Rhétorique générale
(avec le Groupe µ)
Larousse, 1970
o
Seuil, « Points Essais », n 146, 1982
Rhétorique de la poésie
Lecture linéaire. Lecture tabulaire
(avec le Groupe µ)
Complexe, 1977
o
Seuil, « Points Essais », n 216, 1990
L’Institution de la littérature
Introduction à une sociologie
Nathan et Labor, 1978
et Labor, « Espace Nord/Références », 2005
Le Roman policier ou la Modernité
Nathan, 1992
et Armand Colin, 2005
« L’Assommoir » de Zola
Belin, « Lettres sup », 1993
Le Roman célibataire
D’« À rebours » à « Paludes »
(avec J.-P. Bertrand, M. Biron, J. Paque)
José Corti, 1996
Les Romanciers du réel
De Balzac à Simenon
Seuil, « Points Lettres », 2000
Stendhal, une sociologie romanesque
La Découverte, « Textes à l’appui/ laboratoire des sciences sociales », 2007
ÉDITION D’OUVRAGES
Romans
de Georges Simenon
(2 tomes)
(en collab. avec Benoît Denis)
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000
Pedigree et autres romans
de Georges Simenon
(en collab. avec Benoît Denis)
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009
Cet ouvrage est publié dans la collection « Liber »
dirigée par Pierre Bourdieu
ISBN : 978-2-02-140089-2
www.seuil.com
Du même auteur
Copyright
Dédicace
Préambule
Une sociologie amoureuse
Le roman d’Albertine
L’énigme et ses suites
L’improbable appartenance
Des sociologies portatives
Le match Oriane-Sidonie
3 - La contingente
La guirlande des jeunes filles
Génération impressionniste
Le roman par surprise
Un savoir de rencontre
4 - Héritière pourtant
Le langage des filles
5 - La culture des plages
Dans le vent
Petite-bourgeoise
Républicaine
Le triangle albertinien
6 - Le désarroi social
Classer/déclasser
Le marché des changes
L’assassinat de Charlus
L’ironie du sort
7 - Les désirs errants
Sodome
Gomorrhe
Poétique de l’entredeux
L’irréductible altérité
L’autre en soi
9 - Le sens du social
La sociologie-fiction
Bibliographie sélective
Elle survient dans un roman où elle n’était pas attendue et qui, de toute
façon, n’était pas son genre. Elle va ensuite y prendre une place sans
proportion avec sa vocation première. Très présente, elle quittera pourtant la
scène avant la fin. Mais le vaste intermède que constituent ses amours avec
le héros et qui découpe cette énorme enclave dans A la recherche du temps
perdu lui aura suffi pour infléchir le cours des choses, faire que son image
irradie sur une large partie de la fiction et, mieux encore, incite le narrateur
à revoir les conceptions et croyances qui ont été les siennes jusque-là.
Elle, c’est Albertine Simonet, la « jeune fille en fleurs », la
« prisonnière », la « fugitive », le grand béguin de Marcel. La critique a
toujours ignoré son rôle, minimisé sa présence. Littéralement, pour une
large part de l’exégèse proustienne, Albertine n’est pas là, alors qu’elle
figure dans un tiers du roman 1 *1. De même, les questions que soulève son
image romanesque n’ont été qu’entrevues. Une commentatrice aussi subtile
et avisée qu’Anne Henry qualifiera Albertine de personnage à deux
dimensions, soutenant qu’elle n’est pas plus intéressante, par exemple,
2
qu’un Morel . Il en est cependant qui ont pressenti l’importance de cette
figure bisexualisée. Ils ont perçu qu’Albertine introduisait dans la
Recherche une logique distincte de celle qui émanait de personnages
« fondateurs » comme Swann ou Oriane de Guermantes et qu’elle inspirait
au roman une manière neuve de penser la socialité. A ceux-là, qui se
nomment Emmanuel Lévinas, Gilles Deleuze, Vincent Descombes ou
3
encore Stéphane Zagdanski , nous devons quelques-uns des meilleurs
commentaires de l’œuvre proustienne, d’inspiration d’ailleurs plus
philosophique que sociologique.
Parmi les facteurs susceptibles d’expliquer la cécité de la critique à
l’endroit d’Albertine Simonet, trois méritent d’être pris en compte. En
premier lieu, on fera la part de l’entrée tardive et comme improvisée du
personnage dans le cours du récit. Nous savons que les épisodes ayant trait
à la jeune femme ne figuraient pas initialement dans les plans du romancier
et que des événements personnels en ont suggéré par la suite l’intégration.
En deuxième lieu, on tiendra compte de la donnée biographique qui est à
l’origine de ces développements et qui n’a pas cessé de tourmenter les
commentateurs. Que la figure de la jeune fille ait eu pour modèle Alfred
Agostinelli, secrétaire et amant de Proust, ne pouvait que rendre perplexes
les critiques dès l’instant où le roman transposait une figure homosexuelle
masculine en personnage féminin et, partiellement au moins, hétérosexuel.
Face à quoi déjà, on conçoit que la tentation ait été forte d’éluder. Enfin, on
fera intervenir la coutumière surestimation de la dimension psychologique
dans l’appréciation de l’œuvre et de ses acteurs. Mouvante et fugace,
intempestive et sommaire, Albertine déroute ceux qui tiennent la Recherche
trop exclusivement pour un roman d’analyse. Son personnage énigmatique,
qui se disperse aux quatre vents, est réfractaire à toute approche classique et
répugne à s’encadrer dans un portrait stable.
Mais, pour nous, c’est de la singularité même de son image comme de
son statut en texte qu’Albertine Simonet tire l’énergie qu’elle transmet au
roman. Car son personnage est à cet égard d’une grande force. Jouant de sa
position d’extériorité, de son décrochage, il jette une lumière neuve sur
l’univers déjà en place lorsqu’il survient pour introduire en ce même
univers ses valeurs propres, qui s’avéreront perturbantes. Et ce pouvoir est
d’autant plus étonnant qu’Albertine n’est jamais vraiment mise en scène par
le romancier. Nous la voyons peu agir, nous ne l’entendons guère parler,
nous ne percevons ses comportements que de biais. En fait, elle n’est saisie
qu’à travers le prisme étroit des relations qu’un narrateur nous fait à son
sujet, en relais du héros. Autant de choses qui nous invitent à donner à la
jeune héroïne proustienne un relief qu’elle n’a pas obtenu jusqu’ici et à
faire d’elle la médiatrice d’une interprétation. Cela dit, nous percevons le
double danger de la démarche. D’une part, extrayant le personnage de son
contexte, nous allons lui donner une autonomie de sens et d’action qu’il n’a
pas. De l’autre, on sera enclin, ce faisant, à le traiter en être de chair et d’os
et non en cette figure de papier et de mots qu’il ne cesse pas d’être. Ce
risque, nous le prenons allègrement. C’est d’abord que Proust, orfèvre en
matière de jeu avec le texte, comme l’annexion même d’Albertine en
témoigne, nous y invite. C’est ensuite que l’hypostase d’un personnage à
laquelle on veut se livrer est pour nous affaire de méthode : façon d’activer
la vie du roman, de lui faire rendre sens lorsque celui-ci demeure enfoui, de
faire sortir toutes ses implications. Quitte à le trahir un peu, mais en sachant
que l’on reviendra toujours en fin de compte à la lettre du texte. C’est donc
en tant que figure réfractée et réfractante qu’Albertine paraît susceptible
d’induire un retour fructueux, productif, du roman sur lui-même.
Mais il y a plus. La figure effervescente du personnage albertinien ne
prend tout son relief que sur fond d’une imagerie diffuse, touchant à la
socialité. Alors même que Proust badine avec les appartenances de la jeune
fille ou encore qu’il veille à la présenter comme un être sans attaches, il
démultiplie son personnage en indices de toute une inscription sociale, la
sienne et celle des autres. C’est que, pour lui, la socialité opère en sourdine
et ne s’exprime que dans un discours second, qui dit toujours autre chose
que ce qu’il semble dire. Assez comparable en cela à ce « langage indirect »
qu’a détecté Gérard Genette chez l’écrivain. Qu’il faille un ludion comme
celle que nous évoquons pour que la machinerie sociale avec ses féroces
rapports de domination apparaisse dans son insistance, dans sa sournoiserie,
dans sa dérision ne manque pas de sel. Mais tel est l’effet Albertine : la
jeune femme est en somme un « analyseur », comme l’est Charlus d’une
autre façon et par d’autres voies. L’un comme l’autre aiguisent chez le
narrateur un sens dont il a toujours fait montre mais qui trouve de plus en
plus son mode d’expression avec l’apparition de la jeune fille.
A cet égard, la leçon proustienne de base est simple ; elle dit que, dans
les rapports humains, le constituant social est antérieur à l’individu et en
quelque sorte l’irradie. C’est ce que souligne Vincent Descombes lorsqu’il
note que, chez Proust, « le groupe précède l’individu, de sorte que
l’individualité humaine ne peut pas être considérée comme une donnée
primitive, qu’elle doit être décrite comme le produit d’un travail individuel,
4
soutenu par les institutions, sur un matériau collectif ». Nous avons bien là
un retournement décisif au sein du genre romanesque, puisque pour ce
dernier l’individualité a toujours été la catégorie fondatrice. Un coup de
force structurel se produit donc avec la Recherche aussitôt qu’elle place le
collectif en surplomb du singulier et du subjectif. Mais Proust a retenu la
leçon du naturalisme. Il sait que ce n’est pas en mettant en scène des foules
et en insistant sur des causalités matérielles que l’on fait œuvre
sociologique : lui saisira le social au corps, en relation de proximité et à
même l’instauration du sujet dans le jeu interne des déterminations. De
plus, son sens du social renoncera à se manifester en grille de lecture
surimposée au récit. C’est à même la fiction – son imaginaire, ses
procédures expérimentales – que la vérité sociologique se fera jour.
C’est dans ces conditions que Marcel Proust passe, au long de
l’entreprise de désillusion qu’il conduit, d’un idéalisme naïf mais fortement
revendiqué à quelque chose qui s’apparente de près à un matérialisme.
Celui-ci se définira comme prise en compte du corps social dans ses deux
sens – symbolique et physique – et mise en œuvre d’une fine dialectique
des déterminants externes à l’individu. Telle est la condition du changement
de régime romanesque dont Albertine Simonet est le héraut sinon l’héroïne
et qui fait de la fiction le champ d’expérience d’une sociologie. Proust
sociologue ? Proust « poète du social », comme le voulait Lévinas ? L’un et
l’autre, est-on porté à dire. Car si chez lui la socialité se pense
véritablement, c’est toujours en tant qu’objet de désir et qu’objet de rêverie.
On y reviendra tout au long du présent essai.
Récemment, le traducteur japonais de Proust, Michihiko Suzuki,
définissait l’auteur de la Recherche comme « le romancier de la libération
de soi ». Rien n’est plus vrai et on le saura toujours plus. Mais cette
émancipation dont son grand roman ouvre la voie ne se conçoit selon le
projet proustien qu’en objectivation de l’être et de son rapport à autrui. A
cet égard, le même roman n’a fait qu’anticiper sur ce que, dans ses
meilleurs moments ou dans ses vues les plus pertinentes, nous apprend la
sociologie d’aujourd’hui. Il est en ce sens comme en d’autres une grande
entreprise pionnière. Et c’est pourquoi nous le lirons de plus en plus dans
son actualité. C’est aussi pourquoi maints concepts et points de vue de la
sociologie contemporaine nous ont ici aidé à lire Proust : le lecteur s’en
avisera au passage et fera les rapprochements utiles.
Si le présent ouvrage doit beaucoup à quelques grandes lectures, ma
dette s’étend aussi à ceux qui ont entouré sa mise au point de leurs conseils
et de leurs suggestions. Qu’il me soit permis de remercier ici Jeanine Paque,
Laurence Devillairs, André Louis, Livio Belloï et Laurent Demoulin de ce
que le présent livre doit à leur cordiale vigilance.
*
* *
Toutes les citations du texte d’A la recherche du temps perdu seront
faites d’après l’édition Folio en huit volumes (Paris, Gallimard, 1988-
1990). Pour désigner les différents volumes, on se servira des abréviations
suivantes :
Sw : Du côté de chez Swann
JF : A l’ombre des jeunes filles en fleurs
CG I : Le Côté de Guermantes, première partie
CG II : Le Côté de Guermantes, deuxième partie
SG : Sodome et Gomorrhe
Pr : La Prisonnière
AD : Albertine disparue
TR : Le Temps retrouvé
Une sociologie amoureuse
Le roman d’Albertine
Que le nom du peintre Elstir survienne peu après dans le texte n’a rien
d’un accident : c’est bien un programme impressionniste que Proust déploie
autour de son personnage. Inscrite en un décor mais fuyante, intense mais
fugace, Albertine porte en elle, telle la nuée ou la vague, l’être même de
cette esthétique. On conçoit dès lors que le peintre de Balbec l’apprécie et
la fête, qu’il la présente à Marcel dans son atelier, que Marcel découvre la
jeune femme dans l’ambiance du credo elstirien. Ce qu’apprend de lui le
héros sur la « nouvelle représentation » (le plein air et ses suites), le
romancier le transpose illico sur l’héroïne. On l’aura compris,
« impressionnisme » est à prendre ici comme terme repère pour pointer la
variabilité de l’image d’Albertine et ses multiples incidences en récit.
Mouvante et imprévue, Albertine ne va plus laisser le héros en repos. Mais
non plus, d’une façon, le roman. De toute sa conception, de toute sa
complexion, l’amie de Marcel va induire en texte des stratégies de surprise
et de déplacement, bonnes à déranger les clichés proustiens et à perturber le
jeu des causalités ordinaires.
Charme d’Albertine. Elle conjugue harmonieusement une esthétique
avec un style de vie. Elle passe dans le roman comme elle passe sur la digue
de Balbec, bousculant les choses sur son passage, dérangeant leur ordre,
contestant les normes. Elle est la fulgurance même. Mais on sait aussi que
ce personnage si vital va s’alourdir bientôt d’une charge existentielle moins
allègre. Dès ce moment, l’ambivalence sexuelle de la jeune femme, son
instabilité vitale, la relation torturée que Marcel entretient avec elle ne
relèveront plus d’un impressionnisme de saison. Le temps du premier
Balbec aura vécu. De l’essence précieuse de l’intermezzo initial subsistera
cependant tout au long une qualité rare. Celle d’un destin continûment
suspendu, entre vie et mort.
L’énigme et ses suites
L’improbable appartenance
Dès qu’il a rencontré les jeunes filles sur la digue de Balbec, Marcel
s’est plu à les identifier socialement. Reconnaître l’appartenance de classe
est un rite de son milieu. Il a fait varier les hypothèses sans beaucoup de
succès. La plus plausible voulait qu’Albertine et ses amies viennent du
milieu interlope des champions cyclistes. Mais le narrateur n’écartait pas
l’idée d’une ascendance distinguée. Proust reconnaît d’ailleurs à cette
occasion qu’il ne fait que jouer de la sorte sur les deux catégories de
référence que, dans un contraste suggestif, son héros privilégie : entre
romantisme et cynisme, le jeune grand bourgeois rêve d’atteindre l’empyrée
mondain mais sans dédaigner les petits plaisirs de l’encanaillement.
Or, c’est là que Marcel va faire une découverte pour lui foudroyante :
les jeunes filles dont il s’est épris appartiennent à la moyenne bourgeoisie
commerçante et riche. Ainsi la classe qu’il a par avance exclue de son
destin comme de ses centres d’intérêt recoupe sa route de façon
impromptue et le saisit au corps. Va-t-il renoncer pour autant au bon plaisir
de la rencontre et de ses suites possibles ? Pour lui qui vient de Gilberte
Swann, grande bourgeoisie, et qui va vers Oriane de Guermantes,
aristocrate, Albertine est la rencontre improbable, qui ébranle convictions et
dispositions. Marcel n’en répudie pas pour autant une attirance dont il
pressent les promesses. Il va passer outre à ses réticences et se chercher un
système justificatoire susceptible d’intégrer à son univers mental une
Albertine sportive et pratique, fanfaronne et classe moyenne.
