-là est

39
que les femmes ont le pouvoir de procréer et pas eux.
Ce qu’ils voient conduit les hommes à croire que les
femmes ont la place centrale dans la procréation. Et pas
eux. Comment ne pas se sentir vulnérables, face à un tel
pouvoir ? Or, il se trouve qu’en observant bien, ils
voient aussi que porter les petits est quelque peu con-
traignant, voire handicapant. En observant mieux, ils
découvrent les avantages à ne pas porter les petits.
Alors, guidés par la peur, les mâles ont étiqueté « in-
fériorités » les caractéristiques des femmes et « supério-
rités » les caractéristiques masculines. Ils ont travaillé à
réduire autant que possible ce qui est commun aux
deux… jusqu’à la planète d’origine23. Et l’homme créa la
virilité.
La peur associée au sentiment de vulnérabilité face
aux femmes et à la nature, serait à l’origine, chez les
premiers mâles pensant (ceux qui découvrent que seules
les femmes portent les petits), de l’instauration de la loi
patriarcale selon laquelle l’homme doit dominer la
femme. De nos jours, cette peur se perçoit le plus
aisément à travers la recherche omniprésente de valori-
sation du masculin par exemple dans le langage : dans
l’étymologie des mots, comme on l’a vu avec vir et pater
ou bien dans la croyance que, à soi tout seul, le mâle est
représentatif de l’Humanité, comme le montre le dé-
tournement de sens du terme homme. On a surtout
besoin de ré-affirmer sans cesse ce dont l’on doute le
plus. Mais il est difficile, douloureux, voire insuppor-
table de vivre avec une mauvaise image de soi et du
reste de l’Univers ; aussi, les premiers mâles auraient-ils,
par réaction, pour compenser et, éventuellement,

23Gray John, Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de


Vénus, J’ai lu, Paris 1997.

40
réparer cette mauvaise image de soi, décidé de démon-
trer leur puissance, leur courage, leur force en dominant
la nature, les femmes, les enfants, les autres mâles. La
peur d’être subordonnés à ces femmes si puissantes a
été l’autre motivation, sans doute la plus forte, les
entraînant dans une logique du type l’autre ou moi :
dominer l’autre pour ne pas l’être soi-même. De même
que les professionnels décrits par Christophe Dejours24
(nous y reviendrons plus avant), ils ont mis en place une
stratégie collective de défense, contre la peur du danger
du travail pour les uns, du danger de la vie pour les
autres.
Ce serait la peur de souffrir (la souffrance ultime
étant ici la mort) du pouvoir surnaturel imaginé aux
femmes, en plus de celui de porter les enfants, dont les
hommes chercheraient à se défendre. Tout d’abord en
affirmant que le mâle est l’être supérieur de la création
parce qu’il est « naturellement » dominant. Ou bien à
l’inverse, qu’étant « naturellement » le maître du monde,
l’homme se doit, en conséquence, de soumettre le reste
du vivant. Selon ces deux optiques, les rationalisations
et contre-vérités ont été peu à peu développées et
organisées jusqu’à former une idéologie viriliste. Puis,
en organisant la tribu ou le clan conformément à cette
idéologie viriliste, les premiers mâles ont établi le
système patriarcal afin de se protéger de la souffrance
engendrée par la peur.
Et les femmes d’adhérer. C’est l’étape suivante. Oui,
dit-on, c’est la paix. L’exception faisant la règle, dans ce

24 Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste, professeur au


Conservatoire national des arts et métiers, directeur du Labora-
toire de Psychologie du travail, chef de file de la psychodynamique
du travail.

41
cas précis ce fut la guerre universelle du masculin contre
le féminin. C’est cette même guerre andro-gynée ou
humano-humaine (comme on dirait franco-française)
que nous vivons encore aujourd’hui. Celle initiée par
nos ancêtres ignorants du rôle du mâle dans la procréa-
tion. Les premières femmes auraient pu refuser de se
soumettre à la domination masculine. Elles l’ont accepté
et dès lors, rempli leur rôle en transmettant la règle du
patriarcat aux enfants conjointement avec les mâles et,
surtout, en la respectant. Ce en quoi elles ont permis à
l’espèce de se multiplier, perdurer et évoluer. S’opposer
aux hommes aurait vraisemblablement abouti à
l’autodestruction de notre espèce. Se soumettre a
permis de vivre.
Gardons bien présent à l’esprit que la guerre mascu-
lin/féminin n’est que la partie strictement humaine de la
situation sur la planète. Rappelons-nous que
l’exploitation massive des ressources naturelles de la
Terre a commencé au plus tard dans l’Antiquité, avec
les Grecs, les Égyptiens, les Romains et autres peuples
friands de chars de guerre ou d’apparat, de vaisseaux de
guerre ou d’exploration, de pierres précieuses, d’or, de
marbre, de gibiers, d’animaux de compagnie exotiques,
d’esclaves, de suppliciés et autres gladiateurs. La défo-
restation massive et la réduction de la biodiversité ne
sont pas des pratiques modernes. La domination mascu-
line a toujours eu vocation à être totale.
Gardons bien présent à l’esprit que la classification
en hommes pro-patriarcat et femmes soumises au
patriarcat est très réductrice. Pour être plus près de la
réalité des unes et des autres, il faudrait au moins huit
catégories représentant les hommes pro-patriarcat (que
nous dirons du versant viriliste), les hommes non

42
soumis au dictat patriarcal (que nous dirons du versant
masculin ou viril), les femmes soumises au patriarcat
versant victimes (en position complémentaire de celle
des mâles dominants), les femmes soumises au patriar-
cat versant viril (identifiées à l’image du mâle dominant)
et encore les hommes et femmes opposés au patriarcat.
En réduisant la réflexion à ces quelques catégories pour
plus de clarté, nous devons penser aussi aux hommes
victimes, aux hommes et femmes en lutte, à tous ceux
et celles qui sont dans des positionnements plus com-
plexes ou plus nuancés face au patriarcat. Les générali-
tés sont composées de trajectoires individuelles.
Dans le tableau ci-dessous, les principales positions
sont représentées, mais il s’en trouve vraisemblablement
d’autres dans la vie.

POSITIONS FACE AU PATRIARCAT

PRO PATRIARCAT ANTI


PATRIARCAT

dominants dominé(e)s actifs passifs

H majorité minorité minorité minorité

F minorité majorité minorité majorité

Fig. 1 : Principales positions face au patriarcat

Les termes « dominants » et « dominés » désignent ici


la façon d’agir le patriarcat (on pourrait dire activement
en étant dominant, ou bien passivement en étant domi-
né). De même, « actifs » et « passifs » désignent la façon
d’être contre le patriarcat (activement en militant, ou
bien passivement en laissant faire). On voit que si deux
positions extrêmes se dégagent distinguant les hommes

43
pro patriarcat dominants d’une part, les femmes domi-
nées ou anti patriarcat passives d’autre part, toutes les
autres positions intermédiaires et minoritaires relient ces
deux pôles en un continuum. Et comme bien souvent,
les deux extrêmes se rejoignent en cela qu’ils sont
complémentaires et interdépendants. Le dominant
dépend du dominé comme le maître de l’esclave.
Le système patriarcal s’est établi sur un amas
d’erreurs et de contre-vérités. Les hommes se sentent
souvent à l’opposé de ce qu’ils montrent (forts, fiers et
courageux) ; c’est bien pourquoi, jamais assurés de leur
valeur intrinsèque, de leur légitime place dans l’ordre de
l’Univers, ils n’ont de cesse de proclamer sans relâche
leur statut de dominants « naturels » comme preuve de
leur valeur. Or, en réalité, contrairement à ce qu’ils
craignaient, ils sont un élément de la nature à part
entière, aussi nécessaire que l’alternance de la nuit et du
jour. Il n’y avait rien à réparer ou compenser mais ils
l’ignoraient. Ils ont adapté leur monde à leurs besoins.
Et les femmes se sont adaptées au monde des mâles.
Mais ils étaient, les unes et les autres, dans une repré-
sentation inexacte du monde. Car il en va du rôle du
mâle dans la conception comme de l’évolution de la
graine plantée en terre : tout n’est pas visible tout le
temps.
Bien entendu, nul ne sait comment les choses se sont
réellement passées ; toutefois, il semble raisonnable
d’admettre que
- le patriarcat a précédé la connaissance du rôle de
l’homme dans la procréation ;
- informés de l’importance du mâle dans la reproduc-
tion de l’espèce, ils n’auraient pas attribué un pouvoir
terrifiant aux femmes. Ils n’auraient pas eu de crainte.

44
Pourvus de cette information, les mâles auraient vrai-
semblablement pris leur juste place face aux femmes. Ni
en-dessous, ni au-dessus, mais en face comme les deux
faces de la médaille Humanité.
- Et qu’en l’absence de moyens techniques d’accéder
à la connaissance, ils ont fait de leur mieux.
Les hommes et les femmes d’aujourd’hui dont il est
question ici ont en réalité, une fois lestés de leur condi-
tionnement patriarcal, plus en commun que ce qu’en
suggèrent l’éducation et la culture. Tout comme leurs
ancêtres préhistoriques. Toutefois, un détail devrait faire
la différence entre eux et nous : aujourd’hui, nous
savons que, en réalité, de par son rôle dans la procréa-
tion, l’homme est, naturellement, l’égal de la femme.
Patric Jean, réalisateur du film Enquête sur la domina-
tion masculine, présente une hypothèse d’origine du
patriarcat fort compatible avec celle précédemment
envisagée et qui vient bien la compléter : « À un certain
moment de son histoire, l’être humain a compris qu’il y avait une
relation entre l’acte sexuel et le fait d’enfanter. Il a alors observé
que les femmes accouchaient de petites filles – une femme accouche
d’une femme –, ce qui lui semblait normal, mais qu’elles accou-
chaient aussi de petits garçons, ce qui lui a posé un problème
conceptuel. Il s’est donc dit que les enfants n’étaient pas « dans »
les femmes, mais « dans » les hommes qui possédaient le pneuma,
le souffle. Les femmes n’en devenaient donc que le réceptacle
pendant neuf mois. D’une certaine manière, les femmes étaient
considérées comme des pots en terre cuite avec du terreau, tandis
que les hommes étaient censés déposer leurs graines dans ces
réceptacles dont ils devenaient logiquement propriétaires. Et qu’ils
pouvaient vendre, louer, collectionner, détruire. Maîtriser sa
descendance pour ce jardinier, c’était contrôler les femmes…
Lorsque la science a montré que les choses ne se passaient pas

45
comme cela, avec la découverte des gamètes (ovules et spermato-
zoïdes), on aurait dû repartir sur de tout autres bases et établir
des rapports d’égalité. »25
Reprenons phrase par phrase :
« À un certain moment de son histoire, l’être humain a com-
pris qu’il y avait une relation entre l’acte sexuel et le fait
d’enfanter » : selon toute vraisemblance, le récit de Patric
Jean commence relativement récemment, alors que les
mâles sont déjà en position relativement dominante car
sinon on aurait, logiquement, tenu compte dans la
théorie du « pneuma », des menstruations des femmes
(dont la présence et l’arrêt, visibles, laissent supposer un
lien avec la grossesse, au moins à qui la vit). « Il a alors
observé que les femmes accouchaient de petites filles – une femme
accouche d’une femme –, ce qui lui semblait normal, mais qu’elles
accouchaient aussi de petits garçons, ce qui lui a posé un problème
conceptuel » : en fait, seuls les mâles ont pu être confron-
tés à un problème conceptuel car probablement depuis
toujours, pour les femmes, le genre de l’enfant est, la
plupart du temps, un détail de peu d’importance. Tandis
que, avant de faire cette découverte et longtemps avant
de comprendre leur rôle dans la procréation, les mâles
avaient pu s’attendre à porter eux-mêmes les enfants
mâles. Quoi qu’il en soit, au moment où ils compren-
nent leur rôle dans la transmission de la vie, ils savent
déjà que les femmes portent les petits des deux genres.
L’observation aura précédé le raisonnement. En
quelques accouchements, les premiers hominidés ont pu
savoir que les deux genres naissent des femmes ; sans

25Interview de Patric Jean au sujet de son film sur la domination


masculine ; http://www.ladominationmasculine.net/presse/62-
dossier-presse-domination-masculine/133-interview-patric-jean-
domination-masculine.html

46
doute un plus grand nombre de naissances a été néces-
saire à la compréhension du lien entre la sexualité et la
conception. Avant de comprendre que celles qui n’ont
pas de sexualité n’enfantent pas.
Puis le rôle du mâle dans la procréation est admis par
tous, bien que mal compris ; « Il s’est donc dit que les
enfants n’étaient pas « dans » les femmes, mais « dans » les
hommes qui possédaient le « pneuma », le souffle » : le pronom
il renvoie ici à l’être humain, évoqué en début de cita-
tion. Toutefois, on pourrait penser que les hommes ont
eut cette idée. Les femmes savaient que quelque chose
se passait dans leur corps. Et que les enfants ressem-
blent parfois à leur mère ou à un parent de lignée
maternelle. « Les femmes n’en devenaient donc que le réceptacle
pendant neuf mois. D’une certaine manière, les femmes étaient
considérées comme des pots en terre cuite avec du terreau, tandis
que les hommes étaient censés déposer leurs graines dans ces
réceptacles dont ils devenaient logiquement propriétaires » : une
lecture du vivant conforme au patriarcat en ce qu’elle
dévalorise les femmes en objets dont l’homme, unique
sujet, a l’usage ; ce qui du même coup, le valorise. Il
devient ainsi le sujet magistral parmi les objets soumis à
sa domination, le propriétaire, le pater. « Et qu’ils pou-
vaient vendre, louer, collectionner, détruire. Maîtriser sa descen-
dance pour ce jardinier, c’était contrôler les femmes… » : sur
lesquels ils avaient, comme sur les enfants et le bétail,
tous les droits. La maîtrise de sa descendance était une
raison de plus au contrôle des femmes, car les hommes
n’ont eu de cesse de justifier leur domination, créant des
raisons si possible plus valorisantes que la plus ancienne
et la plus forte, la peur. La surdétermination caractérise
la pensée et l’action patriarcales qui ont généralement
plusieurs raisons d’être s’emboîtant un peu comme des

47
poupées russes. « Lorsque la science a montré que les choses ne
se passaient pas comme cela, avec la découverte des gamètes (ovules
et spermatozoïdes), on aurait dû repartir sur de tout autres bases
et établir des rapports d’égalité. » Oui et il est encore temps.
Ainsi, selon Pierre Bourdieu, « La différence biologique
entre les sexes, c’est-à-dire entre les corps masculin et féminin, et,
tout particulièrement, la différence anatomique entre les organes
sexuels, peut ainsi apparaître comme la justification de la diffé-
rence socialement construite entre les genres, et en particulier de la
division sexuelle du travail. »26 C’est même ce qui a long-
temps été affirmé et mis en œuvre : c’est parce qu’elles
étaient biologiquement des femmes que les hommes ont
assigné à la moitié du genre humain la place de créatures
inférieures. Et plus loin : « La force particulière du système
patriarcal lui vient de ce qu’elle cumule et condense deux opéra-
tions : elle légitime une relation de domination en l’inscrivant dans
une nature biologique qui est elle-même une construction sociale
naturalisée. »27 Autrement dit, le patriarcat tire sa force de
l’intrication théorique selon laquelle la biologie, naturel-
lement organisée en une hiérarchie, justifie la place
sociale (alors même que la hiérarchisation du biologique
est une construction humaine) ce qui revient à une auto-
fondation. La biologie n’est ici rien de plus qu’un
argument fallacieux, un alibi. Bourdieu précise le procé-
dé : « Le mécanisme de l’inversion de la relation entre les causes
et les effets que j’essaie de démontrer ici, et par lequel est opérée la
naturalisation de cette construction sociale, n’a pas été, il me
semble complètement décrit. Le paradoxe est en effet que ce sont
les différences visibles entre le corps féminin et le corps masculin
qui, étant perçues et construites selon les schèmes pratiques de la
vision androcentrique, deviennent le garant le plus parfaitement

26 Op. cit. p. 23 et 25.


27 Ibid., p. 40.

48
indiscutable de significations et de valeurs qui sont en accord avec
les principes de cette vision. »28 C’est une question
d’interprétation : dans la vision androcentrique, ce qui
est différent du masculin est inférieur, donc le corps
féminin, l’être féminin sont inférieurs au corps et à l’être
masculin ; et comme elles ont indéniablement ce corps
féminin inférieur, les femmes sont par conséquent,
indéniablement inférieures aux hommes.
L’argumentation est, pour le moins, spécieuse.
La peur du pouvoir attribué aux femmes, ajouté à
celui de produire la vie, a entraîné la domination des
hommes, ce qui en plus de les rassurer (motivation
première), présente des bénéfices secondaires. Ces
bénéfices secondaires, avec le temps ont peu à peu
masqué la motivation première, jusqu’à la faire oublier.
Mais les hommes ne sont pas dominants parce qu’ils
sont plus forts ou plus méchants ; ils sont dominants
parce qu’ils ont peur.
La peur comme motivation première n’est pas une
hypothèse mais un mécanisme banal observable par
tous. C’est la peur d’être abandonné qui motive en
partie la séduction que déploie le jeune enfant auprès de
sa famille. C’est la peur qui motive le syndrôme de
Stockholm (l’identification à l’agresseur). Jamais les
bénéfices secondaires.
La peur, qui peut naître d’une menace anticipée et
non-actualisée, serait antérieure à la violence. Laquelle
violence serait en définitive, une réaction de défense
contre la souffrance de la peur et/ou contre la menace
anticipée.
L’enchaînement serait donc le suivant : ignorance, et
donc, incompréhension, d’où la peur et l’auto-

28 Ibid., p. 39.

49
dévalorisation, puis la domination ; aboutissant à un
cocktail mortel, celui dont la Terre et ses créatures
vivantes ont lieu de tout craindre.
Une fois leur position dominante assise, les hommes
ont put dénier toute peur et aller même jusqu’à mécon-
naître celle des premiers néandertaliens que, dans un
premier temps, ils s’étaient transmise, tout en en per-
dant graduellement le sens en même temps que
l’origine. Pourtant, génération après génération, ils se
seraient transmis la peur, et non la haine, de l’autre sexe.
La cause de cette peur étant depuis longtemps oubliée,
seules la notion de dangerosité du sexe dit faible et,
partant, la nécessité d’en maîtriser les représentantes,
seraient demeurées vaguement conscientes à l’esprit des
hommes.
Néanmoins, dénier, méconnaître ou refouler une
émotion n’y a jamais mis un terme. Bien au contraire.
Le consensus est établi selon lequel l’émotion peut
devenir un obstacle au raisonnement logique, rationnel
et impartial (sinon objectif) autant qu’à l’action juste. La
civilisation entière est régie par une émotion, la peur ;
d’où les choix illogiques, irrationnels et de parti pris. La
peur des mâles est l’émotion qui, entravant leur pensée,
a conduit à la mise en place du patriarcat, un totalita-
risme auto-fondé. Nous verrons que le patriarcat
comme système social est un choix aussi irrationnel
qu’illogique ; il est la loi d’une civilisation bâtie sur la
peur liée à ce qui est au mieux une erreur, au pire une
usurpation.
Le patriarcat pour organiser les hommes et les
femmes d’aujourd’hui, c’est comme si l’on remplaçait
tous les ordinateurs, dont le vôtre, par une authentique
machine à écrire. Même électrique, elle paraîtrait obso-

50
lète. C’est, pour le moins et en dépit de ses accomplis-
sements, ce que l’on peut dire du patriarcat.
Toute la pensée humaine est androcentrée (qui place
le mâle au centre de l’univers) ; parce qu’elle est majori-
tairement produite par des hommes et parce que nous
sommes tous conditionnés à la vision masculine du
monde. Le romancier Bernard Werber en offre un
exemple dans sa nouvelle Le mystère du chiffre : « 1 incarne
l’univers où l’on vit. Tout est dans l’univers, tout est en l’unité.
[…] 2 c’est la division. La complémentarité. 2 représente le sexe
opposé, le féminin qui complète le masculin. »29 Comme à la
sécurité sociale, 1, les hommes ; 2, les femmes.
Pour que 2 représente le « sexe opposé », il faut né-
cessairement qu’existe déjà, avant lui, un sexe primor-
dial auquel il pourra donc s’opposer. Il faut nécessaire-
ment un premier objet (opinion, saveur, couleur ou
autre) pour qu’un autre objet soit le second qui vient s’y
opposer, fût-ce pour le compléter. Ici, le sexe féminin
venant compléter le masculin, on doit comprendre que
ce dernier est pré-existant et incomplet. Comme, par
exemple, un homme auquel manquerait une côte. Cette
interprétation symbolique du 2 dit implicitement que le
sexe masculin symbolisé par le 1 est, par conséquent,
l’unité, le Tout. Voici une lecture pour le moins étrange.
Il semblerait plutôt que 1 représente le Tout (l’unité, par
exemple l’Humanité) et le 2 représente la dualité
(l’existence des deux genres comme deux pôles de cette
unité, les deux faces de la médaille). En toute logique,
l’évocation d’un masculin nécessitant un complément, si
conforme à l’image archaïque du mâle sans valeur car
incapable de gestation, pourrait paraître incompatible

29Werber Bernard, L'arbre des possibles , et autres histoires , Lgf, Paris,


2004, p. 88-89.

51
avec l’image d’incarnation de l’unité. Nous dirons plutôt
que cette image a une fonction de réparation et/ou
compensation de la représentation d’un masculin
nécessitant un complément.
Or, ce romancier est, au vu de ses écrits, aussi éloigné
que possible du virilisme, de la mysogynie, du phallo-
centrisme et de tout machisme. Alors, comment peut-il
proposer une approche symbolique des nombres
androcentrée ?
Il le peut de la même façon et pour les mêmes rai-
sons que tout homme et toute femme : par condition-
nement à ne pas percevoir la domination masculine.
C’est toute la pensée humaine qui est ainsi biaisée par
ce postulat selon lequel l’homme serait le joyau du
vivant, l’unique sujet dans l’univers et tout le reste juste
des objets dédiés à ses divertissements ou besoins.
Bourdieu l’a formulé, disant du chercheur étudiant la
domination masculine : « […] ayant affaire à une institu-
tion qui est inscrite depuis des millénaires dans
l’objectivité des structures sociales et dans la subjectivité
des structures cognitives, et n’ayant donc pour penser
l’opposition entre le masculin et le féminin qu’un esprit
structuré selon cette opposition, il s’expose à employer
comme instruments de connaissance des schèmes de
perception et de pensée qu’il devrait traiter comme des
objets de connaissance. »30 Force est d’admettre que
« employer comme instruments de connaissance des
schèmes de perception et de pensée qu’il devrait traiter
comme des objets de connaissance » revient à utiliser un
instrument de mesure pour se mesurer lui-même. C’est
ce qui s’appelle une « pensée biaisée ». La pensée de
chacun de nous, la vôtre.

