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DU MÊME AUTEUR

Rhétorique générale
(avec le Groupe µ)
Larousse, 1970
o
Seuil, « Points Essais », n  146, 1982
 
Rhétorique de la poésie
Lecture linéaire. Lecture tabulaire
(avec le Groupe µ)
Complexe, 1977
o
Seuil, « Points Essais », n  216, 1990
 
L’Institution de la littérature
Introduction à une sociologie
Nathan et Labor, 1978
et Labor, « Espace Nord/Références », 2005
 
Le Roman policier ou la Modernité
Nathan, 1992
et Armand Colin, 2005
 
« L’Assommoir » de Zola
Belin, « Lettres sup », 1993
 
Le Roman célibataire
D’« À rebours » à « Paludes »
(avec J.-P. Bertrand, M. Biron, J. Paque)
José Corti, 1996
 
Les Romanciers du réel
De Balzac à Simenon
Seuil, « Points Lettres », 2000
 
Stendhal, une sociologie romanesque
La Découverte, « Textes à l’appui/ laboratoire des sciences sociales », 2007

ÉDITION D’OUVRAGES
Romans
de Georges Simenon
(2 tomes)
(en collab. avec Benoît Denis)
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000
 
Pedigree et autres romans
de Georges Simenon
(en collab. avec Benoît Denis)
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009
Cet ouvrage est publié dans la collection « Liber »
dirigée par Pierre Bourdieu

ISBN : 978-2-02-140089-2

© ÉDITIONS DU SEUIL, SEPTEMBRE 1997

www.seuil.com

Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


et pour Chris,
Christine,
Françoise.
TABLE DES MATIÈRES

Du même auteur

Copyright

Dédicace

Préambule

1 - Celle qu’on n’attendait pas

Une sociologie amoureuse

Le roman d’Albertine

L’énigme et ses suites

L’improbable appartenance

2 - L’optique des gradins sociaux

Des sociologies portatives

Un échantillon très réduit

Le match Oriane-Sidonie

3 - La contingente
La guirlande des jeunes filles

La vierge, la vivace et la belle Albertine

Génération impressionniste

Le roman par surprise

Un savoir de rencontre

4 - Héritière pourtant

Le langage des filles

Corps de Sodome et corps social

La boîte noire de l’inconscient

5 - La culture des plages

Dans le vent

Petite-bourgeoise

Républicaine

Le triangle albertinien

6 - Le désarroi social

Classer/déclasser

Le marché des changes

L’assassinat de Charlus

L’ironie du sort

7 - Les désirs errants

Sodome

Gomorrhe

« Orageux et secrets, fourmillants et profonds »


La question du texte

8 - Altière, autre, Albertine

Poétique de l’entredeux

L’irréductible altérité

L’autre en soi

9 - Le sens du social

La sociologie-fiction

Bibliographie sélective - Index

Bibliographie sélective

Index des noms de personnes


Préambule

Elle survient dans un roman où elle n’était pas attendue et qui, de toute
façon, n’était pas son genre. Elle va ensuite y prendre une place sans
proportion avec sa vocation première. Très présente, elle quittera pourtant la
scène avant la fin. Mais le vaste intermède que constituent ses amours avec
le héros et qui découpe cette énorme enclave dans A la recherche du temps
perdu lui aura suffi pour infléchir le cours des choses, faire que son image
irradie sur une large partie de la fiction et, mieux encore, incite le narrateur
à revoir les conceptions et croyances qui ont été les siennes jusque-là.
Elle, c’est Albertine Simonet, la «  jeune fille en fleurs  », la
«  prisonnière  », la «  fugitive  », le grand béguin de Marcel. La critique a
toujours ignoré son rôle, minimisé sa présence. Littéralement, pour une
large part de l’exégèse proustienne, Albertine n’est pas là, alors qu’elle
figure dans un tiers du roman 1 *1. De même, les questions que soulève son
image romanesque n’ont été qu’entrevues. Une commentatrice aussi subtile
et avisée qu’Anne Henry qualifiera Albertine de personnage à deux
dimensions, soutenant qu’elle n’est pas plus intéressante, par exemple,
2
qu’un Morel . Il en est cependant qui ont pressenti l’importance de cette
figure bisexualisée. Ils ont perçu qu’Albertine introduisait dans la
Recherche une logique distincte de celle qui émanait de personnages
« fondateurs » comme Swann ou Oriane de Guermantes et qu’elle inspirait
au roman une manière neuve de penser la socialité. A ceux-là, qui se
nomment Emmanuel Lévinas, Gilles Deleuze, Vincent Descombes ou
3
encore Stéphane Zagdanski , nous devons quelques-uns des meilleurs
commentaires de l’œuvre proustienne, d’inspiration d’ailleurs plus
philosophique que sociologique.
Parmi les facteurs susceptibles d’expliquer la cécité de la critique à
l’endroit d’Albertine Simonet, trois méritent d’être pris en compte. En
premier lieu, on fera la part de l’entrée tardive et comme improvisée du
personnage dans le cours du récit. Nous savons que les épisodes ayant trait
à la jeune femme ne figuraient pas initialement dans les plans du romancier
et que des événements personnels en ont suggéré par la suite l’intégration.
En deuxième lieu, on tiendra compte de la donnée biographique qui est à
l’origine de ces développements et qui n’a pas cessé de tourmenter les
commentateurs. Que la figure de la jeune fille ait eu pour modèle Alfred
Agostinelli, secrétaire et amant de Proust, ne pouvait que rendre perplexes
les critiques dès l’instant où le roman transposait une figure homosexuelle
masculine en personnage féminin et, partiellement au moins, hétérosexuel.
Face à quoi déjà, on conçoit que la tentation ait été forte d’éluder. Enfin, on
fera intervenir la coutumière surestimation de la dimension psychologique
dans l’appréciation de l’œuvre et de ses acteurs. Mouvante et fugace,
intempestive et sommaire, Albertine déroute ceux qui tiennent la Recherche
trop exclusivement pour un roman d’analyse. Son personnage énigmatique,
qui se disperse aux quatre vents, est réfractaire à toute approche classique et
répugne à s’encadrer dans un portrait stable.
Mais, pour nous, c’est de la singularité même de son image comme de
son statut en texte qu’Albertine Simonet tire l’énergie qu’elle transmet au
roman. Car son personnage est à cet égard d’une grande force. Jouant de sa
position d’extériorité, de son décrochage, il jette une lumière neuve sur
l’univers déjà en place lorsqu’il survient pour introduire en ce même
univers ses valeurs propres, qui s’avéreront perturbantes. Et ce pouvoir est
d’autant plus étonnant qu’Albertine n’est jamais vraiment mise en scène par
le romancier. Nous la voyons peu agir, nous ne l’entendons guère parler,
nous ne percevons ses comportements que de biais. En fait, elle n’est saisie
qu’à travers le prisme étroit des relations qu’un narrateur nous fait à son
sujet, en relais du héros. Autant de choses qui nous invitent à donner à la
jeune héroïne proustienne un relief qu’elle n’a pas obtenu jusqu’ici et à
faire d’elle la médiatrice d’une interprétation. Cela dit, nous percevons le
double danger de la démarche. D’une part, extrayant le personnage de son
contexte, nous allons lui donner une autonomie de sens et d’action qu’il n’a
pas. De l’autre, on sera enclin, ce faisant, à le traiter en être de chair et d’os
et non en cette figure de papier et de mots qu’il ne cesse pas d’être. Ce
risque, nous le prenons allègrement. C’est d’abord que Proust, orfèvre en
matière de jeu avec le texte, comme l’annexion même d’Albertine en
témoigne, nous y invite. C’est ensuite que l’hypostase d’un personnage à
laquelle on veut se livrer est pour nous affaire de méthode : façon d’activer
la vie du roman, de lui faire rendre sens lorsque celui-ci demeure enfoui, de
faire sortir toutes ses implications. Quitte à le trahir un peu, mais en sachant
que l’on reviendra toujours en fin de compte à la lettre du texte. C’est donc
en tant que figure réfractée et réfractante qu’Albertine paraît susceptible
d’induire un retour fructueux, productif, du roman sur lui-même.
Mais il y a plus. La figure effervescente du personnage albertinien ne
prend tout son relief que sur fond d’une imagerie diffuse, touchant à la
socialité. Alors même que Proust badine avec les appartenances de la jeune
fille ou encore qu’il veille à la présenter comme un être sans attaches, il
démultiplie son personnage en indices de toute une inscription sociale, la
sienne et celle des autres. C’est que, pour lui, la socialité opère en sourdine
et ne s’exprime que dans un discours second, qui dit toujours autre chose
que ce qu’il semble dire. Assez comparable en cela à ce « langage indirect »
qu’a détecté Gérard Genette chez l’écrivain. Qu’il faille un ludion comme
celle que nous évoquons pour que la machinerie sociale avec ses féroces
rapports de domination apparaisse dans son insistance, dans sa sournoiserie,
dans sa dérision ne manque pas de sel. Mais tel est l’effet Albertine  : la
jeune femme est en somme un «  analyseur  », comme l’est Charlus d’une
autre façon et par d’autres voies. L’un comme l’autre aiguisent chez le
narrateur un sens dont il a toujours fait montre mais qui trouve de plus en
plus son mode d’expression avec l’apparition de la jeune fille.
A cet égard, la leçon proustienne de base est simple ; elle dit que, dans
les rapports humains, le constituant social est antérieur à l’individu et en
quelque sorte l’irradie. C’est ce que souligne Vincent Descombes lorsqu’il
note que, chez Proust, «  le groupe précède l’individu, de sorte que
l’individualité humaine ne peut pas être considérée comme une donnée
primitive, qu’elle doit être décrite comme le produit d’un travail individuel,
4
soutenu par les institutions, sur un matériau collectif  ». Nous avons bien là
un retournement décisif au sein du genre romanesque, puisque pour ce
dernier l’individualité a toujours été la catégorie fondatrice. Un coup de
force structurel se produit donc avec la Recherche aussitôt qu’elle place le
collectif en surplomb du singulier et du subjectif. Mais Proust a retenu la
leçon du naturalisme. Il sait que ce n’est pas en mettant en scène des foules
et en insistant sur des causalités matérielles que l’on fait œuvre
sociologique  : lui saisira le social au corps, en relation de proximité et à
même l’instauration du sujet dans le jeu interne des déterminations. De
plus, son sens du social renoncera à se manifester en grille de lecture
surimposée au récit. C’est à même la fiction –  son imaginaire, ses
procédures expérimentales – que la vérité sociologique se fera jour.
C’est dans ces conditions que Marcel Proust passe, au long de
l’entreprise de désillusion qu’il conduit, d’un idéalisme naïf mais fortement
revendiqué à quelque chose qui s’apparente de près à un matérialisme.
Celui-ci se définira comme prise en compte du corps social dans ses deux
sens –  symbolique et physique  – et mise en œuvre d’une fine dialectique
des déterminants externes à l’individu. Telle est la condition du changement
de régime romanesque dont Albertine Simonet est le héraut sinon l’héroïne
et qui fait de la fiction le champ d’expérience d’une sociologie. Proust
sociologue ? Proust « poète du social », comme le voulait Lévinas ? L’un et
l’autre, est-on porté à dire. Car si chez lui la socialité se pense
véritablement, c’est toujours en tant qu’objet de désir et qu’objet de rêverie.
On y reviendra tout au long du présent essai.
Récemment, le traducteur japonais de Proust, Michihiko Suzuki,
définissait l’auteur de la Recherche comme « le romancier de la libération
de soi  ». Rien n’est plus vrai et on le saura toujours plus. Mais cette
émancipation dont son grand roman ouvre la voie ne se conçoit selon le
projet proustien qu’en objectivation de l’être et de son rapport à autrui. A
cet égard, le même roman n’a fait qu’anticiper sur ce que, dans ses
meilleurs moments ou dans ses vues les plus pertinentes, nous apprend la
sociologie d’aujourd’hui. Il est en ce sens comme en d’autres une grande
entreprise pionnière. Et c’est pourquoi nous le lirons de plus en plus dans
son actualité. C’est aussi pourquoi maints concepts et points de vue de la
sociologie contemporaine nous ont ici aidé à lire Proust  : le lecteur s’en
avisera au passage et fera les rapprochements utiles.
Si le présent ouvrage doit beaucoup à quelques grandes lectures, ma
dette s’étend aussi à ceux qui ont entouré sa mise au point de leurs conseils
et de leurs suggestions. Qu’il me soit permis de remercier ici Jeanine Paque,
Laurence Devillairs, André Louis, Livio Belloï et Laurent Demoulin de ce
que le présent livre doit à leur cordiale vigilance.

*
*     *
Toutes les citations du texte d’A la recherche du temps perdu seront
faites d’après l’édition Folio en huit volumes (Paris, Gallimard, 1988-
1990). Pour désigner les différents volumes, on se servira des abréviations
suivantes :
 
Sw : Du côté de chez Swann
JF : A l’ombre des jeunes filles en fleurs
CG I : Le Côté de Guermantes, première partie
CG II : Le Côté de Guermantes, deuxième partie
SG : Sodome et Gomorrhe
Pr : La Prisonnière
AD : Albertine disparue
TR : Le Temps retrouvé

1. Dans sa monumentale biographie du romancier (Marcel Proust), Jean-Yves


Tadié relève qu’Albertine Simonet est le personnage dont le nom est
mentionné le plus grand nombre de fois dans la Recherche.
*1. Nous nous dispensons de donner les références complètes des ouvrages et
articles cités lorsque celles-ci figurent en bibliographie.
2. A. Henry, Proust romancier. Le tombeau égyptien, p. 83.
3. Voir les références aux ouvrages de ces auteurs en bibliographie, p. 199.
4. V. Descombes, Proust. Philosophie du roman, p. 19.
1

Celle qu’on n’attendait pas

La Recherche du temps perdu est un monument de distinction. Beau


monde, beau linge, beau style. Oriane et Gilberte. Saint-Loup et Norpois.
Jockey Club et peintures vénitiennes. Salons et plages. Infusions et haies
d’aubépines. Délicatesses et raffinements. Pudeur et bon goût. L’analyse
renchérit dans le subtil, l’écriture dans l’oblique. Rien qu’à lire on se sent
mieux, meilleur, d’une autre essence. Ou exclu tout aussi bien. Dans les
années trente, Céline et Sartre, ces successeurs potentiels de Proust, ont dû
percevoir que l’élégance dont témoignait la Recherche, cette aisance de
classe, était inégalable et les tenait à l’écart. Il ne leur restait qu’à en
remettre dans le trivial, le médiocre ou l’abject. Œuvre distinguée, la
Recherche vous distingue. Elle est de ces lectures qui vous revêtent d’un
lustre en vous intégrant au monde privilégié des élus. De là probablement
que ceux-ci soient enclins à la renforcer dans sa pose. Au point d’appuyer
sur les signes les plus extérieurs d’un aristocratisme, avec ce qu’il peut
véhiculer de daté. Au point également de passer au bleu les moments de
pulsion violente, voire de vulgarité, qui ne manquent pas de trouer le texte.
On s’aperçoit ainsi qu’au long du siècle la Recherche a fait l’objet d’un
usage réservé, à l’intérieur d’une lutte pour la production de son sens.
Éveillant par ses contenus des effets puissants d’identification sociale et par
ses raffinements formels des conduites d’appropriation à consonance
mystique, ce roman a vu sa lecture enfermée dans le cercle des
commentaires d’adhésion célébrative. Il s’est ainsi constitué une image
extraordinairement fermée de Proust, ne retenant que certains aspects du
grand texte. Mais on peut penser que les contreforts protecteurs
commencent à céder : aujourd’hui une liberté inédite est rendue au sens et
donc à ceux qui ont à faire à lui, lecteurs et critiques.
Parce qu’il a fait du désenchantement sa règle et qu’il nous enchante à
ce titre, Proust nous invite à le débarrasser désormais de tout ce qui lui a
valu sa réputation coutumière de chic et d’élégance. Sans doute y invitait-il
pareillement la lecture d’hier. Mais celle-ci a très tôt établi une hiérarchie
entre plans de signification, démarquée elle-même de ses hiérarchies
distinctives. Elle a très bien joué de la sorte les rapports entre le Proust de la
subjectivité et de l’analyse (introspection, mémoire, jalousie), le Proust
poétique (paysages naturels, sommeils, amours) et le Proust du tableau
social (salons, lieux de plaisir, intrigues). Elle les a d’abord pensés en
domaines séparés  ; pour suivre, elle a toujours plus ou moins tenu le
«  poétique  » et le «  social  » pour d’heureuses adjonctions à cet essentiel
qu’est l’approfondissement psychique  ; enfin, bien qu’accordant crédit au
tableau des mœurs, elle n’a pas manqué d’insister sur son caractère de
comédie, d’une comédie reprise de Sévigné, de Saint-Simon et de Balzac.
Elle garantissait de la sorte, au sein d’un dispositif bien agencé, la
fétichisation et l’hypostase du Sujet psychologique, renvoyant non
seulement Proust à toute la tradition française du roman d’analyse mais le
protégeant plus encore des risques de trivialité que lui aurait fait courir un
1
rapprochement avec toute littérature du social .
Mais, s’il est vrai que, dans la Recherche, un « je » hypertrophié prend
en surplomb la scène sociale et ses acteurs, s’il est vrai qu’il se repaît
ironiquement du spectacle du monde, Proust ne postule en rien que cette
subjectivité soit autonome et se meuve dans une sphère séparée de la réalité
ambiante. En fait, la meilleure image que l’on puisse donner du texte
proustien est celle d’une transaction soutenue entre plusieurs instances. Et,
dans cette transaction, on voit tout ensemble le monde ambiant se
subjectiver dans la perception ou la projection d’un «  je  » et ce dernier
s’objectiver dans le démontage de rapports sociaux dont il est partie
prenante. Dans une telle conception, les distinguos entre description et
analyse, matériel et mental, individuel et collectif perdent beaucoup de leur
2
pertinence .
Prenons-en d’emblée un exemple simple. Il correspond, dans La
3
Prisonnière, à l’un de ces moments où Marcel se demande si le temps
n’est pas venu de rompre avec Albertine. Sur ce comportement hésitant, le
narrateur proustien, en retrait de son héros mais à peine, va porter trois
regards en succession. Il commence en effet par mettre à distance l’attitude
de Marcel en la réduisant au plus banal qui est aussi le plus social  : «  la
chose est toute simple. Je suis un jeune homme indécis et il s’agit d’un de
ces mariages dont on est quelque temps à savoir s’ils se feront ou non » (Pr,
350). Et d’ajouter  : «  on peut tout ramener, en effet, si on en considère
l’aspect social, au plus courant des faits divers  » (ibid.). Ensuite il se
reprend, défendant jalousement la cause de l’être intime, sa cause, et de se
dire : « Mais je sais bien que ce qui est vrai, ce qui est du moins vrai aussi,
c’est tout ce que j’ai pensé, c’est ce que j’ai lu dans les yeux d’Albertine, ce
sont les craintes qui me torturent, c’est le problème que je me pose sans
cesse relativement à Albertine » (ibid.). Ce n’est toutefois que pour mieux
renouer, en un troisième temps, avec la vision distanciée, mais pour autant
cette fois qu’elle inclue la singularité de l’individuel : « Il est vrai que cet
autre chose existe peut-être si on savait le voir chez tous les fiancés
hésitants et dans tous les mariages qui traînent, parce qu’il y a peut-être du
mystère dans la vie de tous les jours » (ibid.).
Proust est là tout entier, dans cette fluctuation sensible, dans cette
dialectique qui ébranle les alternatives classiques, dans ce coup d’audace
qui déporte la question de la surface visible vers une réalité enfouie. Voyons
bien quelle est la marche de la pensée  : elle s’est hâtée de réduire à peu
l’individualité de l’être, la rabattant sur le social en sa platitude (le fait
divers); puis elle s’est ressaisie, faisant mine de sauvegarder la rareté du
singulier et de la vie intérieure (« cet autre chose » « qui est vrai aussi »);
enfin, moment ultime, elle a dépassé la contradiction ainsi posée en
affirmant le singulier dans le collectif, l’inédit dans le commun («  du
mystère dans la vie de tous les jours »). Leçon : le sujet sensible que je suis
est interprétable socialement. Il l’est sur le mode « journalistique » du fait
divers au sens où, ramené à la banalité statistique, ce qui arrive aux hommes
est toujours pareil. Mais il l’est bien plus subtilement au sens où, dans sa
spécificité même, il intègre et manifeste l’autre en lui. Leçon de la leçon : le
social s’enracine en l’individu et postule, imprévue, une sociologie du
subjectif.
En rupture des dichotomies reçues, cette sociologie-là ne peut être que
du complexe et du caché. Ainsi, alors qu’il est déjà bien avancé dans son
grand récit récapitulatif, le narrateur fait mine de découvrir ce qui fut sa
pratique régulière dans la Recherche, à savoir que l’extraordinaire gît au
plus intime du quotidien et que toute une logique sociale régit les
phénomènes psychiques les plus individualisés. Proust, en effet, n’a cessé
de pressentir que le mystère de l’être ne pouvait sourdre que des
anfractuosités obscures du traintrain de l’existence. Et spontanément il n’a
rien eu de plus pressé que de faire ressortir du «  fait divers  » la force de
socialité qu’il recèle. C’est en faveur de ce travail de découverte qu’il a
mobilisé une grande énergie scripturale. L’écrivain a-t-il su qu’il faisait
ainsi œuvre de sociologue  ? On peut penser que cela relevait de la
conscience haute qu’il avait du travail romanesque ou tout simplement
littéraire. Pour lui, la fiction participait d’une entreprise de connaissance.
Mais, ce faisant, elle ne perdait rien de ses droits, et nous aurons l’occasion
de voir combien l’imaginaire contribue à la production réciproque de
l’individuel et du collectif.

Une sociologie amoureuse

Inséparable du romanesque, cette connaissance du social va largement


procéder chez Proust d’un retournement paradoxal des points de vue. A
cette fin, l’écrivain n’a pas cessé d’être animé par une passion du caché, de
ce qui s’accomplit souterrainement et contredit la surface. Il n’a rien tant
aimé que débusquer sous les apparences le fin réseau d’une histoire sociale
méconnue et volontiers incongrue. Et de cette histoire il tentera de garantir
la réalité, d’asseoir la vérité en usant de moyens proprement fictionnels,
ceux d’une invention et d’une écriture.
On l’a compris, c’est forcément d’une sociologie très dialectisée qu’il
s’agit, peu soucieuse d’emprunter la voie d’un certain positivisme ou de son
parent rationaliste. On conçoit qu’elle doive quelque chose à Gabriel de
Tarde, à ses théories de l’opinion ou de l’imitation, et, quant à son esprit, on
la rapporterait plus volontiers à Weber qu’à Durkheim. Mais, encore une
fois, rien ici de véritablement formalisé. Si sociologie il y a, elle possède un
caractère « passionnel » qui procède tout ensemble d’un goût du jeu et d’un
impérieux désir. A l’évidence, le romancier entretient une relation libidinale
singulière avec tout ce qui relève de la structure ou de la relation sociale.
Pour lui, qui considère le groupe comme antérieur à l’individu, il existe un
troublant plaisir à dégager les schèmes collectifs qui se cachent en l’être
singulier et y parlent leur secret langage. De là cette excitation qui s’empare
volontiers de Proust aussitôt qu’il traite de classes, de hiérarchies, de
rapports de domination. A n’en pas douter, cette sociologie du désir
qu’inspirent les relations humaines est aussi une sociologie poétique, une
sociologie qui s’éprend amoureusement de son objet.
On concevra dès lors que nous la reliions par prédilection à l’être
(désirable) d’un personnage qui, tout visible et connu qu’il soit, est, pour sa
part, marginalisé par les lectures convenues de la Recherche  : Albertine
Simonet, la jeune fille en fleurs, la prêtresse de Gomorrhe. «  Profonde
Albertine  », dira le texte alors qu’il va prendre fin. Notre lecture, on s’en
avisera peu à peu, ne pouvait faire autrement que de la placer au centre de
l’édifice –  lequel, en relation avec ce personnage, ressemblerait plus
aisément à un hôtel – avec ses étages – ou à une gare – avec ses halls et ses
quais –  qu’à cette cathédrale à laquelle l’écrivain même comparait la
Recherche. Cette position, Albertine peut sans mal la revendiquer. Des
Jeunes filles en fleurs jusqu’à Albertine disparue, n’occupe-t-elle pas la
partie la plus centrale du roman ? Elle est d’ailleurs le seul amour accompli
du héros et partage étroitement sa vie à plusieurs moments :

de même, si je considérais maintenant non plus mon amour pour


Albertine, mais toute ma vie, mes autres amours n’y avaient été que
de minces et timides essais qui préparaient, des appels qui
réclamaient ce plus vaste amour… l’amour pour Albertine. (Pr,
240-241)

Dans ce grand texte herméneutique, Albertine constitue de plus une


énigme permanente et redoublée : sociale (quelle est sa classe ?), sexuelle
(quelles sont ses tentations  ?), affective (l’aimé-je  ? l’ai-je aimée  ?). On
pourrait dire qu’avec elle la fiction n’en finit pas, qu’elle est renvoyée
continûment au désir qui la porte et la fait durer. Ainsi de tout ce qui chez la
jeune femme va à rebours des normes du texte et de l’univers du roman  :
Albertine est, à plusieurs égards, improbable à l’intérieur d’un monde
fictionnel qui n’est pas à son image. Mais, pour peu que l’on accorde à cette
divergence le droit de faire événement et d’entrer en concurrence avec les
lignes de force du texte, on voit aussitôt se former autour du personnage un
réseau de fils thématiques d’une réelle cohérence et d’une grande portée.
Et c’est comme si deux discours méconnus jusqu’ici ne faisaient surface
que pour aller l’un vers l’autre et se rencontrer en un point. Quelle est cette
Albertine sous-estimée ? Quelle est cette socialité mal et trop peu perçue ?
Comment comprendre la convergence qui s’opère entre la jeune fille et telle
perception de la structure sociale  ? C’est là tout notre propos. Nous irons
donc à la recherche d’un personnage singulier et qui est, comme on
l’observera, tout en lignes de fuite. Mais, de ce fait même, ce personnage
favorise des condensations de sens qui échappent à l’orientation générale du
texte et à ses « leçons » trop visibles. Albertine, dans la Recherche, c’est à
plusieurs égards «  l’autre texte  », perturbant les significations trop
clairement proposées ou, tout au moins, les redistribuant dans un ordre
inédit.

Le roman d’Albertine

Mais prenons acte du parcours d’Albertine dans la Recherche. Entre


celle-ci et Marcel, il n’y a d’abord qu’un flirt de plage. Mais lorsque Marcel
et Albertine se retrouvent plus tard à Paris puis à Balbec, une liaison se
noue sur un double mode. D’une part, le narrateur ne s’avouera jamais
vraiment épris de la jeune fille aux grosses joues, qui, à plus d’un égard,
« n’est pas son genre » : celle-ci est trop commune pour qu’il voie en elle
autre chose qu’une passade  ; il la soumet d’ailleurs sans vergogne à ses
humeurs et à ses caprices. Mais, de l’autre, soupçonnant Albertine
d’entretenir secrètement des liaisons féminines, il va cultiver à son endroit
une jalousie maladive, qui rappelle à plusieurs égards celle qu’éprouvait
Swann pour Odette. C’est ce qui entraînera Marcel à ramener la jeune
femme à Paris, à la retenir dans son appartement et à continuer à la
tourmenter de ses soupçons. Mais, là encore, le narrateur ne cessera
d’insister sur le fait que son attachement à Albertine est mince et qu’il
aurait intérêt à se débarrasser d’elle : n’est-il pas en quelque sorte prisonnier
de la prisonnière ? Le comble est que ce soit la jeune femme qui finisse par
le planter là. Peu de temps après, elle mourra accidentellement. Du départ et
du décès, Marcel sera extrêmement éprouvé. Et cependant il s’apercevra
bientôt que sa douleur est elle-même fugitive. Parallèlement, Marcel
découvrira que ses soupçons quant à l’homosexualité de la jeune femme
étaient largement fondés, pour autant que soient fiables les divers
témoignages qu’il a recueillis. Et cette relance de la jalousie au gré
d’attestations multiples finira par ruiner le sentiment.
Mais elle n’empêchera pas une ultime émotion, touche finale de tout le
processus : la mauvaise lecture d’une dépêche reçue à Venise fera croire au
narrateur qu’Albertine n’est pas morte. Au vrai, le télégramme est signé de
Gilberte qui annonce à l’ancien amoureux son mariage avec Saint-Loup.
4
Surprenante union mais non moins étonnant lapsus qui donne à penser que
l’affirmation récurrente selon laquelle le narrateur est de plus en plus
indifférent à son amie morte paraît suspecte et porte tous les traits de la
dénégation, d’une dénégation vengeresse. Il est vrai que la scène du
télégramme permet au héros de tenir sa revanche  : je suis heureux
qu’Albertine revienne –  du royaume des morts  – pour avoir l’occasion
d’exhiber devant elle mon indifférence enfin conquise. Mais comment ne
pas entendre tout autant : je n’en aurai jamais fini d’aimer Albertine ? Moi
qui l’ai longtemps prise pour un succédané de Gilberte, voilà à présent que
je prends Gilberte pour elle, permettant le retour de son fantôme aimé.
Ainsi se ferme en une inversion saisissante l’une des grandes boucles de la
Recherche. Ainsi finissent les amours terrestres de Marcel.
Dans ce qu’elles ont de contradictoire, ces amours participent aussi bien
d’une grande invraisemblance que d’une réelle vérité. S’accapare-t-on à ce
point quelqu’un que l’on n’aime qu’à demi ? Mais aussi : n’est-il pas vrai
que le désir de l’autre se recharge de l’angoisse jalouse qu’il éveille et qui
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l’authentifie  ? Gardons-nous toutefois de réduire l’existence fictionnelle de
la jeune femme à ce débat psychologique. Par-delà la mécanique des
sentiments amoureux, le long épisode dégage une signification bien plus
ample. Une fois encore, c’est à même le personnage que les choses se
nouent et que s’explique peut-être l’insuffisance des lectures. Comme il est
tentant cependant de réduire la chère Albertine à son insignifiance de
charmant animal opportuniste, de maîtresse façon 1900 ou de lesbienne
obsessive, pour mieux la contourner ! Mais alors comment concevoir qu’un
être aussi anodin soit l’un des supports majeurs d’une éducation
sentimentale et occupe à ce titre d’énormes pans de l’œuvre  ? Comment
accepter que la même si commune Albertine se fasse le portant
emblématique de l’homosexualité féminine symétriquement au même rôle
joué par le considérable Charlus quant à l’homosexualité des hommes  ?
Enfin, comment comprendre qu’un tel personnage puisse éveiller chez le
narrateur une si riche gamme de considérations sur les relations humaines,
gamme qui ne va pas sans révisions fréquentes des notions antérieures ?
Pour rendre compte de cette visibilité incertaine d’un personnage aussi
décisif, il faut nécessairement passer par le mode de fabrication auquel le
romancier a recouru d’emblée à son propos. Proust va continuellement
jouer à reprendre Albertine dans le moment où il la donne à voir. Il ne
cessera de la poser en lieu de rupture et de questionnement. Concrètement,
cette fille sans origine, si ce n’est celle que lui procurent la mer et le sable,
apparaîtra aussitôt couplée avec des idées de fugacité, de rencontre
accidentelle, de saisie fragmentée. Tout le premier épisode Balbec est ainsi
ordonné autour d’une superbe orchestration que Proust nomme «  la fuite
innombrable des passantes  ». Les rencontres féminines que Marcel, jeune
gandin éveillé au désir, fait dans la campagne et sur la plage sont en effet
nombreuses mais toujours célébrées dans leur immédiateté. L’élan vers
celles qui passent et qu’on ne reverra plus ne connaît pas d’issue déceptive.
Vient alors, en apothéose, la fameuse rencontre avec les filles de la digue,
rencontre tenant du pur surgissement : « à l’extrémité de la digue où elles
faisaient mouvoir une tache singulière, je vis s’avancer cinq ou six fillettes,
aussi différentes, par l’aspect et par les façons, de toutes les personnes
auxquelles on était accoutumé à Balbec » (JF, 354). Le narrateur va cultiver
cet effet de groupe. Depuis «  elles avaient toutes de la beauté  » (JF, 355-
356) jusqu’à «  Je n’en aimais aucune les aimant toutes  » (JF, 397), il ne
cessera de faire valoir la formation collective qui s’offre à son plaisir.
Complexe du harem ? La profusion arrange autrement le héros. Indécis, il
trouve délectable ce suspens qui retarde le moment de faire choix, il en
entretient la qualité sensorielle et esthétique :

et même ces traits je n’avais encore indissolublement attaché aucun


d’entre eux à l’une des jeunes filles plutôt qu’à l’autre  ; et quand
(selon l’ordre dans lequel se déroulait cet ensemble, merveilleux
parce qu’y voisinaient les aspects les plus différents, que toutes les
gammes de couleurs y étaient rapprochées, mais qui était confus
comme une musique où je n’aurais pas su isoler et reconnaître au
moment de leur passage les phrases, distinguées mais oubliées
aussitôt après) je voyais émerger un ovale blanc, des yeux noirs, des
yeux verts, je ne savais pas si c’était les mêmes qui m’avaient déjà
apporté du charme tout à l’heure, je ne pouvais pas les rapporter à
telle jeune fille que j’eusse séparée des autres et reconnue. Et cette
absence, dans ma vision, des démarcations que j’établirais bientôt
entre elles, propageait à travers leur groupe un flottement
harmonieux, la translation continue d’une beauté fluide, collective
et mobile. (JF, 356)

Bien sûr, l’une d’elles sortira du lot, et c’est la demoiselle au polo, au


vélo et au diabolo. Comme par hasard la plus impertinente, la plus mobile et
la plus insaisissable. Marcel sera long à l’identifier, plus long encore à fixer
sur son visage tel point de beauté sur lequel son amour cristallise. Il va
cependant s’approprier l’image et même se prévaloir d’une prise intime sur
la personne entière, en regard de quoi le baiser refusé dans la chambre du
Grand-Hôtel n’est que conjoncturel :

La pression de la main d’Albertine avait une douceur sensuelle qui


était comme en harmonie avec la coloration rose, légèrement mauve
de sa peau. Cette pression semblait vous faire pénétrer dans la
jeune fille, dans la profondeur de ses sens, comme la sonorité de son
rire, indécent à la façon d’un roucoulement ou de certains cris. (JF,
480)

L’« arrêt sur image » ne va pas se produire pour autant, du moins dans


l’immédiat. Car vient l’heure où Marcel découvre qu’il n’y a pas une mais
des Albertine, que la jeune fille est à jamais cet être changeant, cet être
pluriel corps et âme dont nul ne fixera le portrait. Et Proust de se lancer
dans un morceau de bravoure virevoltant où se dessine une Albertine aux
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mille visages . Mais le narrateur ne célèbre cette étonnante mobilité que
pour en découvrir le caractère foncièrement relationnel. C’est dans le
rapport du sujet à l’objet que l’un et l’autre se voient emportés dans le
vertige de la variation. Mieux, c’est parce que s’introduit entre eux cet
appareil transformateur que Proust choisit de nommer « croyance » qu’une
perception aussi mobile peut s’instaurer. Et l’on pressent combien cette
croyance, conçue comme soumise à toute variation atmosphérique, est
déterminante dans la conception que Proust se fait de l’être socialisé et
combien, à ce titre, elle dépasse de loin le seul cas d’Albertine. Au sein de
l’espace collectif, les relations réciproques entre les sujets se modifiant en
permanence, chacun est contraint de revoir régulièrement sa perception
d’autrui et en retour la perception de soi-même :
C’est peut-être parce qu’étaient si divers les êtres que je
contemplais en elle à cette époque que plus tard je pris l’habitude
de devenir moi-même un personnage autre selon celle des Albertine
à laquelle je pensais  : un jaloux, un indifférent, un voluptueux, un
mélancolique, un furieux, recréés non seulement au hasard du
souvenir qui renaissait, mais selon la force de la croyance
interposée, pour un même souvenir, par la façon différente dont je
l’appréciais. Car c’est toujours à cela qu’il fallait revenir, à ces
croyances qui la plupart du temps remplissent notre âme à notre
insu, mais qui ont pourtant plus d’importance pour notre bonheur
que tel être que nous voyons, car c’est à travers elles que nous le
voyons, ce sont elles qui assignent sa grandeur passagère à l’être
regardé. Pour être exact, je devrais donner un nom différent à
chacun des moi qui dans la suite pensa à Albertine ; je devrais plus
encore donner un nom différent à chacune de ces Albertine qui
apparaissaient devant moi, jamais la même, comme –  appelées
simplement par moi pour plus de commodité la mer – ces mers qui
se succédaient et devant lesquelles, autre nymphe, elle se détachait.
Mais surtout – de la même manière mais bien plus utilement qu’on
dit, dans un récit, le temps qu’il faisait tel jour – je devrais donner
toujours son nom à la croyance qui tel jour où je voyais Albertine
régnait sur mon âme, en faisait l’atmosphère […]. (JF, 507)

Que le nom du peintre Elstir survienne peu après dans le texte n’a rien
d’un accident : c’est bien un programme impressionniste que Proust déploie
autour de son personnage. Inscrite en un décor mais fuyante, intense mais
fugace, Albertine porte en elle, telle la nuée ou la vague, l’être même de
cette esthétique. On conçoit dès lors que le peintre de Balbec l’apprécie et
la fête, qu’il la présente à Marcel dans son atelier, que Marcel découvre la
jeune femme dans l’ambiance du credo elstirien. Ce qu’apprend de lui le
héros sur la «  nouvelle représentation  » (le plein air et ses suites), le
romancier le transpose illico sur l’héroïne. On l’aura compris,
« impressionnisme » est à prendre ici comme terme repère pour pointer la
variabilité de l’image d’Albertine et ses multiples incidences en récit.
Mouvante et imprévue, Albertine ne va plus laisser le héros en repos. Mais
non plus, d’une façon, le roman. De toute sa conception, de toute sa
complexion, l’amie de Marcel va induire en texte des stratégies de surprise
et de déplacement, bonnes à déranger les clichés proustiens et à perturber le
jeu des causalités ordinaires.
Charme d’Albertine. Elle conjugue harmonieusement une esthétique
avec un style de vie. Elle passe dans le roman comme elle passe sur la digue
de Balbec, bousculant les choses sur son passage, dérangeant leur ordre,
contestant les normes. Elle est la fulgurance même. Mais on sait aussi que
ce personnage si vital va s’alourdir bientôt d’une charge existentielle moins
allègre. Dès ce moment, l’ambivalence sexuelle de la jeune femme, son
instabilité vitale, la relation torturée que Marcel entretient avec elle ne
relèveront plus d’un impressionnisme de saison. Le temps du premier
Balbec aura vécu. De l’essence précieuse de l’intermezzo initial subsistera
cependant tout au long une qualité rare. Celle d’un destin continûment
suspendu, entre vie et mort.

L’énigme et ses suites

Marcel aime Albertine. Un peu ? Beaucoup ? Passionnément ? C’est sa


question à lui. La nôtre porte sur la folie, leur folie partagée. Qu’en est-il de
cette navigation à voile et à vapeur de la fille des flots, quelle force
échevelée la meut et que cache-t-elle  ? Qu’en est-il également de cette
jalousie forcenée du héros qui, même si elle répète celle de Swann envers
Odette, porte sur un impossible objet, une bisexualité supposée qui sans
trêve se dérobe et jusque dans la mort du personnage ? De part et d’autre,
même violence, et d’autant plus troublante qu’elle se contient et ne libère sa
force éruptive que par petits à-coups, expressifs jusqu’au monstrueux. Dès
le premier soupçon, le narrateur donne le ton dans cet épisode étrange et
bien connu :

Andrée demanda à Albertine de valser avec elle. Heureux, dans ce


petit casino, de penser que j’allais rester avec ces jeunes filles, je fis
remarquer à Cottard comme elles dansaient bien. Mais lui, du point
de vue spécial du médecin, et avec une mauvaise éducation qui ne
tenait pas compte de ce que je connaissais ces jeunes filles à qui il
avait pourtant dû me voir dire bonjour, me répondit  : «  Oui, mais
les parents sont bien imprudents qui laissent leurs filles prendre de
pareilles habitudes. Je ne permettrais certainement pas aux miennes
de venir ici. Sont-elles jolies au moins  ? Je ne distingue pas leurs
traits. Tenez, regardez  », ajouta-t-il en me montrant Albertine et
Andrée qui valsaient lentement, serrées l’une contre l’autre, «  j’ai
oublié mon lorgnon et je ne vois pas bien, mais elles sont
certainement au comble de la jouissance. On ne sait pas assez que
c’est surtout par les seins que les femmes l’éprouvent. Et voyez, les
leurs se touchent complètement.  » En effet, le contact n’avait pas
cessé entre ceux d’Andrée et ceux d’Albertine. […] Andrée dit à ce
moment un mot à Albertine et celle-ci rit du même rire pénétrant et
profond que j’avais entendu tout à l’heure. Mais le trouble qu’il
m’apporta cette fois ne me fut plus que cruel ; Albertine avait l’air
d’y montrer, de faire constater à Andrée quelque frémissement
voluptueux et secret. Il sonnait comme les premiers ou les derniers
accords d’une fête inconnue. (SG, 191)
Voilà dressée la scène lesbienne, en écho au fameux épisode de
Montjouvain (Sw, 157-161). On se souvient de la façon dont Marcel plus
jeune surprend, par une fenêtre ouverte, les ébats de Mlle Vinteuil et de son
implacable amie et comment il s’effare de l’intention sacrilège qu’a la
seconde de profaner par le crachat le portrait du père Vinteuil pour échapper
au regard de reproche du défunt. A Balbec, les choses se font bien plus
aimables. Mais tout est en place  : le désir du désir et la mise à l’index
(Marcel endosse promptement le point de vue de Cottard), le mystère
angoissant et la fête secrète. Albertine est au point focal de ces tensions et
contradictions. Le roman les dépassera mais non pas de la façon attendue. Il
ne résoudra pas l’énigme qu’il s’est posée et imposée. Il ne dira pas quelle
est la «  vraie nature  » d’Albertine. Mais de la personnalité foncièrement
mobile et changeante de celle-ci, il fera tout ensemble un style de vie, une
vision du monde, une méthode de pensée.
Albertine apparaît donc comme menant une double existence.
Autrement dit, toute une région de ses conduites nous reste à jamais cachée,
Marcel pouvant juste en reconstituer quelques pans. Ce caractère
énigmatique n’est pas pour peu dans ce qui fait la séduction mobile du
personnage. Mais ce qui va donner à celui-ci une profondeur particulière
n’est pas tant ce que l’on ignore de lui que la position qu’il occupe. Au
milieu de ses va-et-vient tourbillonnants, Albertine se tiendra et se définira
le plus souvent à la jointure de ses deux vies. Tel est l’être de la jeune
femme, placé en équilibre instable à la rencontre de deux univers, dont l’un
demeure comme une tache aveugle. Elle va véritablement incarner cette
zone d’entredeux à laquelle l’écrivain l’a vouée. Lorsque, à propos de l’un
de ses discours mensongers, le narrateur désignera du terme d’anacoluthe
les substitutions pronominales auxquelles la jeune femme se livre dans ses
récits (glissements subreptices du « je » au « elle »), il ne fera que pointer
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un mode d’être . Au fond, Albertine Simonet est une vivante anacoluthe en
ce qu’elle passe en permanence, au sein du même propos ou du même
comportement, d’un régime (grammatical, sexuel ou social) à un autre.
C’est par là qu’elle réussit à déjouer toute prévision comme toute définition
stable.
Aussi ses petites stratégies d’esquive, de dissimulation, de mise en
scène valent-elles moins par elles-mêmes que par la « figure » générale qui
émane d’elles et qui est tout ensemble d’ordre narratif, perceptif et réflexif.
Albertine est ce personnage qui, tout présent qu’il puisse être, n’est jamais
véritablement fixé par le texte parce qu’en permanence il se trouve
indexable sur un ailleurs. En ce sens, il fonctionne comme métonymie
géante : toujours vu en effets, en impressions, en indices ; jamais en pied. Et
c’est ce qui le pare d’une singulière liberté, dût-elle reposer sur une
aliénation première, celle d’une sexualité trouble. Relevant des propriétés
de deux mondes incompatibles, Albertine joue de préférence sa partie sur
une mince ligne de crête, marquant la frontière entre deux mondes. Tout
objet d’amour, dirait Proust, se trouve, pour le sujet aimant, dans cette
posture-là. Mais chez Albertine le statut d’entredeux se radicalise, la vouant
à bouger et à toujours échapper à la prise.
De ce point de vue, l’appartement partagé de La Prisonnière en dit long.
Albertine vit chez Marcel mais a son domaine réservé. A l’heure de se
coucher, les deux amants se quittent. Des interdictions pèsent : elle ne peut
entrer chez lui à n’importe quelle heure ; lui ne s’aventure chez elle qu’en
hésitant, de préférence quand le sommeil la coupe du monde. Chacun a ses
plaisirs et ses sorties, qui intriguent l’autre. Toute cette gestion domestique
d’une liaison équivoque serait de piètre intérêt si le cadre spatial dans lequel
elle s’inscrit ne prenait valeur de symbole. Ainsi la quadripartition de
l’espace (une zone partagée, deux zones réservées, une zone d’entredeux)
traduit de la façon la plus concrète la manière dont les propriétés (sociales,
mentales, affectives, sexuelles) des amants s’agencent et se distribuent.
Ainsi encore elle met en évidence ce qui demeure d’irréductible dans
l’altérité la plus intimement approchée. Et la petite Albertine offre un beau
cas de ce point de vue  : l’être de cette fille simple, spontanée, ludique,
s’avère à l’usage réfractaire à toute prise, à toute analyse. Est-ce pourquoi la
critique a manqué sa présence ? La jeune fille, il est vrai, produit à mesure
de l’énigme et elle ne s’inscrit dans de successifs espaces que pour se
dérober au temps, c’est-à-dire au savoir.
De toute façon, Albertine nous engage à briser avec la monosémie
réaliste et avec son ossature déterministe. A l’origine, elle est fille du
moment, tout en éclats et chatoiements. Mais, peu à peu, elle échappe aux
effets de surface pour atteindre à une complexité non moins déconcertante.
On ne l’atteindra, dès lors, que par des biais, des détours, des coïncidences.
Elle est par excellence l’être-indice. C’est sans doute pourquoi Marcel la
trouvera sotte un jour, subtile le lendemain ; il la verra tour à tour belle et
laide, sensuelle et froide. Mais elle se fait de surcroît et bien plus encore
une manière d’être-aura, en jouant à celle qui continûment introduit le
lointain dans le proche et l’autre dans le même. Il nous faudra définir ce
principe recteur de son personnage qui en présuppose une lecture par
déchiffrement des signes et recomposition du texte. Être de signification
instable, entité que le texte projette régulièrement vers ses marges, ses
silences, ses mystères, Albertine se révèle au fil du temps plus imprévisible
et plus déconcertante encore qu’un Charlus, dont Proust a fait le champion
de l’excès et du coup d’éclat. Mais les inconséquences charlusiennes
finissent vite par s’inscrire dans une logique du retournement et de la
surenchère assez aisée à identifier, donc à prévoir. La jeune fille de Balbec
est bien plus imprévue  : là où la perversion du baron s’exhibe, la névrose
d’Albertine s’inhibe.
Mais où réside le secret de celle-ci  ? Du côté d’une naissance
impressionniste qui la voue d’emblée à la fugacité  ? Ou du côté de ce
lesbianisme supposé qui la condamne à la duplicité  ? Que ces deux
éléments participent de sa complexion romanesque ne fait guère de doute
mais nous verrons qu’ils ne font vraiment sens que dès le moment où ils se
trouvent indexés socialement. De fait, Proust a réservé à la jeune fille une
appartenance et il a veillé à ce qu’elle soit aussi déconcertante pour son
héros que pour son lecteur.

