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« Comment peut-on être musicien, aujourd'hui ?

Si vous demandez son métier à un musicien, vous lui poserez à coup sûr cette seconde question :
« ...et tu arrives à en vivre ? ». Dans tous les cas, vous vous sentirez obligés de vous enquérir de
cette précision. Il vous paraît tout à fait normal que la plupart des musiciens ou des personnes
pratiquant un instrument ne gagnent pas leur vie sans un "vrai travail".

La pratique soutenue du covoiturage m'a conduit à devoir répondre des dizaines de fois à la
question fatidique : « quel est votre métier ? »
« Dans la musique », je réponds.
« Vous jouez d'un instrument ? »
« De la batterie. »
« Et vous arrivez à en vivre ? »
La question ne se poserait pas pour un commercial, un plombier, n'importe quel autre métier, sans
doute. Elle revient systématiquement.
Dans l'esprit de la plupart des gens, vivre de la musique est ardu, voire impossible. De fait, pour qui
n'atteint pas rapidement le succès, la pratique de la musique pose aujourd'hui bon nombre de
questions qui vont bien au-delà de la rémunération et de savoir si l'on peut en vivre ou non.
La surabondance des (excellents) musiciens couplée à la disparition de dizaines de bars et salles de
concert n'explique qu'en partie ces difficultés. Il y a des raisons plus profondes que je m'en vais
tenter de rassembler ici.
Ces dernières années, je me suis trouvé plusieurs fois à devoir statuer sur plusieurs de mes groupes :
sont-ils des groupes « amateurs » ou « professionnels » ?
Cette question en a soulevé tout un tas d'autres. A commencer par celle-ci : pourquoi ne pas arrêter
de parler d'amateurs/professionnels et se contenter de dire payé/non payé, car c'est bien souvent de
ça qu'il s'agit en réalité.
J'ai découvert, par la suite, que plusieurs professeurs d'écoles de musique insistent sur le fait qu'ils
forment des musiciens « amateurs », chose dont je n'avais pas entendu parler lors de mes années de
formation.
Je suis donc parti de cette interrogation sur la signification réelle de cette fameuse « pratique
amateur » et ait continué la réflexion.
Mais d'abord, commençons par un topo sur l'intermittence, le régime spécifique aux artistes et
techniciens du spectacle.

L'intermittence, un régime spécifique

Depuis 1936, existe l’intermittence. D’abord créée pour les techniciens et cadres du cinéma, elle a
été étendue, au fil des réformes, aux différents acteurs du spectacle vivant. Le statut de
professionnel de la musique est rattaché à cet étrange monde parallèle que l'on appelle “le monde du
spectacle”1. A l'heure actuelle, le musicien devra aligner 507 heures de travail payé sur 10 mois
(avant la réforme de 2003, c'était sur 12 mois) pour acquérir le régime. Le cachet qu'il perçoit lors
d'un concert équivaut à 12 heures de travail quelle que soit la durée de la représentation, quel que
soit le temps nécessaire à la préparation du concert. Cela fait un peu plus de 40 cachets en 10 mois
pour bénéficier du régime ; cela équivaut à un concert rémunéré par semaine.

1 Il sera ici question de l'intermittence chez les musiciens. Les problématiques abordées varient sur divers degrés
selon la discipline : musique, danse, théâtre, arts plastiques, audiovisuel... A noter : l'intermittence n’est pas un statut
ni un métier mais un “régime”.

1
La professionnalisation se fait donc par l'accumulation d'heures de travail rémunérées ; les diplômes
existent mais n'assurent pas au musicien l'intermittence. Elle n'est obtenue et renouvelée qu'à
condition de continuer à aligner le nombre de cachets nécessaires. A de rares exceptions près (qui
sont en général le fait de subventions d'état ou privées), les répétitions ne sont jamais payées.
Pour combler le manque à gagner de toutes les périodes où ils ne jouent pas ou sans être rémunérés,
les intermittents reçoivent une indemnisation comparable, dans une certaine mesure, à l'allocation
chômage.
Tous les artistes ne sont pas intermittents. Certains2 ont depuis longtemps refusé d'adhérer au
fonctionnement du régime.

Depuis 2014, l'intermittence est à nouveau dans le collimateur du Mouvement des entreprises de
France (MEDEF). La raison invoquée est la même qu'en 2003 : l'intermittence serait en déficit3.
Cette fois-ci ,le MEDEF remet en cause l'existence même du régime en voulant le dissoudre dans le
régime général.
La réforme de 2003 a déjà rendu plus difficile son obtention ; celle de 2014 s'attaque au plus
fragilisés en touchant à l'allocation chômage et à l'indemnisation des intérimaires. Nous y
reviendrons.

Les musiciens ne commencent pas la musique comme professionnels. La professionnalisation n'est


d’ailleurs pas une fin en soi pour tous les musiciens ; tous les musiciens dits “amateurs” ne
deviennent pas professionnels. La transition n'est pas encadrée, elle peut se faire à partir du moment
où le musicien obtient un nombre de cachets suffisant.
Mais, comme nous allons le voir, la différence entre musicien « amateur » et « professionnel » ne
peut se résumer au problème de la rémunération. Elle a des ramifications plus profondes et dit
quelque chose sur la pratique de la musique. L'évolution des deux termes dans le dictionnaire est
très éclairante.

Ce qu'en dit le dictionnaire

Les deux mots “amateur” et “professionnel” ne sont pas apparus en même temps. Si les mots
“amateur” et “profession4” datent tous deux du XV ème siècle, les premières occurrences de
l’adjectif “professionnel” proviennent de 1842.

Une édition du Petit Robert des années 70 définit ainsi le terme professionnel : « relatif à la
profession, au métier ». La seconde définition invoque les exemples de l'écrivain professionnel, et
du sportif professionnel régulièrement salarié pour des activités sportives, opposé à amateur.
L'opposition entre “amateur” et “professionnel” n'a pas encore gagné le milieu de la musique. En
tout cas, elle n'est pas explicite dans le dictionnaire.
Aujourd'hui, la définition s'est complexifiée. A la définition principale on a ajouté un exemple :
« musicien professionnel ». L'opposition entre professionnel et amateur a donc franchi les frontières
du sport.
La définition en rajoute dans des exemples de tournures de phrases : « un travail de professionnel,
une excellente professionnelle » et n'oublie pas de rappeler que le terme est spécialisé dans le sport

2 http://www.paristransatlantic.com/warburton/skug-english.html Noël Akchoté, guitariste français internationalement


reconnu, n'a pas le statut d'intermittent.
3 D'après le CIP IdF (Coordination des Intermittents et Précaires d'Ile-de-France), le déficit de l'intermittence n'existe
pas. Le déficit avéré de l'UNEDIC (l'assurance chômage) est le fruit d'une mauvaise gestion. Les gestionnaires ont
baissé les cotisations en 2000 (l'UNEDIC était alors excédentaire). Suite à la reprise du chômage, l'UNEDIC s'est
retrouvé déficitaire. Ce déficit prétendument dû à l'intermittence a déjà servi à justifier la réforme de 2003.
http://www.youtube.com/watch?v=tC9ifnAumLM
4 Au sens d'occupation déterminée.
2
avec le « match de professionnel » et l'expression « passer professionnel » qui donne le verbe « se
professionnaliser ».