30 Op. cit., p. 156.

52
Des stratégies collectives de défense

L’hypothèse est que la peur liée aux deux questions


des pouvoirs surnaturels des femmes et de leur place
dans l’Univers, a conduit les premiers mâles hominidés
à construire deux stratégies collectives de défense : le
virilisme et le patriarcat.
Le virilisme n’est pas la masculinité ; il est une cons-
truction sociale de ce que doit être un homme (indiffé-
rent à sa propre souffrance comme à celle d’autrui, fort
jusqu’à la violence) dont les fonctions sont de com-
battre la peur (qui est une souffrance) et de valoriser le
genre masculin aux yeux des hommes. Tandis que la
masculinité ou la virilité seraient plutôt la création
personnelle transmissible et non défensive d’une façon
d’être un homme.
À partir de cette construction sociale de ce que doit
être un homme, la vision du monde et le système de
pensée androcentrés ont constitué l’idéologie viriliste :
le véritable mâle doit exercer maîtrise et contrôle sur
son environnement, être indifférent à la souffrance et
capable de violences ; sa seule limite étant la présence
d’un autre véritable mâle plus violent que lui-même.
Érigée en système social, cette idéologie viriliste est
devenue le patriarcat, seconde stratégie collective de
défense : l’homme exerce le pouvoir dans les domaines
politique, économique, religieux, culturel et/ou détient
le rôle dominant au sein de la famille, par rapport à la
femme.
La psychanalyse et la psychologie clinique ont décrit
les stratégies individuelles de défense que tout un
chacun met en place afin de protéger son intégrité

53
psychique en cas de souffrance importante et/ou
durable. En dépit de leur objectif commun, ces straté-
gies individuelles de défense peuvent prendre des
formes diverses telles que l’oubli, la méconnaissance ou
le déni car elles sont propres à chacun. Comme le
précise Christophe Dejours, bien que de faible impact
au niveau social, « elles occupent une place importante dans
l’adaptation à la souffrance »31 ; il continue : « La psychody-
namique du travail32 a découvert aussi l’existence de stratégies
collectives de défense, qui sont des stratégies construites collective-
ment. Si, même dans ce cas, le vécu de souffrances reste fondamen-
talement singulier, les défenses, quant à elles, peuvent faire l’objet
d’une coopération. Les stratégies collectives de défense contribuent
de façon décisive à la cohésion du collectif de travail, car travailler
ce n’est pas seulement avoir une activité, c’est aussi vivre ; vivre le
rapport à la contrainte, vivre ensemble, affronter la résistance du
réel, construire le sens du travail, de la situation et de la souf-
france.
Cette construction collective a d’abord été mise en évidence dans
le bâtiment et les travaux publics. Les travailleurs du bâtiment
doivent affronter dans leur travail des risques pour leur intégrité
physique. Et ils souffrent de la peur. Pour pouvoir continuer de
travailler dans le cadre des contraintes organisationnelles qui leur
sont imposées, (cadences, conditions météorologiques, qualité ou
défectuosité des outils, présence ou défaillance des dispositifs de
sécurité et de prévention, modalités de commandement, improvisa-
tion de l’organisation du travail, etc.), ils luttent contre la peur
par une stratégie qui consiste, en substance, à agir sur la percep-

31 Dejours Christophe, Souffrance en France. La banalisation de


l'injustice sociale, Paris, Seuil, 1998, p. 148.
32 Discipline issue de la psychopathologie du travail dont l’objet

est l’analyse clinique et théorique de la pathologie mentale due au


travail.

54
tion qu’ils ont du risque. Ils opposent au risque un déni de
perception et une stratégie qui consiste à tourner le risque en
dérision, à lancer des défis, à organiser collectivement des épreuves
de mise en scène de risques artificiels, que chacun doit ensuite
affronter publiquement selon des protocoles variables, pouvant aller
jusqu’à l’ordalie.
Ces stratégies, bien entendu, ont plutôt tendance à aggraver
qu’à limiter le risque. Elles ne fonctionnent en fait que par
rapport à la perception du risque, qu’elles visent à chasser de la
conscience. A contrario, en effet, on constate que tout discours sur
la peur est interdit de séjour au chantier, et qu’en association à ces
comportements de bravade, de résistance face aux consignes de
sécurité, d’indiscipline vis-à-vis de la prévention, etc., il y a aussi
des tabous.
Plusieurs autres comportements doivent en outre être mention-
nés :
- l’usage très répandu de l’alcool, qui est un puissant sédatif de
la peur, mais qui n’est pas identifié comme tel et apporte une
protection contre la peur tout en respectant l’interdit de parler
d’elle ;
- et surtout, ce qui nous intéresse ici au premier chef, en regard
des interdits sur la verbalisation de la peur, la contrainte à
exhiber ses antonymes : le courage, l’endurance à la douleur, la
force physique, l’invulnérabilité, irréductiblement articulés à un
système de valeurs centré par la virilité.
[…] De telles stratégies ont été retrouvées dans toutes les situa-
tions à risque : chimie, nucléaire, navigation de pêche et, bien sûr
et surtout dans l’armée […], la Légion étrangère, les commandos,
etc. La stratégie collective de défense du cynisme viril rencontrée
chez les cadres des entreprises de pointe présente les mêmes
caractéristiques structurelles que celles des ouvriers du bâti-
ment. »33

33 Op. cit., p. 148 à 150.

55
Cette description des stratégies collectives de défense
proposée par Christophe Dejours s’applique parfaite-
ment au patriarcat et l’on peut, en paraphrasant, la
reprendre presque mot pour mot simplement en rem-
plaçant la notion de travail par la différence des sexes :
« La psychodynamique des rapports sociaux a décou-
vert aussi l’existence de stratégies collectives de défense,
qui sont des stratégies construites collectivement. Si,
même dans ce cas, le vécu de souffrances reste fonda-
mentalement singulier, les défenses, quant à elles, font
l’objet d’une coopération. Les stratégies collectives de
défense contribuent de façon décisive à la cohésion du
collectif tenu de vivre ensemble, car vivre ensemble ce
n’est pas seulement avoir une activité ou un territoire
commun, c’est aussi vivre le rapport à la contrainte,
affronter la résistance du réel, construire le sens de la
vie, de la situation et de la souffrance.
Cette construction collective se retrouve dans la con-
frontation avec la différence des sexes. Les hommes
croient devoir affronter dans leur vie des risques pour
leur intégrité physique. Et ils souffrent de la peur. Pour
pouvoir continuer de vivre dans le cadre des contraintes
organisationnelles qui leur sont imposées, (pouvoir de
procréation des femmes, risque à leur être inférieurs,
qualité ou défectuosité de leurs moyens de se protéger
d’elles, présence ou défaillance de dispositifs de sécurité
et de prévention d’agression venant des femmes, moda-
lités de commandement, improvisation de l’organisation
du vivre ensemble, etc.), ils luttent contre la peur par
une stratégie qui consiste, en substance, à agir sur la
perception qu’ils ont du risque (être anéantis par le
pouvoir des femmes). Ils opposent au risque un déni de
perception et une stratégie qui consiste à tourner le

56
risque (les femmes et le féminin) en dérision, à lancer
des défis, à organiser collectivement des épreuves de
mise en scène de risques artificiels, que chacun doit
ensuite affronter publiquement selon des protocoles
variables, pouvant aller jusqu’à l’ordalie (bizutages et
rites d’initiation, viols collectifs, etc.)
Ces stratégies, bien entendu, ont plutôt tendance à
aggraver qu’à limiter le risque. Elles ne fonctionnent en
fait que par rapport à la perception du risque, qu’elles
visent à chasser de la conscience. La stratégie de défense
est une tentative de gestion du risque qui, à force de ne
pas le réduire, en arrive à l’alimenter.
A contrario, en effet, on constate que tout discours
sur la peur est interdit de séjour entre hommes et à leur
sujet, et qu’en association à ces comportements de
bravade, il y a aussi des tabous.
Plusieurs autres comportements doivent en outre
être mentionnés :
- l’usage très répandu de l’alcool, qui est un puissant
sédatif de la peur, mais qui n’est pas identifié comme tel
et apporte une protection contre la peur tout en respec-
tant l’interdit de parler d’elle ; par ailleurs, son effet
désinhibiteur facilite les passages à l’acte ;
- et surtout, ce qui nous intéresse ici au premier chef,
en regard des interdits sur la verbalisation de la peur, la
contrainte à exhiber ses antonymes : le courage,
l’endurance à la douleur, la force physique,
l’invulnérabilité, irréductiblement articulés à un système
de valeurs centré par la virilité [et aux antipodes du
féminin].
- […] De telles stratégies ont été retrouvées dans
toutes les situations à risque (c’est-à-dire de groupes
d’hommes) : professionnelles, familiales, sportives,

57
sociales. La stratégie collective de défense du cynisme
viril rencontrée chez les cadres d’entreprise présente les
mêmes caractéristiques structurelles que celles des
ouvriers du bâtiment. »
Concernant l’interdiction de discours sur la peur des
hommes, rappelons ce que dit Bernard d’Espagnat de la
position de Wittgenstein : « Sur ce dont je ne peux pas parler
j’ai l’obligation de me taire » […] la maxime de Wittgenstein
suggère subtilement une maxime différente qui est, elle, manifeste-
ment pernicieuse, à savoir « ce dont je ne peux pas parler n’existe
pas. »34 Le statut de tabou est ici propice à la suppres-
sion du nom et tous deux conduisent au double déni de
l’existence des femmes en tant que sujets et de la peur
des hommes.
Mais, direz-vous, les femmes seraient-elles incapables
de coopérer entre elles et de construire des stratégies
collectives de défense ? On pourrait l’imaginer, mais
non, étant des hommes à part entière, les travailleuses
s’adaptent au réel par ce même moyen comme signale
Dejours « […] Pascale Molinier35 (1995) [le montre] dans
ses recherches sur le seul métier connu entièrement construit par des
femmes, à savoir le métier d’infirmière. Y fonctionnent bel et bien
des stratégies collectives de défense spécifiques, mais dont la
structure est radicalement différente de toutes les autres stratégies
collectives de défense connues en clinique du travail, qui, sans
exception, sont associées à la virilité.

34 Bernard d’ESPAGNAT, physicien né en 1921, directeur du


Laboratoire de physique théorique et des particules élémentaires à
l'Université Paris-Sud 11 à Orsay de 1980 à 1987. À la recherche du
réel - Le regard d’un physicien, Bordas, Paris 1981, p. 96.
35 Pascale Molinier, professeure de psychologie à Paris 13 Villeta-

neuse, codirectrice de l'Institut du genre, GIS (CNRS) depuis


2012, directrice de l'UTRPP (Unité transversale de recherches en
psychogénèse et psychopathologie) depuis 2014.

58
Le rapport au savoir et à la maîtrise, d’une part, au réel, à
l’échec et à la défaillance, d’autre part, est sensiblement différent de
celui des hommes. Chez les infirmières, il y a reconnaissance
primordiale du réel. La stratégie défensive consiste à l’encercler, ce
réel, cependant que dans les stratégies collectives de défense
marquées du sceau de la virilité, le réel et son corollaire -
l’expérience de l’échec - font l’objet d’un déni collectif et d’une
rationalisation. »36 Déni collectif de ce qui fait souffrir,
rationalisation sur le thème du héros pur et dur.
Du fait de la différence de structure, les modes de
défense et les valeurs associées divergent radicalement,
jusqu’à s’opposer. « Refuser d’exercer la violence, pour une
femme, ce n’est jamais dévalorisant aux yeux des autres femmes.
Qu’une femme refuse de commettre le mal contre autrui ne peut
être tenu pour un vice que par des hommes qui associent ce refus à
de la faiblesse, et cette faiblesse à l’infériorité congénitale des
femmes… le sexe faible. La faiblesse du sexe faible, ce n’est pas
de ne pouvoir endurer la souffrance, c’est de ne pouvoir l’infliger à
autrui. »37 Ou peut-être de ne le pas vouloir (la plupart
du temps).
Pascale Molinier a précisé les éléments caractéris-
tiques des stratégies collectives de défense :
« Les stratégies de défense élaborées par un collectif de travail
sont des formes de coopération structurées en systèmes qui portent
l’empreinte spécifique des contraintes inhérentes à chaque situation
de travail mais on peut isoler les caractéristiques générales
suivantes.
1° Les stratégies collectives de défense sont invisibles car c’est
un système qui associe des conduites et des représentations qui
n’ont pas toujours de lien entre elles. Leur médium est la parole.

36 Op. cit., p. 146.


37 Ibid. p. 189.

59
Elles peuvent apparaître dans le cadre d’une intervention en
psychologie du travail.
2° Elles sont intentionnelles mais insues, c’est-à-dire que les
sujets savent ce qu’ils font, mais ils ne savent pas pourquoi ils le
font, ce n’est pas conscient. Reprenant un exemple de Pascale
Molinier, des infirmiers qui jouent avec un moignon savent ce
qu’ils font, c’est intentionnel, mais ils ne savent pas que ce geste
leur permet de construire une défense collective facilitant la
confrontation au réel du travail.
3° Elles concernent la vie dans le travail et la vie hors du tra-
vail, ce continuum est nécessaire pour que les défenses tiennent et
soient présentes à chaque fois que l’activité est rappelée, à la
maison, dans un syndicat, au travail…
4° Leur action sur la vie psychique passe par une maîtrise
symbolique du danger. Il s’agit de parvenir collectivement à réduire
la perception du risque encouru et de la peur qu’il génère. C’est
une modification de la réalité, mais il ne s’agit pas de délire car il
s’agit d’une action collective, et qui suppose l’adhésion de tous les
membres du collectif pour que la stratégie de défense fonctionne. Si
l’action est collective, la personnalité de chacun peut colorer la
façon d’agir.
5° Une stratégie collective de défense est une prise en charge
collective de la souffrance sur la durée. Christophe Dejours précise
ce critère (2000, p. 66), « dans la mesure où la prise en charge
collective de la souffrance ne dure qu’un moment » on ne peut
parler de stratégie collective de défense. »38
Reprenons une à une ces caractéristiques des straté-
gies collectives de défense et voyons si elles s’appliquent
au virilisme et au patriarcat :
1° invisibles car c’est un système qui associe des conduites et
des représentations qui n’ont pas toujours de lien entre elles. Leur

38Molinier Pascale, Les Enjeux psychiques du travail, Paris, Payot,


2006.

60
médium est la parole. Y-a-t-il un lien entre, par exemple, les
histoires « drôles » dévalorisant les femmes et le fait que
leur niveau de rémunération soit généralement inférieur
à celui de leurs homologues masculins ? Pour la majori-
té d’entre nous, sans doute, il n’y a aucun lien. Et,
naturellement, pour la minorité restant, il y a sans doute
un lien.
2° intentionnelles mais insues, c’est-à-dire que les sujets savent
ce qu’ils font, mais ils ne savent pas pourquoi ils le font, ce n’est
pas conscient. Le viol collectif en est un exemple : des
hommes qui violent une femme (ou un homme) savent
ce qu’ils font, c’est intentionnel ; mais ils en ignorent la
raison c’est-à-dire que cet acte leur permet de construire
une défense collective facilitant la confrontation au réel
de leur condition d’hommes. Ils ne savent pas vraiment
que cet acte leur sert à prouver, à eux-mêmes et aux
autres, qu’ils sont des mâles dominants sans peur et sans
faiblesse.
3° Elles concernent la vie en groupe d’hommes et la vie hors
du groupe d’hommes, ce continuum est nécessaire pour que les
défenses tiennent et soient présentes à chaque fois que
l’appartenance au genre masculin est rappelée, à la maison, dans
un syndicat, au club de sport, au travail… À chaque fois que
son appartenance au genre masculin est rappelée, quelle
que soit la situation, tout homme, dès qu’il est en
présence ou en relation avec autrui, agit conformément
aux stratégies collectives de défense c’est-à-dire, en mâle
dominant ou en « vrai » homme viril.
4° Leur action sur la vie psychique passe par une maîtrise
symbolique du danger venant des femmes. Il s’agit de
parvenir collectivement à réduire la perception du
risque encouru et de la peur qu’il génère. C’est une
modification de la réalité, mais il ne s’agit pas de délire

61
car il s’agit d’une action collective, et qui suppose
l’adhésion de tous les membres du collectif pour que la
stratégie de défense fonctionne : (presque) tous les
hommes et (presque) toutes les femmes. L’action étant
collective, la personnalité de chacun, chacune vient
colorer sa façon particulière d’agir.
5° Une stratégie collective de défense est une prise en charge
collective de la souffrance sur la durée. Le moins que l’on
puisse dire concernant le virilisme et le patriarcat, est
que cette condition de durée de la prise en charge est
remplie.
Il apparaît ainsi que les caractéristiques des stratégies
collectives de défense définies par la psychodynamique
du travail s’appliquent au patriarcat et au virilisme.
Si le déni de la vulnérabilité est observable chez les
adolescents (prises de risques, défis…), les sportifs de
l’extrême ou d’autres groupes, la question du rôle
protecteur des stratégies collectives de défense, qui
permettraient de préserver la santé mentale des travail-
leurs exposés à des dangers ou des pénibilités impor-
tantes dont ils ne peuvent se protéger efficacement, tel
que décrit par la psychodynamique du travail, serait,
sans nul doute, intéressante à explorer plus particuliè-
rement en regard du patriarcat. En effet, « Dans les
collectifs où les hommes sont majoritaires, ces stratégies se structu-
rent autour du déni de la vulnérabilité. Dans les collectifs fémi-
nisés, la vulnérabilité et la souffrance ne sont pas niées, mais elles
sont élaborées défensivement à travers des techniques narratives
centrées sur des histoires concrètes et maniant l’autodérision. Des
techniques qui permettent un partage de l’expérience du travail
entre collègues. »39 Ces techniques sont accessibles aux

39Tarrou Valérie, Analyse des stratégies de défense du collectif de travail,


2012 ; http://observatoire-sante-

62
femmes car leur rôle socialement assigné recommande
la vulnérabilité et l’acceptation de la souffrance.
Être une stratégie collective de défense fait du sys-
tème social mondial une forme d’adaptation au réel non
pertinente, donc une adaptation non réussie. Elle n’est
pas pertinente car elle est fondée sur une représentation
erronée du monde (celle des premiers hominidés)
incluant un pouvoir surnaturel des femmes menaçant
les hommes. Cela implique principalement que la
civilisation patriarcale est inadaptée au monde tel qu’il
est.

PUISSANCE
DES
FEMMES PEUR
PATRIARCAT

Fig. 2 - Une stratégie collective de défense

travail.blogspot.fr/2012/06/analyse-des-strategies-de-defense-
du.html

63
Le revers de la médaille

Le revers de la médaille c’est qu’avec les avantages, il


y a des inconvénients comme en toute chose. Le pa-
triarcat présente des avantages et des inconvénients
pour les hommes, les femmes et la planète dans son
ensemble.

Ses avantages pour les hommes


Les bénéfices secondaires et les privilèges, bien sûr.
Ceux des maîtres : jouissance et impunité, facteurs aussi
peu propices à l’épanouissement personnel que la
violence. Mais chacun est bien obligé de s’organiser
pour continuer de vivre.
Et aussi la priorité en tout, partout sur les filles puis
les femmes, l’illusion d’être le joyau de la vie…

Ses avantages pour les femmes


Ils sont d’importance moins vitale que pour les
hommes ; toutefois, le patriarcat est d’un confort certain
pour les femmes qui échappent, grâce à lui, à maintes
contraintes, responsabilités et obligations. N’ayant rien à
(se) prouver, elles gagnent une relative liberté d’être,
même si c’est dans les limites imparties par le système
social et qui à sa façon, est bien plus vaste que celle
accessible aux hommes. Ainsi, les femmes jouissent
d’une plus grande liberté que les hommes dans le
ressenti et l’expression de leurs émotions ; seules les
petites filles sont autorisées à pleurer ; seules les femmes
sont autorisées à s’évanouir.
Certaines, nombreuses, se sont assez bien adaptées
pour y trouver un équilibre viable et satisfaisant.

65
D’autres, nombreuses aussi, se sont adaptées en se
satisfaisant des bénéfices liés au statut de victime.
Chacune est bien obligée de s’organiser pour continuer
de vivre.
Ses avantages pour l’Humanité et la planète
Le seul avantage du patriarcat pour la planète serait
peut-être le fait qu’il est, quoi que l’on en pense, le cadre
dans lequel l’Humanité a prospéré et évolué.
Être dominant a permis aux premiers pré-humains
de faire face aux éléments, à leur environnement, aux
défis liés à l’émergence d’une espèce intelligente et à
l’édification d’une civilisation. Ils ont fait de leur mieux.
Et grâce à leur pugnacité, nous existons aujourd’hui,
femmes et hommes du XXIe siècle.
Tel le lotus se déployant au-dessus de la vase,
l’Humanité s’est déployée par-delà la coercition du
dictat de la domination.

Ses inconvénients pour les hommes


Moins connus que pour les femmes, les inconvé-
nients du patriarcat pour les hommes sont néanmoins
réels. D’abord la violence sous ses multiples formes ;
transmise comme trait de l’identité sexuelle, parfois
ritualisée, portée au rang d’art, vue et/ou subie, à
l’école, en famille, à l’armée, à l’université, entre copains,
entre collègues…
Et puis chaque jour, chacun doit faire la preuve qu’il
est un homme, un vrai, un dominant. Car la position de
dominant est convoitée et précaire ; jamais acquise, elle
est toujours à conquérir, toujours à démontrer.
Les hommes se sont condamnés à sans cesse cher-
cher à se valoriser après s’en être supprimé toute possi-
bilité ; nous y reviendrons plus loin. Ils se sont con-

66
damnés à sans cesse remplir le tonneau de l’estime et de
l’amour de soi-même en dépit de son fond percé.
Des études ont montré que les garçons ont de meil-
leurs résultats dans les classes mixtes que dans les
classes monogenre. D’où l’on peut se demander dans
quelle mesure la propension des hommes à rester entre
soi (les scientifiques, les intellectuels, les académiciens,
les clubs anglais…) est un frein à leur développement
et/ou leur épanouissement.
L’homophobie, avec ses excès allant jusqu’à la persé-
cution d’hommes par d’autres au motif de comporte-
ments relevant, a priori, de la stricte sphère privée et de
l’intime, est un autre inconvénient.
Écoutons Daniel Welzer-Lang dans le chapitre intitu-
lé Les souffrances de l’homme violent :
« Comprendre comment les souffrances de l’homme violent
aboutissent aux coups nécessite un petit détour du côté de la
condition masculine, et de ce que je nomme l’aliénation masculine.
La partition du social en deux genres - le masculin et le fémi-
nin -, les luttes féministes et le peu de luttes sociales masculines
contre le sexisme, ont petit à petit abouti à une situation où seule
l’oppression des femmes a été décrite.
Si depuis une dizaine d’années, militant-e-s et chercheur-e-s
ont développé des concepts tels que patriarcat et viriarcat pour
analyser la situation des femmes, du côté des hommes, seuls
quelques groupes extrêmement minoritaires en France se sont
penchés sur la condition masculine. Ces hommes, en rupture avec
un militantisme empreint de prosélytisme, ont peu diffusé leurs
analyses. L’utilisation du je, les critiques du « militantisme
viril », la volonté de recréer une intimité propice aux paroles n’ont
d’ailleurs pas permis que soit proposée une analyse globale de la
manière dont les hommes pouvaient vivre les rapports de domina-
tion. Dans la construction sociale du masculin, la création de la

67
figure de l’homme guerrier, utilisée dans l’ensemble des organismes
de contrôle social (armée, police…) nécessite un certain nombre
d’abandons. Dans la plupart des corps masculins, où la femme
n’est pas présente par principe, par exclusion ou par soumission
aux stéréotypes, nous pouvons constater que des contacts physiques
entre hommes sont canalisés exclusivement dans l’affrontement, la
concurrence et la violence… Dans l’ensemble de ces places le
plaisir d’être ensemble se structure non sur un discours personnel
de chaque homme, mais sur l’absence de discussions interperson-
nelles. Le seul objet de discours commun des hommes sera
l’absente : la femme. Et chacun pourra avec ses collègues apprécier
les « canons » esthétiques du corps des femmes, raconter ses
exploits de noble guerrier, annoncer ses projets ou ses conquêtes à
venir… Mais les hommes sont à ce moment-là, non dans leur
réalité sociale propre mais dans le fantasme. Ils expriment une
autre réalité sociale : les hommes peuvent de manière légitime
penser les femmes comme objets à soumettre, à prendre. Les corps
masculins sont unifiés à partir d’un discours commun sur le sexe.
Dans ces propos le sexe est toujours représenté par la femme. Et
les hommes vont reproduire entre eux ce qu’ils ont appris à exercer
sur d’autres, à savoir la guerre. La concurrence entre hommes (au
travail, dans la course à la conquête des femmes, dans la rue, etc.)
est la réponse civile de l’apprentissage militaire.
L’homme en réalité est seul.
Il a peur de parler, d’exprimer ses émotions, de pleurer. […]
le masculin s’est constitué socialement en opposition aux autres
catégories : enfant, femme […] tout homme sait qu’il y a peu
d’éléments communs entre son discours de vainqueur permanent et
sa propre pratique. Au regard de l’évolution des rapports sociaux,
nous trouvons de plus en plus d’hommes qui, maintenant,
s’autorisent à parler, voire à pleurer devant une femme, mais qui
se l’interdisent encore avec d’autres hommes.
Son corps n’existe pas.