L’improbable appartenance

Dès qu’il a rencontré les jeunes filles sur la digue de Balbec, Marcel
s’est plu à les identifier socialement. Reconnaître l’appartenance de classe
est un rite de son milieu. Il a fait varier les hypothèses sans beaucoup de
succès. La plus plausible voulait qu’Albertine et ses amies viennent du
milieu interlope des champions cyclistes. Mais le narrateur n’écartait pas
l’idée d’une ascendance distinguée. Proust reconnaît d’ailleurs à cette
occasion qu’il ne fait que jouer de la sorte sur les deux catégories de
référence que, dans un contraste suggestif, son héros privilégie  : entre
romantisme et cynisme, le jeune grand bourgeois rêve d’atteindre l’empyrée
mondain mais sans dédaigner les petits plaisirs de l’encanaillement.
Or, c’est là que Marcel va faire une découverte pour lui foudroyante  :
les jeunes filles dont il s’est épris appartiennent à la moyenne bourgeoisie
commerçante et riche. Ainsi la classe qu’il a par avance exclue de son
destin comme de ses centres d’intérêt recoupe sa route de façon
impromptue et le saisit au corps. Va-t-il renoncer pour autant au bon plaisir
de la rencontre et de ses suites possibles  ? Pour lui qui vient de Gilberte
Swann, grande bourgeoisie, et qui va vers Oriane de Guermantes,
aristocrate, Albertine est la rencontre improbable, qui ébranle convictions et
dispositions. Marcel n’en répudie pas pour autant une attirance dont il
pressent les promesses. Il va passer outre à ses réticences et se chercher un
système justificatoire susceptible d’intégrer à son univers mental une
Albertine sportive et pratique, fanfaronne et classe moyenne.
En cette occasion comme en d’autres, comment savoir qui du
personnage ou du narrateur a lu avec pertinence les données de la fiction,
qui en a proposé l’interprétation qui nous est soumise ? La seule certitude
est que le roman, en l’occurrence, franchit l’obstacle mental qui se présente
à son héros. Il prête, en effet, à ce dernier l’invention d’un mythe explicatif
propre à restaurer les droits de la nécessité à l’intérieur de la contingence la
plus pure, tout en préservant la part de fantaisie et de liberté que ménage
l’imprévu :

Je ne pus qu’admirer combien la bourgeoisie française était un


atelier merveilleux de la sculpture la plus variée. Que de types
imprévus, quelle invention dans le caractère des visages, quelle
décision, quelle fraîcheur, quelle naïveté dans les traits ! Les vieux
bourgeois avares d’où étaient issues ces Dianes et ces nymphes me
semblaient les plus grands des statuaires. Avant que j’eusse eu le
temps de m’apercevoir de la métamorphose sociale de ces jeunes
filles, et tant ces découvertes d’une erreur, ces modifications de la
notion qu’on a d’une personne ont l’instantanéité d’une réaction
chimique, s’était déjà installée derrière le visage d’un genre si
voyou de ces jeunes filles que j’avais prises pour des maîtresses de
coureurs cyclistes, de champions de boxe, l’idée qu’elles pouvaient
très bien être liées avec la famille de tel notaire que nous
connaissions. Je ne savais guère ce qu’était Albertine Simonet. (JF,
408)

Le petit mythe des bourgeois statuaires que Proust se plaît ici à


ébaucher ne manque pas d’humour. Il est difficile de croire que la beauté
des filles soit l’effet de la façon dont les pères avaricieux géraient autrefois
leurs biens. En même temps, on conçoit bien qu’une accumulation qui
produit autant de richesse puisse aussi générer de la beauté, même si c’est à
long terme et de manière indirecte. Surtout, le mythe rappelle que la société
modèle patiemment l’aspect physique de ceux qui la composent  ; elle
retravaille le donné naturel au gré de ses schémas. On n’exclura donc pas en
fin de compte que le confort bourgeois taille à la longue de beaux corps
féminins. Ce qui n’empêchera pas de penser qu’à l’aune d’un mode de
reproduction où, s’agissant de la classe moyenne, la mobilité fait
particulièrement sens, Albertine nous demeure comme un bel accident.
Chez Proust, le corps porte les stigmates de son usage social et de son
inscription collective. L’écrivain est sensible à tout ce qui, du vêtement et
de la cosmétique corporelle à la stature et à la conformation des membres,
participe de la mise en scène de l’apparence physique. Or, son héros se
trouve en présence de jeunes filles appartenant à cette nouvelle couche qui,
en fin de siècle, se livrait à une vie sportive alors toute nouvelle. Il est attiré
par leur allant, leur insolence et s’interroge  : quelle est cette population
méconnue qui se tourne joyeusement vers une dépense physique inédite  ?
La réponse vaut moins par elle-même que par sa portée et ses implications.
L’appartenance des jeunes filles à une bourgeoisie moyenne,
commerçante et quelque peu triviale est pour le narrateur une révélation en
même temps qu’une secousse. Trop étroite, trop ancrée dans les préjugés de
classe, sa conscience n’a pu accéder d’elle-même au fait inattendu. Mais
d’autres ont fait passer le message. Et curieusement Marcel en accepte
l’information dans l’instant comme le narrateur en accueille joyeusement la
nouvelle. C’est que le romancier aime les destins espiègles. Ne dérangent-
ils pas le déterminisme, dont on sait quelle lourde chape il fait peser à
l’ordinaire sur le roman  ? Avec Albertine, rencontrée par chance et
reconnue bourgeoise de condition moyenne, c’est encore l’improbable que
Proust fait surgir avec fracas au sein de la fiction. Et cet improbable
apparaît comme le prix payé par le romancier pour assurer avec défi ou
panache sa sortie hors d’une idéologie qui l’enferme. De tout son
personnage, de tout son profil, la jeune fille de Balbec vient questionner des
notions comme celles de distinction de classe et de déterminisme
sociologique. Et c’est le moment de rappeler encore que la grande séquence
albertinienne s’est développée dans la Recherche en excroissance
incontrôlée. Tout suggère que la tenante de la classe la plus ignorée du
roman s’est imposée contre le cours des choses, a remonté la fiction à
contre-courant et a favorisé une rupture dans le système de représentation,
dont on verra comment elle fait tache d’huile.
Ainsi Albertine Simonet est en décalage avec le projet apparent de la
Recherche comme avec la doxa de base du roman. Avec elle, Marcel s’est
épris, à l’instar de Swann, d’une femme qu’il avait toute chance statistique
de ne pas rencontrer sur le marché amoureux. En bon romancier, en bon
sociologue, Proust a pris soin de réduire la part de l’indéterminé après
l’avoir ménagée. Manière de montrer encore combien les facteurs sociaux
empruntent des voies obliques et volontiers dissimulées.
C’est ici qu’il faut considérer Balbec en cadre de réfraction inédit,
propice à l’irruption de comportements hors norme. Bains de mer, sports,
vacances, amours passagères : les jeunes filles sont les porteurs vedettes de
ces comportements-là, qui ont en propre d’éroder les distinctions sociales
ou de les redistribuer. A la plage, les fils des négociants jouent les princes.
D’une table d’hôtel à l’autre se côtoient des espèces peu compatibles. Morel
est pris pour un bourgeois fortuné et Charlus pour son valet. Les hiérarchies
perdent de leur rigueur, les distinctions de leur prégnance. Le hasard des
rencontres se présente comme le biais conjoncturel par lequel se donnent à
lire la montée d’une classe, l’avènement d’une culture, l’exemplarité d’un
nouveau type féminin.
Avec Albertine, on ne prête qu’aux plus mal dotés. Nous venons d’en
faire endosser beaucoup à cette petite personne, et la voilà qui se retrouve
héraut d’un état de culture. Chacun des traits de cette première esquisse
demande à être précisé, nuancé. Il y va de la réévaluation du personnage.
Mais, comme on l’a compris, il y va plus encore de la mise au jour d’une
méthode d’analyse des rapports sociaux qu’autorise une lecture renouvelée
de la Recherche. De fait, l’apparition de la naïade de Balbec coïncide chez
Proust avec un infléchissement marqué de son idéologie et de sa poétique.
C’est à partir de la première et surtout de la seconde Albertine que le
romancier, relayé par son narrateur, se met à voir et à penser les choses de
la vie sur un mode tout à la fois plus relationnel et plus subtilement
déterministe. N’est-ce pas que son personnage s’y prête, se montrant tour à
tour bon médiateur du sens et bon « analyseur » des situations ?

1. Le refus d’un Proust attentif au social et le pensant a trouvé l’un de ses


tenants les plus péremptoires chez Gaëtan Picon  : «  il est faux que la
démarche de Proust soit jamais celle de l’historien ou du sociologue. Elle est
d’un psychologue qui ne croit pas qu’en changeant d’échelle, les phénomènes
humains changent de nature.  » Ou encore  : «  La société, ce n’est que
l’homme, l’homme éternel. Proust souligne moins les différences que
l’identité psychologique à travers les classes sociales  » (Lecture de Proust,
p. 56).
2. On notera que cette tendance à la fusion entre les « catégories de l’être » ne
fait que compliquer encore un peu plus la question des «  voix  » dans la
Recherche.
On sait en gros que le je qui s’exprime en texte est référable à ces trois
instances que sont le héros, le narrateur et l’auteur mais sans qu’en certains
cas l’on puisse clairement distinguer entre elles, ainsi que l’a fortement établi
Gérard Genette dans le chapitre 5 de Figures III, p. 225-267. On peut donc se
douter qu’à reconnaître au sujet singulier une dimension sociale, comme nous
le ferons, la question de savoir de quel « je » on parle se posera avec acuité.
De toute façon, comme tous les commentateurs de Proust, nous hésiterons
souvent à désigner en clair la réalité du sujet énonciateur.
3. On sait que, dans l’ensemble du texte, le héros n’est désigné ni par un nom ni
par un prénom. A deux exceptions près toutefois, endroits du texte où
Albertine réserve à son partenaire le prénom même du romancier. Par
commodité, nous adopterons dans notre commentaire cet usage de la jeune
fille de Balbec.
4. Par une troublante anticipation à l’envers, le héros, recevant une lettre de
Gilberte alors qu’il ne connaît pas encore Albertine, lit au début de sa
signature un A et à la fin une syllabe « indéfiniment prolongée à l’aide d’un
paraphe dentelé » (JF, 73).
5. A propos de la manière dont l’amour proustien s’entretient de sa jalousie
même, on se reportera à l’ouvrage de Nicolas Grimaldi, La Jalousie. Étude
sur l’imaginaire proustien.
6. A travers l’idée d’une représentation fragmentiste du personnage proustien –
voire de tout élément de réalité –, l’ouvrage de Luc Fraisse, Le Processus de
la création chez Marcel Proust. Le fragment expérimental, compte au nombre
de ceux qui font désormais une plus large place au personnage d’Albertine.
7. Pr, 143.
2

L’optique des gradins sociaux

Albertine naît de génération spontanée. Forte de cette disposition, elle


éclabousse le roman de toute son insolence. Ce qui n’empêche pas le
romancier de la doter d’une appartenance sociale, mais il n’y procède qu’en
sous-main, évitant de trop en remettre. Lui qui s’est montré jusque-là fort
attentif aux questions de rang et de classe, il ne peut évidemment faire
comme si de rien n’était. Mais à peine a-t-il qualifié socialement la jeune
fille qu’il semble se repentir de son audace et tente de se reprendre. Car que
vient faire cette tenante d’une classe moyenne libérale ou commerçante
parmi la fine fleur des élites ? Sa présence au sein de l’univers proustien, le
romancier en convient, a quelque chose d’intempestif. Proust va d’ailleurs
amortir le heurt en privant la jeune fille de géniteurs visibles. Du coup,
Albertine peut plus aisément se déployer dans la zone d’incertitude où elle
est apparue. Toutefois, elle ne pourra le faire qu’en regard d’autres acteurs
qui, eux, sont fortement certifiés. De près ou de loin, elle est donc
confrontée à tout le personnel de la Recherche et on ne peut vraiment
mesurer son rôle et son importance qu’au sein du système des personnages
qu’a mis en place le roman.
Avant donc d’analyser plus avant l’image et la fonction d’Albertine
Simonet, il convient de porter un regard récapitulatif sur la société
proustienne tel que tout ensemble le roman la rapporte et la dérobe à
1
l’Histoire . Rappelons en passant que la durée de la Recherche correspond
grosso modo à celle de la vie de Proust, soit les cinquante premières années
de la Troisième République, et que ces années sont scandées par les
péripéties de l’affaire Dreyfus et les événements de la Grande Guerre. Bien
qu’évoqués de façon incidente et non sans quelque brouillage, ces deux
événements cruciaux permettent de dater maints épisodes du roman. Mais,
au total, c’est leur évocation fragmentaire ou allusive qui fait sens, un peu
comme les événements de 1848 pouvaient le faire dans L’Éducation
sentimentale de Flaubert. Cette évocation par le biais entend nous dire que
l’Histoire se joue moins dans de grandes convulsions que dans la manière
dont une société en se reproduisant reflète lesdites convulsions. Ainsi c’est
en observant comment quelques membres du faubourg Saint-Germain
s’approprient l’Affaire et s’identifient à elle peu à peu que nous
comprendrons de quelle façon se joue et se noue le destin de l’aristocratie
française vers 1900.
On a souvent noté que Proust donnait de la société – et de son histoire –
une vue particulièrement myope. Concentré sur les mesquines concurrences
qui agitent quelques cercles d’oisifs, son narrateur n’aurait observé les
choses que par le petit bout de la lorgnette, portant sur l’époque le regard le
plus biaisé qui soit. Et il est vrai que tout au long sa vision est partielle et
partiale. Mais le lecteur attentif sait bien que, même extrême, ce
régionalisme social n’empêche rien. Il donne consistance à un monde ample
et foisonnant et favorise les incursions les plus aiguës dans la complexité
des structures et du jeu relationnel. Comment expliquer cet effet paradoxal ?
Comment se fait-il qu’une figuration aussi limitée puisse donner le
sentiment que la fiction perce à jour la formation sociale dans son entier et
dans ses mécanismes les plus élaborés ?
Il faudrait décrire ici tout le dispositif romanesque que Proust a mis en
place pour aboutir à ce puissant effet qui n’en finit pas de nous interroger.
On s’en tiendra à trois aspects majeurs qui sont comme les conditions
d’émergence d’une «  sociologie du texte  ». Plaçons en tête la conjonction
2
du roman et de l’essai au sein du dispositif proustien . Telle qu’elle est
traitée, elle constitue une absolue nouveauté. Fiction et réflexion sont dans
une collaboration permanente qui les fait tantôt alterner et tantôt se
confondre. Proust pratique ainsi un romanesque très libéré qui ne recule
devant aucune rupture de régime ni aucune dérive du discours et va jusqu’à
3
faire de la digression une norme , avec quoi il combine cette attitude
méthodologique qui ménage des sauts constants du plus singulier et du plus
concret vers le plus général. Proust se construit ainsi de petits univers
fortement localisés, sans craindre d’aller jusqu’au plus périphérique et au
plus excentrique. Mais c’est à chaque coup pour s’envoler vers les cimes et
tenter de formuler la règle, de comprendre le principe, de dégager la
structure. Et pour redescendre aussi vite sur le «  terrain  », là où tout est
détail et minutie. En troisième lieu, le romancier coiffe le tout d’une
stratégie du déplacement ou du «  déport  » qui, pour casser les effets
doxiques, évite les perspectives les plus attendues, les plus normatives.
Procédures de surprise, d’inversion, de démontage : on aura l’occasion d’y
revenir. Elles visent à jouer les configurations de sens l’une contre l’autre
de façon à ce que celle-ci se révèle dans celle-là. L’homosexualité comme
vérité de la sexualité ordinaire. Albertine comme vérité des Guermantes et
des Swann. Le dreyfusisme comme vérité de la lutte des classes et des
classements. Proust ne fait d’ailleurs que questionner de la sorte son propre
substrat idéologique. Et ainsi se trouvent mises en place, par pièces et
morceaux, les conditions de ce qui est bien plus une sociologie romanesque
qu’un roman social.
Une telle démarche met forcément à mal l’opposition entre fiction et
savoir. Avec cette impression que les grands moments de découverte
cognitive chez Proust sont aussi ceux où l’imaginaire se donne le plus
librement cours. En tout cas, au sein d’un roman qui ne s’avoue jamais
entièrement comme tel, il est de brusques coups d’accélérateur et toute une
stratégie de l’excès qui stimulent le travail de la pensée tout en lui conférant
aussi une grande séduction. L’on en verra maints exemples. N’importe
comment, il ne devait guère y avoir, pour l’auteur de la Recherche, de
différence entre travail fictionnel et enquête sur la société. Une seule et
même passion présidait aux deux. Pour l’écrivain d’ailleurs, les mêmes
grandes lois informent fiction et réalité, l’une relationnelle qui donne à voir
que les phénomènes ne peuvent s’entendre qu’en connexion avec d’autres,
l’autre dialectique rappelant que toute vérité étant contradictoire est
toujours susceptible de s’inverser.

Des sociologies portatives

Le « sens du social » entraîne donc Proust à observer de préférence les


petites circonscriptions de la vie collective et à les traiter en données
immédiates de la conscience sociale : ne parle-t-il pas d’une « sociologie de
Combray » ou d’une « sociologie des bains de mer » ? Ces sociologies de
terrain sont pour lui fort instructives, pour autant qu’on veuille bien en
dépasser le particularisme. Car il ne saurait penser la réalité globale que
construite, en dépit des contingences et incongruités dont il fait son miel à
l’ordinaire. Ainsi il verra dans des formes très excentriques de
positionnement de soi des occurrences très banales des stratégies
distinctives inhérentes à tout groupement humain. Proust est donc fasciné
par ces sociologies pratiques dont tirent parti les plus experts ou les plus
sages – tel que Swann (« s’il lisait dans un journal les noms des personnes
qui se trouvaient à un dîner [il] pouvait dire immédiatement la nuance du
chic de ce dîner  », Sw, 239). Mais elles ne le retiennent que s’il peut
s’élever à une conception plus générale des rapports de classes. Sa pente à
cet égard sera toujours de relativiser le singulier et de montrer que
hiérarchies et systèmes de différences, tout sous-tendus qu’ils soient
d’arbitraire, se construisent selon les mêmes principes à tous les étages de la
formation sociale :

ayant laissé s’affaiblir les croyances intellectuelles de sa jeunesse,


et son scepticisme d’homme du monde ayant à son insu pénétré
jusqu’à elles, il [Swann] pensait […] que les objets de nos goûts
n’ont pas en eux une valeur absolue, mais que tout est affaire
d’époque, de classe, consiste en modes, dont les plus vulgaires
valent celles qui passent pour les plus distinguées. (Sw, 243)

A partir de là, il ne sera de vérité pour l’écrivain que dans des mises en
rapport à l’intérieur de vastes configurations qui rendent les segments ou
secteurs dont elles se composent dépendants les uns des autres. La
Recherche ne se permet donc de fonctionner en modèle réduit de la sphère
sociale que dans la mesure où le texte s’emploie en permanence à faire
valoir des similitudes entre niveaux de la pyramide et à montrer comment
d’étage en étage l’autre se retourne en même et le même en autre. Au nom
de quoi, les salons que Swann et Marcel aiment à fréquenter ne sont jamais
que des échantillons du grand tout. A l’instar de Balzac, Proust les tient
pour des observatoires de choix  ; il les transforme même en laboratoires
privilégiés de sa fiction parce qu’il y situe une sensibilité extrême à la
différence sociale, qu’exaspère le caractère purement symbolique des
fondements de cette différence. Aristocratiques ou bourgeois, mondains ou

artistes, ces salons du XIX siècle se font de la sorte les hauts lieux d’un
combat pour la légitimation des titres sociaux.
Dans la Recherche, cette lutte prendra volontiers, sous des dehors
raffinés, la forme la plus brutale. N’est-elle pas guerre acharnée pour la
conservation des territoires et pour le maintien des identités ? « En être ou
pas » est, en un sens, LA question qui court à travers tout le roman 4, et elle
s’applique à divers titres au faubourg Saint-Germain, au clan Verdurin, au
monde des homosexuels, aux camps anti- ou pro-Dreyfus. Elle est à
l’origine des terribles conflits qui opposent élus et exclus, entrants et
sortants. De même, elle régit les rivalités où s’affrontent castes et clans.
Faut-il le dire, ces conflits ont souvent pour objets les signes de
reconnaissance les plus ténus et l’issue en est liée à la plus ou moins grande
maîtrise des codes en vigueur en chaque groupe. Le fin du fin étant d’être
en situation d’édicter le code, c’est-à-dire, bien souvent, de renouveler celui
qui est en vigueur, comme aiment à le faire ces prêtresses du Temple que
sont Oriane de Guermantes, Odette Swann ou Sidonie Verdurin. Mais ce
que Proust a le mieux perçu, c’est que, pour se conserver dans sa « pureté »,
toute légitimité a besoin du caractère sacré d’un mystère qui la garantisse
dès le seuil, ainsi que fait si comiquement le paillasson de l’hôtel de
Guermantes :

la présence du corps de Jésus-Christ dans l’hostie ne me semblait


pas un mystère plus obscur que ce premier salon du Faubourg situé
sur la rive droite et dont je pouvais de ma chambre entendre battre
les meubles le matin. Mais la ligne de démarcation qui me séparait
du faubourg Saint-Germain, pour être seulement idéale, ne m’en
semblait que plus réelle  ; je sentais bien que c’était déjà le
Faubourg, le paillasson des Guermantes étendu de l’autre côté de
cet Équateur et dont ma mère avait osé dire […] qu’il était en bien
mauvais état. (CG I, 24)

Les rivalités et intrigues qui se cristallisent autour de ces hauts lieux de


«  convivialité  » que sont les salons nous en disent beaucoup sur certaine
psychologie des rapports sociaux et toute une «  mise en scène de la vie
5
quotidienne   ». Mais bien d’autres enjeux se profilent derrière ces
concurrences mesquines qui incitent les individus à «  se poser en
6
s’opposant  », c’est-à-dire à se distinguer . Les drames du paraître qui
accaparent le petit monde proustien et s’accompagnent de toute une
mobilité individuelle, voyant les uns s’élever, d’autres se déclasser,
touchent à bien plus fondamental. C’est de l’antagonisme entre vastes
groupements qu’il est question en dernière instance et, n’ayons crainte de le
dire, d’une lutte des classes qui, si elle n’est pas précisément celle que Marx
a décrite, n’en a pas moins un statut historique. Tenant discours sur la
France au tournant de deux siècles, Proust s’est donné les instruments
nécessaires à l’analyse d’une société que marquent à la fois la flexibilité des
destins personnels et l’inversion progressive des rapports de force entre
deux classes, noblesse et bourgeoisie. Comme ces instruments sont ceux de
la fiction, il va sans dire que le romancier transpose, échantillonne, rend
concret et introduit le «  mouvement de la vie  ». Du coup, le lecteur peut
manquer le fait que les différents salons proustiens proposent bien autre
chose que les tableaux fleuris d’un pittoresque social. Mais qu’il veuille
bien les mettre en regard et comparer les stratégies de réussite qu’engagent
ceux qui les gouvernent, et il s’apercevra sans mal que ces salons
témoignent d’une lutte historique pour la domination, lutte qui dépasse de
loin la comédie ambiante. C’est ainsi que la satire du snobisme, à laquelle la
critique réduit volontiers la pensée sociale de la Recherche, relève en fait
d’une analyse beaucoup plus large des manœuvres distinctives propres à
toute société.
Ainsi, ni chronique ni fantasmagorie, ce roman donne à reconnaître une
nation au moment où elle parachève son passage à l’ère moderne et
démocratique. C’est la captation par la grande bourgeoisie d’un pouvoir
naguère encore détenu par l’aristocratie qu’il démonte et questionne. On a
soutenu que l’écrivain, influencé par sa propre situation dans l’espace
social, n’avait fait que décrire un combat dépassé entre élites et que lui
échappaient les antagonismes de base, ceux qui allaient opposer les
bourgeoisies entre elles et celles-ci au prolétariat. C’est oublier que, dans

une France restée agricole, il a fallu tout le XIX siècle aux premières pour
asseoir leur pouvoir politique face à une aristocratie appuyée sur la
propriété foncière. Et plus de temps encore leur a été nécessaire pour
déposséder la noblesse d’une autorité sociale et culturelle qui s’exprimait
dans la promotion des élites comme dans l’établissement des normes du
goût. C’est ce que rappelle utilement Michael Sprinker dans une analyse qui
n’hésite pas à souligner le caractère de «  lutte des classes  » marquant la
Recherche jusque dans sa structure profonde 7. C’est ce dont l’étude de
Cyril Grange sur le Bottin mondain et son évolution au cours de notre siècle
procure l’idée d’une autre façon encore  : elle montre, en effet, qu’entre
noblesse et haute bourgeoisie la concurrence culturelle s’est plus exprimée
en termes d’osmose d’une classe à l’autre que de véritable renversement de
8
l’une par l’autre .
Cela dit, on voit bien que l’imaginaire proustien s’entretient d’une
surestimation de l’aura aristocratique. C’est ainsi que le grand bourgeois
qu’était Proust exprime sa position de classe et choisit de la retraduire en
rêverie nobiliaire ou héréditaire, rêverie dont on connaît les diverses
métamorphoses et la désillusion ultime. Mais qu’il rende compte ou non
d’une réalité d’époque, ce trajet de l’illusion à la désillusion vaut moins par
lui-même que par tout ce dont il s’entoure et par les questions qu’il pose.
Nous sommes ici au cœur d’un fantasme dont l’élaboration comme le
démontage sont productifs bien au-delà de leur aire d’exercice. Ce fantasme
est l’allégorie originelle qui, en raison de son irréalisme même, va permettre
de revenir au réel sur un mode incongru, donc d’éviter les préconstructions
habituelles comme les effets doxiques et de débusquer tout un non-dit. La
rêverie féodale qui porte le jeune Marcel et dont il entend l’écho chez
Charlus fait office de tremplin, depuis lequel il va s’élancer pour aller au-
devant des découvertes les plus étonnantes en matière de rapports sociaux.
Une telle démarche n’est pas sans rappeler celle que met en œuvre, au
temps de Proust, Gabriel de Tarde, dont les essais d’inspiration sociologique
ont retenu l’attention du romancier. Loin de toute fiction, Tarde aimait à
soutenir ses hypothèses explicatives de considérations un peu mythifiantes
mais non dépourvues d’ingéniosité. C’est ainsi que, pour lui, il n’est pas de
société bien conçue sans qu’une aristocratie joue un rôle de modèle et se
fasse le vecteur du potentiel créatif. Non pas toujours en se montrant
créatrice par elle-même mais en canalisant et contrôlant les forces
d’invention avant d’en faire redescendre les bienfaits vers les strates
inférieures. En somme, la noblesse serait cette classe qui fait accéder les
œuvres d’autrui au rang de grands exemples. Sa supériorité découle de sa
fonction médiatrice. Mais Tarde convient aussi de ce que la même noblesse,
et il pense sans doute à celle de son temps, ne joue pas toujours ce rôle
dynamique et est facilement tentée de se retrancher dans le conservatisme.
Sa démonstration mérite d’être citée tant elle consone bien avec tout un
esprit de la Recherche : « Les apologistes de l’aristocratie, écrit Tarde, ont
donc passé, je crois, à côté de sa meilleure justification. Le principal rôle
d’une noblesse, sa marque distinctive, c’est son caractère initiateur sinon
inventif. L’invention peut partir des plus bas rangs du peuple ; mais, pour la
répandre, il faut une cime sociale en haut relief, sorte de château d’eau
social d’où la cascade continue de l’imitation doit descendre. […] Aussi
longtemps que dure la vitalité d’une noblesse, elle se reconnaît à ce signe ;
et quand, à l’inverse, elle se replie sur les traditions, s’y rattache
jalousement, les défend contre les entraînements d’un peuple jadis initié par
elle aux changements, si utile qu’elle puisse être encore dans ce rôle
modérateur, complémentaire du premier, on peut dire que sa grande œuvre
9
est faite et son déclin avancé . »
Repli, déclin, stérilité des nobles : la Recherche n’a pas d’autre propos.
Dans sa vaste entreprise, Proust reprend ainsi sur le mode fictionnel les
questions que posait à la même époque l’un des fondateurs de la sociologie
en France : qu’arrive-t-il dans une société quand ses élites sont défaillantes
au point de renoncer à leur rôle pilote  ? Comment cette société supplée-t-
elle à ce manque  ? A ces questions, le romancier répondra sans pathos ni
emphase mais en faisant jouer toutes les ressources de la dialectique
ironique dans laquelle il est passé maître. Ce sera pour exorciser les
croyances nostalgiques de son personnage central mais, mieux encore, pour
se donner une prise sur le monde qui lui fasse échapper à ces écueils de la
représentation réaliste que sont la description en tableaux et les inventaires
exhaustifs.

Un échantillon très réduit

La Recherche s’est donc engagée dans un travail d’analyse sociale


doublement inédit, défiant tout ensemble les habitudes les plus inscrites de
la représentation romanesque et celles d’une discipline cognitive en
formation. C’est dire que ce travail s’accomplit –  mais qui en douterait  –
dans un singulier climat de liberté, frisant parfois la désinvolture. Cette
liberté s’exprime déjà dans le traitement de ce problème apparemment
simple qu’est la manière dont Proust entreprend de sélectionner le
personnel de son roman. On a pu s’étonner, à ce propos, de ne le voir retenir
comme acteurs à part entière qu’un nombre réduit de figures (nous ne
parlons pas ici de la cohorte des comparses et figurants). Ils sont une petite
quarantaine au total à assurer le spectacle dans les trois mille pages du
texte. Et, parmi ceux-là, quelques-uns, par tout ce qu’ils ont d’excessif ou
d’extravagant, sont peu aptes à entrer dans une typologie sociale ou un
« classement ».
Mais ce sont les mêmes bien souvent qui, par une action déconcertante,
contraignent leurs partenaires à jeter bas les masques et à se révéler pour ce
qu’ils sont. Ainsi de Swann, de Charlus, d’Albertine, de Bloch ou de Morel.
Dès l’origine, ils expriment fortement les contradictions de la structure, fût-
ce même en creux (« c’est peut-être encore mettre trop de logique dans la
cervelle de Morel que d’y faire sortir les unes des autres les contradictions.
En réalité sa nature était vraiment comme un papier sur lequel on a fait tant
de plis dans tous les sens qu’il est impossible de s’y retrouver », SG, 421-
422). Instables par vocation, ils vont beaucoup circuler dans cet espace, y
forcer la communication, y provoquer des ruptures et aboutir à faire sortir
les autres d’eux-mêmes jusqu’à ce que ceux-ci s’avouent pour ce qu’ils
sont, les produits d’un écheveau tourmenté de relations. Ces révélateurs
d’une société en crise au sein de la Recherche sont autant d’analyseurs, au
sens fort que peut prendre le terme. Ils assurent à leur manière l’avènement
du sens.

LES CLASSES SOCIALES DANS LA RECHERCHE

Produit du travail fictionnel, ce réseau d’acteurs est là comme une


structure légère que nous pouvons à tout moment dégager, comme par jeu.
Nous avons joué ce jeu et tenté de figurer dans un très simple tableau
l’échelle des classes et conditions dans la Recherche (voir ci-contre). C’est
là sans doute une projection du texte fort sommaire mais elle a pour vertu
de faire ressortir les portants de l’imagerie sociale que le romancier met en
œuvre.
Une telle mise à plat gomme évidemment tout ce qui fait la dynamique
de l’action ou la dialectique des rapports. Mais elle a deux mérites. Elle
révèle un principe de sélection ternaire des personnages. Une logique de la
création est ici à l’œuvre  : à moins de trois personnages, l’effet
d’échantillon n’est plus sensible  ; au-dessus, l’effet d’individuation risque
de ne plus agir. Reste que, pour assurer cette large symétrie ternaire,
quelques coups de pouce nous ont été nécessaires. Par ailleurs, dans ce
qu’elle a de rudimentaire, l’échelle des rangs reflète cette maxime de la
sagesse proustienne selon laquelle l’appréciation que nous avons de nous-
même dépend très strictement de nos voisins immédiats dans l’échelle. Le
rang juste en dessous nous donne le sentiment de notre royauté  ; le rang
juste au-dessus nous rappelle cruellement que nous sommes peu de chose et
est source de tous les ressentiments. Telle est «  l’optique des gradins
sociaux » qui « fait que tout rang semble le meilleur à celui qui l’occupe et
qui voit moins favorisés que lui, mal lotis, à plaindre  » (JF, 337). Ou
encore  : «  c’est ce qui est presque immédiatement au-dessus de nous qui
nous donne l’impression de la hauteur » (Pr, 220).
Dans cette optique, en effet, le tableau est d’emblée suggestif. Il
polarise tout le personnel autour de deux classes, aristocratie d’une part,
grande bourgeoisie de l’autre, sachant que la première conserve l’ascendant
mais que la seconde va le prendre. Toutefois les deux classes proustiennes
sont loin d’être monolithiques et tout l’intérêt romanesque vient même de
leur démultiplication en plusieurs strates et des échanges qui se produisent
entre celles-ci. Aussi l’univers du roman ressemble-t-il à un conglomérat de
petites sphères qui tour à tour se retrouvent entraînées dans la grande
turbulence centrale. Balbec, par exemple, sera un des hauts lieux de cette
zone d’inquiétude. Mais toujours, étant passé par telle ou telle « région »,
on en revient à l’opposition majeure qu’articulent des rapports de
domination.
Si, hors la représentation active des domestiques et gens de maison, les
classes les plus dominées sont largement absentes du roman et par
conséquent de notre schéma, c’est qu’elles n’ont pas part à la lutte des
dominants. Leur existence occupe pourtant le narrateur, et pas seulement
lorsque Swann, Marcel ou Albertine recrutent leurs amies d’un jour parmi
les midinettes. A maintes reprises, l’écrivain évoque les classes populaires
ou telles de leurs corporations. Pris d’un accès d’esprit démocratique, il se
demandera même ici ou là si la véritable lutte pour le classement n’est pas
le fait des gens du peuple ou encore il célébrera l’avènement d’un
prolétariat émancipé, dans des termes qui n’appartiennent qu’à lui :

les électriciens par exemple comptent aujourd’hui dans les rangs de


la Chevalerie véritable. (JF, 347)
   
il appartenait à ce prolétariat moderne qui désire effacer dans le
langage la trace du régime de la domesticité. (JF, 365)
   
Il viendra peut-être un jour où les couturières, ce que je ne
trouverais nullement choquant, iront dans le monde. (Pr, 41)

Ainsi la Recherche cultive en sous-main la conviction qu’une


transformation profonde des rapports sociaux est en train. Elle ne va pas
jusqu’à l’envisager comme révolution violente. Tout en faisant la part de la
mobilité des plus audacieux, elle se la figure comme grand retournement
paradoxal où, par tout un jeu ironique de médiations, les derniers se
retrouveront les premiers, les dominants ayant, par défaillance ou incurie,
renoncé à leurs valeurs comme à leurs prétentions.
Mais tenons-nous-en ici aux seuls acteurs de la grande lutte. Ils sont
huit «  groupes  » à mériter d’être distingués et brièvement décrits dans ce
qui fait leur singularité et leur dynamisme au sein de la fiction :
1.Unis par le lignage prestigieux des Guermantes, deux couples et une
veuve, princes, ducs et comtesse, surplombent tout l’univers de la
Recherche, y incarnant la fine fleur de la noblesse et du faubourg Saint-
Germain. Ils offrent l’image d’une supériorité incontestée même si elle ne
correspond plus qu’à une suprématie fort illusoire. Répandus en fêtes et
réceptions (ils n’en ratent pas une !), ils occupent le devant de la scène mais
de façon inégale  : Oriane et Basin ont droit plus que les princes et que
Mme de Marsantes à l’attention du romancier. C’est cependant le prince de
Guermantes qui assurera in fine la réunion de la plus grande partie du
personnel romanesque au cours du Bal de têtes du Temps retrouvé. Mais cet
ultime raout n’est qu’un baroud d’honneur. Le Temps a exercé ses méfaits,
ruinant l’apparence physique des uns et le prestige des autres.
2.Dès les débuts du roman, de toute façon, la haute aristocratie
guermantienne avait laissé percer les premiers signes de sa débandade.
Lâchant la bride à leurs passions et réservant au plaisir ou à la perversion
leur sens du panache, quelques-uns de ses membres se sont fourvoyés en
des pratiques ou alliances compromettantes. Ainsi de ce trio mémorable qui
réunit la marquise de Villeparisis, le baron de Charlus et Robert de Saint-
Loup. Par sa vie agitée et ses relations mélangées, la première a connu un
déclassement qui ne fait qu’annoncer celui des deux autres. Les frasques de
ces derniers sont au nombre de celles que pardonnent à l’ordinaire les
grandes familles mais qui, ici, finissent par valoir comme ferments de
désagrégation. Convertis l’un et l’autre à l’inversion en même temps
qu’acquis à des positions provocantes (l’un proudhonien et dreyfusard,
l’autre proallemand durant la guerre), Saint-Loup et Charlus donneront
bientôt aux leurs le spectacle d’une manière de naufrage grandiose. Ils
auront auparavant préludé très symboliquement à l’arrivée des jeunes filles
à Balbec.
3.Dispersée dans le récit, jouant sa partie en mineur, la petite noblesse et
son caractère provincial pourraient ne témoigner ici que du caractère
anachronique du sang bleu. Ses représentantes féminines manifestent
pourtant une grande ardeur à vivre, à parvenir, à s’illustrer. Si, chez Mlle de
Stermaria, cela ne va pas au-delà de la libido exigeante que le narrateur
détecte en elle, chez les deux autres, Mmes  de Saint-Euverte et de
Cambremer, existe une farouche volonté de compenser un capital social
insuffisant par l’acquisition d’une aura culturelle. L’une se fait wagnérienne
quand l’autre s’affirme vinteuilliste de la première heure. Cela ne suffira
pas à assurer leur succès.
4.Nous avons placé les artistes à l’articulation des deux mondes, comme
si toute la Recherche pivotait autour de leur trio. Il y a de cela d’ailleurs.
D’origine bourgeoise, Vinteuil le musicien, Bergotte le littérateur et Elstir le
peintre suscitent la convoitise appropriatrice des deux classes. Pour celles-
ci, mieux encore que des faire-valoir, ils représentent par leur talent des
possibilités rentables d’investissement. Chacun d’eux se verra d’ailleurs
associé à l’une des fractions de la bourgeoisie qui se reconnaîtra en son art
et se chargera de le promouvoir. La grande bourgeoisie façon Odette Swann
prendra en charge l’écrivain  ; la même classe dans sa version Verdurin
s’attachera le musicien ; le peintre, par un biais imprévu, se verra associé à
la classe moyenne.
5.L’une des ailes de la grande bourgeoisie proustienne a fait le siège du
cercle enchanté du Faubourg et s’y comporte avec plus ou moins d’aisance.
Plus, c’est Swann, qui fraye familièrement avec les Guermantes, même s’il
subit à l’occasion leur dédain. Moins, c’est Legrandin, dont le double jeu ne
cesse de dire qu’il n’a pas obtenu tout l’accueil espéré (il fréquente
d’ailleurs le salon Villeparisis). Quant à Marcel, recommençant l’ascension,
il s’élève avec une aisance qui semble magique. Aisance qui n’empêchera
pas la progressive désillusion : l’aura de prestige des cercles les plus huppés
a perdu de son éclat au moment où il les rejoint. Façon de dire qu’a fait son
temps la stratégie d’entente et de compromis avec la noblesse du Faubourg
pour laquelle les grands bourgeois à la Swann avaient opté.
6.Il faut donc que ces bourgeois-là passent la main à une autre fraction
de leur classe qui ne possède pas la même aisance mais ne compte que sur
elle-même. On aura reconnu les Verdurin. Riches mais encore obscurs, ils
vont s’employer à édifier leur propre mondanité en opposition à celle des
ducs et princes, quittes à rechercher à l’occasion la consécration que ces
derniers peuvent encore leur apporter. Ils miseront à cet égard plus
exclusivement que leurs rivaux sur l’investissement culturel, associant dans
leur cercle artistes et universitaires. Même l’adhésion du petit clan à la
cause dreyfusarde, adhésion qui retarde le moment de la consécration, est à
prendre comme manœuvre de conquête du champ intellectuel. Créant une
communauté qui ne doit rien à personne et faisant patiemment fructifier ses
ressources, le salon Verdurin vivra replié sur lui-même jusqu’au jour où,
face à un Faubourg en déclin, il pourra faire éclater sa supériorité et retirer
les dividendes du sens aigu de l’Histoire dont il a fait montre. Pas de
compromis ici : la concurrence la plus belliqueuse est désormais de mise.
7.La troisième strate bourgeoise forme une nébuleuse si indécise que sa
présence peut échapper. Comme si la classe moyenne, avec ce qu’elle a de
composite et de mal défini, devait toujours faire question. Comme si sa
position intermédiaire effaçait les limites et brouillait la vue. Ses aspirations
portent la bourgeoisie moyenne vers le haut  ; la réalité de sa condition
l’entraîne vers le bas. Il n’en va pas autrement avec les trois personnages
qui, rassemblés ici vaille que vaille, incarnent cette fraction. Rachel, Bloch
ou Albertine figurent des aspirants intellectuels ou artistes qui pourraient
très bien partager les prétentions de la sœur Legrandin, élevée au rang de
Cambremer, mais dont le statut ne se différencie pas vraiment de celui de
Morel, arriviste de bas étage, issu d’une couche plus populaire. Nous
savons combien Proust a dénié ce «  tiers état  », dont l’opportunisme lui
déplaît. Mais en ce cas fait-il autre chose qu’appliquer sa propre « optique
des gradins sociaux  » ? Il nous reviendra pourtant de montrer combien ce
groupe, avec ses tendances et valeurs confuses, s’est imposé à son attention
alors même qu’il se refusait à en dessiner les contours.
8.Proust a prévu un niveau inférieur encore, constitué de tout petits-
bourgeois mal dégagés des rangs de l’artisanat ou de la domesticité.
Parasites des champions dans le grand tournoi qui se déroule, ils partagent
l’arrivisme de la couche immédiatement supérieure mais ne peuvent y
satisfaire que par une extrême servilité assortie à beaucoup de cynisme. Ici
opportunisme et lutte pour la vie se dénudent dans une atmosphère
anomique, et le romancier prend un plaisir pervers à nous montrer jusqu’à
quel point, chez Jupien, Aimé ou Morel, l’acteur social peut jeter le
masque.
De Basin de Guermantes à Charlie Morel, quelle étonnante palette  !
Louera-t-on sa justesse ou la richesse de son invention  ? En un sens, ce
dispositif à vingt-quatre rôles ou positions tient d’un montage dont on ne
sait trop s’il est savant ou improvisé. Mais le système est d’une grande
efficience. Il est le support d’un déchiffrement commode, qui rend
progressivement sensible aux contradictions et antagonismes de l’univers
de référence, sans jamais donner pourtant le sentiment d’une mise en scène
ou en tableau. Il favorise de même cette oscillation si constante du texte
entre parfaits détails et vues d’ensemble. Qu’il soit sous-tendu par les a
priori proustiens ne fait guère de doute. Mais l’écrivain procède de telle
manière que l’action de l’idéologie sur la représentation soit l’objet d’une
régulière mise à plat, qui est le début de sa remise en cause.
Un exemple. Couramment, son idéalisme se plaît à penser qu’il existe
un mode de «  groupement  » transcendant et jusqu’à un certain point
annulant la stratification ordinaire. A ce propos, Proust aime à évoquer
l’existence de « classes d’esprit » : « Les duchesses […] s’expriment selon
la catégorie d’esprits à laquelle elles appartiennent et où il y a aussi
énormément de bourgeois. Les classes d’esprit n’ont pas égard à la
naissance » (TR, 39). On voit combien le narrateur endosse ainsi la position
de l’artiste petit-bourgeois qui tente de compenser sa position dominée par
une survalorisation des qualités de l’intellect. Ce qui lui permet, jouant
d’une inversion typique, de renvoyer les dominants à leur médiocrité
spirituelle  : «  Quelle buse  !  » pense Marcel d’Oriane de Guermantes qui
proscrit le théâtre de Maeterlinck. Il est toutefois chez Proust une autre
façon de penser la transversalité sociale, où cette fois l’illusion idéaliste
cède le pas au regard critique. Ici, l’écrivain avance que, si les classes
existent et se définissent par leurs oppositions, ce qui structure leurs
différences présente un caractère constant. Autrement dit, ce sont des
mécanismes homologues qui permettent à toutes les classes de se distinguer
les unes des autres. Toutes ont leur pathologie propre. Toutes ont leur
snobisme. Simple servante, Françoise a les siens, qui, névrose ou
prétention, ont pour fin ultime d’affirmer une idiosyncrasie. Ainsi, d’un
bout à l’autre du spectre social, c’est un même principe structurant qui
génère des effets semblables à partir de positions équivalentes.