A contrario, la définition du terme “amateur” n'a pas changé d'un iota en quarante ans. Seule
modification récente : l'ajout de l'apposition « musicien amateur ».
La définition d'un amateur est celle d'une « personne qui aime, cultive, recherche (certaines
choses) ».
La deuxième définition (datant de 1680) fait écho à celle du mot “professionnel” en opposant les
deux termes : « personne qui cultive un art, une science, pour son seul plaisir (et non par
profession) ». « Sport : athlète, joueur qui pratique un sport sans recevoir de rémunération directe
(opposé à professionnel) ». L'opposition entre amateur et professionnel se fait donc avant tout sur la
base de la rémunération.
Le terme amateur contient une tournure péjorative : « personne qui exerce une activité de façon
négligente ou fantaisiste → travailler en amateur ». Le dictionnaire n'en dit pas plus. Il n'évoque
pas, par exemple, un usage courant en musique qui consiste à parler de « niveau amateur » ou de
« niveau professionnel ». Quelle est la part de la connotation péjorative du terme amateur employée
de façon implicite dans cet usage ?
Cette connotation péjorative apparaît en 1822, soit à quelques années d'intervalle du premier usage
du terme “professionnel”. Ce n'est pas anodin. Il y a bien un jugement de valeur : tout ce qui est issu
de « l'amateurisme » (un mot dont l'usage est forcément péjoratif) sera de moins bonne qualité que
le rendu d'un travail de professionnel. L'opposition entre amateur et professionnel se fait donc aussi
sur une comparaison qualitative.
Outre l'aspect qualitatif, ce que dit en substance le dictionnaire, c'est que le passage d'amateur à
professionnel voit disparaître les notions d'amour et de plaisir. Le professionnel s'appuie d'avantage
sur le jugement des autres : « travail de professionnel, un excellent professionnel ».

Depuis les années 70, l’apposition « musicien amateur/professionnel » est donc apparue dans le
dictionnaire. Entre les années 70 et aujourd’hui, il y a eu les années 80, qui ont vu la nomination de
Jack Lang au ministère de la Culture5. Voici ce qu’en dit le militant politique Franck Lepage,
créateur des fameuses conférences gesticulées : « Dans les années 80 [avec l’arrivée de Jack Lang]
on va valoriser la réalisation de qualités professionnelles comme étant la seule activité qui compte.
Jusque là, dans le milieu de l’animation, ce qui comptait n’était pas le résultat final. L’important
était le processus vécu par les enfants dans l’acte de faire une activité artistique. Dès 1981, il y a
une inversion dans le discours pédagogique. On n’entend plus qu’une chose : ce qui compte, c’est
la qualité professionnelle du résultat. »6

« Nous formons des musiciens amateurs ». Observations sur l'enseignement.

Le jour des examens, dans la petite école de musique de La-Chapelle-sur-Erdre (44), le directeur de
l'école tient ce discours aux parents et aux élèves : « J'insiste sur le fait que notre école forme des
musiciens amateurs, pas des professionnels. »
D'où vient cette rhétorique ? Cette donnée est-elle signifiée aux professeurs et modifie-t-elle leur
enseignement ? Le directeur se garde bien de dire s'il y a une différence qualitative entre
l'enseignement amateur et professionnel.
On est en droit de se demander si l'enseignement qui sera dispensé aux élèves leur permettra de
devenir professionnels si l'envie leur prend.
Cette façon de programmer l'apprentissage n'est pas un fait isolé et le terme de « musicien
amateur » n'est pas l'apanage des écoles de musique. Les conservatoires sont aussi contaminés.

5 Il aura laissé une trace indéniable de son passage puisqu’il aura été ministre de façon quasi-ininterrompue entre
1981 et 1992.
6 http://www.dailymotion.com/video/xthbbx_maja-neskovic-aux-sources-de-franck-lepage_webcam.

3
Quand l'institution veut faire passer un terme dans la représentation et l'imaginaire collectifs, elle
n'y va pas par quatre chemins : elle en inonde la sphère visée. Ainsi, le Schéma National
d'Orientation Pédagogique de l'enseignement de la musique d'avril 20087 (le SNOP) compte 21
occurrences du terme “amateur” - le texte comporte 12 pages. Le terme n'est jamais défini nulle
part. Il s'impose de lui-même : « La mission première des établissements étant de former des
amateurs, les établissements veilleront à favoriser les liens avec la pratique amateur existant à
l'intérieur ou à l'extérieur du conservatoire, afin qu'un grand nombre d'élèves poursuivent leur
pratique artistique au-delà des enseignements du conservatoire ».
Si l'alternative à la pratique amateur est vaguement suggérée, le terme “professionnel” a été
purement escamoté.
Cette obsession pour le terme amateur, comme cette omnipotence du conservatoire, ont des raisons
historiques. Jusqu'à la création du Conservatoire de Paris en 1795, et encore après, les
enseignements amateurs et professionnels de la musique étaient bien distincts. L'enseignement
professionnel aura été longtemps centralisé dans les grandes villes, qui ne sont que les succursales
du Conservatoire de Paris où sont envoyés les élèves les plus brillants. A l'opposé, les
enseignements amateurs se limitaient à la sphère privée et aux orchestres et harmonies amateurs
issus d'écoles de musique. Au milieu du XXème siècle, le rapport à la musique se voit bouleversé.
Le développement du marché du disque et des majors permet à de plus en plus de gens d'avoir un
contact direct avec la musique. Cet accès facilité a induit une forte demande en pratique musicale.
Les schémas d'orientation pédagogique dispensés par le ministère de la culture vont donc s'adapter.
En intégrant le phénomène des pratiques dites « amateur » dans les conservatoires, faisant peu à peu
disparaître la visée professionnalisante de l'apprentissage qu'ils prônaient depuis des décennies.
Quand donc la visée professionnelle, à présent repoussée comme la peste, finit-elle par réapparaître
dans le cursus de l'élève ? Le terme est devenu tabou. La lecture de différents mémoires et projets
pédagogiques d'étudiants au CEFEDEM8 de Bretagne est éloquente. Le terme « professionnel » y
est quasiment absent. L'expression « pratique amateur », omniprésente. On en vient à se demander
ce qui oblige encore à préciser « amateur » vu qu'aucune alternative ne parait exister. La maxime du
SNOP citée plus haut y est répétée à l'identique, sans aucun recul, voire en poussant parfois le
bouchon encore plus loin dans des tirades pour le moins absconses : « La mission première des
écoles de musique, de danse et de théâtre est la formation de l'artiste amateur. Cette réalité ne
s'applique plus seulement aux élèves qui fréquentent ces établissements, mais bien à la pratique en
amateur d'une façon plus générale »9.
Il y a un déni de réalité manifeste à propager partout le terme “amateur” comme relevant de la seule
pratique possible.
Comment ne pas voir là un profond choix de société qui va bien au-delà de simples orientations
pédagogiques ?