68
Pour l’homme, la virilité se limite à son sexe et sa tête. La
sexualité masculine est souvent perçue comme un rapport de
pénétration rapide dans le corps de l’autre, pendant que la tête
fantasme sur des images pornographiques. Son corps n’existe pas :
les caresses sur les seins, les jambes, les cuisses… sont pour les
femmes, pas pour lui. Le modèle militaire transforme la caresse en
coup violent. Si les hommes se touchent beaucoup, leur toucher se
doit d’être viril. Le refus de son corps est souvent motivé par des
raisons personnelles, tendant à accréditer d’abord à ses yeux, puis
aux yeux de l’autre, que lui n’aime pas ça, qu’il ne supporte
pas… et que d’ailleurs « ça le fait rigoler ». Le rire est dans les
systèmes masculins le support de son impuissance à vivre une
sexualité diffusée sur tout le corps. C’est d’ailleurs avec le même
rire, doublé quelque fois d’agression physique, voire sexuelle, que
l’homme traite l’homosexualité. »40 Le rire est l’un de ces
mécanismes de défense qui peut être utilisé individuel-
lement ou collectivement comme stratégie de défense.
« L’homme est emmuré dans la prison de la virilité mascu-
line. »41 La dimension la plus concrète du virilisme est
l’enfermement avec son corollaire, la solitude ; car
coupé des autres, l’homme l’est également de lui-même,
de ses émotions et ressentis. Une force de la virilité est
l’adhésion qu’elle reçoit, parfois jusqu’à l’excès, de la
part de ces hommes qui tentent de repousser l’isolement
dans la complicité de l’amitié virile. C’est que selon
Abraham Maslow, nous avons besoin d’appartenir à un
groupe qui nous revendique comme membre.
Selon le point de vue de Bourdieu, « Le privilège mascu-
lin est aussi un piège et il trouve sa contrepartie dans la tension et
la contention permanentes, parfois poussées jusqu’à l’absurde,
qu’impose à chaque homme le devoir d’affirmer en toute circons-

40 Op. cit., p. 146 à 149.


41 Ibid. p. 151.

69
tance sa virilité. »42 Devoir qu’il nomme « point
d’honneur » et qui « se présente en fait comme un idéal, ou
mieux, un système d’exigences qui est voué à rester, en plus d’un
cas, inaccessible. La virilité, entendue comme capacité reproductive,
sexuelle et sociale, mais aussi comme aptitude au combat et à
l’exercice de la violence (dans la vengeance notamment), est avant
tout une charge. Par opposition à la femme dont l’honneur,
essentiellement négatif, ne peut qu’être défendu ou perdu […].
L’exaltation des valeurs masculines a sa contrepartie ténébreuse
dans les peurs et les angoisses que suscite la féminité […]. Tout
concourt ainsi à faire de l’idéal impossible de virilité le principe
d’une immense vulnérabilité. C’est elle qui conduit, paradoxale-
ment, à l’investissement, parfois forcené, dans tous les jeux de
violence masculins, tels dans nos sociétés les sports, et tout spécia-
lement ceux qui sont les mieux faits pour produire les signes
visibles de la masculinité, et pour manifester et aussi éprouver les
qualités dites viriles, comme les sports de combat. »43 De sorte
que, « […] la virilité, on le voit, est une notion éminemment
relationnelle, construite devant et pour les autres hommes et contre
la féminité, dans une sorte de peur du féminin, et d’abord en soi-
même. »44 On ne saurait mieux dire.

Ses inconvénients pour les femmes


Nul besoin de s’étendre ici sur les inconvénients du
patriarcat pour les femmes. La position de dominées les
expose à toutes les violences verbales, morales, finan-
cières, physiques, sexuelles, réelles et symboliques. Cette
position fait obstacle à leur épanouissement et leur
développement.

42 Ibid. p. 75.
43 Ibid. p. 75 à 77.
44 Ibid. p. 78.

70
Ses inconvénients pour l’Humanité
Le patriarcat maintien l’Humanité dans une vision du
monde clivée en dominant/dominé ; qui étant limitée,
est limitante ; il est un frein à son évolution intellec-
tuelle, sociale, et spirituelle.
Certains effets du patriarcat sur les enfants sont nui-
sibles à leur développement et, par conséquent, à
l’Humanité de demain. Exploitations sexuelle, écono-
mique et militaire, violences physiques, morales et/ou
verbales directes ou indirectes, dans la famille,
l’enseignement, la vie sociale sont autant de comporte-
ments principalement dus à des hommes exerçant leur
goût et leur pouvoir de dominer plus faible qu’eux.
Retrouvons Daniel Welzer-Lang : « Un effet direct de la
construction sociale du masculin enseigné de différentes manières
aux garçons est de se transformer en prédateurs pour les hommes
et les femmes. Concurrence entre hommes, donc guerre possible,
homophobie et domination des femmes sont les produits des mêmes
apprentissages sociaux sexués. Des apprentissages où l’autre, au
lieu d’être un frère ou une sœur est d’abord un ennemi avec lequel
il faut pactiser, auquel il faut se soumettre, ou qu’il faut dominer.
Dans l’imaginaire masculin, les femmes n’existent pas comme
sujet. Elles sont soit objet à prendre, à consommer, soit… un
autre homme. Et c’est ainsi que des hommes nous parlent de
« femmes à couilles » pour décrire des femmes « qui ne se laissent
pas faire. »45 Pauvre Humanité dont une moitié est
pensée comme objet tandis que l’autre moitié se pense
comme le seul sujet. Pauvre Humanité dont une moitié
est pensée comme prédateur tandis que l’autre moitié se
pense comme une proie ou une esclave.

Et pour la planète ?

45 Op. cit. p. 150-151.

71
Pauvre planète livrée à notre avidité, notre violence,
notre ignorance. Les dégâts écologiques liés à notre
mode de vie sont plus ou moins bien connus mais il
semble acquis que nous épuisons la Terre. Nous scions
méthodiquement la branche sur laquelle nous dormons.
Les hommes se sont extraits de la nature, se sont placés
en position de la dominer et ce faisant, de la détruire.
Favorables, pendant un moment, à l’essor de
l’Humanité, le virilisme et le patriarcat ont toujours été
plutôt néfastes à sa planète. Or, c’est la seule dont nous
disposons. Dont nous dépendons.

72
Comment ça marche, le patriarcat ?

Reprenons la remarque de Pierre Bourdieu, « La force


de l’ordre masculin se voit au fait qu’il se passe de justification : la
vision androcentrique s’impose comme neutre et n’a pas besoin de
s’énoncer dans des discours visant à la légitimer. L’ordre social
fonctionne comme une immense machine symbolique tendant à
ratifier la domination masculine sur laquelle il est fondé. »46 Ce
dernier point est notamment observable dans la division
sexuelle du travail et toute l’organisation du monde du
travail. Si « l’ordre masculin […] se passe de justification »
c’est peut-être tout simplement parce qu’il n’existe pas
de justification et c’est là, la domination suprême.
À défaut de justification la domination masculine
impose un un impératif décrit par Welzer-Lang : « Cer-
taines formes de « courage », celles qu’exigent ou reconnaissent les
armées ou les polices (et tout spécialement les « corps d’élite ») et
les bandes de délinquants, mais aussi, plus banalement, certains
collectifs de travail - et qui, dans les métiers du bâtiment en
particulier, encouragent ou contraignent à refuser les mesures de
prudence et à dénier ou à défier le danger par des conduites de
bravade responsables de nombreux accidents, trouvent leur
principe, paradoxalement, dans la peur de perdre l’estime ou
l’admiration du groupe, de « perdre la face » devant les « co-
pains », et de se voir renvoyer dans la catégorie typiquement
féminine des « faibles », des « mauviettes », des « femmelettes »,
des « pédés », etc. Ce que l’on appelle « courage » s’enracine ainsi
parfois dans une forme de lâcheté : il suffit, pour s’en convaincre,
d’évoquer toutes les situations où, pour obtenir des actes tels que
tuer, torturer ou violer, la volonté de domination, d’exploitation ou
d’oppression s’est appuyée sur la crainte virile de s’exclure du

46 Op. cit., p. 22 et 23.

73
monde des « hommes » sans faiblesse, de ceux que l’on appelle
parfois des « durs » parce qu’ils sont durs pour leur propre
souffrance et surtout pour la souffrance des autres… »47.
L’indifférence à sa propre souffrance, à ses émotions,
à sa sécurité, de même que la propension à la violence
révèlent le sentiment de vulnérabilité des hommes (et
non de l’Humanité). L’hypertrophie de l’égo étant,
probablement, leur façon de compenser ce sentiment de
vulnérabilité.
Mis à part le monde du travail et la famille, qui est
son premier lieu d’émergence et d’expression, le patriar-
cat s’exprime peut-être le plus clairement aujourd’hui à
travers le viol individuel ou collectif.
Les abus sexuels, avec ou sans violences physiques
(coups, blessures, tortures), verbales (insultes, menaces)
ou psychologiques (chantage, injonction au silence sur
l’agression) associées, sont l’une des expressions du
patriarcat les plus répandues. Il peut s’agir d’inceste,
d’abus sur mineur, de viol de personne majeure ou
vulnérable (âgée, handicapée ou inconsciente) avec ou
sans pénétration. La personne violée est victime di-
recte ; certains membres de son entourage proche sont
victimes indirectes car le mal fait à autrui a toujours été
l’une des tortures les plus efficaces. Par l’effraction du
corps de l’autre et par la transgression, le délinquant
sexuel vise la plupart du temps avant tout à affirmer sa
virilité (le pouvoir lié à son genre). Cela est plus particu-
lièrement vrai dans les viols collectifs. Les hommes ne
violent ni par désir ni par besoin mais pour de tout
autres raisons ; comme de se sentir puissant et domi-
nant. Le romancier François Cheng nous offre un
aperçu saisissant des motivations d’un violeur : « Une

47 Op. Cit,. p. 77 et 78.

74
force venait l’investir, enflammait en lui le goût de la tyrannie, le
besoin de soumettre quelqu’un à ses caprices. Ce que cette énergie
suscitait, plus que le banal désir charnel, c’était l’envie de viol !
Ah ! le viol, prendre quelqu’un tout de suite, par surprise, et
surtout par la brutalité, ça, c’est excitant, c’est le plaisir ! »48 Ou
bien la domination ?
À noter que les enfants mâles et les hommes (y com-
pris manifestement hétérosexuels) ne sont pas à l’abri
d’une agression sexuelle de la part de ceux-là mêmes qui
méprisent les femmes et les homosexuels.
C’est de l’impératif de domination que découlent les
trois conséquences les plus néfastes de la domination
masculine : les violences dont la guerre, l’aliénation des
hommes, l’appauvrissement global de la pensée hu-
maine.

48 Cheng François, (né en 1929, philosophe, traducteur), L’éternité

n’est pas de trop, Albin Michel, Paris 2002, p. 137.

75
domination
masculine

pensée hommes
appauvrie aliénés

violences

Fig. 3 : Trois conséquences de la domination masculine

76
1 - Les violences dont la guerre.
Même en l’absence de comportements agressifs ou
violents de la part du dominant, la domination est en soi
une violence car elle nécessite la soumission du dominé.
Se soumettre, c’est renoncer à son libre-arbitre, c’est
réprimer ses besoins et désirs ; en un mot, c’est se faire
violence à soi-même. Dans une société fondée sur la
domination, nul n’y échappe. Les dominés sont soumis
aux dominants, les dominants sont soumis à la loi
patriarcale.
Notre monde basé sur la domination impose à cha-
cun de se faire violence et donc, interdit la paix.
Hommes et femmes étant en guerre contre une partie
d’eux-mêmes et donc en guerre contre le monde, la
société ou la vie, sont dans l’impossibilité de vivre en
paix. Or, la paix est nécessaire au développement et à
l’épanouissement des humains et de l’espèce.
Le patriarcat, ancré dans la violence de la peur, est,
logiquement, un système violent.
La violence est constitutive du patriarcat. Elle
s’exerce bien évidemment sur l’autre, celui qui est
dominé, le vulnérable. Il n’y a pas de domination sans
violence soit physique, soit psychologique. Elle s’exerce
sur la planète entière, faune, flore, eaux et sous-sol
exploités, dévastés, pollués par les actions des hommes
dominants. Et aussi la violence à soi-même, de devoir
sans cesse prouver que l’on est bien ce que l’on est.
Le patriarcat impose la domination de l’autre à
l’échelle individuelle aussi bien que collective. La domi-
nation de l’autre à l’échelle collective, c’est la guerre
économique, coloniale, territoriale, de religion ou autre.
L’ultime domination d’autrui n’est-elle pas sa destruc-
tion ou sa mort ? La guerre est la première expression

77
du virilisme et du patriarcat ; celle qui affecte non
seulement les humains mais aussi la planète par la
déforestation, l’exploitation des ressources minières
(pour construire des armes), la pollution des sols (par
l’utilisation d’armes comme le napalm ou les mines
antipersonnel). La guerre est la constante de l’histoire de
l’Humanité patriarcale.
Daniel Welzer-Lang précise : « La figure de l’homme
violent, derrière les énoncés du mythe, cache la normalité masculine
patriarcale et viriarcale : celle du pouvoir domestique, celle de la
représentation sociale de la force, du travailleur honnête, bon
collègue… La violence démasquée, apparaissent les excuses
psycho-sociales individualisantes. Elles laissent poindre
l’aliénation masculine corollaire à la solitude des hommes, du
corps absent… Le mythe de l’homme violent est un mythe
politique masquant les rapports sociaux de domination en jeu
dans le couple ou la famille… Mais dans tous les cas, le mythe de
l’homme violent contraint homme et femme au silence et au secret.
Il favorise un déni collectif du phénomène y compris dans les
sciences sociales. On peut comprendre d’ailleurs, pourquoi les
sciences sociales organisées et structurées par des hommes, partici-
pent du déni collectif concernant la violence masculine domes-
tique. »49 Dans le secret de leur foyer, les enfants et les
femmes sont victimes de la violence des hommes, eux-
mêmes victimes de la violence du système social.
2 - Les hommes, condamnés à être dominants, c’est
la moitié de l’Humanité qui se trouve en situation
d’aliénation.
Le patriarcat enferme les hommes (et certaines
femmes) dans une course impossible car toujours
fragile, la position de dominant n’est jamais acquise.
Elle est à reconstruire chaque jour. Comme Sysiphe,

49 Op. cit., p. 156-157.

78
astreint à remonter chaque jour le même rocher en haut
de la montagne. Ainsi, l’essentiel de l’intelligence, la
force, l’endurance des hommes est consumé non pas au
bénéfice de l’ensemble, ni même d’une partie de
l’Humanité mais en pure perte à essayer de rendre vrai
un postulat erroné, autant que ses prémisses. Après s’en
être supprimé toute possibilité, les hommes se trouvent
condamnés à sans cesse travailler à se valoriser. En
dévalorisant l’autre moitié de l’Humanité, celle dont ils
sont issus, les hommes se refusent toute valeur. Car,
comment se reconnaître quelque valeur que ce soit
quand on n’en attribue aucune à son origine ? Tous les
hommes (et non l’Homme) naissent condamnés au
supplice de Sisyphe.
Le principe de la domination masculine repose sur
un postulat dont on sait aujourd’hui, qu’il est faux. Les
hommes ne sont pas inférieurs aux femmes, ils sont
différents, complémentaires et d’égale valeur. Depuis
toujours, nos sociétés humaines sont fondées sur une
erreur et les hommes condamnés à inlassablement
tenter de rendre vrai ce qui ne l’est pas, ne sont pas
libres d’eux-mêmes ; ils sont aliénés.
3 - L’appauvrissement global de la pensée de l’espèce
humaine (et de tout ce qui en découle) de par la priva-
tion de l’apport des femmes à celle-ci. Or, les rapports
au vivant, au monde, à la vie et à la mort des unes et des
autres sont fort différents. Toute la pensée sur l’univers
est partielle et partiale car il y manque la présence du
point de vue féminin.
Il en ressort que le choix d’une organisation sociale
fondée sur la stricte règle de la domination masculine,
pour être répandu sur toute la planète depuis la sédenta-
risation des humains n’en est pas moins une erreur

79
stratégique pour six raisons, comme le montre la figure
ci-dessous.

MORTIFÈRE VIOLENT

PARADOXAL

ILLOGIQUE
PATRIARCAT

CONFLICTUEL
DÉVALORISANT

Fig. 4 : Une erreur stratégique

1 – Dévalorisant, nous l’avons vu, car il nie toute


valeur à la nature et donc, à la vie et aux personnes. En
dévalorisant les femmes et le féminin, le patriarcat prive
tout le vivant de valeur. L’effet que peuvent avoir les
insultes impliquant la mère indique bien l’importance de
l’image de l’origine. Il est indéniable que les hommes, en
ravalant la moitié de l’Humanité au rang d’objet multi-
usages, ont dévalorisé toute l’Humanité. Comment, en

80
effet, se reconnaître quelque valeur quand on est issu
d’un objet qui, non content de ne rien valoir, serait
même, en fait, un mauvais objet ? Et le chef-d’œuvre de
la création n’ayant pas de valeur, la nature ne saurait en
avoir la moindre. Comment reconnaître de la valeur à
quoi que ce soit quand on s’en refuse ne serait-ce qu’un
soupçon à soi-même ?
2 - Mortifère, il privilégie le rapport à la vie le moins
favorable. Ce sont, en effet, surtout les hommes qui
tuent et détruisent. En privant la civilisation de l’apport
des valeurs, points de vue et intelligence des femmes, le
patriarcat la place sous l’emprise du rapport à la vie des
hommes ; c’est-à-dire un rapport de sujet dominant à
objet à maîtriser et dominer. Cela se concrétise en
guerres, famines, persécutions, tortures, chasses, pêches,
déforestations et autres formes de tueries. Les hommes
ont fait la preuve que leur rapport au vivant les rend
inaptes à administrer la planète seuls « en bons pères de
famille ». Les femmes et les hommes ont un rapport
différent au vivant car ils ont des expériences corpo-
relles du vivant qui sont différentes.
Les femmes, nul ne l’ignore, font l’expérience corpo-
relle d’une autre vie à l’intérieur de leur corps (ou savent
qu’elles le peuvent théoriquement). De sorte que la vie
de l’autre peut être ressentie comme un prolongement
de la sienne et peut ainsi acquérir une valeur qui conduit
au respect. Avant, elles font celle de l’introduction d’une
partie du corps d’un autre dans le leur. Et cela change
leur rapport à la vie, au vivant, à l’autre qui, pouvant
être contenu dans son propre corps, ne lui est pas aussi
étranger qu’à l’homme. Lui, n’a l’expérience corporelle
que d’une seule existence, la sienne. L’homme n’a
qu’une seule expérience du corps de l’autre : celle d’un

81
contenant. La femme éprouve la vie de l’autre à
l’intérieur et autour de son corps, l’homme éprouve la
vie de l’autre autour de son corps uniquement. Pour lui,
l’autre est toujours un objet extérieur, un corps étranger.
De ce fait, c’est principalement du côté des femmes que
se trouve le respect de la vie.
Le patriarcat impose le rapport au vivant qui est celui
du mâle dominant selon lequel l’autre, perçu comme
étranger, est un ennemi ou une proie ; par conséquent la
société patriarcale se situe dans un rapport au vivant qui
favorise la prédation.
Il est néanmoins la référence, la norme de notre so-
ciété mondialisée, comme du monde antique. Et le
résultat en est bien visible.
3 - Illogique car contraire à la logique du vivant en
cela qu’il favorise la morbidité. Le docteur Laplane
constate : « C’est que le diagnostic est préoccupant, même si l’on
fait tout pour nous le cacher. Les statistiques sont officielles mais
personne ne fait de publicité autour d’elles, personne ne cherche à
en tirer les conclusions. L’évidence est là, cependant, notre am-
biance culturelle est mortifère. La courbe d’évolution des suicides
n’est pas inquiétante, elle est angoissante. Alors que, depuis un
siècle, les taux variaient peu, l’augmentation est dramatique
depuis 1968. En quinze ans, leur nombre a augmenté de 55 %
dans la population générale, de près de 70 % dans la population
masculine entre quinze et quarante-cinq ans et de 60 % chez la
femme de vingt-cinq à quarante-cinq ans ! Le suicide est la
deuxième cause de mortalité chez les jeunes, derrière les accidents.
Encore faudrait-il faire la part des accidents qui sont des suicides
déguisés ou, plus encore, le résultat de conduites suicidaires et y
adjoindre les équivalents suicidaires que sont les toxicomanies.
[.…] ces chiffres sont accablants. Ils le sont d’autant plus s’ils
sont corroborés par d’autres indices, témoins irrécusables du peu de

82
goût de notre société pour la vie : taux des naissances, taux des
avortements, vieillissement, augmentation du nombre des personnes
isolées, etc. »50 Des millions de fumeurs, de buveurs, les
guerres et encore les maladies liées à l’environnement,
les accidents liés à l’industrie, la disparition de peuples,
d’espèces animales aussi bien que végétales, la stérilisa-
tion des sols, la pollution des eaux, des nappes phréa-
tiques, de l’air… toutes formes de suicide planétaire. La
domination pousse à la prédation.
Étant préjudiciable à la survie de l’espèce autant qu’à
celle de son biotope, il est contraire à ce que serait la
logique du vivant : un système de gestion de la planète
et de ses habitants qui travaille à leur conservation.
Ou alors, la logique du vivant est de type suicidaire.
4 - Violent car fondé sur la peur, il impose un type de
relation entre les hommes et le reste de la nature d’une
part, entre chaque homme et ses semblables d’autre
part, qui alimente la peur fondatrice. Or, toute peur naît
de la perception (ou de la croyance en l’existence) d’une
menace, d’un danger ou d’une souffrance imminentes.
Nous avons tous été instruits du fait, par exemple, que
« l’homme est un loup pour l’homme » ; de quoi se sentir en
confiance et tranquille. Vivre dans un monde hostile est
une violence permanente. La peur est une émotion qui
fait souffrir ; l’une des plus terribles et la plus répandue.
Le patriarcat, par la peur qu’il fait ressentir aux humains
leur fait violence.
5 - Conflictuel car il impose un type de relation entre
les hommes et le reste de la nature d’une part, entre

50 Dominique Laplane, neurologue, ancien chef de service à la


Pitié Salpêtrière, Professeur honoraire à l'Université Paris VI. La
mouche dans le bocal, Essai sur la liberté de l’homme neuronal,
Plon, Paris 1987, p. 182-183.

