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La doctrine de la « déification » dans l'Église grecque jusqu'au XI e siècle

Author(s): M. Lot-Borodine
Source: Revue de l'histoire des religions , 1932, Vol. 105 (1932), pp. 5-43
Published by: Association de la Revue de l’histoire des religions

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/23664516

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La doctrine de la « déification »
r

dans l'Eglise grecque jusqu'au XIe siècle1

I. — Fondements théologiques

Introduction

La θεωρία de la patristique grecque, recueillie, continuée


et amplifiée par les Byzantins, ses héritiers directs et légi
times, est un monde à part, tôt fermé aux infiltrations du
dehors. Monde où la vie enclose de l'esprit dort comme une
eau oubliée au fond d'un puits. Sa doctrine de la contempla
tion que l'on ne peut dissocier de l'enseignement dogmatique
de l'Eglise-mère, forme un tout homogène. Sur plus d'un point,
cette doctrine, platonicienne jusqu'en ses derniers rejetons,
chrétienne et orientale en sa racine même, se distingue de
l'Occident latin et reste toujours encore inconnue — ou
méconnue — de lui.
L'édifice tout entier repose sur la pierre angulaire d'une
connaissance double : de la théognosie apophatique ou connais

1) Le sujet de la présente étude, qui n'est qu'un essai de mise au point lui
même scindé en deux parties, a été doublement limité. D'abord dans le temps.
Nous nous arrêtons au milieu du xie siècle avec S. Syméon le Jeune, le plus grand
-mystique grec, et son disciple hagiographe, Nicétas Stéthatas, un des artisans de
la séparation des Eglises. Ce dernier événement clôt dans l'Orient chrétien tout un
millénaire de pensée religieuse créatrice et d'expérience vécue. Une nouvelle ère
s'ouvrira à Byzance au xive siècle avec le mouvement hésychaste du Mont-Athos,
qui soulève de gros problèmes, incomplètement résolus encore. C'est à peine si
nous les effleurons en passant. De même en ce qui concerne la doctrine de la grâce
déifiante dans les sacrements, ou la mystique rituelle de l'Église. Seule nous
occupera ici la quête solitaire de l'âme, montant vers Dieu, sans jamais se détacher
de la théologie des Pères ni de l'ascèse traditionnelle. Et ce n'est que de cette
théologie là qu'il sera question dans les pages, un peu rapides, qui suivent.
Dernière remarque : convaincu du caractère synthétique, et non syncrétiste
du christianisme originel, l'auteur n'a pas essayé d'effriter ce bloc erratique.

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b REVUE DE L HISTOIRE DES RELIGIONS

sanee de la nature divine, noyée dans la t


que la frange de son inaccessible Lumière ;
mystique ou connaissance de la nature hu
dans les profondeurs de sa destinée prem
déformations de son état présent, qu'il s'
avant de revivre pleinement et pour toujou
Dieu d'abord, Γαγνωοστος θέος, au-dessus
de la raison, absolument incognoscible et ind
sie, qui commence par élever une barrière infr
l'incréé et le créé, se trouve à la base de tout
chrétienne1. Déjà Philon d'Alexandrie, qui
synthèse si personnelle de l'inspiration bi
physique hellène, et de la mystique orien
hautement le myslerium Iremetidum de ce D
prises de l'intelligence, parce qu'il dépasse l'
Il est άποιος, sans limites, sans qualité déte
étant infiniment riche de toutes les perfection
« II faut être Dieu, déclare Philon, pour com
Et voilà que, pour la première fois dans l'
au premier plan, fortement colorée par l'
phétique, la grande découverte de l'esprit
du divin dans l'extase. Semence venue de loi
terrain admirablement préparé, et qui ge
sous terre. Déjà le caractère gratuit de cette
chez le précurseur juif de la mystique chrét
Le christianisme des premiers siècles,
la théophanie du Verbe fait chair — qui n
philonien dont l'incarnation est impossib

1) Pour les Grecs, comme pour les Juifs, Dieu est égalem
pour des raisons différentes, philosophique ou religieuse
le premier Principe comme incognoscible in se, à cause de l
qualité définissable, car il est substance simple. Et pou
majesté de Celui qu'ils n'osent nommer ne permet pas à l'imp
de l'approcher ni de le connaître, au dehors de la Révélation
dans le char-trône, soutenu par les quatre animaux all
d'Ezéchiel, l'image de l'insondable mystère divin. Et Job di
qu'il triomphe de notre science. » Voir sur l'évolution du sentiment révérentiel
dans la littérature sacrée judaïque : Die Religion des Judentums im spàlhellenis·
lischem Zeitaller de Bousset éd. par Gressmann, chap. XIX.

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DOCTRINE DE LA DEIFICATION DANS L ÉGLISE GRECQUE 7

jalousement la transcendance du Principe sans principes.


La parole de l'évangéliste, Deum nemo vidit unquam, a été
reprise, méditée et àpprofondie dans le sens joaiinique par
les Pères de l'Eglise naissante, adversaires irréductibles des
orgueilleux systèmes gnostiques qui violaient le mystère après
l'avoir intronisé. Mais ce n'était d'abord que la majêsté de
άγέννητος qui restait insondable aux yeux des docteûîs de la
foi. Pour S. Ignace d'Antioche, fidèle à la pensée du IVe Evan
gile fixé par écrit de son temps, le Verbe seul révèle le Pèrê,
toujours inconnu, et dont le « paisible silence » est l'attribut
premier. Ce Fils, dont l'évêque martyr proclame l'unité
indissoluble avec le Père, jusqu'à en faire — en apparence —
un seul être divin, Ignace l'appelle dans ses épîtres la pafolè
ou la bouche « véridique », par laquelle le Tère a parlé et aux
prophètes de l'Ancien et aux Apôtres du Nouveau Testament :
« il est le Verbe sorti du silence ».
Les apologètes accentuent davantage encore le caractère
spécifique du Logos, prééternelle énergie et idée créatrice,
issue du Père. Et par leur théorie de la double génêration
prolation du Tils, ils précisent encore son attitude vis-à-vis
du Père : en face du Deus abscondilus, le Deus revelatus.
Justin Martyr emploie, pour désigner le Père de l'univers,
seul « άγέννητος » et innommable, l'expression platonicienne qu'il
nous faut retenir : « au delà de toute essence »2. Sa théologie
de la filiation divine du Verbe, engendré avant toutes les
créatures et seul visible à celles-ci, est nettement subordlna
iienne, en recul sur la christologie de S. Ignace, celle-ci d'un
caractère plus religieux que philosophique d'ailleurs3.
Le grand théologien du 11e s., S. Irénée, évêque de Lyon,
bien plus proche encore que S. Ignace de la conception qui,

1) V. surtout Apologie, I, 10, et II, 12, II : seul le Père est innommable, parce
<jue seul άγέννητος.
2) Le R. P. Lebreton, dans sa magistrale Histoire du dogme de la Trinité, t. II,
pp. 421 et süiv., critique discrètement toute cette tentance subordiniste de
Justin. Voir aussi sur la distinction sémantique, établie par Jean Damascène, entre
•άγένητος, non-produit, et άγέννητος, non-engendré, l'appendice C du IIe vol. de
cet ouvrage.

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8 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

définitivement, l'emportera, affirme sur tous les tons


bilité pour nous de voir le Père, autrement que par
Filius, puisque homo a se non videl Deum (Adv. haer
mais : « Invisibile Filii Pater, visibile autem Patris F
même temps ce dernier des Pères apostoliques nou
déjà, très au-dessus de notre connaissance naturell
teur par la création, une autre, plus parfaite : la c
secundum dilectionem, s'opposant à l'impossible
magnitudinem.
Au Concile de Nicée, en 325, s'imposa, comme on
avec le brillant champion de l'orthodoxie, S. Ath
croyance en la consubstantialité des deux hypost
mais, le même mystère en ce qui concerne la co
ultime enveloppe le Fils, égal et pareil au Père, en
que les rejoigne le Saint-Esprit, dont la nature est
Il semblerait alors que toute communication im
dût être coupée entre la monade trine et la créatu
nable. Il n'en fut rien cependant. Car cette créatur
selon la croyance chrétienne, à un destin surnat
ciblement attirée par sa cause efficiente et sa ca
devait commencer, dès ici-bas, VIlinerarium ment
Pour comprendre comment l'antinomie a été rés
la spiritualité grecque, il faut d'abord analyser
apophatique de la déité, seule adéquate à son ob
et simple absolument, seule exhaustive, à cause d
termination même. Etudier ensuite la structure intime de
l'homme, tel qu'il avait été ante peccatum, tel que, par le péché
d'origine, il devint, tel qu'à nouveau il doit être, pour pleinement
connaître, aimer et saintement contempler dans l'union trans
formatrice. Saisir enfin par quel double mouvementconvergent,
d'inclination divine et d'ascension humaine, peut s'effectuer
la rencontre suprême : la rencontre de l'homme avec Dieu,
l'union qui déifie par grâce.

1) Dans le chap. IV de son grand traité Adversas haereses, Irénée interprète


toutes les théophanies de l'Ancien Testament comme les apparitions du Verbe.
Déjà les apologètes avaient exprimé la même opinion qui semble d'origine
philonienne.

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DOCTRINE DE LA DEIFICATION DANS L EGLISE GRECQUE

Théognosie apophalique

Le lit de la théologie négative avait été creusé et le pont e


arc-en-ciel jeté sur l'abîme entre Dieu et l'homme bien avan
Pseudo Denys, dès le seuil du 111e s., dans la gnose alexandri
Inspirée par le néo-plotonisme et le stoïcisme en tant q
pensée, par Philon, en tant qu'expérience extatique, orienta
par sa terminologie empruntée aux Mystères, cette gno
est cependant chrétienne, profondément. Impossible de nie
ses attaches avec le IVe Evangile, celui de la Lumière-Vérité
et de l'adoption divine, ni de méconnaître, par ailleurs,
haute nouveauté de son message. C'est Clément d'Alexandri
qui, entr'ouvrant la porte secrète, déclara le premier qu
« nous ne connaissions Dieu que dans ce qu'il n'est pas »,
et que cette connaissance intuitive était une révélati
immédiate. Il établit ainsi le principe même de la doctri
apophatique à laquelle se trouve suspendue, comme à un
fil d'or, toute la mystique grecque. Une connaissance d
choses divines, c'est-à-dire de l'inconnaissable, ne peut êt
rationnelle. Elle ne s'obtient, en effet, que par une illumin
tion charismatique de tout l'être, elle-même précédée d
divers degrés d'initiation. Si Clément se sert volontiers de
langue des Mystères païens et nous parle de Hierophant
et d'Epoptie, il sous-entend toujours par là l'initiation ch
tienne dont le Verbe incarné est le centre rayonnant, « Fil
unique qui est l'empreinte de la gloire du Père. » C'est u
adhésion directe de l'âme croyante, surélevée par la grâc
une prise de possession d'un bien, impossible à conquérir p
l'effort seul de la volonté ou même de la pensée épurée.
nous verrons que quelque chose du mystère abyssal lui reste
inaccessible toujours, cela non par la faute de son imperfecti
ou impuissance d'être sensible, ni à cause de la faiblesse
son intelligence. La raison en est ailleurs dans la natur
même de l'objet.

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10 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS

Origène, qui fraya une large voie aux théolog


tives de l'avenir, qui, d'un regard d'aigle, voulut p
brumes, gardera, lui, l'espoir d'atteindre l'essence de
ένάζ : en expurgeant l'esprit, en le préservant de to
matériel, à la haute mode plotinienne. Son maître, C
est plus conséquent avec lui-même, plus obéis
sévères leçons venant du fond de la tradition.
« Dieu ne peut être saisi ni par des images, ni par d
étant en dehors de toute propriété inhérente aux cho
ne peut que toucher la périphérie de son être mê
cime de la γνώσις. Cette gnose inspirée des élus ou
est pour Clément très supérieure à la πίστις de
fidèles, en quoi il se sépare du Juif Philon, dont
l'influence, par ailleurs, et avant tout au point
l'exégèse allégorique des Ecritures. Mais jamais Cl
s'est enfermé dans la tour d'ivoire du hautain aristocra

tisme qu'on lui a souvent reproché. Car pour lui, tout croya
est un gnostique ou un sage en puissance, et cette sagess
présuppose, implique, avec l'ascèse purificatrice, la foi, mè
des vertus chrétiennes. En plus, la gnose pneumatique e
toujours « une grâce qu'illumine l'esprit ». C'est le don d
1'άγάπη : charité, inspiration et science sacrée sont ici déjà
inséparables2. Elles le resteront dans toute latheologiamyst
des Grecs, qui vient en ligne directe de la gnose orthodo
d'Alexandrie. Enfin le Dieu de Clément, planant au-dessus d
l'intelligible comme au-dessus du sensible, recèle en lui u
volonté de bienveillance personnelle,—la φιλανθρωπία, expr
sion chère à la patristique. Et notre Docteur compare le div
φιλάνθρωπος à l'invisible ancre qui tire au rivage ceux q
s'y agrippent. — Belle image de la grâce prévenante dont la

1 ) On doit chercher le point de départ de cette idée — maîtresse de Clément


que nous retrouverons chez tous les « Spirituels » grecs après lui, dans les milieu
juifs de l'époque hellénistique : c'est la théorie de l'identité du sage et de l'ext
tique (v. les livres sapientiauX en particulier, la Sagesse de Jésus fils de Sirach
théorie développée sous l'influence judaïque, par Phikm d'Alexandrie. Sur
l'exotérisme de Clément voir le P. Lebreton dans la H. d'Hisl. Ecclés., 1923.