En cette occasion comme en d’autres, comment savoir qui du
personnage ou du narrateur a lu avec pertinence les données de la fiction,
qui en a proposé l’interprétation qui nous est soumise ? La seule certitude
est que le roman, en l’occurrence, franchit l’obstacle mental qui se présente
à son héros. Il prête, en effet, à ce dernier l’invention d’un mythe explicatif
propre à restaurer les droits de la nécessité à l’intérieur de la contingence la
plus pure, tout en préservant la part de fantaisie et de liberté que ménage
l’imprévu :
Des sociologies portatives
A partir de là, il ne sera de vérité pour l’écrivain que dans des mises en
rapport à l’intérieur de vastes configurations qui rendent les segments ou
secteurs dont elles se composent dépendants les uns des autres. La
Recherche ne se permet donc de fonctionner en modèle réduit de la sphère
sociale que dans la mesure où le texte s’emploie en permanence à faire
valoir des similitudes entre niveaux de la pyramide et à montrer comment
d’étage en étage l’autre se retourne en même et le même en autre. Au nom
de quoi, les salons que Swann et Marcel aiment à fréquenter ne sont jamais
que des échantillons du grand tout. A l’instar de Balzac, Proust les tient
pour des observatoires de choix ; il les transforme même en laboratoires
privilégiés de sa fiction parce qu’il y situe une sensibilité extrême à la
différence sociale, qu’exaspère le caractère purement symbolique des
fondements de cette différence. Aristocratiques ou bourgeois, mondains ou
e
artistes, ces salons du XIX siècle se font de la sorte les hauts lieux d’un
combat pour la légitimation des titres sociaux.
Dans la Recherche, cette lutte prendra volontiers, sous des dehors
raffinés, la forme la plus brutale. N’est-elle pas guerre acharnée pour la
conservation des territoires et pour le maintien des identités ? « En être ou
pas » est, en un sens, LA question qui court à travers tout le roman 4, et elle
s’applique à divers titres au faubourg Saint-Germain, au clan Verdurin, au
monde des homosexuels, aux camps anti- ou pro-Dreyfus. Elle est à
l’origine des terribles conflits qui opposent élus et exclus, entrants et
sortants. De même, elle régit les rivalités où s’affrontent castes et clans.
Faut-il le dire, ces conflits ont souvent pour objets les signes de
reconnaissance les plus ténus et l’issue en est liée à la plus ou moins grande
maîtrise des codes en vigueur en chaque groupe. Le fin du fin étant d’être
en situation d’édicter le code, c’est-à-dire, bien souvent, de renouveler celui
qui est en vigueur, comme aiment à le faire ces prêtresses du Temple que
sont Oriane de Guermantes, Odette Swann ou Sidonie Verdurin. Mais ce
que Proust a le mieux perçu, c’est que, pour se conserver dans sa « pureté »,
toute légitimité a besoin du caractère sacré d’un mystère qui la garantisse
dès le seuil, ainsi que fait si comiquement le paillasson de l’hôtel de
Guermantes :
Le match Oriane-Sidonie
La contingente
Génération impressionniste
[…] Ce qu’il y a de joli dans nos yachts […] c’est la chose unie,
simple, claire, grise qui par les temps voilés, bleuâtres, prend un
flou crémeux. Il faut que la pièce où l’on se tient ait l’air d’un petit
café. Les toilettes des femmes sur un yacht, c’est la même chose ; ce
qui est gracieux, ce sont ces toilettes légères, blanches et unies, en
toile, en linon, en pékin, en coutil, qui au soleil et sur le bleu de la
mer font un blanc aussi éclatant qu’une voile blanche. […] Aux
courses, Mlle Léa avait un petit chapeau blanc et une petite
ombrelle blanche, c’était ravissant. Je ne sais pas ce que je
donnerais pour avoir cette petite ombrelle.(JF, 461)
Le long des lignes du visage, le sexe avait l’air d’être sur le point
d’avouer qu’il était celui d’une fille un peu garçonnière,
s’évanouissait, et plus loin se retrouvait, suggérant plutôt l’idée
d’un jeune efféminé vicieux et songeur, puis fuyait encore, restait
insaisissable. (JF, 413)
Scènes de yacht, de courses ou de théâtre, une mythologie d’époque se
déploie autour d’Odette jeune, de Léa, d’Albertine. Elle fera même de cette
dernière un personnage de déjeuner sur l’herbe (les pique-niques des Jeunes
filles en fleurs) et, pourquoi pas, d’Olympia (les sommeils de La
Prisonnière). Cette mythologie n’a plus l’épaisseur sensuelle et positive de
ses antécédents zoliens. Aussi récuse-t-elle la grande mise en scène cadrée,
les ensembles, la redondance et l’éternel retour du « métaphysique ». D’un
matérialisme cru et spontané, elle s’exprime en accents soudains et en
lignes de fuite. Mais, comme on l’a vu, elle a ses méthodes d’accentuation
bien à elle qui se traduisent par la pluralisation des figures de l’être. De
moment en moment, celui-ci renaît différent, au gré de ses descriptions
multiples. Une sérialité figurative en découle : série des filles, série des
Albertine, série des fragments du corps, série des points de beauté, etc. Le
personnage s’éparpille ; il présente des facettes variables et même
contradictoires ; au terme, il se retrouve sans identité stable.
Se reconnaît ici la conception « phénoménologique » qui préside au
roman et veut que tout objet soit saisi en aspects à travers la conscience
mobile d’un sujet. Mais, avec Albertine, ce point de vue s’accentue parce
que le romancier a voulu faire d’elle un être en constante dérobade. Dans
La Prisonnière, on verra même cette conception s’exacerber en psychologie
d’occasion, prompte à dénoncer certaine hystérie féminine (« quelques
jours après, nous regrettons de nous être tant confiés, car la rose jeune fille
rencontrée nous tient la seconde fois les propos d’une lubrique Furie » [Pr,
57]). L’être impressionniste est ainsi menacé de se perdre soit dans
l’insignifiance de ses détails (où se trouve donc placé le grain de beauté de
la cycliste aux tempes mauves ?), soit dans l’anarchie de ses contradictions.
Expression et contenu, l’impressionnisme ne prend sens dans la
Recherche ni comme pratique esthétique – ou alors secondairement – ni
comme objet de controverse. Il assure la double fonction de climat mental
et d’horizon de référence. Au total, il vaut comme vaste connotation. La
petite ombrelle blanche de Mlle Léa ou le portrait de miss Sacripant en sont
les emblèmes. L’un et l’autre condensent sur eux bien des significations
activées par le premier séjour à Balbec et que la suite des épisodes
relancera. Mais, bien plutôt que de renvoyer à une école de peinture ou d’en
dire la portée, ils soutiennent la mise en valeur d’un personnage qui, chemin
faisant, deviendra lui-même l’équivalent symbolique de cette peinture et,
comme tel, le porteur d’une nouvelle culture.
Le roman par surprise
Esquisse exquise. Effet de réel si l’on veut. Et pourtant même pas, car il
n’a ni tenant ni aboutissant. Cette « jeune fille à la cigarette » est, en texte,
comme un don pur de l’imagination et des mots, comme une fantasmagorie,
cigarette comprise. D’un autre côté, et après avoir ainsi coupé la fugace
image de toute nécessité, le passage invite d’emblée à sa remotivation en
permettant que sautent à l’esprit les similitudes entre Albertine et la jeune
fille du train. Attirance, rivalité, jalousie, tout cela couve. Mais, par un
ultime trait d’ironie, Proust renvoie le destin au hasard et l’éventuelle
nécessité au contingent : « Je n’ai jamais retrouvé… » On retiendra aussi de
la courte séquence que, des Jeunes filles en fleurs à Albertine disparue, il
n’est chez Proust d’événement aléatoire qui ne soit pris dans la boucle d’un
désir, comme de ce qui, toujours, revient.
Sortie de nulle part, renvoyée aussitôt au néant, la jeune fille du train est
comme un hapax textuel. De ces « hapax », il en sera d’autres mais bien
moins purs en ce qu’ils touchent aux relations amoureuses des deux héros.
Saisissant, l’effet de surprise ou de décalage repose cette fois sur
l’affleurement quasi violent d’un non-dit du roman. Surprise déjà lorsque
Albertine qui s’est mise en défaut et rentre en retard fait précéder sa venue
d’un singulier message écrit, expédié en voltige (Pr, 147). Surprise lorsque,
inopinément et par deux fois, la jeune femme énonce le prénom de Marcel,
censuré par le restant de la Recherche (Pr, 67 et 147). Surprise lorsque, par
exception dans un discours pudique, le narrateur dévoile le corps de la jeune
maîtresse (Pr, 71). Surprise lorsque, à rebours encore, Albertine est crûment
figurée dans sa lascivité (« c’est comme une chienne encore qu’elle
commençait aussitôt à me caresser sans fin » [SG, 408]) 7. Chaque fois,
c’est comme si le récit libérait un détail jusque-là contenu pour sa gênante
obscénité. L’hapax s’est mué en lapsus.
Sortant le roman de son déterminisme, la contingence se fait expression
d’une liberté érotique autant qu’esthétique. En ce sens, les effets de surprise
sont autant de petites levées de tabou à l’intérieur d’un univers sur lequel
pèse encore le couvercle de la conformité. Et elles paraissent d’autant plus
efficaces que, minuscules déflagrations au sein d’un système fort, elles se
font discrètes et narquoises. On ne peut ignorer toutefois ce qu’elles
recèlent de violence retenue et même de volonté profanatrice. Depuis
Bataille, nous savons mieux combien Proust est guetté par le vertige du mal
et combien il sait faire de la transgression la condition du bien.
Oui, Proust, en maints endroits, dépose de petites bombes textuelles par
l’entremise d’Albertine et de son dévoué Marcel. Sa malignité excelle à leur
donner un cachet d’innocence : non contents de sembler futiles, beaucoup
de ces menus esclandres se dotent d’un air farce ou bon enfant. Ainsi, dans
les exemples qui suivent, la charge libidinale conjugue à tout coup et de
façon piquante l’alimentaire avec le sexuel. Pulsion phallique, pulsion
phagique, l’une valant pour l’autre. Proust mangeur ? Très oral en tout cas.
Et soucieux d’assurer en douce, suivant la pente du contingent, une dérision
du grave. Montrons, à la faveur de quelques séquences érotico-nourricières,
comment il s’y laisse entraîner par paliers jusqu’à glisser vers une limite
inquiétante pour l’économie même du roman et, mine de rien, tout autant
pour son éthique.
A un premier stade, il n’est de surprise que dans un anodin
promptement dilaté en moment de jouissance. Beaucoup de saveur pour peu
de savoir. Mais, sensuel, l’alimentaire se branche sans retard sur un désir en
acte qui mêle ingénument considérations de savoir précieux et trouble
rémanence amoureuse, celle-ci se glissant sous celles-là. Ainsi le profil
ancien de Gilberte vient se surimposer dans l’équivoque aux silhouettes
albertiniennes :
Mes amies préféraient les sandwiches et s’étonnaient de me voir
manger seulement un gâteau au chocolat gothiquement historié de
sucre ou une tarte à l’abricot. C’est qu’avec les sandwiches au
chester et à la salade, nourriture ignorante et nouvelle, je n’avais
rien à dire. Mais les gâteaux étaient instruits, les tartes étaient
bavardes. Il y avait dans les premiers des fadeurs de crème et dans
les secondes des fraîcheurs de fruits qui en savaient long sur
Combray, sur Gilberte, non seulement la Gilberte de Combray, mais
celle de Paris aux goûters de qui je les avais retrouvés. (JF, 465)
Un savoir de rencontre
je fus abordé sur la digue par une jeune fille portant un toquet et un
manchon, si différente de celle que j’avais vue à la réunion d’Elstir
que reconnaître en elle la même personne semblait pour l’esprit une
opération impossible […]. D’autre part, me souvenant à ce
moment-là des « bonnes façons » qui m’avaient frappé, elle me fit
éprouver l’étonnement inverse par son ton rude et ses manières
« petite bande ». Au reste la tempe avait cessé d’être le centre
optique et rassurant du visage, soit que je fusse placé de l’autre
côté, soit que le toquet la recouvrît, soit que son inflammation ne fût
pas constante. […] En parlant, Albertine gardait la tête immobile,
les narines serrées, ne faisait remuer que le bout des lèvres. Il en
résultait ainsi un son traînard et nasal dans la composition duquel
entraient peut-être des hérédités provinciales, une affectation
juvénile de flegme britannique, les leçons d’une institutrice
étrangère et une hypertrophie congestive de la muqueuse du nez.
(JF, 439-440)
Héritière pourtant
Le langage des filles
Comment la langue vient aux filles de la classe aisée : l’idée est que les
mères dotent leurs descendantes de grappes d’expressions toutes faites à
différents stades de leur croissance, et chaque lot dénote le franchissement
d’une étape nouvelle. « Tout cela est tiré du trésor social », nous dit Proust
qui sait combien la bourgeoisie capitalise, et jusqu’en son langage. Le
romancier comparera d’ailleurs le don que fait une mère de ses locutions
typiques à celui qu’elle fait de ses bijoux. Mais, par un autre
rapprochement, il indexera le legs sur les « idées reçues » façon Flaubert :
« Mme Bontemps les [les phrases figées] lui avait apprises en même temps
que la haine des Juifs et que l’estime pour le noir où on est toujours
convenable et comme il faut, même sans que Mme Bontemps le lui eût
formellement enseigné » (CG II, 46). Économie de l’idéologique, idéologie
de l’économique, c’est tout un.
Le plaisir cruel de persifler, à travers les tics de langage, la médiocrité
prétentieuse des rituels bourgeois est ici et à tout moment sensible : « On
avait senti qu’Albertine avait cessé d’être une petite enfant quand un jour,
pour remercier d’un cadeau qu’une étrangère lui avait fait, elle avait
répondu “Je suis confuse” » (CG II, 44-45). Mais la satire ne s’exerce pas
sans bienveillance. Alors qu’elle donne si facilement dans le cliché,
Albertine se montre capable de manier le langage avec humour. Au terme
de la scène, lorsque Françoise pénètre dans la chambre, y surprend les
amoureux et propose à Marcel qui s’étonne de lui voir apporter déjà la
lampe du soir : « Faut-il que j’éteinde ? », Albertine, contrariée, riposte du
tac au tac et calembour contre cuir : « Teigne » (CG II, 50). Primesautière,
cruelle et drôle, cette note finale achève de circonscrire l’espace de langue
dans lequel évolue la jeune femme et qui est aussi bien espace social. En
une seule syllabe, placée à propos, Albertine a su démentir la clôture du
code.
L’impertinence de la jeune fille redouble celle du narrateur au moment
où celui-ci, revenant sur quelques-unes de ses croyances, découvre que,
dans l’existence humaine, l’acquis prend le pas sur l’inné et l’héritage sur
l’hérédité. Oui, la langue est maternelle mais pas au sens d’une origine
généalogique ou matricielle. Au sens où règles sociales et familiales
programment la transmission des mères aux filles. Ainsi la détermination
génétique ou biologique a résolument fait place à une causalité dont rendent
compte l’ordre de l’Histoire et la façon dont les acteurs sont positionnés au
sein de cet ordre. Qu’on puisse s’y tromper se conçoit : cette opération
d’échange conserve quelque chose d’obscur en ce qu’elle passe par le corps
(albertinien ou autre), s’y loge sournoisement, s’y drape de naturel. Ce n’en
est pas moins d’une production très socialisée qu’il s’agit.
On mesure tout ce que cette mutation représente pour un esprit imbu de
race comme l’est le jeune Marcel. Mais on voit aussi quelle dialectique
stimulante instaure Albertine Simonet : si la « sans famille » inspire un
renoncement à l’illusion héréditaire, elle fait ressortir dans le même temps
que la faiblesse des liens familiaux n’empêche d’aucune façon chez
l’individu une puissante inculcation de la classe, de ses coutumes et rites, et
cela par le biais des parents ou de leurs substituts. On n’échappe pas à
l’héritage ; sa prégnance tient précisément à ce qu’il est le fruit d’une
inscription psychosomatique caractérisée. Corps et inconscient se
conjoignent pour le recueillir à la faveur d’un transfert qui n’est pas moins
souterrain en fin de compte que celui que l’on prête mythiquement à
l’hérédité. Souterrain certes, mais en rien magique. Nous l’avons dit, il
existe une économie de l’héritage symbolique dont Proust a acquis une vive
conscience, même s’il ne l’explore pas plus avant.