83
chaque homme et ses semblables d’autre part, que l’on
ne peut que reconnaître à l’évocation de Primo Levi :
« […] je sais bien qu’il est dans l’ordre des choses que les
privilégiés oppriment les non-privilégiés puisque c’est sur cette loi
humaine que repose la structure sociale du camp. »51 La « loi
humaine » à la base de la structure du camp est aussi
celle de toute notre civilisation. Ce n’est pas la loi du
plus fort, les privilégiés ne sont pas forcément les plus
forts. Cet « ordre des choses » est la loi même du
patriarcat : les privilégiés sont ceux qui ont le pouvoir
d’opprimer les autres ; autrement dit, les dominants, les
plus agressifs. Or, la volonté de domination est en
réalité une stratégie collective de défense inadaptée,
nous l’avons vu ; elle n’est pas innée mais transmise. La
volonté de domination est assurément source de con-
flits car ce qui est inné, c’est le désir d’être soi-même.
En tous temps, en tous lieux, entre voisins, conjoints,
États, ou collègues, c’est de vouloir dominer celui qui
s’y refuse qui déclenche le conflit.
6 - Paradoxal car il place la société sous le coup d’une
injonction paradoxale. Le patriarcat prescrit cela même
qu’il interdit et, ce faisant, place la société sous le coup
d’une injonction paradoxale. Car « sois dominant », c’est
comme « sois indépendant » ; si l’on est indépendant, on
se comporte comme tel et, ce faisant, on obéit à un
ordre ; donc l’on n’est pas indépendant car on a obéi.
C’est indécidable, car quoi que l’on fasse, il est impos-
sible d’être indépendant en réponse à une telle injonc-
tion. Si l’on refuse de se soumettre (d’obéir), ce qui
serait à proprement parler faire preuve d’indépendance
ou d’ascendant, alors il faut renoncer à être dominant
(ou indépendant). À ce jeu-là, tout joueur perd, quoi

51 Op. cit., p. 62-63.

84
qu’il fasse. C’est ce fameux jeu « pile je gagne, face tu
perds » où le joueur perd à tous les coups. Or, il se
trouve que l’injonction paradoxale est plutôt mauvaise
pour la santé mentale : c’est à en perdre son latin ou
devenir fou.
En conséquence de quoi, il est contre-productif pour
raison d’incompatibilité avec un certain nombre de
valeurs telles que l’égalité, la coopération, la liberté, la
paix, la justice, la fraternité. De quoi laisser rêveur
(se)…
Toutes ces choses que nous appelons à corps et à
cris, de déclarations officielles en campagnes
d’information, de colloques en manifestations, de livres
en conférences. Toutes choses que le patriarcat exclut
car loin de l’alimenter, ces modes de relations interper-
sonnelles sont incompatibles avec la domination. De
fait, on peut considérer comme une autre forme
d’injonction paradoxale tous les appels à la paix et à la
fraternité, incompatibles avec la relation dominant-
dominé. Dans la soumission ou la domination, il n’y a ni
liberté, ni égalité, ni fraternité, ni paix. Ainsi, depuis
l’aube de l’Humanité, nous choisissons chaque jour
d’être une société patriarcale qui se révèle être en totale
contradiction avec ce que nous prétendons vouloir faire
de ce monde.
Comme le remarque Jean Staune, aucune des grandes
traditions ou écoles de pensée n’encourage le vol, le
viol, le mépris ou la haine de l’autre ; toutes prêchent
l’amour, l’altruisme ou la compassion. Pourtant, « on ne
peut que constater l’incapacité des hommes à appliquer ces valeurs
de façon pleine et entière. » 52

52 Op.cit., p. 30.

85
Cependant, comme il le souligne également,
« l’Humanité a parfaitement reconnu que la solution à la
question « comment vivre ? » se trouvait bien dans cette voie,
même si elle était incapable de l’appliquer. »53
Si nous sommes incapables de l’appliquer, c’est tout
simplement parce que notre système social l’interdit. On
ne peut à la fois dominer et être en paix ni avec autrui,
ni avec soi-même ; la relation de domination exclut tout
rapport d’égalité et toute justice.
L’appel à la paix ou à l’égalité dans un système pa-
triarcal est, au mieux une hypocrisie, au pire une injonc-
tion paradoxale. De fait, et l’Histoire le montre assez,
l’incompatibilité est totale entre la domination et la paix,
entre la domination et la liberté, entre la domination et
la coopération.

53 Ibid.

86
COOPÉRATION
FRATERNITÉ

ÉGALITÉ
DOMINATION

JUSTICE

PAIX

LIBERTÉ

Fig. 5 : Le patriarcat et les valeurs

Le patriarcat est, en dernière analyse, le plus énorme


canular de toute l’histoire, connue, de l’Humanité. Que
nous gobons tous, tout cru, depuis les premiers homi-
nidés. Le patriarcat est le gag à mourir de rire. Staune
présente bien des arguments scientifiques basés sur des
faits scientifiquement établis, en faveur d’une probable
conscience ou intelligence, un être immatériel non
humanoïde à l’origine de l’univers. Certains l’appellent
Dieu ou Tao, Source ou Conscience universelle. Pour
faciliter la démonstration, utilisons le mot Dieu car que
l’on y croie ou non, ce peut être juste un terme, sur
lequel nous nous entendons pour un temps, afin de
construire une hypothèse de travail provisoire :
l’existence d’une Conscience universelle à l’origine de

87
l’univers et qui le dirige. Vous êtes invité(e) maintenant
à un exercice d’imagination : après avoir lu la consigne,
posez le livre et fermez les yeux ; portez votre attention
sur votre respiration le temps de vous détendre et
imaginez que vous êtes Dieu. Vous êtes Dieu et venez
de créer le Cosmos avec les galaxies, notre Soleil et la
Terre, la vie et l’humain. Sur une petite planète de
banlieue galactique, une forme de vie qui deviendra
homo sapiens puis homo economicus avant d’atteindre la
maturité. Ce fut un long travail, précis et complexe mais
enfin, tout est parfaitement réglé. C’est votre chef
d’œuvre, une petite merveille de perfection. Vous allez
pouvoir vous reposer. Vous êtes sur le point de valider
le prototype quand, soudain, vous réalisez qu’il manque
un dernier détail : comment l’humain va-t-il se repro-
duire ? Les deux premières possibilités auxquelles vous
pensez sont soit d’en créer une forme inférieure, la
femme (recommencer un long travail, précis et com-
plexe, juste pour avoir une machine à bébés) ; soit de
modifier un ou deux gènes de l’humain afin qu’il soit
reproductible par clonage ou par scission ou tout autre
technique maîtrisable comme, par exemple, la reproduc-
tion sexuée. Que choisissez-vous ?
Envisagez-vous sérieusement la question ou êtes-
vous plié(e) de rire ?
Et, si vous envisagez sérieusement de créer une
forme inférieure d’humain, quel genre de Conscience
universelle êtes-vous donc ?
Il semblerait que pour décider de créer deux formes
d’êtres humains, une Conscience organisatrice un tant
soit peu logique requiert une ou des raisons autrement
plus importantes que la simple résolution d’un détail
technique et quelque peu trivial, comme la reproduc-

88
tion. Une telle Intelligence cosmique, si différente
qu’elle soit de celle des humains, est, a priori, rationnelle
(même si c’est d’une façon différente de celle des
humains) ; il suffit de contempler la nature pour s’en
rendre compte. La nuit existe avec le jour, le beau avec
le laid, le masculin avec le féminin. Ce qui est d’un
comique inépuisable, c’est le succès de cette raison
technique totalement loufoque selon laquelle le féminin
aurait pour unique raison d’être, la reproduction de
l’espèce ; ce qui, subsidiairement, la place en position de
proie naturelle des mâles dominants.
Mais ne dit-on pas que les canulars les plus invrai-
semblables sont aussi les plus efficaces ? On parle
d’expérience.
L’alternative au patriarcat s’impose comme une
nécessité de premier ordre car les solutions aux pro-
blèmes générés par ce système social ne peuvent être
inventées que par une pensée non patriarcale et requiè-
rent, de ce fait, la juste participation de l’autre moitié de
l’Humanité. Françoise d’Eaubonne54 le disait déjà en
1976, nous devons renoncer au patriarcat ou mourir.
Le bilan d’une dizaine de millénaires de patriarcat,
cependant, n’est pas uniquement négatif. Non, il n’est
rien qui soit totalement négatif ou totalement positif.
Depuis environ dix mille ans les hommes et les femmes
coopèrent, à l’évidence, efficacement, à maintenir le
patriarcat. Ensemble, dans ce système social, ils ont fait
advenir les humains d’aujourd’hui ; une route immense
pour les minuscules et éphémères créatures que nous

54 Françoise d’Eaubonne (1920-2005), femme de lettres et


militante radicale féministe, cofondatrice du Mouvement de
libération des femmes (MLF) dans les années 1960, signataire du
Manifeste des 343 pour le droit à l’avortement en 1971.

89
sommes. Considérons les guerres, les violences, le
pillage des ressources de la planète et toutes les malfai-
sances de l’espèce barbare que nous constituons. Et
puis, considérons aussi les arts, les sciences, le dévelop-
pement et les exploits technologiques ; et encore la
solidarité, la compassion, la créativité, le courage dont
nous sommes tous capables face à la difficulté, à
l’horreur, à la bêtise, au malheur. Pensons à la musique,
à l’architecture, à la gastronomie, à la philosophie, à la
poésie, à l’humour, au burlesque, à l’absurde.
L’Humanité a les moyens de sortir de sa barbarie
comme d’un vieux vêtement. La situation pourrait être
pire. Certes, nous avons construit et créé, détruit et
dévasté ; néanmoins, cela faisant, nous avons fait
advenir l’intelligence et la conscience sur la planète et,
jusqu’à preuve du contraire, nous sommes un phéno-
mène unique dans l’univers.
Envisagé globalement, le bilan du patriarcat est en
fait plutôt bon et, plus encore, encourageant. Ensemble,
nous avons fait de notre mieux. Et pouvons encore
améliorer considérablement notre façon de vivre en-
semble.
Ainsi Bourdieu a-t-il évoqué la nécessité de « porter
au jour » les effets les plus négatifs de la domination
masculine, tels que « les propriétés par lesquelles les dominés
(femmes, ouvriers, etc.) tels que la domination les a faits peuvent
contribuer à leur propre domination. De même, porter au jour les
effets que la domination masculine exerce sur les habitus mascu-
lins, ce n’est pas, comme certains voudront le croire, tenter de
disculper les hommes. C’est montrer que l’effort pour libérer les
femmes de la domination, c’est-à-dire des structures objectives et
incorporées qui la leur imposent, ne peut aller sans un effort pour

90
libérer les hommes de ces mêmes structures qui font qu’ils contri-
buent à l’imposer. »55
C’est toute l’Humanité, hommes et femmes, qui doit
se libérer ensemble de la stratégie collective de défense
érigée en système social qu’est le patriarcat. Inévitable-
ment. C’est ensemble que nous devons grandir afin que
les unes et les autres, se libérant de leur rôle assigné
prennent leur juste place et jouissent pleinement de
leurs droits universels.
C’est toute l’Humanité, femmes et hommes, qui doit
coopérer pour se dégager ensemble du patriarcat
comme elle l’a fait jusqu’ici pour le maintenir. Car c’est
l’Humanité dans son ensemble qui, jusqu’ici a souffert
de cette loi. Chacun, chacune ayant payé son tribut, la
page peut être tournée.

55 0p. cit., p. 154 et 155.

91
La fin du patriarcat

La notion de « fin » du patriarcat signifie ici une dis-


parition progressive et discrète et non une fin brutale.
Cette disparition progressive et discrète, déjà en cours,
est inéluctable car elle est un effet de l’évolution de
l’Humanité.
Il faut toujours renoncer à des choses pour grandir.
Les bras qui nous portaient pour marcher seuls ; les
longues vacances scolaires pour le salaire, l’insouciance
de l’enfance pour la liberté de choisir… C’est la loi de la
vie. Il n’est pas de croissance sans renoncement ni
changement.
Le cours de notre développement nous a conduits
d’un monde magique à un monde matérialiste et, depuis
quelques décennies, à un monde quantique. Or il se
trouve que la relation de domination est incompatible
avec ce monde quantique ; nous verrons pourquoi.
Cependant, la révolution quantique est déjà en cours en
informatique, en biologie, dans le secteur du bien-être,
de la médecine, en communication. Dans tous ces
secteurs, des produits utilisant une technologie issue de
la mécanique quantique sont ou seront prochainement
commercialisés. Notre système d’organisation sociale
est condamné à évoluer avec nous car il nous est de
moins en moins adapté. Ce processus est commencé ;
c’est ce que nous appelons le « déclin » du patriarcat. Le
début de la fin.
Il faut dire que les conditions nécessaires à ce déclin
ont été réunies : la cible propice, le style d’attaque,
l’origine de l’atteinte, le moment.

93
La cible propice à la chute : les fondements matéria-
listes de la pensée, notamment en sciences expérimen-
tales.
Le style d’attaque : indirecte (non-frontale ; liée à un
autre enjeu) ; les scientifiques, des hommes pour la
plupart, sont insoupçonnables de complot contre
l’ordre du monde.
L’origine de l’atteinte : des hommes influents. Instau-
ré par une minorité active de mâles ignorants, le patriar-
cat doit sa chute à une minorité active d’hommes
savants. Il ne pouvait en être autrement.
Le moment : la conjonction du désenchantement du
monde, avec l’émergence d’un paradigme scientifique
non-matérialiste.
Cependant, les faits ne valident pas le point de vue
de Bourdieu selon qui « Seule une action politique […]
pourra […] contribuer au dépérissement progressif de la domina-
tion masculine. »56 Il est vrai que l’action politique, étant
un pur produit du système social, ne peut que le main-
tenir.
De même que Christophe Dejours dévoilant la na-
ture du patriarcat dans son analyse des stratégies collec-
tives de défense dans le travail, des chercheurs en
sciences expérimentales l’ont ébranlé en travaillant à
découvrir le monde et l’univers.
Revenons avec Staune au sens de notre existence :
« Reste cependant une question fondamentale : celle de la condition
humaine. Sommes-nous, comme le pensent Jacques Monod57,

56Op. cit., p. 158.


57Jacques Monod (1910-1976), biologiste et biochimiste, Institut
Pasteur de Paris, prix Nobel de physiologie et médecine en 1965.

94
Francis Crick58 et Jean-Pierre Changeux59, des « paquets de
neurones perdus dans l’immensité indifférente de l’Univers ? »60
La recherche d’éléments de réponse à cette question
fondamentale a sonné le glas du matérialisme qui lui-
même, entraîne la fin du patriarcat. Une fin contingente,
comme il sied à un outil devenu inadapté.

58 Francis Crick (1916-2004), biologiste britannique, prix Nobel de


physiologie et médecine en 1962.
59 Jean-Pierre Changeux (né en 1936), neurobiologiste, membre de

l'Académie des sciences depuis 1986.


60, Op. cit., p. 30.

95
Un peu d’esprit dans la matière

C’est, en effet, du côté des sciences expérimentales,


de ceux qui travaillent à résoudre l’énigme de ce que
nous sommes, qu’est venu le coup fatal. Ceux « qui
savent » ont, de tout temps, façonné notre vision du
monde. Philosophes de jadis ou scientifiques
d’aujourd’hui, ils décrivent et expliquent la réalité du
monde : ce qui est. Le paradigme scientifique est la
conception théorique dominant à une époque parmi
une communauté scientifique et qui donne lieu à une
représentation ou une vision du monde partagée par la
majorité de la population. Cette représentation ou
vision du monde est aussi appelée paradigme (para-
digme social ou de société).
Quand les scientifiques ont changé de paradigme,
cela a radicalement modifié la vision du monde de tout
un chacun. Ce fut le cas quand il a été admis que la
Terre est ronde et tourne autour du Soleil. Pour passer
d’une vision du monde dans laquelle le Soleil tourne
autour d’une Terre plate à celle dans laquelle la Terre est
ronde et tourne autour du Soleil, les humains ont été
contraints de changer de paradigme.
Cela a recommencé doucement, quelques siècles plus
tard, sans que nul ne s’en avise, quand Einstein a
élaboré la théorie de la relativité générale.
Beaucoup d’entre nous aujourd’hui, ont entendu par-
ler de la relativité ; la notion est devenue assez fami-
lière ; les livres, certains sites internet, les magazines et
émissions de vulgarisation expliquent assez clairement
les bases de la physique quantique et les avancées dans
différents domaines scientifiques (astronomie, paléonto-

97
logie, mathématiques, etc.) Toutefois, les implications
concrètes, pour nous non-scientifiques, en restent
floues et lointaines de sorte que nous sommes passés
d’un monde à l’autre sans le savoir.
« Car c’est la science, et elle seule […] qui a dévasté comme
une tornade le paysage du matérialisme. Tous ses fondements se
sont écroulés… à l’exception du darwinisme. […] Bien que rongé
de différents côtés, le darwinisme demeure debout, alors qu’autour
de lui tout s’est écroulé. »61 Et Staune d’illustrer son propos
par une photographie d’Hiroshima après la bombe où
l’on voit, émergeant du champ de gravats occupant la
moitié de l’image, un unique bâtiment en ruine, comme
dominant la dévastation environnante. Si, en soi, le
matérialisme n’est pas totalement détruit, il est néan-
moins à reconstruire, semble-t-il, entièrement.
Alors, que disent les scientifiques ? Et, surtout, en
quoi ce qu’ils disent affecte-t-il le système patriarcal et
nous-mêmes ? Quatre constatations :
Première constatation, la science est patriarcale en ce
sens que les femmes y sont manifestement la quantité
négligeable. Or, de même qu’ils ont des rapports diffé-
rents au vivant, hommes et femmes ont des rapports
différents au visible et pour les mêmes raisons. D’où
cette science qui a commencé par être matérialiste et
patriarcale dans sa façon de penser et percevoir le
monde. Une science des hommes excluant les femmes
en tant que chercheurs (rarement citées et principale-
ment en co-auteur) aussi bien que membres de la
société humaine (le magazine Science et vie, dans son
numéro de juillet 2014, montre que les médicaments
soignent mieux les hommes que les femmes car ils sont
testés sur des sujets masculins, par des chercheurs

61 Op. cit., p. 448.

98
masculins). On le savait déjà, la science est partiale et
partielle.
Deuxième constatation, les scientifiques
d’aujourd’hui peuvent être différenciés en matérialistes
et spiritualistes ou non-matérialistes.
Troisième constatation, le matérialisme a été invalidé
par les travaux d’Einstein, Bohr62, Planck63… les dé-
couvertes du télescope Hubble et, plus récemment, la
confirmation du Big Bang.
Quatrième constatation, les spiritualistes, à partir
d’un nouveau paradigme scientifique décrivent et
expliquent une réalité qui bouleverse notre vision du
monde de façon si profonde qu’elle donne lieu à un
nouveau paradigme de civilisation.
Car, bien entendu, la communauté scientifique étant
internationale, la vulgarisation scientifique et la diffusion
du nouveau paradigme scientifique le sont également.
Parce qu’il concerne l’ensemble de la planète, ce nou-
veau paradigme culturel est, de fait, un paradigme de
civilisation. Nous passons, actuellement, d’une civilisa-
tion matérialiste à une civilisation quantique plus cu-
rieuse de l’immatériel.
En 1981 déjà, Bernard d’Espagnat, scientifique de
haut niveau, écrivait : « Je sais donc avec certitude que cer-
taines anciennes bases philosophiques (réalité intrinsèque de
l’espace-temps physique, causalité, localité) de la représentation
scientifique de l’Univers sont à changer, et cela dans un sens qui
est justement celui plus ou moins suggéré par la mécanique

62 Niels Bohr (1885 - 1962), physicien danois, un des fondateur de


la mécanique quantique ; prix Nobel de physique en 1922.
63 Max Planck (1858 – 1947), physicien allemand, un des fonda-

teur de la mécanique quantique ; prix Nobel de physique en 1918.

99
quantique. »64 Et en effet, certaines des bases sur les-
quelles se fonde la représentation scientifique comme
l’existence réelle de l’espace-temps tel que nous le
concevons, les liens de cause à effet, le fait d’être
réellement situé (localisé) en un point de l’espace, ont
été appelées à se modifier. La nouvelle représentation
scientifique s’est ensuite diffusée dans le reste de la
population à travers les objets technologiques et la
vulgarisation, changeant du même coup la représenta-
tion du monde des non-scientifiques.
L’aveu de Richard Lewontin est cité par Jean Staune :
« Nous avons un engagement préalable pour le matérialisme. Ce
n’est pas que les méthodes ou les institutions scientifiques nous
contraignent en aucune façon que ce soit d’accepter une explication
d’ordre matériel du monde des phénomènes, mais c’est au contraire
notre adhésion préalable à la causalité matérielle qui nous force à
créer une méthode d’investigation et une série de concepts qui
produisent des explications matérielles, quand bien même celles-ci
s’opposeraient à notre intuition ou laisseraient perplexes les non-
initiés. Le matérialisme est, de plus, absolu, en ce que nous ne
pouvons accepter la moindre présence divine. »65 Il est vrai que
nombre de scientifiques non matérialistes admettent
l’intervention ou l’éventualité d’une intelligence
conceptrice radicalement différente de ce que sont les
dieux des religions. Certains sont partisans du dessein
intelligent, hypothèse selon laquelle l’univers corres-

64 d’Espagnat Bernard, À la recherche du réel, Bordas, Paris 1981, p.


25.
65 Richard Lewontin, biologiste, généticien et philosophe de la

biologie, professeur titulaire à l'Université de Harvard ; il a été


Président de la Société pour l'étude de l'évolution, de la Société
Américaine des Naturalistes et de la Société pour la Biologie
Moléculaire et l'Évolution. New York Review of books, 9 janvier
1997, in Jean Staune, p. 236.

100
pondrait au projet de cette intelligence conceptrice. Il
s’avère que la réfutation de toute intervention de cet
ordre assure le règne du hasard. Lequel « hasard »
semble de plus en plus signifier « nous ne savons pas ».
Cet engagement idéologique des scientifiques, avec
toute sa charge affective, explique, au moins partielle-
ment, la difficulté, pour certains, à renoncer au matéria-
lisme.
« Affirmer honnêtement que le matérialisme n’est qu’une
croyance parmi d’autres » 66 est, par définition, difficile
voire paradoxal si l’on tient compte de la visée du
matérialisme à, justement, savoir plutôt que croire.
Staune conclut « que le matérialisme est devenu beaucoup plus
difficile à penser »67 et de fait, l’évolution des sciences
expérimentales a conduit une partie de la communauté
scientifique à le lâcher. La déclaration « Je suis un
médecin/scientifique/chercheur athée matérialiste » a
pour objectif d’affirmer son sérieux, sa rigueur scienti-
fique comme si l’association des notions « athée » et
« matérialiste » allait de soi. Et sans doute va-t-elle, en
fin de compte, de soi. Car les deux ont pour fonction
d’établir sa croyance en ce qui est visible ou matériel ;
en ce dont l’existence est prouvée, en ce qui est maîtri-
sable.
Dans le chapitre intitulé L’Hiroshima du matérialisme
scientifique, Jean Staune précise les conséquences, sur le
matérialisme, de la révolution scientifique avant de
conclure : « Sincèrement, je n’aimerais pas être à la place des
matérialistes aujourd’hui. Car c’est la science, et elle seule, - elle
qui devait être leur meilleur et plus fidèle allié dans la lutte contre
toute forme de spiritualisme - qui a dévasté comme une tornade le

66 Op. cit., p. 451.


67 Ibid., p. 452.

101
paysage du matérialisme. Tous ses fondements se sont écroulés
[…] à l’exception du darwinisme. »68 Lequel darwinisme est,
toutefois, contesté et remis en question.
Mais suivons le raisonnement de Jean Staune sur les
conséquences, pour le matérialisme, des bouleverse-
ments en sciences :
« - L’affirmation classique « tout est matière » n’a plus de
sens sur le plan scientifique. Non seulement les fondements des
objets se sont dissous […] au point que Banesh Hoffmann69 a pu
écrire, […] que les protons, les électrons ne sont pas localisés dans
l’espace et le temps (même quand ils constituent des objets qui,
eux, sont localisés !) et peuvent passer à travers les murs. Mais, en
plus, la réalité est non locale […]
- Alors qu’on ne s’y attendait nullement à la suite de siècles
durant lesquels la cosmologie avait déconstruit toutes les visions
religieuses anthropocentriques, des recherches de pointe en astro-
physique ont introduit à l’intérieur de la science la question (mais
pas la réponse) […] de la finalité et de l’existence d’un Dieu,
d’un principe créateur, d’un Grand Architecte (appelez-le comme
le voulez) faisant voler en éclats un tabou et contribuant à
découpler la science et le matérialisme méthodologique (et non pas
seulement la science et le matérialisme philosophique), ce que la
physique quantique avait déjà commencé à faire.
- L’ennemi absolu du matérialisme, le dualisme - la conception
selon laquelle un esprit séparé de la matière peur exister -,
redevient crédible depuis que la physique quantique a montré
qu’une dimension non physique de la réalité pouvait exister et
interagir avec la nôtre et depuis que Beck et Eccles70 ont développé

68 Ibid, p. 448.
69 Banesh Hoffmann, (1906 – 1986) physicien théoricien.
70 Friedrich Beck (1927 - 2008, physicien) et John Eccles (1903 -

1997, neurophysiologiste, lauréat du prix Nobel de physiologie et


de médecine en 1963), 1992.