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DOCTRINE DE LA DÉIFICATION DANS L'ÉGLISE GRECQUE 11

notion même reste étrangère à la superbe des philosophes et


à l'ivresse des mystes de l'antiquité païenne1.
Canonisé de bonne heure par son Eglise, le maître d'Origène,
plus sûr à suivre que son génial élève, exerça une influence
décisive sur les Πνευματικοί du monachisme en Orient et à
Byzance. Les Stromates semblent avoir été un des livres de
chevet de S. Macaire (ou pseudo M.), de S. Nil, d'Evagrius du
Pont, de S. Maxime le Confesseur enfin, qui rend hautement jus
tice au « plus philosophe des philosophes ». Nous rencontrerons
mainte fois et le nom et l'empreinte spirituelle de ce noble
mystagogue, caché sous l'ample manteau platonicien et
stoïcien. Dans la voie royale qui mène à la contemplation
union, il sera le premier, bien que lointain, conducteur de la
troupe élue. A d'autres que lui incombera le soin pieux de
refondre la mystique abstraite du Logos διδάσκαγος en mys
tique vivante du Christ-Jésus. Ce sera l'œuvre du ive et du
Ve siècles, constructeurs du dogme et de VEcclesia.
Une question précise, déjà effleurée de nous, se pose main
tenant : l'esprit créé, que peut-il connaître de Dieu, voir en
lui ? La réponse à cette question, trop peu étudiée en général,
est à nos yeux d'une importance capitale, aussi bien pour
la spéculation pure que pour l'expérience mystique qui s'y
rattache. Elle trace en effet une ligne de séparation nette
entre les deux théologies, grecque et latine. Ligne du partage
des eaux remontant à S. Augustin qui, sur ce point, parti
culier, a rompu la tradition de la patristique grecque, en géné
ral peu connue de lui. Son dernier représentant en Occident
a été S. Ambroise de Milan, canal principal non unique, par
où cette tradition a passé jusqu'à l'évêque d'IIippone.
Les Pères grecs, partant de l'idée de l'être, ont, de tout

1) R. Arnou, dans son étude sur Le désir de Dieu dans la philosophie de Plolin
(p. 226-7), écrit très justement : « Dieu ne se donne pas dans l'extase. Il se laisse
faire... Tout le succès de l'entreprise est entre les mains de l'homme. » Et encore s
« Dieu est le Premier, sans jamais devenir l'Ami, A God whose goodness is wilhoul
love. » Cela est vrai de tout le mysticisme païen, bien qu'aux degrés supérieurs
la contemplation y soit inséparable de l'amour. Pour Plotin, le Bien de l'âme est
la Vertu + l'Intelligence = Beauté (En., VI, 7). V. aussi Emile Bréhier, La Phi
losophie de Plotin, p. 470 et ss. Dieu est aimé, mais lui-même n'aime pas.

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12 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

temps, distingué en Dieu l'essence et les forces, tantôt pot


tielles, tantôt actualisées, distinction qui remonte sous une
forme générale à la philosophie antique1. Or déjà Plotin
après Aristote, affirmait l'incognoscibilité de toute essenc
car, simple, sans accidents et non divisible, elle ne peut êt
appréhendée par la pensée, multiple et limitée. Comme
songer alors à connaître l'essence divine, embrasser l'Inf
par l'esprit fini ? Non seulement celle-ci est impensable pa
définition, mais la force même qui est distincte de l'essenc
tant qu'elle n'est pas extériorisée, devenue énergie, apparaî
comme « ténèbre » aux êtres créés dans le temps, ex-nihilo.
La raison, éclairée par la foi, peut assurément émettr
quelques vérités positives sur Dieu. La théologie kataphatiq
en les explicitant, arrive à construire, pièce à pièce, tout
dogme : ce n'est que la réfraction du mystère à travers le prism
de la pensée, un îlot émergeant de l'océan de l'inconnaissable
Le dernier mystère reste impénétrable, révélé uniquement
les δυνάμεις, énergies incréées et créatrices qui dérivent direct
ment de l'essence incognoscible du Dieu trine2. Elles ma
festent la perfection delà divinité — tout en voilant son éclat —
et par la beauté du Cosmos, et par la sagesse des lois qui le g
vernent. Ainsi les forces actualisées de l'Etre unique forme
la base de la pyramide qui monte, en se rétrécissant, ve

1) Pour Platon, Dieu est Principe immuable, c'est l'ontologisme statique ; po


Aristote il est acte pur et premier Moteur. Tout le M. A. scolastique adopte
comme on le sait, cette définition qui s'étendra aux anges parce qu'esprits pu
L'homme, lui, est un composé : une matière informée par l'esprit, qui ac
lise toute poientia, considérée comme une imperfection. La pensée de Plo
à laquelle restera lidèle le néoplatonisme, voire l'aréopagitisme chrétie
distingue dans chaque objet : son essence, les puissances appartenant à ce
ci, et les forces actualisées. Pour cette école, la puissance n'est nulleme
comme pour l'aristotélisme, une infériorité en soi, mais la force créatrice par ex
lence. Et, par ailleurs, l'essence étant inattingible, elle, ne peut être objet
connaissance. C'est ce que répéteront les Pères grecs, comme S. Basile et S. G
goire de Nazianze : pour connaître pleinement le sujet doit être un ave
l'objet de la connaissance. — Identité d'essence et de connaissance.
2) La spéculation chrétienne platonisante considère le monde créé comme u
série de théophanies de l'essence divine. Telle sera encore la pensée de Jean S
Erigène, ce Latin d'Irlande, ami de l'hellénisme au ixe s. V. A. Koyré, L'idée de D
chez S. Anselme, Paris, p. 150, 1923, et surtout Brilliantof (en russe), L'influe
de la théologie orientale sur l'Occident : Jean Scot Erigène, Pétersbourg, 1898.

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DOCTRINE DE LA DÉIFICATION DANS L'ÉGLISE GRECQUE 13

l'inconnaissable essence ; elles sont le seul aspect visible du


Dieu invisible. Points de départ de notre humaine théogno
sie, qui est en même temps toujours une théodicée, ces acti
vités ou théophanies porteront les noms divins de Toute
puissance, de Bonté, d'Intelligence ou Providence, simples
attributs qui ne peuvent qu'imparfaitement qualifier l'Inqua
lifiable, encore moins épuiser le contenu du Principe infini.
Cette conception avait déjà été familière à Philon, à une
nuance près : isolant Dieu dans une solitude immuable,
Philon le faisait communiquer avec le monde par l'intermé
diaire du Logos, à la fois Intelligence et Force créatrice,
θέια δύναμις, distincte des Puissances qui soutiennent sa créa
tion. Le dogme trinitaire orthodoxe ne pouvait admettre,
lui, une pareille dégradation du divin dans ses hypostases,
également incréées, identiques comme nature et inséparables.
Même la triade plotinienne, autrement substantielle, mais
émanantiste quand même, de l'Un, du Νους et de l'Ame du
monde «n'est que l'analogue, jamais le prototype, de la Trinité
une chrétienne, qui n'a rien et ne peut rien avoir d'une
hiérarchie quelconque1.
On constate, il est vrai, quelques flottements, que nous
avons relevés déjà plus haut, dans le dogme trinitaire de la
théologie anté-nicéenne. Chez un Athénagore, par exemple,
le Logos, consubstantiel au Père en puissance seulement, n'est
que l'ensemble des Idées agissant dans l'univers. Lorsque toute
velléité de subordinisme aura disparu et l'incognoscibilité
devenue l'apanage de la Trinité entière, les δυνάμεις, rayon
nant d'un centre unique, appartiendront, sans distinction
possible, aux trois Personnes dont l'essence est une2. Et

1) Dans la conception chrétienne le principe hiérarchique, n'apparaît qu'avec


les créatures. A l'intérieur de la vie divine, il y a seulement, dans l'unité métaphy
sique et l'égalité consubstantielle, multiplicité de Personnes coéternelles.
2) Il faudrait dire pour être exacts : une essence (ουσία), trois substances, la
personne πρόσωπον, étant, d'après Aristote, « la substance individuelle d'une
nature raisonnable » ; mais ce langage n'est pas admis dans l'Église romaine qui
craint de créer une confusion dans les termes. On sait, par ailleurs, que les expres
sions persona et ύπόστασις ne se couvrent pas entièrement, le vocabulaire latin

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14 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

cette essence, répétons-le, ne pourra jamais être p


ment perçue même dans l'extase, état déjà théopat
L'union du créé avec l'incréé ne se fait qu'avec les ra
forces qui déifient. D'où l'impossibilité absolue de la
dite intuitive. Rien ne saurait combler cet abîme ontolo
puisque les Anges eux-mêmes, qui baignent dans la « lu
trisolaire », ne peuvent pénétrer au cœur de l'inviolable my
dernier. Mais les esprits purs connaissent, eux, qu'ils ne
pas, et cela est le sommet de la connaissance apopha
Tout soupçon de panthéisme est donc écarté, d'embl
Le mérite de l'école cappadocienne, marchant sur
traces des premiers Pères a été de mettre mieux en lu
cette discrimination vraiment fondamentale. Toujou
entendue par Clément le Gnostique, elle est parfoi
térée par l'intellectualisme gnosticisant d'Origène, q
cause de cette déviation, ne peut nous servir de guide
L évêque de Césarée, S. Basile, luttant contre l'ari
Eunomius, proclamera ouvertement, au nom de la trad
anthentique de l'Eglise, que l'unique révélation de Di
faite dans ses théophanies. Et il précise : d'une part l'in
nicable ουσία, de l'autre les δυνάμεις, émanant d'elle. L
Grégoire, et plus particulièrement Grégoire de Nysse, p
métaphysicien de la vie contemplative grecque, creu
de mieux en mieux le problème ainsi noué. Ce dernier d
disciple orthodoxe d'Origène, qu'il continue en le corri
sur plus d'un point doctrinaire, enseigne que le Verbe lu
n'a révélé qu'une partie de la force théurgique latente.
à la nature divine, il n'a pu la faire connaître, car elle
de nom, est indicible. Et cette absence de nom est symb
par la divina caligo où entra, au Sinaï, Moïse le pre
homme vivant ravi en extase1. — Ténèbre qui n'es

étant moins nuancé que le vocabulaire grec. Scot Erigène au ixe s. s'en
hautement déjà, en essayant d'y remédier tant bien que mal. (Voir l'ar
R. P. Théry, Scot Erigène Iraducleur de Denys, dans le Bulletin Ducange
1) Aux yeux de Philon, tous les justes de l'Anéien Testament avaient
été des prophètes, inspirés par le πνεϋμα. Mais il distingue déjà entre
l'extase-vision de Dieu — ou apparition (théophanie), d'une part, et l'extase

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DOCTRINE DE LA DÉIFICATION DANS L'ÉGLISE GRECQUE 15

l'excès aveuglant de la Lumière divine. Avec Grégoire de


Nazianze, l'évêque de Nysse nous montre, dans sa Vita Moïsi
qui lui est inspirée par le modèle philonien, ce qui en Dieu
est immédiatement communicable : l'aspect de son être tourné
vers le monde, qui ne subsiste lui-même que par cette action
de l'énergie divine, toujours étale. Posteriora mea videbis, fut-il
dit du chef du peuple élu, et la main de Jahvé, qui passait,
lui dissimula la Face « que nul ne peut voir sans mourir »L
Néanmoins, la γνώσις, sagesse illuminée par la grâce de l'amour
sanctifiant, permet à l'esprit déiforme de contempler les
rayons-reflets de cette Face, de s'unir à eux.
L'essai d'une synthèse harmonieuse, délimitant les deux
théologies, kataphatique et apophatique, a été tenté par
l'énigmatique auteur des Areopagitica, probablement à la
fin du ν·* siècle, une cinquantaine d'années après la mort de
S. Augustin. Peutdître eette date, inconnue dans l'histoire,
marque-t-elle pour la mystique chrétienne l'événement le
plus considérable. —· Même pour l'Occident latin, qui n'a
adopté Denys qu'avec une certaine réserve, comme troublé
par l'étrange intensité de ce vertige métaphysique. Car ce
n'est pas toujours en le citant le plus qu'il s'en est inspiré
vraiment, témoin la glose prudente de S. Thomas. Seul
Maître Eckart (et peut-être Tauler et Ruysbrceck), si proche
comme affinités de la spéculation, transmise par Scot Erigène,
semble dionysien dans l'âme. Mais l'ombre de l'Aréopagite
plane quand même sur tout le Moyen âge contemplatif. Ce
que l'expérience'affective médiévale a toujours ajouté à cette
pensée, haute et diaphane, mais sans chaleur, e'est l'étincelle
d'une émotion, jaillie du lointain foyeraugustinien, et bien plus
ardente encore depuis S. Bernard.

ascension de l'âme vers Dieu qui, modifiée dans la mystique chrétienne, portera
le nom de rapt ou ravissement, Son premier représentant est toujours Moïse.,
au Sinaï et, au Nouveau Testament, S. Paul.
1) Exod., 33, 23. Les mystiques médiévaux emploient couramment l'expres
sion imagée : « voir Dieu par derrière », c'est-à-dire contempler ses actions, non
son essence. V. là-dessus J. Bernhart, Die philosophische Mystik des Mittelaltçrs,
Munich, 1922 ; Notes, p. 264.