La pédagogie sacrifiée sur l'autel du rendement.

A l'école de musique de La-Chapelle-sur-Erdre, les cours individuels durent vingt minutes. Pour
bien se représenter ce qu'implique cette durée, il faut avoir à l'esprit qu'un musicien a généralement
besoin de monter et accorder son instrument. Pour les batteurs, il faut souvent régler le siège et
certains accessoires à sa convenance (chaque batteur joue sur une batterie avec un réglage qui lui est

7 http://www.culture.gouv.fr/culture/infos-pratiques/formations/Schema_musique_2008.pdf Le SNOP occupe une


place non négligeable dans l'orientation pédagogique des conservatoires. Il est considéré comme un texte de
référence, réglementaire. Les écoles passant au statut de Conservatoire doivent se mettre en conformité avec ses
directives.
8 Écoles formant au diplôme d'enseignant, le DE, les futurs professeurs d'instrument ou de danse.
9 Maela Le Bodezet, musique actuelle, CEFEDEM de Loire Atlantique, promotion 2011-2012. Il y a malgré tout
certains mémoires où l'on trouve une réflexion réelle et passionnante tel celui d'Anaïs Loosfelt :
http://www.lepontsuperieur.eu/upload/tinyMCE/ressources_documentaires/mem/FCD/Saint-Brieuc_2009-
2011/Loosfelt.pdf

4
propre). Si l'élève précédent était gaucher, c'est toute la batterie qu'il faut réajuster. Il faut aussi
pouvoir s'échauffer. Avec le démontage et le rangement de l'instrument à la fin du cours (hormis
batterie et piano), au moins cinq minutes de cours sont déjà perdues.
Ce qui nous laisse donc un quart d'heure pour faire le bilan sur ce qui a été vu au cours précédent,
découvrir d'autres exercices, de nouvelles notions, corriger des erreurs, écouter un morceau, etc. Un
quart d'heure.
L'école propose également des cours collectifs (certains élèves cumulent les deux ; la plupart n'ont
droit qu'à l'un ou l'autre). Ces cours-là durent une heure. Six élèves y participent. Pour les cours de
batterie, il n'y en a que deux dans la salle. Même avec un nombre de batteries suffisant, faire jouer
six élèves (de niveaux différents) en même temps est non seulement un calvaire, mais inutile en soi.
Il y a peu d'intérêt de faire jouer à six à l'unisson un morceau qui n'a été écrit que pour un seul
musicien.
Le système de cours collectifs n'est pas nouveau mais a pris une place de plus en plus importante
dans l'enseignement ces dernières années.
Il est possible d'expliquer ce phénomène par un mot : rendement. Pour un temps de travail réel bien
moindre (six élèves pendant une heure, ça ne fait même pas un quart d'heure par élève) les cours
collectifs sont beaucoup plus lucratifs pour l'école de musique que les cours individuels. Le
professeur, lui, est payé à l'heure.
Ce nivellement par le bas n'est qu'un des symptômes d'une course généralisée à la rentabilité qui
n'épargne pas le milieu culturel, bien au contraire.
La situation rencontrée dans cette école de musique est le résultat de profonds contresens sur des
termes comme « collectif » ou « amateur ».
La « pratique collective » est depuis plusieurs années le fer de lance de tout un pan de la pédagogie
actuelle qui souhaite faire oublier l'académisme et l'individualisme des cours particuliers. Plusieurs
professeurs et directeurs d'école prennent cela au mot et les élèves n'ont plus que des cours
collectifs au fonctionnement confus et stérile. Des cours ne correspondant d'ailleurs pas aux
objectifs initiaux des pratiques collectives : favoriser les rencontres entre divers instruments.

L'obstination des institutions à propager le terme « amateur » dans le lexique de la pratique


musicale, dit quelque chose sur la difficulté actuelle qu'ont les musiciens souhaitant se
professionnaliser. Un enseignement destiné à des musiciens « amateurs » accepte, de fait, la
difficulté à devenir professionnel. Les conservatoires, naguère focalisés sur la formation de futurs
musiciens professionnels, intègrent désormais la formation amateur dans leurs différents cursus.

Prenons le cas du conservatoire de Saint Nazaire10. On peut tout d'abord s'étonner de l'usage d'un
lexique qui lorgne vers celui des entreprises et de l'industrie : revient souvent l'idée de
« contractualiser la formation », à travers des « contrats » de formation que les élèves devront signer
ou pas avec le conservatoire, selon le cursus pratiqué. Les élèves sont d'ailleurs considérés comme
des « usagers » du conservatoire. Ces fameux contrats, les élèves doivent les signer s'ils choisissent
un Parcours Personnalisé de Formation (PPF). Les PPF sont la réponse des conservatoires à la
tendance de la « formation amateur ». Ils constituent une alternative à la formation classique en
trois cycles qui donne ensuite accès à différents diplômes. Le PPF est une voie créée pour « ceux
qui ne désirent pas suivre un parcours traditionnel » (autrement dit ; ceux qui auraient très bien pu
intégrer une école de musique lambda qui forme des musiciens amateurs). La première particularité
du PPF (que l'élève peut intégrer en 2ème ou en 3ème cycle) est que le nombre d'années y est
limité. La seconde, c'est que l'attestation (qui n'est pas un brevet, contrairement à la formation
normale) reçue en fin de 2ème cycle ne permet pas une poursuite en 3ème cycle. Et pour l'élève qui
aura décidé d'intégrer un PPF lors d'un 3ème cycle, l'attestation qu'il recevra ne lui permettra pas de
passer des diplômes par la suite. Ainsi, ce conservatoire qui se vante de « s'ouvrir au plus grand
nombre, enfants et adultes, sans distinction sociale et favorise l'égalité d'accès à l'enseignement »,

10 Les références qui vont suivre sont issues du Projet d'établissement 2008-2013 et du Règlement des études du CRD
de Saint-Nazaire.