Le match Oriane-Sidonie

Un seul modèle mais à quelle pureté d’expression n’atteint-il pas


lorsque s’affrontent les groupes dominants  ! Car, cette fois, les stratégies
d’intérêt se doublent d’une intense lutte pour la suprématie. Lutte
extrêmement violente en ses conséquences puisqu’elle nous fera assister à
un renversement des rapports de force entre haute noblesse et grande
bourgeoisie. Mais lutte feutrée aussi, menée à coups d’exclusions mutuelles
et de marques de dédain. Il est vrai, et cela importe, qu’elle n’est pas
strictement frontale, comme le suggère notre tableau. Elle paraît même se
dérouler suivant un beau chiasme. Fraction haute de la bourgeoisie et
fraction en déclassement du Faubourg ont des raisons de s’entendre et ont
passé contrat : le roman l’indique, Swann et Charlus sont non seulement en
relation de sympathie mais en état d’alliance objective. La part plus
rigoureuse du clan Guermantes garde davantage son quant-à-soi, même si
elle fait fête au petit Marcel. Mais, en face, la bourgeoisie ascensionnelle la
sait vulnérable. Pour elle, il n’est plus question de pacte, la guerre est
ouverte et les rejets sont monnaie courante. Dans l’affectation d’une
ignorance réciproque, ces deux camps-là vont se livrer bataille à distance,
une bataille féroce.
La singularité de ce duel est qu’il se déroule par salons interposés.
Chaque fraction se groupe autour d’une personnalité féminine qui, par les
réceptions qu’elle donne, par le cercle qu’elle constitue autour d’elle, par la
qualité de ceux qu’elle rassemble, consolide l’autorité dont se réclame le
groupe pour soutenir son classement et assurer son pouvoir. Oriane de
Guermantes, la marquise de Villeparisis, Odette Swann et Sidonie Verdurin
en disent long sur la position des leurs dans l’espace social. La manière
dont elles s’entourent, les manœuvres d’inclusion ou d’exclusion qu’elles
déploient, les succès qu’elles convoitent ou obtiennent expriment les styles
concurrents dont se réclament les différents petits cercles dans la conquête
d’une place enviable sur la ligne des gradins sociaux. Chacune d’entre elles
suit sa logique, qui est logique de classe et de rapport entre les classes. En
vue cavalière, car il faudrait montrer comment ces politiques fluctuent dans
le temps, les quatre « meneuses » procèdent comme suit :
– Oriane porte haut l’étendard des Guermantes et défend la pureté de la
caste. Soucieuse pourtant de l’évolution des temps et forte de sa réputation
d’indépendance, elle ouvre la porte à de grands bourgeois cultivés, voire à
quelques intellectuels. De ses traits d’esprit ravageurs, elle retire un double
profit : elle séduit les « entrants » et disqualifie la fraction la plus arriérée de
ses pairs.
– La marquise de Villeparisis joue la comédie d’un rang qu’elle a perdu
en tenant un salon mélangé où se croisent parvenus et membres de sa
parentèle acceptant de la soutenir d’un peu de leur crédit. Elle ne peut que
retarder sa déchéance définitive, tout en favorisant les tentatives arrivistes
de quelques snobs ringards (Legrandin).
– Barrée par son passé auprès d’un grand monde qui accueille pourtant
son mari, Odette Swann va jouer Bergotte et la carte nationaliste et
antidreyfusarde pour attirer chez elle les plus grands noms. Hors quoi, sa
culture est très mode et décor.
–  Sidonie Verdurin se pourvoit d’un salon indépendant, bourgeois et
intellectuel tout ensemble, en jouant le long terme : elle y cultivera l’esprit
de clan autour d’artistes et de savants à faible dotation mais dont elle fera
fructifier le talent pour les conduire à une notoriété qui assurera sa propre
gloire.
Catherine Bidou-Zachariasen, qui a eu la bonne idée d’analyser les
différentes scènes de salon de la Recherche en les réunissant dans une large
comparaison, a montré avec beaucoup d’à-propos comment une joute
centrale opposait en permanence salon Guermantes et salon Verdurin. Elle a
fait ressortir en particulier tout ce qui fait le parallélisme des deux
évolutions et leur correspondance étroite : « La duchesse de Guermantes et
Mme Verdurin seront […] des agents sociaux particulièrement actifs. Celle-
ci s’engagera dans une trajectoire d’ascension, tandis que celle-là tentera de
ne pas chuter. Leurs deux destins seront ainsi organisés comme deux formes
qui vont se correspondre terme à terme. L’auteur les construit, les donne à
comprendre à travers une succession de tableaux révélant chacun un état de
10
leur classe à un moment donné du déroulement temporel du récit . » Tant
et si bien que ce qui pouvait faire l’opposition de surface entre une Oriane
glorieuse en dépit de quelques bévues et une Sidonie retorse et mesquine
jusqu’à l’abjection ne résiste pas bien. A l’inverse, ce que met en valeur la
confrontation précise des deux trajectoires est bien davantage une Verdurin
grande tacticienne qui assure, à coups d’audace et d’invention, sa montée
irrésistible face à une Guermantes piteusement défensive et en fin de
compte perdante. Proust d’ailleurs n’hésite pas à rendre de vibrants et
inattendus hommages à la Patronne, quitte à les assortir d’un dévoilement
cru des intentions :

La force de Mme Verdurin, c’était l’amour sincère qu’elle avait de


l’art, la peine qu’elle se donnait pour les fidèles, les merveilleux
dîners qu’elle donnait pour eux seuls, sans qu’il y eût de gens du
monde conviés. […] Chez Mme  Verdurin la troupe était parfaite,
entraînée, le répertoire de premier ordre, il ne manquait que le
public. (Pr, 225)

Au terme, non contente d’avoir régné sur le Paris de la Grande Guerre,


Mme  Verdurin mettra la dernière main à son triomphe par un mariage
princier. Le comble est qu’à ce moment elle s’est emparée d’une place forte
qui n’en est plus une. A l’ultime séquence du Temps retrouvé, dans les
salons d’un prince de Guermantes que la fortune Verdurin vient de
renflouer, le déclin aristocratique est largement consommé. Mais les
frontières entre les classes dominantes se sont défaites et une grande
promiscuité règne. Le temps de l’anomie est venu, conclut Bidou-
Zachariasen.
Si le salon d’Oriane perd la partie, c’est précisément parce qu’il n’offre
qu’un faible intérêt culturel en dépit du change que s’efforce de donner par
ses mots d’esprit l’impertinente duchesse. Confondant mondanités et choses
de l’art, incapable de percevoir l’importance que prennent en son temps la
vie intellectuelle et la compétition entre tendances artistiques nouvelles, le
Faubourg s’est enfermé dans le cercle clos de ses conventions et
conformismes. Peu mis en scène dans le roman mais autrement combatif, le
salon d’Odette Swann est déjà plus riche de potentialités. C’est que
l’ancienne cocotte a su donner à ses « jours » un cachet novateur, fût-il un
peu factice. Elle réussit ainsi l’exploit d’attirer autour de Bergotte, la
vedette littéraire dont elle s’est assuré le monopole, tout le gratin
aristocratique. Ainsi, s’étant égarée un beau jour dans le salon Swann, la
princesse d’Épinoy découvre avec effarement qu’en captant à lui la gentry
la plus éblouissante un salon bourgeois méprisé s’est métamorphosé en lieu
hautement enviable comme par un acte magique de transsubstantiation (voir
SG, 142). Ce succès est pourtant sans avenir. Il pèche par deux côtés au
moins. D’une part, il se rend tributaire de la reconnaissance d’une classe
qui, tout en gardant un éclat extérieur, n’arrive plus à assurer son rôle
consécrateur. De l’autre, il s’entoure d’un parfum suranné, faute d’avoir osé
prendre en marche le train trépidant des avant-gardes.
Sidonie Verdurin, elle, a bien compris le système et maîtrise le nouveau
mouvement des choses. Proust n’hésite pas d’ailleurs à en faire une
protagoniste du lancement des ballets russes ou à lui prêter un rôle mondain
11
dans l’affaire Dreyfus . C’est que les Verdurin incarnent cette bourgeoisie
qui prend la juste mesure du retard culturel dans lequel s’est installée la
noblesse en vogue. Pour faire pièce à celle-ci, ils occupent un terrain qui,
parmi d’autres, échappe de plus en plus aux gens du Faubourg : « Ce n’est
pas au hasard que Mme Verdurin avait choisi le domaine artistique comme
terrain d’investissement. Il représentait un lieu peu institutionnalisé, peu
structuré de l’espace social, où les coups de force symboliques étaient
possibles. C’était aussi en y privilégiant l’avant-gardisme que ceux-ci
risquaient d’être rentables. Et c’était encore en raison de ce travail de lutte
cognitive, où il s’agissait d’imposer un goût, c’est-à-dire une vision, que le
fonctionnement en clan serré s’était imposé 12. »
De fait, sensible aux attentes de l’époque, Sidonie Verdurin a su mettre
au point, avec la coterie intellectuelle qu’elle a patiemment constituée et qui
porte l’étendard du moderne, la formule adéquate. C’est à ce titre qu’elle
cultivera en serre chaude des peintres et musiciens en leur associant des
universitaires comme Cottard ou Brichot. C’est à ce titre encore qu’elle fera
en permanence œuvre de découverte, en pariant sur les modes en gestation
et en privilégiant les investissements à long terme. C’est à ce titre enfin
qu’elle étendra les enjeux du domaine esthétique à ceux du champ politique
en rangeant tout son clan aux côtés des dreyfusards, contre toute prudence.
Mais cette épopée victorieuse et glorieuse, nous n’en prenons la mesure
qu’au prix d’une recomposition d’éléments épars dans le roman. L’image
que retient du salon Verdurin le lecteur de la Recherche est bien davantage
celle d’un petit cercle médiocre, se consumant en bavardages ineptes et en
querelles mesquines. Au point qu’il est difficile d’admettre que cette coterie
ridicule et méchante ait pu, soutenant les entreprises novatrices, donner
naissance à l’art moderne en même temps qu’elle accueillait Anatole France
ou soutenait Dreyfus. Mais tout le diabolique travail proustien de la
représentation tient dans cet hiatus  : l’histoire accouche de ses meilleures
trouvailles sur le terreau sordide de la médiocrité ordinaire et des intérêts
les plus vils.
Par ailleurs, le génie calculateur des Verdurin nous est signifié par
d’autres voies détournées encore et, par exemple, à travers le contraste
qu’offrent avec lui les erreurs de parcours de la jeune marquise de
Cambremer. Grande bourgeoise à prétentions, cette dernière eût pu suivre la
même puissante trajectoire que Sidonie. Elle ne cesse hélas d’agir à
contretemps  : non contente d’épouser un hobereau de province, c’est la
reconnaissance du Faubourg qu’elle convoite au moment même où elle est
reçue dans le salon qui va triompher. De surcroît, son snobisme culturel
n’en finit pas de contrarier son snobisme mondain : laborieusement érudite,
elle prône le génie brut ; tenante du populisme en art, elle affiche un goût
immodéré des plus infimes élégances aristocratiques (dire d’Uzai pour
d’Uzès  !). Digne sœur de Legrandin, elle manque par ses investissements
maladroits ce train de l’Histoire que les Verdurin ont pris en marche si
allègrement.
Sur fond de Belle Époque, trois silhouettes élégantes et impériales se
dessinent ainsi. Oriane, Odette et Sidonie. Elles incarnent trois positions
mondaines qui sont tout ensemble sociales et esthétiques. Elles figurent
autant de politiques entre lesquelles l’Histoire choisira, a choisi par avance.
Marcel aussi est en situation de choisir. Ses rêves l’ont porté vers Oriane,
dont l’esprit et l’élégance l’ont fasciné. Tout son profil, par ailleurs,
l’inclinait vers cette parvenue d’Odette Swann. Mais, sachant la partie
perdue des deux côtés, il a pris soin de fréquenter le salon Verdurin en ses
métamorphoses successives. Ce sera en fin de compte pour s’aviser de ce
que, de tout côté, on ne procède que par intérêt et qu’au principe de toute
entreprise culturelle il n’est que volonté de capitaliser crédit ou pouvoir.
Marcel a donc renvoyé dos à dos l’horrible Oriane qui ne comprend rien à
Maeterlinck, l’odieuse Odette qui pressure Bergotte et Sidonie la plus
honnie des trois, parce que sa volonté d’ascension est portée par un cynisme
sans frein.
C’est à la Verdurin, en effet, que Proust réserve ses traits les plus acérés.
Parce qu’elle pousse la logique du champ jusqu’à ses ultimes conséquences.
Parce qu’elle prône un art trop soumis aux effets de mode. Parce qu’elle
gagne. Mais, jusque dans les portraits les plus ironiques et les plus perfides
qu’il esquisse d’elle, il ne peut s’empêcher d’admirer son génie guerrier ni
d’éprouver une secrète sympathie pour la manière dont elle fait de son
corps le théâtre d’une passion bien jouée :

Cette attitude de résignation aux souffrances toujours prochaines


infligées par le Beau, et du courage qu’il y avait eu à mettre une
robe quand on relevait à peine de la dernière sonate, faisait que
Mme Verdurin, même pour écouter la plus cruelle musique, gardait
un visage dédaigneusement impassible et se cachait même pour
avaler les deux cuillerées d’aspirine. (SG, 298)
Prégnance du social : il conditionne le physique ; il surdétermine l’art.
Et l’individu s’y aliène jusque dans son culte du génie créateur. Mais est-il
pour lui une voie tierce, hors des cercles aristocrates et bourgeois que
baignent les eaux glacées du calcul égoïste  ? Existe-t-il un ailleurs plus
désintéressé ? C’est à sa rencontre que nous irons.

1. Quelques ouvrages ont pris en compte la socialité dans l’œuvre de Proust.


Les plus remarquables à cet égard sont sans doute ceux de Gilles Deleuze
(Proust et les signes) et de Vincent Descombes (Proust. Philosophie du
roman) qui abordent toutefois la question assez latéralement. Plus
récemment, Michael Sprinker (History and Ideology in Proust) et Catherine
Bidou-Zachariasen («  De la “maison” au salon. Des rapports entre
l’aristocratie et la bourgeoisie dans le roman proustien ») ont repris le thème
de manière plus frontale. Nous reviendrons plus loin à leurs travaux.
2. Voir à ce propos Roland Barthes, « “Longtemps je me suis couché de bonne
heure” », dans Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, p. 333-346.
3. Voir à ce propos Pierre Bayard, Le Hors-Sujet. Proust et la digression.
4. Elle suscite même des malentendus entre personnages, comme on peut le voir
lors de la soirée à la Raspelière chez les Verdurin (SG, 332). Voir infra.
5. Voir, sur ce thème goffmanien, l’ouvrage de Livio Belloï, La Scène
proustienne. Proust, Goffman et le théâtre du monde.
6. Nous employons la notion de distinction au sens fort et dynamique que lui
réserve Pierre Bourdieu (La Distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1979).
7. M. Sprinker, op. cit., notamment le chapitre 2, « Class and class struggle »,
p. 51-106.
8. C.  Grange, Les Gens du Bottin mondain 1903-1987. Y être, c’est en être,
Paris, Fayard, 1996.
9. Gabriel de Tarde, Les Lois de l’imitation, Paris-Genève, Slatkine,
« Ressources », 1979, p. 240 (éd. originale : 1895).
10. C. Bidou-Zachariasen, art. cité, p. 60.
11. Proust se livre lui-même à la comparaison des salons Swann et Verdurin aux
pages 139-143 de Sodome et Gomorrhe.
12. C. Bidou-Zachariasen, art. cité, p. 65.
3

La contingente

Albertine Simonet déboule véritablement dans la Recherche, plaçant le


roman sous le signe de l’imprévu et du soudain. Elle fait irruption dans les
Jeunes filles en fleurs. Elle entre par effraction dans Le Côté de
Guermantes. Elle survient on ne sait trop comment dans Sodome et
Gomorrhe. La Prisonnière la stabilise en vue d’une sortie fracassante. Elle
meurt subitement dans Albertine disparue avant de faire retour en fantôme
hantant l’inconscient de Marcel. A tout moment, cette vive personne est
dans l’impromptu et dans l’urgence. Marque du personnage sans doute mais
bien plus encore, à travers lui, manœuvre du romancier pour nous
déconcerter. Albertine est sa productrice d’impatience.
Elle ne peut évidemment remplir cet office que dans des conditions
narratives déterminées. C’est ainsi que, à la différence des autres figures
majeures du roman, Albertine n’est pas présente partout et que, sa mort
aidant, elle ne participe pas au grand tableau final du Temps retrouvé (ce qui
est aussi le cas de Robert de Saint-Loup). De ce fait, nous ne la connaissons
guère que dans cette période qui va de l’adolescence à l’âge adulte. Elle
donne d’ailleurs forme à la grande figure adolescente du roman, au point
que l’on peut soupçonner le romancier de ne la faire mourir que pour
l’empêcher de vieillir. Elle ne proposera d’elle d’autre image que juvénile,
effervescente et mobile.
Ainsi restreinte et ciblée, Albertine fait des séquences qui lui sont
réservées une vaste enclave, correspondant d’ailleurs à la façon dont son
personnage s’est génétiquement développé. En continuité, et sans parler du
grand prélude des Jeunes filles en fleurs, la jeune femme domine la dernière
partie de Sodome et Gomorrhe, La Prisonnière entièrement et la première
moitié d’Albertine disparue. Soit toute une excroissance qui couvre
l’équivalent de deux des grandes séquences du récit et, commençant alors
que la seconde moitié est entamée, ne se clora que peu avant l’entame du
dernier volet. La jeune femme colonise ainsi près d’un tiers du roman et, si
on l’a tenue longtemps pour le produit quelque peu accidentel d’une dérive
de l’imagination et de l’écriture, il est temps de la voir non seulement
comme personnage à part entière mais encore comme lieu de relance et de
transformation des valeurs du texte.
Image irradiante placée à un tournant du récit, Albertine Simonet est à
considérer comme force de rupture au sein de la Recherche, même si cette
force demeure partiellement inexploitée. Elle figure dans le roman un
changement de régime lourd de sens et d’implications. Cette mutation
touche aux thèmes : en regard des deux « côtés » du roman, Albertine ouvre
un troisième front, et qui n’est pas seulement lesbien. Plus encore, elle met
en œuvre ce que l’on n’hésitera pas à tenir pour une méthode. A partir
d’elle et avec elle, c’est, chez le romancier, tout le mode d’analyse du social
et des représentations qu’il commande qui s’infléchit.
Ainsi, et pour s’en tenir ici à un exemple d’emblée visible, Albertine
n’entre pas en texte tout armée. Elle va s’inventer au fur et à mesure et ne
pas cesser d’apparaître comme personnage «  in progress  ». Elle est par
excellence l’être flexible sur lequel le narrateur porte des jugements
modulés jusqu’à la contradiction. On ne saurait en dire autant de Swann ou
d’Odette, d’Oriane ou de Charlus qui, en dépit des mouvements d’humeur
dont ils sont familiers et des changements de posture qu’ils connaissent,
sont des individus d’emblée identifiables, des êtres à forte définition.
Albertine mettra longtemps à se faire connaître et, au total, nous ne la
saisirons jamais en image fixe. Cette indécision tient à bien des choses : son
caractère primesautier, sa personnalité adolescente, l’énigme de sa vie.
N’importe comment, elle favorise par son instabilité foncière un dispositif
romanesque qui met en crise la logique narrative. Mais, avant d’y venir,
voyons comment le personnage impose d’emblée sa marque en se plaçant,
dès sa première apparition au détour d’une phrase, sous le signe d’une
fulgurance et d’une révélation. A partir d’ici d’ailleurs, toute apparition de
la jeune femme se fera épiphanique :

Seul, je restai simplement devant le Grand-Hôtel à attendre le


moment d’aller retrouver ma grand-mère, quand, presque encore à
l’extrémité de la digue où elles faisaient mouvoir une tache
singulière, je vis s’avancer cinq ou six fillettes, aussi différentes, par
l’aspect et par les façons, de toutes les personnes auxquelles on
était accoutumé à Balbec, qu’aurait pu l’être, débarquée on ne sait
d’où, une bande de mouettes qui exécute à pas comptés sur la plage
–  les retardataires rattrapant les autres en voletant  – une
promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs qu’elles
ne paraissent pas voir, que clairement déterminé pour leur esprit
d’oiseaux. (JF, 354)

Mouettes  ? Surgies en tout cas de la dune et du flot, nées en belles


naïades de la mer et de la plage, comme le suggère à l’envi le narrateur.
Cette naturalisation poétique dote évidemment le groupe et sa figure de
proue d’une aisance qui accompagnera Albertine dans tous ses mouvements
ultérieurs. Elle la pourvoit de la grâce spontanée qu’elle réclamait pour être
ce personnage insolent et inventif que le roman attendait comme moteur de
son évolution interne.
Mais que l’on ne s’y trompe pas. Albertine Simonet est loin de se
présenter continûment en voltigeuse. Si elle tient aussi longuement la
distance, c’est que Proust a pris soin de donner une assise ferme à son
apparente autonomie. Il a doté ainsi l’amoureuse de Marcel d’une
« généalogie » aussi variée que complexe, veillant à étager celle-ci sur trois
plans distincts, le premier local ou spatial, le deuxième familial, le troisième
proprement historique. De partout, elle s’inscrit dans un destin. Mais elle le
fait sans appuyer. Tout son art est de slalomer parmi les nombreuses
déterminations qui risquent de la contraindre. Art de la transaction et de
l’esquive. Art qui lui vient de ses origines premières de fille de la plage et
de sœur de ses compagnes.

La guirlande des jeunes filles

Posons avant tout Albertine en grande actrice de l’instant. Elle prend


forme dans le moment, aux yeux du héros en tout cas. Elle est image
mouvante, faite de ses rôles, de ses attitudes, de ses gestes. C’est comme
telle que le narrateur s’en souviendra plus tard et lui rendra hommage  :
« Albertine n’avait-elle pas été devant l’hôtel comme une grande actrice de
la plage en feu excitant les jalousies quand elle s’avançait dans ce théâtre de
nature, ne parlant à personne, bousculant les habitués, dominant ses amies »
(Pr, 60). Dominant ses amies, certes, mais tirant d’elles aussi beaucoup de
sa réalité. Car Proust, en l’intronisant chef de bande, la définit aussi bien
comme «  produit de série  », qui n’émerge que lentement de la ribambelle
des compagnes ou encore des semblables et contemporaines. Elle
n’apparaîtra donc qu’entourée, escortée, précédée. A ce titre, nous aurons à
la tenir pour le bel échantillon d’une culture, le produit d’une époque,
liberté d’allure comprise.
Mais refaisons le trajet qui, de la gare Saint-Lazare à la digue de
Balbec, conduit à cette image éclatante. Pour le garçon maladif et
malheureux, l’expédition à Balbec est voyage de régénérescence et même
de résurrection. Bardé de sa grand-mère et de la fidèle Françoise, le héros
part en quête du bonheur. Il va d’emblée nouer la chaîne des rencontres
féminines qui mettront en mouvement rêverie et désir. Que ce soit en train,
dans la campagne ou sur la plage, toute silhouette un peu avenante se fait
tremplin d’un élan aussi immédiat que fugace. Nous aurons parmi d’autres
une belle laitière et une jolie pêcheuse  ; nous en aurons quelques-unes
encore, toujours en saisies momentanées et d’autant plus goûtées qu’elles
n’ont pas d’avenir dans le récit. Ce tourniquet, on le voit vite, est bien plus
et bien mieux que le récit d’expériences un peu niaises. Un mouvement
érotique s’y origine. On le verra lorsque le héros aura apprivoisé la petite
bande des « mouettes ». Ce sera pour noter qu’elle n’était qu’« un extrait de
la fuite innombrable de passantes, laquelle [l’] avait toujours troublé » (JF,
362). Sans doute Albertine et ses compagnes sont-elles venues interrompre
cette fuite, fixant sur elles l’intérêt. Mais elles ne sont jamais que le point
culminant d’une succession dynamique, cette série où chaque élément
paraît la prémisse des suivants. Plus tard, le héros proustien se posera
volontiers en collectionneur, au nom de ce que chaque « bonne fortune » est
toujours relance des précédentes.
Au début de Balbec, le butinage amoureux se voue donc à l’aléatoire et
au fugace. Ni temps d’arrêt, ni liaison (Marcel l’eût-il voulu…). Les belles
passantes n’offrent pas de corps qui aient l’occasion de se fixer en texte.
Elles se contentent de proposer aux sens en éveil leurs profils évanescents.
Et le sujet désirant s’en accommode, reportant à plus tard le moment
attendu de l’accomplissement. Ce qui n’empêche nullement les partenaires
rencontrées d’abonder en vitalité généreuse de ruisseau de lait, de parterre
de fleurs, de pêche miraculeuse. Marcel entre en amour par le biais d’une
belle et bonne nature, d’une culture populaire tout autant. La laitière du
train comme la pêcheuse du vieux pont tirent l’une et l’autre leur gloire
physique d’une activité mi-laborieuse mi-sportive qui fait d’elles de hardies
amazones, annonciatrices du panache impertinent dont fera bientôt montre
la très bourgeoise Mlle Simonet.
Marcel pratique donc une érotique du plein air où se régénère le jeune
citadin souffreteux. Procédant par essais et erreurs, il tente d’identifier le
corps qui se conformera le plus justement à ses vœux et dont il pourra à
loisir élucider le mystère. Le hasard, comme on sait, voudra que ce corps ne
soit pas populaire. Une spontanéité sans détour prive d’arrière-plan les filles
des rues et des chemins. Mais il ne sera pas non plus aristocrate ou grand
bourgeois. Approchée au Grand-Hôtel, Mlle  de Stermaria se désigne par
avance comme celle avec laquelle rien ne se nouera jamais, comme la
prédestinée dont tout éloigne sans trop de raison, bref comme l’anti-
Albertine. Il est vrai qu’en son cas, ce serait plutôt le côté chargé de la
dotation psychologique qui ferait obstacle. Sous un physique sec et froid,
Alix de Stermaria dissimule avec peine une sensualité, un «  goût
prédominant des plaisirs des sens  » qui, prédit le narrateur, la vouera à
quitter son mari pour quiconque –  comédien  ? saltimbanque  ?  – lui ferait
éprouver ces plaisirs. Ainsi, par éliminations successives, le grand prélude
érotico-symphonique des Jeunes filles ouvre à un espace intermédiaire qui
ne demande qu’à être comblé. On sait quelle belle imprévue viendra s’y
jeter, celle qui, déniant les extrêmes sociaux, n’en appartient que mieux à la
ronde des belles passantes.
Qu’Albertine procède des autres maillons de la chaîne des filles,
comment en douter ? La toute première apparition d’une personne désirable
nous le dit avec éclat. Tout s’y dessine déjà dans une allégorie délicieuse.
Depuis le train qui l’emporte, Marcel est gagné par l’éblouissement d’un
lever de soleil. A l’arrêt d’une petite gare monte une marchande qui propose
lait et café aux voyageurs et, à l’instar de l’aurore, éclabousse d’or et de
rouge le jeune voyageur. Il aura à peine eu le temps d’accrocher sur elle son
regard que déjà le train repart et la silhouette de la jeune fille s’éloigne.
Clairement, la vie commence ici, avec cette aurore, avec cette brève
rencontre, avec ce régime lacté, si généreux et si maternel. Que ce soit le
chemin de fer qui ouvre à cette vision édénique et matricielle ne manque
pas de saveur. Mais le Zola de La Bête humaine et son personnage de Flore
savaient déjà que le dispositif ferroviaire est à même de stimuler le désir. Ce
que Proust commence par expliquer de façon compassée en invoquant la
rupture d’habitudes que suscite le voyage et qui mobilise à neuf l’ensemble
des facultés. Mais qu’il va ensuite associer de façon plus excitante à l’idée
qu’il n’est de beauté vraie et de réelle jouissance du beau que dans le
momentané et l’expérience immédiate. Nécessairement synthétique et
abstraite, toute expérience d’après coup perd l’essentiel de ce qui fit l’émoi
premier. Ainsi le voyage en train, vécu comme enfilade d’instants distincts,
nous apprend qu’il n’est pas de salut pour le plaisir en dehors du moment
qui particularise :

Je ressentis devant elle ce désir de vivre qui renaît en nous chaque


fois que nous prenons de nouveau conscience de la beauté et du
bonheur. Nous oublions toujours qu’ils sont individuels et, leur
substituant dans notre esprit un type de convention que nous
formons en faisant une sorte de moyenne entre les différents visages
qui nous ont plu, entre les plaisirs que nous avons connus, nous
n’avons que des images abstraites qui sont languissantes et fades
parce qu’il leur manque précisément ce caractère d’une chose
nouvelle […] ce caractère qui est propre à la beauté et au bonheur.
(JF, 224)
L’intérêt du propos n’est pas tant dans la pensée de l’instant qui
s’esquisse ici et peut surprendre chez un tenant des pratiques de mémoire. Il
est bien plus dans la figure romanesque qui s’ébauche. Que montre à cet
égard l’allégorie du train et de la laitière ? Que le bonheur est imprévisible,
qu’il surgit dans le moment mais qu’il s’en va comme il est venu, en toute
fugacité. Dans l’intervalle étroit ainsi ménagé, nous accédons à un univers
inconnu et passionnant, celui de l’être rencontré  ; il devient d’emblée le
nôtre, celui de notre curiosité, de notre désir, et nous ne le quitterons
qu’avec un sentiment de mort à nous-même. Mais vouloir y prendre pied,
ce serait perdre le profit de l’excitation initiale et donc la joie même.
Prolonger ces bonheurs de rencontre que suscite un charmant
impressionnisme du rail est donc hors de portée. Sauf à renouveler un jour
la situation ou mieux, et par le biais de l’art cette fois, à en approfondir
l’impression.
Le voyage reprend, dont cette étape initiale dit assez la valeur
initiatique. Marcel descendra à Balbec, loin de la plage encore. Sans qu’il le
sache, Albertine lui est promise, héritière qu’elle est de la laitière du train.
Avant que ne s’opère entre eux la jonction, le héros va donc remonter la
chaîne des passantes, à la faveur de ses randonnées dans l’arrière-pays en
compagnie de sa grand-mère et de Mme  de Villeparisis. L’émotion ira
crescendo jusqu’à l’apparition de la «  bande  » sur laquelle le désir,
immédiatement, cristallisera. La série groupée fera suite à la série
consécutive, et Marcel jouira de la profusion. Il nous dira que les aimant
toutes il voudrait résister à l’envie d’en tirer une du lot. L’on sait quel mal il
aura d’ailleurs à identifier Albertine puis à se faire reconnaître d’elle. C’est
le bon Elstir qui assurera les présentations, plaçant la jeune cycliste sous sa
très esthétique tutelle. Voilà comment l’idéologie sérielle de
l’impressionnisme vient donner sens à la première inscription généalogique
d’Albertine, celle qui fait d’elle la fille de ses sœurs comme le produit des
images successives d’elle-même. Curieusement, lorsqu’elle nous aura
quittés, au cours de l’avant-dernier volume, Proust fera suivre sa disparition
du déploiement d’un autre cortège de jeunes femmes, dont Andrée, Gilberte
et la nièce de Jupien, mais déploiement combien plus chaotique et plus
tourmenté, tout marqué même de sombres pressentiments (voir infra,
p. 184-185).

La vierge, la vivace et la belle Albertine

Par l’indécision de sa personne, par son insolence et par tout ce qui


fulgure en elle, Albertine Simonet est éminemment adolescente. Alain
Roger 1 a raison de noter qu’elle incarne sous cet angle une catégorie
psychosociologique qui, après 1900, va de plus en plus se constituer en
thème romanesque (Alain-Fournier, Colette, Radiguet), comme en écho
littéraire à la production collective d’un «  nouvel âge  » de l’existence
humaine. « De l’âge ingrat à l’état de grâce », sous-titre le critique : il ne
pouvait mieux résumer en une formule l’aspect contrasté de l’héroïne
proustienne. Il faut dire pourtant que sa courte vie n’empêchera pas
Albertine de vieillir, de se transformer et de devenir femme. Mais, en cours
d’évolution, le roman exaspérera ses traits juvéniles plutôt que de les
gommer. Ainsi, en l’animalisant dans La Prisonnière (« Son charme un peu
incommode était ainsi d’être à la maison moins comme une jeune fille que
comme une bête domestique qui entre dans une pièce, qui en sort, qui se
trouve partout où on ne s’y attend pas » [Pr, 9]), Proust accentue sa féminité
trouble mais la renvoie aussi à une innocence première qui échappe à
l’ordre des rapports humains.
Déesse du Temps, Albertine est vouée à un éternel présent, règne sur
l’instant, se consume dans l’actuel. Captée par l’immédiat, elle en est
captive plus que de n’importe quoi d’autre. Et, autour d’elle, les signes de
l’immédiateté abondent. C’est sa passion de la mode, exprimée dans des
conversations avec Elstir ou en référence à Oriane. C’est le yacht que
Marcel avait l’intention de lui offrir et de baptiser « Le Cygne » en dédicace
mallarméenne au «  bel aujourd’hui  ». Ce sont ses appétences multiples,
alimentaires ou sexuelles, qui vont toujours au plus pressé comme au plus
furtif. Point n’est besoin d’allonger la liste. Tout converge en un seul et
même point, qui est l’impatience diffuse d’un désir.
Il n’est pas facile de parler de cette effervescence de la pulsion chez
Albertine. Dans sa réalité érotique, elle appartient à la face la plus cachée de
sa vie, dont ne nous parviennent que de soudains éclats. De plus, nous ne la
percevons souvent qu’à travers l’angoisse jalouse de Marcel, c’est-à-dire en
projection négative. Et cependant elle est partout agissante mais en
avènements latéraux et en petites violences allusives, dont la plus
mémorable est sans conteste l’expression obscène d’« aller se faire casser le
pot  », lancée à la face du pauvre Marcel. Précisément, ce dernier s’est
installé, face à son éruptive compagne, dans le rôle du pire des sourds, celui
qui ne veut pas entendre. Mis en garde par de nombreux mensonges, il
préfère n’en pas croire ses oreilles. Ou, s’il finit par les tendre cependant, ce
n’est que pour écouter la voix du souvenir, qui installe sa distance
protectrice :

Dans le charme qu’avait Albertine à Paris, au coin de mon feu,


vivait encore le désir que m’avait inspiré le cortège insolent et fleuri
qui se déroulait le long de la plage et […], en cette Albertine
cloîtrée dans ma maison, loin de Balbec, d’où je l’avais
précipitamment emmenée, subsistaient l’émoi, le désarroi social, la
vanité inquiète, les désirs errants de la vie de bains de mer. (Pr, 60)

On le voit, ce grand claustrateur est aussi un grand castrateur. Bien au


chaud, au coin du feu, son amie dans les bras, il n’a rien de plus pressé que
de censurer leurs désirs réciproques. Le temps des élans primesautiers serait
donc révolu  ! Est-ce vraiment l’impression que nous laisse l’Albertine de
La Prisonnière, si avide de la vie qui passe ? On croit surtout comprendre
que ce grand bourgeois de Marcel exorcise ici sur un mode très dénégatif la
peur que lui inspirent les impulsions de son amie. Le caractère éruptif,
erratique et pour tout dire anarchique de ces dernières l’effarouche et ne
saurait manquer de répugner à sa personne douillette. De plus, notre jeune
bourgeois pressent que, derrière la demi-sauvagerie de ces élans, pourrait se
dessiner l’image d’une autre anarchie, bien plus collective. Par litote, elle se
voit ici nommée «  désarroi social  »  : les classes d’ordre, vers 1900, ne
pouvaient qu’en redouter l’expansion.
Le désarroi en cause n’est pourtant pas celui des révolutions, qui n’ont
pas coutume de naître sur les plages. Il commence avec cet effacement des
lignes de démarcation entre classes et castes que favorisait la vie de
vacances et il se peut qu’il n’aille pas au-delà. Balbec est en ce sens un
laboratoire où, à la faveur de tout un relâchement des mœurs, les
distinctions de classe se brouillent, laissant libre cours aux prétentions et
aux appétits des « ordres inférieurs ». Et, comme on le verra plus loin, les
représentants de la classe moyenne s’engouffrent allègrement dans la
brèche. Albertine est du nombre. A la faveur de quoi, le romancier en vient
tout naturellement à indexer la question de son appartenance sexuelle
comme toute son aura érotique sur la conjoncture historique, faisant
étroitement voisiner les « désirs errants » avec le « désarroi social ».
Mais n’anticipons pas et tenons-nous-en à l’adhésion intensive au
présent dont fait preuve la jeune femme à travers sa demande exigeante du
plaisir. L’expression la plus soutenue en est cette érotomanie que lui prête le
2
roman. Gilles Deleuze croit même Albertine habitée d’une folie qu’il juge
comparable à celle du grand pervers qu’est Charlus. C’est pourtant
davantage à Robert de Saint-Loup, dont elle partage l’ambivalence sexuelle,
la furia, le sens héroïque de la perte, qu’elle nous ferait penser. L’un comme
l’autre ne s’emploient-ils pas dans la Recherche à redistribuer les rôles du
masculin et du féminin avec pour souci perceptible d’assurer une meilleure
harmonie entre les êtres ?
Jusqu’où la belle Albertine, errant parmi hommes et femmes, a-t-elle
consommé l’amour  ? On n’en sait rien après tout, hors la mention de
quelques caresses, ici et là. Et peut-être même, si la virginité s’étend au-delà
de celles-ci, meurt-elle intacte. Ce serait pour elle une autre façon de
perpétuer le présent. Ainsi, et tout comme l’aujourd’hui mallarméen, elle
serait « vivace » en deux sens. Allègre et vive mais affirmant la pérennité
de l’aujourd’hui dans son intense surgissement.

Génération impressionniste

L’adolescente Albertine accède à la vie romanesque sous un signe clair :


l’impressionnisme. Le caractère mobile et instantanéiste de son personnage
est là pour en témoigner. Évitant les transpositions hasardeuses, gardons-
nous pourtant de rapporter trop précisément sa « fabrique » à une technique
picturale définie. On a beaucoup dit, il est vrai, que chez Proust le style et la
manière descriptive étaient de facture impressionniste. Samuel Beckett, par
exemple, le fait apparaître avec une particulière subtilité, y trouvant
prétexte à jeter un pont entre le romancier français et Dostoïevski (dont
Albertine fait la découverte en compagnie de Marcel  !) 3. Dans notre
optique, il est plus judicieux de noter que la jeune fille se déploie dans le
climat de la « nouvelle peinture », avec tout ce que celle-ci a pu accumuler
sur elle de représentation mythique, de charge symbolique, des origines à
4
aujourd’hui . Elle est comme un personnage même de cette peinture, tel
que, avec ses attributs singuliers, les connotations dont l’écrivain l’entoure,
on la verrait aisément figurer dans un tableau de Renoir, de Monet ou de
Whistler, pour citer ici quelques-uns des peintres réputés avoir inspiré le
personnage d’Elstir.
Partons d’Elstir précisément. Depuis son atelier balbéquien, il parraine
véritablement la jeune fille, favorisant ses amours avec Marcel.
Discrètement, tranquillement, il leur transmettra d’ailleurs à l’un et à l’autre
quelques leçons de sagesse comme il transmet ses théories sur la peinture.
Et ce n’est pas peu que, au moment où le héros désespère de faire la
connaissance de la «  jeune cycliste  » et où il rend visite à Elstir par une
sorte de résignation, il voie subitement la gamine s’encadrer dans la fenêtre
de l’atelier et saluer gaiement le peintre en amie. A ce moment précis où il
ne restera plus au jeune homme qu’à faire la connaissance de la jeune fille
dans le même atelier, Albertine est offerte « en tableau » à Marcel, en des
termes qui poussent le démarquage impressionniste jusqu’au kitsch  : «  et
dans ce sentier fortuné miraculeusement rempli de douces promesses, je la
vis sous les arbres adresser à Elstir un salut souriant d’amie, arc-en-ciel qui
unit pour moi notre monde terraqué à des régions que j’avais jugées jusque-
là inaccessibles. » (JF, 407)
Double don, offrande conjointe  : Elstir va faire découvrir à Marcel sa
peinture en même temps qu’il lui donnera l’adolescente à connaître. Selon
le texte, l’une ne va pas sans l’autre. Mieux  : de l’une à l’autre, le roman
crée ce lien fort qui passe par Elstir et consiste en un goût partagé du peintre
et de sa protégée pour la toilette et toutes les formes de l’élégance. Mais,
bien entendu, le héros et son narrateur ont de quoi s’étonner de tout cela.
Comment le peintre tant admiré peut-il prêter attention à une gamine futile
et accorder crédit à des curiosités de coquette, se dit le premier ? Comment
le génie qui révolutionne les lois de la perspective et opère très
métaphoriquement sur les «  illusions optiques  » peut-il s’enticher des
chapeaux et ombrelles que portent les élégantes sur les hippodromes et
s’éprendre de la décoration intérieure d’un yacht, se demande le second ? Et
c’est un peu comme si, à travers l’étonnement de l’un et de l’autre, Proust
manquait à ce qu’il révèle. Soucieux de transcrire largement, et non sans
quelque méprise interprétative quant aux conceptions de l’école du plein air,
les théories elstiriennes, il consacre de longues pages au procédé de la
«  métaphore métonymique  » voulant que, dans telle marine, terre et mer,
par un effet de perspective, échangent leurs qualités (JF, 400-405). En
revanche, il glisse rapidement et avec une condescendance goguenarde sur
les similitudes qu’Elstir aperçoit entre sa propre passion du moderne et le
goût de l’élégance qu’affiche Albertine, son sens de la mode. C’est
clairement à la jeune fille que le peintre dédie son éloge de la petite
ombrelle blanche de Mlle  Léa, éloge qui recèle en ellipse toute une
célébration de l’attitude moderniste :

[…] Ce qu’il y a de joli dans nos yachts […] c’est la chose unie,
simple, claire, grise qui par les temps voilés, bleuâtres, prend un
flou crémeux. Il faut que la pièce où l’on se tient ait l’air d’un petit
café. Les toilettes des femmes sur un yacht, c’est la même chose ; ce
qui est gracieux, ce sont ces toilettes légères, blanches et unies, en
toile, en linon, en pékin, en coutil, qui au soleil et sur le bleu de la
mer font un blanc aussi éclatant qu’une voile blanche. […] Aux
courses, Mlle  Léa avait un petit chapeau blanc et une petite
ombrelle blanche, c’était ravissant. Je ne sais pas ce que je
donnerais pour avoir cette petite ombrelle.(JF, 461)

S’opposent dès lors dans la même séquence balbéquienne deux


conceptions de l’art nouveau. Tandis que le narrateur proustien décrivant les
« marines » d’Elstir s’acharne à exposer la plus technique et la plus savante,
c’est-à-dire aussi la plus fabriquée, le peintre rejoint la pétulante Albertine
qui vibre à la description des scènes de yachting et de courses de chevaux
pour mettre en avant une perception beaucoup plus candide et plus simple
du beau moderne. Et c’est tout un programme qu’Elstir exprime de la sorte
alors qu’il ne fait rien d’autre que célébrer le blanc si rare de l’ombrelle de
Mlle Léa. C’est à une vérité intime de l’art nouveau qu’il touche et qui peut
se résumer en deux traits. D’une part, le beau se définit désormais par son
pouvoir de surgissement et d’évidence, toujours inscrit dans un contexte et
indexé très «  photographiquement  » par le détail ou l’aspect singulier. De
l’autre, il se rend dépendant de cette aura que lui procure certaine qualité de
vie que l’artiste n’a qu’à recueillir et à transcrire. Ce qui est à la fois bien
plus simple et bien plus complexe que d’entrecroiser métaphoriquement les
constituants élémentaires du paysage.
Entre la conception savante du narrateur et celle «  spontanéiste  »
d’Albertine, le divorce n’est cependant pas complet. Et c’est peut-être
l’étrange portrait de Miss Sacripant, que Marcel découvre caché dans
l’atelier d’Elstir et que le narrateur commente, qui permet de réduire
l’hiatus. Relevant de la manière antérieure du peintre, le portrait figure
5
Odette de Crécy en un demi-travesti équivoque . Il annonce fortement
l’impressionnisme version albertinienne en ce qu’il se voue à dire la mise
en scène d’un corps par le vêtement, mais de telle manière que chacune des
pièces de ce vêtement soit en quelque sorte traitée en elle-même et pour
elle-même, dans toute son intensité. Mais il rejoint la version de la même
peinture que défend le narrateur en ce que l’ambiguïté sexuelle de la miss
est comme un équivalent des illusions d’optique que présupposait la
technique des métaphores. Ainsi se recoupent les deux points de vue dans
une fusion de l’effet d’aura et de l’effet d’ambiguïté. Toute Albertine est là ;
intense, double, fugace, elle tient de la demoiselle Sacripant :

Le long des lignes du visage, le sexe avait l’air d’être sur le point
d’avouer qu’il était celui d’une fille un peu garçonnière,
s’évanouissait, et plus loin se retrouvait, suggérant plutôt l’idée
d’un jeune efféminé vicieux et songeur, puis fuyait encore, restait
insaisissable. (JF, 413)
Scènes de yacht, de courses ou de théâtre, une mythologie d’époque se
déploie autour d’Odette jeune, de Léa, d’Albertine. Elle fera même de cette
dernière un personnage de déjeuner sur l’herbe (les pique-niques des Jeunes
filles en fleurs) et, pourquoi pas, d’Olympia (les sommeils de La
Prisonnière). Cette mythologie n’a plus l’épaisseur sensuelle et positive de
ses antécédents zoliens. Aussi récuse-t-elle la grande mise en scène cadrée,
les ensembles, la redondance et l’éternel retour du « métaphysique ». D’un
matérialisme cru et spontané, elle s’exprime en accents soudains et en
lignes de fuite. Mais, comme on l’a vu, elle a ses méthodes d’accentuation
bien à elle qui se traduisent par la pluralisation des figures de l’être. De
moment en moment, celui-ci renaît différent, au gré de ses descriptions
multiples. Une sérialité figurative en découle  : série des filles, série des
Albertine, série des fragments du corps, série des points de beauté, etc. Le
personnage s’éparpille  ; il présente des facettes variables et même
contradictoires ; au terme, il se retrouve sans identité stable.
Se reconnaît ici la conception «  phénoménologique  » qui préside au
roman et veut que tout objet soit saisi en aspects à travers la conscience
mobile d’un sujet. Mais, avec Albertine, ce point de vue s’accentue parce
que le romancier a voulu faire d’elle un être en constante dérobade. Dans
La Prisonnière, on verra même cette conception s’exacerber en psychologie
d’occasion, prompte à dénoncer certaine hystérie féminine («  quelques
jours après, nous regrettons de nous être tant confiés, car la rose jeune fille
rencontrée nous tient la seconde fois les propos d’une lubrique Furie » [Pr,
57]). L’être impressionniste est ainsi menacé de se perdre soit dans
l’insignifiance de ses détails (où se trouve donc placé le grain de beauté de
la cycliste aux tempes mauves ?), soit dans l’anarchie de ses contradictions.
Expression et contenu, l’impressionnisme ne prend sens dans la
Recherche ni comme pratique esthétique –  ou alors secondairement  – ni
comme objet de controverse. Il assure la double fonction de climat mental
et d’horizon de référence. Au total, il vaut comme vaste connotation. La
petite ombrelle blanche de Mlle Léa ou le portrait de miss Sacripant en sont
les emblèmes. L’un et l’autre condensent sur eux bien des significations
activées par le premier séjour à Balbec et que la suite des épisodes
relancera. Mais, bien plutôt que de renvoyer à une école de peinture ou d’en
dire la portée, ils soutiennent la mise en valeur d’un personnage qui, chemin
faisant, deviendra lui-même l’équivalent symbolique de cette peinture et,
comme tel, le porteur d’une nouvelle culture.