102
un modèle théorique montrant que cette interaction pouvait exister
sans violer aucune des lois de la physique. Mais, de plus, le
dualisme apparaît comme la meilleure explication et la direction
de recherche la plus féconde du fait, entre autres, des expériences de
Libet71.
- Le « paradigme même de la rationalité classique » (l’idéal
d’axiomatisation72) a été anéanti par le théorème de Gödel73 qui,
en renforçant une conception platonicienne de la vérité en mathé-
matiques, apporte une forte crédibilité aux témoignages des grands
mathématiciens disant qu’ils sont en contact avec un « monde des
mathématiques » qui n’est pas une création de leur esprit.
- L’idée d’une évolution orientée, canalisée, ou pouvant se répé-
ter, développée respectivement par Denton74, Conway-Morris75 ou
C. de Duve76, donne une crédibilité scientifique à des intuitions
comme celle de Teilhard de Chardin77, qui avancent que la
contingence ne règne pas en maître dans le domaine de la biologie
et qu’un être pourvu d’une conscience de lui-même devait appa-

71 Benjamin Libet (1916-2007), neurologue, chercheur à


l’université de Californie ; il fut un pionnier de la conscience
humaine dans la communauté scientifique.
72 En philosophie, le fait de poser des principes de base et des

règles d'inférence ; en mathématiques, la théorisation sous forme


d’axiomes ( principes de base d'évidence, non démontrables ou
postulats).
73 Kurt Gödel (1906 - 1978), logicien et mathématicien.
74 Michael Denton (né en 1943), biochimiste professeur à

l’Université d’Otago en Nouvelle-Zélande ; il est l’un des spécia-


listes mondiaux des maladies génétiques oculaires.
75 Simon Conway Morris(né en 1951), professeur de Paléobiologie

Evolutioniste au Département desSciences de la Terre de


l’Université de Cambridge depuis 1995.
76 Christian de Duve (1917-2013), docteur en médecine et

biochimiste, prix Nobel de physiologie et médecine en 1974.


77 Pierre Teilhard de Chardin (1881 - 1955), jésuite, chercheur,

paléontologue, théologien et philosophe.

103
raître, que nous étions en quelque sorte attendus, voire que les
« nœuds » du grand arbre de la vie sont « prédéterminés depuis le
Big Bang. »78
Trinh Xuan Thuan décrit comment, en physique,
l’expérience proposée en 1935 par Einstein, Podolsky et
Rosen (désignée de leurs initiales, EPR) a éliminé « […]
toute idée de localisation. Elle confère un caractère holistique à
l’espace. Les notions d’ici et de là n’ont plus de sens, car ici est
identique à là. Les physiciens appellent cela la non-séparabilité de
l’espace. »79
Bernard d’Espagnat précise que « […] la notion même
de séparation, la notion d’objets qui après avoir été unis ont été -
ou se sont d’eux-mêmes - séparés, est une notion qui implique un
affaiblissement des influences que l’un peut exercer sur l’autre. [Ce
que l’expérimentation, de même que la théorie, contredit ; en
conséquence, à la suite de l’auteur, nous devons] admettre que ces
objets, même s’ils occupent des régions de l’espace très éloignées
l’une de l’autre, ne sont pas vraiment séparés. C’est ce fait que
[…] j’appellerai désormais la non-séparabilité (laquelle était déjà
prédite par la mécanique quantique), je suis donc obligé par les
faits d’admettre la non-séparabilité dans tel ou tel cas : je n’ai
plus dès lors de motif valable pour ne pas y croire également dans
tous les cas où la mécanique quantique me suggère son existence.
Comme - encore une fois - la mécanique quantique est la théorie
très générale des atomes, et que le monde est fait d’atomes, je
suis ainsi conduit à estimer que la non-séparabilité est sans doute
un fait général. »80

78 Op. cit. p. 447-448.


79 Xuan Thuan Trinh, astrophysicien, écrivain et enseignant à
l’université de Virginie depuis 1976. Le cosmos et le lotus, Albin
Michel, Paris, 2011, p. 208.
80 Op. cit., p. 46.

104
Comme le précise ce dernier auteur, « la non-
séparabilité contredisait trop d’évidences »81 pour que les
scientifiques y croient quand la mécanique quantique la
prédisait. Elle est pourtant admise aujourd’hui.
En quelque sorte, ce qui à un moment, a été uni, le
reste indépendamment de la distance. C’est vrai en
physique et en génétique comme l’explique Trinh Xuan
Thuan. « Quand un organisme vivant meurt et se décompose, ses
atomes sont libérés dans l’environnement, puis intégrés dans
d’autres organismes. Nos corps contiennent ainsi environ un
milliard d’atomes qui ont appartenu à l’arbre sous lequel le
Bouddha a atteint l’Éveil… il y a quelque deux mille cinq cents
ans.
Autre interconnexion découverte par la science : nous sommes
tous liés les uns aux autres génétiquement. Nous descendons tous
de l’Homo habilis apparu en Afrique il y a environ un million
huit cent mille ans, quelles que soient notre ethnie et notre couleur
de peau. Plus étonnant encore : le décodage du génome de l’homme
et d’autres espèces vivantes nous révèle que cette convergence
d’arbres généalogiques ne concerne pas seulement l’espèce humaine,
mais également toutes les autres. »82 Aussi partageons-nous la
plus grande partie de nos gènes avec les singes, les
dauphins, les chênes et les roses. On peut encore
évoquer l’hydrogène, produit en une seule fois lors du
Big Bang. Tout l’hydrogène existant dans l’univers
s’étant formé en une fois pour toutes, ce sont toujours
les mêmes atomes qui sont recyclés pour composer tout
ce qui en contient. Dont toutes la flore et la faune de la
Terre. Les mêmes atomes d’hydrogène depuis le début
du monde. La proximité est bien plus grande que ne le
voudraient les théories raciales puisque « Nos arbres

81 Ibid., p.47.
82 Op. cit., p. 212-213.

105
généalogiques se rejoignent inéluctablement, tôt ou tard, pour ne
former qu’un seul et unique arbre - celui de la vie. […] Nous
descendons tous, en fait, d’un seul et même organisme, une cellule
primitive datant d’environ 3,8 milliards d’années. »83 Nous
sommes tous reliés.
Si l’on peut dire que « La mécanique quantique a fait
perdre à la matière sa substance »84, elle a du même coup fait
perdre toute crédibilité à la notion de hiérarchisation
des êtres humains et, conséquemment, à la domination
masculine.
Les scientifiques disent un certain nombre de choses
étonnantes : que les objets restent liés même à distance
car ils sont non-séparables ; que la non-séparabilité de
l’espace fait que la notion de lieu n’a pas de sens car la
réalité est non-locale. Ils affirment également que nous
descendons tous, en fait, d’un seul et même organisme.
Ils disent aussi qu’il existe une dimension non-physique
de la réalité qui peut interagir avec la nôtre et, sans
doute, un esprit séparé de la matière. Peut-être le plus
étonnant est-il cette hypothèse selon laquelle un être
pourvu d’une conscience de lui-même devait apparaître,
que nous étions prévus, voire nécessaires85. Ce que
disent les scientifiques affecte le système patriarcal et
nous-mêmes car dans une telle vision de l’univers, la
domination d’une partie de l’Humanité sur le reste du
monde se révèle dans toute son absurde petitesse.
Le tableau ci-dessous permet de comparer matéria-
lisme et non-matérialisme (ou spiritualisme) selon les

83Ibid., p. 212-213.
84Ibid., p. 216.
85 Cette question est bien développée dans le roman de José
Rodrigues Dos Santos, La formule de Dieu, Éd. Hervé Chopin,
Paris, 2012.

106
critères suivants : l’objectif poursuivi par les scienti-
fiques dans les deux positionnements, leur objet
d’étude, le rapport entre matière et esprit (M/E), leur
type d’approche, leurs principales contrainte, force et
faiblesse.
Les deux positionnements sont, on le voit dans ce
tableau, en opposition sur tout sauf l’objectif ; ces deux
voies pour l’atteindre sont simplement antinomiques.
C’est pourquoi elles se complètent ; car si la position
non-matérialiste permet de mieux connaître l’univers et
soi-même, la position matérialiste permet de fonction-
ner au quotidien.

caractéristique matérialisme spiritualisme

objectif Parvenir à une description et une explication


pertinentes de la réalité.

objet d’étude le visible, la matière le vivant

rapport M/E prépondérance de la M interdépendance M/E


sur l’E

approche totalisante non dogmatique

contrainte la domination de la M la rigueur scientifique

force ancienneté pertinence

faiblesse son parti pris sa jeunesse

Fig. 6 : Matérialisme et spiritualisme

107
De la révolution scientifique à la nouvelle ère

« Le XXe siècle a été témoin d’un évènement rare : un chan-


gement global de paradigme. Qu’est-ce qu’un paradigme ? Ce
terme est utilisé par Thomas Kuhn dans un ouvrage fondamental
d’histoire des sciences. Il s’agit de « l’ensemble des croyances, des
valeurs reconnues et des techniques qui sont communes aux
membres d’un groupe donné. »86 Il s’agit du cœur de ce qui
constitue la vision du monde d’une société à une
époque donnée.
Kuhn propose une description « de la manière dont un
paradigme se substitue à un autre.
- Il existe à une époque une « science normale » (j’utiliserai
par la suite, l’appellation « science classique »).
- Des crises se produisent du fait que la science classique ne
parvient pas à expliquer certains faits.
- Une véritable révolution se produit : des concepts radicale-
ment différents de ceux de la science classique apparaissent pour
expliquer les faits que celle-ci n’arrivait pas à intégrer.
- Une bataille se déroule alors, qui peut durer de quelques
années à près d’un siècle - et qui est parfois violente -, entre les
tenants de l’ancien et du nouveau paradigme.
- Puis le nouveau paradigme s’impose et sert de fondement à
une nouvelle science qui deviendra à son tour classique. […] Ce
qui est fascinant, c’est que des scientifiques qui se situent dans le
cadre d’un paradigme puissent ne pas voir des faits qui sortent de
ce cadre. En juillet 1054, une étoile explosa et devint pendant
quelques jours la plus brillante dans le ciel. Les astronomes
occidentaux qui scrutaient les cieux l’avaient forcément remarquée.

86Kuhn Thomas (1922-1996, philosophe des sciences et historien


des sciences), La structure des révolutions scientifiques, Flammarion,
Paris, 1983, p. 238 ; cité par Jean Staune, Op. cit., p. 39.

109
Pourtant, aucune trace, aucun témoignage n’en subsistent. Car le
paradigme dominant à l’époque était le paradigme aristotélicien
qui affirmait que les cieux étaient immuables. Malgré sa visibilité,
une telle anomalie était donc impensable pour les intellectuels de
l’époque, qui l’ont pourtant vue mais se sont dépêchés de l’oublier.
Il fallut donc aller consulter les archives des Chinois qui, eux,
étaient ancrés dans un tout autre paradigme - admettant des
changements célestes - pour connaître la date exacte de l’explosion
de ce qui est aujourd’hui la nébuleuse du Crabe. »87 La force et
la limite du paradigme sont qu’il influence notre percep-
tion du monde et cède finalement à l’épreuve des faits.
Il est établi que « Quand des résultats expérimentaux nou-
veaux s’accumulent, que des faits inattendus surgissent, qui ne
cadrent plus avec l’ancien schéma, ou que des contradictions
internes apparaissent au sein des théories existantes, survient alors
un changement de paradigme, déclenchant une révolution scienti-
fique. »88 Ce fut le cas avec Copernic89, puis Newton90,
puis Einstein (la relativité générale). Nous sommes
restés dans ce paradigme einsteinien (qui a commencé
d’affecter la vision du monde des simples citoyens
seulement depuis la vulgarisation de la mécanique

87 Op. cit., p. 40.


88 Op. cit, p. 166.
89 Nicolas Copernic (1473-1543), chanoine, médecin et astronome.

Il est célèbre pour avoir développé et défendu la théorie de


l'héliocentrisme selon laquelle le Soleil se trouve au centre de
l'Univers et la Terre tourne autour de lui contre la croyance
répandue que la Terre était centrale et immobile. Les consé-
quences de cette théorie dans le changement profond des points
de vue scientifique, philosophique et religieux qu'elle impose sont
baptisées révolution copernicienne.
90 Isaac Newton (1643-1727 G, ou 1642-1727 J), philosophe,

mathématicien, physicien, alchimiste, astronome et théologien. Il


est surtout reconnu pour avoir fondé la mécanique classique et
pour sa théorie de la gravitation universelle.

110
quantique) jusqu’à tout récemment, quand la théorie du
Big Bang s’est trouvée confirmée. Nous sommes alors
entrés dans l’univers du Big Bang, le dernier en date
d’une série de changements de paradigme scientifique,
mais probablement pas l’ultime. La particularité en est
sans doute de donner lieu à une révolution scientifique
que l’on qualifie de « quantique » car elle nous a plongés
dans un univers quantique de l’immatériel et de
l’indéterminable comme la révolution copernicienne
avait propulsé l’Humanité dans l’univers mécanique et
matériel que nous connaissons.
Le nouveau paradigme influence tous les grands do-
maines de la connaissance et, conséquemment, notre
conception de nous-mêmes et du monde. Avoir une
autre vison du monde revient à vivre dans un autre
monde car en dernière analyse, chacun, chacune vit
dans la représentation qu’il se fait du monde ; on
pourrait dire dans le monde tel qu’il le voit.
Selon Staune, « Les conceptions darwiniennes selon lesquelles
l’évolution serait un phénomène purement contingent, puisque
fondée uniquement sur des mutations aléatoires triées par la
sélection naturelle, sont remises en cause par des approches de
l’évolution comme celles de Conway-Morris, Denton ou de Duwe
au sein desquelles le hasard est canalisé par une structuration des
lois physiques et biologiques dont la découverte n’est pas encore
achevée. Ces approches donnent une crédibilité nouvelle à la
conception platonicienne selon laquelle les grandes familles d’êtres
vivants sont inscrites dans les lois de la nature comme la structure
des cristaux de neige ou les structures des protéines. »91 Se
découvrir une place unique et réservée dans l’ordre de
l’univers bouleverse à coup sûr la conception que l’on
avait du monde, de soi-même et d’autrui. L’importance

91 Op. cit. p. 436-437.

111
et la nécessité de notre existence en tant qu’espèce,
donnent alors un nouveau sens à l’existence indivi-
duelle. Dans une gerbe de blé, chaque grain de chaque
épi est nécessaire et unique.
Xuan Thuan nous donne la mesure de notre histoire
au regard de celle du cosmos : « La place de l’homme dans
l’histoire cosmique s’est considérablement rapetissée. Si nous
imaginions un calendrier cosmique où les quatorze milliards
d’années de l’Univers étaient comprimées en une seule année, tout
le développement de l’espèce humaine se déroulerait seulement
pendant les deux dernières heures de l’année. Les premiers
humains se mettraient à marcher seulement à 21 h 49 le soir du
31 décembre. Le symbolisme et le sens de l’abstraction apparaî-
traient chez le néandertalien seulement pendant la dernière minute
de l’année. Il commencerait à fabriquer des outils en pierre à
23 h 59 mn 26 s et inventerait l’agriculture à 23 h 59 mn 37 s.
L’astronomie verrait le jour à 23 h 59 mn 50 s, suivie de près
par l’alphabet à 23 h 59 mn 53 s et par la métallurgie du fer à
23 h 59 mn 58 s. La Renaissance et l’avènement de la science
expérimentale surviendraient seulement dans la dernière seconde de
l’année, à 23 h 59 mn 59 s.
Face à cette réduction de la place occupée par l’homme, à la
fois dans l’espace et dans le temps, un certain désenchantement
s’est produit. »92
De quoi rendre modeste, même un mâle dominant.
Ce point de vue selon lequel « la place de l’homme dans
l’histoire cosmique s’est considérablement rapetissée » est celui de
qui se la représentait (la croyait) plus importante, c’est-
à-dire plus ancienne et/ou plus étendue. Et s’en trouve
déçu ou blessé ; alors le monde lui paraît soudain moins
enchanté. Toutefois, en continuant la métaphore, on
s’aperçoit que nous sommes en ce moment dans la

92 Op. cit. p. 12.

112
dernière seconde avant le jour suivant, le 1er janvier de
l’année suivante. Une assez belle perspective.
Staune, précise : « Non seulement la Terre n’est pas au
centre du monde, non seulement le Soleil n’est qu’une « étoile de
banlieue » dans notre galaxie, mais notre galaxie elle-même n’est
qu’une galaxie standard parmi des milliards d’autres. Cette «
décentralisation » qui interdit à l’homme de prétendre être au
centre de l’Univers se poursuit encore dans d’autres domaines.
Darwin nous montre que l’homme n’est qu’un animal parmi
d’autres et qu’il ne peut pas plus revendiquer une place centrale
dans le monde de la biologie que dans celui de l’astronomie.
Puis, la psychanalyse et la notion d’inconscient conduiront à
affirmer que l’homme n’étant pas au centre du monde, il n’est pas
non plus au centre de lui-même, puisqu’une grande partie de ses
actes sont dictés par quelque chose dont justement il n’est pas
conscient. Avec une grande lucidité (et une grande immodestie !),
Freud en arrivera à parler de la « triple humiliation » infligée à
l’homme par Copernic, Darwin et Freud ! »93 Et, pour faire
bonne mesure, il est probable que l’homme s’était, déjà
avant Copernic, infligé la toute première humiliation,
celle dont peut-être, les suivantes ne sont que la répéti-
tion. L’humiliation première et fondatrice de notre
civilisation serait que les hommes ne sont pas au centre
de la procréation ; puis suivraient les trois plus récentes
avec Copernic (les hommes ne sont pas le centre de
l’Univers), Darwin (les hommes n’ont la place centrale
dans le vivant) et Freud (les hommes ne sont pas le
centre d’eux-mêmes).
Ainsi, continue-t-il, « le désenchantement du monde dé-
bouche sur celui de l’homme. »94 Ou bien en ravive-t-il la
douloureuse mémoire ?

93 Op. cit. p. 23.


94 Op. cit. p. 25.

113
C’est le même raisonnement en termes de tout ou
rien qui se trouve déjà à l’origine du patriarcat : soit
nous sommes tout, soit nous ne sommes rien. Se
croyant rien face aux femmes détentrices du pouvoir de
donner la vie, les premiers hommes décidèrent, comme
dans les paroles de l’Internationale, « Nous ne sommes rien,
soyons tout », de devenir « Tout ». À ses yeux, dès lors que
l’homme n’a pas la place centrale, alors rien ne vaut,
rien n’a de sens. Or, face au pouvoir de donner la vie,
qu’opposer avec quelque chance de succès, si ce n’est le
pouvoir de donner la mort ? Comme le yin se transfor-
mant en yang, le rien devient tout. Les hommes, se
croyant rien, s’acharnent à être tout tandis que les
femmes (porteuses de la vie assimilable à Tout) sont
tenues pour rien. Les valeurs et activités de notre
civilisation patriarcale sont du côté de la mort plus que
de la vie, nous l’avons vu. Les bénéfices de la recherche,
de la médecine, de l’art sont comme le petit rond blanc
dans la partie noire du schéma bien connu du Tao.
Dans l’ancien paradigme, le sens de l’existence était
pour les hommes de dominer le monde. D’y occuper la
place centrale. Une fois ce sens invalidé, démenti,
abandonné, il n’y a, à leurs yeux, plus aucun sens à quoi
que ce soit.
Pourtant, la place qui semble nous revenir dans le
nouveau paradigme pour n’être pas centrale n’en est pas
moins particulière, intéressante et valorisante. On
pourrait dire que dans ce nouveau paradigme nul n’est
au centre car chacun, chacune est un centre.
Écoutons encore Xuan Thuan : « Il est deux autres rai-
sons pour lesquelles je pense que la vie et la conscience n’ont pas
émergé par hasard dans un univers qui leur serait totalement
indifférent. La première a trait à la mécanique quantique, la

114
physique qui décrit l’infiniment petit et qui régit le comportement
des atomes et des particules subatomiques. En démontrant que
toute particule de matière ou de lumière possède deux visages
complémentaires (particule et onde) selon l’état de l’instrument qui
la mesure (activé ou pas), elle nous fournit une vue tout à fait
étonnante du réel qui défie le « bon sens ». Objet et sujet ne sont
plus des entités radicalement distinctes, mais indissolublement
liées. Parce que l’observateur et le phénomène observé sont interdé-
pendants, il était inévitable qu’un être conscient émerge dans
l’univers pour l’observer et lui donner un sens. Ainsi peut-on
penser que l’homme participe par sa présence à la genèse même de
l’univers, ce que le physicien américain John Weehler a appelé le
principe anthropique participatoire.
Un dernier argument me conduit à penser que la conscience
n’est pas un simple accident de l’évolution cosmique, un évènement
contingent qui aurait pu fort bien ne pas se produire, mais qu’elle
est le résultat inévitable de lois physiques et biologiques réglées
depuis le début de façon précise. Cet argument tient au fait
étonnant que l’univers est compréhensible et intelligible. Nous
aurions tout à fait pu vivre dans un univers où les régularités
seraient si bien cachées, les motifs si bien dissimulés, que déchiffrer
le code cosmique eût été impossible au cerveau humain. […] Or
nous ne vivons ni dans l’un ni dans l’autre de ces cas extrêmes,
mais dans un univers intermédiaire où la difficulté du code
cosmique semble être mystérieusement ajustée à l’aptitude du
cerveau humain à le comprendre.
Que penser de cet extraordinaire ajustement ? »95
Tout absorbé par son désenchantement, l’homme
évite l’essentiel ; il évite de prendre conscience de ses
rôle et fonctions autant que de sa place dans l’ordre de
l’univers. Une place pourtant fabuleuse.

95 Op. cit. p. 229 à 231.

115
Cependant, les matérialistes exceptés, nul ne conteste
que l’univers et la vie ont un sens. Seulement, ce sens
n’est pas celui que l’on croyait. Pour la simple raison
que la réalité de l’univers s’avère assez différente de ce
que nous avons appris et pensé jusqu’ici.
L’univers, selon les connaissances actuelles, est com-
posé d’énergie. Cette énergie nous est perceptible sous
trois aspects que nous appelons énergie, matière et
pensée ; ce qui fait dire à Dominique Laplane que « La
matière n’est jamais autre chose que de l’énergie massifiée. »96 ; de
même que la glace n’est jamais autre chose que de l’eau
solidifiée. Mais c’est toujours, sous une forme ou une
autre et quelque nom qu’on lui donne, la même chose,
la même « soupe primordiale ». Et il nous interpelle :
« L’univers ne se présente-t-il pas à nous sous trois formes dont la
réalité est incontestable : l’énergie, la matière ou la pensée ?
N’assistons-nous pas en permanence à cette transformation
d’énergie en pensée ou plus exactement, ne l’expérimentons-nous
pas, ne se produit-elle pas en nous continuellement ? »97 La
matière cesse alors d’être à elle seule tout ce qui est,
pour en devenir la partie la mieux connue. La plus petite
partie, selon toute vraisemblance. L’invisible, le plus
important selon le Petit Prince et la physique quantique,
advient à l’existence ; et tout bascule : nous ne sommes
pas des êtres indépendants et étrangers les uns aux
autres mais au contraire, comme le montre Trinh Xuan
Thuan, interdépendants et génétiquement apparentés.
Nous sommes les éléments interdépendants d’un
système vivant unique reliés via nos cerveaux, comme

96 Laplane Dominique, La mouche dans le bocal, Essai sur la liberté de


l’homme neuronal, Plon, Paris 1987, p.121.
97 Ibid., p.120.