5
recréé de lui-même des inégalités entre les élèves, selon leur cursus.
Autre exemple, qui en dit long sur la place de l'éducation musicale dans l'enseignement global : les
élèves scolarisés au lycée ont la possibilité d'interrompre leur formation musicale en cours de 2ème
cycle, le temps d'assurer leur parcours scolaire. Cela sonne comme un coup de pouce... Mais une
fois la formation reprise, ils ne pourront plus aller en 3ème cycle. Il ne leur restera que la possibilité
d'intégrer un PPF.
Dans la réalité, certains professeurs – selon la motivation de l'élève – se permettent de s'affranchir
de certaines règles trop rigides des conditions d'accès des PPF. Mais le système est bel et bien
établi.

Est-il déjà ancré dans les esprits que vingt minutes de cours d'instrument par semaines sont
suffisantes ? Qu'un professeur d'instrument peut bien se charger à lui seul d'enseigner aussi le
solfège ? Qu'un cours d'une heure pendant lequel six élèves se partagent deux instruments est une
pratique normale à laquelle il faudra s'habituer ?
La place grandissante accordé à ce terme « amateur » a des implications dans un débat, voire un
combat, bien réel et très actuel dont l'article qui va suivre n'est qu'un des nombreux échos.

Un serpent de mer parmi d'autres : la loi LORCA11.

« La réglementation des pratiques culturelles suscite le débat. Il serait en effet question, avec ce
projet, de rémunérer les artistes amateurs au même titre que les professionnels. Des discussions ont
commencé entre le Ministère et les associations culturelles, notamment celles qui défendent la
culture bretonne. Il est en effet impossible de payer un cachet à chaque musicien et danseur lors des
festivals. Les amateurs, eux ne revendiquent rien, juste le droit de continuer à pratiquer pour leur
plaisir et l'épanouissement de leur culture. […] Amateurs, le terme n'a rien de péjoratif, car à force
de répétitions et de concours, bref d'engagement passionné, bon nombre de sonneurs ont acquis un
niveau de professionnel. Et c'est cette ambiguïté qui attise les rancœurs. […] Pour les festivals qui
alternent défilés de groupes amateurs et spectacles professionnels, les uns se nourrissant des autres,
ce serait un coup fatal. »12
Cet article de France 3 (tiré d'un reportage vidéo) est partisan (il n'énonce jamais le point de vue des
syndicalistes) et approximatif. Il est aussi révélateur de plusieurs lieux communs qui sont autant de
préjugés et mensonges. En vrac :
 les amateurs n'ont aucune revendication.
 Les groupes amateurs ne font que défiler dans les rues quand les professionnels montent de
vrais spectacles.
 Les uns se nourriraient des autres.
 Le « niveau de professionnel » acquis par certains amateurs suscite la rancœur des
professionnels.
L'article fait état d'un débat lancé en 2008 par un projet de loi du ministère de la culture (qui avait
été enterré suite à la mobilisation, notamment des associations d'amateurs de musique bretonne) et
réactivé en juillet 2013 par Aurélie Filipetti. La version finale du texte la LORCA devait être rendue
avant le mois de juillet 2014. Comme en 2003, le texte a fini par s'enliser. Exit Aurélie Filippeti,
Fleur Pellerin reprend la barre. Conformément à la mode actuelle du gouvernement de tout
« simplifier », le texte sera accolé à un autre projet de loi sur le patrimoine dans un texte réunissant
les deux problématiques. La première mouture ne sera présentée qu'au premier semestre

11 Loi d'Orientation Relative à la Création Culturelle.


12 http://bretagne.france3.fr/2013/10/25/statut-des-artistes-amateurs-quels-effets-sur-les-festivals-bretons-
345125.html?fb_action_ids=723990847618981&fb_action_types=og.likes&fb_source=other_multiline&action_obj
ect_map=[1375343842708803]&action_type_map=[%22og.likes%22]&action_ref_map=[] Article datant du 25
octobre 2013.

6
201513.C'est la Direction Générale de la Création Artistique (DGCA), dépendant du ministère de la
Culture, qui s'occupe de la rédaction du texte. Le point litigieux se situe dans l'actuel article 10 qui
donne de nouvelles dispositions au regard des pratiques amateurs.
La législation actuelle est celle d'un décret de 1953, jugé depuis longtemps obsolète car il ne
reconnaît pas l'existence de la pratique amateur – ceci s'explique par les éléments historiques
développés plus haut. Or, des décisions judiciaires récentes requalifient des amateurs en salariés.
Afin d'éviter de combler le vide juridique laissé par le décret de 1953 à coup de jurisprudences,
l’État veut reprendre la main en reconnaissant le statut d'amateur comme un statut à part entière.
Les artistes amateurs pourraient jouer gratuitement lors d’événements à but lucratif mais pour un
certain nombre par an. Au-delà, ils devraient être salariés.
Le ministère de la Culture doit discuter de cette évolution avec deux forces qui s'affrontent sur des
points précis : les syndicats des professionnels et les associations de pratique amateur.
Les syndicats mettent en garde contre le péril que cette reconnaissance apporterait à leur profession
et le risque d'abus de la part des directeurs de salles et de structures si les amateurs pouvaient se
produire légalement dans un cadre lucratif sans être payés.
Les associations butent sur le fonctionnement de la billetterie lors de spectacles amateurs. Dans
l'état actuel du texte, la billetterie ne doit pas servir à financer autre chose que la prestation des
artistes amateurs (production du spectacle, diffusion, défraiements des artistes, etc). Les
associations arguent avec raison le fait que, dans la réalité, ces spectacles qui ne leur coûtent pas
grand-chose servent à financer le reste de leurs initiatives, tout au long de l'année. C'est un moyen
comme un autre de fédérer des sympathisants lors d’événements populaires tout en faisant vivre
l'association autrement que par des subventions publiques qui vont en s'amenuisant année après
année.
Le texte est sans cesse remanié au gré de l'évolution du rapport de force. D'une mouture à l'autre, les
changements sont plus ou moins perceptibles ; l'amateur qui exerçait une activité artistique « à titre
de loisir » la pratique désormais « à titre non professionnel » – de quoi creuser encore le fossé
sémantique entre amateurs et professionnels. D'autres modifications ont un impact bien plus
conséquent. Ainsi, lors de concerts d'amateurs à but lucratif, la publicité était autorisée mais ne
pouvait pas être assurée par une entreprise spécialisée. Désormais, elle est autorisée, sans aucune
limitation.