« Trésor social », « apport dotal » : pour Proust, même s’il badine,
l’appropriation bourgeoise du monde est affaire sérieuse puisqu’elle postule
une privatisation de toutes choses, jusqu’aux plus symboliques. Il en va
ainsi de certain langage qui est l’objet d’une capitalisation familiale. Sous
cet angle, la noblesse se montre plus ouverte et plus généreuse que la classe
moyenne : ainsi, à l’occasion, les Guermantes partagent leur belle langue
archaïsante avec le peuple rural. Mlle Simonet, pour sa part, relève d’une
tradition plus mesquine et plus conservatrice. Elle donne facilement dans
les travers de la doxa bête et du kitsch facile. Et si la mode séduit la fille
avide de neuf et de moderne, elle n’en appelle pas moins chez elle à la futile
consommatrice, membre d’une classe de loisir assez vaine.
La charmante allégorie des petits joyaux de langue passant de mère en
fille ne doit pourtant pas nous aveugler. Proust n’en a pas fini pour autant
avec ses grands fantasmes héréditaires et le génétique n’a pas dit son
dernier mot dans la Recherche. L’un de ses motifs récurrents concerne la
manière dont toute une germination de caractères s’opère en chaque être
pour faire que, sur le tard, émerge telle marque physique reçue des
ascendants. Ainsi des filles qui renouent avec la chaîne ancestrale en
laissant poindre à l’âge adulte tel trait disgracieux de leurs mères. Proust y
revient sans trêve et non sans cruauté :
Déjà l’acquisition des locutions par les filles supposait un secret travail.
Déjà se dessinait l’image d’un subconscient linguistique à couches
superposées et provenant de plusieurs « histoires » différentes. Mais voici
que se laisse surprendre un individu démultiplié dont l’espace mental est
peuplé d’ascendants ou de proches. De ceux-ci, aime à dire Proust, nous
sommes les légataires, nous héritons d’une histoire qui devient la nôtre et
nous édifie largement. Sommeillant en nous, ils se logent dans notre
psychisme, étant toujours prêts à surgir pour infléchir notre action. C’est en
effet ce qui arrive au redoutable et tourmenté Charlus que guide
tutélairement son double féminin quand, dans la séquence des mères
profanées, se rompent pour lui les digues de la sociabilité.
En villégiature non loin de Balbec, les Verdurin ont convenu de se
servir du baron, qu’ils connaissent à peine, pour s’assurer de la présence du
violoniste Morel parmi les assidus de leur salon. Charlus fait donc son
entrée dans un cercle qu’il tient pour méprisable, « un mauvais lieu » dit
Proust, et, par un renversement peu explicable mais expliqué, il en perd son
habituelle superbe et se comporte lors de son entrée en collégien intimidé
qui visite pour la première fois un bordel. Du coup, les barrières
protectrices qu’il a patiemment dressées autour de sa personne – dédain
aristocratique, virilité – craquent et laissent paraître la femme qu’il
dissimule en lui, jusqu’à mériter la qualification de « lady-like » que lui
applique le romancier – jouant de l’effet double que produit l’anglicisme,
euphémisme et stigmate tout ensemble. C’est donc sur un mode pathétique
et burlesque que celui qu’une situation embarrassante prend en défaut de
code laisse paraître son malaise. Ce qui prélude à une inversion du rapport
de force : dès l’abord, Charlus manifeste aux bourgeois Verdurin un excès
de civilité qui voudra que ceux-ci tiennent longtemps le baron pour un
nobliau de troisième zone.
Mais le romancier va d’emblée généraliser son observation et l’étendre
curieusement à toute une catégorie d’individus mâles qui, en situation de
désarroi mondain, en appellent instinctivement à une protection féminine. Il
montre ainsi « le timide », un inverti bien souvent, faisant face à une
situation difficile en pastichant jusqu’à l’inconvenance une femme
particulièrement vénérée durant son enfance (« c’est toujours l’âme d’une
parente du sexe féminin, auxiliatrice comme une déesse ou incarnée comme
un double qui se charge de l’introduire dans un salon nouveau et de modeler
son attitude jusqu’à ce qu’il soit arrivé devant la maîtresse de maison » [SG,
299]).
Un mimétisme maniéré entre ainsi en jeu qui est entièrement inadéquat
à la situation. Euphorique ou dysphorique, il perturbe les règles de
l’échange, contraignant chaque acteur à adapter vaille que vaille sa mise en
scène personnelle à l’incongru de la situation. L’effet n’en serait que
comique si, comme le souligne le narrateur, la situation n’acquérait une
tonalité sacrilège, rappelant l’allure de destin que prend la dotation
familiale : « En vertu de cette même loi qui veut que la vie, dans l’intérêt de
l’acte encore inaccompli, fasse servir, utilise, dénature, dans une perpétuelle
prostitution, les legs les plus respectables, parfois les plus saints,
quelquefois seulement les plus innocents du passé » (SG, 299). La dotation
familiale est bien un capital que l’on dilapide en vile monnaie dès que l’on
fait fi de ses vertus symboliques.
Ici même, Charlus apparaît en rejeton indigne parodiant de façon
douloureuse sa sœur aînée, Mme de Marsantes. Ainsi se profile la
malédiction œdipienne atteignant ceux qui déshonorent les héritages
tutélaires les plus nobles et leur faisant porter le poids de la faute. Sur ce
mode, Proust élabore une sorte de farce fort oiseuse dans son propos initial
mais qui se révèle tragique dès le moment où il s’avère que la scène de
l’inconscient peut brutalement émerger sur les tréteaux de la socialité ou,
mieux encore, rejouer sans vergogne cette socialité sur son propre théâtre.
Si une rupture se produit, pour un sujet donné à l’intérieur du champ
(Charlus projeté en milieu inconnu et perdant, de toute sa hauteur, la
maîtrise du code), aussitôt a lieu une abréaction de l’être intime :
impromptue, elle trahit son origine fantasmatique dans un comportement
qui pare au plus pressé (Charlus adoptant le comportement d’une mère
tutélaire). Mais, encore une fois, ce transfert ne peut avoir lieu que parce
qu’une socialité d’héritage occupe le psychisme et le structure jusqu’à un
certain point. C’est ainsi que Proust pense de plus en plus nettement la
production généalogique de l’être comme le fait du groupe d’origine.
Cette articulation singulière de l’individuel et du collectif, qui une fois
de plus a pour cadre un salon, nous ramène à la conception que se fait
Proust du « legs » ou de la transmission des caractères. « Hérédité
inconsciente et sexe déplacé » est le diagnostic porté sur Charlus au fil du
passage. Mais le scénario est parlant : il dit que par hérédité il faut entendre
héritage. La « déviation » sexuelle nous est clairement donnée par Proust
comme acquise et non pas innée. De la sorte, le romancier accrédite la thèse
banale selon laquelle l’influence excessive d’une mère sur son fils éveille
ou active chez ce dernier des tendances homosexuelles. Quelque chose
comme un mimétisme captateur a agi en cours d’enfance, qui s’active et
s’avoue dans les moments difficiles.
Car nous n’en sommes plus ici aux aimables échanges bourgeois de
bijoux et de perles. Avec la figure imposante de Charlus en dérive, quelque
chose de grand et de terrible a surgi. « Les fils, écrit encore Proust dans le
même passage, […] consomment dans leur visage la profanation de leur
mère » (SG, 300). Dans sa théâtralité, cette formule mérite d’être scrutée.
On peut y lire sans doute certain effroi devant l’homosexualité autant qu’un
écho du culte proustien de l’ascendance maternelle et grand-maternelle.
Mais voyons-y surtout l’idée forte d’un gouvernement des aînés sur leur
descendance, des morts sur les vivants. C’est, en une formule saisissante,
toute la thèse des dispositions héritées et intégrées à l’individu en son plus
intime. Notre parentèle nous peuple. Nous ne cessons de nous accommoder
de sa présence désordonnée. Nous ne cessons de la reproduire. Mais ce que
nous répétons ainsi, s’il est incorporé, ne vient pas du corps même.
L’héritage repose sur des relations privilégiées qu’à un moment de son
histoire l’individu a nouées avec ceux qui s’imposèrent à lui, soit par la
force d’une position, soit par l’effet d’une aura, soit aussi bien par quelque
pouvoir névrotique ou pervers. Et c’est comme si cette relation privilégiée
les sacralisait au sein de l’épopée généalogique, telles les mères, effectives
ou adoptives. On conçoit d’ailleurs que, touchant au mystère de la structure
œdipienne et de la scène familiale, l’écrivain fasse lever les spectres dans
un climat vaguement religieux.
La question est alors de savoir pourquoi l’acte mimétique est entendu
par Proust comme profanation, ce qu’illustre illico dans le passage le
comportement ridiculement efféminé d’un baron de Charlus. On voit
évidemment ce que peut avoir de sacrilège l’exhibition publique de ce qui
est, après tout, un secret intime. L’inconscient se galvaude en cette
occurrence dans une dépense d’autant plus lamentable qu’elle se produit
dans des circonstances médiocres et sans atteindre vraiment l’effet
recherché. La noble effigie se voit compromise dans la situation mondaine
la plus équivoque. Elle témoigne dès lors de toute une conscience
malheureuse, celle de la chute, qui hante la Recherche et qui s’inscrit sur
une longue trajectoire profanatrice, allant du crachat honteux sur le portrait
du père Vinteuil à la troublante exclusion de ses appartements que subit la
mère de Marcel lors de l’épisode albertinien.
Toutefois, on aurait tort de ne pas faire la part de l’humour en ce
passage comme en d’autres. Touchant au burlesque, il permet à Proust de
dépasser certain romantisme filial et, cette fois encore, la mystique
héréditaire. C’est en évoquant des accidents de parcours dans la dotation
familiale, et dont quelques-uns prêtent à rire, que le romancier objective au
mieux la réalité sociale de cette dotation. Il nous donne à voir comment le
procès de transmission mimétique d’une génération à l’autre est une grande
opération aveugle qui a ses régularités mais qui connaît aussi ses accidents
et sa part d’arbitraire. N’importe comment, la scène sociale est toujours là
pour réinterpréter les unes et les autres à sa façon. Elle en livre une
traduction particulièrement critique quand les codes qu’elle met en
présence, comme dans telle « soirée Verdurin », se révèlent mal ajustés les
uns aux autres.
Ainsi Proust aime à penser que « le mort saisit le vif » (SG, 166) et que
les aînés, morts ou vivants, gouvernent notre comportement. Aux aïeux qui
nous hantent, Proust accordera, à l’occasion, un caractère despotique. Mais,
plus volontiers, il les verra comme un cercle amical venant depuis le passé
collaborer à nos actions présentes. Et c’est à son propre sujet que le
narrateur adopte cette image pacifiée de l’héritage familial :
Proust n’a rien écrit de plus sensible, de plus ajusté, de plus adéquat à
l’idée que l’individu construit sa personnalité au point d’intersection d’un
dehors et d’un dedans. C’est que, sujet de libre origine en apparence, ce
même individu est toujours précédé de toute une histoire peuplée d’acteurs
divers. Cette histoire fait mieux que le déterminer, elle l’instaure. Et, pour
se situer au plus près de la représentation proustienne, on dira même qu’elle
est en perpétuelle transaction avec lui dans la détermination de ses actes et
de son style de vie. De Charlus à Albertine en passant par Marcel, vivre
revient à s’accommoder tant bien que mal de divers héritages et contraintes
en menant une négociation continue entre eux et les désirs les plus
immédiats. C’est dire combien le psychisme individuel est, par tout un côté,
soustrait à lui-même et à ce qu’il croit être sa singularité.
Par quoi on voit mieux comment la nécessité vient s’articuler à cette
contingence dont nous avons fait d’Albertine la championne. Elle n’a rien à
faire avec une causalité grossièrement linéaire et frontale. Parce qu’elle est
multiple, parce qu’elle est souterraine, parce qu’elle est le cheval de Troie
du collectif dans l’être singulier, elle ne s’exprime jamais que de façon
indirecte et toujours relative : elle est un jeu transactionnel, avec ses règles
et ses surprises. Et, comme dans tout jeu, il se trouve qu’il y a du jeu, c’est-
à-dire de l’incertain et du possible. On sait ce qui entre dans la boîte noire
de l’inconscient ; ce qui en ressort est difficile à prévoir et ne se conforme
aux intentions et volontés qu’au prix des détours les plus singuliers.
C’est ici que reprend ses droits, avec la surprise, l’ironie du sort. On ne
choisit pas toujours ses morts et le narrateur est fort marri de découvrir sur
le tard que de tous ses parents, c’est peut-être cette vieille maniaque de
tante Léonie, avec laquelle il a cru n’avoir rien en partage, qui s’exprimait
le plus ouvertement par sa voix et à travers ses manies. De plus, nous ne
sommes pas faits de nos seuls ascendants et, à tout moment, Proust songe à
élargir l’éventail psychique à de bien autres partenaires que familiaux : « De
tous les êtres que nous connaissons, écrit-il, nous possédons un double »
(Pr, 241). Ceux-là aussi viennent peupler la galerie des intercesseurs, faisant
des proches et autres intimes des expansions de l’être. La pluralisation
interne de ce dernier est pour Proust sans limites, car, parmi les « effigies »
qui peuplent le psychisme et coopèrent à ses sentiments et comportements,
il faut encore compter les multiples « moi » du passé qui reviennent comme
s’ils étaient d’autres, et qui le sont effectivement. Nous sommes ainsi, sans
unité véritable, faits d’êtres superposés en un fin feuilletage et dont nous
2
consultons le « volume » à différentes pages, en divers moments . Et,
transposant à Albertine ce feuilletage du psychisme, le narrateur nous dira
avoir souffert particulièrement de n’avoir pas vécu, de ne pouvoir partager
les états antérieurs de sa jeune maîtresse (« sous ce visage rosissant je
sentais se réserver comme un gouffre l’inexhaustible espace des soirs où je
n’avais pas connu Albertine. Je pouvais bien prendre Albertine sur mes
genoux, tenir sa tête dans mes mains, […] mais, comme si j’eusse manié
une pierre qui enferme la salure des océans immémoriaux […], je sentais
que je touchais seulement l’enveloppe close d’un être qui par l’intérieur
accédait à l’infini. Combien je souffrais de cette position où nous a réduits
l’oubli de la nature qui, en instituant la division des corps, n’a pas songé à
rendre possible l’interpénétration des âmes ! » (Pr, 372)
Négociation, coopération, compromis, refonte, autant de modes selon
lesquels le moi et son autre, le présent et son passé procèdent à des
échanges dont le psychisme est l’aimable théâtre. Théâtre tout intérieur
mais qui trouve son avant-scène visible (pour qui sait voir et lire) dans le
corps, les gestes, la voix, le visage. Recherche d’un équilibre ou sauvegarde
d’une façade, l’opération se révèle toutefois de plus en plus difficile, l’âge
venant. Soit qu’elle tourne à la réification de l’individu dans des attitudes de
plus en plus stéréotypées et des traits de plus en plus figés : c’est l’heure où,
pour Proust, les vrais actants font surface, dans toute leur hideur, et où le
sujet se rejoue en caricature. Soit encore que, les tensions internes étant trop
fortes et ne permettant plus une juste appréciation du réel, la négociation
cède le pas à divers excès et délires pervers. L’homosexualité galopante qui
gagne la Recherche, celle qui précipite Charlus dans un sadomasochisme
voyou donnent une image saisissante et fantasmée de cette dérive.