Le roman par surprise

Il est donc un être impressionniste d’Albertine. Être d’une esthétique et


d’un mode de perception. Être, par extension, d’un comportement
symbolique qui retentit sur le déroulement même du récit. Elle est ce
personnage qui fait écrire au romancier « autre chose que ce qu’il comptait
dire ». Car la naïade de Balbec exerce d’emblée un étrange pouvoir sur le
roman, qui est de contrarier sa logique narrative. S’il n’est jamais vraiment
de personnages libres, certains pourtant semblent plus que d’autres déjouer
la mainmise de l’auteur sur son texte. La jeune fille est de ceux-là. Aussi
projette-t-elle sur la seconde partie de la Recherche (Le Temps retrouvé
excepté) un halo de liberté. De toutes les figures du roman, elle est, avec
Charlus, celle qui incarne le plus une certaine autonomie, alors même que
l’un et l’autre passent pour des êtres enchaînés à leur vice. Cette autonomie
provient du mode de composition du roman mais elle se renforce de tout ce
qui caractérise le personnage.
Son effet majeur sera de compromettre la structure déterministe qui
préside à toute narration romanesque. Certes, depuis le début de la
Recherche, Proust a pris avec ce déterminisme plus d’une liberté. Il ne s’en
est jamais tenu à un ordre narratif rigoureux, usant librement de la
digression et préférant mêler les causalités contraignantes du récit avec les
libertés de l’essai. On sait de plus qu’il a fréquemment joué d’effets de
surprise –  comme ceux que Roland Barthes a décrits sous le nom
d’inversions et qui, jouant de la méprise sur l’identité véritable de certains
personnages, introduisent un trouble ironique dans le sérieux de la
6
représentation . Il faut cependant attendre l’arrivée d’Albertine pour que
pareilles libertés se généralisent, jusqu’à faire que, dans La Prisonnière, le
fil narratif se distende complètement.
Tout cela rejoint l’adhésion éperdue de l’héroïne à l’actuel et à
l’immédiat. Parce que Albertine inaugure en texte un rapport au monde qui
déjoue la part la plus instituée des pratiques sociales, elle est aussi celle
dont une narration bien ordonnée ne peut plus exactement contenir le
destin. L’adolescente impromptue brise la chape  : sa mort même est
légèreté. Elle n’est pas tributaire davantage de l’hérédité aristocratique ou
du besoin bourgeois de conquête et de pouvoir, ces deux références dont le
héros est tout imbu quand il la rencontre. Le plan de vie qu’on lui devine,
Proust l’a voulu beaucoup plus fluctuant. Rien d’étonnant à ce que La
Prisonnière soit découpée en journées. Rien d’étonnant à ce que le
personnage soit toujours là sans y être et ne nous soit connu que de biais, à
travers lettres, sommeils, rencontres manquées. Comme si temps et espace
avaient cessé d’être des catégories stables. Dans Albertine disparue, parlant
de l’amante défunte, Proust accentuera encore la modernité fractionnée de
son personnage en comparant le souvenir qu’en conserve le héros à une
suite de photographies déposées en sa mémoire et dispersant l’image aimée.
Oui, Albertine l’instantanée est photographique.
Bref, avec elle et profitant de ses propriétés mobiles, le romancier met
l’accent sur une contingence dont il avait tâté déjà mais dont il assure ici
l’expansion tous azimuts. Cette contingence s’origine dans le processus
d’indexation que l’on vient de mettre au jour. Elle tient à la manière
analogique et quasiment spéculaire par laquelle Albertine se définit.
L’adolescente tient du caméléon : elle se colore différemment au gré de ses
rencontres et de ses découvertes. Mais, dans la foulée, elle va subvertir les
séries qu’elle connote de la sorte. Ainsi elle nous apprend que, champions
d’un ordre héréditaire et «  nécessaire  », les Guermantes et leurs alliés
grands bourgeois ont perdu beaucoup de la maîtrise qu’ils exhibent encore.
Que l’ascension par les femmes a fait son temps. Que, face à la recherche
hystérique de la distinction et du prestige, il en est une autre, soucieuse de
chemins de traverse. Que l’art d’avenir n’est plus d’élite et de salon mais de
plein air et de public élargi. Et tout cela mis ensemble, on voit s’ébaucher
autour d’elle un espace social inédit qui, d’être atypique et atopique, ouvre
à tous les possibles.
Aux manifestations d’une contingence, Proust a donné les formes les
plus variées. Mais presque à tout coup, voulant briser avec la nécessité dans
ce qu’elle a de plus visible, il choisit de conjuguer l’anodin avec l’inédit.
On sait combien existe chez lui la tentation de s’égarer dans le détail et à
glisser parfois à l’insignifiance. Il est bien à cet égard le contemporain des
romanciers de la décadence ou des tenants du « stream of consciousness »
qui ont entraîné le récit romanesque vers sa dilution. Mais, à leur différence,
il finit toujours par se reprendre et par éviter l’écueil de l’égarement dans le
rien, en rehaussant l’anodin d’une note d’imprévu. Chez lui, le fait de peu
est saisi dans son étrangeté et arraché à la banalité pour accéder de la sorte à
un événementiel tout à fait spécifique. Dès ce moment, le surprenant peut
emprunter deux voies  : soit il porte le contingent à l’incandescence du
poétique, soit, et plus souvent, il le ramène à une nécessité sournoise, celle
d’un sens caché, d’un inconscient. Tout l’albertinisme est là, en un sens. Il
coïncide avec la multiplication des petites ruptures «  scandaleuses  ». Un
élément anecdotique se glisse  ; incongru, il est scruté, déplié  ; dilatation
momentanée du texte ; puis la boucle se referme. Ainsi l’extraordinaire se
trouve prélevé sur le plus quotidien et le plus routinier. Instantané, pulsion,
flirt, hors de toute morale. Albertine ou la gloire d’une contingence, entre
Renoir et Rohmer.
Avant elle, d’autres personnages de la Recherche ont cultivé ce genre de
petits éclats, qui étaient comme les sautes d’humeur du texte. Songeons aux
insolences paradoxales d’Oriane de Guermantes, aux foucades
provocatrices de Charlus, à la furia francese de Saint-Loup. La trame
romanesque est criblée de leurs écarts. Marcel, de son côté, n’a jamais été
avare de fantaisies et de caprices, telle cette envie compulsive et drôle
d’approcher «  la femme de chambre de la baronne Putbus  », personne
réputée désirable mais jamais rencontrée et dont l’existence se fait
incertaine à mesure que l’on va. Il faut qu’il soit pourtant dans la stricte
orbite d’Albertine avant que de se faire le complice de purs avènements qui
subvertissent le cours normal du récit.
Soit cet exemple subtil et simple à la fois de détournement du texte et de
surgissement de l’inopiné. Nous sommes dans le petit train qui conduit les
fidèles du clan Verdurin à la Raspelière et la demoiselle qui survient dans le
wagon n’est jamais qu’un double de l’héroïne :

A Saint-Pierre-des-Ifs monta une splendide jeune fille qui,


malheureusement, ne faisait pas partie du petit groupe. Je ne
pouvais détacher mes yeux de sa chair de magnolia, de ses yeux
noirs, de la construction admirable et haute de ses formes. Au bout
d’une seconde elle voulut ouvrir une glace car il faisait un peu
chaud dans le compartiment, et ne voulant pas demander la
permission à tout le monde, comme seul je n’avais pas de manteau,
elle me dit d’une voix rapide, fraîche et rieuse  : «  Ça ne vous est
pas désagréable, Monsieur, l’air ? » […] Et après, sans se déranger
de sa place : « La fumée, ça ne gêne pas vos amis ? » et elle alluma
une cigarette. A la troisième station elle descendit d’un saut. Le
lendemain, je demandai à Albertine qui cela pouvait être. […] «Je
voudrais tant la retrouver !, m’écriai-je. – Tranquillisez-vous, on se
retrouve toujours », répondit Albertine. Dans le cas particulier, elle
se trompait ; je n’ai jamais retrouvé ni identifié la belle jeune fille à
la cigarette. (SG, 276)

Esquisse exquise. Effet de réel si l’on veut. Et pourtant même pas, car il
n’a ni tenant ni aboutissant. Cette « jeune fille à la cigarette » est, en texte,
comme un don pur de l’imagination et des mots, comme une fantasmagorie,
cigarette comprise. D’un autre côté, et après avoir ainsi coupé la fugace
image de toute nécessité, le passage invite d’emblée à sa remotivation en
permettant que sautent à l’esprit les similitudes entre Albertine et la jeune
fille du train. Attirance, rivalité, jalousie, tout cela couve. Mais, par un
ultime trait d’ironie, Proust renvoie le destin au hasard et l’éventuelle
nécessité au contingent : « Je n’ai jamais retrouvé… » On retiendra aussi de
la courte séquence que, des Jeunes filles en fleurs à Albertine disparue, il
n’est chez Proust d’événement aléatoire qui ne soit pris dans la boucle d’un
désir, comme de ce qui, toujours, revient.
Sortie de nulle part, renvoyée aussitôt au néant, la jeune fille du train est
comme un hapax textuel. De ces «  hapax  », il en sera d’autres mais bien
moins purs en ce qu’ils touchent aux relations amoureuses des deux héros.
Saisissant, l’effet de surprise ou de décalage repose cette fois sur
l’affleurement quasi violent d’un non-dit du roman. Surprise déjà lorsque
Albertine qui s’est mise en défaut et rentre en retard fait précéder sa venue
d’un singulier message écrit, expédié en voltige (Pr, 147). Surprise lorsque,
inopinément et par deux fois, la jeune femme énonce le prénom de Marcel,
censuré par le restant de la Recherche (Pr, 67 et 147). Surprise lorsque, par
exception dans un discours pudique, le narrateur dévoile le corps de la jeune
maîtresse (Pr, 71). Surprise lorsque, à rebours encore, Albertine est crûment
figurée dans sa lascivité («  c’est comme une chienne encore qu’elle
commençait aussitôt à me caresser sans fin  » [SG, 408]) 7. Chaque fois,
c’est comme si le récit libérait un détail jusque-là contenu pour sa gênante
obscénité. L’hapax s’est mué en lapsus.
Sortant le roman de son déterminisme, la contingence se fait expression
d’une liberté érotique autant qu’esthétique. En ce sens, les effets de surprise
sont autant de petites levées de tabou à l’intérieur d’un univers sur lequel
pèse encore le couvercle de la conformité. Et elles paraissent d’autant plus
efficaces que, minuscules déflagrations au sein d’un système fort, elles se
font discrètes et narquoises. On ne peut ignorer toutefois ce qu’elles
recèlent de violence retenue et même de volonté profanatrice. Depuis
Bataille, nous savons mieux combien Proust est guetté par le vertige du mal
et combien il sait faire de la transgression la condition du bien.
Oui, Proust, en maints endroits, dépose de petites bombes textuelles par
l’entremise d’Albertine et de son dévoué Marcel. Sa malignité excelle à leur
donner un cachet d’innocence : non contents de sembler futiles, beaucoup
de ces menus esclandres se dotent d’un air farce ou bon enfant. Ainsi, dans
les exemples qui suivent, la charge libidinale conjugue à tout coup et de
façon piquante l’alimentaire avec le sexuel. Pulsion phallique, pulsion
phagique, l’une valant pour l’autre. Proust mangeur ? Très oral en tout cas.
Et soucieux d’assurer en douce, suivant la pente du contingent, une dérision
du grave. Montrons, à la faveur de quelques séquences érotico-nourricières,
comment il s’y laisse entraîner par paliers jusqu’à glisser vers une limite
inquiétante pour l’économie même du roman et, mine de rien, tout autant
pour son éthique.
A un premier stade, il n’est de surprise que dans un anodin
promptement dilaté en moment de jouissance. Beaucoup de saveur pour peu
de savoir. Mais, sensuel, l’alimentaire se branche sans retard sur un désir en
acte qui mêle ingénument considérations de savoir précieux et trouble
rémanence amoureuse, celle-ci se glissant sous celles-là. Ainsi le profil
ancien de Gilberte vient se surimposer dans l’équivoque aux silhouettes
albertiniennes :
Mes amies préféraient les sandwiches et s’étonnaient de me voir
manger seulement un gâteau au chocolat gothiquement historié de
sucre ou une tarte à l’abricot. C’est qu’avec les sandwiches au
chester et à la salade, nourriture ignorante et nouvelle, je n’avais
rien à dire. Mais les gâteaux étaient instruits, les tartes étaient
bavardes. Il y avait dans les premiers des fadeurs de crème et dans
les secondes des fraîcheurs de fruits qui en savaient long sur
Combray, sur Gilberte, non seulement la Gilberte de Combray, mais
celle de Paris aux goûters de qui je les avais retrouvés. (JF, 465)

A l’inverse, on peut avoir glissement de l’érotique à l’alimentaire au gré


d’une intention sacrilège plus marquée. Une langue toute lubrique se fait
pain théologique et rédempteur :

chaque soir, fort tard, avant de me quitter, elle glissait dans ma


bouche sa langue, comme un pain quotidien, comme un aliment
nourrissant et ayant le caractère presque sacré de toute chair à qui
les souffrances que nous avons endurées à cause d’elle ont fini par
8
conférer une sorte de douceur morale. (Pr, 4)

De tels instantanés créent de petits îlots clos sur eux-mêmes et à


l’intérieur desquels s’échangent toutes sortes de choses. Un plaisir y
dialogue avec un autre. L’érotique s’y retranscrit en poétique. Mais tout est
dans la façon dont la note «  morale  » vient se glisser dans l’observation
sensorielle et sensuelle. Les «  gâteaux instruits  » ou «  la langue
nourricière » sont bien plus qu’eux-mêmes. Leur matérialité assumée fonde
une perception matérialiste au sens où ils renvoient à l’histoire d’un sujet et,
par-delà, à une inscription sociale. Ils n’ont de sens que reliés à des
pratiques de table et de lit, c’est-à-dire à des pratiques de classe. Et quelque
chose du futur Francis Ponge semble ici se faire jour.
A côté de ces petits inserts très vifs, la surprise proustienne se réserve
de faire événement en recourant à plus d’ampleur et d’emphase. Toute une
orchestration est alors requise. Pour satisfaire au principe de contingence, le
texte cette fois se débride, procède par excès, donne dans une surenchère
qui, à tout coup, passe par l’ironique et par l’érotique. La déréalisation le
guette alors, comme si l’écrivain l’abandonnait à un mouvement incontrôlé,
spontané et factice tout ensemble.
Un des hauts lieux de l’albertinisme, à cet égard, est sans conteste cette
double page de La Prisonnière où l’héroïne, après avoir prié Marcel de lui
acheter des crèmes glacées chez Rebatet ou ailleurs, célèbre celles que l’on
faisait alors en forme de monuments. Or, Proust va porter cette grande
performance orale sur deux plans singuliers. D’une part, il prête à la jeune
femme un discours totalement équivoque où la description des glaces ne
cesse de prendre une signification égrillarde, riche en allusions fellatoires
(« Ils font aussi des obélisques de framboise qui se dresseront de place en
place dans le désert brûlant de ma soif et dont je ferai fondre le granit rose
au fond de ma gorge qu’ils désaltéreront mieux que des oasis » [Pr, 120]).
Et se mêle à la provocation un plaisir teinté de sadisme. D’autre part,
l’écrivain confère au discours du personnage une élégance maniérée qui
rappelle furieusement la sienne propre et tout un métaphorisme digne de
l’amateur de haies d’aubépines et de poiriers en fleur. Nous sommes en
plein auto-pastiche, un pastiche d’ailleurs avoué (« ces paroles du genre de
celles qu’elle prétendait dues uniquement à mon influence, à la constante
cohabitation avec moi, ces paroles que pourtant je n’aurais jamais dites,
comme si quelque défense m’était faite par quelqu’un d’inconnu de jamais
user dans la conversation de formes littéraires. » [Pr, 119-120]). Et le renvoi
furtif à Elstir ou telle allusion à Bergotte ne font qu’aggraver le caractère
9
autoréférentiel du passage .
Mais l’aspect autotélique, plutôt que de réduire la part de violence, se
contente de la déréaliser en douce. L’envie irrépressible de déguster des
crèmes glacées armoriées, le rire cruel et voluptueux, le métaphorisme
bariolé, tout est là pour donner un sentiment de pure dépense, langagière en
même temps qu’érotique. Le discours a perdu ses balises  ; le roman est
saisi, avec son personnage, d’une sorte de folie  ; la lubricité d’Albertine
s’épanche somptueusement. On atteint à un comble, où toute détermination
paraît superflue. Comble du comble pourtant  : in extremis, rompant avec
son sujet, la «  divagatrice  » la ramène et, assimilant glaces et eaux
gazeuses, parvient à remettre sur le tapis les souvenirs gomorrhéens de
Montjouvain (« A Montjouvain, chez Mlle Vinteuil, il n’y avait pas de bon
glacier dans le voisinage, mais nous faisions dans le jardin notre tour de
France en buvant chaque jour une autre eau minérale gazeuse » [Pr, 121]).
Au moment où Marcel s’en alarme, le lecteur est induit à relire la totalité du
passage comme vaste défi adressé au jaloux. Cette fois, on ne peut s’y
tromper, un violent rétablissement causal s’est produit, réduisant la part de
liberté de la postulation première.
Curieusement, ce sentiment suspicieux qui fonctionne comme frein à la
spontanéité du récit peut a contrario se faire facteur de dérive narrative et,
en conséquence, susciter sa propre contingence. Tel est le cas de plus d’un
propos paranoïaque que l’on voit se perdre dans de si minutieux détails et
prêter valeur d’indice à tant de petits faits que l’on finit par ne plus savoir à
quelle exigence il répond. Si tout est signe, plus rien n’est signe. Nous
songeons ici à une scène de goûter dans La Prisonnière sur laquelle nous
reviendrons plus avant. Albertine s’y livre à une drague oculaire intense au
plus près d’une séduisante pâtissière mais sans autre résultat que d’éveiller
les soupçons de son compagnon, qui, ne sachant trop où donner de la tête,
finit par retourner son irritation contre la belle indifférente (Pr, 391-392).
On voit ici la nécessité se déliter dans une situation absurde où la drôlerie à
la douleur se mêle. Une surdétermination entre en jeu qui, d’être
pathologique ou tout comme, réduit ses effets à rien ou presque.
C’est sur ce mode tragique et cocasse que l’albertinisme jette ses
derniers feux. Notons encore que, dans ladite scène, la fixation jalouse
n’empêche pas le propos de s’épandre en chemins de traverse mais, bien au
contraire, semble l’y inciter. Libido pâtissière, touches poétiques,
observations vives sur les rapports de pouvoir et de domination, tout s’y
retrouve. Comme dans le cas précédent, une jubilation un peu folle s’est
emparée de l’écriture.

Un savoir de rencontre

Le roman proustien est sous l’empire d’une contingence comme Marcel


est sous l’empire d’Albertine. C’est-à-dire fortement mais aussi avec des
moments de reprise, de rétablissement, de retour à une plus normale
nécessité. Sous le régime contingent, le récit fait place de manière
inaccoutumée à l’accessoire et à l’accidentel. Il procède par surprises, qui
sont à l’origine de ses dérives, grandes ou petites. Un effritement de la
détermination en résulte qui gagne de larges pans du texte. On a vu quel en
était l’effet de structure. Il y aurait lieu de faire la différence à ce propos
entre le déficit de causalité qui affecte le comportement des personnages
(Albertine est incohérente) et celui qui atteint la narration même (le
narrateur bifurque, s’égare, dilue,  etc.). En fait, outre que les deux se
confondent à l’occasion, le plus vrai est de dire que Proust les fait alterner
mais en une relation spéculaire  : plus l’intempestive héroïne agit dans le
texte et plus, parallèlement, le narrateur semble céder à la pente du
contingent et de l’arbitraire dans ses façons de dire. Toujours est-il que la
causalité romanesque globale s’en trouve distendue, affaiblie, inquiétée. Le
fil de l’histoire se développe en boucles nombreuses jusqu’à s’égarer. Il ne
s’agit pourtant pas d’absolue gratuité. Tout le débat sur la composition de la
Recherche est ici en arrière-plan : roman construit ou non ? Le texte est sans
nul doute soumis à un programme et à son ordre. Mais, en certaines de ses
parties, il n’a de cesse qu’il n’ait perturbé la logique du récit en même
10
temps que les schémas de la psychologie classique .
C’est dans cette optique que Proust a joué d’un personnage qui s’y
prêtait et des relations que le héros entretenait avec lui pour mettre en action
tout un dispositif du détail surprenant et du moment dilaté. Voyons bien
qu’il ne s’agit pas là d’effets de réel au sens où L’Éducation sentimentale
flaubertienne, pour prendre un exemple, les cultive avec système. Si ces
effets, communs au roman réaliste, distendent le récit, c’est néanmoins pour
en redoubler le sens et donc pour en valider l’ordre de succession. Rien de
cela ici. L’excursus-surprise entend déjouer la redondance, la prévision,
voire la vraisemblance. Il est de l’ordre à la fois d’une déviation du cours
des choses et d’un suspens des probabilités. Albertine est cet agent
médiateur qui a pour rôle, par une pratique jouée de la liberté, de faire
« flotter » le roman.
Comme l’ont montré la plupart des passages cités, ce flottement est
pourtant passager. Et c’est toujours comme si, en fin de parcours, une
logique seconde renouait avec le sens, le réinsérait dans une trame. Mais ce
retournement n’a rien d’inattendu et il n’est même pas besoin d’un arrière-
plan jaloux pour le justifier. Considérons de plus près le principe de la
surprise proustienne. A l’origine survient presque toujours une rencontre, de
préférence inopinée. Les rencontres fleurissent dans la Recherche comme
dans les plus mauvais feuilletons. Mais chez Proust elles ne semblent pas
relever d’un destin. Pas de coïncidences heureuses (ou malheureuses) : nous
sommes dans la pure vacance, à l’origine des choses. Et tel est
l’événement  : une échappée hors de l’histoire, une reprise à neuf. Mais
l’excitant de la situation est qu’elle finit par offrir un objet à connaître. Et
donc l’interprétation fait retour. Mais elle le fait cette fois dans l’euphorie
que suscite la découverte d’une réalité neuve, libérée des plus lourdes
contraintes.
Toute rencontre fait donc doublement événement en ce qu’elle rompt
avec le cours des choses tout en y ramenant par le biais. La moindre d’entre
elles peut générer un étonnant travail du sens :

je fus abordé sur la digue par une jeune fille portant un toquet et un
manchon, si différente de celle que j’avais vue à la réunion d’Elstir
que reconnaître en elle la même personne semblait pour l’esprit une
opération impossible […]. D’autre part, me souvenant à ce
moment-là des « bonnes façons » qui m’avaient frappé, elle me fit
éprouver l’étonnement inverse par son ton rude et ses manières
«  petite bande  ». Au reste la tempe avait cessé d’être le centre
optique et rassurant du visage, soit que je fusse placé de l’autre
côté, soit que le toquet la recouvrît, soit que son inflammation ne fût
pas constante. […] En parlant, Albertine gardait la tête immobile,
les narines serrées, ne faisait remuer que le bout des lèvres. Il en
résultait ainsi un son traînard et nasal dans la composition duquel
entraient peut-être des hérédités provinciales, une affectation
juvénile de flegme britannique, les leçons d’une institutrice
étrangère et une hypertrophie congestive de la muqueuse du nez.
(JF, 439-440)

Contingence  : le texte s’égare en infimes précisions descriptives, que


l’on peut tout juste concéder à la curiosité amoureuse. Nécessité : le texte
multiplie, à propos d’une tempe et d’un son de voix, les petites hypothèses
explicatives (les « soit que », les « peut-être »), justifiant ainsi l’insistance
de «  l’enquête  ». Au passage s’improvise une sociologie qui porte sur
l’accent traînard des jeunes filles snobs et sur la valeur qu’il convient de lui
donner. En cette occurrence à nouveau, contingent et nécessaire sont
indissolublement mariés, faisant du premier la condition du second.
De telles irruptions ponctuelles du savoir s’originent dans le concret le
plus local. Mais, aux yeux de Proust, elles retirent de leur candeur et de leur
immédiateté une supériorité manifeste. Nées dans la surprise, vierges de
toute empreinte, elles captent la vérité des choses sans le filtrage intellectuel
ordinaire. Cela n’empêche en rien que la règle se dégage du fait, mais
comme en filigrane. Quand le narrateur, à propos de pique-nique, note  :
« Mes amies préféraient les sandwiches et s’étonnaient de me voir manger
seulement un gâteau au chocolat gothiquement historié de sucre ou une tarte
à l’abricot  » (JF, 465), ce sont deux habitus contrastés, deux «  usages de
classe  » qui refluent pour dire comiquement, à propos de pâtisseries, sur
quoi se jouent les différences les plus fines.
Ainsi le veut cette « sociologie de terrain » que Proust pratique à l’envi.
Elle s’appuie sur la conviction que le social est inscrit au plus intime des
choses et qu’il investit nos expériences jusque dans leur détail le plus
quotidien. Elle postule même que ce détail, d’être perceptible dans son
immédiate naïveté, nous en apprend plus sur le monde que n’importe quoi
d’autre. De surcroît, comme toute bonne sociologie, elle est en quête de la
différence au sein du semblable. Son traînard provincial versus son nasal
british : sandwiches versus tartes aux abricots ; amours de jeune célibataire
évaporée et amours de pâtissière organisée. Tout marque ou démarque, tout
classe ou déclasse. Et la passion de Proust ne désempare pas : il faut sans
trêve dégager ces marques distinctives comme s’il fallait faire rendre gorge
au plus infime du réel à l’aune des ordres et des classements. Mais, dans le
même mouvement, ledit sociologue tient tout autant que le multiple est dans
l’unique. De là, l’habitude proustienne des hypothèses explicatives en
cascade (pour rendre compte d’un accent nasal ou de n’importe quelle autre
singularité). Il ne s’agit plus d’isoler parmi plusieurs êtres un même schéma
réitéré mais de montrer complémentairement qu’en un même individu
plusieurs de ces schémas se recroisent, brisant avec l’idée d’identité.
Le romanesque lui-même y trouve son compte. A un déterminisme
lourd, qui relève de l’habitude et de la répétition, il substitue une causalité
latérale, improvisée, légère. Et toujours s’y lit comme la marque d’un signe,
quelque prémonition à l’envers. Alors que tout paraît lumineux, le texte
garde une allure de présage ou de secret. Comment ne pas penser à Stendhal
11
et à ce que Gérard Genette appelait la «  transparence énigmatique   » de
son discours ?

1. «  Naissance de l’adolescence  », dans L’Art d’aimer ou la fascination de la


féminité, p. 135-146.
2. Proust et les signes, spécialement la conclusion intitulée «  Présence et
fonction de la folie. L’Araignée », p. 205-219.
3. Proust, p. 95-103.
4. Luc Fraisse verra plus volontiers Albertine en « femme cubiste », faisant état
de la manière dont elle est portraiturée (Le Processus de la création chez
Proust, p.  209-215). Notre rapprochement avec l’impressionnisme se fonde
davantage sur la façon dont le personnage participe à l’action et est mis en
contexte.
5. Françoise Leriche a donné une excellente analyse de cette séquence des
Jeunes filles en fleurs dans É.David, F.Leriche, R.Mahieu, L’Œuvre d’art,
p. 55-122. Voir spécialement les pages 101-104.
6. R.Barthes, « Une idée de recherche », dans Recherche de Proust, p. 34-39.
7. De telles évocations indiscrètes rappellent tel passage de Du côté de chez
Swann où Marcel, ayant entendu pour la première fois son prénom prononcé
par Gilberte (mais sans toutefois que ce prénom figure dans le texte  !),
suggère au narrateur ce rapprochement « osé » : « j’y ai démêlé l’impression
d’avoir été tenu un instant dans sa bouche, moi-même, nu, sans plus aucune
des modalités sociales qui appartenaient aussi, soit à ses autres camarades,
soit, quand elle disait mon nom de famille, à mes parents, et dont ses lèvres –
en l’effort qu’elle faisait, un peu comme son père, pour articuler les mots
qu’elle voulait mettre en valeur – eurent l’air de me dépouiller, de me dévêtir,
comme de sa peau un fruit dont on ne peut avaler que la pulpe » (396).
8. Ce motif se retrouve repris étroitement et avec insistance dans Albertine
disparue au titre de souvenir  : «  Je revoyais Albertine s’asseyant à son
pianola, rose sous ses cheveux noirs  ; je sentais, sur mes lèvres qu’elle
essayait d’écarter, sa langue, sa langue maternelle, incomestible, nourricière
et sainte, dont la flamme et la rosée secrètes faisaient que, même quand
Albertine la faisait seulement glisser à la surface de mon cou, de mon ventre,
ces caresses superficielles mais en quelque sorte faites par l’intérieur de sa
chair, extériorisé comme une étoffe qui montrerait sa doublure, prenaient,
même dans les attouchements les plus externes, comme la mystérieuse
douceur d’une pénétration. » (79)
9. Emily Eells voit dans ces pages qu’elle analyse remarquablement un
condensé de toute la Recherche en même temps qu’une anti-Recherche
(« Proust à sa manière », p. 105-123). De son côté, Gérard Genette a analysé
cet autopastiche dans Palimpsestes. La littérature au second degré, p.166-
172.
10. On est loin, à cet égard, de cet intellectualisme que Sartre reprochait à Proust
(«  C’est ainsi que Proust cherche perpétuellement à retrouver par
décomposition intellectualiste dans la succession temporelle des états
psychiques des liens de causalité rationnelle entre ces états  » (L’Être et le
Néant, p. 203).
11. Figures II, p. 192.
4

Héritière pourtant

Albertine petite-bourgeoise, c’est un peu la créature échappant à son


créateur ou lui faisant payer ses prétentions et dédains antérieurs. Une
revanche du sort. Le retournement se fait d’autant plus sensible que la
Recherche était jusqu’à l’apparition d’Albertine –  et demeurera dans une
certaine mesure – l’histoire d’une caste qui est aussi une race. Que de fois le
narrateur ne célèbre-t-il pas le haut lignage du clan Guermantes et son
caractère ancestral, fût-ce par la voix de Charlus  ! Chaque membre de la
prestigieuse famille détient quelque chose du trésor commun qu’il exprime
en son corps, son maintien, sa conduite.
Sans doute la plus grande part de cette aura sera-t-elle emportée par la
marée du désenchantement, qui démythifie noms, pays et titres. Mais, en
arrière-plan tout au moins, subsistera certaine conviction raciale s’étendant
jusqu’au monde ancillaire. Pour Proust, les domestiques des villes, dès
qu’ils proviennent du monde des champs, transportent avec eux le terroir
natal. Ainsi de Françoise qui se signale par une qualité de langue et de
mœurs digne d’une haute tradition, qualité qui va d’ailleurs s’altérer au
contact d’une fille « urbanisée ». Le romancier aime à penser que les gens
de vieille souche, seigneurs ou serfs, ont ce privilège de porter en eux
quelque chose de l’originelle nature. Ainsi des deux «  courrières  »
charmantes et drôles du Grand-Hôtel, Céleste et Marie, qui « nées au pied
des hautes montagnes du centre de la France, au bord de ruisseaux et de
torrents […] semblaient en avoir gardé la nature. Marie Gineste était plus
régulièrement rapide et saccadée, Céleste Albaret plus molle et
languissante, étalée comme un lac, mais avec de terribles retours de
bouillonnement  » (SG, 240). On ne s’arrêtera pas trop à ce qui fait la
rémanence idéologique de telles comparaisons naturalisantes. En fait, elles
participent d’une euphorie vitaliste et d’une rêverie identitaire qui incitent
par exemple l’écrivain à soutenir lyriquement que les yeux de la duchesse
de Guermantes sont d’un beau ciel de France l’été.
Albertine Simonet échappe d’emblée à cette vocation héréditaire. Son
apparition impromptue et marine, sa mobilité impressionniste font d’elle un
pur produit de la contingence, comme si elle n’était alourdie d’aucun passé.
Elle n’a pas non plus d’avenir dans un sens  : n’est-elle pas l’éternelle
adolescente que Proust fera mourir jeune pour la préserver de la malédiction
du vieillissement et des traits qui se figent de pompéienne façon ? Certes,
ses « sœurs » et elle, dans leur beauté, émanent du lent travail séculaire des
bourgeois avares. Mais ce travail n’a rien de visible ou de concerté ; il est
l’effet second et comme aveugle de la patiente accumulation des richesses.
Au vrai, la bourgeoisie moyenne dont Albertine émane est une classe
bâtarde et par définition hybride, qui n’émerge vraiment que dans le no
man’s land social.
Est-ce pour accentuer cette bâtardise que Proust n’a pas donné de
parents véritables à la jeune fille  ? Albertine est élevée par sa tante
Bontemps qui se montre peu affectueuse et peu empressée envers sa pupille.
La famille, les siens, pour la jeune bourgeoise, ce sont les amies, l’école.
Albertine n’est d’aucun lieu et bien moderne en cela : elle voltige, va, vient,
tire de son absence d’attaches une instabilité, un caractère imprévisible, qui
lui donnent son pouvoir de liberté. Pas étonnant que son personnage soit
fréquemment associé, au fil des étapes du récit, à des moyens de
locomotion, et jusque dans la mort.
Ainsi toutes les dispositions de ce personnage clé vont dans le même
sens et à rebours du grand modèle sociofamilial qui gouverne la Recherche.
En regard de ce dernier, Albertine figure un défi espiègle et troublant. Elle
est celle qu’un Marcel imbu de traditions n’avait pas vocation d’aimer mais
qui va le marquer de son sceau. Parce qu’elle est mouvante, qu’elle est de
l’entredeux, elle invite celui qui la côtoie à repenser sa courte philosophie
du monde.
C’est d’elle, en particulier, que vient au narrateur une révélation
touchant au plus intime de sa vision sociale. Née du climat d’autonomie
dans lequel se meut la jeune fille, cette révélation est à l’origine d’une
révision importante. Elle ne s’appuie pourtant que sur des observations
assez banales touchant l’appartenance familiale des individus et la façon
profonde dont elle s’inscrit en eux. De ce point de vue, les Simonet
diffèrent peu des Guermantes, et ceux-ci des Rougon-Macquart. Mais ce
que va nous apprendre Albertine, et qui change fortement la donne, c’est
que le point d’imputation de tout le processus n’est pas là où le situait de
préférence la tradition réaliste du roman. Selon cette leçon neuve, l’identité
sociale ne relève pas précisément d’une hérédité, qui à sa façon nie toute
histoire autre que génétique, mais est de l’ordre d’un héritage qui rappelle
les transmissions de biens matériels et renvoie proprement à la grande
Histoire et à ses modes de reproduction.
Changement radical de perspective, même s’il n’est indiqué que
discrètement. La fiction des origines, la mythologie des clans et des castes
font soudain place à une notion qui, sans être à tous égards neuve, rend
justice à la relation dialectique du sujet et de la société. Dans cette optique,
ces dernières catégories ne font rien d’autre que s’engendrer
réciproquement. Une telle conception bouscule évidemment les a priori de
l’époque et, s’agissant du roman, aussi bien les croyances « positives » du
naturalisme que cet idéalisme subjectif que prônent les écrivains de la fin de
siècle. Et il est normal qu’elle fasse son chemin à travers un personnage qui,
par son statut même, n’est pas engoncé dans un déterminisme de caste à la
façon des Guermantes. A cet égard, Albertine est la personne rêvée. Sans
échapper aux facteurs sociaux, elle cultive assez de verve et de liberté pour
inciter qui a conçu son personnage à repenser les filiations entre générations
et à oser tenir un discours « dénaturalisé ».

Le langage des filles

Nous assistons donc à une révision doctrinale qui touche à la


transmission des caractères entre individus apparentés et va affleurer à
plusieurs endroits de la Recherche. Arrêtons-nous à l’une de ses figurations
les plus chatoyantes, soit un épisode double qui traite de la manière dont les
familles bourgeoises lèguent à leurs descendantes toute une dotation
langagière. Proust y prélude sur un mode général dès les Jeunes filles en
fleurs pour y revenir plus largement dans Le Côté de Guermantes. A
l’entame, on voit le narrateur célébrer les voix pépiantes des jeunes amies
de Marcel pour tôt s’aviser de ce que leurs plus fugaces intonations sont
synonymes d’option sur l’existence : « la voix de ces jeunes filles accusait
déjà nettement le parti pris que chacune de ces petites personnes avait sur la
vie » (JF, 470).
Dès que le motif prend naissance, on peut percevoir qu’il se dessinera à
la jointure du physique et du mental, du matériel et du symbolique. Notre
esprit de classe est intégralement exprimé par notre corps, nos gestes, nos
expressions, et il y dessine une nature seconde. C’est bien ce que les
gamines de Balbec ont fait découvrir à Marcel et que le narrateur reprend à
son compte :
L’individu baigne dans quelque chose de plus général que lui. A ce
compte, les parents ne fournissent pas que ce geste habituel que
sont les traits du visage et de la voix, mais aussi certaines manières
de parler, certaines phrases consacrées, qui presque aussi
inconscientes qu’une intonation, presque aussi profondes, indiquent,
comme elle, un point de vue sur la vie. Il est vrai que pour les jeunes
filles, il y a certaines de ces expressions que leurs parents ne leur
donnent pas avant un certain âge, généralement pas avant qu’elles
soient des femmes. (JF, 470-471)

Ainsi Proust met en place un modèle étonnamment circulaire de régie


des comportements humains. Nos expressions verbales et nos gestes les
plus usuels s’acquièrent, dit-il, dans l’imitation de nos aînés. Ils se
condensent à la longue dans des intonations de voix et dans les traits du
visage. Comme figés, ces derniers ne font que traduire l’univers mental
dans lequel nous avons baigné dès notre plus jeune âge et qui va engendrer
de nouveaux gestes et de nouvelles expressions. Le cycle de reproduction
est ainsi assuré et l’on voit à quel large éventail de phénomènes il s’étend 1.
Mais concrètement l’écrivain va s’en tenir à un cas limité, celui des
expressions toutes faites que les mères livrent aux filles à différents
moments de leur croissance. Un petit scénario bien enlevé, où l’érotique au
comique se mêle, décrit l’échange. Toute la puissance du symbolique s’y
affiche dans le décalage entre un événement biographique très secondaire et
son retentissement social.
Marcel n’a donc pas revu Albertine depuis le premier séjour à Balbec.
Et voilà qu’à Paris – nous sommes dans Le Côté de Guermantes – elle fait
irruption dans sa chambre et le surprend étendu sur son lit. Les deux jeunes
gens se retrouvent avec une indifférence vaguement flirteuse. Mais la
conversation se prolonge et le jeune héros est pris de désir pour celle qu’il
aima naguère. Ne sachant trop comment l’entreprendre, il observe
qu’Albertine a changé et que diverses transformations se sont opérées en
elle, affectant son langage en particulier. Elle emploie des expressions qui
ne sont pas de son cru, qui n’appartiennent pas au bagage familial.
Hypothèse : si elle ne parle plus Bontemps ou Simonet, c’est qu’elle a fait
des expériences amoureuses, qui ont introduit dans sa parlure des éléments
hétérogènes. Conscient de quoi, le jeune homme s’enhardit, attire à lui
Albertine, l’enlace pour un baiser. Comique de la scène  : c’est le moment
que choisira l’intempestive Françoise pour surgir dans la chambre et
interrompre les partenaires du flirt. Baiser reporté. Marcel est rodé. Le
narrateur compense, savourant la situation :

« Sélection », même pour le golf, me parut aussi incompatible avec


la famille Simonet qu’il le serait, accompagné de l’adjectif
«  naturelle  », avec un texte antérieur de plusieurs siècles aux
travaux de Darwin. «  Laps de temps  » me sembla de meilleur
augure encore. Enfin m’apparut l’évidence de bouleversements que
je ne connaissais pas, mais propres à autoriser pour moi toutes les
espérances, quand Albertine me dit, avec la satisfaction d’une
personne dont l’opinion n’est pas indifférente :
« C’est, à mon sens, ce qui pouvait arriver de mieux… J’estime que
c’est la meilleure solution, la solution élégante. »
C’était si nouveau, si visiblement une alluvion laissant soupçonner
de si capricieux détours à travers des terrains jadis inconnus d’elle
que, dès les mots « à mon sens », j’attirai Albertine, et à « j’estime »
je l’assis sur mon lit. (CG II, 45)

Comment la langue vient aux filles de la classe aisée : l’idée est que les
mères dotent leurs descendantes de grappes d’expressions toutes faites à
différents stades de leur croissance, et chaque lot dénote le franchissement
d’une étape nouvelle. « Tout cela est tiré du trésor social », nous dit Proust
qui sait combien la bourgeoisie capitalise, et jusqu’en son langage. Le
romancier comparera d’ailleurs le don que fait une mère de ses locutions
typiques à celui qu’elle fait de ses bijoux. Mais, par un autre
rapprochement, il indexera le legs sur les « idées reçues » façon Flaubert :
« Mme Bontemps les [les phrases figées] lui avait apprises en même temps
que la haine des Juifs et que l’estime pour le noir où on est toujours
convenable et comme il faut, même sans que Mme  Bontemps le lui eût
formellement enseigné » (CG II, 46). Économie de l’idéologique, idéologie
de l’économique, c’est tout un.
Le plaisir cruel de persifler, à travers les tics de langage, la médiocrité
prétentieuse des rituels bourgeois est ici et à tout moment sensible  : «  On
avait senti qu’Albertine avait cessé d’être une petite enfant quand un jour,
pour remercier d’un cadeau qu’une étrangère lui avait fait, elle avait
répondu “Je suis confuse” » (CG II, 44-45). Mais la satire ne s’exerce pas
sans bienveillance. Alors qu’elle donne si facilement dans le cliché,
Albertine se montre capable de manier le langage avec humour. Au terme
de la scène, lorsque Françoise pénètre dans la chambre, y surprend les
amoureux et propose à Marcel qui s’étonne de lui voir apporter déjà la
lampe du soir : « Faut-il que j’éteinde ? », Albertine, contrariée, riposte du
tac au tac et calembour contre cuir : « Teigne » (CG II, 50). Primesautière,
cruelle et drôle, cette note finale achève de circonscrire l’espace de langue
dans lequel évolue la jeune femme et qui est aussi bien espace social. En
une seule syllabe, placée à propos, Albertine a su démentir la clôture du
code.
L’impertinence de la jeune fille redouble celle du narrateur au moment
où celui-ci, revenant sur quelques-unes de ses croyances, découvre que,
dans l’existence humaine, l’acquis prend le pas sur l’inné et l’héritage sur
l’hérédité. Oui, la langue est maternelle mais pas au sens d’une origine
généalogique ou matricielle. Au sens où règles sociales et familiales
programment la transmission des mères aux filles. Ainsi la détermination
génétique ou biologique a résolument fait place à une causalité dont rendent
compte l’ordre de l’Histoire et la façon dont les acteurs sont positionnés au
sein de cet ordre. Qu’on puisse s’y tromper se conçoit  : cette opération
d’échange conserve quelque chose d’obscur en ce qu’elle passe par le corps
(albertinien ou autre), s’y loge sournoisement, s’y drape de naturel. Ce n’en
est pas moins d’une production très socialisée qu’il s’agit.
On mesure tout ce que cette mutation représente pour un esprit imbu de
race comme l’est le jeune Marcel. Mais on voit aussi quelle dialectique
stimulante instaure Albertine Simonet  : si la «  sans famille  » inspire un
renoncement à l’illusion héréditaire, elle fait ressortir dans le même temps
que la faiblesse des liens familiaux n’empêche d’aucune façon chez
l’individu une puissante inculcation de la classe, de ses coutumes et rites, et
cela par le biais des parents ou de leurs substituts. On n’échappe pas à
l’héritage  ; sa prégnance tient précisément à ce qu’il est le fruit d’une
inscription psychosomatique caractérisée. Corps et inconscient se
conjoignent pour le recueillir à la faveur d’un transfert qui n’est pas moins
souterrain en fin de compte que celui que l’on prête mythiquement à
l’hérédité. Souterrain certes, mais en rien magique. Nous l’avons dit, il
existe une économie de l’héritage symbolique dont Proust a acquis une vive
conscience, même s’il ne l’explore pas plus avant.
«  Trésor social  », «  apport dotal  »  : pour Proust, même s’il badine,
l’appropriation bourgeoise du monde est affaire sérieuse puisqu’elle postule
une privatisation de toutes choses, jusqu’aux plus symboliques. Il en va
ainsi de certain langage qui est l’objet d’une capitalisation familiale. Sous
cet angle, la noblesse se montre plus ouverte et plus généreuse que la classe
moyenne  : ainsi, à l’occasion, les Guermantes partagent leur belle langue
archaïsante avec le peuple rural. Mlle  Simonet, pour sa part, relève d’une
tradition plus mesquine et plus conservatrice. Elle donne facilement dans
les travers de la doxa bête et du kitsch facile. Et si la mode séduit la fille
avide de neuf et de moderne, elle n’en appelle pas moins chez elle à la futile
consommatrice, membre d’une classe de loisir assez vaine.
La charmante allégorie des petits joyaux de langue passant de mère en
fille ne doit pourtant pas nous aveugler. Proust n’en a pas fini pour autant
avec ses grands fantasmes héréditaires et le génétique n’a pas dit son
dernier mot dans la Recherche. L’un de ses motifs récurrents concerne la
manière dont toute une germination de caractères s’opère en chaque être
pour faire que, sur le tard, émerge telle marque physique reçue des
ascendants. Ainsi des filles qui renouent avec la chaîne ancestrale en
laissant poindre à l’âge adulte tel trait disgracieux de leurs mères. Proust y
revient sans trêve et non sans cruauté :

Je savais que, aussi profond, aussi inéluctable que le patriotisme


juif ou l’atavisme chrétien chez ceux qui se croient le plus libérés de
leur race, habitait sous la rose inflorescence d’Albertine, de
Rosemonde, d’Andrée, inconnu à elles-mêmes, tenu en réserve pour
les circonstances, un gros nez, une bouche proéminente, un
embonpoint qui étonnerait mais était en réalité dans la coulisse,
prêt à entrer en scène, imprévu, fatal, tout comme tel dreyfusisme,
tel cléricalisme, tel héroïsme national et féodal, soudainement issus,
à l’appel des circonstances, d’une nature antérieure à l’individu lui-
même, par laquelle il pense, vit, évolue, se fortifie ou meurt, sans
qu’il puisse la distinguer des mobiles particuliers qu’il prend pour
elle. (JF, 453-454)
   
Ainsi un énorme busquage maternel venait, chez l’une ou chez
l’autre, transformer vers la cinquantaine un nez jusque-là droit et
pur. Chez une autre, fille de banquier, le teint, d’une fraîcheur de
jardinière, se roussissait, se cuivrait, et prenait comme le reflet de
l’or qu’avait tant manié le père. Certains même avaient fini par
ressembler à leur quartier, portaient sur eux comme le reflet de la
rue de l’Arcade, de l’avenue du Bois, de la rue de l’Élysée. Mais
surtout ils reproduisaient les traits de leurs parents. (TR, 257)

Héréditarisme sans frein  ? L’écrivain brouille ici les pistes à plaisir.


C’est avec une jubilation certaine qu’il met en relief le travail souterrain de
la filiation génétique, insistant sur les surprises qu’il réserve aux êtres
vieillissants. En même temps, cette petite mythologie des traits physiques
qui viennent défigurer les visages sur le tard annonce la théorie des
fantômes familiers qui habitent notre inconscient, régissent nos conduites et
à laquelle nous allons revenir. Mais surtout, dès le moment où le romancier
assimile une proéminence nasale atavique à telle option politique héritée
(première citation) ou à quelque mimétisme local (deuxième citation), on se
dit bien qu’il emmêle à plaisir discours de l’hérédité et discours de
l’héritage social. Il le fait d’ailleurs sur ce ton ambigu qu’il affectionne, mi-
lyrique et mi-ironique. C’est le lyrisme qui permet de maintenir le fantasme
d’une grande épopée génétique mais l’ironie est là qui fait la part du
raisonnable  : elle rappelle en sous-main que les propriétés individuelles
proviennent du cocon familial dans lequel l’être s’est coulé et qui lui sont si
fortement incorporées qu’elles peuvent sembler remonter à l’ascendance la
plus lointaine. La haute genèse a pour elle les apparences  ; la production
sociale le contenu de vérité. De toute façon, la notion d’héritage n’exclut
pas que nous véhiculions un très vieux fonds humain dans les zones les plus
subliminales de l’être. Quand Marcel observe Albertine dans son sommeil,
ne voit-il pas reposer sur son visage – apprécions les pluriels – « des races,
des atavismes, des vices » (Pr, 64)?
A partir de quoi, la vraie question est moins de savoir d’où proviennent
les déterminations mais de comprendre comment le sujet, en son psychisme
fragile et retors, transige avec elles, tente de négocier au mieux les rapports
qu’elles imposent. Ici le témoignage d’Albertine n’est plus suffisant, la
jeune fille ne disposant que d’un patrimoine évanescent au gré d’une
trajectoire trop brève. En parallèle avec son destin, d’autres acteurs
demandent donc à être évoqués qui, de Charlus à Robert de Saint-Loup ou
de Mme  de Cambremer à Marcel lui-même, font apparaître comment le
personnage proustien est en transaction permanente et subtile avec son
héritage.