Dans la guerre des mots, certains textes rendent pleinement compte des préjugés et
incompréhensions à l’œuvre dans ce débat. Dans un texte émis par le festival D'ailleurs c'est d'ici
(festival de musiques traditionnelles en Anjou) : « L’alternative n’est donc pas entre musiciens
amateurs ou professionnels mais entre musiques vivantes ou pas ! »14 Ainsi la musique des
professionnels serait une musique morte (sic). Dans ce même texte, on trouve un préjugé archaïque
voulant que les musiciens classiques se forment au conservatoire et les musiciens de musiques
actuelles « sur le tas ». Cela fait pourtant plusieurs décennies que le jazz et les musiques actuelles
(électroacoustique, rock...) sont enseignés au conservatoire. De plus en plus de musiciens de jazz et
de musiques actuelles sont diplômés.

Viennent ensuite ceux qui confondent amateurs et... bénévoles. Un autre article15 très partisan et
rempli d'approximations cite Nicolas de Villiers, président de l’association productrice des
« Cinéscénies » du Puy-du-Fou : « Cela fait trente-sept ans que nous travaillons avec des bénévoles
et l’inspection du travail, sans difficultés. Il s’agit là d’une volonté de mettre la création sous le
contrôle de l’État. »
Nicolas DeVilliers a été un des premiers à s'exprimer violemment contre la LORCA. Tout comme la
rédactrice de l'article, il confond artistes amateurs et bénévoles, ajoutant de la confusion à un débat

13 Dépêche AFP du 14 octobre 2014.


14 http://dailleurs.pagesperso-orange.fr/loi%20amateurs.htm
15 http://www.la-croix.com/Culture/Actualite/Le-statut-des-artistes-amateurs-en-debat-2014-02-18-1108179 La Croix
08/02/14

7
déjà bien assez trouble. Le texte de la DGCA ne concerne que les artistes et non le bénévolat
s'activant autour de la scène.
Pourtant l'association s'est insurgée contre le projet de loi en dénonçant « un danger majeur pour la
création artistique en France (…), un bracelet électronique passé au bénévolat ». Une élue
vendéenne du MPF, Véronique Besse, proche de Philippe Devilliers, a créé un collectif
parlementaire, « SOS Bénévolat », pour "faire barrage au projet de loi sur la création artistique",
qui apparaît "désastreux" pour la vie culturelle et artistique. Cette grosse association semble avoir
bien peur d'un texte qui ne la concerne que si peu. Après tout, les Cinéscénies rémunèrent bel et
bien quelques 1400 salariés pour leurs spectacles en costumes... pour lesquels travaillent aussi 3400
bénévoles. Bille en tête, Nicolas de Villiers et la journaliste considèrent que les syndicats
d'intermittents sont à l'origine de cette mesure : « Tous deux [de Villiers et André Queffélec,
président de Bodadeg ar Sonerion, la fédération des sonneurs bretons] souhaitent "convaincre" les
syndicats d’intermittents du spectacle, qui seraient à l’origine de cette mesure. Parce qu’ils seraient
persuadés, selon Nicolas de Villiers, "que les bénévoles mangent leur pain, alors qu’ils sont
complémentaires, créateurs de richesse et d’emplois".»
Est-ce le fait d'employer autant de bénévoles qui rend ce président d'association si susceptible?

Amateur et professionnel ?

Entre musiciens, chacun à sa conception, sa définition. Les uns considèrent que la différence se fait
sur le niveau d’implication, d’autres sur le niveau musical, d'autres en terme de salaire. Des
tremplins comme le Motocultor ou celui du festival Obital s'adressent à des groupes amateurs. Les
deux prennent soin de préciser la définition : « On entend par artiste ou groupe amateur que ces
derniers ne doivent pas pas être signés par un label (pour rappel, un label est «une société éditrice
de disques et CD chargée d’éditer et de distribuer des disques ») »16. L'intention paraît louable mais
elle est surtout là pour cacher une autre réalité. Les groupes doivent comprendre que, s'ils gagnent
le tremplin, leur prestation ne pourra être rémunérée, étant donné qu'ils acceptent d'être considérés
comme « amateurs ».
Ainsi, la différenciation entre amateur et professionnel sur la base du salaire me paraît la plus
pertinente. Elle est inhérente à la distinction entre les deux. Ce qui définit (pour l’instant)
concrètement la différence entre amateurs et professionnels, c’est que seuls les seconds sont inscrits
aux congés spectacle.

Les deux peuvent pourtant cohabiter. Mais les rapports entre amateurs et professionnels ne sont pas
aussi idylliques qu'aiment à le clamer les associations. Ni aussi destructeurs que le crient les
syndicalistes.
L'interaction entre amateurs et professionnels existe bel et bien et peut s'avérer fructueuse ; les
associations ont parfois recours à des professionnels dans le cadre de formations, sonorisation de
concerts, enregistrement en studio, graphismes, etc. Pour autant, les conditions ne sont pas
forcément euphorisantes. Pour certains professionnels, il peut s'agir d'un boulot « alimentaire », tant
ils sont rebutés par « l'amateurisme » du travail de certaines associations.
Les amateurs et professionnels peuvent être appelés à travailler au sein d'un même groupe. Mais
cette « cohabitation » est difficilement viable à long terme. Les amateurs et les professionnels ont
tendance à différer aussi – et ce point n'est jamais évoqué nulle part dans le débat – sur le niveau
d'exigence de travail, d'organisation... La question de la rémunération qui vient fatalement s'en
mêler n'arrange rien. Après tout, étant musicien amateur dans telle fanfare, je peux m'interroger sur
la légitimité à ce qu'un seul musicien dans le groupe soit rémunéré du seul fait de son statut de
professionnel. Alors que cet argent pourrait être mis en commun pour le reste du groupe. Et que ce
musicien professionnel habite sur place alors que je suis moi-même obligé de faire vingt kilomètres