116
des ordinateurs en réseau98. Loin d’être des prédateurs
les uns pour les autres, nous sommes complémentaires
et le bonheur des autres est nécessaire au nôtre ainsi que
le démontre Matthieu Ricard99.
Sa nouvelle description décrit l’univers comme un
tout ni clivé, ni morcelé, ni fragmenté, ni séparé, ni
hiérarchisé. Comment, dans un tel monde, continuer de
prétendre à une suprématie de l’homme sur le reste de
l’univers ? Comment, dans un tel univers, continuer de
prétendre à une suprématie des hommes sur les
femmes ?
Le moment est venu de passer de l’ancien paradigme
« il appartient aux mâles dominants de l’espèce humaine
de dominer l’univers », à un nouveau paradigme encore
à définir mais dont il semble essentiel et inévitable qu’il
soit purgé de la notion de domination. Il pourrait avoir
pour objectif une symbiose harmonieuse de l’espèce
humaine avec sa planète, voire avec le cosmos.
Nous sommes dans un moment crucial de notre his-
toire : une période pré-paradigmatique. Nous sommes
dans le moment qui précède l’établissement d’un nou-
veau paradigme. C’est dans ce moment que chacun de
nous doit imaginer son nouveau paradigme idéal.
Toute période pré-paradigmatique se caractérise par
la fin de l’ancien et l’apparition du nouveau en une
cohabitation transitoire. C’est maintenant. Aujourd’hui
et demain. Ainsi que l’écrit Trinh Xuan thuan, « Après
avoir dominé la pensée occidentale pendant quelque trois cents ans,
la vision newtonienne d’un univers fragmenté, mécaniste et

98 Revault d’Allonnes Chantal, Feu les psy, l’Harmattan, Paris 2013,


p. 152.
99 Ricard Matthieu, Plaidoyer pour l'altruisme , La force de la bienveil-

lance, NiL éditions, Paris,2014.

117
déterministe a laissé la place à celle d’un monde holistique,
indéterministe et exubérant de créativité. »100 Dans ce monde
holistique et créatif, l’élaboration d’un paradigme de
civilisation non matérialiste est une joyeuse évidence.
Ce nouveau paradigme est déjà présent dans notre
quotidien avec les développements technologiques de la
mécanique quantique. « D’abord, la bombe atomique, qui
nous a donné la possibilité de détruire notre planète, et qui hante
nos esprits même quand nous nous en défendons, est une « inven-
tion quantique », tant par sa base théorique que par la personna-
lité de ses inventeurs. »101 Par ailleurs, « La révolution informa-
tique, qui est en train de restructurer notre organisation sociale,
s’appuie sur une base matérielle « quantique ». Les semi-
conducteurs et les transistors relèvent de la physique des solides,
qui est devenue essentiellement une discipline quantique ; quant
aux lasers et aux supraconducteurs, ce sont des objets purement
quantiques. »102 On peut encore évoquer « la cryptologie
quantique, qui permet de détecter toute tentative d’interception du
transfert de clés de codage. »103 Et puis, surtout, « un autre
bouleversement devrait être considéré comme positif : c’est
l’abolition du carcan matérialiste et l’émergence de nouvelles
possibilités philosophiques. En effet, la science des XVIIIe et
XIXe siècle avait abouti au triomphe du matérialisme mécaniste,
qui expliquait tout par l’agencement de morceaux de matière

100 Op. cit. p. 174.


101 Ortoli Sven, Pharabod Jean-Pierre, Le cantique des quantiques,
Éditions La Découverte, Paris 2004, 2007, p. 120. Sven Ortoli,
journaliste scientifique, fondateur de Science & Vie Junior et
Science & Vie Découverte ; Jean-Pierre Pharabod, ingénieur des
télécommunications, a travaillé durant trente ans au Laboratoire
de physique nucléaire des hautes énergies de l’École polytech-
nique.
102 Ibid., p. 122.
103 Ibid., p. 138.

118
minuscules et indivisibles ; agencement réglé par diverses forces
d’interaction qu’ils exerçaient entre eux. Cette vision assez
primitive, à laquelle se tiennent encore la plupart des biologistes,
avait pour conséquence l’inutilité des religions et de celles des
philosophies qui font appel à l’existence d’entités non-matérielles.
Le fait que ces morceaux de matière se soient révélés n’être en
réalité que des abstractions mathématiques, non-locales c’est-à-dire
pouvant s’étendre sur tout l’espace, et de plus n’obéissant pas au
déterminisme, a porté un coup fatal à ce matérialisme « clas-
sique »104.
S’il est encore trop tôt pour dire ce que sera ce nou-
veau paradigme, il est par contre, une évidence que
chacun peut percevoir : il n’est fondé ni sur la peur, ni
par conséquent, sur le besoin de maîtrise. On peut
d’ores et déjà affirmer que ce nouveau paradigme ouvre
à un monde de coopération et non de compétition, de
rassemblement et non de divisions, de complémentarité
et non de domination.
La peur étant l’émotion à la source du matérialisme
aussi bien que du patriarcat ; en son absence ils n’ont
plus lieu d’être ; en dehors d’un paradigme matérialiste
et fondé sur la peur, le patriarcat perd tout sens et toute
raison d’être.
Trinh Xuan Thuan en fait la remarque, « Dans cette
nouvelle vision du monde, la matière a perdu son rôle central. Ce
sont les principes l’organisant et lui permettant d’accéder à la
complexité qui occupent le devant de la scène. Par exemple, dans
les systèmes où le tout est plus grand que la somme des compo-
santes, ce sont les principes dits « émergents » qui tiennent le
premier rôle. Le vocabulaire lui-même a changé. Au lieu d’images
comme « machine » ou « horloge » reviennent plutôt des mots tels
que « adaptation », « information » ou « organisation ». De

104 Ibid., p. 124-125.

119
même, alors que, longtemps après la révolution industrielle, la
matière (le fer, le charbon, etc.) constituait la richesse principale
des nations, je pense que désormais celle-ci viendra non plus tant
de l’exploitation de la matière que de la maîtrise des techniques de
transfert de l’information (Internet en est l’exemple le plus
frappant) et des stratégies d’organisation. Le monde matériel des
particules inertes a ainsi cédé la place à un monde vibrant de
jaillissements issus de l’esprit, restaurant l’ancienne alliance entre
l’homme et la nature. »105
Il est un autre domaine scientifique où les fondations
du patriarcat sont détruites. Les récentes avancées en
paléontologie ont permis de re-situer Homo sapiens
dans la longue lignée évolutive comprenant les australo-
pithèques, Homo habilis, Homo erectus et Neandertal.
Les débuts de l’Humanité et de la pensée se révèlent
ainsi antérieurs d’environ trois millions d’années à ce
qui était jusque-là estimé. Et, de plus, non localisés en
Europe mais bel et bien en plusieurs points de la pla-
nète. Ainsi s’effondre la construction de la suprématie
de l’homme blanc ; comme en astronomie et en phy-
sique.
Pour se faire une idée approximative de ce
qu’impliquent concrètement la révolution quantique et
le nouveau paradigme, il faut s’imaginer par exemple,
avec une autre personne dans une pièce. Puis se rappe-
ler que l’univers que nous concevions comme un
espace-temps n’existe pas ; la non-localité et la non-
temporalité mises en évidence expérimentalement en
physique conduisent inévitablement à une remise en
question de la notion même de temps aussi bien que de
celle de lieu. Les particules et/ou ondes que chacun
regroupe sous les vocables « moi », « l’autre », « le mur »,

105 Op. cit. p. 184-185.

120
« la table », « la plante », « le chat », « la moquette », etc.
ne sont en fait qu’une seule « soupe » de particules. Du
point de vue de la physique quantique, quand vous êtes
avec une autre personne dans une pièce il n’y a en
réalité, pas deux personnes dans un lieu clos. Il faut se
représenter toutes les particules qui forment chaque
atome de chaque personne, chaque objet présents et de
la pièce elle-même, comme un mélange de particules en
mouvement. Les murs de la pièce ne sont dissociables
des personnes que de par notre perception d’humain,
par les mêmes processus que les deux personnes sont
distinguées l’une de l’autre et des objets. C’est, pour le
moins, une perspective inhabituelle. C’est, pour le
moins, un pouvoir étonnant et inattendu que nous
détenons tous également, hommes, femmes et enfants
que de communiquer assez efficacement pour élaborer
chacun une représentation du monde particulière (ce
que le constructivisme appelle « construire sa réalité »)
et cependant suffisamment consensuelle pour fonction-
ner ensemble à un niveau pragmatique et matériel. Ceci,
à l’évidence, soulève un certain nombre de questions.
Pour y répondre, nous devons prendre conscience du
formidable pouvoir de notre cerveau capable de repré-
senter ce qu’il perçoit sous une forme totalement
différente et personnelle, qui plus est, dans le respect
d’un consensus minimal.
Selon la perspective matérialiste, l’humain s’est con-
sidéré un être placé entre le visible et l’inconnu, dans un
environnement plus ou moins hostile ; on peut com-
prendre qu’alors, la maîtrise et la domination aient été
une forme d’adaptation relativement pertinente. Selon
une autre perspective, l’humain se considère un élément
à part entière de l’univers, conscient de sa place particu-

121
lière. Dès lors, la maîtrise et la domination cessent d’être
une forme d’adaptation pertinente. L’humain peut alors
faire son chemin entre le connu et l’invisible, dans un
environnement plus accueillant car il y occupe une place
essentielle et dédiée.
Ainsi, concluent les auteurs du Cantique des quan-
tiques : « Théorie « sauvage », subversive et dévastatrice, la
physique quantique a jeté à bas l’édifice policé échafaudé au cours
des siècles par la science traditionnelle. […] Les révolutions
républicaines, marxistes, islamiques et autres risquent
d’apparaître un jour insignifiantes face à la révolution quantique.
Notre organisation socio-politique et nos modes de pensée ont été
ou vont être bouleversés davantage peut-être que par tout autre
évènement. »106
On appelle « révolution quantique » le changement
radical de paradigme scientifique déclenché par la
découverte de la physique quantique. Cette révolution
implique l’abandon du matérialisme et du déterminisme.
La révolution quantique a transformé le XXe siècle et
notre monde. En rendant possibles l’essor de
l’informatique, la mise au point du téléphone portable,
de l’imagerie par résonance magnétique (IRM), ou du
Global Positioning System (GPS), toutes réalisations qui
ont « révolutionné » nos façons de vivre, travailler,
communiquer, se déplacer, se soigner, etc. Elle a cessé
d’être l’expérience exclusive des scientifiques pour
devenir le nouveau mode de vie majoritaire. En fait,
l’ancien paradigme matérialiste est condamné à dispa-
raître depuis que ses bases ont été invalidées par celles
d’un nouveau paradigme non-matérialiste qui ont
commencé de les remplacer. C’est-à-dire, depuis la

106 Op. cit. p. 120.

122
théorie de la relativité générale d’Einstein, si contestée
qu’elle soit.
En résumé, ces scientifiques, représentatifs d’une
partie de la communauté scientifique internationale
nous disent des choses nouvelles sur ce qu’est l’univers.
Jean Staune : le matérialisme scientifique est invalidé.
Bernard d’Espagnat : non-localité, non-temporalité,
non séparabilité ; la réalité est différente de ce que nous
pensons.
Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod : l’univers, au-
jourd’hui, est quantique.
Dominique Laplane : notre place dans l’univers est
dédiée et le monde a du sens.
Trinh Xuan Thuan : nous participons à la genèse de
l’univers et sommes en réalité, un.
Ce changement de description de l’univers influence
la civilisation dans un sens opposé à celui des descrip-
tions d’avant Einstein (celles de la physique newto-
nienne).
Selon que le paradigme scientifique est newtonien et
matérialiste ou quantique et non matérialiste, la société
valorise la domination et la compétition ou bien
l’interdépendance et la coopération dans les relations à
l’environnement humain aussi bien que naturel.

123
L’embarras du choix

Le lecteur l’a sans doute compris, l’alternative perti-


nente au patriarcat n’est ni son opposé, ni son contraire.
Un matriarcat dans lequel la femme exercerait le pou-
voir dans les domaines politique, économique, religieux,
culturel et/ou détiendrait le rôle dominant au sein de la
famille, par rapport à l’homme serait à coup sûr, à peine
différent, tout à fait aussi catastrophique que l’actuel
patriarcat. Non. Sans doute trop peu de femmes accep-
teraient de subir la tyrannie du « je dois être domi-
nante ». Sans doute les hommes organiseraient-ils la fin
de l’espèce humaine, voire de la planète plutôt que de
lâcher leur sacro-sainte domination. Aucun système
fondé sur la domination ne peut être une alternative
valable et durable. Le défaut du patriarcat n’est pas
d’être androcentré mais d’imposer le rapport dominant-
dominé.
Non, pas une variation sur le même thème, pas une
alternance de domination bleue et de domination rose.
Mais plus certainement une troisième voie. Celle du
faire ensemble, celle de la coopération, justement. Selon
un modèle, à l’évidence trop simpliste pour les esprits
virils, un modèle inspiré de la façon de faire les bébés
plutôt que de l’organisation sociale des loups ou des
abeilles. Évoluer pour dépasser la compétition primaire.
Ce serait décider de faire un pas de plus hors de
l’animalité, un pas de plus vers l’Humanité adulte et
épanouie. C’est précisément ce qu’induit la révolution
quantique. En effet, dès que nous envisageons la société
des humains non plus comme des paquets de neurones
séparés les uns des autres, mais comme des éléments

125
interdépendants d’une unité ou d’un « tout »,
l’écosystème de la planète Terre, la survie impose la
coopération là où nous avions placé la compétition. Car
dans une telle conception du monde, la réussite d’un
seul au détriment de quelques uns ne peut être considé-
rée juste (au sens d’une note de musique) ; dans un tel
univers, la réussite ne peut être que de l’ensemble des
acteurs.
Le déterminisme, principe cher au matérialisme fait
que, étant fortement déterminés par des lois naturelles,
les humains ne sont pas entièrement libres de leur actes.
Cette relative absence de liberté entraîne une absence de
dignité propice au patriarcat car alors, on s’y soumet
plus aisément. En effet, quand, même les actes les plus
nobles ne sont pas librement décidés mais déterminés,
ils ne confèrent aucune dignité ou noblesse. Tandis que
dans la vision quantique, le faible déterminisme détruit
d’autant moins le libre arbitre, que, même partiellement
déterminés, la plupart de nos comportements restent
imprédictibles, en dépit des avancées des neurosciences.
Ainsi, le patriarcat ne saurait survivre au matérialisme
car dès lors que nous admettons être libres (et respon-
sables), la domination, n’en offrant qu’une illusion, la
voie de la dignité ne peut plus se tracer que dans une
autre direction. Qu’y a-t-il de digne à dominer plus
pacifique ou plus faible que soi ?
Les alternatives sont multiples, comme à l’aube de
l’Humanité. Il appartient aux hommes et aux femmes
d’inventer ensemble celle convenant aux unes et aux
autres, aux enfants et à la planète, parce qu’elle aura
pour objectif le bénéfice de l’ensemble. Depuis quelques
temps, quelques penseurs du monde savent qu’ils sont
un des éléments de l’objet d’étude (la civilisation pa-

126
triarcale) ; ils savent être à l’intérieur du système social
et en conséquence, sont informés de son influence sur
leurs raisonnement et conclusions. Étant un élément de
l’objet d’étude (la civilisation patriarcale), ils ne peuvent
plus prétendre à l’objectivité du savant considérant son
objet d’étude de loin et de haut ; que ce soit dans leurs
observations, raisonnements ou conclusions ; dans leur
pensée sur le monde.
Et quel en est, demanderez-vous, l’intérêt ? L’intérêt
est que pour corriger un biais méthodologique, il faut
tout d’abord le repérer, l’identifier et le comprendre afin
d’y créer une solution pertinente et juste (comme une
note de musique).
Indéniablement, les humains ont fait la preuve de
leur créativité, de leur intelligence, de leur courage, de
leur persévérance. Ils ont développé une technologie
qui leur permet d’accomplir des exploits périodiques qui
marquent leur développement comme les vols spatiaux
et d’autres, quotidiens, comme de parler avec un ami à
l’autre bout du monde et de le voir. Depuis son appari-
tion, l’Humanité a tant avancé en allant sur une seule
jambe, qu’en allant sur deux jambes, à l’évidence, elle ira
aussi loin que dans ses rêves les plus fous.
En évoluant de concert, les deux moitiés de
l’Humanité iront ensemble plus loin que nous imagi-
nons aujourd’hui.
Cela ferait-il peur aux hommes ? Oui, sans doute. Et
aux femmes aussi. Nous avons peut-être besoin de
limites. Plus exactement, conditionnés que nous
sommes à exister à l’intérieur des limites définies par le
patriarcat, nous croyons avoir besoin de limites. Et si
nous avons besoin de limites, en manquer est effrayant
ou menaçant.

127
Nous devons faire un effort pour imaginer que nous
sommes capables de définir nous-mêmes nos limites.
Dans un autre paradigme. Dans un paradigme exempt
de l’impératif de domination générateur de violences,
mais centré sur l’amour du vivant (qui entraîne respect
et bienveillance), les humains seraient, logiquement,
plus respectueux de la vie et d’eux-mêmes. Dans ce
respect et cette bienveillance ils trouveraient infaillible-
ment les limites à se poser.
Dans un paradigme exempt de l’impératif de domi-
nation générateur de violence mais centré sur l’amour
du vivant, les humains seraient, logiquement, dans une
situation plus valorisante que celle de Sisyphe et réussi-
raient mieux. Dans leur réussite, ils trouveraient infailli-
blement la confiance en soi qui permet de définir les
limites à se poser. Car ils n’auraient plus peur de ce
pouvoir dont actuellement, ils s’effraient et
s’illusionnent.
L’alternative de renoncer au patriarcat ou mourir, n’a
plus lieu d’être. Si les idées de Jean Staune et de ses
collègues ont quelque pertinence, le nouveau paradigme
scientifique et spirituel en émergence ne pourra être
conçu entièrement et uniquement par des hommes, bien
qu’ils en soient les initiateurs, car il devra nécessaire-
ment être conçu hors d’un système de pensée patriarcal.
Ceci est dû à l’incompatibilité entre le patriarcat et le
nouveau paradigme qui impose de renoncer, avec le
matérialisme, à la maîtrise, aux certitudes, à la domina-
tion intellectuelle, à l’exclusion de la moitié du genre
humain, à l’aliénation de l’autre moitié, phénomènes
tout patriarcaux.
Depuis un siècle, une partie de l’élite des scientifiques
a choisi pour nous tous, de vivre.

128
La majorité d’entre nous en convient, en continuant
sur notre lancée, nous allons, à l’échelle planétaire, droit
dans le mur. Nous l’avons vu précédemment, « notre
lancée » est la mise en actes de la loi selon laquelle le
mâle doit dominer. En détruisant le paradigme matéria-
liste, les sciences expérimentales ont détruit les condi-
tions propices au patriarcat et déclenché l’émergence
d’un paradigme orienté vers l’esprit et le macrocosme.
Dans un tel paradigme l’Humanité sera vraisemblable-
ment plus respectueuse de la vie, plus consciente de
l’unité de la Terre et de sa nature, plus soucieuse d’y
occuper dignement sa juste place.
Depuis environ treize mille ans, l’Humanité oscillait
entre Thanatos et Éros (la mort et l’amour) ; à présent
elle a choisi Éros, la première étape vers Agapè, l’amour
du vivant, l’amour universel ; inconditionnel et non-
possessif.
Le principal problème du patriarcat n’était ni
l’oppression des femmes ni leur maltraitance, parfois
extrême. Non. Le principal problème du patriarcat
c’était d’être mortel pour les enfants, les femmes, les
hommes et la planète ; d’être une menace pour tout
autre monde que la Terre. En conséquence, le système
social lui succédant sera, selon toute vraisemblance,
soucieux de la pérennité et du développement des
enfants, des femmes, des hommes et de la planète. Le
tableau ci-dessous permet d’envisager la convergence
entre patriarcat et matérialisme à partir de leur objectif,
l’objet valorisé, la relation entre matière et esprit pour le
premier, la relation entre hommes et femmes pour le
second, leur approche, leurs principales contrainte,
force et faiblesse.

129
caractère matérialisme patriarcat

objectif décrire et expliquer la domination des mâles


l’univers

objet le visible, la matière le visible, le concret


valorisé

relation la M domine l’E le M domine le F


M/E ou
M/F (1)

approche totalisante totalisante

contrainte la domination de la la domination du M


M

force ancienneté ancienneté

faiblesse son parti pris son parti pris

(1) M/E matière/esprit ; M/F masculin/féminin

Fig. 7 : Convergence entre matérialisme et patriarcat

En opposition complète au spiritualisme, le matéria-


lisme est parfaitement en adéquation avec le patriarcat.
Dans l’un et l’autre, la maîtrise est au cœur de l’objectif ;
la réalité est réduite au visible ; le mode relationnel est
du type dominant/dominé ; la façon de considérer
l’autre tend à en dire toute la réalité, toute la vérité et, en
ce sens, est totalisante ; on retrouve la contrainte de
dominer ; l’ancienneté est la principale force (la force de
l’habitude), la principale faiblesse est le parti pris, la
partialité, facteur d’erreur et de dérive.
Autrement dit, le patriarcat parfaitement en adéqua-
tion avec le matérialisme est en opposition complète

130
avec le spiritualisme. Cela explique, au moins en partie,
l’attachement de la majorité des hommes au matéria-
lisme.
La fin du matérialisme, c’est la loi du genre, corres-
pond au début d’un autre paradigme scientifique, non-
matérialiste, d’ores et déjà en émergence.
La fin du patriarcat, de même, correspond au début
d’un autre mode de relation entre les humains entre eux
et avec le monde en émergence.
Non, cela ne se voit pas encore. Quoique… certains
débats de société récents autour du mariage, de la
parentalité, du genre de l’enfant à la naissance… et les
diverses formes d’extrémisme patriarcal ; la façon dont
ces questions sont traitées et, plus encore, les réactions
auxquelles elles donnent lieu, laissent entrevoir parfois
l’effondrement du canular, parfois des pistes vers un
autre mode de relations entre les hommes et les
femmes, entre les humains et le reste de la planète.
Selon Ortoli et Pharabod, cet affranchissement du
carcan matérialiste fait que « Tout devient possible, et la
vision assez noire, selon laquelle nous ne serions que le résultat
éphémère et sans signification de chocs et de combinaisons de
« petites billes » errant dans l’espace, n’est plus la vision scienti-
fique. Le déterminisme n’est au mieux qu’une approximation
statistique, et les constituants ultimes de l’univers peuvent rester
liés entre eux en ignorant les distances qui les séparent à nos
yeux. »107
D’où l’impérieuse nécessité d’étendre la révolution
quantique hors du cercle limité des grands scientifiques
afin de « balayer le fatras de croyances pseudo-scientifiques, issues

107 Op. cit., p. 125-126.

131
bien souvent du siècle dernier, qui encombre l’esprit de nos
contemporains. »108
Si notre système patriarcal est le seul exemple connu
à ce jour d’un système naturel (la Terre) régi par
l’unique règle de la relation dominant-dominé, on
pourrait dire « l’exception terrienne », c’est peut-être
aussi le signe que nous pouvons mieux faire. La vie, à
toutes les échelles, tous les milieux, repose sur la coopé-
ration des différents éléments de chaque système, et des
systèmes entre eux. Imaginez que vos différents organes
et systèmes cherchent à se dominer les uns les autres ; le
cœur priverait le cerveau d’air, le cerveau se vengerait en
vous faisant manger des aliments trop gras, l’estomac
userait d’armes chimiques à base d’acide dont la brûlure
vous réveillerait parfois, les organes de l’appareil respi-
ratoire finiraient par s’en mêler et votre vie se bornerait
à limiter les dégâts occasionnés par la guerre inter-
organes pour rester vivant. C’est ce que nous infligeons
à la Terre.
La fin de la science matérialiste prive les hommes et
femmes versant viriliste d’arguments et de méthodes
pour maintenir leurs valeurs et position dominantes.
Simultanément, les valeurs des hommes versant mascu-
linité et des femmes se trouvent plus en adéquation avec
le paradigme non-matérialiste. La fracture n’est pas
délimitée par le sexe mais par l’aptitude à adopter un
mode d’interaction excluant la domination. L’évolution
qui paraît logique serait que les valeurs les plus en
adéquation avec le paradigme non-matérialiste émer-
geant remplacent progressivement celles du paradigme
matérialiste. Parmi lesquelles, celles du patriarcat.