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16 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

Quant aux Grecs, ils doivent à la source diony


filtrée pour eux par S. Maxime le Confesseur, une c
tion parfaite des idées qui leur étaient congénita
~ette source et celle de S. Augustin ils n'ont eu ni à
ni à hésiter, car à la seconde, qui coule assez loin
nos Spirituels ne se sont jamais abreuvés. Et, ne
pas, dès le ive s. en Egypte, berceau de la vie contem
l'ascèse mystique s'est épanouie sur la tige même de
chrétienne alexandrine et dionysienne.
Quelques mots seulement sur la spéculation apo
du Pseudo-Denys, beaucoup plus chrétien et moin
dant de Proclus en général qu'on ne l'a affirmé
Un jeune critique russe, M. Lossky, vient de repr
question et la présente sous un jour nouveau. C'est
à lui que nous empruntons, en grande partie, l'exposé qui
suit et qui résume les pensées directrices du traité des Noms
Divins1. La principale y est : Dieu à la fois transcendant et
immanent.

L'auteur des Livres aréopagitiques nous montre d'abord


que les deux voies, affirmative et négative, bien qu'irréduc
tibles l'une à l'autre, conduisent à la même fin : à la connais
sance de la Trinité sainte. Cette Trinité contient en elle et les
ενώσεις unions, « résidences secrètes de Dieu quine se manifes
tent pas », et les διακρίσεις, « séparations » se produisant d'abord
au sein de la vie intradivine. Sortant de la divinité, ab aeterno »

elles la révèlent, en de multiples apparitions, aux créatures.


Lumières divines, tamisées par le sensible, ces προόδοι ou
« processions » ne sont que les idées ou énergies incréées : par
elles, Dieu gouverne tout, et à elles, de par sa volonté, les
êtres participent. Toute existence et toute substance relève
donc des ces δυνάμεις que nous appelons « noms divins ».
Sagesse, Vie, Etre, cela veut dire forces qui confèrent les
dons ainsi nommés. Dans leurs incessantes théophanies, les

1) V. Lossky, La notion des Analogies chez Denys (Archives d'hist. doctr. du


M. A., 1930). Du même auteur : La théologie apophatique de Denys V Ariopagite
(dans le Siminarium Kondakovianwn, Prague, 1929, en russe).

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DOCTRINE DE LA DÉIFICATION DANS L'ÉGLISE GRECQUE 17

énergies créatrices n'altèrent en rien la simplicité parfaite


de la nature divine, tout en étant elles-mêmes la Divinité,
nullement amoindrie. Donc, aucune déperdition de l'essence
divine, aucune dégradation de la Lumière première, pas
d' « émanantisme » au sens propre, et aucune identité de
nature entre le Principe librement créateur et les créatures,
entraînées dans le flot théurgique par l'effet de la grâce.
Les « rayons superessentiels », en descendant jusqu'à ces
créatures, les font participer par des modes prescrits par
Dieu, à la vie divine même. Et ces modes άναλογίαι, qui n'ont
rien de commun avec les « analogies » de S. Thomas, sont les
Idées des choses, préexistantes dans les vertus de Dieu. Elles
viennent à nous, en émergeant des ténèbres de l'Essence
inconnue. Principes et fins des choses créées, ces Idées plato
niciennes contiennent les causes de tous les êtres, et se communi
quent au monde, inlassablement. « Dieu confère à tous sa vision
(θεωρία) participation (κοινωνία) et ressemblance (όμοίωσις),
selon l'idée divine de chaque être. » La connaissance parfaite
de toutes les participations, « déclare Denys, unit aux rayons
qui illuminent l'insondable Sagesse ; en nous éblouissant»
ils nous plongent dans « le nuage de l'inconnaissance ». Là
se cache, au fond de Γήσυχία— repos, ou Paix muette, le
mystère de la Cause première, du Dieu un et trine, au delà
de l'être. Mystère suprême qui se place à l'intersection de
l'axe double des théologies, négative et affirmative. Car les
trois hypostases sont à la fois et les ένώσεις, unions, et
les διακρίσεις, — séparations — à l'intérieur de la très sainte
Trinité et se révélant au dehors. Or seules ces dernières restent

accessibles au regard humain. Dieu a créé le monde pour


manifester son apparition aux créatures et les attirer vers lui
par le désir ou l'amour, Eros1. La fin de la créature est la
déification par grâce : θέωσις.
Même d'après cette trop brève analyse, on voit de suite

1 ) L'Orient grec s'est assimilé la pensée dionysienne surtout par l'intermédiaire


des Scholies de S. Maxime le Confesseur qui, très heureusement, adapta les « Aréo
pagitica » à l'orthodoxie stricte, corrigeant surtout de secrètes tendances mono
thélites dans la christologie de son auteur.

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18 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

que l'union déifiante ne peut être que le fruit d'une co


sance négative, dernière. Le fond, sur lequel se proje
tels des faisceaux lumineux, les énergies créatrices de
reste toujours obscur. Autre particularité, non moins
tante et qui sera développée ultérieurement : la déif
participée dans l'apophatique se fait pour chaque cré
sur un mode individuel, déterminé par le degré de sa p
tion et par sa nature propre ; cela, à l'inverse de la
commune kataphatique, toujours strictement objective
l'mmutabilité du dogme oecuménique, épine dorsale de
conscience chrétienne, et surabondance de grâces, s'ada
aux âmes hiérarchisées, illuminées et purifiées diverse
Grâces, incréées elles aussi, ne l'oublions pas1.
Tout est différent de cette Mystagogie hermétique
le clair système de S. Augustin, que l'on a appelé, no
raison, la première philosophie chrétienne, bien qu'e
l'expérience vécue en soit le cœur. Platonicienne, par
au-dessus d'elle se déploie le ciel des Idées-mères, la
augustinienne inonde l'univers de lumière intelligibl

1) L'Église d'Orient n'a pas élaboré une doctrine aussi précise et exha
de la grâce, que celle développée, sous l'impulsion de S. Augustin, en Occide
contrairement à celle-ci, elle a toujours maintenu, avec la diversité des charismes
Ou dons de l'Esprit — modes de participation des humains à la vie divine — leur
nature incréée. De même pour la Sagesse, Sophia, identifiée tantôt avec le
Logos (âge patriotique dans son ensemble), tantôt avec le Saint-Esprit : iden
tification que l'on trouve chez certains Pères grecs, très probablement sous
l'influence des Écritures et celles de Philon. Voir en particulier S. Irénée, Aduers,.
hacres., II, 30, 9,111, 24, 2 et ailleurs. Sur l'Esprit-Saint, dans les Livres sapien
tiaux, consulter le P. Lebreton, Dogme de la Trinité, t. I ; Origines, p. 122, et
ss. Même rapprochement théologique de l'Esprit et de la Sagesse chez S. Théo
phile et dans les Homélies Clémentines. Op. c. t. II, pp. 569-70. C'est le germe
d'où sortira la doctrine sophiale contemporaine de certains Russes.
2) La théologie apophatique de S. Augustin s'applique à Dieu, en tant qu'Etre
suprasensible, transcendant toute matière, n'ayant aucun caractère anthropo
morphique, non en tant qu'au-dessus de tout être. Son mystère ne gît pas dans,
sa nature propre, mais dans l'imperfection de la nature humaine qui ne peut s'éle
ver à l'intelligible pur. Sur ce point il y a coïncidence, ce qui est rare, entre le
Grand Africain et Origène. Par ailleurs, c'est Augustin qui, le premier, attaqua à
fond l'argument préféré des origénistes en faveur de la consubstantialité : à
savoir que le Père n'aurait pu être sage préñernellement, s'il n'avait engendré son
Verbe — Sagesse, avant les siècles. La forte critique augustinienne de cet argu
ment, dont se sert encore son maître, Ambroise de Milan, contre les Ariens, porte
slir l'impassibilité d'attribuer la Sagesse au Fils seul, car elle est l'apanage de la
Trinité tout entière, et non fonction de l'acte générateur divin : tout ce qui appar
tient au Fils appartient, depuis toujours, au Père et inversement, à part les rela

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DOCTRINE DE LA DÉIFICATION DANS L'ÉGLISE GRECQUE 19

plus, la notion de l'unité y domine, tout aussi bien en métaphy


sique qu'au point de vue du dogme1. La simplicité absolue et
« l'aséité » du Principe sans commencement ni fin, défini
comme le summum Bonum, semble contraindre l'évêque
d'Hippone à ne jamais séparer, à l'encontre des Pères Grecs,
l'essence divine des Forces ou énergies, que plus tard le
thomisme appellera « opérations » et dont il fera des créations.
Pour S. Augustin — et sur ce point tout l'Occident chrétien
l'a suivi — il y a en Dieu identité de substance et d'existence,
du quo est et quod est, autrement dit : Dieu est ce qu'il a.
Aussitôt tombent les subtiles distinctions, implicite
ment reconnues par tous les Pères grecs, fixées une fois pour
toutes par l'Aréopagite, et qui tissent la trame vivante de
la mystique grecque et byzantine2. Mais alors, malgré l'extrême
circonspection de S. Augustin, s'ouvre d'un coup à la contem
plation le périlleux chemin de l'ontologisme, de la visio

tions de paternité et de filiation. Cela est éminemment juste. Mais de cette pré
misse on peut déduire que le Père est cognoscible comme le Fils-l'augusti
nisme ; ou bien, avec les Pères grecs, conclure à Vincognoscibilité du Fils, cqmme
du Père... Seul ce dernier chemin mène à la vraie apophatique.
1) Toute la conception trinitaire de S. Augustin, acceptée par l'Église d'Occi
dent avec quelques légères retouches, repose sur l'idée d'unité. Elle part de l'un
pour aboutir aux trois : amans, amalus, amor, voilà sa définition préférée de
la divinité trine (De Trinilate, VIII, 10). On a pu dire avec raison qu'Augustin
nous montre plutôt une Trinité dans Dieu qu'un Dieu qui soit Trinité. Le danger
d'un tel principe unitaire sera toujours une inclinaison vers le modalisme (Abélard
et Pierre Lombard). Inversement, les Grecs remontent à l'unité première en
partant des hypostases distinctes. Leur écueil sera une tendance tritheiste que
l'on avait, en effet, reproché déjà à Basile le Grand. Tendance que nous trouvons
d'ailleurs, bien plus nettement accusée au Moyen âge latin avec Roscelin, Gilbert
de la Porée et son école, Joachim de Flore enfin... Il est à remarquer que la révé
lation chrétienne, aussi bien que le Symbole de Nicée et que tout le symbole bap
tismal, impliquent d'abord Vidée des trois Personnes dioines séparées. V. l'excellente
mise au point dans le récent ouvrage de haute vulgarisation (en russe) de G. Flo
rovsky, professeur à l'Institut de théologie russe à Paris : Les Pères Orientaux
au IVe s., pp. 75 et ss.
2) Seul, parmi les philosophes médiévaux, Scot Erigène, marchant toujours sur
les traces de l'Aréopagite. a maintenu dans son De divis. naturae, la distinction
entre l'essence et les énergies divines. Seul il a enseigné que, même dans la vision
béatifique les saints — pas plus que les anges —- ne peuvent contempler l'essence
de Dieu. C'est donc par erreur qu'il a été accusé de panthéisme, bien qu'il l'ait
frôlé de près dans ses théories sur la création de l'âme. Il semble bien que le
grief identique reproché au xiv s. à Maître Eckart, lointain disciple de l'Aréopa
gite — et par lui de toute la théologie grecque — soit dû à la même confusion. Quant
aux mystiques de l'Orient chrétien, leurs révélations seront jugées par Église grecque
d'après un tout autre critère, critère fondé sur le rejet des« imaginations» sensibles.

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20 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

Dei per essentiam. Lui-même a fermement mainten


levé même, la barrière entre le Créateur et la créat
toujours prisonnière de la matière, toujours engagée d
gangue du sensible. Seul le rapt, réservé à quelques
Moïse, S. Paul, la lance, cette créature, pour l'espa
éclair, dans la pleine lumière des cieux, avant le face-à
des bienheureux1. Ici-bas l'âme, bien qu'illuminée p
idées divines, ne peut voir les choses directement e
Donc vision imparfaite, médiate2.
L'esprit, purifié par la volonté, jouit seulement
rayon « vespéral », comme diront plus tard les my
médiévaux, et c'est encore la vision in spéculum et aeni
sous le voile des ombres3. Toujours attiré par le poids
désir — amor meus, pondus meum — l'esprit augus
tend de toute la force de ses ailes vers la grâce de l
beala, que seule peut lui accorder la « lumière de glo
Il se sent et se sait ordonné à la béatitude, — mais
la déification ; celle-ci lui reste interdite, puisqu'il ne
avoir consubstantialité, donc compénétration, de la
divine et de la nature humaine. Tout se réduit à un
ticipation intime au Bien divin.