Nous retrouvons ainsi, en contrepoint, la fascination pour la jeune fille –
Albertine ou quelque autre – en tant qu’emblème d’une liberté
démultiplicatrice. Si elle est comme tout un chacun fruit d’un héritage, la
fille nubile fait oublier par sa radieuse mobilité ce qu’a de lourd ou
d’emprunté l’imposition généalogique. Ainsi le narrateur aime à dire
l’émerveillement interloqué des « jeunes gens imaginatifs » devant les
« jeunes filles changeantes », reines des revirements en cascade :
On nous a dit qu’une belle jeune fille est tendre, aimante, pleine de
sentiments les plus délicats. Notre imagination le croit sur parole et
quand nous apparaît pour la première fois, sous la ceinture
crespelée de ses cheveux blonds, le disque de sa figure rose, nous
craignons presque que cette trop vertueuse sœur nous refroidisse
par sa vertu même, ne puisse jamais être pour nous l’amante que
nous avons souhaitée. Du moins, que de confidences nous lui
faisons dès la première heure, sur la foi de cette noblesse de cœur,
que de projets convenus ensemble ! Mais quelques jours après, nous
regrettons de nous être tant confiés, car la rose jeune fille
rencontrée nous tient la seconde fois les propos d’une lubrique
Furie. (Pr, 57)
La jeune fille proustienne est donc habitée d’un théâtre d’ombres,
produit de dotations diverses et expression des rites et conformismes
bourgeois dans lesquels elle s’est trouvée prise. Simplement elle traite son
héritage avec plus de légèreté que d’autres. Elle l’envisage comme un
répertoire de possibles entre lesquels elle hésite, parmi lesquels elle choisit.
Ainsi d’Albertine qui s’engage dans une direction, l’instant d’après dans
une autre. Mais pour peu que l’on veuille se rendre attentif à ses
comportements sans entraves, à ses impulsions juvéniles, on aura vite fait
d’y déceler des régularités et des lois. Il y a seulement que ces déterminants
empruntent des chemins capricieux et pour tout dire ironiques. Et c’est
encore une fois à même la structure sociofamiliale de la jeune naïade que
Proust a conçu ce tressage du contingent et du nécessaire.
Car telle est bien la constitution paradoxale d’Albertine Simonet. Elle
qui nous est donnée pour une héritière est en même temps une héritière sans
parents. Elle qui est porteuse d’une dotation sociale repérable joue tout au
long les sans-famille et les parias de charme. Comment réduire pareille
contradiction ? Proust a passé compromis entre deux exigences, assurer
d’une part à son héroïne l’indépendance dont elle est l’image, la doter de
l’autre d’un patrimoine qui la définisse sans l’entraver. De là, cette
généalogie flottante, dont la réalité est avant tout symbolique et qui se
déploie sur plusieurs niveaux. Ce sera tantôt la tutelle générale d’un groupe
social ou l’autre et tantôt l’ascendant symbolique de « parrains » et
« marraines » postés en bordure du destin.
Faute donc de descendre de parents repérables, l’héroïne est d’abord
enfant de sa classe. Bourgeoise moyenne et fille de peu. La tâche d’un héros
mieux classé consistera à la débarrasser de ses piètres goûts comme d’un
legs langagier de mauvais aloi et de fâcheuses tendances. Marcel s’y
emploie avec zèle, en vase clos de préférence. Mais c’est pour découvrir
chemin faisant que sa jeune maîtresse possède un style à elle et une capacité
d’inventer la vie bien supérieure à la sienne. Celle qui lui semblait sortie de
nulle part fait état d’une appartenance, d’un passé, de références diverses.
Sur fond d’atelier et de chemin des dunes, nous avons vu Elstir jouer
envers elle les pères spirituels. L’originalité de la jeune femme, son
modernisme proviennent de lui. Mais à ce patronage visible, il est permis
d’en adjoindre un autre, de nature plus figurative. On a dit déjà comment à
Balbec les jeunes filles avaient été précédées par la trilogie des Guermantes
excentriques. Mme de Villeparisis, Saint-Loup et Charlus passent ainsi pour
les hérauts d’un avènement mémorable, celui de la petite-bourgeoise
sportive et insolente qui, avec sa troupe, va s’inscrire dans leur sillage
insolent. Par après naîtra entre Saint-Loup et Albertine une concurrence
dans l’affection que dispense Marcel, ce qui sera pour le narrateur prétexte
à dénigrer l’amitié. Mais Charlus va peser bien plus que son neveu Robert
sur le destin de la jeune fille. Il commencera par manifester sa bienveillance
condescendante à la « cousine », comme s’il accordait, lui le grand
héréditaire, sa bénédiction à la petite héritière. Mais rapidement une
évolution aura lieu, faisant que ce parrain d’occasion se trouve en position
de parité avec sa filleule. C’est que le baron et Albertine sont venus occuper
les rôles polaires de Sodome et de Gomorrhe et qu’ils vont rivaliser dans la
même « passion » : elle fera d’eux les figures les plus emblématiques et les
plus dérangeantes de toute la Recherche. Certes, l’une joue en mineur ce
que l’autre exécute en majeur. Mais, sous le regard du personnage central,
l’effet est semblable, l’homologie sensible. C’est avec ces deux seuls êtres
qu’il entretiendra une relation vraiment intense. Et ce n’est sans doute pas
par hasard que Proust dresse au cœur de l’espace si exclusivement
albertinien de La Prisonnière ce « tombeau de Charlus » qu’est l’exécution
du baron par les Verdurin suivi de son rachat fictif par la reine de Naples.
La petite Albertine s’apprête à sortir de scène à son tour et à laisser un tout
autre monument d’elle.
Ainsi, par Charlus comme par Elstir, l’héroïne est tantôt précédée et
tantôt escortée. A un autre plan, qui relève davantage de la rhétorique
romanesque, elle l’est encore par les femmes qui ont attiré Marcel. On a
beaucoup dit qu’elle rejouait avec ce dernier la partie d’Odette avec Swann.
Et il est vrai qu’elle partage avec « miss Sacripant » comme avec la Rachel
de Saint-Loup un côté petite maîtresse opportuniste. Mais c’est sa place
dans la série des amoureuses de Marcel (Oriane, Gilberte, Alix même) qui
est significative. A elles quatre, elles forment un beau decrescendo social
dont Marcel descend les gradins : haute noblesse, grande bourgeoisie, petite
noblesse, classe moyenne. Ce qui s’y lit n’est pourtant ni déclin ni
régression. Mais bien plutôt l’échec cuisant des classes possédantes dans le
champ amoureux. Après tout, les vies affectives d’Oriane et de Gilberte se
révèlent être des faillites. La plus grande disette amoureuse règne dans leurs
salons. Et c’est comme si Albertine le savait confusément, comme si elle
bénéficiait de cette expérience de l’échec pour mieux ouvrir à un nouvel
ordre amoureux. Cet ordre, auquel on reviendra, se prévaut d’une absence
de convention, de distinction (de sexe), d’instauration. Albertine en meurt
sans doute mais pour se survivre à sa façon. Elle se survit dans ce prénom
mémorable qui à Venise recouvre un instant la signature de Gilberte. Elle se
survit dans le style de vie qu’elle met en train, qui empreint la Recherche
dès le second Balbec et que l’on voudrait mieux cerner à présent.
La culture des plages
dans le sentiment qui poussait une certaine actrice […], son amant,
jeune homme très riche pour lequel elle s’était cultivée, et deux
hommes très en vue de l’aristocratie à faire dans la vie bande à
part, à ne voyager qu’ensemble, à prendre à Balbec leur déjeuner,
très tard, quand tout le monde avait fini, à passer la journée dans
leur salon à jouer aux cartes, il n’entrait aucune malveillance, mais
seulement les exigences du goût qu’ils avaient pour certaine forme
spirituelle de conversation, pour certains raffinements de bonne
chère, lequel leur faisait trouver plaisir à ne vivre, à ne prendre
leurs repas qu’ensemble, et leur eût rendu insupportable la vie en
commun avec des gens qui n’y avaient pas été initiés. (JF, 248-249)
Dans le vent
Petite-bourgeoise
Albertine, – et c’était peut-être, avec une autre que l’on verra plus
tard, une des raisons qui m’avaient à mon insu fait la désirer – était
une des incarnations de la petite paysanne française dont le modèle
est en pierre à Saint-André-des-Champs. De Françoise, qui devait
pourtant bientôt devenir sa mortelle ennemie, je reconnus en elle la
courtoisie envers l’hôte et l’étranger, la décence, le respect de la
couche. (CG II, 56)
Républicaine
Le triangle albertinien
Le désarroi social
Classer/déclasser
Mais franchir celle [la limite sociale] qui bornait ses propres
relations, s’élever jusqu’à la fréquentation de duchesses, était le but
de tous ses efforts, tant le traitement spirituel auquel elle se
soumettait par le moyen de l’étude des chefs-d’œuvre, restait
inefficace contre le snobisme congénital et morbide qui se
développait chez elle. Celui-ci avait même fini par guérir certains
penchants à l’avarice et à l’adultère auxquels étant jeune elle était
encline, pareil en cela à ces états pathologiques singuliers et
permanents qui semblent immuniser ceux qui en sont atteints contre
les autres maladies. (SG, 315-316)
Le marché des changes
La négociation du personnage proustien avec autrui et avec lui-même
aboutit à des compromis qui sont comme autant de fictions de l’être. Ce
sont ces fictions-là qui supportent l’échange social, avec tout ce que cela
peut impliquer de méprises ou d’impostures. Le romancier ne manque pas
d’en épingler un grand nombre. Mais ce qu’il fera tôt ressortir, c’est qu’une
puissante régulation vient s’appliquer à cette circulation déficiente et
qu’elle est de caractère économique. On peut se fabriquer un personnage
mais il faut encore qu’il soit compatible dans ce qu’il a d’illusoire avec les
exigences du marché social. Or, au sein de celui-ci, la lutte est rude et
chacun monnaie durement son statut. Chaque acteur y défend âprement le
prix qu’il vaut et qui fluctue entre celui qu’on lui donne et celui qu’il
s’attribue. Tout l’art « mondain » sera d’obtenir dans l’échange une valeur
supérieure à sa valeur effective.
Là où les salons proustiens se donnent pour d’innocentes foires aux
vanités, ne craignons pas d’y voir les champs clos du négoce social. La
scène mondaine est un marché sur lequel tout participant se comporte de
façon vénale, n’y cherchant rien d’autre que ses avantages. Dès qu’un
acteur fait irruption dans le cercle de l’échange, il se voit en situation de
discuter son prix avec chacun des interlocuteurs qui se présentent à lui.
Dans bien des cas, il ne s’agit que de reconduire une valeur reçue. Mais
pour un rien les prix flambent ou tout au moins fluctuent. Ils sont en tout
cas fixés en fonction de différents paramètres sensibles : prix que l’on a
vraiment, prix que l’on croit avoir, prix que l’on affiche, prix que les autres
vous donnent… Or, le vis-à-vis est exactement dans la même position. A
partir de quoi, toute une procédure d’évaluation entre partenaires se met en
train. Comment, à confronter des valeurs mobiles, s’assurer du meilleur
investissement et obtenir en sa faveur la meilleure rente ? Et qu’est-ce qui
réussira le mieux : l’intimidation, le bluff, la ruse, voire la modestie feinte ?
L’un jouera à la hausse et l’autre à la baisse, selon la conjoncture et les
circonstances.
Sans être franchement avouée, cette imposition économique est sous-
jacente à tout échange entre personnages proustiens. Beaucoup l’assument
d’ailleurs, se livrant aux transactions requises avec autant de rigueur que de
cynisme. L’intérêt est leur loi. Au point de faire que la Recherche, en ce
registre, laisse facilement une impression d’outrance ou de caricature. En
même temps, elle n’est pas sans bienveillance pour les bas calculs qu’elle
objective de la sorte, au point même de regarder d’un œil indulgent ceux
qui mettent les pieds dans le plat et ne se croient pas tenus de recourir aux
tartufferies de la bienséance. Le romancier charge d’ailleurs trois types bien
profilés d’acteurs de dévoiler le caractère sordide des échanges : les
gaffeurs, les cyniques et les brutaux forment tous ensemble une galerie
assez réjouissante. Gaffeurs mangeant le morceau : Bloch ou Cottard.
Cyniques brusquant le jeu : les Verdurin. Brute clamant son avidité :
l’intempestif Morel qui, dans la scène que l’on va voir, demande
instamment à Marcel de travestir son identité sociale et de le faire passer
pour fils de l’intendant des parents de Marcel. Au héros qui s’offusque de
cette vilenie, on aimerait pourtant demander comment il a accompli son
propre cursus ascensionnel sans jamais, apparemment, en « payer le prix ».
Tout dans la Recherche est ainsi lisible selon la dure loi de l’échange
commercial. A qui saura faire valoir le crédit le plus imposant. Avec cette
conscience chez chacun que toute position fluctue en fonction des positions
autres dans l’espace du marché. (« Les êtres ne cessent pas de changer de
place par rapport à nous. » [SG, 409]) Comme toute transaction prend sens
dans un espace relationnel, une estimation incorrecte du rapport des forces
et de la spécificité des enjeux selon les milieux peut conduire aux pires
déroutes. L’exemple superbe et pathétique à cet égard est celui que donne
encore Mme de Cambremer. Sœur d’un snob redoutable, qui retraduisait
des valeurs idéalistes en profits de classement, elle est orfèvre en matière de
négociation et de rentabilité mais va pourtant faire montre d’un sens
stratégique désastreux. Bourgeoise pas trop bien dotée, elle a réussi à
accéder à l’aristocratie mais, première erreur, en misant par son mariage sur
une noblesse provinciale en perdition. Elle est donc contrainte pour
redresser la situation à un forcing second qui la précipite dans un autre type
d’errement. Elle va en fait multiplier les entreprises d’accroissement de son
capital culturel jusqu’à verser dans un snobisme avant-gardiste. Mais rien
n’y fera. Au vrai, elle s’est trompée de point d’imputation, a appliqué aux
Guermantes ce qui convenait aux Verdurin et n’a pas vu que ce qui faisait la
distinction aristocratique résidait dans l’aisance à manier les plus infimes
raffinements d’un code futile (prononcer d’Uzès en d’Uzai), non dans
l’acquisition laborieuse des savoirs à la mode à laquelle elle s’est d’abord
livrée.
L’échange mondain, dit Proust, repose pour l’essentiel sur la
« transmutation des matières consistantes en éléments de plus en plus
subtils » (SG, 214). Mais il n’omet jamais d’ajouter que, derrière les
fioritures du décorum, se profile une loi d’airain, loi de l’intérêt, voulant
que chacun ne songe qu’à assurer sa position aux dépens des autres. Il s’agit
toujours en fin de compte d’obtenir, d’améliorer ou de maintenir un rang et,
à ce titre, de prendre le pas sur voisins, proches et concurrents. Le roman
offre une large palette de ces rivalités impitoyables qui toutes se réduisent
au même principe égoïste et brutal. Elles peuvent conduire à de rares excès.
Une volonté destructrice anime les grandes scènes de la Recherche. D’être
symbolique ne la rend pas moins terrible. Au hasard : Oriane saccage
l’image de Rachel bien avant que celle-ci, avec son appui, ne perde la
Berma ; Marcel sacrifie l’amitié de Saint-Loup à l’amour d’Albertine ;
Morel vend son amitié au plus offrant ; Charlus exécute la comtesse Molé
avant que les Verdurin n’exécutent Charlus. Et l’on pourrait sans peine
allonger la liste.
Oui, dans la Recherche, on tue. Avec raffinement et cruauté. Figuré, le
meurtre n’en a pas moins de lourdes incidences morales, sociales, voire
physiques (brutalement expulsé du salon Verdurin, le pauvre Saniette en
meurt peu de temps après). Pour toute une part, la violence s’accroît de ce
que le combat se déroule en circuit fermé, et même fermé à double tour, si
l’on tient compte des effets de caste et de clan. Mais, jusqu’au bout, le salon
proustien demeure un ring élégant.
L’assassinat de Charlus
Proust excelle à faire ressortir ces « lois du marché » dans des mises en
scène de son cru. Tout son art est d’y mettre en présence des personnages de
conditions différentes et dont quelques-uns n’ont pas une juste perception
du statut des autres. Situation quasi vaudevillesque, ouverte à tous les
quiproquos. Proust en tirera d’ailleurs des effets de comédie mais ce sera
toujours pour, finalement, faire ressortir les cruautés et les souffrances de
l’échange. Exemples choisis de ces confrontations douloureuses et drôles,
les deux « salons Verdurin » au cours desquels Charlus va vivre en deux
temps le calvaire de sa déchéance. Ils sont comme deux petits laboratoires
où sont mis en présence sur le mode expérimental agents et groupes
incompatibles. Dans la première séquence (Sodome et Gomorrhe), les
Verdurin accueillent les Cambremer (auxquels ils ont loué la Raspelière
pour l’été) en même temps que Charlus qui accompagne Morel. Dans la
seconde (La Prisonnière), Charlus, devenu, contre toute attente, un familier
du salon, organise chez les Verdurin un concert Vinteuil qui mettra en
valeur son protégé et permettra d’attirer le gratin aristocratique auprès de la
très bourgeoise Sidonie.