108 Ibid., p. 7.

132
En changeant, notre vision de l’univers fait changer
nos croyances, nos limites, nos contraintes, nos res-
sources personnelles et tout ce qui en découle : notre
relation avec nous-mêmes, les autres, le monde, la vie, la
mort. En changeant, notre vision de l’univers fait
changer notre image de nous-mêmes, nos aspirations,
nos peurs, désirs et besoins. Suivant, comme souvent,
un mouvement de balancier, la nouvelle civilisation
émergeant du paradigme quantique s’orientant d’abord
vers l’opposé extrême, se fondera probablement sur des
principes à l’opposé de la peur pour privilégier ceux de
coopération, de complémentarité, d’interdépendance ;
tous principes excluant la domination.
L’émergence du paradigme scientifique non-
matérialiste a détruit la construction sociale élaborée par
les hommes, dont l’image qu’ils avaient d’eux-mêmes,
de leur place, de leur rôle. C’est cette destruction, la
troisième chute, qui leur a fait ressentir ce sentiment de
désenchantement du monde. Et puisqu’ils s’étaient
trompés sur le monde, la majorité des hommes, déçus
ou désenchantés, ont peu à peu, sans même y réfléchir,
de moins en moins participé activement au patriarcat ;
ils l’ont de moins en moins mis en œuvre ; jusqu’à
changer les lois qui en étaient la base. En fin de compte,
il serait à peine exagéré de dire qu’Einstein a déclenché
le déclin du patriarcat.
Et Xuan Thuan de préciser : « La science a montré
qu’elle pouvait agir sur le monde. Aujourd’hui, il
n’existe plus de sphère de la vie humaine qu’elle
n’affecte pas. Si nous sommes tous d’accord sur son
rôle primordial, nous sommes pourtant beaucoup
moins sûrs des critères à adopter pour guider ses
applications. La science en soi est en effet incapable de

133
nous conférer les qualités humaines nécessaires pour
guider notre utilisation du monde. Ces qualités ne
peuvent venir que d’une « science de l’esprit », ou
spiritualité. Celle-ci est à même de nous éclairer dans
nos choix moraux et éthiques afin que nos connaissanc-
es servent le bien de tous. Loin d’être secondaire par
rapport à la science, voire superflue, la spiritualité doit
avoir partie liée avec elle. »109

109 Op. cit. p. 194.

134
En route vers la fin

Des signes du déclin du patriarcat sont déjà percepti-


bles, en surface, certes, mais néanmoins révélateurs de
ce qui se passe en profondeur, comme par exemple, les
réactions de radicalisation, voire de fanatisme, des pro-
patriarcat ou bien les débats et changements de société
suscités par l’existence et, parfois, les revendications de
groupes minoritaires dont les membres se sentent
discriminés. Matthieu Ricard, dans son très documenté
Plaidoyer pour l’altruisme, donne un aperçu et des chiffres
impressionnants du déclin parfois spectaculaire de la
violence dans le monde. Ce déclin de la violence tant
individuelle qu’institutionnelle s’exprime, entre autres,
par le fait que « la guerre ne suscite plus l’admiration »110 ; il
est un indicateur de l’effondrement des valeurs virilistes
et patriarcales.
Nul n’étant censé ignorer la loi, la législation est un
domaine où les informations sont accessibles à tous et
dont les acteurs, députés et sénateurs, ne sont pas
soupçonnables de complot contre l’ordre établi. Les
nouvelles lois, qu’elles annoncent ou entérinent un
usage, sont donc un révélateur fiable de l’évolution de la
société. Or, des lois ont récemment été votées dans
divers pays qui peuvent être comprises comme des
signes de déclin du patriarcat. Considérons trois
exemples de législations récentes qui en révèlent
quelque chose : l’ouverture du mariage aux couples de
personnes de même sexe, le choix du nom de famille et
le choix du genre.

110 Op. cit. p.573

135
L’ouverture du mariage aux couples homosexuels111 :
en novembre 2014, vingt États disposent d’une législa-
tion rendant accessible le mariage aux couples de
personnes de même sexe, dont trois États sur une partie
de leur territoire seulement.
- en 2001, les Pays-Bas sont le premier pays à légali-
ser le mariage homosexuel ;
- en 2003 : la Belgique,
- en 2004 : USA (Massachusetts) ;
- en 2005 : le Canada et l’Espagne ;
- en 2006 : l’Afrique du Sud ;
- en 2008 : USA (Connecticut) ;
- en 2009 : la Norvège, la Suède, USA (Iowa et Ver-
mont) ;
- en 2010 : l’Argentine, l’Islande, le Portugal, USA
(New Hampshire et Washington D. C.) ;
- en 2011 : USA (État de New York), Mexique
(Quintana Roo et District fédéral) ;
- en 2012 : le Danemark, USA (Maine, Maryland et
Washington) ;
- en 2013 : le Brésil, les États-Unis (au niveau fédé-
ral), la France, la Nouvelle-Zélande, l’Uruguay, USA
(Californie, Delaware, Hawaï, Minnesota, New Jersey,
Rhode Island, Nouveau-Mexique), Mexique (Chihuahua
et Oaxaca) ;
- en 2014 : le Luxembourg, Royaume-Uni (Angle-
terre, Écosse, Pays de Galles), USA (Illinois, Oregon,
Pennsylvanie, Wisconsin).
Dans le graphique ci-dessous, représentant
l’évolution du nombre d’États ayant légiféré en faveur

111 Mariage homosexuel. Wikipédia, l'encyclopédie libre, à partir de

http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Mariage_homosexuel
&oldid=105011166.

136
du mariage entre personnes de même genre, un pic très
net apparaît en 2013 avec quatorze États ; toutefois, à
l’heure où nous écrivons, l’année 2014 n’étant pas finie,
on peut s’attendre à un nombre d’États supérieur à sept,
ce qui confirmerait la tendance.

137
28
Nombre d’États par an

14

0
2001 2003 2004 2005 2006 2008 2010 2011 2012 2013 2014
Années

Fig. 8 : Évolution du nombre d’États ayant légiféré sur le mariage


entre personnes de même genre

138
D’autre part, des projets de loi visant à ouvrir le ma-
riage aux couples de même sexe sont en cours de
discussion, de vote ou d’application au Népal, à Taïwan,
en Thaïlande, au Vietnam, au Chili, en Slovénie, en
Finlande, et dans plusieurs états des États-Unis au
niveau fédéral.
Si la légalisation du mariage homosexuel concerne
d’abord le mariage civil, le mariage religieux est égale-
ment pratiqué dans certains cas. Les pays ayant accordé
un statut légal au mariage homosexuel ont, pour la
quasi-totalité d’entre eux, également légalisé l’adoption
d’enfant par ces couples.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes… Les opposants
au mariage dit « pour tous » ne s’y sont pas trompés, ces
lois sont anti-patriarcales. Tout d’abord parce que
l’ouverture de l’institution du mariage aux couples de
même genre, étant donné les modifications qu’il en-
traîne de la législation de l’adoption et donc de la
filiation, est un facteur de perte de traçabilité de la
descendance. Or il est établi de longue date que l’une
des fonctions de l’institution du mariage hétérosexuel
est le contrôle de la filiation paternelle à travers la
maîtrise de la procréation féminine. Avec ces lois, tout
père biologique de l’enfant d’une homosexuelle mariée
peut craindre de disparaître de l’histoire de son enfant.
Bien pire, c’est la structure de base du patriarcat, le
couple (et la famille nucléaire) dont la composition, la
finalité, les règles sont bouleversées et la légitimité
questionnée. Ainsi les fonctions et rôle de chaque
membre du couple sont maintenant envisagés de deux
points de vue différents, en tant que parents d’une part,
et de couple d’autre part. Les fonctions parentale et

139
conjugale sont désormais pensées indépendamment du
genre. Ce qui est contraire et nuisible au patriarcat.
Le fait est que depuis sa création en 1215 lors du IVe
concile du Latran, le mariage a été maintes fois redéfini
et réaménagé. Tout au cours du siècle précédent, la
législation a évolué dans une direction dont la loi de
2013 n’est qu’un aboutissement.112
- 1907, les femmes mariées peuvent disposer libre-
ment de leur salaire.
- 1938, abrogation de l’incapacité civile et suppres-
sion de l’autorité maritale : les femmes peuvent
s’inscrire à l’université sans l’autorisation de leur mari.
Mais il conserve le droit d’imposer le lieu de résidence
et d’interdire à son épouse de travailler.
- 1945, la notion de salaire féminin est supprimée : à
travail égal, salaire égal (en théorie, si ce n’est dans les
faits).
- 1946, le préambule de la Constitution pose le prin-
cipe de l’égalité hommes/femmes dans tous les do-
maines.
- 1960, les mères célibataires peuvent avoir un livret
de famille.
- 1965, les femmes peuvent gérer leurs biens propres
(ouvrir un compte bancaire) et exercer une activité
professionnelle sans le consentement de leur mari.
- 1970, le père cesse d’être le « chef de famille ».
Cette loi relative à l’autorité parentale conjointe repose
sur le principe d’égalité des sexes.
- 1975, le divorce par consentement mutuel est ins-
tauré.

112 Wikipédia, l'encyclopédie libre, à partir de

http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Famille&oldid=10441
6683.

140
- 1985, les époux deviennent égaux pour ce qui est de
la gestion des biens de la famille et des enfants.
- 1987, c’est l’élargissement des cas où l’autorité pa-
rentale peut être conjointe en (divorce, concubinage).
- 1990, la Cour de cassation reconnaît le viol entre
époux.
- 1993, le principe est instauré de l’exercice conjoint
de l’autorité parentale à l’égard de tous les enfants,
quelle que soit la situation des parents.
- 1994, le nouveau code pénal reconnaît comme cir-
constances aggravantes les violences commises par un
conjoint ou un concubin.
- 2001, un congé de paternité de onze jours est oc-
troyé au père à la naissance d’un enfant.
- 2002, l’exercice de l’autorité parentale est simplifié
et redéfini. L’enfant est placé au cœur de la coparentali-
té, il peut être consulté pour les décisions le concernant.
- 2005, un nouveau-né est en droit de recevoir le
nom de famille du père, ou de la mère, ou des deux
accolés.
- 2006, l’âge minimum requis pour le mariage est le
même pour les deux sexes (18 ans). Les circonstances
aggravantes en cas de violences s’appliquent également
pour l’ex-conjoint, concubin ou pacsé113.
- 2013, ouverture du mariage aux couples de même
sexe.
En déconstruisant peu à peu le mariage et la famille
nucléaire, ces lois sont à la fois un signe et un facteur,
parmi d’autres, de perte de pouvoir du patriarcat. Pas de
façon immédiate ou spectaculaire ; cependant, la famille
n’est plus, désormais le lieu primordial de conditionne-

113http://www.regardsdefemmes.com/Documents/10mots/Extra

it_10mots_chronologie_Droits_Femmes.pdf

141
ment au patriarcat. Les générations à venir sont d’ores
et déjà composées de personnes des deux genres aux-
quels cette représentation du monde n’est pas trans-
mise. En devenant peu à peu une institution dans
laquelle les deux conjoints ont les mêmes droits, le
mariage les met en position d’égalité et, en cela, est
devenu inadapté au patriarcat. Il faut dire que le mariage
patriarcal était en déclin depuis le début des années 70,
que les naissances hors mariage ont progressé (plus de
54,8 % des naissances en 2010) et que les familles
monoparentales ou recomposées se multiplient.114
On peut comprendre que les craintes de « fragilisa-
tion des familles » et de « risque d’une perte de repères
des enfants », même si elles ne concernaient que les
seules familles et valeurs patriarcales, étaient plutôt
justifiées. Ces lois, en ouvrant le mariage à un autre
modèle familial, ont mis fin au monopole du modèle
patriarcal et, ce faisant, ont fragilisé, non pas les familles
déjà constituées, mais les systèmes idéologique et social
qui, reposant sur la famille nucléaire du couple hétéro-
sexuel, la rendent nécessaire. D’une certaine façon, ces
lois désavouent le système patriarcal. Et, naturellement,
les repères menacés de disparition sont réductibles à un
seul : les hommes dominent.
Afin de se faire une idée de la question du choix du
nom de famille, faisons un petit tour d’Europe des lois
sur le nom de famille avec Isabelle Veillard, collabora-
trice scientifique à l’Institut Suisse de droit comparé.
Un premier constat concerne « […] l’extrême diversité
des solutions retenues par les législations des différents pays étudiés

114Wikipédia, l'encyclopédie libre, à partir de

http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Famille&oldid=10441
6683.

142
en matière de dévolution du nom de famille des époux et enfants.
Celles-ci vont de la plus grande discrétion accordée aux époux et
parents (Royaume-Uni, Irlande) à l’encadrement le plus strict
réduisant à néant leur marge de liberté (Italie). Entre ces deux
positions extrêmes se décline toute une gamme de solutions visant à
canaliser le choix des époux et parents tout en leur accordant
néanmoins une certaine liberté. […] En France, Belgique,
Luxembourg, Pays-Bas, Espagne, Royaume-Uni, Irlande, tout
effet sur le nom de famille des époux est dénié au mariage. En
pratique, ces pays reconnaissent aux époux, dans une mesure plus
ou moins importante, un droit d’usage sur le nom de leur conjoint.
En France, par exemple, le mari conserve l’usage de son nom
mais peut y joindre celui de sa femme. La femme mariée, sans
perdre son nom de jeune fille, prend, par l’effet du mariage, l’usage
du nom de son mari, nom marital. […] L’Allemagne,
l’Autriche, la Suède et la Finlande consacrent une solution
différente de celle d’un simple droit d’usage : la possibilité pour les
époux de choisir un nom matrimonial commun. Dans ces quatre
pays, les époux peuvent choisir indifféremment le nom du mari ou
de la femme. Ils ne peuvent par contre pas choisir un nom matri-
monial double, formé par l’association de leurs deux noms de
naissance. En Allemagne, Suède et Finlande, à défaut de choix
d’un nom matrimonial, chacun des époux conserve son nom de
famille de naissance. L’époux dont le nom de famille n’a pas été
retenu comme nom matrimonial garde la possibilité de faire
précéder ou suivre (selon le pays) le nom matrimonial de son nom
de naissance.115 »
Le second constat est que « C’est en matière de dévolution
du nom de famille de l’enfant que les règles nationales présentent

115Isabelle Veillard, La dévolution du nom de famille, Aspects de


droit comparé, p. 2 et 3. .
http://www.isdc.ch/d2wfiles/document/4426/4018/0/ESDC%
202006-1%2020.4.06.pdf

143
la plus grande disparité. Face à ce véritable patchwork, il est
extrêmement difficile de dégager des principes communs à toutes les
législations. Deux remarques générales peuvent cependant être
faites. Tout d’abord, il semble que lorsque la législation laisse aux
parents la possibilité d’effectuer un choix quant au nom de famille
de leurs enfants, ce choix ne puisse être exercé que pour le premier
enfant commun. Les suivants devront automatiquement porter ce
même nom de famille en vertu de la règle de l’unité du nom de
famille. Ensuite, et malgré les efforts faits pour parvenir à une
certaine égalité entre les deux parents à l’égard de la transmission
de leur nom de famille, il résulte de l’étude des législations natio-
nales les plus récentes (sous réserve toutefois des pays scandinaves
et de l’Allemagne) que la règle du nom patronymique ressort
sporadiquement, non de façon directe, mais à titre supplétif,
lorsque les parents ne parviennent pas à s’entendre sur le nom de
leur enfant. l’Italie, la Belgique, le Luxembourg et la France, qui
ont en commun une tradition familiale patriarcale consacrée
expressément par le Code Napoléon, adoptent aujourd’hui des
solutions assez distinctes. L’Italie, la Belgique et le Luxembourg
conservent cette approche du droit du nom, tandis qu’en France, la
réforme du nom de famille, entrée en vigueur le premier janvier
2005, a totalement modifié les règles de dévolution du nom de
famille des enfants et consacré une plus grande égalité entre les
parents dans la transmission de leurs noms »116. « En Italie, au
Luxembourg et en Belgique prédomine encore le système du nom
patronymique en vertu duquel les enfants prennent en naissant le
nom de leur père. […] La France s’est démarquée de ces trois
pays avec l’entrée en vigueur en 2005 de la réforme du nom de
famille. Quelle que soit la nature de la filiation en cause (na-
turelle, légitime ou adoptive), les pères et mères disposent désormais
d’une faculté de choisir le nom transmis à l’enfant. Ils peuvent
décider de lui transmettre soit le nom du père, soit le nom de la

116 Ibid. p. 2.

144
mère soit leurs deux noms accolés dans l’ordre choisi par eux. Si
les parents n’exercent pas leur faculté de choix, la solution est
différente selon que la filiation est ou non établie simultanément à
l’égard des deux parents. […] L’Allemagne, la Finlande et la
Suède ne distinguent pas selon que les parents sont ou non mariés
mais selon qu’ils ont ou non un nom matrimonial commun. […]
La législation autrichienne prévoit bien que le nom de l’enfant est
le nom matrimonial des époux lorsqu’ils en ont choisi un, elle
distingue en revanche très nettement selon que les parents sont
mariés mais n’ont pas choisi de nom matrimonial, ou ne sont pas
mariés. Dans le premier cas, le nom du père revient à l’enfant à
défaut d’accord entre les parents. Dans le second cas, c’est au
contraire le nom de famille de la mère qui lui revient. Au
Royaume-Uni, le principe est que lorsque la responsabilité légale
de l’enfant revient aux deux parents, l’un ou l’autre indifférem-
ment peut procéder à la déclaration de naissance de l’enfant et
préciser quel est son nom. Il peut s’agir indifféremment du nom de
la mère ou du père mais également, et c’est une singularité, de tout
autre nom de son choix. […] Le droit néerlandais organise un
système de dévolution du nom très complexe et qui tient compte du
fait que les parents de l’enfant peuvent être de sexe identique. […]
Le droit espagnol prévoit que l’enfant dont la filiation est établie à
l’égard de ses deux parents porte leurs deux noms. […] Le
système portugais de transmission du nom de famille se distingue
par l’étendue du choix des noms que les parents peuvent attribuer
à leurs enfants. L’enfant légitime peut se voir attribuer jusqu’à
quatre noms de famille, choisis parmi ceux de ses parents, grands-
parents, arrière grands-parents, dans l’ordre choisi par le
couple. »117
En Suisse, selon la modification du Code civil con-
cernant le nom et le droit de cité entré en vigueur au
premier janvier 2012, les époux et partenaires enregis-

117 Ibid. p. 3.

145
trés peuvent choisir librement leur nom de famille. Le
nouveau principe stipule que, lors du mariage, chacun et
chacune conserve son nom ainsi que son droit de cité
cantonal et communal. Il reste possible de choisir un
nom de famille commun. Les époux peuvent conserver
chacun leur nom de célibataire lors de la conclusion du
mariage ou déclarer à l’état civil qu’ils veulent porter,
comme nom de famille commun, le nom de célibataire
de l’homme ou celui de la femme. Lorsque les parents
sont mariés et qu’ils portent des noms différents,
l’enfant reçoit le nom de célibataire que les parents ont
déterminé à la conclusion du mariage comme nom de
leurs enfants communs. Durant l’année qui suit la
naissance de leur premier enfant, ils peuvent toutefois
faire une requête commune pour que l’enfant porte le
nom de célibataire de l’autre parent. Chaque conjoint
garde son droit de cité cantonal et communal et le
transmet à l’enfant avec son nom. Les partenaires
enregistrés ont également la possibilité de choisir un des
deux noms de célibataire comme nom commun. Mais
ils peuvent aussi conserver chacun leur propre nom.
En Belgique, depuis mars 2014, un texte instaure la
liberté de choix des parents de donner le nom du père,
de la mère ou des deux parents, dans l’ordre qu’ils
déterminent.
Au Canada, au Québec, l’enfant peut porter un nom
de famille simple ou composé (deux parties au maxi-
mum, qui doivent provenir des noms des parents. Si les
parents ont chacun un nom de famille simple, l’enfant
peut porter l’un ou l’autre des noms, ou les deux,
préférablement liés par un trait d’union. S’ils ont tous
les deux des noms de famille composés, ils peuvent

146
opter pour un nom simple qui provient de l’un de leurs
noms.
Selon le Code civil brésilien (1er paragraphe de
l’article 1.565), « la fiancée et/ou le fiancé pourra ajouter à son
nom le nom de l’autre. »118
Un ou plus de ses noms originaux peuvent également
être supprimés.
En France, l’entrée en vigueur de l’article 311-21 du
Code civil a bouleversé les modalités de transmission du
nom de famille. Depuis le 1er janvier 2005, les parents
peuvent en effet donner à leurs enfants le nom du père,
celui de la mère, ou les deux noms accolés, dans l’ordre
qu’ils souhaitent (chacun transmet un seul nom). Cette
réforme est valable pour tous les parents, mariés ou
non. Le choix est donc à faire en couple, pendant la
grossesse. Aujourd’hui, 95 % des familles continuent de
donner le nom du père aux enfants. En l’absence de
déclaration conjointe du choix du nom, plusieurs cas
sont possibles selon que les parents sont mariés ou non
et en fonction de qui reconnaît l’enfant.
Dans l’ensemble, ces lois sont anti-patriarcales car
elles facilitent la visibilité de la filiation des femmes
tandis qu’elle était escamotée avec le système du nom
patronymique. Le fait que les noms de famille devien-
nent interchangeables induit une équivalence implicite
entre les deux filiations qui cessent ainsi d’être hiérar-
chisées. Le corollaire en est que les valeurs transmises
par la mère deviennent aussi importantes que celles
venant du père. Elles sont la cause de la perte pour les
hommes, de l’exclusivité du pouvoir de nommer sa

118 http://www.babycenter.fr/a6600050/le-choix-du-nom-de-
famille-que-portera-b%C3%A9b%C3%A9--que-dit-la-loi-
#ixzz36hhtRPZG

147
descendance légitime. De plus, elles sont un des facteurs
du net recul du nom « patronymique » (littéralement, le
nom du père : patri et nomos) à moyen ou long terme.
Cette dernière considération, toutefois, n’a de sens que
dans une culture patriarcale.
Le choix du genre : concernant les personnes dont le
sexe vient à changer ou à se préciser à l’âge adulte, la
première loi sur le sujet fut votée en Suède, en 1982.
Depuis, seize États, en Europe, Amérique et Australie,
ont suivi l’exemple et déterminé les règles de modifica-
tion de la mention du sexe à l’état civil. Au Danemark,
en Espagne, aux Pays-Bas, au Portugal, au Royaume-
Uni, en Suède, dans huit États d’Australie, deux États
d’Amérique latine, Argentine et Uruguay, certains
adultes comme ceux nés hermaphrodites, peuvent,
selon les cas, se déclarer de sexe non spécifié (un État
Australien119) ou bien changer le sexe mentionné.
Ces lois sur la déclaration de genre neutre sont peu
matérialistes en ce sens qu’elles considèrent non seule-
ment le visible mais l’invisible également ; pas unique-
ment le corps mais aussi l’esprit.
L’Allemagne a légiféré sur la déclaration de genre
neutre, en novembre 2013, suite à une recommandation
faite par la Cour constitutionnelle, d’après qui la recon-
naissance du genre ressenti et vécu doit être un droit
personnel et humain. L’application de cette loi, bien que
réservée aux enfants nés hermaphrodites, donnera un
exemple d’effet possible sur le patriarcat. Difficile à
mettre en œuvre et d’abord marginale, cette loi sera un