16 Article 2 du Règlement 2016 du tremplin musical Bobital. http://www.bobital-festival.fr/reglement-tremplin-2016/

8
pour chaque répétition. Personne n'a songé à me défrayer. Et nous jouons les mêmes morceaux,
avec autant d'implication et de légitimité dans le groupe l'un que l'autre.
D'où une somme de non-dits et de frustrations accumulés, de rancœur parfois, qui peuvent s'avérer
destructeurs.
Personne ne va vous guider, vous alerter sur les sommes d'argent que vous êtes en droit de
demander aux gens qui vous emploient à l'occasion d'une fête, d'un événement sportif... Les
rémunérations se font souvent au noir ; une petite structure ne pourra produire suffisamment de
cachets pour une fanfare de dix musiciens. Le groupe touche alors une somme qui, malgré l'absence
de charges, constitue rarement l'équivalent d'un cachet par musicien.
En acceptant ainsi des salaires dérisoires, les groupes amateurs prennent le travail de gens qui se
battent pour en vivre. Les amateurs et ceux qui les payent au noir alimentent un système qui vise à
rémunérer toujours moins les musiciens. Un système soi-disant gagnant-gagnant mais qui grignote
l'espace de représentation de toute une profession.

Être musicien professionnel

Musiciens amateurs, certains le restent toute leur vie du fait des contraintes économiques inhérentes
à la professionnalisation, qui ont de quoi refroidir plus d'une vocation.
Un article paru sur le site Rue 8917 n'est qu'un témoignage parmi d'autres qui en dit long sur la
galère que constitue l'obtention des cachets.
Avant d'obtenir le statut de professionnel, il faut jouer. Mais les bars ne rémunèrent la plupart du
temps qu'au noir (ou pas du tout) et les grandes salles préfèrent des valeurs sûres qui amènent du
monde. Un artiste voulant se professionnaliser ne pourra pas tourner longtemps le dos aux concerts
payés au black s'il n'a pas un emploi annexe pour joindre les deux bouts.
Il existe aussi ces cafés-concerts d'un nouveau genre qui sont à la fois des bars et des salles de
concert. Pour y jouer, il faut louer la salle le temps d'une soirée et s'occuper soi-même de la
billetterie. Ceci implique de faire venir suffisamment de public pour rentrer dans les frais de
location et produire suffisamment d'argent pour rémunérer chaque musicien. Et le meilleur moyen
de faire venir un maximum de gens, c'est d'être un maximum de groupes sur scène. C'est pour cette
raison que les soirées de lieux tels Le Ferrailleur et la Scène Michelet à Nantes voient se succéder
deux, trois, voire quatre groupes chaque soirée de concerts.
Chaque concert ne garantissant pas un cachet, il existe différentes techniques pour s'en fabriquer.
Un groupe de musicien peut passer par une association pour convertir en cachets une somme
d'argent perçue au noir. D'autres empruntent à la banque pour se faire de faux cachets et renouveler
ainsi leur intermittence en comblant les cachets manquants ; cette pratique a déjà un nom, qui réunit
avec une facilité confondante deux termes antinomiques : le cachet autofinancé.
Pour les intermittents, il faut souvent accepter des concerts alimentaires pour des groupes avec
lesquels on a peu d'affinités. Le verbe « cachetonner » est passé dans l'usage courant depuis
longtemps.
Voilà donc de quoi retourne pour un grand nombre de musiciens la vie de professionnel : précarité à
tous les étages. Les syndicalistes sont nettement moins loquaces là-dessus. De fait, ils ne remettent
pas en cause ces conditions de travail déplorables.

Dans leurs diatribes contre la LORCA, certaines associations, tel que le festival D'ailleurs c'est
d'ici18 redoutent que la loi ne soit le début d'une prise en main par l'état des pratiques amateur :
« Vouloir cantonner les musiques amateurs dans des “espaces d’accueil identifiés et autorisés”, la
fête de la Musique, ou quelques festivals spécialisés est une proposition au mieux ridicule, au pire
relevant d’une conception policière de la culture ». Culture policière ? Le terme semble un peu fort.
Pourtant, il fait écho à un autre problème dans la pratique de la musique aujourd'hui. Le problème

17 http://rue89.nouvelobs.com/2014/05/27/ni-intermittente-ni-rentiere-marie-chanteuse-1-374-euros-mois-252457
18
Festival de musiques traditionnelles en Anjou

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de la reconnaissance, de la visibilité pour les groupes qui cherchent à exister sur scène s’est
complexifié.
Gentrification, baisse des subventions et problèmes de voisinage obligent, les petites salles de
concerts et les bars musicaux (non subventionnés) ferment les uns après les autres, sans que le
ministère de la culture ne réagisse. En parallèle, on assiste à l'explosion des festivals
(subventionnés) qui, sur une période réduite, accumulent les concerts. Pour les musiciens en quête
de reconnaissance, cela change la donne, profondément. Le circuit traditionnel par lequel on pouvait
se faire repérer en jouant dans un bar ne fonctionne plus. Comment se fait-on programmer dans les
festivals qui reçoivent des centaines de maquettes de différents groupes ? Il reste les tremplins (un
autre mot pour « concours »). Plusieurs se vantent d'avoir déniché des groupes maintenant
reconnus. A ma connaissance, aucune statistique n'a été produite sur le sujet.

Quelle que soit l'affluence, les festivals sont très dépendants des subventions qu'ils touchent.
Certaines de ces subventions ont un impact direct sur la programmation du festival. Jazz
Migration19 en est un symptôme révélateur. Ce tremplin est né de l'association de l’AFIJMA
(Association des Festivals Innovants en Jazz et Musiques Actuelles) avec plusieurs structures de
diffusion de jazz (festivals, scènes conventionnées et nationales, théâtres, centres culturels, clubs)
sous le nom d’AJC (Association Jazzé Croisé). Cette association revendique le fait de promouvoir
de jeunes groupes de jazz. Un comité d'écoute retient entre 8 et 12 groupes parmi tous ceux qui
auront envoyé maquette et dossier de presse. Les membres du réseau de l'AJC (festivals, adhérents)
votent ensuite. Au final, c'est autant les festivals qui programment ces groupes... que le jury du
tremplin. Les trois premiers lauréats se partagent une cinquantaine de concerts sur plusieurs grands
et petits festivals de jazz de l'Hexagone. L'association fait office d’imprésario en gérant la
promotion et l'organisation d'une tournée annuelle, les cachets des musiciens et en s’acquittant des
défraiements.
Ce que peu de gens savent, c'est que les festivals partenaires de Jazz Migration qui programment les
lauréats touchent une conséquente subvention. Subvention qui peut mettre en cause la viabilité du
festival.
Le festival ne dure que quelques jours et doit terminer le moins déficitaire possible. Il ne peut se
permettre de programmer un jeune groupe labellisé nulle part, quand un autre groupe lui garantit
une visibilité et une subvention non négligeables. Tant pis s'il n'avait pas voté pour ce groupe-là.
Voilà comment la culture, sans être « policière », devient peu à peu maîtrisée, régulée. Quid de tous
les autres groupes qui, pour des raisons que seul ce fameux jury connaît, n'auront pas été retenus ?
Pour les amateurs qui souhaiteraient se professionnaliser sans suivre des parcours balisés, en
refusant les cachets alimentaires ou de se soumettre à une structure, les portes se ferment les unes
après les autres.