Au cours du premier épisode, Proust télescope ainsi trois milieux ou
trois groupes dont la rencontre était jusque-là hors de propos. Avec leurs
représentants, il met de surcroît en présence des gens qui, à quelque degré,
sont tous mal assurés de leur classement. Soit qu’ils aient à dissimuler
quelque faille dans leur statut, soit qu’ils ressentent vivement le décalage
entre leurs aspirations et la situation effective qui leur est faite. Nous savons
ce qu’il en est de Mme de Cambremer, née bourgeoise, affublée d’un mari
niais et dont les prétentions sont aussi fortes que déçues. Le clan Verdurin a
son escorte de professeurs et d’artistes qui doivent réassurer en permanence
leur prestige culturel pour compenser un capital social insuffisant. Morel ne
sait comment camoufler ses origines plébéiennes, Charlus sa « perversion »
sexuelle. Si le premier est appelé par le petit clan en tant que virtuose, le
second est là en surnombre et, à n’avoir rien laissé filtrer de sa haute
distinction, il se prête à toutes les rumeurs et suppositions. Vieil oncle de
l’artiste ? Architecte de seconde zone ? Inverti en tout cas. Et c’est
évidemment là son talon d’Achille : entouré de cette réputation trouble mais
tellement soucieux d’être réinvité avec Morel à l’avenir, il est contraint
d’adopter une attitude de modestie qui lui est bien peu coutumière et de
« baisser ses prix », comme Proust le dira plus tard. En somme, le « capital
sentimental » pénalise chez lui tout autre forme de crédit.
En fait, d’un bout à l’autre de la séquence, Charlus se fait le baromètre
d’une fluctuation continue des prix. Brouillant les cartes à force d’afficher
un statut équivoque, il déclenche une variabilité générale qui gagne tout un
chacun. Si efficace à l’ordinaire, si capable de réduire les entropies, le code
Verdurin se révèle ici incapable d’intégrer l’élément étranger, le corps
sauvage. Cette « panique boursière » mérite d’être retracée en ses
différentes phases : premièrement, Charlus est d’abord reçu comme un
« vieil ami de la famille » imposé à Morel et « qui l’embête à crever » (SG,
294); deuxièmement, son titre de baron impressionne pourtant Cottard mais
l’un et l’autre s’entendent pour s’en tenir à une partie nulle (« M. de
Charlus tendit deux doigts que le professeur serra avec le sourire bénévole
d’un “prince de la science” » [SG, 304]); troisièmement, Charlus est
reconnu par la seule Mme de Cambremer qui est éblouie de le trouver là et
qui, en conséquence, revoit aussitôt à la hausse la cote qu’elle donne aux
Verdurin (SG, 307); quatrièmement, en dépit de quoi, les Verdurin installent
Charlus à table non à la droite de l’hôtesse mais aux côtés d’une déclassée,
la princesse Sherbatoff – ce qui conduit à une autre partie nulle (« ils
s’inclinèrent en silence tous deux, de l’air d’en savoir long l’un sur l’autre
et de se promettre un mutuel secret » [SG, 308]); cinquièmement, par la
suite, Verdurin revient sur cette erreur de protocole et tente en parfait
gaffeur de rattraper la situation pour s’attirer cette réplique cinglante :
« Mais voyons, cela n’a aucune importance, ici ! » (SG, 332), par laquelle
Charlus se met hors jeu et hors prix ; sixièmement, cela n’empêchera pas
l’affreux Ski, un peu plus tard, de prétendre que Charlus est « d’une simple
famille bourgeoise de petits architectes » (SG, 345); septièmement, prise de
doutes à son tour, Mme Verdurin interroge le baron sur l’éventualité qu’il
connaisse le duc de Guermantes : la réponse que lui fait Charlus (« puisque
c’est mon frère » [SG, 358]) la sidère à tel point qu’elle passe à autre chose.
Manière d’apothéose : face à un écart des prix trop énorme, il ne reste plus
qu’à cesser toute transaction et nier l’évidence. Ce qui n’empêchera pas les
Verdurin de s’employer ferme par la suite à réduire ledit écart.
Tout au long de ces passes d’armes où chacun tente de garantir son
statut, Charlus est dans un porte-à-faux soutenu. Tantôt il joue de
l’équivoque et tantôt tente, en dépit des quiproquos les plus bouffons, de se
faire reconnaître à sa juste valeur. En fait, il variera essentiellement entre
deux attitudes extrêmes et contradictoires. La première revient à prendre la
pose hautaine de l’incompris : mon prix véritable s’établit sur un autre
marché, seul digne de moi. La seconde est, par crainte de représailles, d’en
remettre dans la modestie et la flagornerie avec l’espoir d’un profit
immédiat. Cette stratégie qui lui coûte est manière de payer son billet
d’entrée dans un salon dont il deviendra bientôt et contre toute logique
sociale l’un des membres en vue :
« je parlais de Mécène. […] Je suis sûr que M. de Charlus sait très
bien à tous égards qui était Mécène. » Regardant gracieusement
Mme Verdurin du coin de l’œil parce qu’il l’avait entendue donner
rendez-vous à Morel pour le surlendemain et qu’il craignait de ne
pas être invité : « Je crois, dit M. de Charlus, que Mécène, c’était
quelque chose comme le Verdurin de l’Antiquité. » Mme Verdurin ne
put réprimer qu’à moitié un sourire de satisfaction. Elle alla vers
Morel. « Il est agréable l’ami de vos parents, lui dit-elle. On voit
que c’est un homme instruit, bien élevé. Il fera bien dans notre petit
noyau […]» (SG, 343)
Charlus ne lésine pas sur la dépense symbolique quand il s’agit de ses
intérêts. Et il a compris qu’au sein du clan Verdurin et bien plus encore que
dans son milieu natal, la dimension économique de l’échange est toujours
totalement déniée au profit des pures valeurs de l’art ou de l’idéal. Les seuls
participants « laborieux », Cottard ou Brichot, sont là à un autre titre et ont
d’ailleurs à faire oublier les exigences triviales de leur métier. N’échangeant
ici en surface que du fictif, on dissimule « l’acte de négoce » tant que faire
se peut. Preuve a contrario de cette occultation, les Cambremer
disqualifient entre eux Verdurin et Cottard en faisant mine de les prendre
pour des commerçants. Et Proust se fait une joie de comparer la rivalité
naissante entre Charlus et Cottard à celle de deux boutiquiers de province
(SG, 312). En culture désintéressée, l’économique se doit de jouer les
repoussoirs et d’être affiché comme odieux.
Mais, s’il a raté son entrée, Charlus va se reprendre et bientôt se faire
accepter des Verdurin. Il fréquente bientôt leur salon avec toute l’aisance
voulue. Chacun s’y retrouve. Jusqu’au jour pourtant où l’équilibre
« monétaire » sera rompu par la mégalomanie du baron. Cela lui vaudra
d’aller brutalement à sa perte et de mesurer toute l’étendue de sa déchéance.
A la fin de La Prisonnière, et c’est le second volet du diptyque, les Verdurin
donnent une soirée au cours de laquelle Morel interprétera le septuor de
Vinteuil devant un parterre choisi. Charlus prend l’affaire en main et réussit
à attirer quelques-unes des gloires du Faubourg. Grandes manœuvres :
pendant que triomphe la « patronne », le très aristocratique baron peut, aux
yeux de ses « amis » bourgeois, étaler son faste et retrouver tout son rang.
Fragile alliance, comme on voit, où le succès de l’un est dépendant du
succès de l’autre. De fait, le moment venu, Charlus s’exalte, s’exhibe et
perd de vue que son capital a beaucoup décru. Le temps n’est plus où il
pouvait tout se permettre. Insoucieux d’un rapport de force défavorable,
oubliant qu’il n’occupe pas ses terres, il va s’approprier, avec une insolence
goujate, toute la réussite de la soirée. Et de retrouver dès ce moment ses
allures de grand féodal extravagant, allures qui vont humilier sa coéquipière
et lui valoir de recevoir en retour le coup fatal.
Proust a cependant habilement dosé le crescendo. Ainsi il ménage un
moment de transition, au cours duquel Charlus, par égard pour la
« patronne » et pour son respect exhibé de l’art, use de son prestige pour
imposer un silence religieux au public élégant qui chahute. Autrement dit,
le baron substitue au code tout autre des siens celui du salon cultivé et
avant-gardiste où il se déploie temporairement. Venant d’un Charlus, le
transfert est digne d’intérêt et se soutient d’une pertinente analyse de
l’institution culturelle, vocabulaire liturgique à l’appui :
L’ironie du sort
Que nous apprend la pathétique « affaire Charlus » ? Avant tout, que les
compromis que tout individu passe avec lui-même et qui résident, la plupart
du temps, en agencements fragiles entre les déterminations venues de tout
un passé et de tout un contexte sont fortement soumis aux aléas de la
conjoncture. Pour peu que des circonstances inaccoutumées viennent
troubler ou menacer la construction, souvent chèrement acquise, et c’est
toute une vitrine sociale qui menace de se défaire. Dès ce moment, ceux qui
apparaissaient comme les plus doués pour la lutte sont éventuellement les
plus emportés par le désarroi. Le cas du baron est exemplaire. On peut
évidemment dire que sa déviance sexuelle le perd, en l’attirant sur un
terrain qui lui est défavorable. Mais, au-delà de ce point de vue qui reste
anecdotique, on voit bien que l’essentiel du drame surgit au point précis de
jonction et d’affrontement entre une histoire personnelle et une histoire
collective. D’un côté, Charlus a converti son héritage en monstrueuse
machine dandyste. De l’autre, il s’aventure en cet appareil sur le territoire
de ceux qui créent les conditions d’une culture totalement étrangère à ce
même héritage. Cela ne pouvait donc se terminer qu’en déroute. Elle est, au
total, celle d’une certaine perversion aristocratique face à la très moderne
névrose bourgeoise.
Mme de Cambremer jeune n’est en rien l’objet d’une exécution à la
façon de Charlus. Cependant, elle ne paraît pas connaître un désarroi moins
grand que l’autre, même s’il reste largement intériorisé. Parce qu’en croyant
se classer elle s’est déclassée, elle fait de la question du classement et des
concurrences celle qui suscite une pathétique anxiété de tous les instants.
Parce qu’elle a chèrement acquis la position qu’elle occupe, elle fait
durement payer aux autres, siens compris, la négociation névrotique qu’elle
mène à l’intérieur d’une « économie » sans pitié. Son drame à elle est que
l’énorme bonne volonté culturelle qu’elle déploie (connaissance de l’art,
éveil aux avant-gardes) ne lui est d’aucun mérite dans le milieu
aristocratique auquel elle a accédé par mariage, alors que le même
dynamisme lui serait largement reconnu dans telle fraction de la classe
bourgeoise dont elle provient et qui accède, comme les Verdurin, aux
positions de domination. En somme, par défaut de réalisme peut-être, elle
est à jamais incapable de mettre d’accord une histoire qui rebrasse l’ordre
des classements et les rapports de domination avec son petit complexe
intérieur.
Mme de Cambremer arrivera pourtant à ses fins mais par délégation et
sur le mode le plus cruellement ironique qui soit : son fils épousera la nièce
de Jupien devenue, sous le nom de Mlle d’Oloron, la fille adoptive du baron
de Charlus. Tout se tient. Mais tout s’inverse aussi. « C’est un mariage à la
fin d’un roman de Mme Sand », dira la mère de Marcel, apprenant la
nouvelle dans le train qui la ramène de Venise (en même temps qu’elle
reçoit l’annonce d’un autre mariage surprenant, celui de Gilberte et de
Robert de Saint-Loup). « C’est un mariage à la fin d’un roman de Balzac »,
rétorquera son fils (AD, 236). Et la mère d’ajouter encore : « Le fils de
Mme de Cambremer pour qui Legrandin craignait tant d’avoir à nous
donner une recommandation parce qu’il ne nous trouvait pas assez chic,
épousant la nièce d’un homme qui n’aurait jamais osé monter chez nous par
l’escalier de service !… Tout de même, ta pauvre grand-mère avait raison,
tu te rappelles, quand elle disait que la grande aristocratie faisait des choses
qui choqueraient de petits-bourgeois » (AD, 238).
Mariage sandien ou balzacien ? Proustien plus sûrement. Par leur
mariage, les jeunes époux assurent miraculeusement la réunion des quatre
classes fondamentales sur lesquelles la Recherche prend assise. Ils les
assemblent en un montage où se résume toute la socialité baroque
qu’affectionne Proust. Par leurs parents ou tuteurs, ils conjoignent l’une
faubourg Saint-Germain et peuple, l’autre grande bourgeoisie et petite
noblesse. Au terme, ils réalisent ainsi la quintessence d’une société en
désarroi à l’intérieur de leur seul duo. Et tout l’humour de Proust est dans
cette image réconciliée, qui ne fait pourtant que masquer une terrible
déliquescence. Ne manque vraiment que la bourgeoisie moyenne. Mais
revoici Albertine.
1. A cet égard, le « je » proustien affiche volontiers une manière d’équanimité
candide dont il est difficile de ne pas suspecter la bonne foi tant s’y
perçoivent les relents d’un paternalisme quelque peu cynique : « je n’avais
jamais fait de différence entre les ouvriers, les bourgeois et les grands
seigneurs, et j’aurais pris indifféremment les uns et les autres pour amis, avec
une certaine préférence pour les ouvriers, et après cela pour les grands
seigneurs, non par goût, mais sachant qu’on peut exiger d’eux plus de
politesse envers les ouvriers qu’on ne l’obtient de la part des bourgeois, soit
que les grands seigneurs ne dédaignent pas les ouvriers comme font les
bourgeois, ou bien parce qu’ils sont volontiers polis envers n’importe qui,
comme les jolies femmes heureuses de donner un sourire qu’elles savent
accueilli avec tant de joie. » (SG, 414-415)
2. Gabriel Tarde, L’Opinion et la Foule, Paris, PUF, « Recherches politiques »,
1989, p. 117.
7
Les désirs errants
Sodome
Mais il faut en revenir aux pages étourdissantes qui ouvrent Sodome et
Gomorrhe. A commencer par l’observation inaugurale : ne pouvant compter
sur l’espoir que l’amour lui vienne, l’homosexuel se voit contraint, dans le
désir de se trouver l’un ou l’autre partenaire, d’en appeler à une société
seconde réunissant ses semblables et permettant contacts rapides et contrats
immédiats. Ce qu’à nouveau Proust ne se prive pas de nous dire en termes
mercantiles (« Mais certains, plus pratiques, plus pressés, qui n’ont pas le
temps d’aller faire leur marché et de renoncer à la simplification de la vie et
à ce gain de temps qui peut résulter de la coopération, se sont fait deux
sociétés dont la seconde est composée exclusivement d’êtres pareils à eux »
[SG, 19]). Et c’est comme si toute cette misère affective dont Proust ne
cesse de relever la présence dans les différents mondes de son roman venait
ici refluer et donner toute sa mesure. Proust décrit les cercles de Sodome
comme s’ils étaient ceux de l’enfer.
Obligée à des pratiques promptes et discrètes, l’homosexualité donne
donc naissance à un marché parallèle dont le mérite est de s’avouer pour ce
qu’il est. Mais une seconde urgence, tenant à la structure mentale de
l’inverti, viendra bientôt redoubler la première pour aliéner ce même
marché à la loi de l’argent. Il n’est pas, soutient Proust, d’autre partenaire
souhaitable pour l’homosexuel que l’hétérosexuel du même sexe. Ainsi
l’homme-femme façon Charlus ne se sent comblé que par un homme-
homme qui lui-même ne saurait le désirer. Deux issues à cette contradiction
fatale, toutes deux misérables : simuler la relation recherchée ou payer pour
une relation « vraie ». La prostitution fait ici son entrée qui donne au
marché son caractère vénal et la frappe d’ignominie. Et l’on sait de quelle
mise en scène fastueuse et trouble Proust honore cette malédiction dans Le
Temps retrouvé. Les séquences au bordel de Jupien y théâtralisent sur un
mode douloureux la ruine du très ancien prestige nobiliaire. Elles préludent
à la façon dont Jean Genet, dans le lupanar somptueux de son Balcon,
mimera la décrépitude des grandes figures molles de l’Institution.