119http://www.barbieturix.com/2013/06/08/un-etat-daustralie-

reconnait-le-genre-neutre/

148
facteur de changement de la société allemande120 au fil
du temps, avec l’habitude nouvelle d’utiliser des genres
masculin, féminin et neutre pour les enfants concernés
et au fur et à mesure que ceux-ci grandiront, devien-
dront des adultes et des acteurs sociaux.
L’introduction en troisième alternative d’un genre ni
féminin, ni masculin, disons neutre, induit une équiva-
lence implicite entre les deux termes extrêmes (les 2
genres), les relie et les rapproche l’un de l’autre. Le
rapprochement de ces deux extrêmes fait qu’ils cessent
d’être totalement étrangers l’un à l’autre pour devenir
les deux pôles de part et d’autre du point central.
Hommes et femmes ne peuvent plus être envisagés
comme martiens et vénusiennes mais comme ce qu’ils
sont : terriennes et terriens, deux faces d’une même
Humanité.
Les lois instituant un genre neutre sont la cause de la
perte pour certains hommes, du pouvoir des médecins
et des pères de décider du genre. Certaines femmes,
médecins, sages-femmes ou mères, y perdent bien
évidemment le même pouvoir.
Chaque régime juridique ayant une influence spéci-
fique sur chaque population, il n’est pas possible de
prédire ce qu’il en résultera ; seule certitude, ce change-
ment aura des conséquences défavorables au patriarcat.
Ce phénomène n’est plus limité aux seuls herma-
phrodites et intersexuels121. Il existe ainsi à Stockholm,

120http://www.huffingtonpost.fr/2013/08/19/allemagne-

troisieme-genre_n_3779879.html
121 http://www.rfi.fr/asie-pacifique/20140403-australie-sexe-
masculin-feminin-neutre-autodetermination-allemagne-suisse/

149
une crèche de la Théorie du Genre : Egalia122, où il n’y a
ni garçons, ni filles mais des « amis » et un nouveau
pronom suédois neutre. Egalia fait des émules, notam-
ment en France où la crèche Bourdarias, à Saint-Ouen,
est une Egalia à la française, sans pronom neutre, mais
où les clichés sexistes n’ont pas droit de cité. Cette
initiative unique en France est soutenue par la Ministre
des Droits des femmes123. Gageons que la Suède et la
France feront, c’est le cas de le dire, « école ».
De façon générale, la prise en compte par des États,
de la question des genres dans l’éducation des enfants,
est un indicateur de déclin du patriarcat dans la mesure
où renoncer à une éducation « genrée » (les filles jouent
à la poupée, les garçons à la guerre) c’est renoncer à
transmettre ce qui permet de maintenir le patriarcat : la
domination masculine. Comme il est dit dans le texte de
présentation du projet de loi Égalité et droits dans la sphère
privée, « Le mariage en consacrant l’autorité du mari et père
garantit le bon fonctionnement de la famille patriarcale. Le Code
civil de 1804 est d’ailleurs considéré comme le modèle achevé de la
famille patriarcale qui institue la puissance paternelle et la
puissance maritale. »124
L’adoption progressive de ces législations nous per-
met de voir que derrière le masque du sexisme, le
patriarcat est à l’œuvre. Les revendications dites fémi-
nistes sont, de fait, majoritairement antipatriarcales.
Cependant ce qui est en train d’avoir, un peu plus
chaque jour, « la peau » du patriarcat ne ressortit pas à

122 http://blog.carnetdefrance.fr/sujets-de-societe/en-suede-la-
theorie-du-genre-gagne-du-terrain
123 Madame Najat Vallaud-Belkacem.
124 http://www.vie-publique.fr/politiques-publiques/droits-
femme...

150
l’action des féministes (qui se sont presque toujours
situé (e)s dans les limites imparties par le système social)
mais à celle d’hommes de sciences en quête de vérités
étrangères à la question de la supériorité de l’homme sur
la femme. Étrangères et pour tout dire, d’un autre ordre,
d’un autre temps, presque d’un autre espace. Simple-
ment parce que ces scientifiques, dans leur quête de
vérités, ont dépassé les limites imparties par le système
social.
Les agression sexuelles sur les hommes et notam-
ment celles commises par des femmes sont un signe
peu connu de déclin du patriarcat, aussi alarmant que
significatif. Hanna Rosin125 en présente un tableau
étonnant au premier abord et qui remet en question bon
nombre de nos croyances et représentations. De même
la radicalisation des formes de domination (politique,
religieuse, sociale, commerciale, intellectuelle, financière
etc.) est peut-être à comprendre comme le « chant du
cygne » de ce système social agonisant, ses derniers
soubresauts. Car il faut bien admettre que les enfants
qui harcèlent un autre élève au point de le pousser au
suicide ne sont pas des monstres ; ils font juste ce qui
leur semble valorisé et valorisant. Or, un système social
qui tend à corrompre les plus jeunes et les conduire à
s’entre-tuer ne peut avoir qu’une durée de vie courte.
Très courte.
On comprend, au vu de tels faits, que du chaos ac-
tuel, un nouveau paradigme de civilisation émerge, où la
domination n’a plus de sens.
Le paradigme scientifique en émergence met en évi-
dence l’interdépendance entre tous les différents élé-
ments de l’univers. De ce fait, il invalide le patriarcat

125 http://www.slate.fr/story/90153/hommes-viol#xtor=RSS-2

151
incompatible, nous l’avons vu, avec la coopération
indispensable dans tout système.
Ce nouveau paradigme scientifique contredit la base
du patriarcat qui était, rappelons-le, une forme
d’organisation sociale dans laquelle l’homme exerçait le
pouvoir dans les domaines politique, économique,
religieux, culturel et/ou détenait le rôle dominant au
sein de la famille, par rapport à la femme. La relation
dominant-dominé, fondement du patriarcat, est inadap-
tée au nouveau paradigme et, par conséquent, invalidée.
Comme avant elle, le matérialisme en sciences expéri-
mentales.
La description du monde que nous tenons des scien-
tifiques évolue vers une vision moins matérialiste du
monde ; cela modifie nos façons de penser, d’être en
relation, de vivre et de travailler. La société évolue donc
vers une civilisation moins matérialiste. Cette nouvelle
civilisation, comme le paradigme dont elle est
l’expression se fonde inévitablement sur autre chose
que la peur. Dans cette représentation du monde en
émergence, la nouvelle civilisation se fondera vraisem-
blablement sur un opposé, voire un antidote, de la peur.
Pour l’unique raison que les sociétés humaines, lors des
grands changements, procèdent en un mouvement de
balancier, d’un extrême à l’autre.
Il semble que la condition nécessaire et suffisante à la
disparition de la peur est ce qui peut la chasser comme
la lumière chasse l’obscurité. Il faut une force capable
de faire cesser la peur, la méfiance, l’indifférence et aussi
la maîtrise, la domination, l’exploitation, les violences
envers l’autre et soi-même. Gandhi a désigné cette
force : l’amour.

152
« Les choses qui s’écroulent sont une sorte d’épreuve,
mais aussi une sorte de guérison. »
Pema Chödron

En guise de conclusion

Alors, en quoi ce que disent les scientifiques affecte-


t-il le système patriarcal et nous-mêmes ? Nous espé-
rons avoir montré que les scientifiques nous décrivent
un monde dans lequel le patriarcat, en tant que système
social fondé sur la peur et la domination masculine, n’a
plus de place.
Avec la fin du matérialisme dans les sciences expéri-
mentales, la vision du monde qui a donné lieu au
patriarcat est invalidée ; la diffusion du nouveau para-
digme dans le reste de la population par le biais de la
vulgarisation scientifique et des applications du déve-
loppement technologique est en cours ; de même que la
généralisation d’une vision non-matérialiste de soi-
même et du monde ; l’incompatibilité entre le patriarcat
et le nouveau paradigme favorise la disparition de la
peur précise à l’origine de cette stratégie collective de
défense précise ; la peur diminuant doucement, une
nouvelle façon d’être en relation émerge peu à peu ;
l’incompatibilité entre le rapport dominant-dominé et la
nouvelle façon d’envisager les relations interperson-
nelles aussi bien qu’entre groupes facilitera, in fine, la
disparition du système social patriarcal au profit d’un
autre, en harmonie avec le nouveau paradigme.
La domination n’a pas de place dans le paradigme
non-matérialiste qui se dessine ; il y serait, au sens

153
propre, ob-scène : il ressortit à une autre scène. Tel que
l’on peut le comprendre, ce paradigme est plus centré
sur l’esprit que la matière, sur l’invisible que le visible,
sur « ce qui est » que ce qui devrait être, sur la vie et
l’univers que son petit soi. Dans ce paradigme non-
matérialiste ni l’homme ni la femme n’ont à monter un
canular pour prouver qu’il/elle n’est pas rien pour la
simple raison qu’il y est évident que chacun, chacune est
à la fois important (car unique) et aussi indispensable
que l’autre, ni plus, ni moins.
La fin du matérialisme dans les science expérimen-
tales a sonné le glas du virilisme et du patriarcat ;
l’émergence d’un paradigme scientifique non-
matérialiste, c’est la lame de la guillotine qui tranche.
Ce paradigme non-matérialiste est d’ores et déjà une
réalité quotidienne perceptible pour tout un chacun, par
exemple dans l’évolution de la technologie des ordina-
teurs ou du métro parisien. Dans les années quatre-
vingt-dix, pour « cliquer » il fallait appuyer sur le
trackpad de l’ordinateur portable ; aujourd’hui, il suffit
de l’effleurer d’un ou plusieurs doigts. Dans les années
quatre-vingt, on ouvrait les portes des rames du métro
en en levant le loquet et écartant les portes, puis dix ans
plus tard, en appuyant sur un bouton ; aujourd’hui, il
suffit d’attendre qu’elles s’ouvrent comme de par notre
volonté. L’effort physique à déployer tend à diminuer et
la force physique perd de son importance tandis que
l’esprit en prend. L’influence de l’esprit sur la matière et
notamment le corps fait régulièrement la une des
magazines à travers les thèmes comme celui de l’auto-
guérison par la méditation, de la plasticité ou autres
capacités de notre cerveau. Le monde dans lequel nous
vivons perd de sa matérialité ; il est de plus en plus

154
orienté vers l’esprit. L’argent, emblème ou divinité de
notre civilisation, lui-même, et c’est un comble, perd de
sa matérialité. Les lingots et pièces d’or se sont vus
remplacés par les billets de papier, qui ont cédé la
première place aux chèques, aujourd’hui délaissés pour
la carte de paiement. Le porte-monnaie virtuel, la puce
de paiement de demain sont prêts. Le grand symbole du
matériel est de moins en moins d’espèces sonnantes et
trébuchantes et de plus en plus virtuel, de plus en plus
une production de l’esprit. On pourrait dire qu’il rede-
vient ce qu’il est vraiment : rien.
Un indicateur significatif du déclin du patriarcat est
qu’il gagne en visibilité. Ici et là, des hommes et des
femmes le perçoivent maintenant là où il était invisible.
C’est ainsi que de multiples médias se font l’écho de la
discrimination financière au détriment des femmes à
travers certains produits leur étant spécifiquement
dédiés et vendus plus chers que les équivalents pour
hommes126. Si la pratique est établie de longue date, sa
dénonciation par la presse confère au patriarcat une
visibilité inhabituelle. Car ici, comme bien souvent, la
discrimination masque la domination, en l’occurrence,
financière.
Même si l’évolution de la société est imprévisible, on
peut admettre que le paradigme non-matérialiste ouvre
à un monde aussi opposé à celui dont nous venons qu’il
est lui-même opposé au matérialisme. Ce paradigme

126http://www.lefigaro.fr/conso/2014/11/03/05007-

20141103ARTFIG00125-les-femmes-paient-les-produits-du-
quotidien-plus-cher-que-les-hommes.php et
www.liberation.fr/economie/2014/11/03/inegalites-hommes-
femmes-dans-les-produits-de-consommation-bercy-lance-une-
enquete_1135135

155
non-matérialiste nous a fait passer du monde de la peur
à un monde fondé sur quelque chose qui devrait être
son opposé. Les avis divergent en ce qui concerne
l’opposé de la peur. Certains citent la confiance ou le
courage ; d’autres avancent que l’opposé de la peur est
l’amour. Si aimer c’est, pour paraphraser Spinoza, se
réjouir à l’idée de l’existence de l’autre ; alors, craindre
est de l’ordre de regretter que l’autre existe. On est
confiant envers ceux que l’on aime et beaucoup moins
envers ceux que l’on craint. La différence de ceux que
l’on aime est charmante, ou indifférente, ou agaçante ;
celle de celui que l’on craint est inquiétante, ou
dérangeante, ou menaçante.
Ce que nous appelons habituellement la « haine »
peut être défini comme l’expression du mélange de peur
et de colère. La peur et la colère sont deux émotions
puissantes qui nous poussent à l’action la plupart du
temps mais peuvent aussi, en de rares occasions, nous
stupéfier. Associées, leur expression, semblable à une
volonté implacable de supprimer la source des émo-
tions, est nommée « haine ». Mais cette haine n’existe
pas en elle-même ; elle n’est pas un sentiment opposé à
l’amour. Elle est, tout au plus, une réaction. C’est la
peur qui, notamment dans la haine, s’oppose à l’amour
car l’Autre est à des places opposées dans l’une et l’autre
relation : bon objet d’amour, mauvais objet de peur.
C’est bien ce qui rend la cohabitation des deux si
douloureuse, comme par exemple dans le cas de l’enfant
qui à la fois craint et aime son parent.
La condition nécessaire et suffisante à la disparition
de la peur est ce qui peut la chasser comme le bruit
chasse le silence ; c’est la force capable de faire cesser la
peur et toutes ses manifestations : la méfiance,

156
l’indifférence, la domination, les violences envers l’autre
et soi-même. Les sciences expérimentales nous ont
introduits à une nouvelle représentation de nos place et
rôle dans l’univers, ouvrant un champ encore inexploré
de possibles.
C’est de se vivre comme un élément unique et néces-
saire d’un univers qui est un tout qui peut conduire les
hommes et les femmes à agapè, l’amour inconditionnel
du vivant. C’est de se vivre comme un élément unique
et nécessaire d’un univers qui est un tout qui peut
conduire les hommes et les femmes à la liberté, l’égalité
et, mieux que la fraternité, la « philadelphie » (du grec
philèin, aimer, adelphos, frère et adelphè, sœur)127, l’amour
fraternel ou sororal, c’est-à-dire pour un frère ou une
sœur indifféremment.
La probabilité d’un XXIe siècle fondé sur l’amour du
vivant au lieu de la peur est très forte ; du strict point de
vue de la logique, l’hypothèse s’impose. Mais notre
évolution étant indéterminée, tout est encore possible.
Néanmoins, l’évolution logique serait que les valeurs
du patriarcat soient progressivement remplacées par
d’autres, en adéquation avec le paradigme non-
matérialiste en émergence. Cela se fera par la force des
choses, avec heurts et souffrances, pertes et violences,
mais naturellement, inexorablement. Comme l’enfant
qui naît.
Nous dirons, à l’instar du maître de feng-shui C. F.
Wong128, que la vie accomplit toujours ses desseins
pour la Terre par la main de l’humain et par nulle autre
voie. Et un jour, nos descendants resteront mi-horrifiés,

127 Merci à Florence Montreynaud !


128 Personnage principal du roman de Nury Vittachi, Le maître de
feng-shui perd le nord, p. 348 et 349, en annexe.

157
mi-amusés en découvrant la barbarie de la société de
leurs ancêtres de l’Époque Patriarcale.
Dans le temps où le poulet décapité court partout en
projetant du sang, il est déjà mort.
Nous sommes dans ce moment-là.
Nous sommes déjà après le patriarcat.

158
Annexe 1

Le renard et les raisins

Certain Renard gascon, d’autres disent normand,


Mourant presque de faim, vit au haut d’une treille
Des raisins mûrs apparemment,
Et couverts d’une peau vermeille.
Le Galand en eut fait volontiers un repas ;
Mais comme il n’y pouvait point atteindre :
Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats.
Fit-il pas mieux que de se plaindre ?

Jean de La Fontaine

159
Annexe 2

Wong se remémora une légende à propos d’une des rares


femmes reconnues comme sages et prit son stylo pour se remettre à
écrire.
« Une femme du comté de Ta-yeh menait une vie de bonté au
sein d’une ville corrompue. Elle priait et faisait des sacrifices. Elle
était végétarienne. Son nom était Niang-tseu.
Elle fut récompensée de sa bonté par une vision. Un messager
céleste lui annonça que la ville serait détruite le jour où les lions de
pierre sur la grande place au milieu de la ville verserait des larmes
de sang.
Elle passa des jours entiers à arpenter la ville. Elle racontait
sa vision aux gens en leur demandant de changer leurs mœurs ou
de se préparer à un cataclysme.
Un jour, le boucher de la ville décida de lui jouer un tour. Il
répandit du sang de cochon sous les yeux des lions de la place.
Niang-tseu était abasourdie. Elle quitta la ville et alla camper
sur une colline désolée non loin.
Le messager céleste vit les larmes de sang sur les lions en pierre.
Cette nuit-là, il y eut un grand tremblement de terre et le fleuve
rompit ses digues. La ville fut engloutie par une inondation. Toute
la ville, sauf le sommet de la colline où se trouvait Niang-tseu.
Les eaux effacèrent les larmes sur le visage des statues.

Les dieux accomplissent toutes sortes de choses. Certaines sont


ordinaires, d’autres miraculeuses. Mais il y a une chose qu’il faut
toujours garder à l’esprit, Brin d’Herbe : ils accomplissent
toujours leurs desseins par la main de l’homme, jamais par la
leur.

161
(Quelques bribes de sagesse orientale, par C.F. Wong, alinéa
352)
Tiré de Nury Vittachi,
Le maître de feng-shui perd le nord, p. 348 et 349.

162
Annexe 3

Il était une fois une jeune guerrière à qui son maître dit qu’elle
devait engager le combat contre la peur. Elle ne voulait pas le
faire. Ça lui semblait trop agressif, effrayant, hostile. Mais le
maître lui dit qu’il fallait le faire et lui donna les instructions pour
la bataille. Le jour du combat arriva. L’étudiante guerrière se tint
d’un côté et la peur de l’autre. La guerrière se sentit toute petite et
la peur avait l’air grande et courroucée. Toutes deux avaient leurs
armes. La jeune guerrière s’enhardit et s’avança vers la peur, se
prosterna trois fois et lui
demanda : « Puis-je avoir la permission de me mesurer à
vous ? » La peur lui dit : « Merci d’avoir tant de respect pour moi
que vous sollicitiez ma permission. » Alors la jeune guerrière lui
demanda : « Comment puis-je vous vaincre ? » La peur répliqua :
« Je parle très vite et je m’approche tout près de votre visage : voilà
mes armes. Alors vous vous troublez complètement et faites tout ce
que je vous dis. Si vous ne faites pas ce que je vous dis, je n’ai
aucun pouvoir. Vous pouvez m’écouter et avoir du respect pour
moi. Vous pouvez même être convaincue par moi. Mais si vous ne
faites pas ce que je vous dis, je n’ai aucun pouvoir. » C’est ainsi
que l’étudiante guerrière apprit à vaincre la peur.

Conte cité Par Pema Chödrön dans


Conseils d’une amie pour des temps difficiles,
pages 71 et 72.

163
Index des figures et tableaux

Fig. 1 : Principales positions face au patriarcat ...................... 43


Fig. 2 - Une stratégie collective de défense ............................ 63
Fig. 3 : Trois conséquences de la domination masculine ..... 76
Fig. 4 : Une erreur stratégique .................................................. 80
Fig. 5 : Le patriarcat et les valeurs ............................................ 87
Fig. 6 : Matérialisme et spiritualisme .....................................107
Fig. 7 : Convergence entre matérialisme et patriarcat .........130
Fig. 8 : Évolution du nombre d’États ayant légiféré
sur le mariage entre personnes de même genre ...................138

165
Bibliographie

Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, Cal-


mann-Lévy, Paris, 1961 et 1983.
Bourdieu Pierre, La domination masculine, Seuil, Paris,
2002.
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l’Harmattan, Paris, 2011.
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Payot, Paris, 1976.
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Yaguello Marina, Alice au pays du langage, Seuil, Paris
1981.

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oldid=104350771.

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sommaire-science-vie-n1163/science-et-vie-1163-les-
medicaments-soignent-mieux-les-hommes-que-les-
femmes-mini/

http://www.ladominationmasculine.net/presse/62-
dossier-presse-domination-masculine/133-interview-
patric-jean-domination-masculine.html

http://observatoire-sante-
travail.blogspot.fr/2012/06/analyse-des-strategies-de-
defense-du.html

http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Mariage_ho
mosexuel&oldid=105011166.

http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Famille&old
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ts/Extrait_10mots_chronologie_Droits_Femmes.pdf

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http://www.isdc.ch/d2wfiles/document/4426/4018/0
/ESDC%202006-1%2020.4.06.pdf

169
http://www.babycenter.fr/a6600050/le-choix-du-
nom-de-famille-que-portera-b%C3%A9b%C3%A9--
que-dit-la-loi-#ixzz36hhtRPZG

http://www.barbieturix.com/2013/06/08/un-etat-
daustralie-reconnait-le-genre-neutre/

http://www.huffingtonpost.fr/2013/08/19/allemagne-
troisieme-genre_n_3779879.html

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sexe-masculin-feminin-neutre-autodetermination-
allemagne-suisse/

http://blog.carnetdefrance.fr/sujets-de-societe/en-
suede-la-theorie-du-genre-gagne-du-terrain

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http://www.slate.fr/story/90153/hommes-
viol#xtor=RSS-2

http://www.lefigaro.fr/conso/2014/11/03/05007-
20141103ARTFIG00125-les-femmes-paient-les-
produits-du-quotidien-plus-cher-que-les-hommes.php

www.liberation.fr/economie/2014/11/03/inegalites-
hommes-femmes-dans-les-produits-de-consommation-
bercy-lance-une-enquete_1135135

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Chantal Revault d’Allonnes

Chantal Revault d’Allonnes


Patriarcat : fin de partie
Cet ouvrage invite à une réflexion sur notre système social mondial, le
patriarcat, et soutient trois idées.
La première est que le patriarcat est une stratégie collective de défense
Patriarcat :
(selon la définition qu’en a donnée Christophe Dejours) mise en place
par les premiers hommes confrontés à la découverte de la reproduction fin de partie
de l’espèce.
Selon la seconde idée, les scientifiques ont, pour la plupart, adhéré au
paradigme non matérialiste issu de la physique quantique, depuis qu’elle
a invalidé le matérialisme et, donc, le déterminisme. Or le patriarcat
est indissociable des paradigmes scientifique et social de cette physique
newtonienne.
La troisième proposition est que, étant fondé sur la domination, le
patriarcat est incompatible avec le paradigme scientifique non matérialiste

Patriarcat : fin de partie
de la physique quantique et en conséquence, condamné à disparaître.
Nous y trouvons décrits, quelques-uns des signes de déclin de notre
système social mondial patriarcal ainsi que des hypothèses sur les bases
possibles du paradigme social en émergence, résultat de la révolution
quantique dans les sciences expérimentales. Quelques pistes sont
esquissées, pour aller vers un monde plus évolué et fraternel.
La révolution de notre village planétaire ne serait-elle ni économique
ni culturelle, mais quantique ?

Chantal Revault d’Allonnes est psychosociologue, psychologue clinicienne


et victimologue. Elle a une double pratique de formation continue et
de psychothérapie auprès de publics variés, dans diff érentes situations :
parentalité, éducation à la santé, réhabilitation psychiatrique et
victimisations diverses.

Illustration de couverture : AlbrecItDürer,


Abducation on horseback.

ISBN : 978-2-343-06214-3 Intelligence stratégique


17 € et géostratégie

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