De la lutte et du déni de réalité

Les actions des intermittents face au nouveau projet de loi sur l'intermittence ne datent pas d'hier.
Mais leurs revendications ne deviennent audibles à l'approche de l'été que grâce aux préavis de
grève lancés dans plusieurs festivals. Cela démontre clairement le poids des ces derniers20.
Face aux attaques du MEDEF, l'un des principaux arguments des intermittents en lutte a été de
démontrer que la culture produit de la richesse. Triste constat que celui d'être obligé de justifier son
existence car l'on produit de la valeur économique. Cet argumentaire est déjà le signe d'un
renoncement. Car alors, quid des musiques improvisées, expérimentales, de tous ces musiciens ou
compositeurs à qui l'on ferme déjà les portes sous prétexte que leur musique n'intéresse personne ou

19 http://www.ajc-jazz.eu/fr/jazz-migration/presentation.html
20 Les festivals incarnent une véritable « politique culturelle » qui participe à une « événementialisation » de la culture,
au détriment des lieux de vie culturels plus ancrés et permanents. http://www.irma.asso.fr/FESTIVALS-DE-
MUSIQUES-EN-EUROPE-UN?xtor=EPR-178

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trop peu de monde? Si la culture doit à tout prix être économiquement viable pour exister, c'est alors
tout un pan de celle-ci qui va s'effondrer quelque part, sans bruit.

Que cette vision soit portée par les syndicats d'intermittents eux-mêmes a de quoi révolter et
consterner. Au-delà des aspects économiques qui, comme le soi-disant déficit de l'intermittence,
relèvent le plus souvent du mensonge, le système de l'intermittence montre ses limites pour des
raisons bien plus profondes. Des associations d'amateurs aux syndicats d'intermittents, il y a une
mauvaise foi avérée, un refus de voir ou de parler d'une réalité peu glorieuse.
Les intermittents s'arc-boutent sur un régime qui maintient la majorité des musiciens dans des
conditions précaires et absurdes. Quelques-uns brillent car ils ont su séduire un jury (d'un tremplin
jazz ou d'une émission de télé, quelle différence?). Des milliers d'autres rament, se maintiennent
grâce à des combines lamentables ou un travail à mi-temps souvent dévalorisant, ou finissent par
renoncer. Il serait opportun de se demander combien le système a ainsi tué dans l’œuf des
sensibilités, des personnalités qui ne s'adaptaient pas.

Avant l'intermittence, les artistes reconnus étaient payés par l'état pour faire des œuvres de
commande21. Quelques autres étaient soutenus par des mécènes privés – les banques les ont
remplacés. Le statut d'artiste se négociait donc au prix d'un certain degré de
connivences/concessions faites avec le pouvoir22. Et le reste survivait comme il pouvait.
L'intermittence peut être vue comme une tentative d'aller à l'encontre de cette injustice, en donnant
aux artistes une véritable place – certes précaire – au sein de la société.

Aujourd'hui, le régime de l’intermittence est menacé de disparition pure et simple. A force


d'attaques successives de la part de l’État, du MEDEF et de certains syndicats (CFDT, FO et
CFTC), l'intermittence devrait s'effacer au prix d'une cédéisation de l'ensemble des intermittents –
c'est ce que souhaitent des syndicats comme FO. L'intermittence en tant que telle, les emplois
discontinus sont devenus indésirables pour des décideurs qui ne jurent que par le plein-emploi.
« Depuis des années, le Medef s’acharne à mettre à mal ce statut en s’attaquant, par tous les
moyens possibles, à la philosophie qui a présidé à sa fondation. Aujourd’hui, il y est presque arrivé.
De réformes en nouveau protocole, il est arrivé à transformer un système mutualisé en système
capitalisé. Et cela change tout. Cela veut dire, par exemple, que le montant des indemnités n’est
plus calculé sur la base de la fonction de son bénéficiaire mais exclusivement sur le montant de son
salaire. Et plus ce salaire est haut, plus haut sera le montant de ses indemnités. Et on en arrive à
une absurdité complète du système où, sous couvert de résorber un déficit, on exclut les plus
pauvres pour mieux indemniser les plus riches. »23
« Le Medef ne veut pas que le régime des intermittents du spectacle ou des intérimaires serve de
modèle aux autres : il s’agit d’empêcher à tout prix les précaires de réclamer des droits sociaux en
échange de l’hyper-flexibilité voulue par leurs employeurs. » 24

Imposer l'intermittence comme modèle ?

Cette réflexion émanant de la CIP pose la question d'étendre l'intermittence à d'autres corps de
métiers.
Je suis dans un premier temps tenté d'opiner du chef. Plutôt que de se débarrasser de l'intermittence
comme si elle était une erreur, certains proposent de la considérer comme le futur nécessaire d'un
monde où le plein-emploi ne restera qu'un mirage. Ainsi, Franck Lepage a une vision progressiste

21 Cette pratique se perpétue ; en particulier en musique classique et contemporaine.


22 On pourrait mentionner une définition récente du terme “professionnel” qui a vu le jour durant ces dernières
décennies. Au féminin, exclusivement. Il s'agit du terme familier désignant une prostituée.
23 Extrait d'un discours de Pascal Ferran, lors de la remise des Césars en 2007 pour son film Lady Chattereley.
24 Extrait d'un texte de la CIP (Coordination des intermittents et précaires).