Si Proust voit bien en quoi l’homosexualité mine la règle, il ne se prive
pourtant pas de moquer les sociétés parallèles homosexuelles qui
reconduisent l’institutionnel jusqu’en son pire artifice (SG, 20). Il reste
qu’avec ses réseaux discrets et ses lieux-refuges, l’homosexualité se donne
un pouvoir de transversalité à nul autre pareil. Plus ou moins clandestine, la
franc-maçonnerie des invertis recrute dans toutes les couches et franchit
sans entrave barrières et frontières. Pour elle, le marché est disséminé mais
il est tout le marché. C’est pourquoi la condition homosexuelle requiert un
pouvoir d’accommodation sociale considérable, vécu d’ailleurs de très
diverses manières. Aussi verra-t-on le hobereau de province épris des
hommes ballotté, au gré des hasards, entre un châtelain de ses voisins, un
jeune cousin, un employé du chemin de fer et un clochard (SG, 26-28).
C’est dire que la communauté d’intérêts et de souffrances que partagent les
invertis fait d’eux des êtres prédisposés à perturber les classements et à
3
déjouer les censures . Ce qui nous vaut de voir le très héraldique Charlus
s’aplatir devant cette canaille de Morel jusqu’à être pris pour son laquais.
Renversement tempéré sans doute : on est entre virtuoses. Mais
renversement obscène aussi en ce qu’il renvoie désespérément à un
avilissement régressif et coupable.
Proust fait grand cas par ailleurs d’une singulière dialectique du hasard
et de la nécessité qui régirait les rencontres homosexuelles. L’idée est que
les obstacles et difficultés qui entravent celles-ci sont si tenaces que la
conjonction harmonieuse est plus improbable encore qu’entre partenaires
hétérosexuels. Du coup, l’union réussie se charge d’un caractère tellement
aléatoire que, lorsqu’elle se produit, les associés sont tentés de lui prêter
aussitôt valeur de destin. C’est ici que sera décrit l’accouplement de
Charlus et de Jupien en bourdon et en orchidée. Longuement filé, le
parallèle est un des temps forts de la Recherche. Il brode longuement sur le
caractère incongru de la rencontre. Mais il ne le fait que pour mieux
retourner l’aléatoire en prédestination. Et d’émettre alors l’hypothèse que ce
qui paraît accidentel n’est que le produit d’une sélection si subtile parmi
l’éventail des possibles qu’on n’en peut démêler l’écheveau :
Voilà qui conforte l’idée d’une double vie d’Albertine telle que tout un
pan en serait caché ou plutôt ne se révélerait qu’en indices furtifs, dont la
jalousie policière du personnage central fait son miel. Mais les choses
s’avèrent plus complexes si l’on veut bien admettre que l’héroïne est
supposée bisexuelle et que, dans son rôle d’amante de Marcel, elle ne
pratique guère moins l’art de l’esquive que dans sa vie cachée. Ainsi le
narrateur note à loisir que, toute présente qu’elle soit lorsqu’il la tient
captive, son amie lui échappe, se reprend, se réserve. Que sait-on par
exemple de leurs relations au lit ? Ici et là, quelques éclairs de nudité
demeurent faiblement suggestifs. Et c’est un peu comme si la jeune
Simonet, dont par ailleurs l’image est si libidinalement chargée, ne passait
jamais à l’acte.
Indiquons ici que la discrétion proustienne à l’endroit de Gomorrhe
n’est sans doute pas le seul fruit de l’économie interne du roman ou de la
singularité du personnage féminin principal. Elle relève autant de toute une
tradition de censure dont on peut suivre la persistance et l’évolution dans
les siècles antérieurs. De cette tradition occultante, l’Américaine Terry
Castle, par exemple, a proposé une analyse informée, montrant comment la
littérature occidentale a tout ensemble condamné l’amour entre femmes et
dénié sa réalité charnelle 4. S’appuyant sur maints exemples, Castle fait
ressortir que la négation de l’amour lesbien a traversé les siècles et n’a été
timidement contestée qu’à dater du romantisme. Elle s’est alors transformée
en euphémisation sournoise, renvoyant les lesbiennes tantôt à une tendre
amitié, tantôt à une figuration spectrale de leurs réalités et pratiques
(comme y procède encore Baudelaire dans Les Fleurs du mal). Cette
censure séculaire est évidemment riche d’arrière-plans. Elle ne peut
manquer d’évoquer le modèle sexuel dominant, structuré autour du point de
vue « mâle ». Pour celui-ci, dit Terry Castle, il n’est pas d’autre alternative
que celle de l’homme-sujet se portant vers la femme ou allant vers un autre
homme. Autant dire que l’attirance femme-femme se trouve exclue du
système et que le lesbianisme est tout simplement forclos. Pareille mise à
l’écart se renforce évidemment de tout le côté non finito que l’imaginaire
attribue aux amours saphiques et qui favorise les représentations allusives et
fuyantes.
Cela étant, existe-t-il un lesbianisme selon Proust, ou encore quelle est,
pour parler comme lui, « l’humanité profonde » d’Albertine ? Sans conteste
et malgré les silences, le roman produit de la jeune lesbienne une image
effective mais d’une si grande subtilité que ce qui la donne à connaître est
bien souvent ce qui empêche de la percevoir. Alors que la double
« identité » de la jeune femme ou encore sa présence-absence brouillent les
pistes, on s’aperçoit peu à peu que ce brouillage est proprement la
manifestation intime du fait lesbien. C’est dire que la disciple de Gomorrhe
se dessine dans les failles de la représentation comme un être de fuite et
comme un être d’entredeux. Ainsi sa duplicité, qui la rend énigmatique, se
retourne en vocation heureuse, voire productive, comme on aura encore
l’occasion de le montrer. Ainsi son portrait est bien celui d’une miss
Sacripant, c’est-à-dire ambigu, construit de parties indépendantes et
constamment voilé ou gazé. C’est dire qu’il n’échappe pas complètement à
cette mauvaise foi dont s’entoure traditionnellement l’image lesbienne. A
faire mourir la jeune femme, Proust ne choisit-il pas de la spectraliser de
façon bien baudelairienne ?
Reste que le romancier tient un véritable propos sur Gomorrhe. Quel
dommage qu’à de nombreux moments le tourment de la jalousie le
submerge, l’étouffe, l’empêche d’aller plus avant ! Son grand mérite
pourtant fut de ne pas passer au stade de l’exposé « doctrinal », comme il le
fit pour l’inversion masculine. Se calquant sur son objet, Proust a choisi la
représentation oblique, toujours métonymique ou synecdochique de quelque
manière. Dans ces limites, il est l’un des premiers à aborder la question
lesbienne avec résolution et à donner statut littéraire à l’homosexualité
féminine. C’est d’abord le fait d’un héros captivé par la pétulance de son
amie et qui en vient à accueillir les jaillissements voluptueux de celle-ci
comme les signaux sporadiques d’une libido dont le caractère éruptif le
charme en même temps qu’il le désarçonne. C’est par ailleurs celui d’un
narrateur qui, ayant à reconstituer une trajectoire amoureuse, assume ses
responsabilités en s’interrogeant avec une candeur tourmentée sur des
pratiques rarement décrites : que font-elles ? où le font-elles ? que
ressentent-elles ? Ces questions courent sous le texte pour affleurer avec
impatience ici et là (« “Qu’est-ce que la femme peut représenter d’autre à
Albertine ?” pensais-je, et c’était bien là en effet ma souffrance » [Pr, 295];
« Cet amour entre femmes était quelque chose de trop inconnu, dont rien ne
permettait d’imaginer avec certitude, avec justesse, les plaisirs, la qualité »
[Pr, 371]).
De telles questions ne paraissent avoir rien de médiocre mais dénotent
plutôt une ouverture bienveillante, loin de tout moralisme. L’ordinaire
hypocrisie y est mise en échec. Comme si rien qu’à en dire peu sur le thème
on en faisait déjà beaucoup. Comme si le désir proustien s’ajustait sans trop
de mal au désir albertinien. Les pratiques de Gomorrhe se voient même
envisagées ici ou là avec une liberté gourmande, sans l’estampille
moqueuse généralement réservée à l’homosexualité de l’autre bord. De la
danse seins contre seins à la revendication violente d’aller « se faire casser
le pot » en passant par telle voix crapuleuse ou tel ébrouement de chienne,
Proust fait sortir plus d’une fois la jeune fille de sa « terra incognita » pour
avouer un appétit qui n’est pas précisément naïf. Éclairs rouges qui
déchirent la décence d’un texte par ailleurs si retenu. Signes de
reconnaissance encore timides d’une altérité qui trouble et fascine. Fugaces,
les traces sélectives de la sexualité effervescente d’Albertine en disent assez
long pour donner le sentiment qu’un tabou a été levé. A bien y regarder, il
l’est.
Il l’est par exemple dans telle scène tardive, avec la complicité,
fantomatique encore, du royaume des morts. Trop peu remarqué, cet
épisode d’Albertine disparue mérite l’attention. Marcel a chargé le maître
d’hôtel de Balbec de mener une enquête par contumace sur les
comportements révolus de son amante défunte. Ce sournois d’Aimé
accomplit sa mission et, dans une lettre pittoresque qu’il adresse à son
commanditaire, il révèle à ce dernier ce qu’il a appris d’une jeune
blanchisseuse dûment soudoyée : qu’elle et ses amies prenaient du plaisir
avec Albertine sur les plages, qu’au plus intense des caresses l’amie de
Marcel s’écriait « tu me mets aux anges », enfin qu’elle couvrait sa
partenaire de morsures. Révélation décisive à première vue : mais quelle
confiance faire à cet informateur stipendié, se demande le narrateur ? En
fait, moins que dans le rapport d’enquête (un peignoir qui tombe, quelques
attouchements, un cri), l’intérêt est dans les prolongements singuliers qu’il
lui donne.
La lettre d’Aimé est, en effet, prétexte à une petite anamnèse branchant
le témoignage qu’elle contient sur le rappel de tableaux d’Elstir (« J’avais
justement vu deux peintures d’Elstir, où dans un paysage touffu il y a des
femmes nues » [AD, 108]) comme sur le souvenir de la petite bande de
Balbec. Mais surtout, c’est en rabattant l’anecdote de la blanchisseuse sur
une scène de lit avec Albertine en même temps que sur une « étude »
picturale figurant Léda et son cygne que Proust, non sans circonvolutions,
en vient à évoquer la réalité spécifique de l’acte charnel que Gomorrhe
présuppose. En fait, tout un subtil montage s’édifie, où le moins étonnant
n’est pas qu’un tableau non identifié fasse office de relais figuratif entre une
scène vécue par les amants et le mythe jupitérien et phallocrate d’une Léda
qui pourrait bien nous rappeler une Léa :
Elle était obligée, sans trop lever la tête, de faire monter ses regards
jusqu’à cette hauteur démesurée où étaient les yeux de la pâtissière.
Par gentillesse pour moi, Albertine rabaissait vivement ses regards
et, la pâtissière n’ayant fait aucune attention à elle, recommençait.
Cela faisait une série de vaines élévations implorantes vers une
inaccessible divinité. (Pr, 392)
La question du texte
Errance des désirs. Albertine invente une libido mobile, dont la
circulation n’est pas contrôlable. Cette libido est partout et nulle part,
échappe à la règle, au classement, à la nomination. Et d’autant qu’elle n’a
pas visiblement fixé sa tendance et s’exprime aussi bien sur un tableau que
sur l’autre. Sa haute capacité de diffusion demande donc, selon la Loi, à être
endiguée. Mais la prison la plus sourcilleuse ne saurait y pourvoir : les
barreaux laissent passer ; la cellule même est propice à de petites menées
subversives. Jusqu’à rendre le gardien, Marcel en l’occurrence, complice
des plaisirs équivoques. De telle manière que la menace pour l’ordre, si elle
existe, n’est jamais frontale et ne suscite pas de grands sociodrames à la
Charlus.
Ce qui perturbe Proust dans Albertine, c’est que, femme doublement
femme, elle lui échappe. Très pratiquement : elle n’est jamais là ; ou jamais
vraiment là ; ou là tout en étant ailleurs. Mais très ontologiquement aussi :
elle est radicalement étrange et donc inconnaissable. Ce qui a tous les
aspects d’une situation sans issue ni espoir : saurai-je jamais rien des désirs
qui couvent chez cet être et des vies encloses en lui ? Viendrai-je jamais à
bout de ce qui la rend si singulière ? Comment réduire son altérité
provocante ? Et pourtant, dans ses meilleurs moments, le héros de la
Recherche en vient à s’accommoder de ces questions et des anxiétés
qu’elles éveillent. C’est qu’alors, comme on le verra, il accepte la différence
albertinienne en se réjouissant de ce qui la fonde, à savoir une autonomie
fortement affirmée.
L’homosexualité féminine est la grande, l’ultime question de la
Recherche. Celle en tout cas dont on ne vient pas à bout, qui reste jusqu’au
terme en suspens dans le roman. Tout ce qui dans la vie d’Albertine fait
écart – rupture, innovation, scandale – est comme aspiré par ce point focal.
Ce qui renforce l’idée d’un personnage dessiné en lignes de fuite et qui ne
prend consistance qu’aux marges du texte. De la sorte, on peut manquer ce
personnage, ainsi que beaucoup l’ont fait. Mais on peut aussi bien le tenir
pour le pivot de toute une stratégie esthétique qui consiste à ne jamais
arrêter le sens, à ne jamais fixer aucune valeur. Au fond, l’Albertine
lesbienne présente beaucoup d’avantages aux yeux d’un romanesque qui
met en doute la représentation. Elle est le lieu d’un secret ; elle est perçue
comme ambivalente (dans l’ordre sexuel avant tout); elle joue d’une
continuelle présence-absence. Tout cela étant, elle active avec éclat une
dynamique inhérente au roman proustien et qui vise à faire qu’il n’y ait ni
linéarité narrative ni continuité sémantique. Elle devient donc, à certain
moment, le moteur mais aussi l’emblème d’un système de signification qui
ne cesse de renvoyer à un ailleurs, à plus loin et à plus tard, tout en sachant
qu’en fin de compte il n’y aura pas de butée.
Dans cette optique, le lesbianisme est à la fois lui-même, ce lui-même
indécis qu’on a vu, et plus que lui-même. Question en creux, question
instable, il est un pôle qui, après avoir aspiré à lui quantité d’interrogations,
les renvoie modifiées vers le texte, en projetant sur celui-ci une grande
forme abstraite, transférable à d’autres comportements et phénomènes que
sexuels. Autrement dit, Gomorrhe dessine au cœur du roman un modèle
symbolique susceptible de diverses extrapolations. Issu, par l’entremise
d’Albertine, de la configuration culturelle que l’on a décrite, fixé par la
suite en référence sexuelle, ce modèle fait retour, avec tout le pouvoir
transgressif qu’il a acquis, vers une socialité générale. Il introduit ainsi dans
le texte un dispositif expérimental au sein duquel le héros-narrateur se
trouve entraîné et qui induira chez lui une révision subtile de la pensée
« relationnelle ». Nous allons voir comment, une fois encore, une telle
reprise s’ancre au plus intime de la fiction.
Poétique de l’entredeux
Il est à relever que, dans les lignes qui suivent ce passage, le narrateur
procède à une double mise à distance du corps donné à voir. Dans une
envolée lyrique, il commence par remonter aux premiers jours de la
Création comme pour s’abstraire de la situation immédiate (« Ô grandes
attitudes de l’Homme et de la Femme où cherche à se joindre, dans
l’innocence des premiers jours et avec l’humilité de l’argile, ce que la
Création a séparé, où Ève est étonnée et soumise devant l’Homme au côté
de qui elle s’éveille, comme lui-même, encore seul, devant Dieu qui l’a
formé » [Pr, 71]). Mais juste après, il stigmatise dans le visage de la jeune
femme un profil d’espionne (de Juive ?) qu’elle offrirait parfois et dont il
s’écarte pour en conjurer l’effroi. Comme si chez Proust le spectre de la
trahison planait toujours sur les régions occupées par les Charlus et les
Albertine.