1) S. Thomas, par respect de l'autorité augustinienne, maintient enco


distinction qui a dominé le Moyen âge latin.
2) C'est bien ce que nous montre l'analyse pénétrante de R. Carton d
étude sur L'Illumination divine chez S. Augustin (Recueil de mémoir
l'occasion du 15e centenaire de la mort d'Augustin, Paris, 1931). « L'an
platonicienne est sans rapport avec le rôle, très différent et beaucoup
treint, attribué par l'évêque d'Hippone à cette maîtresse pièce de son s
la mémoire. D'une façon générale, le pur platonisme de S. Augustin, jadis
n'est aujourd'hui accepté d'aucun de ses historiens, exception faite pour M.
mais sa thèse, L'Evolution intellectuelle de S. Augustin, Paris, 1920, s'arrête
de la conversion du futur saint rompant avec le manichéisme.
3) Depuis S. Augustin, le langage des mystiques emploie volonti
expressions imagées de cognitio matutina et cognilio vespertina ; elles d
deux connaissances de Dieu, incertaine l'une, parfaite l'autre. La dernièr
réservée par les esprits orthodoxes à l'au-delà des bienheureux. Tel est du
sentiment mainte fois exprimé par S. Bernard : la connaissance et l'am
faits — qui ne font qu'un dans la mystique affective cistercienne — ne
de ce monde pour l'abbé de Clairvaux. (V. le Diligendo Deo, ch. X.) Et l
Midi » ce sera, pour toute l'école d'Eckart, l'appréhension ou intuition
même de Dieu. Á vrai dire le caractère véritable de la Visio essentiae
Eckart n'est pas encore élucidé, l'œuvre mystique du maître n'ayant été
qu'en surface jusqu'à présent.

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DOCTRINE DE LA DÉIFICATION DANS L'ÉGLISE GRECQUE 21

Or la déification, anticipée d'abord et comme amorcée


in via, plénière ensuite in patria, est pour cette patristique
qui sépare les énergies essentielles de l'essence, le principe
même du plan de la création, le but suprême de l'Incarnation
du Verbe et de la vie créée. De ce fait, les ponts se trouvent
brusquement coupés entre les deux mondes, oriental et occi
dental, de la théologie chrétienne. Et chacun, bien avant la
rupture officielle, plus profonde qu'on ne le croit, suivra la
courbe de sa destinée propre. Seulement les voies unitives,
aux ondes infinies, plus d'une fois s'entrecroiseront sous les
étoiles...

La différence éclate, plus significative encore que dans les


deux théognosies, dans l'anthropologie double, à laquelle
il nous faut prêter maintenant la plus grande attention.

Anthropologie mystique

En commençant par S. Irénée, tous les théologiens grecs,


du 11e au xive siècle inclusivement, ont relaté et répété,
avec toute la précision voulue, la même histoire dramatique
en trois temps : celle de l'homme, né dans la béatitude —
athanasie de la filiation divine, mort par le péché, revivant
par la grâce et réuni par le Saint-Esprit, au sein du Christ
Logos, à la Lumière trine. Toutes, s'accordent pour proclamer
que, fait à l'image et à la similitude, ομοιωσις, et non simple
ressemblance de Dieu, Adam aurait dû être participant, par
droit de naissance, à la gloire1. Autrement dit, le surnaturel
aurait été la véritable nature de l'homme au paradis terrestre.
Cet homme, créé libre et immortel, en état de perfection pro
gressive ou dynamique, placé ainsi dans le devenir, était le
centre de l'univers, un microcosme, appartenant simultané

1 ) Ce point, de départ qui détermine et l'attitude de Dieu vis-à-vis de la créa


ture intelligente, et la nature intime de leurs rapports, donne à la pensée patrio
tique son cachet particulier, lui confère toute son originalité. Car c'est de là que
découle la théorie même de l'Incarnation-Rédemption des Pères grecs, transmise
par eux et reçue traditionnellement de tous les Byzantins. Cette similitude de
l'homme avec Dieu, sur laquelle s'appuie Clément d'Aléxandrie, se trouve déjà
dans Philon. C'est l'idée de l'Anthropos céleste. Nous y reviendrons encore.

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22 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

ment, par sa composition même, et au monde intellig


au monde sensible. Organe, et non instrument pa
la volonté du Créateur, Adam avait une mission à r
Dès son premier jour, Dieu lui avait assigné comme
ainsi que le dit déjà S. Irénée, « l'absorption de la ch
l'esprit ». Car teille devait être la fin de tout le s
■destiné à se muer en intelligible1.
Dans ce plan de la création est insérée l'idée-ma
du Logos, image parfaite du Père et empreinte de sa
principe de l'ordre cosmique, τύπος idéal de la créatu
ligente. D'après S. Athanase, continué et par les Cappad
et par S. Maxime le Confesseur, le νους, cet œil de
était λογικός, c'est-à-dire conforme à la pensée créatr
parole proférée par Dieu le Père. Car ce que le Père co
par le Logos s'accomplit et, par le πνεύμα, s'achève.
Voilà donc l'homme établi ab inilio dans cette commu

nauté étroite avec la divinité que S. Irénée appelle la Κοινωνία


et que et que les générations patristiques suivantes confi
meront de toute leur autorité, de toute la force de leur convic
tion inébranlable : il est par adoption fils du « jour divin ».
Le grand dialecticien de la mystique byzantine du vie siècle ;
S. Maxime le Confesseur, appose un cachet personnel, très
particulier, à la théorie des λόγοι, embryonnaire chez S. Athanase
et qu'il a fait sienne2. Trichotomiste avec tous les Pères grecs,
qui distinguent dans le composé humain le corps, la psyché et
l'esprit, Maxime considère le νους —qui est le spiritus augus
tinien, le mens ou mieux l'apex mentis des médiévaux, l'homme
intérieur d'Eckart et de Tauler, — le νους, ce cap de l'âme intel
lectuelle, comme naturellement deiforme. L'anthropologie et

1) La première doctrine orthodoxe complète sur la création de l'homme, sa


nature propre et sa fin surnaturelle se trouve dans le traité de Grégoire de Nysse,
connu et cité par Êrigène sous le nom de Sermo de imagine (Migne, P. G. t. 44),
traduit en latin dès le vie s. Tous les Byzantins l'ont suivi.
2) Sur toute la théorie de la connaissance de S. Maxime, ainsi que sur son
anthropologie, consulter les Capita theolog. et œconom. ainsi que les Quesliones ad
Thalassium et les Ambigua in Gregorium Theologum dont s'est tant servi Scot
Ërigène (Migne, P. Gr., t. 90, 91). Le système doctrinaire de cet auteur difficile se
retrouve, dispersé, dans toutes ses œuvres et n'est condensé nulle part.

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DOCTRINE DE LA DÉIFICATION DANS L'ÉGLISE GRECQUE 23

la cosmogonie, indissolublement unies chez S. Maxime,


tournent, toutes deux autour d'un pivot central : le verbe
prééternel, le λόγος σπερματικός des stoïciens. Divisé en
λόγοι ou idées-principes qui réalisent l'Univers, le Verbe
gouverne ce dernier tout entier : 1) par les lois natœ·
relies, 2) par les œuvres de sa Providence, 3) par les voies du
Jugement, Mais l'univers, idéal en son essence, divin par
l'énergie qui en lui s'incarne, n'est ni simple, ni immuable,
comme l'est Dieu seul. Il se compose de deux mondes, l'intel
ligible — les anges et les âmes humaines — et le sensible,
celui de la matière. Plus complexe et toujours instable, ce
dernier est fait de quatre éléments, en lutte perpétuelle.
D'où l'incessant écoulement des choses ». Bien qu'apparence
trompeuse, à cause de sa mobilité même, le monde sensible,
voulu par le Créateur, existe réellement et garde, par l'inter
médiaire de l'autre, un contact permanent avec son Principe,
Je Logos. Le lien qui l'unit au monde intelligible, dont il est le
signe visible, c'est l'homme, créature sensible et raisonnable
à la fois, lieu de rencontre de toutes les énergies incarnées.
On pourrait presque dire de ce microcosme humain
•qu'il est le décalque du Dieu-Verbe, ce qui lui confère une
dignité exceptionnelle et l'élève même au-dessus des anges1.
S. Maxime, ainsi que d'autres Pères de l'Eglise d'Orient,
n'hésite pas à appeler l'homme « le dieu créé ». Cela dans
toute la force du terme, sans rien atténuer. Il est, comme

1) Bien que l'angéologie dionysienne avec ses hiérarchies purificatrices décrois


santes ait été adoptée par l'Église grecque (comme par l'Église catholique dès le
Moyen Age), celle-ci a toujours distingué entre : d'une part, la prééminence spi
rituelle de la nature angélique, plus proche de la source divine, l'ange étant une
lumière seconde ; et de l'autre, se place dans l'univers, inférieure comme impor
tance à la place de l'homme-microcosme. Or l'Incarnation, qui revêt la chair humaine
d'une telle splendeur, achève d'élever l'homme, image du Logos, à une hauteur
unique dans l'échelle des êtres créés. Avec quelle fierté l'auteur de la Somme ortho
doxe, Jean Damascène, déclare-t-il : « Dieu ne s'est pas uni avec la nature angélique,
mais avec l'humaine, est devenu homme hypostatiquement 1 » (De imaginibus,
orat. III, c. 26). Et, en parlant de l'Eucharistie, il dira encore que les anges n'ont pas
participé — comme les hommes — à la nature, mais seulement à l'énergie divine,
■car ils n'ont pas participé à la chair et au sang du Christ. Le germe de cette
pensée peut être cherché dans S. Paul qui a dit en parlant du « Fils de l'homme » :
il ne s'est pas rendu le libérateur des Anges, mais le libérateur de la race d'Abraham.
(Ep. Hebr., II, 16).

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24 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

dira un représentant éminent de la doctrine sophiale ru


le P. Boulgakof, une véritable « hypostase terrestre
Dieu »; d'après S. Maxime, du Verbe « per quem omnia f
sunt ». En effet, le corps qui enveloppe l'âme humain
sente une analogie au Cosmos qui recouvre le Logos, com
d'un vêtement. Son esprit est l'image de Dieu, du D
révélant dans le monde par ses Forces. Voilà pourquoi, p
connaissance de l'homme, on arrive à la première — e
incomplète — connaissance de son modèle incréé. Et on
encore le connaître, ce modèle, en l'admirant dans la sag
et la beauté de son œuvre visible : contemplation nat
acquise.
Le Logos se manifeste dans l'homme sous forme d'
ligence souveraine, unissant la raison et l'être, Le νους
de l'entendement », est le dépositaire en l'âme de Γείκώ
Dieu, le reposoir secret de son image trine : l'effigie du
imprimée par le sceau du Saint-Esprit, onction du P
L'illumination par les Idées vient à l'esprit directeme
principe divin, qui est « l'intellect agent », comme di
les Scolastiques et comme l'affirmait un Roger Bacon,
d'accord avec Avicenne. C'est l'intellection divino modo. On
peut donc dire que le νοϋς est l'organe d'appréhension de la
connaissance-intuition charismatique ; non une simple pro
longe de la raison discursive, comme par exemple pour l'école
thomiste qui ne reconnaît pas dans l'âme de faculté, distincte
de l'intelligence uneL Toute cette théorie de la connaissance
est irrationnelle dans sa racine, bien qu'elle ne refuse pas, pour
exprimer les vérités du dogme, de se servir de concepts de la
ratio, de la logique aristotélicienne, toujours provisoire, pré
caire. Une doctrine innéiste qui, refondant toutes les catégo
ries psychologiques, pose Dieu au centre même de l'ontogénie,
comme réalité unique : le Dieu trine qui à la fois se décompose
et s'unifie dans le « tréfonds » de l'âme. Car le Logos est,

1) Rappelons que c'est là un point de litige entre le thomisme et l'école


d'Eckart qui sépare la connaissance de conscience de la connaissance raisonnée"
V. l'Introduction du P. Hugueny aux Sermons de Tauler (trad. fr.) 1.1, pp. 104 ss.