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de l'intermittence : « C’est un statut qui est extrêmement luxueux dans la mesure où il reconnaît
qu’un travailleur a besoin de penser à son travail et d’être financé pour cela. En revanche, la
dimension effrayante de ce statut, c’est qu’il faut courir les cachets en permanence. […] Il n’y a
pas de raison qu’il n’y ait que les artistes qui bénéficient de cela : pourquoi un travailleur social
n’aurait-il pas le droit de s’arrêter une semaine pour penser à son travail ? Donc c’est un statut qui
devrait être étendu à la totalité des salariés. »25

Louable intention, mais c'est faire fi du cortège de difficultés et d'injustices détaillés plus haut que
génère l'intermittence. S'accrocher à un statu quo serait délétère. La mobilisation de l’été 2014 a eu
pour effet de prolonger les négociations et de faire reconnaître le mensonge que constitue le déficit
de l'UNEDIC (Michel Sapin l'a expliqué devant les députés). Le discours des intermittents s'est
structuré, raffermi, et le plus important pour eux est désormais de faire comprendre que la nouvelle
convention UNEDIC concerne l'ensemble des chômeurs, intérimaires... Le combat actuel sur cette
réforme doit non seulement être gagné mais il doit ouvrir à la création d'un nouveau modèle. Une
défaite ou un statu quo constituerait l'amorce ou la continuation d'un profond bouleversement de
société, aux effets catastrophiques pour les plus précaires.

Être musicien professionnel aujourd'hui ne nécessite pas seulement des talents de musicien. Le
milieu professionnel de la musique a été complètement récupéré par l'industrie. Plus que jamais,
devenir professionnel nécessite un certain formatage, se plier à plusieurs conventions, intégrer les
bons milieux. Les musiciens professionnels sont tous des autoentrepreneurs en puissance ; oubliés
les imprésarios, désormais le musicien cherche ses dates seul, gère tout seul son intermittence. On
n'a pas abordé dans le détail la galère que peut constituer le calcul des cachets pour obtenir le
renouvellement de l’intermittence ; il faudrait sans doute plusieurs pages. L'intermittence a été une
émancipation dans le sens où elle a permis à de nombreux musiciens de vivre de leur art ; mais
aujourd'hui, cette fameuse émancipation demande un nombre sans cesse grandissant de concessions.
Beaucoup de musiciens choisissent de prendre un travail plus stable et renoncent à une carrière de
musicien professionnel.
Si des amateurs peuvent jouer aussi bien que des professionnels, la musique pourra donc n'être plus
qu'un loisir. Et la formation en conservatoire ne servira plus qu'à former de futurs professeurs ou des
musiciens évoluant dans quelques orchestres prestigieux.
Cette éventualité, ce choix de société, est accepté de facto par les musiciens se désignant eux-
mêmes comme amateurs. N'importe quel musicien qui va accepter (pour quelque raison que ce soit)
de jouer pour rien (ou un simple défraiement) dans un bar, une salle communale, un auditorium, ou
dans la rue, accepte lui aussi cette réalité que l'on nous impose. Le salaire appartient au monde du
travail aliénant et rébarbatif. Quelle que soit la somme, être payé pour une passion épanouissante
créé un malaise.

La démocratisation de la musique qui se poursuit depuis plusieurs décennies fait que les
enseignements amateurs deviennent bien plus complets et versatiles qu'ils ne l'ont jamais été. Parler
de « niveau amateur » et de « niveau professionnel » n’a plus aucun sens.
Amateur ou professionnel ? Non. Payé ou pas payé, faudrait-il enfin dire.

Le fait de reconnaître le statut d'amateur grâce à loi LORCA, ouvre une voie possible vers leur
rémunération. Mais ceci n'est pas une solution ; la rémunération des amateurs donnera forcément
lieu à des cachets rabaissés. Il serait temps de lancer un pavé dans la mare en posant des questions
qui fâchent tout le monde : dans le monde actuel où quasiment tout se monnaye, employer près de
3000 bénévoles pour des spectacles payants ne constitue-t-il pas une brillante façon d'exploiter la
solidarité et la bonne volonté des gens ?

25 http://www.agirparlaculture.be/index.php/politique/172-franck-lepage-alterministre-gesticulant

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Plutôt que de considérer l'intermittence comme un modèle à étendre au reste de la société,
intéressons-nous aux alternatives. Elles existent. Le salaire à vie défendu par Bernard Friot en est
une et me semble la plus enthousiasmante. Il permettrait notamment d'en finir avec le profit éhonté
tiré du bénévolat. Faut-il le rappeler, les festivals subventionnés n'existeraient pas sans les
bénévoles qui s'y investissent sans contrepartie financière, produisant toutefois de la valeur que les
mairies et les politiques ne se privent pas d'exploiter pour embellir la vitrine de leurs villes.

Quand on ne pourra plus du tout compter gagner sa vie avec la musique (sauf en étant reconnu par
l'état et/ou les banques ou en ayant intégré le « circuit » des tremplins et autres concours
subventionnés) et qu'il n'y aura plus que des concerts amateurs ; quand l'idée que le travail rémunéré
ne peut pas être source de bonheur aura définitivement gagné, on pourra mesurer l'étendue des
effets que ces transformations auront eu sur la civilisation.
Il restera les musiciens de rue qui tentent encore de gagner de l'argent en jouant de la musique. Mais
ceux-là aussi on les chasse, avec l'aide de la police. Ou, plus en douceur, on leur oppose les groupes
en règle, comme ceux qui ont le droit d'aller jouer dans les couloirs du métro parisien, car adoubés
par la RATP. Et qui osera parler de plaisir de jouer à un individu qui rejoue tous les jours les mêmes
morceaux dans une rame de métro ou sur des pavés sales, devant un public au mieux hostile, au pire
indifférent ?

Dans les Lettres Persanes de Montesquieu, Rica, persan, se fait entendre dire « Ah ! ah ! Monsieur
est Persan ? c'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut−on être Persan ? » par des
parisiens curieux et incrédules car ethnocentriques, incapables de s'imaginer être autre chose que
parisiens. La citation est depuis passée dans le langage courant et évoque la difficulté de vivre
quand on ne correspond pas à la norme, quand notre statut fait de nous quelqu'un d'essentiellement
à la marge. Tout comme le statut de musicien aujourd'hui, qui fait s'interroger les gens sur
l'éventualité de pouvoir en vivre.
La citation ne rend pas compte de ce que Rica dit dans sa lettre et qui me semble convenir comme
conclusion. Face à cette situation, sa réaction est de se renier, d'enlever ses habits persans et de se
vêtir à la mode occidentale. Son bilan est sans appel : « Cet essai me fit connaître ce que je valais
réellement : libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de
me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique :
car j'entrai tout à coup dans un néant affreux ».

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