3.Dans la séquence la plus étendue, on se trouve avec Marcel à
contempler longuement et comme en extase (« c’était pour moi tout un
paysage ») la jeune femme endormie. Revoici le thème de la multiplicité
des Albertine (« Des races, des atavismes, des vices reposaient sur son
visage ») et celui des angles sous lesquels on peut percevoir sa beauté.
Marcel s’allonge contre le corps aimé et se livre à un simulacre amoureux
qui lui procurera une « jouissance à l’arrêt ». Retour du jaloux : il est tenté
de faire les poches de son amie à la recherche d’une lettre révélatrice mais
s’en abstient. Puis l’émoi du réveil.
Six pages, un thème : Proust y pousse jusqu’à l’extrême raffinement et
jusqu’à la plus extrême limite la passion de l’entredeux. Marcel s’est
installé aux derniers confins d’un corps mais sans y pénétrer. Il ne visite
aucune intériorité, aucune cavité (ni orifices, ni poches). De tous ses sens, il
se tient au plus près mais s’interdit l’effraction. La partenaire est d’ailleurs
refermée sur elle-même : « Elle avait rappelé à soi tout ce qui d’elle était en
dehors, elle s’était réfugiée, enclose, résumée dans son corps » (Pr, 62). Et
c’est pourtant dans cet état qu’il atteint à sa meilleure appréhension – aux
confins de la connaissance : « c’était un naturel plus profond, un naturel au
deuxième degré que m’offrait son sommeil » (Pr, 63). A la faveur du
sommeil et de son repli, une médiation harmonieuse s’enclenche, propice à
l’acceptation de l’autre pour ce qu’il est. Mieux, on dirait que, dès le
moment où l’observé est tapi en lui-même et coupé de toute velléité
communicative, l’observant peut enfin se penser en pensant l’autre :
elle était charmante quand elle inventait un récit qui ne laissait pas
de place au doute, car on voyait alors devant soi la chose –
pourtant imaginée – qu’elle disait, en se servant comme vue de sa
parole. […] La vraisemblance seule avait inspiré Albertine,
nullement le désir de me donner de la jalousie. (Pr, 180-181)
L’irréductible altérité
Forte de sa singularité, la région d’entredeux se dresse en décalage du
monde proustien de base. Avant tout, celui des « côtés », des coteries et des
salons. Sans doute le salon possède-t-il aussi sa mitoyenneté, qu’il hérite de
la société de cour et qui entretient la confusion entre sphère publique et
sphère privée. Mme de Villeparisis continue à peindre pendant qu’elle
reçoit ; les duc et duchesse de Guermantes se font dans l’antichambre des
scènes de ménage en présence de Swann et de Marcel. Mais rien à voir avec
l’espace intercalaire qui nous occupe et qui sépare sphère privée et sphère
publique en préservant entre elles une zone de va-et-vient. Le salon joue le
centre et le plein. Il est le lieu d’expansion naturelle du « personnage »,
être-institution qui se déploie et éventuellement déborde (Charlus).
L’entredeux favorise les à-côtés. Ce sera le train (la laitière), le hall du
3
Grand-Hôtel (Saint-Loup) , la digue ou la plage (Charlus, les filles, la
blanchisseuse) et, à l’occasion, la maison de passe. Son personnage est
l’être de groupe ou de couple, être mobile, insoucieux des traditions et
vertus.
La zone mitoyenne est définitivement cette région où s’expérimentent
les sorties hors de la « structure ». Elle vaut comme lieu où les sujets
trouvent à déjouer la stabilité, à se démultiplier, à ne jamais apparaître dans
le même rôle ou sous le même masque. Un seul en plusieurs et toujours
étranger, y compris pour les siens ou ses contemporains. La jeune femme
est amante et lesbienne, peintre et cycliste, flâneuse et consommatrice
organisée, jamais tout à fait la même ni tout à fait une autre. C’est dire
qu’en chaque position elle participe d’une institution spécifique et ne refuse
pas le jeu social mais ses investissements ne sont jamais ni complets ni
durables. En fait, Albertine se place en réserve de la culture ambiante – ce
qui ne l’empêche pas, comme on sait, d’être branchée – parce qu’elle a
constitué son style de vie en patchwork, selon une composition originale et
personnelle. De là, tout ce jeu d’esquive et de dérobade, d’errance et
d’errement, qui ne s’inspire pas seulement de son statut d’adolescente ni de
lesbienne mais se prévaut d’une prise sans pareille sur l’existence.
Nous avons aperçu deux subjectivités qui, se mesurant l’une à l’autre,
se produisaient mutuellement dans un mouvement circulaire. Avec ceci
qu’aucune des deux ne vient à bout de l’autre en termes de savoir ou de
possession. Ne perdons pas de vue toutefois que les situations ne sont pas
symétriques. Les choses demeurent entièrement perçues depuis un seul
pôle, et jamais nous ne partageons le point de vue de la jeune femme.
L’individualité d’Albertine est d’autant plus affirmée – voire dominante –
qu’elle échappe. Ce que rappelle très joliment Mario Lavagetto lorsqu’il
note : « Sous la peau brune et rosie d’Albertine, se cachent une histoire, des
pensées, des expériences, des désirs qui n’affleurent pas, ou seulement de
façon intermittente ; ils relèvent d’un alphabet inscrit au revers des
paupières d’Albertine, qu’Albertine voit, mais personne d’autre. Car il y a
une vérité nocturne et impénétrable du corps – une mémoire du corps, un
4
passé du corps – qui trouve dans le mensonge une ultérieure protection . »
A partir de quoi, le sujet percevant et narrant reconnaît la jeune femme
comme résolument différente. Et l’accepte comme telle, quitte à entretenir
la nostalgie d’une autre appropriation. Ainsi la veut le roman : passionnante
et inconnaissable. Et d’autant plus passionnante qu’elle est inconnaissable.
Et suscitant une passion de l’inconnaissable.
Traitant de « l’autre dans Proust », Emmanuel Lévinas a mis très tôt en
évidence cette situation de la jeune fille de Balbec dans la Recherche,
faisant d’elle la figure même de l’Autre, c’est-à-dire de ce qui est à la fois
impossible à connaître et indispensable à reconnaître. C’est de la façon la
plus perspicace qu’il en vient à noter que, pour le narrateur comme pour le
narrataire du roman, « savoir ce que fait Albertine et qui voit Albertine n’a
pas d’intérêt par soi-même comme savoir, mais est infiniment excitant à
cause de son étrangeté foncière en Albertine, à cause de cette étrangeté qui
5
se moque du savoir ». On ne peut nier cependant que le sujet désirant –
Marcel, le narrateur – souffre d’ignorer qui est vraiment sa temporaire
compagne. Mais un élément plus intense se développe en lui qui est passion
de cette singularité vivante dont il prend conscience et dont il mesure bien
qu’il ne viendra pas à bout. Dès lors se forme le sentiment, partagé du
lecteur, que l’étrangeté d’Albertine est bonne en soi et qu’il est stimulant de
l’accepter comme telle, sans vouloir la réduire. Le sujet proustien va donc
s’accommoder de mieux en mieux de cette résistance qu’il rencontre,
l’aborder sous différents regards et la constituer, au fil du temps, en motif
discrètement jubilatoire. Qu’importe à ce compte si la réalité intérieure
d’Albertine échappe pour toujours ! Elle n’est de toute façon jamais ce
qu’elle semble : bien plus processus dynamique et point de rencontre de
diverses expériences ou relations que personnalité établie. Ce que le sujet
peut donc espérer de mieux, c’est d’en fixer la réalité à l’intérieur d’une
histoire et d’un espace, tous deux socialisés.
Mais, dès lors, est-il encore question de ce sujet-héros au premier chef ?
Fermée, compacte, ne se livrant qu’en brefs aperçus, la subjectivité de la
jeune femme n’a-t-elle pas conquis un être propre en texte ? Et Lévinas de
répondre : « L’histoire d’Albertine prisonnière et disparue […] est le récit
du surgissement de vie intérieure à partir d’une insatiable curiosité pour
l’altérité d’autrui, à la fois vide et inépuisable. La réalité d’Albertine, c’est
son évanescence dans sa captivité même, réalité faite de néant. Prisonnière
bien que déjà disparue et disparue bien que prisonnière, disposant malgré la
6
surveillance la plus stricte, d’une dimension de repli . » Albertine toujours
échappe parce qu’il y a trop à connaître et qu’il n’y a rien à connaître.
N’importe comment, la fusion des âmes, tant espérée, n’aura pas lieu.
L’entredeux la remplace par une simple relation de voisinage ou de
proximité. Et, au total, ce n’est peut-être que plus enviable. Car chaque
partenaire, fort de sa possibilité de repli, y apprend à ne pas se bercer
d’illusions, à prendre autrui pour ce qu’il est et en tous les cas pour
respectable, enfin à faire retour sur soi.
Vient donc l’heure de l’altérité assumée, dont la mort d’Albertine fixe le
point limite. Le sujet a définitivement renoncé à ses prétentions captatrices.
Et pourtant le souvenir de la disparue continue à tenailler en lui le
suspicieux et l’angoissé. Mais le deuil n’est pas tant celui d’une perte que
d’une « pénétration » mentale qui n’a pas eu lieu. Si le narrateur cependant
réagit, s’il résiste à sa pente dissolvante, c’est que, chemin faisant, il a fait
une autre découverte. Face à un objet de désir qui s’instaurait glorieusement
en sujet autonome et fermé, il s’est vu renvoyé à soi mais comme à un objet
second, distancié, posé lui-même en extériorité. Le voilà donc entraîné à
son tour et par un effet en retour à percevoir un autre en lui – et qui ne se
limite pas à l’effigie de tante Léonie…
Comme chez Albertine, ce personnage « aliénant » est fait de tout un
arrière-plan repérable (héritages, strates de vie, style de vie). Il se constitue
du trésor cumulé d’expériences antérieures et d’une histoire autant sociale
que personnelle. Il est, par exemple et sous l’angle romanesque, constitué
de différents personnages réfractés en Marcel, Albertine en tête. Certes,
aucune mémoire ni aucune confidence ne restitueront jamais le lent procès
d’importation de toute une extériorité à l’intérieur de l’être subjectif et
encore moins le travail de recomposition interne de ce qui a été intégré.
Mais ce que le sujet peut faire de mieux à cet égard, s’il entend sortir de
l’illusion de lui-même, c’est se livrer à une lente opération de rupture
d’avec soi, opération qui lui permette de se poser sous son propre regard en
produit de déterminations diverses et d’investissements « étrangers ». Bref,
c’est à une œuvre d’objectivation de sa propre personne que le narrateur
proustien se convie implicitement et c’est l’œuvre qu’il va tout au moins
ébaucher.
L’autre en soi
Le reflux du sujet depuis l’autre vers soi est sans doute un moment
crucial de la méthode proustienne. Il n’est pas sûr pourtant qu’il produise
tous ses effets. Comme il est apparu, c’est la perception aiguë d’une altérité
irréductible chez la partenaire qui éveille en retour chez le sujet proustien le
sentiment que lui-même est fait de toute une part d’inconnu. Oui, je est un
autre. Et de s’en aviser invite à sortir de son engagement immédiat et à se
considérer en objet préhensible. Non pas tellement de se connaître –
pourquoi aurait-on une plus sûre connaissance de soi que des autres ? – que
de se situer dans un jeu de rapports en atténuant l’effet des biais que le
caractère intéressé de tout sujet introduit dans sa propre perception. C’est à
quoi vise déjà tel raccourci décapant qui renverse en un tournemain la
perspective subjective : « On trouve innocent de désirer et atroce que l’autre
désire. » (Pr, 160)
Plus largement, cette expérience objectivante est celle de toute la
Recherche. Elle passe par le clivage du « je » en plusieurs instances, comme
par toute l’expérience de désenchantement qui culmine dans le dernier
volume, sans parler de formes diverses d’ironisation. Mais c’est avec
l’aventure albertinienne qu’elle connaît la forme la plus évoluée et la plus
concertée. Et l’on oserait même dire qu’il faudra que cet épisode atteigne
son point culminant, qu’il connaisse dans la fuite et dans la mort un étrange
accomplissement pour que le sujet ait l’occasion de porter un regard
distancié sur lui-même. La période de deuil y sera propice ; ce sont, en
effet, les quatre volets formant Albertine disparue qui présentent les traces
les plus effectives d’une entreprise objectivante chez celui qui nous parle.
C’est alors aussi que la thématique de l’entredeux semble libérer tous ses
possibles.
S’agissant de l’héroïne défunte, Albertine disparue ne cesse de faire se
croiser deux assertions de sens contraire. En gros : « ma jalousie exaspérée
m’apprend à quel point je l’aimais » et « la douleur qui déjà s’apaise me dit
que je ne l’aimais pas tant que ça ». Spécialiste de la fluctuation, Proust n’a
guère été aussi loin dans le courant alternatif. Mais cette balance entre
morbidité et vitalité ne relèverait jamais que d’un vraisemblable de l’amour
malheureux – encore que tiré en longueur par le texte – si elle n’était
l’occasion de réaffirmer cette certitude acquise au contact d’Albertine :
fragmenté, l’individu est fait de plusieurs êtres, superposant temporalités et
espaces. L’intéressant est que le narrateur, généralisant cette conception, en
fasse désormais usage autant pour lui-même que pour sa compagne : « Je
n’étais pas un seul homme, mais le défilé d’une armée composite où il y
avait selon le moment des passionnés, des indifférents, des jaloux » (AD,
71). Mais de cette conception un peu convenue de la fragmentation et de la
variabilité de soi, le narrateur va passer à une analyse plus aiguë de ses
contradictions internes et faire venir au jour, ce faisant, les zones troubles
de son être. N’en prenons que cet exemple :
1. Cette notion d’entredeux a fait l’objet de toute une réflexion dans un ouvrage
de Daniel Sibony (Entre-deux. L’origine en partage, Paris, Éditions du Seuil,
« La couleur des idées », 1991). Sibony fait de l’entredeux un concept de très
large application, apte à intégrer et dépasser l’idée si répandue de
« différence » et susceptible de rendre compte de maintes problématiques
contemporaines, en particulier des actuels « malaises identitaires ». Nous
employons ici cette notion dans un sens plus immédiat et plus restreint.
2. Voir le chapitre « Proust et le langage indirect », dans Figures II, p. 232-294.
Sur les mensonges d’Albertine, voir aussi l’article de J.Hillis Miller, « “Le
mensonge, le mensonge parfait”. Théories du mensonge chez Proust et
Derrida ».
3. On se souviendra ici de la belle évocation que fait Siegfried Kracauer du hall
d’hôtel comme substitut moderne de l’église et comme réceptacle d’une
« communauté » rationnelle et anonyme, c’est-à-dire vouée au néant (voir Le
Roman policier. Un traité philosophique, Paris, Petite Bibliothèque Payot,
1981, p. 63-76).
4. M. Lavagetto, Chambre 43. Un lapsus de Marcel Proust, p. 57.
5. E.Lévinas, Noms propres, chap. « L’autre dans Proust », p. 153.
6. Ibid.
7. Occasion de signaler que L’Ostensoir des ironies (Paris, 1899) vient d’être
réédité par les soins de P. Schoentjes (La Rochelle, Rumeur des âges, 1996) et
que ce curieux petit ouvrage d’Alcanter de Brahm, loin d’être un traité
d’orthographe ou de rhétorique, contient pour l’essentiel de curieuses
considérations polémiques et utopisantes sur l’état de la société au temps de
Proust.
8. Sur la représentation de l’Affaire chez Proust, voir l’excellent article
d’Elisheva Rosen, « Littérature, autofiction, histoire : l’affaire Dreyfus dans A
la recherche du temps perdu ».