Corps de Sodome et corps social

Déjà l’acquisition des locutions par les filles supposait un secret travail.
Déjà se dessinait l’image d’un subconscient linguistique à couches
superposées et provenant de plusieurs «  histoires  » différentes. Mais voici
que se laisse surprendre un individu démultiplié dont l’espace mental est
peuplé d’ascendants ou de proches. De ceux-ci, aime à dire Proust, nous
sommes les légataires, nous héritons d’une histoire qui devient la nôtre et
nous édifie largement. Sommeillant en nous, ils se logent dans notre
psychisme, étant toujours prêts à surgir pour infléchir notre action. C’est en
effet ce qui arrive au redoutable et tourmenté Charlus que guide
tutélairement son double féminin quand, dans la séquence des mères
profanées, se rompent pour lui les digues de la sociabilité.
En villégiature non loin de Balbec, les Verdurin ont convenu de se
servir du baron, qu’ils connaissent à peine, pour s’assurer de la présence du
violoniste Morel parmi les assidus de leur salon. Charlus fait donc son
entrée dans un cercle qu’il tient pour méprisable, «  un mauvais lieu  » dit
Proust, et, par un renversement peu explicable mais expliqué, il en perd son
habituelle superbe et se comporte lors de son entrée en collégien intimidé
qui visite pour la première fois un bordel. Du coup, les barrières
protectrices qu’il a patiemment dressées autour de sa personne –  dédain
aristocratique, virilité  – craquent et laissent paraître la femme qu’il
dissimule en lui, jusqu’à mériter la qualification de «  lady-like  » que lui
applique le romancier –  jouant de l’effet double que produit l’anglicisme,
euphémisme et stigmate tout ensemble. C’est donc sur un mode pathétique
et burlesque que celui qu’une situation embarrassante prend en défaut de
code laisse paraître son malaise. Ce qui prélude à une inversion du rapport
de force : dès l’abord, Charlus manifeste aux bourgeois Verdurin un excès
de civilité qui voudra que ceux-ci tiennent longtemps le baron pour un
nobliau de troisième zone.
Mais le romancier va d’emblée généraliser son observation et l’étendre
curieusement à toute une catégorie d’individus mâles qui, en situation de
désarroi mondain, en appellent instinctivement à une protection féminine. Il
montre ainsi «  le timide  », un inverti bien souvent, faisant face à une
situation difficile en pastichant jusqu’à l’inconvenance une femme
particulièrement vénérée durant son enfance («  c’est toujours l’âme d’une
parente du sexe féminin, auxiliatrice comme une déesse ou incarnée comme
un double qui se charge de l’introduire dans un salon nouveau et de modeler
son attitude jusqu’à ce qu’il soit arrivé devant la maîtresse de maison » [SG,
299]).
Un mimétisme maniéré entre ainsi en jeu qui est entièrement inadéquat
à la situation. Euphorique ou dysphorique, il perturbe les règles de
l’échange, contraignant chaque acteur à adapter vaille que vaille sa mise en
scène personnelle à l’incongru de la situation. L’effet n’en serait que
comique si, comme le souligne le narrateur, la situation n’acquérait une
tonalité sacrilège, rappelant l’allure de destin que prend la dotation
familiale : « En vertu de cette même loi qui veut que la vie, dans l’intérêt de
l’acte encore inaccompli, fasse servir, utilise, dénature, dans une perpétuelle
prostitution, les legs les plus respectables, parfois les plus saints,
quelquefois seulement les plus innocents du passé » (SG, 299). La dotation
familiale est bien un capital que l’on dilapide en vile monnaie dès que l’on
fait fi de ses vertus symboliques.
Ici même, Charlus apparaît en rejeton indigne parodiant de façon
douloureuse sa sœur aînée, Mme  de Marsantes. Ainsi se profile la
malédiction œdipienne atteignant ceux qui déshonorent les héritages
tutélaires les plus nobles et leur faisant porter le poids de la faute. Sur ce
mode, Proust élabore une sorte de farce fort oiseuse dans son propos initial
mais qui se révèle tragique dès le moment où il s’avère que la scène de
l’inconscient peut brutalement émerger sur les tréteaux de la socialité ou,
mieux encore, rejouer sans vergogne cette socialité sur son propre théâtre.
Si une rupture se produit, pour un sujet donné à l’intérieur du champ
(Charlus projeté en milieu inconnu et perdant, de toute sa hauteur, la
maîtrise du code), aussitôt a lieu une abréaction de l’être intime  :
impromptue, elle trahit son origine fantasmatique dans un comportement
qui pare au plus pressé (Charlus adoptant le comportement d’une mère
tutélaire). Mais, encore une fois, ce transfert ne peut avoir lieu que parce
qu’une socialité d’héritage occupe le psychisme et le structure jusqu’à un
certain point. C’est ainsi que Proust pense de plus en plus nettement la
production généalogique de l’être comme le fait du groupe d’origine.
Cette articulation singulière de l’individuel et du collectif, qui une fois
de plus a pour cadre un salon, nous ramène à la conception que se fait
Proust du «  legs  » ou de la transmission des caractères. «  Hérédité
inconsciente et sexe déplacé » est le diagnostic porté sur Charlus au fil du
passage. Mais le scénario est parlant : il dit que par hérédité il faut entendre
héritage. La «  déviation  » sexuelle nous est clairement donnée par Proust
comme acquise et non pas innée. De la sorte, le romancier accrédite la thèse
banale selon laquelle l’influence excessive d’une mère sur son fils éveille
ou active chez ce dernier des tendances homosexuelles. Quelque chose
comme un mimétisme captateur a agi en cours d’enfance, qui s’active et
s’avoue dans les moments difficiles.
Car nous n’en sommes plus ici aux aimables échanges bourgeois de
bijoux et de perles. Avec la figure imposante de Charlus en dérive, quelque
chose de grand et de terrible a surgi. « Les fils, écrit encore Proust dans le
même passage, […] consomment dans leur visage la profanation de leur
mère  » (SG, 300). Dans sa théâtralité, cette formule mérite d’être scrutée.
On peut y lire sans doute certain effroi devant l’homosexualité autant qu’un
écho du culte proustien de l’ascendance maternelle et grand-maternelle.
Mais voyons-y surtout l’idée forte d’un gouvernement des aînés sur leur
descendance, des morts sur les vivants. C’est, en une formule saisissante,
toute la thèse des dispositions héritées et intégrées à l’individu en son plus
intime. Notre parentèle nous peuple. Nous ne cessons de nous accommoder
de sa présence désordonnée. Nous ne cessons de la reproduire. Mais ce que
nous répétons ainsi, s’il est incorporé, ne vient pas du corps même.
L’héritage repose sur des relations privilégiées qu’à un moment de son
histoire l’individu a nouées avec ceux qui s’imposèrent à lui, soit par la
force d’une position, soit par l’effet d’une aura, soit aussi bien par quelque
pouvoir névrotique ou pervers. Et c’est comme si cette relation privilégiée
les sacralisait au sein de l’épopée généalogique, telles les mères, effectives
ou adoptives. On conçoit d’ailleurs que, touchant au mystère de la structure
œdipienne et de la scène familiale, l’écrivain fasse lever les spectres dans
un climat vaguement religieux.
La question est alors de savoir pourquoi l’acte mimétique est entendu
par Proust comme profanation, ce qu’illustre illico dans le passage le
comportement ridiculement efféminé d’un baron de Charlus. On voit
évidemment ce que peut avoir de sacrilège l’exhibition publique de ce qui
est, après tout, un secret intime. L’inconscient se galvaude en cette
occurrence dans une dépense d’autant plus lamentable qu’elle se produit
dans des circonstances médiocres et sans atteindre vraiment l’effet
recherché. La noble effigie se voit compromise dans la situation mondaine
la plus équivoque. Elle témoigne dès lors de toute une conscience
malheureuse, celle de la chute, qui hante la Recherche et qui s’inscrit sur
une longue trajectoire profanatrice, allant du crachat honteux sur le portrait
du père Vinteuil à la troublante exclusion de ses appartements que subit la
mère de Marcel lors de l’épisode albertinien.
Toutefois, on aurait tort de ne pas faire la part de l’humour en ce
passage comme en d’autres. Touchant au burlesque, il permet à Proust de
dépasser certain romantisme filial et, cette fois encore, la mystique
héréditaire. C’est en évoquant des accidents de parcours dans la dotation
familiale, et dont quelques-uns prêtent à rire, que le romancier objective au
mieux la réalité sociale de cette dotation. Il nous donne à voir comment le
procès de transmission mimétique d’une génération à l’autre est une grande
opération aveugle qui a ses régularités mais qui connaît aussi ses accidents
et sa part d’arbitraire. N’importe comment, la scène sociale est toujours là
pour réinterpréter les unes et les autres à sa façon. Elle en livre une
traduction particulièrement critique quand les codes qu’elle met en
présence, comme dans telle « soirée Verdurin », se révèlent mal ajustés les
uns aux autres.

La boîte noire de l’inconscient

Ainsi Proust aime à penser que « le mort saisit le vif » (SG, 166) et que
les aînés, morts ou vivants, gouvernent notre comportement. Aux aïeux qui
nous hantent, Proust accordera, à l’occasion, un caractère despotique. Mais,
plus volontiers, il les verra comme un cercle amical venant depuis le passé
collaborer à nos actions présentes. Et c’est à son propre sujet que le
narrateur adopte cette image pacifiée de l’héritage familial :

Quand nous avons dépassé un certain âge, l’âme de l’enfant que


nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent
nous jeter à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts,
demandant à coopérer aux nouveaux sentiments que nous éprouvons
et dans lesquels, effaçant leur ancienne effigie, nous les refondons
en une création originale. Tel, tout mon passé depuis mes années les
plus anciennes, et par-delà celles-ci le passé de mes parents
mêlaient à mon impur amour pour Albertine la douceur d’une
tendresse à la fois filiale et maternelle. (Pr, 71)

Proust n’a rien écrit de plus sensible, de plus ajusté, de plus adéquat à
l’idée que l’individu construit sa personnalité au point d’intersection d’un
dehors et d’un dedans. C’est que, sujet de libre origine en apparence, ce
même individu est toujours précédé de toute une histoire peuplée d’acteurs
divers. Cette histoire fait mieux que le déterminer, elle l’instaure. Et, pour
se situer au plus près de la représentation proustienne, on dira même qu’elle
est en perpétuelle transaction avec lui dans la détermination de ses actes et
de son style de vie. De Charlus à Albertine en passant par Marcel, vivre
revient à s’accommoder tant bien que mal de divers héritages et contraintes
en menant une négociation continue entre eux et les désirs les plus
immédiats. C’est dire combien le psychisme individuel est, par tout un côté,
soustrait à lui-même et à ce qu’il croit être sa singularité.
Par quoi on voit mieux comment la nécessité vient s’articuler à cette
contingence dont nous avons fait d’Albertine la championne. Elle n’a rien à
faire avec une causalité grossièrement linéaire et frontale. Parce qu’elle est
multiple, parce qu’elle est souterraine, parce qu’elle est le cheval de Troie
du collectif dans l’être singulier, elle ne s’exprime jamais que de façon
indirecte et toujours relative : elle est un jeu transactionnel, avec ses règles
et ses surprises. Et, comme dans tout jeu, il se trouve qu’il y a du jeu, c’est-
à-dire de l’incertain et du possible. On sait ce qui entre dans la boîte noire
de l’inconscient ; ce qui en ressort est difficile à prévoir et ne se conforme
aux intentions et volontés qu’au prix des détours les plus singuliers.
C’est ici que reprend ses droits, avec la surprise, l’ironie du sort. On ne
choisit pas toujours ses morts et le narrateur est fort marri de découvrir sur
le tard que de tous ses parents, c’est peut-être cette vieille maniaque de
tante Léonie, avec laquelle il a cru n’avoir rien en partage, qui s’exprimait
le plus ouvertement par sa voix et à travers ses manies. De plus, nous ne
sommes pas faits de nos seuls ascendants et, à tout moment, Proust songe à
élargir l’éventail psychique à de bien autres partenaires que familiaux : « De
tous les êtres que nous connaissons, écrit-il, nous possédons un double  »
(Pr, 241). Ceux-là aussi viennent peupler la galerie des intercesseurs, faisant
des proches et autres intimes des expansions de l’être. La pluralisation
interne de ce dernier est pour Proust sans limites, car, parmi les « effigies »
qui peuplent le psychisme et coopèrent à ses sentiments et comportements,
il faut encore compter les multiples « moi » du passé qui reviennent comme
s’ils étaient d’autres, et qui le sont effectivement. Nous sommes ainsi, sans
unité véritable, faits d’êtres superposés en un fin feuilletage et dont nous
2
consultons le «  volume  » à différentes pages, en divers moments . Et,
transposant à Albertine ce feuilletage du psychisme, le narrateur nous dira
avoir souffert particulièrement de n’avoir pas vécu, de ne pouvoir partager
les états antérieurs de sa jeune maîtresse («  sous ce visage rosissant je
sentais se réserver comme un gouffre l’inexhaustible espace des soirs où je
n’avais pas connu Albertine. Je pouvais bien prendre Albertine sur mes
genoux, tenir sa tête dans mes mains, […] mais, comme si j’eusse manié
une pierre qui enferme la salure des océans immémoriaux […], je sentais
que je touchais seulement l’enveloppe close d’un être qui par l’intérieur
accédait à l’infini. Combien je souffrais de cette position où nous a réduits
l’oubli de la nature qui, en instituant la division des corps, n’a pas songé à
rendre possible l’interpénétration des âmes ! » (Pr, 372)
Négociation, coopération, compromis, refonte, autant de modes selon
lesquels le moi et son autre, le présent et son passé procèdent à des
échanges dont le psychisme est l’aimable théâtre. Théâtre tout intérieur
mais qui trouve son avant-scène visible (pour qui sait voir et lire) dans le
corps, les gestes, la voix, le visage. Recherche d’un équilibre ou sauvegarde
d’une façade, l’opération se révèle toutefois de plus en plus difficile, l’âge
venant. Soit qu’elle tourne à la réification de l’individu dans des attitudes de
plus en plus stéréotypées et des traits de plus en plus figés : c’est l’heure où,
pour Proust, les vrais actants font surface, dans toute leur hideur, et où le
sujet se rejoue en caricature. Soit encore que, les tensions internes étant trop
fortes et ne permettant plus une juste appréciation du réel, la négociation
cède le pas à divers excès et délires pervers. L’homosexualité galopante qui
gagne la Recherche, celle qui précipite Charlus dans un sadomasochisme
voyou donnent une image saisissante et fantasmée de cette dérive.
Nous retrouvons ainsi, en contrepoint, la fascination pour la jeune fille –
  Albertine ou quelque autre  – en tant qu’emblème d’une liberté
démultiplicatrice. Si elle est comme tout un chacun fruit d’un héritage, la
fille nubile fait oublier par sa radieuse mobilité ce qu’a de lourd ou
d’emprunté l’imposition généalogique. Ainsi le narrateur aime à dire
l’émerveillement interloqué des «  jeunes gens imaginatifs  » devant les
« jeunes filles changeantes », reines des revirements en cascade :

On nous a dit qu’une belle jeune fille est tendre, aimante, pleine de
sentiments les plus délicats. Notre imagination le croit sur parole et
quand nous apparaît pour la première fois, sous la ceinture
crespelée de ses cheveux blonds, le disque de sa figure rose, nous
craignons presque que cette trop vertueuse sœur nous refroidisse
par sa vertu même, ne puisse jamais être pour nous l’amante que
nous avons souhaitée. Du moins, que de confidences nous lui
faisons dès la première heure, sur la foi de cette noblesse de cœur,
que de projets convenus ensemble ! Mais quelques jours après, nous
regrettons de nous être tant confiés, car la rose jeune fille
rencontrée nous tient la seconde fois les propos d’une lubrique
Furie. (Pr, 57)
La jeune fille proustienne est donc habitée d’un théâtre d’ombres,
produit de dotations diverses et expression des rites et conformismes
bourgeois dans lesquels elle s’est trouvée prise. Simplement elle traite son
héritage avec plus de légèreté que d’autres. Elle l’envisage comme un
répertoire de possibles entre lesquels elle hésite, parmi lesquels elle choisit.
Ainsi d’Albertine qui s’engage dans une direction, l’instant d’après dans
une autre. Mais pour peu que l’on veuille se rendre attentif à ses
comportements sans entraves, à ses impulsions juvéniles, on aura vite fait
d’y déceler des régularités et des lois. Il y a seulement que ces déterminants
empruntent des chemins capricieux et pour tout dire ironiques. Et c’est
encore une fois à même la structure sociofamiliale de la jeune naïade que
Proust a conçu ce tressage du contingent et du nécessaire.
Car telle est bien la constitution paradoxale d’Albertine Simonet. Elle
qui nous est donnée pour une héritière est en même temps une héritière sans
parents. Elle qui est porteuse d’une dotation sociale repérable joue tout au
long les sans-famille et les parias de charme. Comment réduire pareille
contradiction  ? Proust a passé compromis entre deux exigences, assurer
d’une part à son héroïne l’indépendance dont elle est l’image, la doter de
l’autre d’un patrimoine qui la définisse sans l’entraver. De là, cette
généalogie flottante, dont la réalité est avant tout symbolique et qui se
déploie sur plusieurs niveaux. Ce sera tantôt la tutelle générale d’un groupe
social ou l’autre et tantôt l’ascendant symbolique de «  parrains  » et
« marraines » postés en bordure du destin.
Faute donc de descendre de parents repérables, l’héroïne est d’abord
enfant de sa classe. Bourgeoise moyenne et fille de peu. La tâche d’un héros
mieux classé consistera à la débarrasser de ses piètres goûts comme d’un
legs langagier de mauvais aloi et de fâcheuses tendances. Marcel s’y
emploie avec zèle, en vase clos de préférence. Mais c’est pour découvrir
chemin faisant que sa jeune maîtresse possède un style à elle et une capacité
d’inventer la vie bien supérieure à la sienne. Celle qui lui semblait sortie de
nulle part fait état d’une appartenance, d’un passé, de références diverses.
Sur fond d’atelier et de chemin des dunes, nous avons vu Elstir jouer
envers elle les pères spirituels. L’originalité de la jeune femme, son
modernisme proviennent de lui. Mais à ce patronage visible, il est permis
d’en adjoindre un autre, de nature plus figurative. On a dit déjà comment à
Balbec les jeunes filles avaient été précédées par la trilogie des Guermantes
excentriques. Mme de Villeparisis, Saint-Loup et Charlus passent ainsi pour
les hérauts d’un avènement mémorable, celui de la petite-bourgeoise
sportive et insolente qui, avec sa troupe, va s’inscrire dans leur sillage
insolent. Par après naîtra entre Saint-Loup et Albertine une concurrence
dans l’affection que dispense Marcel, ce qui sera pour le narrateur prétexte
à dénigrer l’amitié. Mais Charlus va peser bien plus que son neveu Robert
sur le destin de la jeune fille. Il commencera par manifester sa bienveillance
condescendante à la «  cousine  », comme s’il accordait, lui le grand
héréditaire, sa bénédiction à la petite héritière. Mais rapidement une
évolution aura lieu, faisant que ce parrain d’occasion se trouve en position
de parité avec sa filleule. C’est que le baron et Albertine sont venus occuper
les rôles polaires de Sodome et de Gomorrhe et qu’ils vont rivaliser dans la
même « passion » : elle fera d’eux les figures les plus emblématiques et les
plus dérangeantes de toute la Recherche. Certes, l’une joue en mineur ce
que l’autre exécute en majeur. Mais, sous le regard du personnage central,
l’effet est semblable, l’homologie sensible. C’est avec ces deux seuls êtres
qu’il entretiendra une relation vraiment intense. Et ce n’est sans doute pas
par hasard que Proust dresse au cœur de l’espace si exclusivement
albertinien de La Prisonnière ce « tombeau de Charlus » qu’est l’exécution
du baron par les Verdurin suivi de son rachat fictif par la reine de Naples.
La petite Albertine s’apprête à sortir de scène à son tour et à laisser un tout
autre monument d’elle.
Ainsi, par Charlus comme par Elstir, l’héroïne est tantôt précédée et
tantôt escortée. A un autre plan, qui relève davantage de la rhétorique
romanesque, elle l’est encore par les femmes qui ont attiré Marcel. On a
beaucoup dit qu’elle rejouait avec ce dernier la partie d’Odette avec Swann.
Et il est vrai qu’elle partage avec « miss Sacripant » comme avec la Rachel
de Saint-Loup un côté petite maîtresse opportuniste. Mais c’est sa place
dans la série des amoureuses de Marcel (Oriane, Gilberte, Alix même) qui
est significative. A elles quatre, elles forment un beau decrescendo social
dont Marcel descend les gradins : haute noblesse, grande bourgeoisie, petite
noblesse, classe moyenne. Ce qui s’y lit n’est pourtant ni déclin ni
régression. Mais bien plutôt l’échec cuisant des classes possédantes dans le
champ amoureux. Après tout, les vies affectives d’Oriane et de Gilberte se
révèlent être des faillites. La plus grande disette amoureuse règne dans leurs
salons. Et c’est comme si Albertine le savait confusément, comme si elle
bénéficiait de cette expérience de l’échec pour mieux ouvrir à un nouvel
ordre amoureux. Cet ordre, auquel on reviendra, se prévaut d’une absence
de convention, de distinction (de sexe), d’instauration. Albertine en meurt
sans doute mais pour se survivre à sa façon. Elle se survit dans ce prénom
mémorable qui à Venise recouvre un instant la signature de Gilberte. Elle se
survit dans le style de vie qu’elle met en train, qui empreint la Recherche
dès le second Balbec et que l’on voudrait mieux cerner à présent.

1. On peut reconnaître dans la mise en œuvre de ce modèle l’influence de la


théorie de l’imitation élaborée par Gabriel de Tarde. Cette influence s’exerce
en d’autres endroits de la Recherche et s’exprime en d’autres personnages
qu’Albertine, notamment à propos de l’usage d’expressions stéréotypées chez
des personnages comme Norpois ou Cottard.
2. A partir de quoi, tous les remodelages du moi sont possibles, y compris les
renversements d’apparence ou de tendance  : «  la nature que nous faisons
paraître dans la seconde partie de notre vie n’est pas toujours, si elle est
souvent, notre nature première développée ou flétrie : elle est quelquefois une
nature inverse, un véritable manteau retourné » (JF, 426).
5

La culture des plages

Castes –  quasiment hindoues  – de Combray et de la vie provinciale.


Classes chic de Paris et des salons huppés. Clans de Balbec et de la vie des
plages. Trois formes d’agrégation sociale que Proust fait coexister sans
heurt dans sa représentation de la société française. Mais aussi trois styles
de vie auxquels Marcel est successivement confronté et qui réclament de lui
qui va de l’un à l’autre des efforts particuliers d’accommodation. Faite à
Balbec en deux temps, la découverte du troisième de ces univers se
transforme en véritable expérience, et singulièrement perturbante. C’est
que, source de grands bonheurs, elle ébranle en même temps les repères sur
lesquels le jeune grand bourgeois qu’il est s’appuie à l’ordinaire. La
villégiature en bord de mer se mue pour lui en zone de turbulence  : elle
emporte dans son mouvement les modes de classement les plus coutumiers.
Qui s’y trouve plongé sans précautions n’a plus qu’à se doter sans retard
d’une cartographie sociale mise à jour. Marcel l’a compris et il procède à
tous les relevés utiles. Ceux-ci requièrent notre attention après la sienne : ils
sont des passages obligés vers la personnalité sociale d’Albertine.
Les clans de Balbec se présentent comme de menus agrégats
temporaires qui découpent des isolats inhabituels et mouvants dans la trame
des classes. La vacance des plages qui stimule la convivialité impromptue
est propice à leur apparition. Elle permet ainsi la libre expansion de la
bande (lycéenne) d’Albertine et donne, à la Raspelière, l’envol définitif au
salon Verdurin qui de plus en plus va se faire connaître comme tremplin des
révolutions artistiques. Nés en ville mais se déployant hors ville, ces clans
affectionnent la mobilité, celle de la digue comme celle du petit train, qui
est à lui seul un salon en mouvement. La cooptation s’y produit au gré des
rencontres de hasard et les principes de sélection trouvent à s’y assouplir
dans le côtoiement aisé des individus. Plus que jamais cependant il est
question «  d’en être ou pas  », et Albertine comme Sidonie veillent
jalousement aux portes. Mais de petits dérapages ont lieu qui résultent
d’une estimation laxiste de la cote sociale des acteurs. Invitant de concert
Charlus et les Cambremer sans connaître le juste «  prix  » de chacun, les
Verdurin provoquent un bel embrouillamini.
Surgissent de surcroît, dans le climat balbéquien, des microsociétés plus
fugaces mais non moins étanches que les deux précédentes. Pleines d’échos
vacanciers, faisant circuler l’air dans un univers trop volontiers confiné,
elles ne font que traverser le champ de vision. Telle repose sur les signes de
connivence qu’émettent les éléments les plus conservateurs de la société
française en vue de créer des refuges protecteurs, qui unissent par exemple
le marquis de Cambremer, « beauf » dans toute la force du terme, avec la
« femme du notaire » en séjour au Grand-Hôtel (« elle avait reconnu dans
ce gentilhomme-fermier à allure de sacristain les signes maçonniques de
son propre cléricalisme  », JF, 251). Telle autre, nommée plus tard «  la
société des quatre amis », semble au contraire portée par la grâce ; elle veut
qu’une miraculeuse communauté de goûts invalide toute différence de
condition pour isoler du monde, poker aidant, le quatuor des élus :

dans le sentiment qui poussait une certaine actrice […], son amant,
jeune homme très riche pour lequel elle s’était cultivée, et deux
hommes très en vue de l’aristocratie à faire dans la vie bande à
part, à ne voyager qu’ensemble, à prendre à Balbec leur déjeuner,
très tard, quand tout le monde avait fini, à passer la journée dans
leur salon à jouer aux cartes, il n’entrait aucune malveillance, mais
seulement les exigences du goût qu’ils avaient pour certaine forme
spirituelle de conversation, pour certains raffinements de bonne
chère, lequel leur faisait trouver plaisir à ne vivre, à ne prendre
leurs repas qu’ensemble, et leur eût rendu insupportable la vie en
commun avec des gens qui n’y avaient pas été initiés. (JF, 248-249)

Inspirées ou sordides, les nébuleuses du bord de mer réclament ainsi un


nouveau regard, une autre optique, une sémiologie différente. Marcel ajuste
donc son monocle mental pour s’aviser de ce que la mobilité des clans
s’élargit aux individus mêmes. En situation de loisir, ces derniers se savent
moins identifiables qu’à la ville – et ils en jouent. C’est que les conditions
de villégiature ont remis en cause les distinctions de classe usuelles. Elles
atténuent la dureté des clivages et affaiblissent la netteté des repères. Du
coup se produit un renversement des valeurs dont le narrateur a peine à
s’accommoder  : «  J’avais beau avoir appris que les jeunes gens qui
montaient tous les jours à cheval devant l’hôtel étaient les fils du
propriétaire véreux d’un magasin de nouveautés […], la “vie des bains de
mer” les dressait, à mes yeux, en statues équestres de demi-dieux  » (JF,
251). Et plus loin : « l’aristocratie est une chose relative. Et il y a des petits
trous pas chers où le fils d’un marchand de meubles est prince des
élégances et règne sur une cour comme un jeune prince de Galles  » (JF,
366). Ou encore  : «  J’y prenais facilement pour des princes des fils de
boutiquiers montant à cheval » (JF, 408).
Les stations balnéaires sont donc ce monde neuf – mais sans rupture –
où il en faut peu pour se tailler un prestige d’occasion. Et l’on voit bien en
quoi l’équitation, par exemple, peut flatter les rêves aristocratiques d’une
bourgeoisie avide de se pousser du col. Devient ainsi grand thème la façon
dont la classe montante se pare des titres qu’elle n’a pas. L’insistance que
met Proust à y revenir est évidemment suspecte et laisse percer une sourde
hostilité envers cette démocratie niveleuse qui favorise l’indistinction des
« rangs » et toutes les impostures. Et c’est comme si se poursuivait sur un
autre mode le procès qu’intenta Flaubert à la médiocrité bourgeoise, à sa
culture de kitsch et de toc.
Mais les variations saisonnières qui se produisent chez les estivants de
Balbec retiennent également l’attention du narrateur de façon plus positive.
Elles témoignent à ses yeux d’une mutation plus générale qui, sous l’effet
de la vacuité des vacances, est capable d’affecter toute la construction
sociale. C’est d’abord qu’à la plage le bourgeois moyen se déleste des
marques d’une identité liée aux conditions de vie (profession,
habitation,  etc.). C’est ensuite que le tourisme et les sports le dotent
d’attributs transitoires (vestimentaires, par exemple) qui, gommant les
différences, le délivrent de la fatalité du «  rang  » et le font accéder à une
identité seconde, qui se joue sur une « autre scène », entre rêve et réalité. Se
dégageant des stigmates du travail et faisant preuve de compétences
inédites, l’individu moyen relativise ou masque sa position de classe. Et
qu’importe si le naturel revient au galop ! Son camouflage a fait un temps
illusion et peut-être même a-t-il créé un « naturel » de rechange. Si Balbec
n’est pas encore le Club Med, il l’annonce comme lieu de bien des
possibles. Parce que le code perd à la plage de sa rigueur, que les dotations
sociales y pèsent moins lourd, des alliances se forment qui ne se seraient
pas nouées en conjoncture ordinaire. Tel jour et sans peine, Marcel se lie
avec un baron, qu’il a d’abord pris pour un rat d’hôtel. Tel autre, c’est avec
des filles de commerçants qu’il a tenues pour des maîtresses de coureurs
cyclistes. Trompe-l’œil tant qu’on voudra : les relations n’en sont pas moins
établies. Ainsi à peu de temps d’intervalle deux êtres aussi dissemblables
qu’Albertine et Charlus entrent durablement dans le cercle de Marcel. Et
c’est tout le champ de l’expérience qui s’en trouve élargi autant qu’allégé.
En ce contexte, le jeune homme s’avise donc de ce que ses critères
catégoriels sont devenus inopérants et qu’il est grand temps de les recycler.
Les petites « coureuses » de la digue vont l’y aider, lui apprenant que ses
investissements antérieurs requéraient une mise à jour. Et, comme son
opportunisme est rarement pris en défaut, Marcel ne manquera pas de
reconnaître la main du destin dans la «  rencontre par chance  » qu’il fait
d’une espèce imprévue. Qu’Albertine se meuve dans l’espace des classes
avec une effronterie qui le désarme lui dit que l’avenir, son avenir, n’est
plus tout entier auprès d’une bourgeoisie hautaine, trop soucieuse de
reproduire les rapports de sélection de la classe aristocratique. Son sens de
l’à-propos va lui conseiller de maintenir plusieurs fers au feu de la
compétition, et, tout en gardant sa fidélité aux Guermantes, tout en cultivant
les Verdurin et leur suite, de se brancher sur les façons de vivre de folles
petites-bourgeoises.

Dans le vent

Les plaisirs de la plage et des vacances définissent en premier le style


de vie de ces dernières. Albertine s’y adonne sans retenue  ; elle fait du
sport, prend des bains, danse le soir. Plus largement, elle se jette librement
dans les pratiques culturelles les plus variées ou les plus inédites. Les
«  sorties  » sont une part importante de sa vie, des parties amicales aux
visites de musée en passant par l’assistance aux spectacles et la
fréquentation des pâtisseries. Conseillée par Elstir, elle fait un peu de
peinture. Étonnons-nous de ne pas la voir en photographe. Les moyens de
transport modernes la fascinent  : l’automobile, découverte avec Marcel,
l’avion, le yacht. Un peu garçonne, elle est en même temps très femme.
Nous la savons éprise de mode et de toilettes new look : elle a soin d’elle-
même et de son corps. Née sur une plage, elle finit dans une salle de bains.
Gourmande, elle est associée à des nourritures fraîches et jeunes,
1
sandwiches, orangeades, cidre et cerises , crèmes glacées. Elle mord à
belles dents dans l’existence, emportée par toute une frénésie
consommatrice.
Cette nouvelle culture participe activement de l’émergence, à la fin du

XIX siècle, de formes instituées du loisir dans les sociétés occidentales.
2
Alain Corbin qui, pour la France, a étudié cet « avènement  », en souligne
la force de mutation et note qu’il ouvre à des usages spécifiques de l’espace
et du temps. Aux nouvelles pratiques de l’espace correspond un mouvement
centrifuge de sortie hors des villes : fréquentation de stations thermales et
balnéaires, promenades en forêt ou séjours au village, croisières en
paquebot, parties de sport dans des sites verdoyants. Aux nouvelles
pratiques du temps correspond un découpage très concerté de la durée
visant à isoler des séquences réservées non pas à la prise de repos mais à
des délassements actifs. Nous ne voyons guère Albertine se livrer aux joies
de la baignade ou aux plaisirs des sports mais nous la savons, à Paris
comme à Balbec, très affairée à occuper de façon productive son vaste
temps libre et toujours à ce titre en train d’aller et de venir.
Tels qu’ils viennent de prendre forme, les sports sont évidemment au
plus central de cette nouvelle culture. Sa pratique singularise les nouveaux
adeptes et déconcerte ceux qui n’en sont pas. Il s’offre d’emblée avec toute
la gamme de ses spécialités, engendrant différents snobismes, y compris
chez les amis et amies d’Albertine. Il alimente même une culture
adolescente en formation, faisant du flirt un sport comme un autre. Sa
capacité de socialisation est forte. Sa portée ségrégative ne l’est pas moins.
Les aristocrates courent et font courir, sous prétexte d’améliorer la race
chevaline. Les ouvriers préfèrent la lutte ou le cyclisme. Dans sa fraction la
plus dynamique, la classe moyenne fait montre de plus d’éclectisme et se
sent attirée par des pratiques très variées. Roulant à vélo, portant les
attributs vestimentaires du polo, rêvant d’un yacht et se tuant à cheval, la
petite Albertine a bien saisi le pouvoir d’émancipation de la pratique
sportive et les ressources qu’elle lui offrait. Face à un Marcel si
traditionnellement lettré, elle s’est trouvé une autre culture qui, passant par
l’expérience du corps et le goût de la vitesse, met à sa disposition et à celle
de ses semblables des procédures de qualification sociale échappant à la
tradition.
Elle et ses amies attestent ainsi du clivage de l’univers balbéquien en
deux sphères dont les pratiques balnéaires sont largement divergentes. Le
monde chic privilégie le Grand-Hôtel, les restaurants de Rivebelle et les
promenades en voiture –  à cheval ou à moteur  – dans la campagne. La
bourgeoisie moyenne, quant à elle, s’est réservé le triple domaine de la
plage, des terrains de sport ainsi que de la digue, cette ligne de démarcation.
Sa « balnéophilie » est résolument novatrice et transforme à la fois la notion
de rivage et celle de villégiature. Certes, nous ne verrons pas la bande
d’Albertine s’ébattre dans l’eau. Mais c’est sur la plage même que, dans
Albertine disparue, l’amie de Marcel passera pour s’être livrée à ses
galipettes érotiques. Ainsi, alors qu’ils sont en pleine expansion à la Belle
Époque, les usages balnéaires en disent long sur certains clivages sociaux et
3
l’évolution qui les sous-tend .
L’univers symbolique d’Albertine fait évidemment contraste tant avec
les élégances désuètes des salons Guermantes qu’avec l’avant-gardisme des
Verdurin, qui maintient les grands principes de distinction. Elle se porte
résolument vers une culture qui laisse la bride au désir et à la sensation
(Albertine ne risque pas d’attraper les migraines de Sidonie). Toute
« moyenne », cette culture ne se signale, il est vrai, ni par la cohérence ni
par un goût sûr. On y mélange volontiers les genres et les styles pour s’y
porter à l’occasion vers l’imitation kitsch, de bronze de Barbedienne en
pianola 4. Par ailleurs, on y donne les preuves d’une grande bonne volonté
que stimule l’appétit de découvrir et de consommer. Et le narrateur
proustien de se demander bien souvent s’il doit applaudir au bon vouloir ou
déplorer le mauvais goût.

Petite-bourgeoise

Affaire encore de position dans l’espace social, d’appartenance, de


mobilité. Rappelons à nouveau combien Marcel a eu peine à identifier les
jeunes filles de la digue, perçues de prime abord comme mêlant distinction
et vulgarité et comment l’improbable s’est produit pour lui.
Renseignements pris, ces jeunes personnes appartenaient à la seule classe à
laquelle le narrateur ne prêtait aucun intérêt. A l’exemple de Charlus 5,
Marcel n’avait jusque-là montré d’attirance que pour les extrêmes, classes
supérieures et monde populaire, ne trouvant de ce fait aucun charme à la
zone médiane. Et puis voilà que la seule personne à toucher le cœur du
héros appartient précisément à cette région sociale dédaignée. Albertine
petite-bourgeoise  : c’est dans ce statut que le romancier a eu le souci de
l’inscrire et, plus que jamais, on y verra une intention forte.
Petite-bourgeoise vraiment  ? Il faut s’entendre sur les termes. Pour
l’orthodoxie sociologique, la bourgeoisie aisée du commerce et des cadres
n’est pas strictement petite. Albertine ne fréquente-t-elle pas le même lycée
que Gilberte Swann  ? Ses parents adoptifs (on ne sait rien des parents
effectifs), les Bontemps, apparaîtront dans La Prisonnière bien plus comme
de grands bourgeois désargentés que comme de petits-bourgeois aisés
(Mme  Bontemps verrait d’un bon œil qu’Albertine fasse un mariage dont
elle tirerait quelque bénéfice). Il faudra attendre la guerre pour que leur
ascension s’accomplisse, celle de Monsieur dans la politique (il a tout de
même commencé comme directeur du cabinet du ministre des Travaux
publics), celle de Madame en tant que reine d’un salon rival de celui des
Verdurin.
Décisive est néanmoins cette marque dont le romancier affuble
initialement la jeune fille. C’est que, dans l’univers proustien, là même où
la fiction rejoint la réalité, il faut faire valoir de bien autres titres que ceux
des Bontemps pour pouvoir se dire de la classe supérieure. Le grand monde
continue à tenir pour viles les pratiques du commerce et du fonctionnariat.
Aussi l’aisance socio-économique demande-t-elle à être redoublée par une
culture de tradition et d’élégance qui ne s’acquiert pas du jour au
lendemain. Dès lors, si peu qu’elle daigne la mettre en scène, la Recherche
associe immanquablement la classe moyenne au désir éperdu de parvenir et
de singer la distinction des élites. Cet arrivisme-là n’est évidemment plus le
fait de Swann ni même, en un sens, des Verdurin  : ceux-ci n’ont plus à
acquérir « la classe » mais à conquérir le pouvoir. En revanche, tous ceux
qui, des Bloch aux Bontemps, ont encore à produire des titres de noblesse
culturelle, doivent subir, sauf à tricher, les rites de passage qu’impose la
société, en accomplissant par exemple les différents cursus scolaires.
Entendons ainsi l’intérêt que, dans une scène pleine de sens, portent les
jeunes filles de Balbec aux travaux d’école et aux concours. Sans rien de
mesquin ni d’insistant, la volonté de promotion d’Albertine est une note
constante de ses rapports avec le héros. Son initiation par Marcel à l’aisance
culturelle est de même un motif récurrent de La Prisonnière.
Mais, après tout, nous sommes ici dans un roman et pas dans un traité
de sociologie. Les personnages s’y accommodent de statuts mal définis et la
qualification d’Albertine peut très bien rester indécise sans que le lecteur
s’en soucie. A son propos, le romancier aime d’ailleurs à jouer d’un grand
flou. Ainsi il l’indexera à l’occasion sur le registre paysan dont on sait
combien il est chez lui mythiquement connoté puisqu’il est à même de jeter
un pont entre Oriane duchesse et Françoise domestique :

Albertine, – et c’était peut-être, avec une autre que l’on verra plus
tard, une des raisons qui m’avaient à mon insu fait la désirer – était
une des incarnations de la petite paysanne française dont le modèle
est en pierre à Saint-André-des-Champs. De Françoise, qui devait
pourtant bientôt devenir sa mortelle ennemie, je reconnus en elle la
courtoisie envers l’hôte et l’étranger, la décence, le respect de la
couche. (CG II, 56)

Du coup, on peut se demander si l’affiliation de la jeune fille à la petite


bourgeoisie est à prendre au pied de la lettre. N’est-elle pas de portée avant
tout symbolique  ? Auquel cas Albertine ne représenterait plus dans le
parcours de Marcel qu’une métaphore de rupture, étant celle qui facilite
l’émancipation du héros, son renoncement à diverses croyances. Mais, à ce
compte-là, la noblesse du roman de son côté est à prendre pour une
allégorie, n’étant là que pour incarner en dernière instance les rêves de
grandeur d’un intellectuel dont la position sociale mal assise vacille entre
l’espoir d’une sublimation prestigieuse et la crainte du déclassement.
Au total, on en vient ainsi à penser que, chez Proust, derrière
l’opposition duelle qu’entérine l’Histoire et que reproduit le roman entre
classes dominantes se profile une antithèse plus radicale et comme
fantasmée entre une aristocratie qui garde son auréole et une bourgeoisie
moyenne qu’a priori on ne peut penser que médiocre. Or, à travers la
représentante de celle-ci à laquelle il s’est attaché, le narrateur découvre que
ce contraste qu’il ne croyait même pas devoir mentionner n’est pas aussi
marqué qu’il pensait, que la petite-bourgeoise affirme un système de
valeurs qui n’est plus articulé exclusivement autour de rapports de
domination et de prestige et qu’en fin de compte la prétention des élites ne
sort pas grandie d’une comparaison avec les groupes intermédiaires et avec
l’usage libéré qu’ils peuvent faire des ressources de la vie moderne. On sait
d’ailleurs mieux aujourd’hui que ce sont les classes moyennes, porteuses
d’un projet libéral, qui ont progressivement assuré l’avènement et le succès
de la Troisième République 6. Et de ceci Marcel Proust a eu la prescience.
Cette découverte, il mettra pourtant du temps à la faire. Somme toute, il
supporte mal l’aisance déroutante dont fait montre la gamine de Balbec. Il
va donc, dans les débuts au moins, manifester un souci mesquin de
rabaisser son amie en l’apparentant aux petits-bourgeois vacanciers,
usurpateurs de titres sociaux. Et c’est comme si la jalousie amoureuse qui
s’emparera plus tard de Marcel trouvait sa source dans une révision de
l’ordre des classements que le héros ne peut accepter, enrageant de voir que
lui, que les Guermantes traitent avec égards, ne réussit pas à faire valoir ses
titres auprès de très quelconques petites personnes :

Ces jeunes filles bénéficiaient aussi de ce changement des


proportions sociales caractéristiques de la vie des bains de mer.
Tous les avantages qui dans notre milieu habituel nous prolongent,
nous agrandissent, se trouvent là devenus invisibles, en fait
supprimés ; en revanche les êtres à qui on suppose indûment de tels
avantages, ne s’avancent qu’amplifiés d’une étendue postiche. Elle
rendait plus aisé que des inconnues et ce jour-là ces jeunes filles,
prissent à mes yeux une importance énorme, et impossible de leur
faire connaître celle que je pouvais avoir. (JF, 362)

Par la suite encore, il la présentera en plus d’une occasion comme


provenant d’un milieu mesquin, confiné et qui véhicule les prétentions les
plus vaines et les pires préjugés de classe (antisémitisme, etc.). Vue sous cet
angle, la petite Simonet est typiquement la petite-bourgeoise qui prête
facilement le flanc aux ironies d’un intellectuel distingué comme est le
narrateur. A la condescendance dédaigneuse va cependant succéder peu à
peu une attirance doublée d’estime. Celle-ci tiendra en premier lieu au
mode de vie que nous savons et qui révèle au héros toute une autre façon
d’être. Mais elle dépendra plus encore de la reconnaissance d’une
personnalité morale de grande intensité. Cette personnalité, qui relève tout
ensemble du caractériel, du social et de l’idéologique, n’est certes pas aisée
à cerner. On la définirait volontiers comme le fait d’une complexion
mentale avec tout ce qu’elle a de composite et de singulier. Quant à la
nommer, voyons avec Proust ce que l’on peut faire.