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DOCTRINE DE LA DÉIFICATION DANS L'ÉGLISE GRECQUE 25

d'après l'Eglise oecuménique, l'image du Père et le centre


rayonnant de la Trinité1 que, par lui, l'homme atteint.
La mission d'Adam avait été, nous l'avons dit, la pleine
réalisation du plan providentiel de l'économie divine. En
assumant sur terre le rôle du Logos, en se substituant à lui
en quelque sorte, l'homme devait harmoniser tous les
contraires de la création en devenir, de la création par lui
continuée et parachevée. S. Maxime trace le chemin même

1 ) Les Byzantins ont peut-être moins spéculé et davantage insisté que les théolo
giens latins sur Vimage du Dieu trine, imprimée dans l'âme humaine. Une compa
raison rapide s'impose. Ce qui domine chez S. Augustin et chez les médiévaux, c'est
l'idée d'analogie, de ressemblance lointaine. Et, toujours s'affirme la tendance uni
taire : le mens, substance une de l'âme et, à l'intérieur, la pensée pure, sa connais
sance d'elle-même et son vouloir. Sur le concept trinitaire divin, de l'Intelligence
qui se connaît et se veut — concept qui, lui-même, a une origine purement
psychologique et humaine -— aurait été formé, par analogie, l'être spirituel de
l'homme. Dans cette théorie de l'imago nous trouvons la triade suivante : inlel
ligenlia, memoria, voluntas, ou encore en transposant : esse, inielligere, vivere
Ici pas de distinction réelle entre l'âme et ses facultés, cela « pour nous offrir
en elle une image raisonnable de la Trinité » (Gilson, op. c., p. 283). Mais comme
l'observe justement M. Gilson, « Augustin consacre le dernier chapitre de son De
Trinitale à décrire les différences radicales qui séparent la Trinité créatrice de ses
images réelles » (p. 291). Les hésitations et confusions d'Augustin sur ce point ont
été fortement marquées par A. Koyré dans son travail : l'Idée de Dieu dans la
Philosophie de S. Anselme, Paris, 1923, V. surtout son instructif tableau des
images de la Trinité d'après Augustin. C'est l'analyse de S. Bonaventure qui met
peut-être le mieux en lumière l'économie trinitaire de la créature raisonnable,
d'après la pensée médiévale. Le triple principe spirituel y est : Suhstantia, virlus,
operatio. Mais l'image trine ne vit vraiment que dans la doctrine de Fauler.
L'homme, effigie réelle du Dieu trine, se retrouve en Occident avant l'école
d'Eckart, déjà chez Scot Érigène, car pour lui, comme pour les Grecs, la Trinité
dont il faut partir toujours se reflète tout entière dans la création dont l'homme
présente le sommet et la réduction : per essentiam Pater, per sapienliam Filius,
per vilam Spirilus Sanctus ou, intellectus, ratio (au sens de la contemplation des
idées et non de la raison discursive), et sensus, le sens intérieur. M. Briliantof dans
son étude que nous avons déjà citée, remarque justement que Jean Scot essaye
en vain de concilier les théories grecques et latines, mais l'auteur se trompe, à
notre avis, en déclarant que le philosophe irlandais arrive à la conclusion pure
ment augustinienne de l'analogie, « ressemblance essentielle entre Dieu et
l'âme » (Op. c., p. 158). Car c'est d'après le mode dionysien que l'analogie joue
chez Ërigène et non selon le mode augustinien ou thomiste, et il est bien plus
profondément grec dans toute sa théologie que latin. Au ιχθ s. d'ailleurs cela
n'impliquait aucun désaveu de la tradition catholique, puisque l'Église était
encore une et universelle. Jean Scot n'a été vraiment le disciple de S. Augus
tin qu'avant de connaître les Grecs, cela nous paraît certain. Quant au fait,
rappelé par M. Koyré, que Jean Scot ne distinguait pas Grégoire de Nazianze de
Grégoire de Nysse, il n'a pas grande importance ici, car toute la substance de la doc
trine cappadocienne a passé dans l'œuvre de S. Maxime, étudiée de très près par
Scot. Les Byzantins distinguent dans l'homme, véritable image divine : l'Intel
ligence pure, principe de tout être, sa pensée exprimée ou Verbe, et le πνεΰμχ
« spiration » de Vie, souffle igné d'amour.

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26 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

aux perspectives illimitées, chemin que l'homme au


suivre sans dévier. Tout en gardant son humanité inté
s'élever au-dessus des distinctions transitoires — en commen
çant par celle du sexe1, et atteindre, par la vertu et par
l'intellection, à la spiritualisation de tout ce qui existe.
Transformant la terre en paradis, n'en faire qu'un avec le
ciel, s'unir lui-même enfin, s'unir pleinement, semblable à
1/

Lui en tout, sauf en nature : « Ολος μεν άνθρωπος μένων κατά


ψυκήν και σώμα δια τήν φύσιν και όλος γενόμενος θεός κατά ψυκήν
και σώμα διά τήν χάριν » (Ambigua, xxviii, 64). Métamorphose
entièrement soumise à l'action charismatique de l'Esprit.
Comme moyen tout puissant pour arriver à cette fin,
surnaturellement naturelle, l'homme, dont la vie parfaite
est la gloire de Dieu possédait ce don inné, la charité : fruit
de la volonté et de l'intelligence, désir immanent de la per
fection, science infuse de la Lumière. Aucune passion ne
troublait, dans l'Eden, l'esprit humain, maître de toutes ses
facultés et dont la pointe, telle une aiguille aimantée, restait
tournée vers Dieu. Rien ne ternissait l'onde limpide où se
mirait, dans toute sa splendeur, la Gloire incréée... C'était
l'aurore du jour sans couchant « de la lumière sans déclin ».
Mais l'homme doué, aussi de la pleine liberté du choix,
sans laquelle il n'eût été qu'un vil esclave, tomba. Il tomba,
parce qu'il préféra l'amour vain de soi à l'amour vrai de Dieu.
Volontairement, par orgueil et par cupidité, troublé d'abord
par la fausse science du bien et du mal, il s'enfonça dans la nuit
du non-être. La désobéissance d'Adam, « ce germe vivant qui
portait en lui tout l'avenir de notre race », fut une chute

1) Depuis Origène et Grégoire de Nysse, les Grecs inclinent à voir dans le


premier homme créé à l'image de Dieu ( Genèse, I, 26) un être idéal androgyne, et tel
il devra ressusciter au Jugement Dernier, comme le Christ « glorifié ». Cette andro
gynie primitive apparaît chez Philon (Ouest, in Gen.) Reitzenstein dans son
Poimandres (Leipzig, 1904) trouve le mythe de l'Anthropos céleste dans un traité
d'Hippolite sur les Naasséniens. Voir aussi dans le Philon d'Alexandrie de Em. Bré
hier le chap. consacré au syncrétisme égyptien (pp. 121 ss.). Quelle que soit l'ori
gine « gnostique » de cette croyance, l'Occident augustinien a rompu avec elle.
Seul Jean Scot Erigène la partage et la soutient contre S. Augustin qui affirme
dans sa Civitas Dei qu'elle est contraire à l'Evangile de Mathieu (XXII, 29, 30).

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DOCTRINE DE LA DÉIFICATION DANS L'ÉGLISE GRECQUE 27

immédiate dans la vie des sens et par elle dans la mort. Ici
nous nous retrouvons en plein dans la tradition augusti
nienne, universelle dans l'Eglise, car S. Augustin dit
expressément que « l'homme a opté pour l'avare possession
ele ses biens privés ». C'est l'acte prévaricateur qui a tout
déclenché1. Seulement les Grecs insisteront davantage sur le
caractère intellectuel de la faute ou άμαρτία. Tout le mal vient
pour eux de Γαγνοια, le νους ayant cessé d'être le régulateur
parfait2. Donc rupture de l'équilibre intérieur, désorganisa
tion de la psyché tout entière. Seulement on ne dira pas,
avec S. Anselme, que l'effet premier du péché originel
a été la privation de la justice ou rectitude, entraînant le
réveil de la concupiscence, comme latente. L'ordre des termes
est ici renversé : non pas privatio-vulneratio, mais vulneratio

1 ) On a beaucoup discuté pour savoir si la concupiscence était chez Augustin


la racine ou bien, comme pour S. Anselme, et dans toute l'Église d'Occident après
lui, seulement la conséquence du péché. V. J Kors, Le péché originel d'après S. Tho
mas (Bibl. Thom. II, le Saulchoir, 1932), l'article de E. Portaiié, S. Augustin dans
le Dict. de Théol. cathol., t, I, et Et. Gilson, op. c. La même question devrait être
posée pour les Grecs dont la pensée paraît flottante, à première vue. Pour S. Gré
goire de Nysse la chute des Anges aurait eu pour cause l'orgueil — Lucifer
offensé de ce que l'homme ait été créé à l'image divine. Chose curieuse, on
retrouve cette croyance sous une forme bien plus saisissante, dans les ima
ginations de l'Islam qui remontent à la Vita Adae d'origine judaïque : la déso
béissance de Satan refusant de se prosterner devant Adam, sur l'ordre de
Dieu. Voir le développement de ce thème dans l'important travail de Louis Massi
gnon, La Passion d'Al Hallaj, Paris, 1921 (chap. XI et XII et l'appendice C). En
ce qui concerne la chute de l'homme (homo, au sens de créature humaine) elle
semble avoir été provoquée, d'après le plus jeune Cappadocien, par un mouve
ment d'attirance vers le faux bien ou la fausse science. Erreur de jugement, au
premier chef, mais erreur qui est déjà l'aveu d'une préférence sensible. C'est pour
cela sans doute que — toujours selon le docteur de Nysse qui suit son maître
Origène — Adam et Eve, perdant aussitôt leur corps éthéré, prennent un corps
matériel qui incarne l'appel des sens ; ce n'est qu'avec ce corps-là que naîtrait la
vie sexuelle, inconnue au paradis terrestre. A ce souvenir du hautain spiritua
lisme d'Origène les Byzantins sont restés fidèles en grande partie (moins sa
doctrine gnostique de la préexistence des âmes). On retrouve encore la même
idee de la destruction de notre nature divine primitive chez Scot Érigène dont
toute l'anthropologie est essentiellement grecque. Nous pouvons en dire autant de
quelques Bénédictins du xne s., égarés en Occident, Rupert de Deutz, Honorius
d'Augsbourg et surtout les frères Gerhoh et Arno de Reichersberg. Consulter
sur eux et leurs affinités patristiques le précieux travail, aujourd'hui épuisé,
de J. Bach, Die mitlelalterliche Christologie, Vienne, 1873-75, ν. II.
2) Pour S. Grégoire de Nysse, la dignité de l'homme est dans son intelli
gence, image ou miroir réfléchi de l'Intelligence-Dieu. C'est là la partie divine
de son être. V. De imagine, XII, c. 164. Même conception intellectualiste chez
S. Maxime qui, dans son anthropologie suit de près l'évêque de Nysse, et chez tous
les Byzantins, mais l'intelligence ici est toujours supra-rationnelle, ne l'oublions pas.

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28 REVUE DE l'histoire DES RELIGIONS

privatio, lésion initiale qui déchire toute la nature ad


Ses conséquences furent infiniment douloureuse
la chair d'abord, condamnée à la concupiscence et p
l'infirmité, à la flétrissure et à la dissolution. Pour l'âme
ensuite, privée de sa sève naturelle, ébranlée jusqu'en ses
profondeurs et comme désagrégée. La volonté, non pas entiè
rement corrompue et broyée, comme dans l'augustinisme,
mais gauchie, faussée dans tous ses ressorts. L'Intelligence
surtout, jadis, puissance royale de lumière, maintenant obnu
bilée par l'illusion et dominée par la tyrannie de l'irascible et du
concupiscible, parties inférieures de la psyché humaine.
Enfin, dernière et fatale conséquence du péché d'Adam, le
macrocosme entier, blessé avec son chef, toute créature,
appelée pour louer le Seigneur dans la joie, condamnée à
souffrir et à gémir jusqu'à la fin des temps.
Ce tableau, d'une immense désolation, où les tons sombres
recouvrent, éteignent soudain la radieuse clarté de l'aube
terrestre, se retrouve aussi -— combien saisissant ! — sous
la plume de S. Augutin. Il lui manque cependant, sinon la
vision grandiose de la catastrophe finale, l'envol si hardi
d'un même rêve eschatologique2. Psychologue admirable
et maître de l'introspection, le grand Africain, guidé par
une poignante expérience personnelle, s'est attaché presque
exclusivement aux réalités de notre état présent empirique,
de notre déchéance devenue la marque au fer rouge de l'espèce
humaine. Quant au premier Adam en état d'innocence
préternaturel, il est avant tout une créature tirée du néant.

1) Voir le développement de cette pensée dans le livre (en russe) du P. Boul


gakof, Le Buisson ardent, Paris, 1928.
2) Ce n'est pas que l'eschatologie de la Cité de Dieu, dont s'est abreuvé tout le
Moyen Age, ait été moins riche que celle des Byzantins. Loin delà. Mais l'homme,
augustinien ressuscité garde encore son aspect terrestre [De Civil. Dei, XXII, 1).
Sa chair n'est pas transfigurée, comme dans la patristique grecque. Et c'est le
reproche que formulait à son égard Jean Scot [De divis. natur., V, 37). Sur ce point,
il est intéressant de comparer l'évêque d'Hippone avec son maître, S. Ambroise
de Milan, qui a gardé intacte la pensée traditionnelle : voir son Commentaire sur
S. Luc où la spiritualisation de la nature humaine est complète. Sur cette
tendance augustinienne et les résistances qu'elle a rencontrées chez le philosophe
irlandais du ixe s., consulter Popov (en russe), Le bienheureux Augustin, sa per
sonnalité et sa doctrine. L'auteur y indique aussi le caractère acosmique de
toute la pensée augustinienne.