9
Le sens du social
La sociologie-fiction
Cela étant, Proust s’attache tout de même à nous livrer une figuration
ordonnée de la sphère sociale et à la déployer sur plusieurs niveaux. Il
prend ainsi en compte les grandes structures, en montrant comment elles
s’articulent autour de relations de pouvoir et de domination. Tout juste se
réserve-t-il le droit de les rendre visibles de préférence depuis des lieux
d’observation latéraux – coulisse, antichambre, hall d’hôtel. Sous cet angle,
la représentation est guettée par le futile et tend à se réduire à des effets de
surface. Elle met en exergue toute cette dérision du symbolique inhérente
aux tactiques distinctives, aux luttes de préséance et aux rites de
fétichisation culturelle. Mais nous savons mieux aujourd’hui combien ce
symbolique-là fait sens et qu’il n’est jamais que l’envers – déterminant « en
retour » – des rapports de classes les plus nus. Prolongeant Balzac, Proust
s’est ainsi livré à une vaste exploration des genres et des styles de vie tels
qu’ils entrent en concurrence dans une société donnée. Il a développé en
cette occurrence une conscience vive de ce que l’individu se trouvait
emporté dans des combats qui le dépassaient. Il a appris de même que
l’observateur le plus perspicace pouvait se méprendre sur l’enjeu des
concurrences et ne pas discerner dans un premier temps les véritables
rapports de force. Déjà le Balzac des Paysans s’y était laissé prendre mais
avait obtenu de sa fiction qu’elle pense pour lui et rachète les défauts de
l’analyse 1. Il est permis de dire qu’avec son Albertine et l’irruption d’un
« tiers état » dans l’arène où guerroient les élites Marcel Proust fait une
expérience du même ordre. Obnubilé par la façon dont la compétence
culturelle passait des Guermantes aux Verdurin, il a dû s’en remettre aux
aléas de la fiction pour découvrir qu’une classe « inconnue » contestait par
la base la toute neuve légitimité culturelle.
Mais le vrai terrain du romancier est celui des petites péripéties de la
socialité telles qu’elles concernent l’échange quotidien. Il est celui de ces
menus tropismes qui prennent tout le système dans la réfraction de leur
prisme. Il y a chez Proust un génie particulier des scénarios locaux qui
viennent couper la trame du roman et loger de petites fictions au sein de la
grande. Nous connaissons bien : l’anodin s’y déplie en efflorescence
imprévue, l’instantané s’y déploie en profondeur de champ. Avec toujours
ce mouvement glissé en deux directions. D’une part, le texte décale en
fantasmagorie légère qui fait vaciller la représentation. De l’autre, il décolle
vers une signification plus large, qu’elle soit ou non exprimée. Tout cela
d’un seul et même mouvement. Comme si le coup de fouet de l’imaginaire
– simple inflexion donnée – était seul à même d’exciter la réflexion et de
déclencher ce rebond si caractéristique du particulier vers le général. Ce qui
démultiplie le roman proustien en fictions autonomes qui sont comme
autant de petits champs d’expérience et d’analyse.
Dans le prolongement de ce qu’en fait Proust, Albertine aura été notre
fiction et sa mise en œuvre notre laboratoire. Fiction critique cette fois, en
écho de la fiction romanesque. Mais fiction doublement fondée, pour le dire
encore. D’abord par l’emprise que le personnage exerce sur le récit depuis
sa position dans la construction romanesque. Ensuite par l’aggiornamento
idéologique qu’il suscite dans l’attitude auctoriale et qui génère un nouveau
regard sur la socialité. Le personnage, en tout cas, s’est prêté
généreusement à cette manipulation de l’optique lectrice et nous lui en
savons gré. Cas d’espèce, cas aberrant ? Rien ne dit que d’autres
personnages en d’autres romans ne se plieraient pas à la même procédure,
activant par là des lectures qui aujourd’hui somnolent. Il est des rôles en
rupture et des acteurs en retrait qui sont tout prêts à mettre en branle les
systèmes les plus verrouillés.
Chez Proust en tout cas, et sous Albertine, la fiction fait ressortir le
potentiel de subversion que recèle le social. Un potentiel qui s’est accru à
mesure que l’accent se déplaçait de la noblesse à la grande bourgeoisie et de
celle-ci à la classe moyenne. En particulier, appareils et codes ne pèsent
plus sur les agents comme ils le faisaient. Individuel ou collectif, tout un
relâchement menace la rigidité des liens. Les classes montantes et leur
nouvelle culture proposent des formes de relations moins convenues et
finalement plus déconcertantes. Conjuguant imitation multiforme avec
innovation tous azimuts, ces mêmes classes engagent des procédures de
reconnaissance et de distinction bien plus imprévisibles que celles de leurs
devancières.
La socialité n’est donc plus ce qu’elle était. Ses lieux d’ancrage se sont
déplacés et exigent de l’observateur une particulière vigilance. Tributaire de
ces mouvements, l’individu proustien y devient lui-même composé et
composite. Il empile les expériences et les héritages sans beaucoup de
cohérence. Il est un lieu d’interférences, qui toutes ne sont pas redevables
de la même origine, donc de la même qualification. On ne peut donc
imaginer son espace mental autrement que travaillé par des forces
contradictoires entre lesquelles il négocie en permanence des compromis
pour assurer son équilibre. De là, chez l’écrivain, la fascination que nous
connaissons pour toutes les formes d’hybridation personnelle :
mésalliances, jeux d’inversion de l’être et du paraître, dispersions
d’expériences et de rôles et, plus que tout, ces cas de bisexualité donnés en
fin de compte pour productifs.
Au plus central de cette dynamique, l’opposition de l’individuel et du
collectif comme celle du psychique et du social vont se voir terriblement
questionnées. La donnée première est pourtant celle de tout romancier
analyste, inquiet des subjectivités en actes : la pure épiphanie de l’être
unique, de l’expérience singulière, de l’événement surgissant. Tout un
programme : Albertine traversant une toile d’Elstir. Fait-on plus singulier ?
Nous avons pourtant eu à identifier le personnage par son appartenance, son
héritage familial, sa dotation linguistique, son style de vie, un passé trouble
et, en sus, quelques démons familiers. Mais surtout nous avons appris à voir
qu’elle portait à même l’âme et le corps la marque de ces stigmates. Corps
opaque et pourtant lisible de la belle Albertine. Grimoire social en même
temps que mental d’une courte vie, turbulente et brisée.
C’est sur ce mode que le romancier articule le « nous » et le « je » et
donne volontiers à la socialité la figure brouillée de l’inconscient. On ne
s’étonne pas que, dans la foulée, il mette en avant de grandes images
traumatiques telles que l’homosexualité et la judéité, d’ailleurs volontiers
jumelées. Naît ainsi un pathos remarquable de la manière dont certaines
complexions psychosociales expriment avec un relief plus saisissant que
d’autres le sens des structures. Tantôt le texte emphatisera ce sens (Charlus)
et tantôt il l’euphémisera (Albertine).
Somme toute, la Recherche, c’est l’invention d’une sociologie-fiction
qui ouvre au roman et à la science sociale de larges perspectives. En
attendant, elle autorise l’événement Albertine. Elle va permettre la violente
et délicieuse intrusion de l’altérité dans un monument initialement dressé en
hommage à l’ipséité. Soucieux des autres jusqu’à l’angoisse, le cher
Marcel, mais tellement soucieux de les ramener à soi, de faire du dehors
l’aimable décor du dedans. Et puis débarque la naïade. Coup de foudre. Je
l’aime, je ne l’aime pas. Je voudrais surtout qu’elle tienne à moi. Ce pour
quoi je vais la retenir, l’enfermer dans un petit laboratoire en chambre,
observer ses faits et gestes et me demander : quel est ce cocktail exotique de
petite-bourgeoise, de sportive et d’homosexuelle ? Et puis pas de réponse.
L’autre est autre de toute l’étendue de ce qui fait une histoire intime. Je ne
suis d’ailleurs pas moins autre que lui, au point d’être obscur à moi-même.
La boucle se ferme : le roman d’un sujet emphatiquement présent a glissé
vers le roman de l’altérité et, plus discrètement, vers celui du sujet comme
objet.
A la recherche du temps perdu est ainsi lisible comme un patient procès
d’objectivation de soi, dont les terminus sont la fin d’une vie et la décision
d’en écrire. L’épisode albertinien en représente le moment médian et donne
à voir que l’effort qu’accomplit un individu sur soi pour se situer dans le
champ des relations équivaut à une révolution intime. C’est dire que cet
effort ne saurait tenir en une mise à plat brutale mais qu’il relève d’un subtil
exercice dont les feintes visent à détourner les pressions de l’ego. Ici la
fiction retrouve tous ses droits. Elle va permettre au sujet proustien
d’exprimer dans un jeu de figurations décalées et comme allégoriques les
rapports contradictoires et les tensions imaginaires dans lesquels il se trouve
pris mais qui, se recoupant en un point, finiront par définir sa position dans
les différents champs où il opère.
Toute la configuration albertinienne vaut, à cet égard, comme test
projectif. Objet aimable où un sujet se donne à lire par rétroaction. Objet où
ce sujet se découvre lui-même. Objet où il se voit tiraillé entre un statut
acquis, un statut rêvé et un statut en devenir. Objet où il tente de tracer les
voies du possible dans l’écheveau des déterminants. De ces différents points
de vue, la jeune fille en fleurs « fait signe ». Elle est celle qui débusque des
vérités pas toutes bonnes à dire. Elle est celle qui bourgeonne en images
variées. Bref, autour d’elle, les indices fleurissent à foison.
Un ultime exemple. Deux écrivains, deux contemporains que Proust n’a
pas toujours ménagés et qu’il devait considérer avec perplexité, traversent
la Recherche en ombres chinoises. Ils n’y figurent même que comme
accidents ponctuels mais leur fugace présence n’en est pas moins
suggestive. Il s’agit d’Émile Zola et de Stéphane Mallarmé, les deux
e
maîtres en somme de la fin du XIX siècle littéraire. D’une part, Proust
intègre à sa fiction les deux grands thèmes « culturels » dont Zola avait fait
auparavant les causes de sa vie et pour lesquels il s’était battu ardemment.
Certes, il ne rapporte que peu l’Affaire à Zola et pas du tout
l’impressionnisme, mais il est difficile de ne pas voir se dessiner en
filigrane d’un roman si occupé d’hérédité la grande figure du leader
naturaliste. D’autre part, Mallarmé s’introduit, lui, par une porte plus
discrète encore mais combien charmante. Est donné au yacht promis à
Albertine le nom du « Cygne » que célébra le poète tandis que, dans la
lettre d’adieu que Marcel écrit à son amante, se voient cités les tercets du
poème « M’introduire dans ton histoire ». Marcel ne s’introduira pas
vraiment dans l’histoire d’Albertine…
Zola et Mallarmé. Le naturaliste et le symboliste. Deux complices
lointains en littérature. Deux frères en condition petite-bourgeoise. Fût-ce
par la bande, Proust ne craint pas d’affirmer leur tutelle et de s’inscrire dans
leur sillage. Et c’est comme si, à convoquer leurs emblèmes, il balisait en
douce son entrée en littérature. Mais, bien entendu, il ne procède de la sorte
que pour mieux affirmer dans un second temps le dépassement de ce
qu’incarnent – en contraste – ses deux prédécesseurs. Et cela revient en gros
à rejeter la fausse alternative d’une nécessité (naturaliste) et d’une
contingence (symboliste) et à créer la formule inédite d’un roman (poétique
par plus d’un côté) qui concilie le contingent et le nécessaire. Dès ce
moment, le génie de Proust aura été de créer la possibilité d’une fiction qui
soit le lieu non de ce qui est déjà joué mais de ce qui advient et engage avec
soi le destin de son auteur, sa place dans le monde.
1. Voir, à ce propos, les analyses qu’a données Pierre Macherey des Paysans de
Balzac dans Pour une théorie de la production littéraire (Paris, Maspero,
1966) et dans « Histoire et roman dans Les Paysans de Balzac » (dans
Sociocritique, sous la dir. de C. Duchet, Paris, Nathan, 1979, p. 137-146).
Bibliographie sélective
Index
Bibliographie sélective
Les noms des personnages sont en italiques. Pour des raisons évidentes,
ceux d’Albertine et de Marcel n’ont pas été repris. Pas davantage celui de
Proust.
AGOSTINELLI, Alfred
AIMÉ (maître d’hôtel)
ALAIN-FOURNIER
ALBARET, Céleste
ALCANTER de BRAHM
ANDRÉE (amie d’Albertine)
BALZAC, Honoré de
BARTHES, Roland
BATAILLE, Georges
BAUDELAIRE, Charles
BAYARD, Pierre
BELLOÏ, Livio
BERGOTTE
BERGSON, Henri
BERMA, la
BIDOU-ZACHARIASEN, Catherine
BLOCH, Albert
BONTEMPS, les
BONTEMPS, Mme
BOURDIEU, Pierre
BRICHOT
CAMBREMER, fils de
CAMBREMER, les (marquis de)
CAMBREMER, marquis de
CAMBREMER, marquise de
CAMBREMER, marquise douairière de
CASTLE, Terry
CÉLINE, Louis-Ferdinand
CHARLUS, baron Palamède de
COLETTE
COMPAGNON, Antoine
COMTE, Auguste
CORBIN, Alain
COTTARD, docteur
DAUDET, Alphonse
DAVID, Éric
DELEUZE, Gilles
DERRIDA, Jacques
DESCOMBES, Vincent
DOSTOÏEVSKI, Fédor
DREYFUS, capitaine
DURKHEIM, Émile
EELLS, Emily
ELSTIR
ÉPINOY, princesse d’
FLAUBERT, Gustave
FRAISSE, Luc
FRANCE, Anatole
FRANÇOISE (servante)
GALLARDON, marquise de
GENET, Jean
GENETTE, Gérard
GINESTE, Marie
GOFFMAN, Erving
GRAND-MÈRE DE MARCEL
GRANGE, Cyril
GRIMALDI, Nicolas
GUERMANTES, duc Basin de
GUERMANTES, duchesse Oriane de
GUERMANTES, les (ducs) de
GUERMANTES, les (princes) de
HENROT, Geneviève
HENRY, Anne
JUPIEN
JUPIEN, nièce de (Mlle d’Oloron)
KRACAUER, Siegfried
KRISTEVA, Julia
LA BRUYÈRE
LA ROCHEFOUCAULD
LAVAGETTO, Mario
LÉA, Mlle
LEGRANDIN
LÉONIE, tante
LERICHE, Françoise
LÉVINAS, Emmanuel
MACHEREY, Pierre
MAETERLINCK, Maurice
MAHIEU, Raymond
MALLARMÉ, Stéphane
MANET, Édouard
MARSANTES, comtesse de
MARX, Karl
MÈRE DE MARCEL
MILLER, J. Hillis
MOLÉ, comtesse
MONET, Claude
MOREL, Charles
MURAT, prince
NORD, Philip
NORPOIS, marquis de
PICON, Gaëtan
PONGE, Francis
PROUDHON
PUTBUS (femme de chambre de la baronne)
RACHEL
RADIGUET, Raymond
REBATET (glacier)
RÉGNIER, Henri de
REINE DE NAPLES, la
RENOIR, Auguste
ROGER, Alain
ROHMER, Éric
ROSEMONDE (amie d’Albertine)
ROSEN, Elisheva
SAINT-EUVERTE, marquise de
SAINT-LOUP, Robert de
SAINT-SIMON
SAND, George
SANIETTE
SARTRE, Jean-Paul
SCHOENTJES, Pierre
SCHOPENHAUER, Arthur
SÉVIGNÉ, marquise de
SHERBATOFF, princesse
SIBONY, Daniel
SKI
SPRINKER, Michael
STENDHAL
STERMARIA, Alix de
SUZUKI, Michihiko
SWANN, Charles
SWANN, Gilberte
SWANN, les
SWANN, Odette de Crécy, devenue Mme
TADIÉ, Jean-Yves
TAINE, Hippolyte
TARDE, Gabriel de
URBAIN, Jean-Didier
VERDURIN, les
VERDURIN, M.
VERDURIN, Mme Sidonie
VILLEPARISIS, marquise de
VINTEUIL
VINTEUIL, Mlle
WEBER, Max
WHISTLER, James
ZAGDANSKI, Stéphane
ZOLA, Émile
Découvrez Liber
La référence en sciences sociales.
Créée par Pierre Bourdieu en 1997, « Liber » propose
à un large public des analyses rigoureuses fondées
sur les acquis les plus récents des sciences sociales.
Découvrez les autres titres de la collection sur
www.seuil.com
Et suivez-nous sur :