Républicaine

Autour d’Albertine, rien qui ressemble de près ou de loin à une


métaphysique ou à une politique, on s’en doute. La fille de Balbec traverse
l’existence sans souci de son salut, des questions sociales, des affaires
d’État. Dreyfus, ce n’est pas pour elle. Elle n’est donc pas d’un camp et
fréquente qui lui convient dans le moment, toutes affiliations confondues.
Ainsi le veut le romancier. Et puis, comme il arrive, le voilà qui nous livre
sur le thème un aperçu fulgurant, percutant, où il fait surgir du néant en trois
coups de cuillère à pot une Albertine tout armée idéologiquement. Après
quoi et les choses étant dites, il n’y reviendra plus. C’est dans La
Prisonnière que le narrateur rapporte son amour de l’héroïne à ce qu’il
appelle « un côté esprit de révolution ». Et ce sera pour, l’instant d’après,
saluer en elle, une vraie républicaine. Petit coup de théâtre interne, on le
voit, même s’il ne faut pas le surfaire. Le narrateur lui-même commence par
ne voir dans ce républicanisme que l’esprit de revanche qui anime la
plébéienne à l’endroit des «  dominants  ». Mais très vite il va montrer
comment ce ressentiment trivial se dépasse dans une vision plus structurée,
qui tient de la posture morale et de l’esprit de classe :

elle avait pris, en entendant le grand titre et le grand nom [de la


duchesse de Guermantes], cet air plus qu’indifférent, hostile,
méprisant, qui est le signe du désir impuissant chez les natures
fières et passionnées. Celle d’Albertine avait beau être magnifique,
les qualités qu’elle recelait ne pouvaient se développer qu’au milieu
de ces entraves que sont nos goûts, ou ce deuil de ceux de nos goûts
auxquels nous avons été obligés de renoncer –  comme pour
Albertine le snobisme  : c’est ce qu’on appelle des haines. Celle
d’Albertine pour les gens du monde tenait, du reste, très peu de
place en elle et me plaisait par un côté esprit de révolution – c’est-
à-dire amour malheureux de la noblesse  – inscrit sur la face
opposée du caractère français où est le genre aristocratique de
Mme  de Guermantes. Ce genre aristocratique, Albertine, par
impossibilité de l’atteindre, ne s’en serait pas peut-être pas souciée,
mais s’étant rappelé qu’Elstir lui avait parlé de la duchesse comme
de la femme de Paris qui s’habillait le mieux, le dédain républicain
à l’égard d’une duchesse fit place chez mon amie à un vif intérêt
pour une élégante. (Pr, 26)

Albertine bonnet rouge ? Albertine sans-culotte ? Il y a donc à l’origine


le besoin brut de revanche du bas sur le haut. Mais s’il y a ressentiment, dit
Proust, il n’est pas aliénant et se montre capable de se dépasser en
conception positive. Ici entre en jeu le républicanisme. Et, avec lui, la fine
dialectique proustienne. L’aspiration plébéienne à faire valoir ses droits se
justifiera toujours, pense l’écrivain, du sacrifice de ses dons et de ses goûts
que fait, bien malgré lui, l’individu de condition inférieure. Le dominé qui a
la fierté de soi assume le deuil de ses chances et de ses talents perdus. Mais
c’est pour le retraduire dans un violent besoin de revanche qu’il ne sépare
pas d’une admiration pour la noblesse effective du dominant. Rendant grâce
à l’élégance de la duchesse de Guermantes, Albertine avoue certes son
amour déçu. Mais, dans ce geste même, elle instaure sa propre noblesse et
la donne à reconnaître. C’est en quoi la plèbe ainsi conçue se magnifie en
aristocratie inversée et vient occuper, à ce titre, le second versant du génie
français. Il y aurait décidément à revenir sur le socialisme de Proust…
A cet endroit, le romancier fait de son héroïne le pendant pathétique – et
drôle aussi bien – de cet « aristocrate de gauche » qu’est Robert de Saint-
Loup. On sait que ce dernier lit Proudhon et soutient Dreyfus. Il traduit
ainsi tout le mépris qu’il éprouve pour une classe, la sienne, qui s’est repliée
sur des positions purement conservatrices en matière sociale aussi bien
qu’esthétique. L’aristocratie a renoncé à sa vocation d’universalité et verse
définitivement dans un égoïsme médiocre. A ce dernier, Saint-Loup entend
faire pièce par une générosité et une révolte dont on pourrait dire qu’elles
inaugurent un aristocratisme républicain. C’est là qu’il tend la main à
Albertine. C’est là que Proust entrevoit une France idéale dont le génie
serait fait de deux versants opposés et complémentaires. Et de laisser passer
fugacement le rêve –  inspiré par le clivage de la nation qu’a provoqué
l’Affaire ? – d’un pays que ses Robert et ses Albertine réconcilieraient dans
le tressage oxymorique de son aristocratie généreuse et de sa fière roture.
Si nous devions pourtant rapporter la jeune lesbienne à quelque
idéologie, nous la verrions volontiers en libertaire. Trop loin de toute
discipline et de toute institution pour satisfaire au républicanisme. Mais
jalouse de son autonomie personnelle tout en se souciant de l’investir dans
des relations libératrices avec autrui. C’est ce que nous croyons lire en un
autre passage singulier où les qualifications psychologiques se retraduisent
sans trop de mal en programme d’existence. Nous sommes à la fin de La
Prisonnière, donc à l’heure des bilans, et le narrateur de ramener le profil
mental de la jeune femme à deux traits de caractère contrastés, l’un dont il
dit qu’il est fait «  pour [le] consoler, l’autre pour [le] désoler  » (Pr, 376).
Désolante serait chez Albertine «  la tentation irrésistible du désir  ». Sans
conteste, nous savons la jeune femme pulsive, éruptive, violente jusqu’à
l’obscénité. En deçà de ses propensions lesbiennes, elle est celle qui, dans
un univers textuel fait de clôture et de censure, proclame le droit au désir et
à la jouissance. Toujours potentiellement à même de bousculer les
préséances, de refuser frustrations et contraintes. Mais un second trait
console le narrateur d’un premier trop ardent pour lui, et c’est la manie,
chez Albertine, «  de faire servir une même action au plaisir de plusieurs
personnes  ». L’héroïne, il est vrai, ne peut ignorer que la satisfaction
débridée et anarchique de ses désirs connaît sa limite dans le plaisir des
autres. Il lui faut donc trouver moyen de donner satisfaction à autrui et à soi
tout ensemble. Ingénieuse, elle met en place un mécanisme de dépense
généreuse qui lui ressemble en tout point. Selon une diplomatie de son cru,
elle prend l’habitude d’utiliser un même acte à plusieurs fins, visant à
rencontrer des demandes parallèles, y compris la sienne propre. Cela
semble d’ailleurs au principe de sa bisexualité qui l’entraîne à donner des
preuves d’amour à plusieurs partenaires à la fois, en même temps et même
lieu.
Duplicité ? Lubricité ? Soyons plus sensibles à ce qu’a de rafraîchissant
chez Albertine ce don de soi, ce mouvement vers l’autre. Et tenons compte
de ce que le monde de la Recherche est marqué par une grande lésine
affective avec laquelle contraste la présente générosité. Car Proust, qui se
dit à l’occasion convaincu de l’universelle bonté des hommes, met en place
un univers social occupé à tous ses étages d’êtres privés d’affection et qui
sont la plupart du temps entraînés dans des échanges sentimentaux pauvres
ou menteurs. Même Marcel et Albertine, dans le jeu de barres amoureuses
dans lequel ils sont engagés, réfrènent en permanence le désir d’être à
l’autre.
Mais, cela dit, le roman a malgré tout ses généreux. Princes, comme
Saint-Loup ou Charlus, auxquels il arrive de pratiquer la dépense avec
panache et sans esprit de retour. Roturiers comme Jupien ou Albertine, qui
compulsivement se soucient d’autrui et viennent par là prendre place, de
fait, sur le côté républicain du génie national. Sans ressources, les seconds
ne peuvent se permettre les libéralités des premiers et se voient tenus, pour
s’y retrouver, de faire servir un seul moyen à plusieurs fins, de partager en
se partageant. Sans doctrine, les mêmes ne conçoivent de mettre en œuvre
leur bienveillance que dans une improvisation libre et décousue. Ils
inventent ainsi une démocratie pratique toute locale qui, avec ses solutions
de fortune, ses plages et ses maisons de plaisir, humanise les rapports de
proximité et les lustre d’une volupté particulière.

Le triangle albertinien

Le républicanisme d’Albertine dédoublé en utopie démocratique de


poche et en dépense libidinale. Toutes deux connectées l’une à l’autre et
valant l’une pour l’autre. Où passe l’intersection entre les deux termes ? On
songe à cet élément médiateur qui nous est familier et constitue la marque
première d’Albertine –  l’impressionnisme en tant qu’aura. C’est lui qui
nous permet de refermer le triangle cernant l’espace albertinien.
L’esthétique (impressionnisme), le social (petite bourgeoisie) et le sexuel
(homosexualité) s’y retrouvent, prêts à fixer l’image de l’insaisissable jeune
fille de Balbec sur trois modes fondamentaux. Trois côtés en connexion et
qui délimitent un lieu énigmatique, le point aveugle du texte. Quel sens
obscur y est tapi ? Que retient-il de si rude à penser ?
Le narrateur ne cessera pas d’entretenir un rapport d’étonnement inquiet
aux trois réalités qui forment ce triangle. Il ne saisit pas les implications les
plus modernes du «  plein air  ». Le comportement bourgeois l’irrite ou le
désarçonne. Quant au lesbianisme, il ne sait trop qu’en dire ni qu’en faire.
Mais son mérite est au moins d’avoir mesuré l’importance de leur triple
occurrence en un même personnage. Et il sait de même que le secret de ce
dernier, qui fait son charme et sa force, réside dans ce que les trois termes
offrent en partage. En sa compagnie, réinterrogeons chacun d’eux et voyons
quelle signification commune ils partagent.
Le peintre Elstir a fréquenté les salons (il était connu sous le nom de
Biche chez les Verdurin); il a visiblement participé aux combats naissants
de l’avant-garde. Mais, désormais, il s’est éloigné de Paris, a choisi le
véritable plein air et travaille seul. Le voilà loin de toute institution,
traditionnelle ou moderniste. S’il reste attaché à une vie mondaine et
luxueuse, ce n’est que là où il est permis de l’observer du dehors, sur les
hippodromes ou dans les ports de plaisance, par exemple. Sa sympathie
tutélaire pour les jeunes filles sportives, bien distincte des plaisirs
équivoques qu’un Bergotte vieilli prend avec des gamines, participe
également de sa libération du carcan institutionnel. Tout cela, et jusqu’à
l’esthétique même d’Elstir, produit une image d’autonomie pratique qui n’a
rien à voir avec celle des petits cénacles modernistes fréquentés jadis mais
consiste en une réinsertion feutrée et comme ironique dans le champ social.
Avec Elstir, l’art s’est émancipé des codes instituants, qu’ils soient
académiques ou révolutionnaires. Il s’en est radicalement éloigné, au profit
de ce qui ressemble bien à un « retour à la vie », dût-il s’opérer en sourdine.
La villégiature à Balbec, pour la classe moyenne, c’est de
l’impressionnisme vivant. Plein air et sport pour la surface. Maîtrise d’un
espace et d’un temps en profondeur. En fin de compte et surtout, mobilité
des statuts  : le petit-bourgeois-grand seigneur comme forme de
«  terraquisme  » social. C’est l’œuvre désagrégeante des petits clans. On
parlera en ce cas encore d’une expérience autonomiste en regard de la
société des classes telle qu’elle dissimule sous ses codes mondains la réalité
abrupte du marché. Et de fait, dans cet état inédit des choses, l’espace
collectif s’y ouvre à une socialité peu structurée mais vivante, où des
contrats improbables se passent, où des erreurs de classement se produisent,
où des simulations réussissent. Une anomie en douce se fait ici la norme
agréablement vécue.
De la lesbienne enfin, que dire, puisqu’elle ne se donne ni à voir ni à
croire ? Ce qu’en retient tout de même le narrateur est qu’elle improvise ou
s’improvise à toute occasion. Il suffit que deux jeunes filles dansent
accolées l’une à l’autre pour que sourde la jouissance. Que deux femmes se
lorgnent par en dessous en n’importe quel lieu public pour que l’amour se
consomme. A n’être nulle part, cette « perversion » si tactile menace d’être
partout. Altérité radicale, l’homosexualité des femmes a pour terrible
pouvoir de mettre en échec dans l’instant les convenances et les règles de
distinction. Son immédiateté défie contraintes et censures. On reviendra à
cet envers de toute institution.
Atelier impressionniste, clan vacancier, corps lesbien. Butée triple de
l’altérité. Le romancier la pose ; il voudrait la vaincre ; il tente de la réduire.
Travail d’enquête et de conquête, qui restera en suspens. Il sera loin d’être
improductif cependant. La fiction s’est laissé gagner par un « programme »
autonomiste à trois branches qui se caractérise par un pari sur la vie en
opposition à tout ce qui la définit par avance. Ce programme-là brise avec
les règles les plus convenues de la socialité  ; il ébranle les distinguos
qu’imposent hiérarchies et conformismes  ; il expérimente sur l’événement
immédiat en ce qu’il rompt avec la voie tracée par avance de l’Histoire et
de sa causalité. Il ne s’accommode ni du passéisme des anciens ni du
futurisme des modernes. Mais surtout il mérite d’être qualifié de
démocratique en ce qu’il présuppose une libre disposition et une libre
responsabilité de soi qu’après tout Albertine assume bien.
Cette littérarisation singulière du «  réel  » implique sans doute une
réalisation inédite de la littérature. C’est que, décrivant Albertine ou Elstir
dans un espace de sens, le romancier ne fait peut-être que définir la place
que lui-même s’efforce d’occuper dans l’espace des lettres. Son projet
d’auteur et par-delà sa poétique se dessineraient ainsi en filigrane dans les
choix qu’opèrent ses personnages les plus marginaux (au sens social et
romanesque). Par leurs voix, à travers leur image, nous pouvons entendre
que le romancier rejette l’alternative de l’humanisme classique (Bergotte) et
de l’avant-garde (Vinteuil). Qu’il ne sera ni confit en tradition ni emporté
par la surenchère du moderne. Qu’il ne passera pas alliance avec les
dominants mais ne partagera pas plus l’isolement artiste des dominés. Donc
qu’il se tiendra quelque part ailleurs, à côté ou en retrait.
Par la bande, Marcel Proust donne ainsi forme à une position tierce dans
le champ esthétique. A distance de la modernité autotélique aussi bien que
d’un académisme de la représentation en trompe-l’œil. Et visant à dépasser
l’alternative que propose leur opposition, à en dénoncer l’illusion. Car il
s’agit de mettre en œuvre une littérature qui accepte de parler du monde
plus que d’elle-même, tout en sachant que ce monde est opaque et
irreprésentable selon les normes. Pour y atteindre, il faudra en permanence
déjouer les contradictions diverses qui surgissent au cœur du romanesque et
qu’a installées la tradition. C’est tout le pari de la Recherche. C’est aussi
celui d’un écrivain qui transfère à sa création le statut en porte-à-faux qu’il
assuma dans le champ littéraire et dont son texte propose plus d’une
attestation. Proust trouve ainsi une solution rhétorique ou symbolique au
conflit qui existe chez lui entre le grand bourgeois mondain et l’intellectuel
en rupture de ban. Il semble la devoir à une aimable homosexuelle
républicaine.

1. Sur ce motif, voir Geneviève Henrot, Délits/Délivrance. Thématique de la


mémoire proustienne, p. 209-213.
2. oir A.Corbin, L’Avènement des loisirs. 1850-1960, Paris, Aubier, 1995.
3. Sur l’histoire sociale de la plage et de la balnéophilie, voir le récent ouvrage
de Jean-Didier Urbain, Sur la plage, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1995.
4. Proust lui-même fut attiré par le pianola comme il le fut par d’autres
nouveautés mécaniques, ainsi qu’en témoigne sa correspondance (voir
L.Fraisse, Proust au miroir de sa correspondance, p. 293-297). Pour Marcel,
ce même pianola est associé à l’allure moderne et sportive de sa jeune
maîtresse.
5. «  “Je déteste le genre moyen, disait-il [Charlus], la comédie bourgeoise est
guindée, il me faut ou les princesses de la tragédie classique ou la grosse
farce. Pas de milieu, Phèdre ou Les Saltimbanques”. » (TR, 137)
6. Voir, à ce propos, Philip Nord, « Les origines de la Troisième République en
France (1860-1885)  », dans Actes de la Recherche en Sciences sociales,
116/117, mars 1997, p. 53-68.
6

Le désarroi social

Dans l’opéra proustien, aristocratie et grande bourgeoisie se livrent, en un


chassé-croisé soutenu, un âpre combat. Elles s’accordent (Guermantes et
Swann), puis s’affrontent (Guermantes et Verdurin), avant de s’accorder
encore mais sur la base d’un rapport de force inversé (Verdurin et
Guermantes). Spectacle cruel et fastueux dont l’intermède albertinien vient
perturber la régie. La bergère bourgeoise introduite dans l’univers des loups
mondains. L’irruption d’une dominée sur la scène des dominants. En tous
les cas, l’apparition d’Albertine lors du second séjour à Balbec coïncide
avec l’effritement de la lutte centrale, avec sa réduction à quelques
soubresauts violents et sporadiques. Il est vrai que les Verdurin ont alors
partie gagnée et qu’ils vont pouvoir porter en toute tranquillité le coup de
grâce aux Guermantes, par Charlus interposé.
Le fait majeur est toutefois que la polémique se déplace des groupes aux
individus. Certes, Proust n’a jamais manqué d’accorder une vive attention
aux rivalités personnelles, dans ce style aigu et mordant qui est le sien et qui
peut rappeler Saint-Simon. Mais les concurrences mesquines qu’il se
plaisait à relever gardaient un air d’anecdotes, ne sortant guère du cercle de
la caste ou du clan. A partir d’Albertine, autre chose entre en jeu qui relève
d’un plus grand brassage entre les classes. On a changé d’époque : l’affaire
Dreyfus suscite des alliances imprévues, les classes moyennes se font plus
pressantes, l’art nouveau pourfend les conformismes. A circuler plus
librement entre les «  gradins  » sociaux, certains acteurs font perdre aux
clivages de leur absolu. Limité à quelques intrépides, quelques arrivistes ou
quelques gaffeurs, le mouvement n’en est pas moins symptomatique. Il
renvoie à ce « désarroi social » dont Proust laisse entendre qu’il guette les
élites de la France.
Et c’est comme si, sous l’urgence, la lutte des classes cédait le pas à une
lutte de plus en plus âpre des classements. Certes, ce ne sont là que deux
faces d’une même réalité, en étroite coalescence. Et Proust ne cessera
jamais de les mettre en rapport, de les faire jouer de concert. Mais là où,
dans la première moitié de la Recherche, il voit des ensembles se dégager
avec netteté et les confrontations s’opérer entre groupes, il s’attache dans la
seconde aux destins individuels, et de préférence à ceux qui suivent la
trajectoire la plus accidentée. Nécessairement dès lors, les questions de
classement ou de position personnelle dans la hiérarchie vont occuper le
devant de la scène, quitte à n’être que les révélateurs de conflits plus
collectifs. Charlus, Saint-Loup, Bloch, Albertine, avec tout ce que leurs
destins ont de convulsif, témoigneront par excès des mutations d’une
société.
Si les péripéties d’appartenance, de rang, de préséance permettent à
Proust de si bien remonter aux problèmes plus fondamentaux des classes,
c’est que le romancier se fait une conception toute relationnelle du statut de
l’individu. D’un côté, il ne cesse de revenir sur le fait que toute position
personnelle est fonction de positions autres. Chaque acteur est pris dans un
champ de forces. De l’autre, il montre avec constance que tout individu est
à soi seul un processus, qu’il se constitue en faisceau de déterminations
externes, entre lesquelles il cherche des équilibres et arbitre des conflits.
C’est par là, à travers cette idée que le social travaille la personne du dedans
comme du dehors, que le romancier fonde une sociologie bien à lui, une
«  sociologie individuelle  ». La nécessité opère au cœur même de la
personne et elle ne prend son sens que dans la façon dont chaque agent la
reçoit, la vit, la retravaille en son for intérieur. Non que ce dernier jouisse
d’une grande marge de manœuvre. Mais bien davantage que la
détermination en lui est toujours multiple, contrariée, contrariante. Il lui faut
décidément «  faire avec  », et parfois au prix des aménagements les plus
retors. C’est là d’ailleurs que se dessine sa part de liberté. Quant à
l’observateur extérieur, le passionnant pour lui est de voir non de quoi
relève la détermination sociale –  ce qui pour Proust tient de l’évidence  :
nous sommes de toujours classés  – mais comment elle se vit, par quels
détours imprévus elle opère. Toujours ironiquement, en fait.
Cette ironie du sort, Proust ne manque jamais de la souligner d’un trait
net. Et d’autant plus volontiers qu’il considère avec une délectation morose
1
les déchirements sociaux qui font injure à l’homme universel . Épris, quoi
qu’il y paraisse, d’harmonie et de bonté, le romancier souffre au fond de ce
qui divise les hommes entre eux et l’individu en lui-même. Et c’est sur cette
base qu’il observe avec passion les ruses qu’emploie le destin pour
contrarier les calculs mesquins, les stratégies médiocres de l’acteur social,
cet éternel imposteur. Plaisir d’abord enfantin de démonter les machineries
les mieux huilées. Plaisir plus adulte de voir comment les plans d’action les
mieux conçus manquent leur but, faute d’avoir tenu compte d’un nombre
suffisant de variables et des caprices de la logique humaine. Et, par-dessus
tout cela, la passion de détecter les vils et tortueux calculs que l’individu
met en œuvre pour assurer son classement et tout ce qu’il révèle à travers
eux de lui-même et de son rapport aux autres.
Mêlant humour et douleur, cette analyse inquisitrice va jusqu’à informer
l’écriture. Dans les premières parties du roman, lorsque Proust se complaît à
décrire caractères et statuts, il est encore le tenant d’une manière toute
classique de pratiquer la psychologie des mœurs, cette manière qui
s’exprima jadis en «  caractères  » (La Bruyère), se traduisit en portraits
(Sévigné), s’assortit de maximes (La Rochefoucauld). Ce qui nous vaudra
en plus d’un endroit de ces formules piquantes et paradoxales qui fleurent
bon leur Grand Siècle  : «  dans l’humanité la règle –  qui comporte des
exceptions naturellement – est que les durs sont des faibles dont on n’a pas
voulu, et que les forts, se souciant peu qu’on veuille ou non d’eux, ont seuls
cette douceur que le vulgaire prend pour de la faiblesse » (SG, 434). Mais,
toujours vraies et fausses à la fois, ces maximes ornées ne subsistent ici que
comme les reliquats d’un « vieux style » dont l’auteur de la Recherche ne
va pas tarder à se déprendre.
Dans l’optique d’un démontage des jeux de classement, une stylistique
nouvelle s’avère donc souhaitable. Elle va s’affirmer peu à peu en se
centrant sur cette sociologie de l’individuel qui exige une dialectique
singulièrement fine. Le portrait y fera place au scénario express. La syntaxe
y affectionnera bifurcations et anacoluthes. Enfin, la forme bouclée ou
symétrique du style gnomique y cédera le pas au détail incongru et à
l’association saugrenue. Au total, cela nous vaudra de petits textes à la
logique contrariée et à l’humour corrosif dont le propos est visiblement de
déconcerter en épinglant les incongruités des parcours vitaux.

Classer/déclasser

En matière de hiérarchie et de classement, l’une des idées-forces de la


Recherche est sans conteste que les clivages sociaux sont marqués d’une
sourde violence. Dédain, jalousie, envie, ressentiment sont à l’œuvre. Ils
procèdent avec d’autant plus de hargne qu’est grande la proximité entre les
rivaux. Ce sont les représentants de la strate immédiatement supérieure qui
nous donnent le sentiment le plus vif de notre infériorité. Ce sont des
membres de la couche immédiatement inférieure que nous devons craindre
le plus qu’ils attentent à notre classement. A partir de quoi, les stratégies
sont infiniment variées, jusqu’à faire que l’encanaillement des uns («  Un
monsieur tout ce qu’il y a de plus chic, c’est un monsieur qui ne fraye dans
le restaurant qu’avec les employés et, rentré chez lui, joue aux cartes avec
ses valets. Cela n’empêche pas son refus de passer après le prince Murat »
[Pr, 43]) satisfasse en gros au même propos que la haine de la canaille chez
les autres (« apaches, race pour qui un fils de valet de chambre [Morel], si
crapuleux qu’il soit lui-même, professe un sentiment d’horreur égal à son
attachement aux idées bonapartistes » [Pr, 299]).
Mais ces passes d’armes sont le tout-venant et Proust ne s’arrêterait pas
trop à ce que recèle de doxique ces paradoxes vivants si ceux-ci ne
laissaient entrevoir tout un refoulé. Ce dernier, nous le connaissons déjà. Il
est ce substrat individuel fait des conflits et tensions qui, sur fond de
socialité, prennent forme à même le psychisme de chaque acteur. Et là,
vraiment, le romancier frétille, car il sait que le plus intense de la lutte des
classements se joue dans ce repli. Encore une fois, chaque acteur proustien
se résume à un complexe fait d’héritages divers et de déterminants
multiples. Tout le problème pour lui est de s’assurer, par un agencement
satisfaisant de composantes disparates, d’un équilibre toujours précaire. Et
l’urgence en est d’autant plus grande que la négociation interne a lieu en
situation, autrement dit face aux sollicitations et agressions d’autrui. Pour le
romancier, cela revient à ne jamais esquisser le scénario de stratégie d’un
acteur sans éclairer son obscure complexion interne. Chaque fois, il
convient donc de faire apparaître, derrière ou aux côtés du grand plateau de
la scène sociale, le petit théâtre intérieur où l’individu agence comme il peut
les forces diverses qui combattent en lui.
Dans l’exemple qui suit, la mise en séquence déconcertante des
différents constituants d’une même trajectoire (grand avocat, saturation du
succès, transfert vers un peintre, adhésion à un peintre de second rang) finit
par répondre à une logique inédite, faite des corrections et sutures opérées
au coup par coup le long du parcours. L’analyse proustienne aime ainsi à
restaurer une nécessité d’emprunt au sein d’une ligne brisée par des
ruptures aléatoires :

C’était un de ces hommes à qui leur expérience professionnelle


consommée fait un peu mépriser leur profession et qui disent par
exemple : « Je sais que je plaide bien, aussi cela ne m’amuse plus
de plaider », ou : « Cela ne m’intéresse plus d’opérer ; je sais que
j’opère bien.  » Intelligents, artistes, ils voient autour de leur
maturité fortement rentée par le succès, briller cette
«  intelligence  », cette nature d’«  artiste  » que leurs confrères leur
reconnaissent et qui leur confère un à-peu-près de goût et de
discernement. Ils se prennent de passion pour la peinture non d’un
grand artiste, mais d’un artiste cependant très distingué. (SG, 201)

La Recherche invente donc à longueur de texte cet être en soi paradoxal


qu’est l’individualité sociale. Pas d’incompatibilité dans les termes : c’est à
même le singulier que le collectif se donne à vivre et à voir le plus
concrètement. Certes, extraire le général du particulier ne devient possible
qu’au prix d’étranges torsions. Ce qui comble ce goût proustien de la
surprise qui va jusqu’au penchant pour certains arrangements monstrueux.
Existe bien chez Proust une sociologie du tératologique qu’il serait amusant
d’inventorier. Elle affleure dans l’attention qu’il porte aux personnages en
voie de déclassement (ou bien, ce qui revient au même, entraîné dans un
reclassement qui ne donne pas les résultats escomptés). Le romancier ne
résiste jamais au plaisir d’entourer ces êtres en perdition d’un halo, tout en
les pourvoyant d’une rare énergie vouée au sauvetage des apparences et au
colmatage du statut. Le fin du fin étant alors de s’arranger pour que ce bluff
diplomatique et dérisoire produise les effets escomptés (ou des effets
dérivés) par un effet en retour largement improbable. Maints personnages,
féminins pour la plupart, remportent de ces succès ironiques et charmants.
Ainsi de la marquise de Gallardon qui obtient le surcroît de prestige
dont elle a besoin pour s’élever à hauteur des autres Guermantes par une
somatisation si achevée du simulacre auquel elle se livre que la fiction finit
par rejoindre la réalité :

Obligée, pour se consoler de ne pas être tout à fait l’égale des


autres Guermantes, de se dire sans cesse que c’était par
intransigeance de principes et fierté qu’elle les voyait peu, cette
pensée avait fini par modeler son corps et par lui enfanter une sorte
de prestance qui passait aux yeux des bourgeoises pour un signe de
race et troublait quelquefois d’un désir fugitif le regard fatigué des
hommes de cercle. (Sw, 324)

Ainsi de la princesse Sherbatoff qui recherche et obtient le même genre


de profit par un effacement de tout son être. Se cachant, elle se montre ; se
niant, elle s’affirme :

Or, si Mme  Sherbatoff ne regardait pas la salle, restait dans


l’ombre, c’était pour tâcher d’oublier qu’il existait un monde vivant
qu’elle désirait passionnément et ne pouvait pas connaître  ; la
«  coterie  » dans une «  baignoire  » était pour elle ce qu’est pour
certains animaux l’immobilité quasi cadavérique en présence du
danger. Néanmoins le goût de nouveauté et de curiosité qui travaille
les gens du monde faisait qu’ils prêtaient peut-être plus d’attention
à cette mystérieuse inconnue qu’aux célébrités des premières loges
chez qui chacun venait en visite. (SG, 272)

Ainsi encore de Mme  de Cambremer-Legrandin, cette contradiction


vivante. Il est vrai que celle-ci n’atteint pas son but et ne retire pas de ses
efforts l’avantage tant désiré (fréquenter les duchesses). L’énorme énergie
qu’elle dépense à être snob, là où il lui vaudrait mieux être elle-même, ne
fait que l’éloigner de ses objectifs. Mais, en son cas, des profits seconds,
imprévus et comiques (guérir en même temps de l’avarice et de l’adultère !)
viennent vexatoirement compenser l’échec :

Mais franchir celle [la limite sociale] qui bornait ses propres
relations, s’élever jusqu’à la fréquentation de duchesses, était le but
de tous ses efforts, tant le traitement spirituel auquel elle se
soumettait par le moyen de l’étude des chefs-d’œuvre, restait
inefficace contre le snobisme congénital et morbide qui se
développait chez elle. Celui-ci avait même fini par guérir certains
penchants à l’avarice et à l’adultère auxquels étant jeune elle était
encline, pareil en cela à ces états pathologiques singuliers et
permanents qui semblent immuniser ceux qui en sont atteints contre
les autres maladies. (SG, 315-316)

Nous voici en présence d’une pathologie sociale fort commune, où


chaque acteur souffre du décalage existant entre sa position effective et
celle qu’il désirerait occuper. On sera sensible une fois encore à la façon
dont Proust reconnaît les symptômes de ce mal à même l’apparence
physique. Le visage, le corps, la mimique, le geste, la mise forment en
permanence un «  grand livre  » qui, démentant bien souvent ce que dit
l’individu quant à ce qu’il prétend être ou faire, donne à lire en clair les
efforts désespérés qu’il accomplit pour ajuster au mieux rêve et réalité
quant à sa position dans le monde. Ici encore, Proust peut se recommander
des enseignements de Tarde. Ainsi, analysant la manière dont se forgent les
opinions, ce dernier relevait, à la suite d’un sociologue anglais, que « quand
deux hommes se rencontrent, la conversation qu’ils ont ensemble n’est
qu’un complément de leurs regards réciproques par lesquels ils s’explorent
et cherchent à savoir s’ils appartiennent à la même espèce sociale, au même
2
groupe social  ». Ce qui a peut-être inspiré à Proust cette délicieuse scène
de Sodome et Gomorrhe où, en conversation, Marcel et Mme  de
Cambremer jeune tentent de prendre l’avantage l’un sur l’autre au gré d’un
échange pour le moins bizarre. Voulant jauger l’autre tout en captant sa
bienveillance, chacun des deux partenaires va recourir au même procédé de
séduction mimétique. Marcel emploiera la manière maniérée de Legrandin
pour s’adresser à la sœur de ce dernier ; symétriquement, la sœur utilisera le
« dialecte » de l’ami Saint-Loup pour retenir l’attention de Marcel (SG, 203
et 214). En fait et singulièrement, ce simulacre en miroir des deux
partenaires est la vérité d’un échange dont la conversation mondaine qu’ils
conduisent à propos d’art moderne n’est que le médium.
Telle qu’elle se fictionnalise, toute la pensée proustienne du social se
donne à voir dans ce dernier exemple. Elle nous dit à quel point la
recherche d’un ascendant sur l’autre peut se déguiser et passer par des
médiations subtiles. Elle nous dit mieux encore que les rivalités
symboliques sont d’autant plus sournoises (et plus violentes  ?) qu’elles
s’euphémisent jusqu’à se nier. Entre la jeune Cambremer et Marcel, qui
noient leur tentative de séduction réciproque dans un mimétisme
vertigineux, il n’y a sans doute pas de pardon.

Le marché des changes
La négociation du personnage proustien avec autrui et avec lui-même
aboutit à des compromis qui sont comme autant de fictions de l’être. Ce
sont ces fictions-là qui supportent l’échange social, avec tout ce que cela
peut impliquer de méprises ou d’impostures. Le romancier ne manque pas
d’en épingler un grand nombre. Mais ce qu’il fera tôt ressortir, c’est qu’une
puissante régulation vient s’appliquer à cette circulation déficiente et
qu’elle est de caractère économique. On peut se fabriquer un personnage
mais il faut encore qu’il soit compatible dans ce qu’il a d’illusoire avec les
exigences du marché social. Or, au sein de celui-ci, la lutte est rude et
chacun monnaie durement son statut. Chaque acteur y défend âprement le
prix qu’il vaut et qui fluctue entre celui qu’on lui donne et celui qu’il
s’attribue. Tout l’art « mondain » sera d’obtenir dans l’échange une valeur
supérieure à sa valeur effective.
Là où les salons proustiens se donnent pour d’innocentes foires aux
vanités, ne craignons pas d’y voir les champs clos du négoce social. La
scène mondaine est un marché sur lequel tout participant se comporte de
façon vénale, n’y cherchant rien d’autre que ses avantages. Dès qu’un
acteur fait irruption dans le cercle de l’échange, il se voit en situation de
discuter son prix avec chacun des interlocuteurs qui se présentent à lui.
Dans bien des cas, il ne s’agit que de reconduire une valeur reçue. Mais
pour un rien les prix flambent ou tout au moins fluctuent. Ils sont en tout
cas fixés en fonction de différents paramètres sensibles  : prix que l’on a
vraiment, prix que l’on croit avoir, prix que l’on affiche, prix que les autres
vous donnent… Or, le vis-à-vis est exactement dans la même position. A
partir de quoi, toute une procédure d’évaluation entre partenaires se met en
train. Comment, à confronter des valeurs mobiles, s’assurer du meilleur
investissement et obtenir en sa faveur la meilleure rente ? Et qu’est-ce qui
réussira le mieux : l’intimidation, le bluff, la ruse, voire la modestie feinte ?
L’un jouera à la hausse et l’autre à la baisse, selon la conjoncture et les
circonstances.
Sans être franchement avouée, cette imposition économique est sous-
jacente à tout échange entre personnages proustiens. Beaucoup l’assument
d’ailleurs, se livrant aux transactions requises avec autant de rigueur que de
cynisme. L’intérêt est leur loi. Au point de faire que la Recherche, en ce
registre, laisse facilement une impression d’outrance ou de caricature. En
même temps, elle n’est pas sans bienveillance pour les bas calculs qu’elle
objective de la sorte, au point même de regarder d’un œil indulgent ceux
qui mettent les pieds dans le plat et ne se croient pas tenus de recourir aux
tartufferies de la bienséance. Le romancier charge d’ailleurs trois types bien
profilés d’acteurs de dévoiler le caractère sordide des échanges  : les
gaffeurs, les cyniques et les brutaux forment tous ensemble une galerie
assez réjouissante. Gaffeurs mangeant le morceau  : Bloch ou Cottard.
Cyniques brusquant le jeu  : les Verdurin. Brute clamant son avidité  :
l’intempestif Morel qui, dans la scène que l’on va voir, demande
instamment à Marcel de travestir son identité sociale et de le faire passer
pour fils de l’intendant des parents de Marcel. Au héros qui s’offusque de
cette vilenie, on aimerait pourtant demander comment il a accompli son
propre cursus ascensionnel sans jamais, apparemment, en « payer le prix ».
Tout dans la Recherche est ainsi lisible selon la dure loi de l’échange
commercial. A qui saura faire valoir le crédit le plus imposant. Avec cette
conscience chez chacun que toute position fluctue en fonction des positions
autres dans l’espace du marché. (« Les êtres ne cessent pas de changer de
place par rapport à nous. » [SG, 409]) Comme toute transaction prend sens
dans un espace relationnel, une estimation incorrecte du rapport des forces
et de la spécificité des enjeux selon les milieux peut conduire aux pires
déroutes. L’exemple superbe et pathétique à cet égard est celui que donne
encore Mme  de Cambremer. Sœur d’un snob redoutable, qui retraduisait
des valeurs idéalistes en profits de classement, elle est orfèvre en matière de
négociation et de rentabilité mais va pourtant faire montre d’un sens
stratégique désastreux. Bourgeoise pas trop bien dotée, elle a réussi à
accéder à l’aristocratie mais, première erreur, en misant par son mariage sur
une noblesse provinciale en perdition. Elle est donc contrainte pour
redresser la situation à un forcing second qui la précipite dans un autre type
d’errement. Elle va en fait multiplier les entreprises d’accroissement de son
capital culturel jusqu’à verser dans un snobisme avant-gardiste. Mais rien
n’y fera. Au vrai, elle s’est trompée de point d’imputation, a appliqué aux
Guermantes ce qui convenait aux Verdurin et n’a pas vu que ce qui faisait la
distinction aristocratique résidait dans l’aisance à manier les plus infimes
raffinements d’un code futile (prononcer d’Uzès en d’Uzai), non dans
l’acquisition laborieuse des savoirs à la mode à laquelle elle s’est d’abord
livrée.
L’échange mondain, dit Proust, repose pour l’essentiel sur la
«  transmutation des matières consistantes en éléments de plus en plus
subtils  » (SG, 214). Mais il n’omet jamais d’ajouter que, derrière les
fioritures du décorum, se profile une loi d’airain, loi de l’intérêt, voulant
que chacun ne songe qu’à assurer sa position aux dépens des autres. Il s’agit
toujours en fin de compte d’obtenir, d’améliorer ou de maintenir un rang et,
à ce titre, de prendre le pas sur voisins, proches et concurrents. Le roman
offre une large palette de ces rivalités impitoyables qui toutes se réduisent
au même principe égoïste et brutal. Elles peuvent conduire à de rares excès.
Une volonté destructrice anime les grandes scènes de la Recherche. D’être
symbolique ne la rend pas moins terrible. Au hasard  : Oriane saccage
l’image de Rachel bien avant que celle-ci, avec son appui, ne perde la
Berma  ; Marcel sacrifie l’amitié de Saint-Loup à l’amour d’Albertine  ;
Morel vend son amitié au plus offrant ; Charlus exécute la comtesse Molé
avant que les Verdurin n’exécutent Charlus. Et l’on pourrait sans peine
allonger la liste.
Oui, dans la Recherche, on tue. Avec raffinement et cruauté. Figuré, le
meurtre n’en a pas moins de lourdes incidences morales, sociales, voire
physiques (brutalement expulsé du salon Verdurin, le pauvre Saniette en
meurt peu de temps après). Pour toute une part, la violence s’accroît de ce
que le combat se déroule en circuit fermé, et même fermé à double tour, si
l’on tient compte des effets de caste et de clan. Mais, jusqu’au bout, le salon
proustien demeure un ring élégant.

L’assassinat de Charlus
Proust excelle à faire ressortir ces « lois du marché » dans des mises en
scène de son cru. Tout son art est d’y mettre en présence des personnages de
conditions différentes et dont quelques-uns n’ont pas une juste perception
du statut des autres. Situation quasi vaudevillesque, ouverte à tous les
quiproquos. Proust en tirera d’ailleurs des effets de comédie mais ce sera
toujours pour, finalement, faire ressortir les cruautés et les souffrances de
l’échange. Exemples choisis de ces confrontations douloureuses et drôles,
les deux «  salons Verdurin  » au cours desquels Charlus va vivre en deux
temps le calvaire de sa déchéance. Ils sont comme deux petits laboratoires
où sont mis en présence sur le mode expérimental agents et groupes
incompatibles. Dans la première séquence (Sodome et Gomorrhe), les
Verdurin accueillent les Cambremer (auxquels ils ont loué la Raspelière
pour l’été) en même temps que Charlus qui accompagne Morel. Dans la
seconde (La Prisonnière), Charlus, devenu, contre toute attente, un familier
du salon, organise chez les Verdurin un concert Vinteuil qui mettra en
valeur son protégé et permettra d’attirer le gratin aristocratique auprès de la
très bourgeoise Sidonie.
Au cours du premier épisode, Proust télescope ainsi trois milieux ou
trois groupes dont la rencontre était jusque-là hors de propos. Avec leurs
représentants, il met de surcroît en présence des gens qui, à quelque degré,
sont tous mal assurés de leur classement. Soit qu’ils aient à dissimuler
quelque faille dans leur statut, soit qu’ils ressentent vivement le décalage
entre leurs aspirations et la situation effective qui leur est faite. Nous savons
ce qu’il en est de Mme de Cambremer, née bourgeoise, affublée d’un mari
niais et dont les prétentions sont aussi fortes que déçues. Le clan Verdurin a
son escorte de professeurs et d’artistes qui doivent réassurer en permanence
leur prestige culturel pour compenser un capital social insuffisant. Morel ne
sait comment camoufler ses origines plébéiennes, Charlus sa « perversion »
sexuelle. Si le premier est appelé par le petit clan en tant que virtuose, le
second est là en surnombre et, à n’avoir rien laissé filtrer de sa haute
distinction, il se prête à toutes les rumeurs et suppositions. Vieil oncle de
l’artiste  ? Architecte de seconde zone  ? Inverti en tout cas. Et c’est
évidemment là son talon d’Achille : entouré de cette réputation trouble mais
tellement soucieux d’être réinvité avec Morel à l’avenir, il est contraint
d’adopter une attitude de modestie qui lui est bien peu coutumière et de
« baisser ses prix », comme Proust le dira plus tard. En somme, le « capital
sentimental » pénalise chez lui tout autre forme de crédit.
En fait, d’un bout à l’autre de la séquence, Charlus se fait le baromètre
d’une fluctuation continue des prix. Brouillant les cartes à force d’afficher
un statut équivoque, il déclenche une variabilité générale qui gagne tout un
chacun. Si efficace à l’ordinaire, si capable de réduire les entropies, le code
Verdurin se révèle ici incapable d’intégrer l’élément étranger, le corps
sauvage. Cette «  panique boursière  » mérite d’être retracée en ses
différentes phases  : premièrement, Charlus est d’abord reçu comme un
« vieil ami de la famille » imposé à Morel et « qui l’embête à crever » (SG,
294); deuxièmement, son titre de baron impressionne pourtant Cottard mais
l’un et l’autre s’entendent pour s’en tenir à une partie nulle («  M.  de
Charlus tendit deux doigts que le professeur serra avec le sourire bénévole
d’un “prince de la science”  » [SG, 304]); troisièmement, Charlus est
reconnu par la seule Mme de Cambremer qui est éblouie de le trouver là et
qui, en conséquence, revoit aussitôt à la hausse la cote qu’elle donne aux
Verdurin (SG, 307); quatrièmement, en dépit de quoi, les Verdurin installent
Charlus à table non à la droite de l’hôtesse mais aux côtés d’une déclassée,
la princesse Sherbatoff –  ce qui conduit à une autre partie nulle («  ils
s’inclinèrent en silence tous deux, de l’air d’en savoir long l’un sur l’autre
et de se promettre un mutuel secret  » [SG, 308]); cinquièmement, par la
suite, Verdurin revient sur cette erreur de protocole et tente en parfait
gaffeur de rattraper la situation pour s’attirer cette réplique cinglante  :
« Mais voyons, cela n’a aucune importance, ici ! » (SG, 332), par laquelle
Charlus se met hors jeu et hors prix  ; sixièmement, cela n’empêchera pas
l’affreux Ski, un peu plus tard, de prétendre que Charlus est « d’une simple
famille bourgeoise de petits architectes » (SG, 345); septièmement, prise de
doutes à son tour, Mme  Verdurin interroge le baron sur l’éventualité qu’il
connaisse le duc de Guermantes : la réponse que lui fait Charlus (« puisque
c’est mon frère » [SG, 358]) la sidère à tel point qu’elle passe à autre chose.
Manière d’apothéose : face à un écart des prix trop énorme, il ne reste plus
qu’à cesser toute transaction et nier l’évidence. Ce qui n’empêchera pas les
Verdurin de s’employer ferme par la suite à réduire ledit écart.
Tout au long de ces passes d’armes où chacun tente de garantir son
statut, Charlus est dans un porte-à-faux soutenu. Tantôt il joue de
l’équivoque et tantôt tente, en dépit des quiproquos les plus bouffons, de se
faire reconnaître à sa juste valeur. En fait, il variera essentiellement entre
deux attitudes extrêmes et contradictoires. La première revient à prendre la
pose hautaine de l’incompris  : mon prix véritable s’établit sur un autre
marché, seul digne de moi. La seconde est, par crainte de représailles, d’en
remettre dans la modestie et la flagornerie avec l’espoir d’un profit
immédiat. Cette stratégie qui lui coûte est manière de payer son billet
d’entrée dans un salon dont il deviendra bientôt et contre toute logique
sociale l’un des membres en vue :

« je parlais de Mécène. […] Je suis sûr que M. de Charlus sait très
bien à tous égards qui était Mécène.  » Regardant gracieusement
Mme Verdurin du coin de l’œil parce qu’il l’avait entendue donner
rendez-vous à Morel pour le surlendemain et qu’il craignait de ne
pas être invité : « Je crois, dit M. de Charlus, que Mécène, c’était
quelque chose comme le Verdurin de l’Antiquité. » Mme Verdurin ne
put réprimer qu’à moitié un sourire de satisfaction. Elle alla vers
Morel. «  Il est agréable l’ami de vos parents, lui dit-elle. On voit
que c’est un homme instruit, bien élevé. Il fera bien dans notre petit
noyau […]» (SG, 343)
Charlus ne lésine pas sur la dépense symbolique quand il s’agit de ses
intérêts. Et il a compris qu’au sein du clan Verdurin et bien plus encore que
dans son milieu natal, la dimension économique de l’échange est toujours
totalement déniée au profit des pures valeurs de l’art ou de l’idéal. Les seuls
participants « laborieux », Cottard ou Brichot, sont là à un autre titre et ont
d’ailleurs à faire oublier les exigences triviales de leur métier. N’échangeant
ici en surface que du fictif, on dissimule « l’acte de négoce » tant que faire
se peut. Preuve a contrario de cette occultation, les Cambremer
disqualifient entre eux Verdurin et Cottard en faisant mine de les prendre
pour des commerçants. Et Proust se fait une joie de comparer la rivalité
naissante entre Charlus et Cottard à celle de deux boutiquiers de province
(SG, 312). En culture désintéressée, l’économique se doit de jouer les
repoussoirs et d’être affiché comme odieux.
Mais, s’il a raté son entrée, Charlus va se reprendre et bientôt se faire
accepter des Verdurin. Il fréquente bientôt leur salon avec toute l’aisance
voulue. Chacun s’y retrouve. Jusqu’au jour pourtant où l’équilibre
«  monétaire  » sera rompu par la mégalomanie du baron. Cela lui vaudra
d’aller brutalement à sa perte et de mesurer toute l’étendue de sa déchéance.
A la fin de La Prisonnière, et c’est le second volet du diptyque, les Verdurin
donnent une soirée au cours de laquelle Morel interprétera le septuor de
Vinteuil devant un parterre choisi. Charlus prend l’affaire en main et réussit
à attirer quelques-unes des gloires du Faubourg. Grandes manœuvres  :
pendant que triomphe la « patronne », le très aristocratique baron peut, aux
yeux de ses « amis » bourgeois, étaler son faste et retrouver tout son rang.
Fragile alliance, comme on voit, où le succès de l’un est dépendant du
succès de l’autre. De fait, le moment venu, Charlus s’exalte, s’exhibe et
perd de vue que son capital a beaucoup décru. Le temps n’est plus où il
pouvait tout se permettre. Insoucieux d’un rapport de force défavorable,
oubliant qu’il n’occupe pas ses terres, il va s’approprier, avec une insolence
goujate, toute la réussite de la soirée. Et de retrouver dès ce moment ses
allures de grand féodal extravagant, allures qui vont humilier sa coéquipière
et lui valoir de recevoir en retour le coup fatal.
Proust a cependant habilement dosé le crescendo. Ainsi il ménage un
moment de transition, au cours duquel Charlus, par égard pour la
«  patronne  » et pour son respect exhibé de l’art, use de son prestige pour
imposer un silence religieux au public élégant qui chahute. Autrement dit,
le baron substitue au code tout autre des siens celui du salon cultivé et
avant-gardiste où il se déploie temporairement. Venant d’un Charlus, le
transfert est digne d’intérêt et se soutient d’une pertinente analyse de
l’institution culturelle, vocabulaire liturgique à l’appui :

M. de Charlus, redressant sa taille en arrière, comme entré dans un


autre corps […], prit une expression de prophète et regarda
l’assemblée avec un sérieux qui signifiait que ce n’était pas le
moment de rire […]. Pour moi, l’attitude, si noble d’ailleurs, de
M.  de Charlus avait quelque chose de comique  ; car tantôt il
foudroyait ses invités de regards enflammés, tantôt, afin de leur
indiquer comme en un vade mecum le religieux silence qu’il
convenait d’observer, le détachement de toute préoccupation
mondaine, il présentait lui-même […] un modèle (auquel on devait
se conformer) de gravité, presque déjà d’extase, sans répondre aux
saluts des retardataires, assez indécents pour ne pas comprendre
que l’heure était maintenant au grand Art. Tous furent hypnotisés
[…]; le respect pour la musique – de par le prestige de Palamède –
avait été subitement inculqué à une foule aussi mal élevée
qu’élégante. (Pr, 236-237)

Mais cet hommage tardif ne saurait représenter une concession


suffisante. Dédaignée à la fin du concert par les nobles visiteurs dont
Charlus monopolise l’attention, la Verdurin ne songera qu’à se venger sur-
le-champ. Elle qui a une grande habitude des exécutions capitales va, au
terme de la soirée, prestement régler le compte du baron, en le calomniant
ignominieusement auprès de Morel. Celui-ci injuriera publiquement son
protecteur et, pour la première fois dans le roman, Taquin le Superbe
courbera le dos et s’en ira vaincu. Que, très romantiquement, la reine de
Naples survienne à propos le relever et l’emmener à son bras ne changera
rien à l’affaire.
L’humiliation et la mise à mort de Charlus sont évidemment lourdes de
sens. Proust leur a donné toute la résonance voulue si l’on veut bien voir
que cette longue scène, qui à d’autres égards culmine dans le commentaire
de la musique de Vinteuil, est véritablement scandée par trois deuils ou trois
meurtres. En début de séquence, survient la nouvelle du décès de la
princesse Sherbatoff, que les Verdurin jettent à rien et quasiment dénient (ce
qui est une autre façon de tuer). Un peu plus tard, Verdurin en colère exclut
de la soirée le pauvre Saniette qui mourra quelques semaines plus tard.
Enfin, viendra l’exécution de Charlus telle que l’on vient de la rapporter.
Quand nous retrouverons plus tard le baron, ce sera dans une maison de
plaisir où, en somme, il poussera la logique du procès de déchéance jusqu’à
se faire rouer de coups par des voyous contre paiement. La perversion
masochiste symbolisera le dernier stade de ce qui est, bien plus qu’un
déclassement, le total avilissement de celui qui exhibait si volontiers ses
lettres de noblesse. C’est évidemment à l’élimination historique d’une
classe que Proust nous fait assister de la sorte et il lui confère un caractère
somptueux jusqu’au sein de l’abjection. Étagée en plusieurs temps, la fin de
Charlus mêle les genres et les tons et ne cesse de faire de lui un personnage
hors mesure et de signification prodigieuse. Plus d’une fois, nous avons
laissé entendre que lui et Albertine jouaient la même partition sur des
modes différents. La situation intercalaire où se place Charlus chez les
Verdurin et qui dénude si violemment le jeu social annonce à sa manière ces
sites d’entredeux que cultive si volontiers la jeune femme mais pour son
plus grand profit. Nous aurons à les prendre en compte.
Les deux scènes Verdurin qui scandent la tragédie grotesque d’un
« grand de France » inscrivent celle-ci, soulignons-le, dans un contexte de
très forte mesquinerie. Ce sont les calculs les plus médiocres et les plus
immédiatement opportunistes qui suscitent le drame et le déclenchent. Ce
que nous avons considéré, à l’invitation de Proust, comme une « guerre des
prix  », comme une lutte exacerbée pour afficher et imposer sa valeur ne
s’entretient que de sordides appréciations mutuelles. Proust entend faire
apparaître la disproportion qui existe entre des investissements forts, où se
mêlent ambition et passion, et des profits souvent minuscules. Mais, nous
dit-il encore, ils ne sont aussi ténus qu’objectivement. Si une très simple
marque de courtoisie de la reine de Naples à l’endroit de Sidonie retarde
l’exécution du baron, c’est que la maîtresse des lieux est sensible à la
flatterie et qu’elle montre une rare capacité de monnayer le moindre geste
(ici un compliment «  qui ne coûte rien  » à celle qui l’exprime) en tentant
d’en investir à terme la valeur. Faite la part d’une satire des vanités de ce
monde et de tous les hochets auxquels l’être social accorde importance
(honneurs, préséances, etc.), la leçon profonde est ailleurs : elle dit qu’il est
une économie du symbolique, qu’elle peut se faire plus exigeante ou plus
virulente que n’importe quelle autre, qu’elle peut affecter aussi nos
moindres gestes et avoir les plus graves incidences.