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DOCTRINE DE LA DÉIFICATION DANS L'ÉGLISE GRECQUE 29

Et ce néant qui, dans le néo-platonisme, n'est qu'absence ou


vide métaphysique aux yeux de S. Augustin (dernière rémi
niscence manichéenne sans doute) a un caractère déficient,
pour ainsi dire positif : c'est déjà comme une prédisposition
à l'imperfection, sinon au péché. M. Gilson exprime cette
tendance avec son habituelle netteté, en disant que « d'après
Augustin, il y a dans la créature une sorte de manque ori
ginel qui engendre le besoin de changer ». Or le besoin de
« changer », ajouterons-nous, implique nécessairement une
idée de déchéance, puisque la béatitude d'Adam et d'Eve ne
pouvait s'accroître, étant statique ; cela contrairement au
dynamisme de l'état paradisiaque, selon les Grecs, depuis
Irénée jusqu'à Maxime, et bien au delà.
En plus, l'état de « justice » où nos ancêtres se trouvaient
au paradis ne leur était pas, à proprement parler, naturel
dans le système augustinien : c'était un donum superaddilum,
un privilège gratuit de Dieu, et non la maîtresse racine de
leur être. La différence n'est pas minime, certes1. Ce qui, pour
le Docteur de la grâce, apparaît comme une pure libéralité
de la part de Dieu, sera pour S. Maxime et la tradition qu'il
représente le vouloir le plus profond du Créateur. Car Dieu
désire se retrouver dans l'homme, créé immortel par son
souffle, et frappé à son effigie. L'image divine, seulement vir
tuelle dans l'âme, lointain reflet d'après l'augustinisme, est
copie idéale chez les Grecs, incrustée par eux dans l'épaisseur

1) Le point de vue ne varielur d'Augustin-chrétien est toujours celui-ci : Dieu


ne doit rien à sa créature. Même l'immortalité du premier homme consistait uni
quement à ne pas devoir, et non à ne pas pouvoir, mourir ; la rectitude et 1 'amor
irnperturbalus d'Adam n'appartenaient pas non plus à la nature propre de l'homme
qui reste une énigme. Sur ce point, comme sur tant d'autres, la doctrine augus
tinienne a été modifiée par S. Thomas, pour qui il existe une essence incorruptible
de l'humaine nature. (V. les pages consacrées par M. Gilson à cette question dans
le chap. 111 de son ouvrage déjà cité.) Ajoutons que selon le Docteur angélique,
nous avons par le péché originel non seulement perdu nos dons surnaturels —■
dont la vision intuitive qui n'est qu'une grâce (cela à rencontre de la pensée fonda
mentale grecque) —, nous avons été encore blessés in naturalibus. Mais dans
Taugustinisme, il s'agit d'une véritable corruption de la nature, tandis que ses
principes essentiels subsisteront d'après S. Thomas. Quant aux Grecs, seule
l'Incarnation pouvait, selon eux, par un miracle sans pareil, recréer la divinité
idéale de notre espèce dont l'athanasie était la marque même, ce que Jean
Damascène appelle sa nature vraie.

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30 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

même du tissu humain. Dans un cas, l'homme après le p


retourne juste au-dessous du status naturae, qu'on se
sente assez vaguement d'ailleurs, privé seulement de
lui avait été accordé par succroît. Dans l'autre, il pe
nature vraie, son droit d'aînesse et d'adoption divin
mices de la déification. Par cette plaie béante ouver
flanc de la création, l'homme, se vidant de la vie glo
qui fut sienne, devient partie de ce Cosmos, qu'il gouve
jadis pour son bonheur, qui se désagrège depuis. La
d'Adam, si elle ne tombe pas plus bas, tombe de plus
et entraîne avec elle l'univers dans l'abîme. Tout est là.

Par ailleurs, la chute prévue, presque souhaitable dans


le système augustinien, à cause de l'Incarnation par elle
nécessitée, sans elle inutile, n'a jamais été pour l'Eglise d'Orient
la felix culpa. Cela d'autant moins que l'Incarnation n'y est
jamais conçue en fonction de la Rédemption1. — Croyance
qui se retrouve au Moyen-Age chez certains Bénédictins du
xne siècle, très injustement négligés, tels Rupert de Deutz,
Gerhoh et Arno de Reichersberg, Honorius d'Augsbourg, dit
d'Autun, et dans tout le franciscanisme, avec Duns Scot en
tête2. Leur christocentrisme jaloux exige que la création soit
parachevée par le Verbe qui, définitivement, glorifie l'huma
nité. Pour les scotistes, en plus, tout est déterminé par la
volonté d'amour de Dieu qui désire être aimé infiniment.
Acceptant le fait accompli, la déchéance de l'être humain,
la patristique grecque n'aura plus qu'une nostalgie, qu'une
hantise : non seulement refaire du miroir déformé le miroir
fidèle, mais encore mener à sa fin l'œuvre, interrompue avant
d'être commencée. A savoir, ranimer d'abord, sous la motion
du Πνεϋμα άγιος, la « similitude » effacée, puis replonger le monde

1) D'après S. Maxime et les Byzantins, le Verbe se serait incarné, en tout


état de cause, mais n'aurait pas été mis à mort. Seule la Croix a donc été
nécessitée par le péché originel qu'aucun Grec n'a nié quoiqu'on ait pu dire.
2) L'oubli où est tombée cette école de théologie qui s'inspire des Pères pla
tonisants (v. Roscholl, dans Zft für Kirchengeschichte, t. XXIV, 1903) s'explique
par le triomphe au xme s. de la scolastique aristotélicienne et surtout par la
méfiance croissante de l'Église envers Scot. Sur la pensée franciscaine, voir
le R. P. E. Longpré, Éludes /r., 1924.

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DOCTRINE DE LA DÉIFICATION DANS L'ÉGLISE GRECQUE 31

transfiguré dans la gloire divine. Œuvre de la récapitulatif)t


de restauration de l'humanité, dans laquelle le Dieu incarné
précède l'homme ; où, lui ayant rendu la vie éternelle, il lui
communique la force déifiante par l'Esprit qui sanctifie
et l'élève, à sa suite, au sein du Père, dans la « nuée lumi
neuse » du Dieu trine.

Le « Theos Anthropos » et la recapitulatio

L'incarnation. — Ενσάρκωσις — Un des trois mystères


cachés, selon Ignace d'Antioche, à Satan lui-même. Quel a
été son sens profond, — Cur Deus homo ? A cette question
d'où dépend tout l'avenir de l'espérance chrétienne, S. Irénée
de Lyon, dans la seconde moitié du 11e s., a été le premier à
répondre, avec une ampleur et une hardiesse vraiment sur
prenantes chez ce théologien avisé, homme d'Eglise et de
gouvernement avant tout. Et dans la réponse qu'il donne se
trouve in nuce toute cette doctrine de la recapitulatio ou
ανακεφαλαίωση, estompée, effacée presque, chez la plupart des
critiques catholiques modernes, qui à peine la mentionnent1.
Elle est pourtant le nerf même de la pensée patristique et le
sceau que celle-ci apposera à toute la theologia practica et
theologia mystica des Byzantins. Doctrine qui s'appuie sur la
κοινωνία, adoption divine, menant droit à la déification et qui
tient en ces mots : Dieu s'est fait homme, afin que les hommes
puissent être divinisés. La justification scripturaire de cette
vérité, S. Irénée l'indique, est le célèbre verset du Psaume 81 :

1) Ainsi J. Tixeront dans son Histoire des dogmes, en général très conciliante
et qui fait la part belle aux Pères grecs, ne parlera, à propos de S. Irénée (t. II,
p. 215 ss.), que de « réparation des suites du péché », d'expiation et de rachat,
comme si tout se bornait là pour l'évêque de Lyon. Le R. P. Lebreton, dans le
substantiel chapitre qu'il consacre à la théologie irénienne (à la fin de son second
volume sur le Dogme de la Trinité), atténue également la hardiesse de toute cette doc
trine de la déification inpolenlia, si accusée pourtant chez notre docteur. De
même, P. Cayré dans son excellent Précis de Patrologie t. I chap. V. III. Par
contre, Bousset la met en plein relief (Kgrios Chrislos, chap. X), tout en la
rapprochant, assez arbitrairement, de l'esprit « mystériel » du paganisme orien
tal, auquel il tend à ramener tout le mysticisme chrétien. On retrouve le même
accent, mis sur la déification comme idéal irénien, dans la Charis de Wetter
(Leipzig, 1913) p. 160 ss.

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32 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

« Ego dixi, dii estis », repris par le Sauveur lui-même (J


Et le roc, sur lequel l'évêque de Lyon fonde sa mag
profession de foi, c'est pour lui le dogme intangible du
vere Deus et vere homo. Unité organique s'opposan
comme une digue à l'assaut des vents, et au docétisme du
11e s. de tous les gnostiques, et au rationalisme des hérésies
christologiques à venir. La double mystique, paulinienne et
joannique, S. Irénée a su, avec un rare bonheur, l'harmoniser
et en dégager le sens profond : identité de la chair Domini et
noslri, promesse de vie éternelle, car le Christ est le « Prince
de la Vie ».

La réponse triomphante revient sans cesse sous sa plume


à cette question qui l'obsède : comment l'homme aurait-il
pu devenir Dieu, si Dieu n'était pas devenu homme ? Cette
réponse, reprise par le patristique des siècles suivants, sera :
Jésus-Christ s'est fait ce que nous sommes, afin que nous
devenions ce qu'il est. Donc nécessité absolue du Verbe fait
chair et venu à nous propter noslram salulem. Et ce salut,
répétons-le, n'est autre chose que l'incorporation à la nature
humaine lésée du ferment de l'incorruptibilité, par son union
intime avec le Dieu incarné. Restauration -— en puissance —
de l'héritage perdu et gage d'immortalité, voilà ce que nous
donne le seul fait de l'Incarnation. Cri d'allégresse dont les
résonances se répercutent à l'infini dans toutes les âmes
■chrétiennes, régénérées par Γένανθρώπησις du Dieu Sauveur.
Sur les effets, immédiats et lointains, de cette grâce pre
mière qui réintègre notre espèce dans la lignée divine, les
Pères grecs d'une absolue unanimité, sont inépuisables. Le
ton est donné par le grand Athanase, déjà précédé par Clé
ment et Origène. Dans son traité classique, De Incarnalione
Verbi, comme dans ses Orationes, le vainqueur du concile
de Nicée reprend et renforce le mot téméraire de déification, cela
plus d'un siècle après S. Irénée. Il affirme : « Jésus-Christ
s'est fait homme, afin de nous diviniser ». Or cela n'est possible
que parce que le Logos a été notre modèle depuis le commen
cement des temps, idée que nous avons rencontrée déjà, et à

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DOCTRINE DE LA DÉIFICATION DANS L'ÉGLISE GRECQUE 33

laquelle S. Athanase, Docteur du Logos consubstantiel, revient


toujours. « L'homme, répète-t-il, ne serait pas divinisé, si Celui
qui s'est incarné n'était pas le Verbe de Dieu », et inverse
ment : « Nous ne serions pas délivrés du péché si la chair qu'a
revêtue le Logos n'était pas notre chair humaine ». Donc
Γόμίωσις comme condition préalable de notre filiation divine,
de notre participition future à la gloire : union réelle de la
chair du Verbe avec la nôtre. Toujours dans la sotériologie
J'accent fort sur le sentiment de délivrance, par le principe de
régénération, non, comme en Occident, sur la réconciliation,
rémission des péchés. Etre avant tout justifiés, libérés de la
loi des membres ; ou bien être glorifiés, immergés vivants dans
la lumière. Deux tendances profondes répondant à de secrets
penchants divers... Le Christ venu pour détruire la mort et nous
renouveler à son image, tel restera en Orient la dominante1.
Nous en percevons les échos vibrants chez tous ses Pères.
S. Basile de Césarée insiste et précise : « C'est à cause de
nous que le Logos s'est fait mortel, pour nous délivrer de
la mortalité »2. — Il a déifié le genre humain. Et S. Grégoire
de Nazianze, surnommé par l'Eglise le Théologien : « Jésus
représente en figure (au sens platonicien d'archétype) ce
que nous sommes ». Ainsi « par lui l'intégrité de notre nature
est restituée. » Et encore : « Nous devenons divins par lui »3.
Le saint Théologien développe avec complaisance cette haute

1) C'est bien à tort que l'on a appelé cette conception patristique de la « renais
sance » de l'homme dans le Christ — la théorie physique de la Rédemption,
méconnaissant ainsi toute sa valeur religieuse. C'est là au contraire une théorie
organique d'un réalisme intégral où s'affirme l'unité première de la nature
humaine, immortelle, incorruptible, divine. Ad. Harnack —- qui n'a jamais rien
compris aux Grecs — va même jusqu'à parler de la récapitulation comme d'un
« système physico-pharmacologique » (Précis de l'Histoire des dogmes, p. 172).
L'abbé Rivière, tout en l'étudiant avec soin dans son livre si utile, Le dogme
de la Rédemption, ne veut y voir qu'une ébauche, une série de tâtonnements,
sans plus. Vraiment nous sommes ici en présence d'une doctrine très cohérente,
haute et forte, doctrine continuée par la tradition ininterrompue de l'Église
orthodoxe, dont rien n'infirme la validité, et qui a nourri toute l'expérience
mystique de l'Orient chrétien. Ajoutons, qu'elle nous paraît différer par nature de
toute la divinisation dans les Mystères païens, où Bousset et Reinzenstein ont
cherché sa source, et qui ne sont en réalité que les « imitations anticipées »
■(Bergson) du christianisme.
2) Epist., VIII, 5.
3) Orat., I, 7, XXXVII, 2.

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34 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

pensée que l'homme étant le chef d'œuvre de la cr


Dieu devait intervenir en personne pour lui rendre
par sa misérable coulpe, il avait perdu : sa dignité
divin1. Et S. Grégoire rapporte l'extraordinaire parole
ami défunt, le grand S. Basile : « L'homme est une cr
mais elle a reçu l'ordre de devenir Dieu ».
Même cri de ralliement chez S. Cyrille d'Alexandrie
déclare avec une force singulière : « Si Dieu est devenu
l'homme est devenu Dieu »2. S. Jean Chrysostome,
l'école réaliste d'Antiochie, dira sous une forme plus at
« Nous avions besoin de la vie et de la mort d'un Di
vivre ». Enfin S. Jean Damascène, dans sa Somme D
orlhodoxa, résume ainsi à l'expiration de l'âge patri
l'économie de notre salut : « Le Christ, dont la nature est
identique à la nôtre, a recréé en nous l'image divine pour nous
délivrer de la corruption. Il nous a rendus immortels en esprit
et en chair ». Encore une fois, c'est l'antidote au poison morteli
du péché, le principe immanent de la renaissance spirituelle.
Toute l'œuvre messianique, mise à jour et vue sous cet
angle, recule dans l'espace des temps, élargit son horizon
jusqu'à l'infini, se multiplie avec une prodigalité royale.
On connaît bien l'abondant parallélisme, amorcé par S. Paul,
amplifié par les Pères, des deux Adam, du Christ, chef mys
tique du corps nouveau dont nous sommes les membres.
Parallélisme repris sans fin et complété, depuis S. Irénée, par
celui des deux Eve. — La mère grandit mystérieusement avec
le Fils et le grandit... Or ce que le second Adam a pris dans le
sein virginal de Marie et nous a rendu, c'est la nature humaine
intégrale. Par lui la « tunique de peau » dont parlent avec
tant de douleur Origène et Grégoire de Nysse — notre chair
pécheresse elle-même —renaît de sa vétusté. Ici l'Incarnation
est déjà une Rédemption, car ce que le Christ a assumé, il le
rédime. C'est la reparatio, condition première de la glorifica

1) Pour S. Anselme et les théologiens de sa lignée, le Verbe n'intervient que


par ce que la créature est impuissante à réparer le désordre, — l'offense faite à
Dieu lui-même.
2) Rom. hom., IX, 3.

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DOCTRINE DE LA DÉIFICATION DANS L'ÉGLISE GRECQUE 35

tio, en même temps qu'éclatante preuve d'amour et de pardon.


Mais alors pourquoi la Passion? Et pour l'expiation par
la vertu du sang divin, et pour l'athanasie : les deux, insé
parables, parachèvent l'œuvre de la recapitulatio. Clément
d'Alexandrie déjà s'écriait : « O divine merveille ! Un Dieu
a succombé et l'homme s'est relevé » ! La mort vaincue
par la mort, la vie comme but dernier, fin de la Rédemption
voilà le motif primordial, le nerf de toutes les médiation
sotérologiques. Le caractère propitiatoire de cette mort uniqu
n'a pas échappé, non plus, à nos docteurs. Justin Martyr, dans
son célèbre Dialogue, indiquait déjà à son adversaire Tryphon
que celle-ci était une expiation pénale. Pour S. Cyrille de Jéru
salem, la mort du Christ est la réconciliation de la terre avec l
ciel1 : un élargissement de l'humain jusqu'au cosmique.
S. Athanase, insistera sur l'abrogation du décret divin par la
mort d'un seul qui représente toute l'humanité, « car, ave
lui, tous sont morts et ressuscités2. Encore une fois, l'accen
porte sur la victoire finale : l'athanasie renouvelée par
Yanaslhasis. S. Basile répète aussi, en la nuançant, cette affir
mation que seul le Logos pouvait par son obéissance volon
taire offrir à Dieu une expiation suffisante.
Les deux Grégoire, reprennent la question, la scrutent et
l'approfondissent, surtout l'évêque de Nazianze, dans un
christologie pleine et limpide. — Ce n'est pas seulement
dans le dogme trinitaire qu'il a été considéré comme le
théologien de l'orthodoxie, par excellence. L'immolation sur
la Croix a ému profondément l'âme de ce Docteur, qui
fut un des cœurs les plus tendres de son Eglise. Il met
en plein relief le caractère de pénitence volontaire, d'obla
tion gratuite de cette mort, triomphe surnaturel, non
héroïque supplice et apothéose posthume du Juste, concept
qui n'a rien de chrétien. Dans son beau « Discours » pas
cal3, S. Grégoire nous rappelle que déjà le Sacrifice véri

1) Orat., XII, I, 8 et XIII, 4.


2) Orat., II, 56 et 66.
3) Orat., XLV.

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36 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

table a été figuré par les rites de l'Ancien Testamen


l'illustre Théologien, le Christ-hostie s'est vraiment app
nos péchés, s'est fait « péché et malédiction pour nous
que l'affirme Paul, afin de nous délivrer de cette maléd
L'idée, que l'on trouve également en germe dans la
Catéchèse de Grégoire de Nysse, l'idée du nouvel Ad
nous rachète de son sang, énergie de la Croix, se rap
proche, en l'anticipant, de la substitution vicaire de S. Anselme ;
mais il lui manque la notion juridique de la « satisfaction ».
Quant au fameux λύτρον, tribut payé au Démon, il n'a jamais
tenu qu'une place secondaire dans la doctrine des Pères, et,
sauf pour le plus jeune Cappadocien, ceux-ci la repoussent ou la
négligent. Ce qui importe, c'est la mort du Dieu fait homme, qui
sauve l'humanité pécheresse en lui communiquant la vertu
lumineuse de la vie immortelle. Ici nous sommes en plein dans
l'ambiance spirituelle du IVe Evangile et des gloires apoca
lyptiques, qui l'environnent de leurs éclairs fulgurants. Incar
nation, Rédemption, tout tend vers l'accord final : Résurrection.
La Passion elle-même n'est jamais, pour les Grecs, celle
de Jésus-homme, de l'humanité seule de Dieu : elle relève de
l'hypostase du Fils où, par le privilegio unitalis, la divinité et
l'humanité se retrouvent entières. Sur cette « communication

des idiomes » tout se fonde dans la christologie orthodoxe, et


l'Anthropos n'y apparaît que sous l'auréole du Theos. Ainsi
S. Grégoire de Nazianze verra dans l'image de l'Agneau immolé
le παθών Θέος, le Dieu souffrant. Avec une singulière insistance,
il nous parlera de la Passion de l'Etre, impassible par défini
tion1. S. Cyrille d'Alexandrie ira plus loin encore : il ne voudra
voir et saluer que cette hypostase une, aux deux natures
complètes, jusque dans le dépouillement du dernier abandon
humain, jusque dans ce sanglot de l'agonie mortelle : « Deus
meus, ut quid dereliquisti me ? »... Et, en fait, cette clameur
de Pro fundís ne s'achève-t-elle pas déjà chez le Psalmiste

1) Lire sur cette question les paires suggestives de K. Holl dans son ouvrage :
Amphilochius von Ikonium, Leipzig, 1904.

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DOCTRINE DE LA DÉIFICATION DANS L'ÉGLISE GRECQUE 37

par un vibrant appel à la louange de l'éternelle gloire 71


Même conception de la souffrance divine chez S. Maxime.
Dans la théologie grecque, plus particulièrement dans la
tradition alexandrine qui domine toujours chez nos contem
platifs, l'élément humain est à tel point pénétré, saturé
— non résorbé — par le divin qu'il paraît déjà comme nimbé de
gloire. Nul monophysisme certes, puisque les plus éminents
des docteurs d'Aléxandrie et de Byzance, Cyrille, Léonce,
Maxime l'ont combattu sans relâche, mais une croyance
essentiellement théocentrique2. Le Christ des synoptiques,
« le Christ selon la chair », s'éclipse devant le Christ pneuma
tique de S. Paul, de S. Jean surtout, dont les pieds touchent
la terre, sans la fouler. Cela se révèle aussi bien dans la spécula
tion que dans la sensibilité, dans la nature intime de la piété,
comme dans le culte officiel dont le dogme est l'âme, et dans
l'art sacré qui pénètre ce culte. Avec quelle munificence l'Eglise
grecque célèbre l'Epiphanie dans le baptême de Jésus par le
Précurseur, sa Transfiguration en la lumière surnaturelle de
Thabor ! Quelle poésie liturgique, hymnes d'une joie sans
pareille, déverse-t-elle à flots sur la nuit claire comme « le

1) V. sur cette attitude d'esprit chez Cyrille l'article de M. Jouassard dans la


R. des Sciences religieuses, V, 1925.
2) Relevons ici ce trait significatif : le silence presque complet sur le Jésus
historique dans les homélies des maîtres spirituels de Byzance, ou l'interpréta
tion allégorique, dans la tradition alexandrine, de toute les paroles du Maître. Même
un S. Jean Chrysostome, le plus grand moraliste grec avant Théodore le Studite,
ne cherche pas à nous émouvoir, ne fait pas appel directement à notre humanité
Quelle différence avec les médiévaux, S. Bernard en particulier, dont chaque ser
mon — sur la Nativité, l'Enfance de N. S., Sa Passion — respirent l'humaine,
tendresse, vraiment débordante ! Les homélies grecques, comme les épîtres pauli
niennes, autrement pathétiques ne voient que le Sauveur dans l'homme. De
même, l'iconographie orientale ignore le thème de la Crèche, celui de la Sainte
Famille, tant aimé de l'Occident, en Italie surtout, qui finira par pénétrer dans
l'enceinte des églises, jusque dans le Calendrier liturgique. L'Église orthodoxe
n'a pas connu non plus la dévotion à l'Époux de la « Vierge », S. Joseph, d'ailleurs
considéré comme veuf et père des « frères » de Jésus. Sur les icones, jamais il
n'apparaît aux côtés de Marie : la Θεοτόκος, seule ou avec son divin Fils, y est
entourée de chœurs célestes chantant sa gloire, elle-même planant au-dessus de la
maternité terrestre. Parfois encore elle est rapprochée de S. Jean Baptiste, et cette
figuration, avec le Christ au centre, porte le nom de Déisis ; elle a un sens théolo
gique très précis : le second Adam, qui apporte la Vie nouvelle, son Précurseur
et — trait d'union entre les deux Lois — la Vierge-Mère.

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38 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

jour sans déclin », la nuit de Pâques, fête des fêtes, tr


des triomphes » !
L'Orient chrétien se prosterne, lui aussi, devant la Vi
sans tache, il baise non le bois du supplice, mais, sur
taphios, le Corps sacré veillé par les Séraphins, le lin
de l'amour usque ad modem qui, par là, arrache à tout
jamais l'aiguillon de cette mort. L'Orient n'égrène pas toutes
les stations du chemin de Croix qu'il embrasse d'un seul
regard : dans le sommeil même de la mort, il sent l'incorrup
tible vie divine et ne s'attarde pas à la pleurer humainement.
A travers les ombres tragiques de Gethsémani et du Calvaire,
il épie l'approche du radieux miracle dans le sépulcre scellé.
Du Golgotha où tout est consommé, il tourne ses regards
vers le jardin d'Arimathie, jardin de la Résurrection, pro
totype elle-même de l'Ascension qui découvre à ses yeux
fascinés la Jérusalem céleste1. Tout entier, il appelle de ses
vœux et adore le Θέος "Ανθρωπος, le Dieu-Homme, plutôt que
l'Homme-Dieu, que l'Ecce Homo. Et là encore renaît l'esprit
du IVe Evangile, qui est non seulement celui de l'infini
amour, mais aussi de la majesté, infiniment glorieuse. Du
haut de sa Croix, le Christ-Roi n'y laisse tomber aucune
plainte humaine et ne paraît contempler, au loin, que la
moisson de la vie éternelle qui lève, en confiant sa Mère et
fille, l'Ecclesia, au disciple bien-aimé. De même, les chrétiens
grecs qui suivent sa trace lumineuse. Pour eux l'espérance

1 ) C'est le service liturgique des deux Églises qui nous en donne la meilleure
preuve-illustration. La messe romaine, se ramassant sur elle-même en un raccourci
stylisé, culmine et s'achève dans le sacrifice pacifique de l'autel qui renouvelle le
sacrifice sanglant du calvaire. La liturgie grecque, reproduit, en les ritualisant,
tous les moments essentiels de la vie du Seigneur. Elle ne se fixe pas au seul acte
de l'immolation de VAgnus Dei, mais le prépare de loin et la dépasse. Son point
culminant, c'est la communion des fidèles — jamais distribuée extra missam, bien
entendu — qui symbolise le miracle de la Résurrection. D'abord les communiants,
telles les saintes Femmes au tombeau, se réunissant devant l'iconostase, barrière
mobile qui sépare la terre du ciel ; puis la porte royale est ouverte toute grande en
silence par le diacre, représentant soit le Précurseur, soit l'archange Gabriel : c'est
la pierre du sépulcre roulée par le messager céleste. Et le Seigneur vivant parait
alors, caché sous les saintes espèces, pour distribuer à ses entants sa chair glorifiée,
don de vie immortelle. Enfin la dernière prière qui clôt l'office, action de grâces
chantée par le chœur, annonce l'Ascension, épilogue sur terre, prologue dans les
cieux où tout se consomme.