L’ironie du sort

Que nous apprend la pathétique « affaire Charlus » ? Avant tout, que les
compromis que tout individu passe avec lui-même et qui résident, la plupart
du temps, en agencements fragiles entre les déterminations venues de tout
un passé et de tout un contexte sont fortement soumis aux aléas de la
conjoncture. Pour peu que des circonstances inaccoutumées viennent
troubler ou menacer la construction, souvent chèrement acquise, et c’est
toute une vitrine sociale qui menace de se défaire. Dès ce moment, ceux qui
apparaissaient comme les plus doués pour la lutte sont éventuellement les
plus emportés par le désarroi. Le cas du baron est exemplaire. On peut
évidemment dire que sa déviance sexuelle le perd, en l’attirant sur un
terrain qui lui est défavorable. Mais, au-delà de ce point de vue qui reste
anecdotique, on voit bien que l’essentiel du drame surgit au point précis de
jonction et d’affrontement entre une histoire personnelle et une histoire
collective. D’un côté, Charlus a converti son héritage en monstrueuse
machine dandyste. De l’autre, il s’aventure en cet appareil sur le territoire
de ceux qui créent les conditions d’une culture totalement étrangère à ce
même héritage. Cela ne pouvait donc se terminer qu’en déroute. Elle est, au
total, celle d’une certaine perversion aristocratique face à la très moderne
névrose bourgeoise.
Mme  de Cambremer jeune n’est en rien l’objet d’une exécution à la
façon de Charlus. Cependant, elle ne paraît pas connaître un désarroi moins
grand que l’autre, même s’il reste largement intériorisé. Parce qu’en croyant
se classer elle s’est déclassée, elle fait de la question du classement et des
concurrences celle qui suscite une pathétique anxiété de tous les instants.
Parce qu’elle a chèrement acquis la position qu’elle occupe, elle fait
durement payer aux autres, siens compris, la négociation névrotique qu’elle
mène à l’intérieur d’une « économie » sans pitié. Son drame à elle est que
l’énorme bonne volonté culturelle qu’elle déploie (connaissance de l’art,
éveil aux avant-gardes) ne lui est d’aucun mérite dans le milieu
aristocratique auquel elle a accédé par mariage, alors que le même
dynamisme lui serait largement reconnu dans telle fraction de la classe
bourgeoise dont elle provient et qui accède, comme les Verdurin, aux
positions de domination. En somme, par défaut de réalisme peut-être, elle
est à jamais incapable de mettre d’accord une histoire qui rebrasse l’ordre
des classements et les rapports de domination avec son petit complexe
intérieur.
Mme de Cambremer arrivera pourtant à ses fins mais par délégation et
sur le mode le plus cruellement ironique qui soit : son fils épousera la nièce
de Jupien devenue, sous le nom de Mlle d’Oloron, la fille adoptive du baron
de Charlus. Tout se tient. Mais tout s’inverse aussi. « C’est un mariage à la
fin d’un roman de Mme  Sand  », dira la mère de Marcel, apprenant la
nouvelle dans le train qui la ramène de Venise (en même temps qu’elle
reçoit l’annonce d’un autre mariage surprenant, celui de Gilberte et de
Robert de Saint-Loup). « C’est un mariage à la fin d’un roman de Balzac »,
rétorquera son fils (AD, 236). Et la mère d’ajouter encore  : «  Le fils de
Mme  de Cambremer pour qui Legrandin craignait tant d’avoir à nous
donner une recommandation parce qu’il ne nous trouvait pas assez chic,
épousant la nièce d’un homme qui n’aurait jamais osé monter chez nous par
l’escalier de service !… Tout de même, ta pauvre grand-mère avait raison,
tu te rappelles, quand elle disait que la grande aristocratie faisait des choses
qui choqueraient de petits-bourgeois » (AD, 238).
Mariage sandien ou balzacien  ? Proustien plus sûrement. Par leur
mariage, les jeunes époux assurent miraculeusement la réunion des quatre
classes fondamentales sur lesquelles la Recherche prend assise. Ils les
assemblent en un montage où se résume toute la socialité baroque
qu’affectionne Proust. Par leurs parents ou tuteurs, ils conjoignent l’une
faubourg Saint-Germain et peuple, l’autre grande bourgeoisie et petite
noblesse. Au terme, ils réalisent ainsi la quintessence d’une société en
désarroi à l’intérieur de leur seul duo. Et tout l’humour de Proust est dans
cette image réconciliée, qui ne fait pourtant que masquer une terrible
déliquescence. Ne manque vraiment que la bourgeoisie moyenne. Mais
revoici Albertine.
1. A cet égard, le « je » proustien affiche volontiers une manière d’équanimité
candide dont il est difficile de ne pas suspecter la bonne foi tant s’y
perçoivent les relents d’un paternalisme quelque peu cynique  : «  je n’avais
jamais fait de différence entre les ouvriers, les bourgeois et les grands
seigneurs, et j’aurais pris indifféremment les uns et les autres pour amis, avec
une certaine préférence pour les ouvriers, et après cela pour les grands
seigneurs, non par goût, mais sachant qu’on peut exiger d’eux plus de
politesse envers les ouvriers qu’on ne l’obtient de la part des bourgeois, soit
que les grands seigneurs ne dédaignent pas les ouvriers comme font les
bourgeois, ou bien parce qu’ils sont volontiers polis envers n’importe qui,
comme les jolies femmes heureuses de donner un sourire qu’elles savent
accueilli avec tant de joie. » (SG, 414-415)
2. Gabriel Tarde, L’Opinion et la Foule, Paris, PUF, « Recherches politiques »,
1989, p. 117.
7

Les désirs errants

L’homosexualité : il faut y venir ; elle est au cœur du désarroi. Elle a ses


deux pôles, Sodome et Gomorrhe. Et deux représentants fétiches, Charlus et
Albertine. Drôle déjà que Proust les ait choisis aux deux extrêmes de son
spectre social. Intéressant aussi qu’il en ait fait deux des plus proches de
Marcel, ceux avec lesquels il a la relation la plus forte ou la plus confiante.
Comme si le narrateur se reconnaissait mieux en eux qu’en quiconque.
Comme si la déviance stimulait la sympathie ou l’affection. Il est vrai
qu’elle s’accompagne dans les deux cas d’une insolence spontanée qui plaît
au narrateur à travers les joyeux désordres qu’elle suscite autour d’elle.
Cela dit, est-ce bien la même perversion, la même impertinence et le même
trouble chez l’un et chez l’autre ? En termes de représentation déjà, la partie
n’est pas égale puisque de Charlus-Sodome nous saurons beaucoup et
d’Albertine-Gomorrhe bien moins, toute une part d’elle restant cachée. En
fait, la dissemblance des traitements renvoie à la différence des réalités, ce
qui ne préjuge en rien d’une indifférence au lesbianisme. Autant dire que la
comparaison vaut d’être entreprise. Elle nous ramène un instant à Charlus
chez les Verdurin.
Au fond, son affiliation homosexuelle est le véritable facteur de sa
perte. Sans doute, la grande parade hystérique et captatrice à laquelle il s’est
livré à la Raspelière et qui tournait autour des rangs et des « prix » a-t-elle
exaspéré Sidonie. Mais, en profondeur, c’est la liaison avec Morel et tout ce
qu’elle promet de perturbant qui rebutent un milieu où la régie des échanges
est fort stricte. Dès que Charlus est là et qu’il affiche son ambivalence,
l’incertitude gagne et vient forcément le moment où il faut arrêter l’effusion
et réaffirmer froidement les bonnes règles. Ce à quoi les Verdurin vont
s’employer. Mais il a d’abord fallu attendre que le baron en fasse trop, ce
qui n’a pas manqué d’arriver. Tel est le sens de la scène d’exclusion.
Or, l’un de ses préludes significatifs est celui où, à défaut de
revendiquer sa « déviance », Charlus se met, devant Brichot et Marcel, à en
décrire l’expansion chez les autres. « M. de Charlus taxait d’inversion, écrit
Proust, la grande majorité de ses contemporains.  » Puis, enchaînant, il va
étendre l’empire de Sodome à l’Antiquité, au Grand Siècle et à d’autres
époques, jusqu’à reconnaître des invertis en maints héros littéraires.
Sodome est partout, à l’en croire. Ce qui ne l’empêche pas d’ahurir ses
interlocuteurs en dénonçant de façon puritaine la vogue contemporaine de
l’inversion dans les propos et dans les pratiques. Conformément à son
penchant pour les stratégies déconcertantes, il mêle audace provocante et
moralisme pour voguer sans retenue sur une mer d’irréalité. Nous sommes
loin toutefois de la pure divagation. Donnant à entendre que
l’homosexualité est la chose la mieux partagée au monde, Charlus construit
son système de défense. Il sent peser la menace  : tout le déballage
excentrique auquel il se livre prélude à son exécution. Et c’est comme si ce
discours délirant, qui, pour Brichot, devrait lui valoir une chaire
d’homosexualité au Collège de France, visait tout ensemble à déclencher et
à conjurer le moment panique qui va suivre. Bien entendu, il ne conjure rien
du tout puisque, au lieu de rassurer, il ouvre à d’effrayantes perspectives
anomiques. Ce sont d’ailleurs les mêmes perspectives qu’ouvre le
romancier lorsqu’il multiplie parmi son « personnel » les cas de conversion
à Sodome.
Au passage, on voit là comment Proust établit un lien serré entre
économie sociale et économie sexuelle. Pour lui, les deux « systèmes » ont
quelque chose d’analogue dans leur principe, tous deux mettant
pareillement en jeu le désir et sa répression. Mais sa crainte, dirait-on, est
que le champ large de l’économie sociale ne se voit dicter ses lois par une
économie sexuelle déviante et s’y pervertisse. Certes, les grands
antagonismes sociaux sont traversés de violence mais ils en corrigent les
effets par d’importantes formes de régulation. Moins soucieuse des
barrières de classe, la déviance sexuelle, elle, est beaucoup plus susceptible
de transposer son économie anarchique au champ général et donc de le
menacer d’anomie. Et c’est de fait quelque chose de ce genre qui gagne le
monde de la Recherche à la fin du roman.
En somme, la concurrence des élites est de tous les temps et participe
d’un mécanisme normal de reproduction sociale. Mais, dès le moment où
l’économie sexuelle qu’elle intègre se dérègle jusqu’à fausser les rapports
de base, tout l’édifice est en danger. Comme si bisexuels et homosexuels, à
prendre trop de place, venaient créer un État dans l’État et multipliait les
ferments de désordre. Et c’est bien la hantise qui semble planer sur le
roman. Retour, dirait-on, de la vieille prophétie annonçant la venue d’un
monde clivé à jamais entre Sodome et Gomorrhe et voué à la stérilité, donc
à la disparition. N’allons pas jusqu’à dire que le romancier en reprend le
spectre à son compte. Mais il en prête à d’autres l’intention et le fait avec
une jubilation certaine. Sa conviction est de toute manière que les
homosexualités transgressent l’ordre social mais qu’elles y procèdent sur
plusieurs modes selon les types de relations qu’elles instaurent.
Les homosexualités  : le pluriel a toute sa portée. Le mérite de Proust
n’est pas tant de leur avoir donné statut littéraire que de les avoir reconnues
dans leur pluralité. S’il disserte de façon générale sur les empêchements que
connaît l’amour des hommes pour les hommes, c’est pour mieux noter que
cet amour est, à plus d’un égard, une production sociale et donc voué à une
diversité qui sera l’effet des parcours singuliers et de leurs circonstances.
Autrement dit, chacun constituera sa déviance sur un mode spécifique à
l’intérieur de quelques grandes catégories. Il se plaira d’ailleurs à laisser
entendre que la structure homosexuelle ouvre à bien des possibles. Et par
exemple à toutes les formes de bisexualité, si souvent suggérées dans le
roman. Par passage à la limite, c’est tantôt la perspective pathologique ou
monstrueuse (l’inverti Morel couchant avec la lesbienne Léa) et tantôt
l’ouverture libératrice (Albertine aimant qui bon lui semble chez les deux
sexes).
Mais c’est manière pour lui de réaffirmer ce qui est la question de toute
la Recherche : à savoir comment distinguer dans le phénomène homosexuel
entre la « part maudite » et ce qui relève d’une assomption émancipatrice de
soi – y compris dans le fait de le « dire ». Rappelons ici que, dans le roman,
les scènes initiatrices en la matière (Montjouvain, Charlus-Jupien, lettre
1
d’Aimé) sont des scènes de voyeurisme vécues de façon traumatique .
Redisons aussi que la gent homosexuelle sera qualifiée de race maudite,
dont les malheurs nous sont décrits. Mais, par ailleurs, Proust fera voir, fût-
ce de manière plus incidente, le fait homosexuel comme transgression
audacieuse des a priori de « genre » et comme capacité de ne pas se plier à
la norme. C’est même ce que l’on peut entendre lorsqu’il moque gentiment
la déroute mentale de Charlus devant les amours occasionnelles de Morel et
Léa. « Ainsi, écrit-il, les êtres qui “en étaient” n’étaient pas seulement ceux
qu’il avait crus, mais toute une immense partie de la planète, composée
aussi bien de femmes que d’hommes, d’hommes aimant non seulement les
hommes mais les femmes, et le baron, devant la signification nouvelle d’un
mot qui lui était si familier, se sentait torturé par une inquiétude de
l’intelligence autant que du cœur, devant ce double mystère où il y avait à la
fois de l’agrandissement de sa jalousie et de l’insuffisance soudaine d’une
définition  » (Pr, 204-205). Devant la bisexualité d’Albertine, le narrateur
proustien ne sera pas moins désemparé que le baron et rencontrera les
mêmes problèmes sémantiques. Effroi de l’être social devant une menace
d’indistinction, de levée des interdits. Mais trouble aussi bien de l’être privé
en présence d’une autonomie encore inconnue. Mais inconnue vraiment  ?
Nous laisserons ici de côté tout le problème de l’identification possible du
2
romancier et de son narrateur avec les figures homosexuelles du roman .

Sodome
Mais il faut en revenir aux pages étourdissantes qui ouvrent Sodome et
Gomorrhe. A commencer par l’observation inaugurale : ne pouvant compter
sur l’espoir que l’amour lui vienne, l’homosexuel se voit contraint, dans le
désir de se trouver l’un ou l’autre partenaire, d’en appeler à une société
seconde réunissant ses semblables et permettant contacts rapides et contrats
immédiats. Ce qu’à nouveau Proust ne se prive pas de nous dire en termes
mercantiles («  Mais certains, plus pratiques, plus pressés, qui n’ont pas le
temps d’aller faire leur marché et de renoncer à la simplification de la vie et
à ce gain de temps qui peut résulter de la coopération, se sont fait deux
sociétés dont la seconde est composée exclusivement d’êtres pareils à eux »
[SG, 19]). Et c’est comme si toute cette misère affective dont Proust ne
cesse de relever la présence dans les différents mondes de son roman venait
ici refluer et donner toute sa mesure. Proust décrit les cercles de Sodome
comme s’ils étaient ceux de l’enfer.
Obligée à des pratiques promptes et discrètes, l’homosexualité donne
donc naissance à un marché parallèle dont le mérite est de s’avouer pour ce
qu’il est. Mais une seconde urgence, tenant à la structure mentale de
l’inverti, viendra bientôt redoubler la première pour aliéner ce même
marché à la loi de l’argent. Il n’est pas, soutient Proust, d’autre partenaire
souhaitable pour l’homosexuel que l’hétérosexuel du même sexe. Ainsi
l’homme-femme façon Charlus ne se sent comblé que par un homme-
homme qui lui-même ne saurait le désirer. Deux issues à cette contradiction
fatale, toutes deux misérables : simuler la relation recherchée ou payer pour
une relation «  vraie  ». La prostitution fait ici son entrée qui donne au
marché son caractère vénal et la frappe d’ignominie. Et l’on sait de quelle
mise en scène fastueuse et trouble Proust honore cette malédiction dans Le
Temps retrouvé. Les séquences au bordel de Jupien y théâtralisent sur un
mode douloureux la ruine du très ancien prestige nobiliaire. Elles préludent
à la façon dont Jean Genet, dans le lupanar somptueux de son Balcon,
mimera la décrépitude des grandes figures molles de l’Institution.
Si Proust voit bien en quoi l’homosexualité mine la règle, il ne se prive
pourtant pas de moquer les sociétés parallèles homosexuelles qui
reconduisent l’institutionnel jusqu’en son pire artifice (SG, 20). Il reste
qu’avec ses réseaux discrets et ses lieux-refuges, l’homosexualité se donne
un pouvoir de transversalité à nul autre pareil. Plus ou moins clandestine, la
franc-maçonnerie des invertis recrute dans toutes les couches et franchit
sans entrave barrières et frontières. Pour elle, le marché est disséminé mais
il est tout le marché. C’est pourquoi la condition homosexuelle requiert un
pouvoir d’accommodation sociale considérable, vécu d’ailleurs de très
diverses manières. Aussi verra-t-on le hobereau de province épris des
hommes ballotté, au gré des hasards, entre un châtelain de ses voisins, un
jeune cousin, un employé du chemin de fer et un clochard (SG, 26-28).
C’est dire que la communauté d’intérêts et de souffrances que partagent les
invertis fait d’eux des êtres prédisposés à perturber les classements et à
3
déjouer les censures . Ce qui nous vaut de voir le très héraldique Charlus
s’aplatir devant cette canaille de Morel jusqu’à être pris pour son laquais.
Renversement tempéré sans doute  : on est entre virtuoses. Mais
renversement obscène aussi en ce qu’il renvoie désespérément à un
avilissement régressif et coupable.
Proust fait grand cas par ailleurs d’une singulière dialectique du hasard
et de la nécessité qui régirait les rencontres homosexuelles. L’idée est que
les obstacles et difficultés qui entravent celles-ci sont si tenaces que la
conjonction harmonieuse est plus improbable encore qu’entre partenaires
hétérosexuels. Du coup, l’union réussie se charge d’un caractère tellement
aléatoire que, lorsqu’elle se produit, les associés sont tentés de lui prêter
aussitôt valeur de destin. C’est ici que sera décrit l’accouplement de
Charlus et de Jupien en bourdon et en orchidée. Longuement filé, le
parallèle est un des temps forts de la Recherche. Il brode longuement sur le
caractère incongru de la rencontre. Mais il ne le fait que pour mieux
retourner l’aléatoire en prédestination. Et d’émettre alors l’hypothèse que ce
qui paraît accidentel n’est que le produit d’une sélection si subtile parmi
l’éventail des possibles qu’on n’en peut démêler l’écheveau :

La haine des Capulet et des Montaigu n’était rien auprès des


empêchements de tout genre qui ont été vaincus, des éliminations
spéciales que la nature a dû faire subir aux hasards déjà peu
communs qui amènent l’amour, avant qu’un ancien giletier, qui
comptait partir sagement pour son bureau, titube, ébloui, devant un
quinquagénaire bedonnant. Ce Roméo et cette Juliette peuvent
croire à bon droit que leur amour n’est pas le caprice d’un instant,
mais une véritable prédestination. (SG, 29)

Charlus et Jupien en Roméo et Juliette ! Un coup de dérision est donc à


même d’abolir le hasard. La rencontre du giletier et de l’aristocrate va
certes à l’encontre de toute probabilité. Mais il suffira de lui donner statut
légendaire pour que revienne au jour la grande vision héréditaire. On dirait
d’ailleurs que, si Proust pose cette collusion comme statistiquement
improbable, c’est pour mieux en réduire l’impossibilité par la suite, mais
toujours en pleine ironie. C’est toute l’histoire de l’accès à l’aristocratie de
la nièce de Jupien par adoption et par mariage. Et d’annuler ainsi
l’incongruité sociale de ce que l’on tient pour des accouplements contre
nature. Tout se boucle de la sorte en de dérisoires volutes. Façon de faire du
vice nécessité mais plus encore de rappeler qu’au sein de l’accidentel le
plus complet agissent de secrètes influences et d’obscurs déterminismes.
A l’instar d’Albertine, Charlus eût pourtant pu finir en héros de la
contingence. Il flirte avec l’impromptu dans toutes ces rencontres furtives
au cours desquelles il joue à offrir puis à reprendre sa protection. C’est sa
façon de butiner, où il se multiplie en brèves amours de tête et en petits
orgasmes spirituels. Autant d’échappées vers une fantaisie qui prend des
airs de liberté. Mais échappées tout illusoires. Quoi qu’il fasse, la vérité de
Charlus demeure héréditaire et rien qu’héréditaire. Et le goût qu’il a des
hommes ne vient que l’aggraver. Perversion vécue comme telle, son
homosexualité ne lui donnera jamais le courage d’une vraie révolte mais
tout juste celle d’une opposition verbale et grandiloquente, faite de colères
et de coups d’éclat. Qu’il se répande en allusions germanophiles durant la
guerre ou qu’il interpelle le jeune Marcel à la plage au cri de « on s’en fiche
bien de sa vieille grand’mère, hein  ? petite fripouille  !  », il est tout juste
celui qui, par brusques accélérations, dénonce la comédie à l’occasion
d’une espèce de « surjeu » – mais rien de plus. Par-delà, avec ses tendances
paranoïaques, son aliénation torturée au plaisir, sa récupération fataliste de
tout accident, il ne peut que donner l’image d’une condition malheureuse
dans sa transgression même.
Charlus espion, Charlus voleur, Charlus tyran, Charlus esclave : Proust
a multiplié les visages d’un homosexuel qui ne trouve jamais à ajuster de
façon adéquate l’offre à la demande et se voit de la sorte entraîné dans les
compromissions les plus vulgaires. Inversion dans l’inversion  : ce qui
s’annonçait comme libération se referme en prison de l’être, pour soi et
pour les autres. Au total, Sodome n’instaure de société seconde dégagée des
contraintes que pour retrouver en pire au bout du compte toute la coercition
de la société normale.
Gomorrhe
Dans la Recherche, l’homosexualité masculine est un grand thème
envahissant, proliférant comme la chose même. Elle est l’objet de tout un
traitement, à la fois frontal et contradictoire. Rien de semblable pour
l’homosexualité des femmes. On irait même jusqu’à dire que la question
n’est pas abordée. Ni développement construit, ni évocation d’une
contagion galopante. Peu de cas attestés de surcroît (Odette  ? Léa  ?
Andrée  ?), même si, sacrilège et indélébile, la fameuse scène de
Montjouvain surplombe le récit. Or, de la façon la plus patente et la plus
durable, le spectre du lesbianisme hante le texte. Il s’entretient puissamment
de l’hypothèse selon laquelle Albertine « en serait » comme de la jalousie
morbide qu’éveille cette hypothèse chez le héros. Autour de quoi, tout un
mystère s’édifie, mystère sans fond ou sans issue mais qui donne à la jeune
fille de Balbec une profondeur, une étrangeté, grosses d’incidences pour
l’ensemble du roman.
Dans l’optique proustienne, cette présence en creux est sans doute
mimétique du fait lesbien et renvoie l’homosexualité des femmes à son
caractère éclaté, diffus, insaisissable. A ce titre, toute la thématique
impressionniste des jeunes filles était déjà gomorrhéenne. La délicieuse
confusion qui régnait entre elles, la similitude de leurs apparences,
l’érotisme collectif qu’elles dégageaient faisaient montre d’une sexualité
dans les limbes dont l’immaturité ravissait Marcel. Et d’autant plus qu’elles
offraient le charme d’une réalité mystérieuse dans sa fragmentation. Loin de
l’ancien saphisme, le lesbianisme moderne serait ainsi énigmatique et
dispersé par vocation. Il montrerait en tout cas plus de capacité que son
équivalent masculin à s’accommoder de la texture sociale et à s’y faire une
place, serait-ce par dérobade ou esquive.
Mais la Gomorrhe moderne est un puzzle fait des morceaux qui
viennent de là où on s’attendait le moins. C’est ainsi que je vis une
fois à Rivebelle un grand dîner dont je connaissais par hasard, au
moins de nom, les dix invitées, aussi dissemblables que possible,
parfaitement rejointes cependant, si bien que je ne vis jamais dîner
si homogène, bien que si composite. (Pr, 81)

Voilà qui conforte l’idée d’une double vie d’Albertine telle que tout un
pan en serait caché ou plutôt ne se révélerait qu’en indices furtifs, dont la
jalousie policière du personnage central fait son miel. Mais les choses
s’avèrent plus complexes si l’on veut bien admettre que l’héroïne est
supposée bisexuelle et que, dans son rôle d’amante de Marcel, elle ne
pratique guère moins l’art de l’esquive que dans sa vie cachée. Ainsi le
narrateur note à loisir que, toute présente qu’elle soit lorsqu’il la tient
captive, son amie lui échappe, se reprend, se réserve. Que sait-on par
exemple de leurs relations au lit  ? Ici et là, quelques éclairs de nudité
demeurent faiblement suggestifs. Et c’est un peu comme si la jeune
Simonet, dont par ailleurs l’image est si libidinalement chargée, ne passait
jamais à l’acte.
Indiquons ici que la discrétion proustienne à l’endroit de Gomorrhe
n’est sans doute pas le seul fruit de l’économie interne du roman ou de la
singularité du personnage féminin principal. Elle relève autant de toute une
tradition de censure dont on peut suivre la persistance et l’évolution dans
les siècles antérieurs. De cette tradition occultante, l’Américaine Terry
Castle, par exemple, a proposé une analyse informée, montrant comment la
littérature occidentale a tout ensemble condamné l’amour entre femmes et
dénié sa réalité charnelle 4. S’appuyant sur maints exemples, Castle fait
ressortir que la négation de l’amour lesbien a traversé les siècles et n’a été
timidement contestée qu’à dater du romantisme. Elle s’est alors transformée
en euphémisation sournoise, renvoyant les lesbiennes tantôt à une tendre
amitié, tantôt à une figuration spectrale de leurs réalités et pratiques
(comme y procède encore Baudelaire dans Les Fleurs du mal). Cette
censure séculaire est évidemment riche d’arrière-plans. Elle ne peut
manquer d’évoquer le modèle sexuel dominant, structuré autour du point de
vue « mâle ». Pour celui-ci, dit Terry Castle, il n’est pas d’autre alternative
que celle de l’homme-sujet se portant vers la femme ou allant vers un autre
homme. Autant dire que l’attirance femme-femme se trouve exclue du
système et que le lesbianisme est tout simplement forclos. Pareille mise à
l’écart se renforce évidemment de tout le côté non finito que l’imaginaire
attribue aux amours saphiques et qui favorise les représentations allusives et
fuyantes.
Cela étant, existe-t-il un lesbianisme selon Proust, ou encore quelle est,
pour parler comme lui, « l’humanité profonde » d’Albertine ? Sans conteste
et malgré les silences, le roman produit de la jeune lesbienne une image
effective mais d’une si grande subtilité que ce qui la donne à connaître est
bien souvent ce qui empêche de la percevoir. Alors que la double
« identité » de la jeune femme ou encore sa présence-absence brouillent les
pistes, on s’aperçoit peu à peu que ce brouillage est proprement la
manifestation intime du fait lesbien. C’est dire que la disciple de Gomorrhe
se dessine dans les failles de la représentation comme un être de fuite et
comme un être d’entredeux. Ainsi sa duplicité, qui la rend énigmatique, se
retourne en vocation heureuse, voire productive, comme on aura encore
l’occasion de le montrer. Ainsi son portrait est bien celui d’une miss
Sacripant, c’est-à-dire ambigu, construit de parties indépendantes et
constamment voilé ou gazé. C’est dire qu’il n’échappe pas complètement à
cette mauvaise foi dont s’entoure traditionnellement l’image lesbienne. A
faire mourir la jeune femme, Proust ne choisit-il pas de la spectraliser de
façon bien baudelairienne ?
Reste que le romancier tient un véritable propos sur Gomorrhe. Quel
dommage qu’à de nombreux moments le tourment de la jalousie le
submerge, l’étouffe, l’empêche d’aller plus avant  ! Son grand mérite
pourtant fut de ne pas passer au stade de l’exposé « doctrinal », comme il le
fit pour l’inversion masculine. Se calquant sur son objet, Proust a choisi la
représentation oblique, toujours métonymique ou synecdochique de quelque
manière. Dans ces limites, il est l’un des premiers à aborder la question
lesbienne avec résolution et à donner statut littéraire à l’homosexualité
féminine. C’est d’abord le fait d’un héros captivé par la pétulance de son
amie et qui en vient à accueillir les jaillissements voluptueux de celle-ci
comme les signaux sporadiques d’une libido dont le caractère éruptif le
charme en même temps qu’il le désarçonne. C’est par ailleurs celui d’un
narrateur qui, ayant à reconstituer une trajectoire amoureuse, assume ses
responsabilités en s’interrogeant avec une candeur tourmentée sur des
pratiques rarement décrites  : que font-elles  ? où le font-elles  ? que
ressentent-elles  ? Ces questions courent sous le texte pour affleurer avec
impatience ici et là (« “Qu’est-ce que la femme peut représenter d’autre à
Albertine ?” pensais-je, et c’était bien là en effet ma souffrance » [Pr, 295];
« Cet amour entre femmes était quelque chose de trop inconnu, dont rien ne
permettait d’imaginer avec certitude, avec justesse, les plaisirs, la qualité »
[Pr, 371]).
De telles questions ne paraissent avoir rien de médiocre mais dénotent
plutôt une ouverture bienveillante, loin de tout moralisme. L’ordinaire
hypocrisie y est mise en échec. Comme si rien qu’à en dire peu sur le thème
on en faisait déjà beaucoup. Comme si le désir proustien s’ajustait sans trop
de mal au désir albertinien. Les pratiques de Gomorrhe se voient même
envisagées ici ou là avec une liberté gourmande, sans l’estampille
moqueuse généralement réservée à l’homosexualité de l’autre bord. De la
danse seins contre seins à la revendication violente d’aller « se faire casser
le pot » en passant par telle voix crapuleuse ou tel ébrouement de chienne,
Proust fait sortir plus d’une fois la jeune fille de sa « terra incognita » pour
avouer un appétit qui n’est pas précisément naïf. Éclairs rouges qui
déchirent la décence d’un texte par ailleurs si retenu. Signes de
reconnaissance encore timides d’une altérité qui trouble et fascine. Fugaces,
les traces sélectives de la sexualité effervescente d’Albertine en disent assez
long pour donner le sentiment qu’un tabou a été levé. A bien y regarder, il
l’est.
Il l’est par exemple dans telle scène tardive, avec la complicité,
fantomatique encore, du royaume des morts. Trop peu remarqué, cet
épisode d’Albertine disparue mérite l’attention. Marcel a chargé le maître
d’hôtel de Balbec de mener une enquête par contumace sur les
comportements révolus de son amante défunte. Ce sournois d’Aimé
accomplit sa mission et, dans une lettre pittoresque qu’il adresse à son
commanditaire, il révèle à ce dernier ce qu’il a appris d’une jeune
blanchisseuse dûment soudoyée  : qu’elle et ses amies prenaient du plaisir
avec Albertine sur les plages, qu’au plus intense des caresses l’amie de
Marcel s’écriait «  tu me mets aux anges  », enfin qu’elle couvrait sa
partenaire de morsures. Révélation décisive à première vue  : mais quelle
confiance faire à cet informateur stipendié, se demande le narrateur  ? En
fait, moins que dans le rapport d’enquête (un peignoir qui tombe, quelques
attouchements, un cri), l’intérêt est dans les prolongements singuliers qu’il
lui donne.
La lettre d’Aimé est, en effet, prétexte à une petite anamnèse branchant
le témoignage qu’elle contient sur le rappel de tableaux d’Elstir (« J’avais
justement vu deux peintures d’Elstir, où dans un paysage touffu il y a des
femmes nues  » [AD, 108]) comme sur le souvenir de la petite bande de
Balbec. Mais surtout, c’est en rabattant l’anecdote de la blanchisseuse sur
une scène de lit avec Albertine en même temps que sur une «  étude  »
picturale figurant Léda et son cygne que Proust, non sans circonvolutions,
en vient à évoquer la réalité spécifique de l’acte charnel que Gomorrhe
présuppose. En fait, tout un subtil montage s’édifie, où le moins étonnant
n’est pas qu’un tableau non identifié fasse office de relais figuratif entre une
scène vécue par les amants et le mythe jupitérien et phallocrate d’une Léda
qui pourrait bien nous rappeler une Léa :

Je me rappelais maintenant que la levée de la cuisse [de la


baigneuse dans le tableau] y faisait le même méandre de cou de
cygne avec l’angle du genou, que faisait la chute de la cuisse
d’Albertine quand elle était à côté de moi sur le lit, et j’avais voulu
souvent lui dire qu’elle me rappelait ces peintures. […] Maintenant,
à côté de la blanchisseuse, je la voyais jeune fille au bord de l’eau,
dans leur double nudité de marbres féminins, au milieu des
touffeurs, des végétations et trempant dans l’eau comme des bas-
reliefs nautiques. Me souvenant de ce qu’Albertine était sur mon lit,
je croyais voir sa cuisse recourbée, je la voyais, c’était un col de
cygne, il cherchait la bouche de l’autre jeune fille. Alors je ne
voyais même plus une cuisse, mais le col hardi d’un cygne, comme
celui qui dans une étude frémissante cherche la bouche d’une Léda
qu’on voit dans toute la palpitation spécifique du plaisir féminin
[…]. (AD, 108-109)

Sacré bain : bain sacré ! Le col et la cuisse en un drôle d’arrangement…


On croirait d’abord que la loi mâle –  ou tel phallus en bec de cygne  – y
occulte le plaisir femelle et le momifie en marbres et en bas-reliefs. Mais il
est des touffeurs et des végétations qui ne trompent pas et font lever une
réalité plus sensuelle et comme éperdue. Survient alors cette notation
contournée d’une cuisse qui cherche une bouche, à moins que ce ne soit un
col qui se tende vers une bien autre bouche. En tous les cas, la scène palpite
d’un plaisir féminin bien près de se dire. Et c’est comme si un secret venait
d’être libéré au gré de figurations détournées et multiples. Faut-il ajouter
qu’il ne l’est qu’au prix de la superposition de deux érotismes, l’homo et
l’hétéro ? Mais, comme va le confirmer plus loin la scène de la pâtissière,
rien n’est sans doute plus proustien que cette présence de l’homme –
  homme Marcel, homme narrateur  – au creux même du plaisir pervers.
Comme si le sujet masculin s’objectivait dans le désir féminin pour tenter
de s’en approprier la différence.

« Orageux et secrets, fourmillants


5
et profonds »
Revoici donc l’héroïne placée sous le signe d’un très mallarméen
volatile qui teinte ses amours d’élégante douceur. Malgré ses à-coups, le
désir lesbien ferait prédominer une tendresse de la fusion à laquelle le
romancier est sensible depuis les débuts. Comme le note Julia Kristeva,
«  en raison de sa proximité avec le plaisir infantile et maternel, le vice
gomorrhéen semble plus innocent que les amours folles de Charlus avec
Jupien et Morel. Il paraît probablement plus acceptable en raison de la
plasticité picturale, initialement évoquée, des femmes qui se fondent dans le
paysage. Une libido fusionnelle et continue serait immanente à toute
6
femme   ». De fait, cette propension est largement perceptible dans le
roman, jusqu’à se confondre avec les effets d’impressionnisme qui baignent
Albertine et ses compagnes.
Antérieurement à l’enquête d’Aimé pourtant, le romancier laisse ici et
là percer une perception plus dynamique et plus complexe du même
« vice ». Sa dialectique le porte alors à en souligner l’essence contradictoire
où le manque s’allie à une forme d’excès dans la pluralité, où les tendances
fragmentistes rivalisent avec une propension fusionnelle. On voit sur quoi
se fonde l’idée –  le fantasme  ?  – d’incomplétude. Sur le fait par exemple
que Gomorrhe atteint au plaisir en s’arrêtant aux « bagatelles de la porte ».
Mais Proust est davantage sensible à tout ce qui dans le lesbianisme se
réclame d’une démultiplication du désir –  de son fourmillement, dirait
Baudelaire  – et qui passe par l’urgence et un sens étonnant de l’ubiquité.
Albertine est donnée comme celle qui lance de sensibles antennes en toutes
directions et semble toujours jouer dans deux ou trois scénarios en même
temps. Sous son enveloppe, écrit Proust, « palpitent plus d’êtres cachés […]
que dans la foule immense et renouvelée. Non pas seulement tant d’êtres,
mais le désir, le souvenir voluptueux, l’inquiète recherche de tant d’êtres »
(Pr, 85). De là, par exemple, ces déambulations parisiennes qui voient les
deux amants capter en photographes libidineux et dans un accord touchant
les mimiques, allures et œillades des midinettes de rencontre.
Ce faisant, la lesbienne selon la Recherche se délivre des entraves qui
pèsent sur l’homosexualité des hommes et qui fait d’un « lady-like » façon
Charlus un malheureux enchaîné. Ainsi le romancier dira de la vie
d’Albertine qu’elle «  était recouverte de désirs alternés, fugitifs, souvent
contradictoires  » (Pr, 394). Merveille de ce «  recouverte  »  ! De la même
façon, il n’hésitera pas à nous la définir comme « successive ». Entendons
par là qu’elle pratique une temporalité discontinue ou alternée, en rupture
avec le flux du temps social, avec sa linéarité convenue et sa routine
soutenue. On la surprend d’ailleurs qui procède par petites séquences, tantôt
juxtaposées, tantôt superposées. En fait, le personnage est de ceux qui
passent sans transition de la préservation de soi à la dépense sans compter.
Ici fugitive, elle disparaît on ne sait où pour aller faire on ne sait quoi. Là
avide, elle profite d’un regard, d’une conversation, d’un attouchement, pour
se donner à une jouissance rapide et sans entraves. Et l’on peut se rappeler à
cet endroit sa capacité d’engendrer la surprise, de faire naître l’événement,
d’expérimenter la vie à l’intérieur d’une durée – celle du récit – qui paraît
s’inventer à mesure.
Une des scènes ultimes de La Prisonnière en dit long à ce propos, mais
toujours avec cette façon d’en parler qui n’en est pas une, puisqu’« il n’y a
rien ». C’est la scène de la pâtisserie, cette pâtisserie versaillaise où les deux
amoureux sont venus goûter. Présentée comme une femme à hommes,
l’hôtesse est très tôt l’objet des avances d’Albertine, qui lui fait
littéralement de l’œil. La haute taille et la proximité de l’hôtesse obligent
même l’héroïne à une contorsion oculaire qui ne serait que comique si ne
s’y disait la verticalité du désir. Aucun détail n’est épargné :

Elle était obligée, sans trop lever la tête, de faire monter ses regards
jusqu’à cette hauteur démesurée où étaient les yeux de la pâtissière.
Par gentillesse pour moi, Albertine rabaissait vivement ses regards
et, la pâtissière n’ayant fait aucune attention à elle, recommençait.
Cela faisait une série de vaines élévations implorantes vers une
inaccessible divinité. (Pr, 392)

Tout va fort, vite et dans le même sens. L’amour se fait rupteur et


séquentiel. Et s’il manque son but, il l’atteint aussi autrement et par
personne interposée. La belle et grande pâtissière, il est vrai, n’a que dédain
pour les avances de la jeune lesbienne, et les choses pourraient en rester là.
Mais cette indifférence hautaine suscite deux types de réactions chez
Marcel. D’un côté, il ne cesse de proclamer fortement l’hétérosexualité
active de l’hôtesse : façon de se rassurer dans l’immédiat et de conjurer le
danger. De l’autre, il en vient à s’étonner puis à s’offenser de l’indifférence
qu’affiche la personne convoitée par son amie. Et l’on assiste alors à un
transfert instantané du désir, où Marcel adopte le point de vue d’Albertine
jusqu’à s’identifier à elle. Le retournement est dès ce moment à son comble
puisque voilà le héros renvoyé à la posture d’une femme faisant l’homme.
Si le comportement n’est pas risible – encore qu’il le soit tout de même –,
c’est qu’il peut apparaître comme un nouvel effet du génie de Gomorrhe tel
que l’entend Proust. Il s’agit en l’occurrence d’une aptitude inédite à briser
avec ce qui, dans l’échange social, constitue la fétichisation normative des
démarcations sexuelles telles qu’elles-mêmes symbolisent toutes les autres :
Il est vrai que si cette pâtissière n’eût pas été une femme
particulièrement sotte (non seulement c’était sa réputation, mais je
le savais par expérience), ce détachement eût pu être un comble
d’habileté. Et je sais bien que l’être le plus sot, si son désir ou son
intérêt est en jeu, peut dans ce cas unique, au milieu de la nullité de
sa vie stupide, s’adapter immédiatement aux rouages de
l’engrenage le plus compliqué  ; malgré tout c’eût été une
supposition trop subtile pour une femme aussi niaise que la
pâtissière. Cette niaiserie prenait même un tour invraisemblable
d’impolitesse ! (Pr, 392-393)

L’irrationnel a gagné le texte. Un désordre s’est subitement installé, qui


s’interrompt aussitôt. Les amants s’en vont. Courant alternatif. Le désir
court ailleurs ou, aussi bien, se met en repos, en suspens de dépense. Nous
l’avons vu « monter » avec virulence. Il retombe de même ou, en tout cas,
glisse à autre chose. Sa successivité est assurée, sinon son succès. Et Marcel
n’a pas si mal joué dans cette scène jubilatoire et désespérée tout ensemble :
pris dans le tempo lesbien, il a comme dévié son désir de la prisonnière à la
pâtissière, aimant aussi bien que haïssant l’une dans l’autre. Médiation
immédiate, étrange et bénéfique  : deux pour le prix d’une. Il nous le dit,
quittant la pâtisserie, il reviendra…

La question du texte
Errance des désirs. Albertine invente une libido mobile, dont la
circulation n’est pas contrôlable. Cette libido est partout et nulle part,
échappe à la règle, au classement, à la nomination. Et d’autant qu’elle n’a
pas visiblement fixé sa tendance et s’exprime aussi bien sur un tableau que
sur l’autre. Sa haute capacité de diffusion demande donc, selon la Loi, à être
endiguée. Mais la prison la plus sourcilleuse ne saurait y pourvoir  : les
barreaux laissent passer  ; la cellule même est propice à de petites menées
subversives. Jusqu’à rendre le gardien, Marcel en l’occurrence, complice
des plaisirs équivoques. De telle manière que la menace pour l’ordre, si elle
existe, n’est jamais frontale et ne suscite pas de grands sociodrames à la
Charlus.
Ce qui perturbe Proust dans Albertine, c’est que, femme doublement
femme, elle lui échappe. Très pratiquement : elle n’est jamais là ; ou jamais
vraiment là ; ou là tout en étant ailleurs. Mais très ontologiquement aussi :
elle est radicalement étrange et donc inconnaissable. Ce qui a tous les
aspects d’une situation sans issue ni espoir : saurai-je jamais rien des désirs
qui couvent chez cet être et des vies encloses en lui ? Viendrai-je jamais à
bout de ce qui la rend si singulière  ? Comment réduire son altérité
provocante  ? Et pourtant, dans ses meilleurs moments, le héros de la
Recherche en vient à s’accommoder de ces questions et des anxiétés
qu’elles éveillent. C’est qu’alors, comme on le verra, il accepte la différence
albertinienne en se réjouissant de ce qui la fonde, à savoir une autonomie
fortement affirmée.
L’homosexualité féminine est la grande, l’ultime question de la
Recherche. Celle en tout cas dont on ne vient pas à bout, qui reste jusqu’au
terme en suspens dans le roman. Tout ce qui dans la vie d’Albertine fait
écart – rupture, innovation, scandale – est comme aspiré par ce point focal.
Ce qui renforce l’idée d’un personnage dessiné en lignes de fuite et qui ne
prend consistance qu’aux marges du texte. De la sorte, on peut manquer ce
personnage, ainsi que beaucoup l’ont fait. Mais on peut aussi bien le tenir
pour le pivot de toute une stratégie esthétique qui consiste à ne jamais
arrêter le sens, à ne jamais fixer aucune valeur. Au fond, l’Albertine
lesbienne présente beaucoup d’avantages aux yeux d’un romanesque qui
met en doute la représentation. Elle est le lieu d’un secret ; elle est perçue
comme ambivalente (dans l’ordre sexuel avant tout); elle joue d’une
continuelle présence-absence. Tout cela étant, elle active avec éclat une
dynamique inhérente au roman proustien et qui vise à faire qu’il n’y ait ni
linéarité narrative ni continuité sémantique. Elle devient donc, à certain
moment, le moteur mais aussi l’emblème d’un système de signification qui
ne cesse de renvoyer à un ailleurs, à plus loin et à plus tard, tout en sachant
qu’en fin de compte il n’y aura pas de butée.
Dans cette optique, le lesbianisme est à la fois lui-même, ce lui-même
indécis qu’on a vu, et plus que lui-même. Question en creux, question
instable, il est un pôle qui, après avoir aspiré à lui quantité d’interrogations,
les renvoie modifiées vers le texte, en projetant sur celui-ci une grande
forme abstraite, transférable à d’autres comportements et phénomènes que
sexuels. Autrement dit, Gomorrhe dessine au cœur du roman un modèle
symbolique susceptible de diverses extrapolations. Issu, par l’entremise
d’Albertine, de la configuration culturelle que l’on a décrite, fixé par la
suite en référence sexuelle, ce modèle fait retour, avec tout le pouvoir
transgressif qu’il a acquis, vers une socialité générale. Il introduit ainsi dans
le texte un dispositif expérimental au sein duquel le héros-narrateur se
trouve entraîné et qui induira chez lui une révision subtile de la pensée
«  relationnelle  ». Nous allons voir comment, une fois encore, une telle
reprise s’ancre au plus intime de la fiction.