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DOCTRINE DE LA DÉIFICATION DANS L'ÉGLISE GRECQUE 39

•est plus forte que la compassion. Des crucifix byzantins, sur


lesquels il brillait en gloire, le Christ s'est envolé, là où il
trône à la droite du Père, et la Croix nue suffit dans le sanc
tuaire lui-même à éterniser le divin souvenir.

Deux offrandes du génie chrétien un, deux visages d'un


seul et unique amor Dei. Au Moyen-Age, épris de l'amoureuse
souffrance, tout l'inépuisable trésor de la .sensibilité pathé
tique, du fruitioDei dans la prière, dans toutes les formes de la
piété : la ferveur agenouillée, le culte de l'humanité qui saigne
du très doux Maître et Ami. Sentiment fait de gratitude
éperdue, s'épanouissant en long frémissement de tendresse,
sentiment d'où naîtra la pure dévotion au Cœur immaculé, au
Sacré-Cœur de Jésus1. ■— Toutes les larmes d'infinie pitié sur
l'Homme des douleurs qui apporte le salut, sur la Mère
xderge, au cœur transpercé de sept glaives ; et tous les sou
rires aussi à la crèche de la divine Enfance, sous l'étoile de
Bethléem, étoile de la Rédemption. Tous les rayons épars de
, notre cœur de chair : miel butiné sur la ruche de la dilection
bernardine, cantique ensoleillé du Poverello d'Assise, laudes
•enflammées de Jacopone da Todi, litanies suaves du Jesu dulcís
memoria...

Et dans la Byzance porphyrogenète, si austère en sa


pourpre, ni effusions, ni onction, ni langueurs, ni délire. Mais,
avec les dons symboliques des rois Mages — l'or, l'encens et
la myrrhe, au sein d'une Liturgie où tout est luxe, majesté et
repos, — la révérence-adoration, prosternée sur les dalles nues
de l'âme, aux pieds du Pantocrator. Un frisson sacré nous
parcourt et nous enveloppe d'une même atmosphère irréelle,
presque irrespirable, comme tel chef-d'œuvre de l'art byzantin,
icône miraculeuse, « non faite de la main des hommes »,
qu'éclaire, sans jamais s'éteindre, la lampe de la prière perpé

1) La base évangélique de cette dévotion est dans le geste de l'apôtre bien


aimé qui, le soir de la Cène, prélude au sacrifice suprême de l'Amour, reposa
sa tête sur la poitrine du Maître. C'est comme organe de l'Amour que Ste Ger
trude de Helfta a inauguré, à la fin du xni" s., le culte du Sacré-Cœur de Jésus,
•culte reviflé, de notre temps, par les visions de Paray-le-Monial.

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40 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

tuelle. Et dans le lyrisme hiératique des hymnes de Sym


le Nouveau Théologien, le plus grand blessé de l'Eros
en cet Orient grec, voilà le vin, distillé goutte à goutte
des lourdes grappes, comme pressées, foulées par l'in
Vigneron lui-même.
Nulle part on ne saisit mieux sur le vif ce contraste,
en nuances, que dans la double orientation de YImil
Christi : suivre le Crucifié, revivre avec la Transfiguré
chrétienté médiévale a voulu imiter avant tout la sainte
humanité, fidèle en cela encore à la devise augustinienne,
« Per Christum hominem ad Christum Deum ». Pour S. Bernard

qui a tant aimé « les jours de chair » de Jésus, c'est « du calice


bu par le Seigneur » que commence la lente spiritualisation de
notre amour encore charnel. Et, très loin pourtant du Docteur
Mellifluus, Suso, le serviteur-amant de l'Eternelle Sagesse, lui
fera écho, en désignant à l'âme « que Dieu caresse au pied de
la Croix », la méditation délectable de toutes les étapes de la
Passion avec l'ardent crucifiement de soi. Entre les deux se
déroule toute la théorie des victimes offertes en holocauste.

Imiter le Christ, ce sera pour tout l'Occident médiéval,


et bien au delà, mettre ses pas dans les pas du Sauveur, sans
détacher les yeux un seul instant de la Face couronnée d'é
pines, monter avec lui au Jardin des Oliviers et au Calvaire,
continuer, prolonger indéfiniment son œuvre d'expiation, son
œuvre de miséricorde. D'où l'invasion des Ordres mendiants,
avec leur ascèse crucifiante, pénétrant dans le siècle, pour
l'évangéliser ou le fustiger, en rupture de l'idéal presque
exclusivement orant des Bénédictins. D'où aussi le fleuve
débordant de l'adoration réparatrice et de la charité, amour
du prochain, dérivé de l'autre ; la joie des mérites réversibles,
auréolant la communion des Saints catholiques, et, dans
l'intimité des colloques ineffables, dans l'éclat des visions
Imaginatives sans nombre, tant de dons, tant de grâces
sensibles.

L'Orient byzantin a suivi, lui aussi, son Κύριος, plié sous lo


faix de la Croix, par la voie étroite du renoncement total,

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DOCTRINE DE LA DÉIFICATION DANS L'ÉGLISE GRECQUE 41

mais en cherchant toujours du regard, jusque dans l'abîme


de l'abaissement, de la κενώοις, les éclatants vestiges divins
Jamais l'idée de la βασιλεία ne le quitte. En même temps,
pareil à l'âme platonicienne tombée, il se souvient éternelle
ment de sa propre origine surnaturelle, cierge solitaire brû
lant devant le Seigneur des Béatitudes. Non pas la primauté
de la souffrance1, nécessaire comme discipline cathartique,
comme la τελέωσις paulinienne, ou encore épreuve acceptée
avec sénérité : la soif du cerf altéré, courant à la fontaine,
la soif de la Contemplation qui déjà ne paraît plus de ce
monde, Γάπάθεια ou « sainte indifférence », préparant l'âme
à l'union déifiante. Une intense concentration intérieure qui
refond l'être sensible, qui repétrit l'esprit et le métamorphose :
moins de rayonnement visible sans doute et d'œuvres
apostoliques propres. Marthe sacrifiée à Marie, à Marie qui,
la première, voit, dans la rosée de la grâce matinale, le Christ
ressuscité, entend sa voix et s'écrit en tremblant : « Rabbi » 1
La sainteté orthodoxe n'a jamais connu, n'a pu connaître
les délices et les folies de la Croix, elle n'a pas senti, imprimés
en sa chair, les stigmates des plaies bénies. Elle n'a pas entendu
non plus l'appel du Sacré-Cœur qui lui semble déchirer
l'unité organique du Sauveur, pour laquelle ses Docteurs ont
tant lutté. Mais, selon la ferme croyance de cette Eglise, ses
Saints ont joui, eux aussi, de leur vivant, des plus précieux
charismes physiques : lévitation, luminosité et autres signes

1) Un seul coup d'œil sur les deux iconographies suffit pour nous convaincre
de la différence essentielle sur ce point entre l'Orient et l'Occident. Au Moyen Age,
et bien au delà, au premier plan, la représentation, de plus en plus pathétique,
de la souffrance humaine du Christ : flagellation, chemin de Croix, instruments de
la Passion, agonie au Calvaire, sans parler d'innombrables scènes de martyres qui
recommencent et prolongent à l'infini le sacrifice volontaire du Maître. Cet art,
qui finira par avoir quelque chose de morbide avec son goût doloriste du sang et
des supplices, atteint son paroxysme dans l'Espagne du xvie siècle. Chez les Grecs
dont l'art religieux est l'objet d'un culte, ou plutôt d'une vénération -— la
proskynèse ■— une idéalisation voulue, un détachement des réalités terrestres,
se fait jour : la douleur y est toujours transfigurée. Même le réalisme, plus
grand et plus empreint de pathétique de l'Orient chrétien (Syrie, Mésopota
mie) reste quand même sobre, discret et retenu dans la représentation de la
souffrance. Consulter les Études iconographiques du P. G. de Jerphanion, La
Voix des Monuments, Paris, 1930.

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42 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

précurseurs de la « chair spirituelle », annoncée solennell


par l'apôtre. Peu à peu l'enveloppe charnelle, dev
perméable à l'action de l'esprit, laisse paraître l'incorru
flamme. Que d'hagiographies orientales, en commenç
par la Vita Antonii (légendaire ou non, peu importe
sur ces êtres sans désirs et sans besoins, comme désinca
sur leur pouvoir surnaturel, tantôt apprivoisant pa
douceur séraphique les bêtes sauvages du désert, tan
commandant aux forces mêmes de la nature, revenue, s
t-il, à la suave obéissance du paradis terrestre. Note
mique, préludant à la «nouvelle terre » de l'Apocalypse
n'est pas tout à fait la même que la communion fraterne
S. François, avec tout ce qui vit, tout ce qui respire i
tout ce pour quoi « laudato sia il Nostro Signore ».
Il y a plus encore.
On connaît le culte voué par l'Eglise grecque aux ossem
ou plutôt aux corps momifiés, auxquels le tombeau n
infligé sa flétrissure. S'appuyant sur le mot du Psalm
« Je ne laisserai pas se corrompre le corps de mon J
l'Eglise orthodoxe considère l'état de conservation d
dépouilles, avec, en plus, leur puissance thaumaturg
comme l'indice le plus sûr de la justification1. Chai
glorifiée, en attendant la réunion seconde à l'âme immor
à l'heure de la Parousie, et sa glorification plénière d
σώμα πνευματικόν, incorruptible qui chantera Dieu (S. I
Voie des Spirituels — ascètes, qui est la voie même

1) Cette croyance se fonde en théologie sur une certaine identification de


l'impassibilité, απάθεια avec Γάφθαρσία ou incorruptibilité. Par elle s'expliquent
en grande partie les disciplines d'ascèse dans le monachisme oriental et leur carac
tère très particulier, en rapport étroit avec la notion même du péché qui détruit
la vie. L'espoir de Valhanasie est intimement lié à la catharsis, véritable principe
de conservation pour la créature. Voilà pourquoi le corps du Christ, non soumis
à la mort, parce que parfaitement pur, et assumant cette mort de plein gré, libre
ment, ne saurait être considéré — ni sur la Croix, ni dans le descenlus, ni même
au Sépulcre -— comme un cadavre : la vie en lui n'est que suspendue, non abolie.
Nous sommes ici dans la grande tradition christologique qui a eu ses répercussions
immédiates chez les Grecs sur l'imitation du divin modèle par les ascètes mystiques.
D'après les Byzantins, l'âme du « Spirituel » ne déserte pas non plus complè
tement sa dépouille et la préserve de la corruption. — D'où encore son don des
miracles, qui n'est que le signe de cette présence réelle de l'esprit purifié.

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DOCTRINE DE LA ΓÉIFICATION DANS L'ÉGLISE GRECQUE 43

du Christ « impassible » : la montée du Fils au Père. D'abord


Dieu mystérieusement conçu dans la foi, puis incarné dans
les vertus, crucifié dans les labeurs de la theologia practica,
ressuscité en gloire dans la « vision mentale », ascendant au
ciel dans la Theologia mystica consommée, la θέωσις1. Et
l'accord final retentit : « Nunc filii Dei sumus » (Jean, ép. 2).
Les Pères du monachisme ancien, né en Orient, berceau
des religions et des Mystères, représentent cette humanité
militante qui veut devenir triomphante, ens'essayant à la nou
velle vie merveilleuse, la vita in Christo2.

M. Lot-Borodine.

1) Tel est le schéma, tracé par S. Maxime, en plein accord avec toute la tra
tion mystique grecque.
2) Περί τής èv χριστώ ζωής c'est le titre même du traité, en sept di
cours, de Nicolas Cabasilas, le célèbre liturgiste-mystagogue du xve s. ; traité
où l'imitation du Christ est conçue comme la déification de l'homme par le Chri
dans la grâce des sacrements, viatiques de l'immortalité.

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