1. Voir à ce propos toute l’analyse de Mario Lavagetto dans Chambre 43. Un


lapsus de Marcel Proust.
2. Dans le compte rendu fouillé qu’il donne de l’ouvrage de Mario Lavagetto,
Chambre 43. Un lapsus de Marcel Proust, Antoine Compagnon évoque la
question de la sexualité problématique du héros dans la Recherche (à travers
notamment la révélation trop soudaine qu’a ce héros du fait homosexuel) et
les débats qui, dans la littérature critique de langue anglaise, tournent autour
du héros-narrateur comme homosexuel caché et donc menteur (« La dernière
victime du narrateur », dans Critique, 598, mars 1997, p. 131-146).
3. Est-ce pourquoi Proust associe volontiers homosexualité et diplomatie, allant
jusqu’à parler d’un « petit Sodome diplomatique » (S. Zagdanski, Le Sexe de
Proust, p. 49-53) ?
4. T.Castle, The Apparitional Lesbian. Female homosexuality and modern
culture, New York, Columbia University Press, 1993.
5. Vers par lequel Charles Baudelaire, dans «  Lesbos  », qualifie les baisers
saphiques.
6. J.Kristeva, Le Temps sensible. Proust et l’expérience littéraire, p. 102-103.
8

Altière, autre, Albertine

L’image sociale d’Albertine s’ébauche au confluent d’un style adolescent


et d’une qualification à l’emporte-pièce. Elle passe ensuite par le crescendo
d’une aspiration impatiente au plaisir et au luxe. La jeune femme est alors
prise entre la tutelle possessive d’un grand bourgeois parisien et des amours
qui, de midinette en blanchisseuse, paraissent plus plébéiennes. Ses
convoitises fougueuses la font circuler entre divers milieux avant qu’elle ne
tombe sottement du haut d’un cheval. Rien dans tout cela qui enrichisse
beaucoup le tableau que le romancier nous a laissé des classes, de leurs
concurrences, des mécanismes de reproduction. Est-ce à dire que l’exigence
dont Proust faisait montre à l’instigation de l’héroïne a fini par se diluer ?
Ce qu’en fin de parcours le roman met en évidence est moins une certaine
structure de société que la méthode qui permet d’en explorer la formation.
Procédant par évocations fragmentées et toujours quelque peu latérales, La
Prisonnière et Albertine disparue donnent, en effet, l’exemple d’un mode
d’analyse sans équivalent. Certes, nous avons à faire au récit d’une liaison
amoureuse. Mais il va tout le temps balancer entre, d’une part, un libre
commentaire prompt à toutes les errances et, de l’autre, une enquête tendue
sur les arrière-plans d’une vie partagée tant bien que mal. Tout le travail
d’écriture – au sens large du terme – visant dès ce moment à concilier les
deux tendances.
Proust développe donc une méthodologie singulière, qui est comme le
fin mot de sa science. Il est utile de repartir encore à ce propos du je-sujet et
de la particularité de sa position narrative. D’un côté, il est celui qui filtre
toute péripétie et toute perception à travers sa conscience et met en œuvre
une subjectivité insistante. De l’autre, il est celui qui ne participe à la
plupart des épisodes qu’en témoin discret et comme retiré. Telle est sa
dialectique inédite et souvent décrite. Or, avec l’apparition d’Albertine,
avec l’amour qu’elle éveille, avec la jalousie qu’elle génère, ce dispositif se
voit remis en cause et évolue de façon sensible.
En fait, deux positions duelles se trouvent en présence qui vont
s’articuler de façon curieuse. Ici, la dualité interne du héros-narrateur qui
vient d’être rappelée. En face, la duplicité d’Albertine qui nous est familière
et ne se départit pas de son statut d’extériorité mais qui, dans le tête-à-tête
étroit de la «  prison  », semble acquérir une portée toute neuve.
Effectivement, toujours présente mais toujours pointée vers un ailleurs,
toujours elle et toujours autre, la jeune femme fixe de façon si permanente
l’attention de son partenaire qu’elle semble accaparer et captiver la
subjectivité de ce dernier. Albertine exerce sur le sujet qu’est Marcel un
ascendant affectif et pratique tel que ce même Marcel n’est plus en mesure
de se penser en dehors de l’objet de ses soins. A plus d’un moment, cette
dépendance obsède ou aliène celui qui en est tributaire. A d’autres, elle lui
permet de transcender son « mal » pour entrer dans une relation spéculaire
où les deux personnages donnent à croire qu’ils se produisent
réciproquement. Dans tous les cas, le narrateur-sujet vit si bien son « autre »
en projection que son écriture n’a de sens que si cet autre lui en procure
l’argument.
N’est-il pas ainsi en présence d’une altérité dont il doit admettre le
caractère irréductible –  que ce soit celle de la lesbienne, de la femme ou
tout simplement de l’être aimé  ? Il lui faut donc revoir l’emprise qu’il
exerçait sur le discours et ajuster la distance à laquelle il plaçait l’objet de
sa représentation. Ainsi se développe entre les amants et leurs subjectivités
respectives un commerce fort particulier. Marcel ne dit (Albertine) que dans
la mesure où Albertine donne à dire (à Marcel). Encore faut-il que le
premier s’engage sur le terrain de la seconde, qu’il la rejoigne dans la
position inaccoutumée qu’elle assume en récit s’il veut pouvoir garantir
l’échange. Il en prend volontiers le risque mais pour découvrir qu’il se
retrouve de la sorte sur une ligne de crête, celle qui sépare deux domaines,
deux fonctions, deux rôles.
1
La jeune fille de Balbec est, en effet, la championne de l’entredeux .
Nous le savons depuis belle lurette et connaissons les formes variées de son
ambivalence. Entre terre et mer. Entre deux appartenances. Entre deux
sexualités. Entre vie et mort. On ne pousse pas aussi loin qu’elle le
« dualisme », avec cette tendance qu’elle manifeste à être moins de l’un et
de l’autre que dans l’intervalle qui existe entre les deux. Sans pour autant
verser dans la marginalité, l’ambivalence albertinienne dessine un no man’s
land dont on perçoit d’emblée le bénéfice  : il est garantie d’engagement
spontané, car il n’exige pas à tout moment que l’on produise ses titres ou se
conforme aux règles du code ; il est ce lieu de transit où ne règne pas une
parole magistrale, cette zone d’indétermination qui pointe vers la culture
montante dont nous avons parlé.
Deux acteurs en dédoublement. Une étroite coexistence. Au total, un
entredeux matériel autant que mental. A même l’intrigue, il génère un mal-
vivre qui finira dans le drame. A un plan plus élevé, où se développe une
réflexion poétique autant que phénoménologique, c’est autre chose. Là les
deux partenaires se conjoignent pour faire de ce qui les disjoint un art de
vivre, un art tout court. Ils profitent de la zone d’interlude qu’ils partagent
pour libérer en douce un travail de l’imaginaire et suturer à leur façon
temporalités et espaces clivés. Ils en viennent même à tirer jouissance du
« hors champ » qu’est la vie mystérieuse d’Albertine. Embarqués dans une
relation tendue, ils développent ainsi une complicité de la zone mitoyenne
qui en sourdine colore d’idylle leur liaison.
Ce qui revient à dire que la connivence en cause s’origine dans l’échec
de la communication amoureuse. Plus va le je-sujet et plus il découvre
qu’Albertine lui est inconnaissable, non seulement parce qu’elle entretient
un «  douloureux secret  » mais plus encore du fait des expériences
accumulées qui sont encloses en elle et dont il ne pourra jamais
appréhender l’intime surgissement. Il se sait donc condamné à la
méconnaissance durable de celle qu’il aime ou croit aimer. Se produit alors
un renversement inespéré, où le texte va, une fois encore, s’enchanter de
son désenchantement. Vécue dans la proximité de l’entredeux, l’altérité
réussit à se faire reconnaître pour ce qu’elle est et à se faire admettre pour
irréductible. Mieux même  : une résolution alerte de la bien vivre parcourt
les épisodes qui en célèbrent l’existence. On verra plus loin par où passe
cette adhésion sereine.
Tout le mérite de l’entredeux tel que le partagent les amants est de
dessiner un espace que l’on peut qualifier d’expérimental. Deux êtres se
côtoient que des choses relient, que d’autres séparent. N’entretenant pas
l’illusion du partage, ils s’inventent un mode d’échange partiel ou
approximatif. Leur entente repose sur une contiguïté sans appui ferme. Elle
est riche aussi en contacts imaginatifs. Bref, autant de conditions qui
permettent de se voir faire parce que précisément on n’en fait pas trop et qui
autorisent, à partir de cette légère mise à distance, de rêver –  plus que de
penser sans doute  – ce que l’on voit et fait. Cela signifie que les deux
subjectivités mises ainsi à l’épreuve sont incitées à dépasser l’échec initial
de leur «  collaboration  », à sortir aussi de leurs enfermements respectifs
pour se percevoir chacune dans le rapport à l’autre. C’est-à-dire de susciter
des situations expérimentalement intéressantes sur le rapport du «  je  » au
« tu ».
En contexte, ces expériences, dont on va donner quelques illustrations,
se développent sur le mode de petites utopies pratiques. Deux des scènes
qui viennent sont hautement significatives à cet égard. Dans l’une, on voit
les deux amants se livrer à leurs ablutions dans des salles de bains contiguës
et en profiter pour échanger des signes  ; dans l’autre, le héros contemple
activement le sommeil de son aimée et s’interroge sur son désir. En chaque
cas, la socialité y est réduite au plus élémentaire, encore qu’elle se charge
d’une connotation trouble. Ramenée de la sorte à une épure, elle affiche ce
qui la fonde essentiellement. Le sommeil, la toilette, choses du corps et
choses de peu, se voient ici promus au rang d’emblèmes  : ils figurent de
façon exemplaire les conditions et aléas de toute communication.

Poétique de l’entredeux

Dans La Prisonnière, l’entredeux est d’abord un état, à la fois spatial et


mental, mais qui suscite de la part des deux acteurs différentes manœuvres
répondant à la nécessité immédiate (Albertine dissimule, le je-sujet se
protège). Dans un second temps toutefois, ces situations vivantes vont
apparaître à la fois comme des jeux de rôles et comme des espaces de
jouissance où les partenaires visent à valoriser la relation transactionnelle
dans laquelle ils se trouvent entraînés et à la faire fructifier avec autant de
ruse que d’innocence. Se développe ainsi un dispositif figural au sein
duquel nous retrouvons maints effets familiers, de la surprise à l’effusion
contingente et du retournement à la trouée obscène. Proust s’y fait
délicieusement inventif. Tantôt les deux amants jouent de concert leur
partition. Tantôt l’un a l’initiative face à l’autre. En tous les cas, une
complémentarité se donne à voir dont la quiétude laisse peu prévoir le
dénouement qui se prépare.
Ce sera donc La Prisonnière, en cinq vignettes piquées au fil du récit, le
scandant et chantant la mitoyenneté. Au gré des expériences représentées,
tous les niveaux de l’être sont pris en compte, comme s’il s’agissait de
recomposer une communauté perdue. Progressons image par image.
1.Chez les parents de Marcel, les deux jeunes gens se partagent
équitablement l’appartement  : pièces communes et pièces réservées.
Sensible aux chambres et à leurs climats, le narrateur ne manque pas de
savourer divers effets d’intimité. Exploitant la contiguïté des salles de bains
occupées en concomitance par Albertine et Marcel, il retraduit en oxymore
spatial la « proximité distante » où se trouvent les deux amants. Elle dit à
elle seule toute la dialectique du même et de l’autre. Image charmante
jusque dans l’indiscrétion suggérée et jouée :

Quand Albertine savait par Françoise que, dans la nuit de ma


chambre aux rideaux encore fermés, je ne dormais pas, elle ne se
gênait pas pour faire un peu de bruit en se baignant, dans son
cabinet de toilette. Alors, souvent, au lieu d’attendre une heure plus
tardive, j’allais dans une salle de bains contiguë à la sienne et qui
était agréable.
[…]
Les cloisons qui séparaient nos deux cabinets de toilette […] étaient
si minces que nous pouvions parler tout en nous lavant chacun dans
le nôtre, poursuivant une causerie qu’interrompait seulement le
bruit de l’eau, dans cette intimité que permet souvent à l’hôtel
l’exiguïté du logement et le rapprochement des pièces mais qui, à
Paris, est si rare. (Pr, 4-5)

Jouissance d’un disjoint qui conjoint. Contiguïté sereine d’un féminin et


d’un masculin retardant le moment d’autrement fusionner. Mitoyenneté
ingénieuse qui, juxtaposant les sphères individuelles, figure l’équivoque de
l’amour.
2.Dans la Recherche, Proust (Marcel  ?) ne déshabille qu’une fois
Albertine sous nos yeux. Et de la décrire en femme tronquée (corps
incomplet, crampon manquant). Mais là où la silhouette féminine se
réclame de quelque chose en moins, son altérité se prévaut de quelque
chose en plus. C’est que la glorieuse nudité se cloître en son secret comme
se ferme l’horizon au coucher du soleil :

Avant qu’Albertine m’eût obéi et eût enlevé ses souliers,


j’entrouvrais sa chemise. Les deux petits seins haut remontés étaient
si ronds qu’ils avaient moins l’air de faire partie intégrante de son
corps que d’y avoir mûri comme deux fruits  ; et son ventre
(dissimulant la place qui chez l’homme s’enlaidit comme du
crampon resté fiché dans une statue descellée) se refermait, à la
jonction des cuisses, par deux valves d’une courbe aussi assoupie,
aussi reposante, aussi claustrale que celle de l’horizon quand le
soleil a disparu. Elle ôtait ses souliers, se couchait près de moi. (Pr,
71)

Il est à relever que, dans les lignes qui suivent ce passage, le narrateur
procède à une double mise à distance du corps donné à voir. Dans une
envolée lyrique, il commence par remonter aux premiers jours de la
Création comme pour s’abstraire de la situation immédiate («  Ô grandes
attitudes de l’Homme et de la Femme où cherche à se joindre, dans
l’innocence des premiers jours et avec l’humilité de l’argile, ce que la
Création a séparé, où Ève est étonnée et soumise devant l’Homme au côté
de qui elle s’éveille, comme lui-même, encore seul, devant Dieu qui l’a
formé » [Pr, 71]). Mais juste après, il stigmatise dans le visage de la jeune
femme un profil d’espionne (de Juive  ?) qu’elle offrirait parfois et dont il
s’écarte pour en conjurer l’effroi. Comme si chez Proust le spectre de la
trahison planait toujours sur les régions occupées par les Charlus et les
Albertine.
3.Dans la séquence la plus étendue, on se trouve avec Marcel à
contempler longuement et comme en extase («  c’était pour moi tout un
paysage  ») la jeune femme endormie. Revoici le thème de la multiplicité
des Albertine («  Des races, des atavismes, des vices reposaient sur son
visage  ») et celui des angles sous lesquels on peut percevoir sa beauté.
Marcel s’allonge contre le corps aimé et se livre à un simulacre amoureux
qui lui procurera une « jouissance à l’arrêt ». Retour du jaloux : il est tenté
de faire les poches de son amie à la recherche d’une lettre révélatrice mais
s’en abstient. Puis l’émoi du réveil.
Six pages, un thème : Proust y pousse jusqu’à l’extrême raffinement et
jusqu’à la plus extrême limite la passion de l’entredeux. Marcel s’est
installé aux derniers confins d’un corps mais sans y pénétrer. Il ne visite
aucune intériorité, aucune cavité (ni orifices, ni poches). De tous ses sens, il
se tient au plus près mais s’interdit l’effraction. La partenaire est d’ailleurs
refermée sur elle-même : « Elle avait rappelé à soi tout ce qui d’elle était en
dehors, elle s’était réfugiée, enclose, résumée dans son corps » (Pr, 62). Et
c’est pourtant dans cet état qu’il atteint à sa meilleure appréhension – aux
confins de la connaissance : « c’était un naturel plus profond, un naturel au
deuxième degré que m’offrait son sommeil  » (Pr, 63). A la faveur du
sommeil et de son repli, une médiation harmonieuse s’enclenche, propice à
l’acceptation de l’autre pour ce qu’il est. Mieux, on dirait que, dès le
moment où l’observé est tapi en lui-même et coupé de toute velléité
communicative, l’observant peut enfin se penser en pensant l’autre :

Par là son sommeil réalisait, dans une certaine mesure, la


possibilité de l’amour ; seul, je pouvais penser à elle, mais elle me
manquait, je ne la possédais pas. Présente, je lui parlais, mais étais
trop absent de moi-même pour pouvoir penser. Quand elle dormait,
je n’avais plus à parler, je savais que je n’étais plus regardé par
elle, je n’avais plus besoin de vivre à la surface de moi-même [nous
soulignons]. (Pr, 62)

On connaît et conçoit la passion proustienne des sommeils. Rarement


toutefois le romancier avait touché d’aussi près à ce qui, dans cet état entre
néant et vie, symbolise la région d’entredeux. Même si l’épisode est agité
des petits démons ordinaires de la suspicion ou de l’impuissance, il va à
quelque chose de plus essentiel. Confronté au noyau dur de l’altérité et
désencombré des petits chantages que les amants exercent l’un sur l’autre,
le veilleur peut tout ensemble partager sur un mode plus libre la vie de
l’autre (« Je m’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine » [Pr, 64]) et se
retourner vers lui-même comme vers l’autre de l’autre («  je n’avais plus
besoin de vivre à la surface de moi-même »).
On pourrait même voir dans le « plaisir moins pur » que prend le héros
rien qu’à coller sa jambe à celle de son amie le sens le plus subtil de la
scène. La région mitoyenne y apparaît comme celle où les actes peuvent
être simplement ébauchés, simulés, joués allusivement, sans la lourdeur de
l’habituel engagement. De plus, « l’acte manqué » semble être là pour dire
que le sujet préserve la singularité du désir lesbien, quitte, une fois encore, à
s’y loger par le biais.
4.Aussi bien que l’espace, Albertine apprivoise à sa manière la durée.
Tout son art est de créer des courts-circuits dans la trame du temps pour
échapper à son déroulement régulier. Il lui suffira par exemple d’inverser un
retard (menacé de sanction) en anticipation sur l’avenir pour que des
contingences s’allègent en liberté et en espoir. Telle lettre unique remise à
un messager fera dans le cours du temps un pli d’autant plus séduisant qu’il
s’assortit d’une légère anacoluthe du « vous » en « tu » :
« Mon chéri et cher Marcel, j’arrive moins vite que ce cycliste dont
je voudrais bien prendre la bécane pour être plus tôt près de vous.
Comment pouvez-vous croire que je puisse être fâchée et que
quelque chose puisse m’amuser autant que d’être avec vous  ? Ce
sera gentil de sortir tous les deux, ce serait encore plus gentil de ne
sortir jamais que tous les deux. Quelles idées vous faites-vous
donc ? Quel Marcel ! Quel Marcel ! Toute à vous, ton Albertine. »
(Pr, 147)

Quitte à tricher un peu et à la dire avec des mots d’amour, Albertine


pallie ses défaillances en joignant la durée par les deux bouts. Entre les
deux versants de sa vie, rien ne lui semble plus simple que de jeter un pont
chronologique, moyennant un peu d’enthousiasme et beaucoup de ruse. Au
narrateur – dans le rôle de l’autre – de ne rien prendre à la lettre.
5. Qui dit message dit mensonge. Ce dernier est une des grandes
spécialités albertiniennes. Mentir, pour la jeune fille, est, loin d’une
tromperie, une modalisation discursive de l’existence qui est façon de
libérer poétiquement les paramètres usuels de l’action, de ce qui les fige à
l’excès :

elle était charmante quand elle inventait un récit qui ne laissait pas
de place au doute, car on voyait alors devant soi la chose –
 pourtant imaginée – qu’elle disait, en se servant comme vue de sa
parole. […] La vraisemblance seule avait inspiré Albertine,
nullement le désir de me donner de la jalousie. (Pr, 180-181)

On se rappellera ici que le romancier attribue à son personnage toute


une rhétorique du travestissement, faite de figures telles qu’anacoluthes ou
anagrammes (au sens où il entend ces termes). Les premières seraient
opérations substitutives (on glisse insidieusement d’un sujet discursif à un
autre) et les secondes dénégatives (on dissimule la certitude d’une
résolution sous l’assertion dubitative). On sait depuis Genette que les
pratiques mensongères d’Albertine ne sont qu’une des facettes de ce
« langage indirect » dont Proust fait l’un des grands propos de son roman et
2
un objet raffiné d’analyse . Et, tour à tour, Marcel trouvera dans ce discours
menteur matière à rassurer sa croyance et prétexte à accroître son tourment.
Dépassant toutefois la contradiction initiale, le narrateur finira par
reconnaître dans le propos double de la belle menteuse le charme d’un
langage qui a pour avantage de réconcilier vrai et faux au sein d’un
vraisemblable. C’est alors qu’il entonnera la louange de la « grande actrice
de la plage  » qui, confondant réalité et fiction, dessine un espace de
communication où les distinguos rigides n’ont plus cours. Ainsi toute une
expérience existentielle se trouve célébrée comme se dégageant des
entraves, y compris de la précision des contrats langagiers.

L’irréductible altérité
Forte de sa singularité, la région d’entredeux se dresse en décalage du
monde proustien de base. Avant tout, celui des « côtés », des coteries et des
salons. Sans doute le salon possède-t-il aussi sa mitoyenneté, qu’il hérite de
la société de cour et qui entretient la confusion entre sphère publique et
sphère privée. Mme  de Villeparisis continue à peindre pendant qu’elle
reçoit ; les duc et duchesse de Guermantes se font dans l’antichambre des
scènes de ménage en présence de Swann et de Marcel. Mais rien à voir avec
l’espace intercalaire qui nous occupe et qui sépare sphère privée et sphère
publique en préservant entre elles une zone de va-et-vient. Le salon joue le
centre et le plein. Il est le lieu d’expansion naturelle du «  personnage  »,
être-institution qui se déploie et éventuellement déborde (Charlus).
L’entredeux favorise les à-côtés. Ce sera le train (la laitière), le hall du
3
Grand-Hôtel (Saint-Loup) , la digue ou la plage (Charlus, les filles, la
blanchisseuse) et, à l’occasion, la maison de passe. Son personnage est
l’être de groupe ou de couple, être mobile, insoucieux des traditions et
vertus.
La zone mitoyenne est définitivement cette région où s’expérimentent
les sorties hors de la «  structure  ». Elle vaut comme lieu où les sujets
trouvent à déjouer la stabilité, à se démultiplier, à ne jamais apparaître dans
le même rôle ou sous le même masque. Un seul en plusieurs et toujours
étranger, y compris pour les siens ou ses contemporains. La jeune femme
est amante et lesbienne, peintre et cycliste, flâneuse et consommatrice
organisée, jamais tout à fait la même ni tout à fait une autre. C’est dire
qu’en chaque position elle participe d’une institution spécifique et ne refuse
pas le jeu social mais ses investissements ne sont jamais ni complets ni
durables. En fait, Albertine se place en réserve de la culture ambiante – ce
qui ne l’empêche pas, comme on sait, d’être branchée  – parce qu’elle a
constitué son style de vie en patchwork, selon une composition originale et
personnelle. De là, tout ce jeu d’esquive et de dérobade, d’errance et
d’errement, qui ne s’inspire pas seulement de son statut d’adolescente ni de
lesbienne mais se prévaut d’une prise sans pareille sur l’existence.
Nous avons aperçu deux subjectivités qui, se mesurant l’une à l’autre,
se produisaient mutuellement dans un mouvement circulaire. Avec ceci
qu’aucune des deux ne vient à bout de l’autre en termes de savoir ou de
possession. Ne perdons pas de vue toutefois que les situations ne sont pas
symétriques. Les choses demeurent entièrement perçues depuis un seul
pôle, et jamais nous ne partageons le point de vue de la jeune femme.
L’individualité d’Albertine est d’autant plus affirmée –  voire dominante  –
qu’elle échappe. Ce que rappelle très joliment Mario Lavagetto lorsqu’il
note : « Sous la peau brune et rosie d’Albertine, se cachent une histoire, des
pensées, des expériences, des désirs qui n’affleurent pas, ou seulement de
façon intermittente  ; ils relèvent d’un alphabet inscrit au revers des
paupières d’Albertine, qu’Albertine voit, mais personne d’autre. Car il y a
une vérité nocturne et impénétrable du corps –  une mémoire du corps, un
4
passé du corps – qui trouve dans le mensonge une ultérieure protection . »
A partir de quoi, le sujet percevant et narrant reconnaît la jeune femme
comme résolument différente. Et l’accepte comme telle, quitte à entretenir
la nostalgie d’une autre appropriation. Ainsi la veut le roman : passionnante
et inconnaissable. Et d’autant plus passionnante qu’elle est inconnaissable.
Et suscitant une passion de l’inconnaissable.
Traitant de « l’autre dans Proust », Emmanuel Lévinas a mis très tôt en
évidence cette situation de la jeune fille de Balbec dans la Recherche,
faisant d’elle la figure même de l’Autre, c’est-à-dire de ce qui est à la fois
impossible à connaître et indispensable à reconnaître. C’est de la façon la
plus perspicace qu’il en vient à noter que, pour le narrateur comme pour le
narrataire du roman, « savoir ce que fait Albertine et qui voit Albertine n’a
pas d’intérêt par soi-même comme savoir, mais est infiniment excitant à
cause de son étrangeté foncière en Albertine, à cause de cette étrangeté qui
5
se moque du savoir   ». On ne peut nier cependant que le sujet désirant –
  Marcel, le narrateur  – souffre d’ignorer qui est vraiment sa temporaire
compagne. Mais un élément plus intense se développe en lui qui est passion
de cette singularité vivante dont il prend conscience et dont il mesure bien
qu’il ne viendra pas à bout. Dès lors se forme le sentiment, partagé du
lecteur, que l’étrangeté d’Albertine est bonne en soi et qu’il est stimulant de
l’accepter comme telle, sans vouloir la réduire. Le sujet proustien va donc
s’accommoder de mieux en mieux de cette résistance qu’il rencontre,
l’aborder sous différents regards et la constituer, au fil du temps, en motif
discrètement jubilatoire. Qu’importe à ce compte si la réalité intérieure
d’Albertine échappe pour toujours  ! Elle n’est de toute façon jamais ce
qu’elle semble  : bien plus processus dynamique et point de rencontre de
diverses expériences ou relations que personnalité établie. Ce que le sujet
peut donc espérer de mieux, c’est d’en fixer la réalité à l’intérieur d’une
histoire et d’un espace, tous deux socialisés.
Mais, dès lors, est-il encore question de ce sujet-héros au premier chef ?
Fermée, compacte, ne se livrant qu’en brefs aperçus, la subjectivité de la
jeune femme n’a-t-elle pas conquis un être propre en texte ? Et Lévinas de
répondre  : «  L’histoire d’Albertine prisonnière et disparue […] est le récit
du surgissement de vie intérieure à partir d’une insatiable curiosité pour
l’altérité d’autrui, à la fois vide et inépuisable. La réalité d’Albertine, c’est
son évanescence dans sa captivité même, réalité faite de néant. Prisonnière
bien que déjà disparue et disparue bien que prisonnière, disposant malgré la
6
surveillance la plus stricte, d’une dimension de repli . » Albertine toujours
échappe parce qu’il y a trop à connaître et qu’il n’y a rien à connaître.
N’importe comment, la fusion des âmes, tant espérée, n’aura pas lieu.
L’entredeux la remplace par une simple relation de voisinage ou de
proximité. Et, au total, ce n’est peut-être que plus enviable. Car chaque
partenaire, fort de sa possibilité de repli, y apprend à ne pas se bercer
d’illusions, à prendre autrui pour ce qu’il est et en tous les cas pour
respectable, enfin à faire retour sur soi.
Vient donc l’heure de l’altérité assumée, dont la mort d’Albertine fixe le
point limite. Le sujet a définitivement renoncé à ses prétentions captatrices.
Et pourtant le souvenir de la disparue continue à tenailler en lui le
suspicieux et l’angoissé. Mais le deuil n’est pas tant celui d’une perte que
d’une « pénétration » mentale qui n’a pas eu lieu. Si le narrateur cependant
réagit, s’il résiste à sa pente dissolvante, c’est que, chemin faisant, il a fait
une autre découverte. Face à un objet de désir qui s’instaurait glorieusement
en sujet autonome et fermé, il s’est vu renvoyé à soi mais comme à un objet
second, distancié, posé lui-même en extériorité. Le voilà donc entraîné à
son tour et par un effet en retour à percevoir un autre en lui – et qui ne se
limite pas à l’effigie de tante Léonie…
Comme chez Albertine, ce personnage «  aliénant  » est fait de tout un
arrière-plan repérable (héritages, strates de vie, style de vie). Il se constitue
du trésor cumulé d’expériences antérieures et d’une histoire autant sociale
que personnelle. Il est, par exemple et sous l’angle romanesque, constitué
de différents personnages réfractés en Marcel, Albertine en tête. Certes,
aucune mémoire ni aucune confidence ne restitueront jamais le lent procès
d’importation de toute une extériorité à l’intérieur de l’être subjectif et
encore moins le travail de recomposition interne de ce qui a été intégré.
Mais ce que le sujet peut faire de mieux à cet égard, s’il entend sortir de
l’illusion de lui-même, c’est se livrer à une lente opération de rupture
d’avec soi, opération qui lui permette de se poser sous son propre regard en
produit de déterminations diverses et d’investissements « étrangers ». Bref,
c’est à une œuvre d’objectivation de sa propre personne que le narrateur
proustien se convie implicitement et c’est l’œuvre qu’il va tout au moins
ébaucher.

L’autre en soi

Le reflux du sujet depuis l’autre vers soi est sans doute un moment
crucial de la méthode proustienne. Il n’est pas sûr pourtant qu’il produise
tous ses effets. Comme il est apparu, c’est la perception aiguë d’une altérité
irréductible chez la partenaire qui éveille en retour chez le sujet proustien le
sentiment que lui-même est fait de toute une part d’inconnu. Oui, je est un
autre. Et de s’en aviser invite à sortir de son engagement immédiat et à se
considérer en objet préhensible. Non pas tellement de se connaître –
 pourquoi aurait-on une plus sûre connaissance de soi que des autres ? – que
de se situer dans un jeu de rapports en atténuant l’effet des biais que le
caractère intéressé de tout sujet introduit dans sa propre perception. C’est à
quoi vise déjà tel raccourci décapant qui renverse en un tournemain la
perspective subjective : « On trouve innocent de désirer et atroce que l’autre
désire. » (Pr, 160)
Plus largement, cette expérience objectivante est celle de toute la
Recherche. Elle passe par le clivage du « je » en plusieurs instances, comme
par toute l’expérience de désenchantement qui culmine dans le dernier
volume, sans parler de formes diverses d’ironisation. Mais c’est avec
l’aventure albertinienne qu’elle connaît la forme la plus évoluée et la plus
concertée. Et l’on oserait même dire qu’il faudra que cet épisode atteigne
son point culminant, qu’il connaisse dans la fuite et dans la mort un étrange
accomplissement pour que le sujet ait l’occasion de porter un regard
distancié sur lui-même. La période de deuil y sera propice  ; ce sont, en
effet, les quatre volets formant Albertine disparue qui présentent les traces
les plus effectives d’une entreprise objectivante chez celui qui nous parle.
C’est alors aussi que la thématique de l’entredeux semble libérer tous ses
possibles.
S’agissant de l’héroïne défunte, Albertine disparue ne cesse de faire se
croiser deux assertions de sens contraire. En gros : « ma jalousie exaspérée
m’apprend à quel point je l’aimais » et « la douleur qui déjà s’apaise me dit
que je ne l’aimais pas tant que ça ». Spécialiste de la fluctuation, Proust n’a
guère été aussi loin dans le courant alternatif. Mais cette balance entre
morbidité et vitalité ne relèverait jamais que d’un vraisemblable de l’amour
malheureux –  encore que tiré en longueur par le texte  – si elle n’était
l’occasion de réaffirmer cette certitude acquise au contact d’Albertine  :
fragmenté, l’individu est fait de plusieurs êtres, superposant temporalités et
espaces. L’intéressant est que le narrateur, généralisant cette conception, en
fasse désormais usage autant pour lui-même que pour sa compagne  : «  Je
n’étais pas un seul homme, mais le défilé d’une armée composite où il y
avait selon le moment des passionnés, des indifférents, des jaloux  » (AD,
71). Mais de cette conception un peu convenue de la fragmentation et de la
variabilité de soi, le narrateur va passer à une analyse plus aiguë de ses
contradictions internes et faire venir au jour, ce faisant, les zones troubles
de son être. N’en prenons que cet exemple :

j’avais alors, avec une grande pitié d’elle [Albertine], la honte de


lui survivre. Il me semblait, en effet, dans les heures où je souffrais
le moins, que je bénéficiais en quelque sorte de sa mort, car une
femme est d’une plus grande utilité pour notre vie, si elle y est, au
lieu d’un élément de bonheur, un instrument de chagrin, et il n’y en
a pas une seule dont la possession soit aussi précieuse que celle des
vérités qu’elle nous découvre en nous faisant souffrir. Dans ces
moments-là, rapprochant la mort de ma grand-mère et celle
d’Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d’un double
assassinat que seule la lâcheté du monde pouvait me pardonner.
J’avais rêvé d’être compris d’Albertine, de ne pas être méconnu par
elle, croyant que c’était pour le grand bonheur d’être compris, de
ne pas être méconnu, alors que tant d’autres eussent mieux pu le
faire. On désire être compris parce qu’on désire être aimé, et on
désire être aimé parce qu’on aime. (AD, 78)

Tout effort d’objectivation est critique. Il a pour cible la mauvaise foi


qui nous est naturelle, les croyances et illusions dont nous nous berçons. Il
fait lever en nous spectres et fantasmes dont la fonction est de désigner
notre « part maudite » et incontrôlée pour en conjurer les effets nocifs. C’est
dans ce climat que Marcel passe aux aveux  : il n’a pas entièrement aimé
grand-mère (petite fripouille, va !); il n’a pas su aimer Albertine ; elles en
sont mortes l’une comme l’autre  ; il est doublement criminel. De plus, il
pointe farouchement, sous l’aspiration illusoire à connaître dont il s’est tant
réclamé, le très simple besoin d’aimer. Déjà, le roi-sujet est nu. Mais lisons
autre chose encore sous ce déshabillage un peu masochiste. Grand
bourgeois imbu de prétentions aristocratiques, le héros semble mesurer
toute l’ampleur du «  mensonge romantique  » dans lequel il s’est complu.
Rêvant de s’élever socialement à n’importe quel prix, il n’a fait que se
comporter en égoïste envers celles qu’il aimait. Il a sacrifié leur affection à
ses petits calculs et ressentiments. Il n’a pas été à la hauteur, à leur hauteur :
il s’est conduit en petit-bourgeois mental. Ainsi sa vanité l’a rejeté, à
rebours de ce qu’il voulait, vers une classe qui n’était pas la sienne mais
que, par un vertige craintif d’absorption, il a si souvent déniée dans les
autres et en lui-même.
Au terme de cette table rase toute partielle, le personnage-sujet sait un
peu mieux qu’un autre agit en lui et que cet autre est encore lui. Travail
déceptif exercé sur soi. Travail qui fixe crûment la petite place au monde
que l’on occupe et d’où l’on voit les choses. Et travail libérateur cependant
puisqu’il montre, l’instant d’après et par ce type d’enchaînement dont
l’écrivain a le secret, le même sujet pris d’un accès glorieux de
matérialisme sensuel. Belle revanche sur le sort et sur la mort que cette
intériorité qui se retourne –  comme une doublure  !  – en extériorité
jouisseuse :

je sentais, sur mes lèvres qu’elle essayait d’écarter, sa langue, sa


langue maternelle, incomestible, nourricière et sainte, dont la
flamme et la rosée secrète faisaient que, même quand Albertine la
faisait seulement glisser à la surface de mon cou, de mon ventre, ces
caresses superficielles mais en quelque sorte faites par l’intérieur
de sa chair, extériorisé comme une étoffe qui montrerait sa
doublure, prenaient, même dans les attouchements les plus externes,
comme la mystérieuse douceur d’une pénétration. (AD, 79)

On conviendra cependant que le procès d’objectivation n’atteint ici que


la structure psychologique du sujet. Somme toute, ce dernier profite d’une
crise qui s’exaspère pour opérer une reprise de soi qui confine à l’auto-
analyse. Par-delà, la détermination sociale de cette structure, que Proust
revendique par ailleurs, n’est pas véritablement questionnée. Autrement dit,
la crise n’ouvre pas à une réévaluation de la position du narrateur dans le
champ ni des présupposés de son discours. Pourtant la thématisation de la
rupture mentale était une belle occasion de s’interroger sur les conditions de
classe d’une passion transgressive. Et c’est comme si le binôme
homosexualité-jalousie, si bien implanté, avait obnubilé le regard, ne
laissant pas de place à la démarche entamée.
L’occultation n’est pas complète pourtant. A nouveau, de petits inserts
narratifs vont jouer leur rôle et faire clignoter le texte de manière suggestive
depuis ses interstices. Ainsi, au long d’Albertine disparue, comment ne pas
relever qu’une nouvelle guirlande de jeunes filles aimables est disposée
autour du personnage central, encore qu’à la fraîcheur printanière de la
première aient fait place les stridents contrastes d’un automne  ? Cette
nouvelle « série » est curieusement l’occasion de diffuser toute une érotique
perverse à même le roman du deuil. Mais celle-ci n’est elle-même que
prétexte à proposer une vision perturbée des identités sociales. On dirait
qu’une seule et même méprise affecte les contacts amoureux et les contrats
matrimoniaux. On voit bien qu’elle est inscrite dans les faits (fictionnels) et
relève d’un redéploiement de la géographie sociale. Mais il est plus sensible
encore que la vision du sujet narrant en est affectée au premier chef.
Comme si les laborieuses démarches qu’il met en œuvre aux fins
d’identifier des partenaires féminins ne valaient qu’en tant que projections
des incertitudes qu’il cultive quant à son propre statut.
Cinq «  moments  » sont à détacher du lot dont l’étrangeté baroque est
liée chaque fois à des couplages ou associations de personnages
incompatibles :
1. Marcel qui a attiré chez lui une gamine est convoqué par le chef de la
Sûreté et menacé par les parents, d’obédience sans doute populaire  ; peu
après, une nièce des Guermantes se déclare par lettre auprès de Marcel
er
(chapitre I , 15, 17 et 33).
2. Marcel interroge la bourgeoise Andrée sur ses tendances sexuelles (il
la caressera peu après); il se souvient par ailleurs de ce qu’il a stipendié
jadis de petites blanchisseuses (!) pour qu’elles se livrent à l’amour entre
elles et voir ce qu’il en est (chapitre Ier, 126-131).
3.  Marcel suit des jeunes filles attirantes  ; la plus blonde lui jette un
regard concupiscent ; il s’agit de Gilberte qu’il ne reconnaît pas mais prend
pour Mlle d’Eporcheville dont Saint-Loup lui a vanté la « facilité ». En fait,
Gilberte est devenue Mlle  de  Forcheville par le remariage de sa mère
(chapitre II, 142-146 et 153).
4.  A Venise, Marcel reçoit la fameuse missive par laquelle Gilberte
encore renoue et annonce son mariage : déchiffrant mal la signature, Marcel
confond la fille de Swann avec une Albertine «  revenante  » (chapitre  III,
220-223 et 234).
5.  Rentrant d’Italie avec sa mère, le héros commente longuement les
mariages improbables de la nièce de Jupien devenue d’Oloron avec le fils
Cambremer et de Gilberte Swann devenue Forcheville avec Robert de
Saint-Loup (chapitre IV, 235-254).
Méprise sur méprise. Collusion des extrêmes. Alliances contre nature.
Toutes les classes se recroisant et l’échelle sociale en voie de s’effondrer.
Pauvre Marcel, qui ne sait plus à quelle sainte se vouer ! Mais aussi à qui se
raccrocher quand fait défaut cette Albertine qui donnait des repères utiles ?
De là peut-être que le héros rameute, sur un mode excessif et burlesque,
bien des attitudes qu’il affectait à ses débuts : exclusives et exclusions, goût
des appartenances contrastées, idéalisme et cynisme mêlés. Accès d’un
délire hystérique, rehaussé d’un besoin de revanche  ? Mieux vaudrait
marquer ces petits épisodes du point d’ironie qu’affectionnait Alcanter de
7
Brahm et voir ici l’action d’un humour qui prélude au grand feu de joie du
Temps retrouvé, si riche en retournements de statuts et de situations. Le
narrateur joue, Proust s’amuse. Et la mosaïque de leurs fantaisies socio-
érotiques n’est pas à prendre au pied de la lettre. Elle paraît avant tout
cerner le lieu géométrique d’un positionnement du sujet tel qu’il se vit et tel
qu’il se rêve. Comme si, douloureux, l’acte d’objectivation ne pouvait
prendre de formes que détournées et excentriques, au gré d’une
accumulation délirante des points de repère.
Au lecteur donc d’identifier ledit lieu, d’en reconstituer la disposition
spatiale. En comptant sur tel coup de pouce de l’écrivain à l’occasion.
Ainsi, en fin de deuxième chapitre, suite à de nouvelles considérations sur
les deux amants, surgit cette idée singulière et sournoise que « ce n’est pas
l’effet du hasard si les êtres intellectuels et sensibles se donnent toujours à
des femmes insensibles et inférieures  » (AD, 195). Merci pour Albertine.
Mais ce n’est peut-être là que façon de nous dire, une fois encore, bien autre
chose. Par exemple que, dans le champ culturel vers 1900, le marché
prédestine l’intellectuel à frayer avec une bourgeoisie de condition
médiocre, et jusqu’à y trouver femme. Si celle-ci édifie, ce faisant, sa vie
sur un malentendu, ce sera au moins l’occasion pour celui-là de faire du
«  mensonge  » son matériau  : «  Tout cela crée en face de l’intellectuel
sensible, un univers tout en profondeurs que sa jalousie voudrait sonder et
qui ne sont pas sans intéresser son intelligence  » (AD, 196). Une fois
encore, la fantasmagorie proustienne objective comme elle peut. Osons à
présent lire en elle le vertige de déclassement d’un grand bourgeois qui se
promet à la littérature mais redoute de se compromettre avec elle. Et Proust
d’ajouter : « Sans être précisément de ceux-là […].»
Comment douter pourtant qu’il ne soit de ceux-là  ? Intellectuel et
littérateur en devenir ; dreyfusard qui admire pêle-mêle Daudet, Régnier ou
France ; écrivant un roman et cherchant à le faire paraître à la « nrf »… Il
veut donc bien « en être ». Mais pour lui ce sera toujours aussi sans en être.
Parce que précisément il a fait de toute sa vie un entredeux et qu’il occupe
la ligne de partage entre espace mondain et espace littéraire, ce qui est
façon de n’appartenir ni à l’un ni à l’autre. Et que, depuis cette position
décentrée dont il ne sortira pas, il se donne les gants de tenter le jeu sans s’y
laisser prendre. Il ne concédera d’ailleurs à l’institution que des gages
mesurés. Il est vrai aussi que sa pratique romanesque lui a appris que les
engagements trop manifestes versaient sans retard dans la pensée figée et
les compromissions. C’est ainsi qu’évoquant l’Affaire dans la Recherche, il
ne jugera jamais utile de faire état de son parti pris dreyfusard et préférera
donner de l’événement ou de la «  cause  » une représentation biaisée et
8
comme par avance déceptive . De même, au plus fort de sa tentative
d’objectivation de soi comme acteur social, il se gardera bien de faire
apparaître les choses en transparence, préférant en confier le sens à une
recomposition imaginaire mais efficace.

1. Cette notion d’entredeux a fait l’objet de toute une réflexion dans un ouvrage
de Daniel Sibony (Entre-deux. L’origine en partage, Paris, Éditions du Seuil,
« La couleur des idées », 1991). Sibony fait de l’entredeux un concept de très
large application, apte à intégrer et dépasser l’idée si répandue de
«  différence  » et susceptible de rendre compte de maintes problématiques
contemporaines, en particulier des actuels «  malaises identitaires  ». Nous
employons ici cette notion dans un sens plus immédiat et plus restreint.
2. Voir le chapitre « Proust et le langage indirect », dans Figures II, p. 232-294.
Sur les mensonges d’Albertine, voir aussi l’article de J.Hillis Miller, «  “Le
mensonge, le mensonge parfait”. Théories du mensonge chez Proust et
Derrida ».
3. On se souviendra ici de la belle évocation que fait Siegfried Kracauer du hall
d’hôtel comme substitut moderne de l’église et comme réceptacle d’une
« communauté » rationnelle et anonyme, c’est-à-dire vouée au néant (voir Le
Roman policier. Un traité philosophique, Paris, Petite Bibliothèque Payot,
1981, p. 63-76).
4. M. Lavagetto, Chambre 43. Un lapsus de Marcel Proust, p. 57.
5. E.Lévinas, Noms propres, chap. « L’autre dans Proust », p. 153.
6. Ibid.
7. Occasion de signaler que L’Ostensoir des ironies (Paris, 1899) vient d’être
réédité par les soins de P. Schoentjes (La Rochelle, Rumeur des âges, 1996) et
que ce curieux petit ouvrage d’Alcanter de Brahm, loin d’être un traité
d’orthographe ou de rhétorique, contient pour l’essentiel de curieuses
considérations polémiques et utopisantes sur l’état de la société au temps de
Proust.
8. Sur la représentation de l’Affaire chez Proust, voir l’excellent article
d’Elisheva Rosen, « Littérature, autofiction, histoire : l’affaire Dreyfus dans A
la recherche du temps perdu ».
9

Le sens du social

Vers 1900, en France, on est « social » selon le socialisme, le naturalisme


(déclinant) ou encore la sociologie (naissante). Toutes choses dont Proust ne
se réclame pas, faut-il le dire. Il a beau faire de Saint-Loup un proudhonien
et annoncer l’avènement des électriciens et des couturières, sa générosité –
  plus réelle qu’on ne croit  – n’est jamais militante et ne vise pas à
l’émancipation des classes laborieuses. Il n’est pas préoccupé davantage
d’une explication méthodique des faits humains par les déterminations du
milieu, de l’époque et de la race. Le positivisme de Comte ou de Taine, de
Zola ou de Durkheim est si peu son affaire qu’on ne saurait même dire qu’il
leur est hostile. Lui navigue ailleurs, soit sur sa propre lancée, soit en
recoupant d’autres itinéraires, là où s’égrènent des noms aussi différents
que ceux de Schopenhauer, de Tarde ou de Bergson.
C’est d’abord que, si le social l’occupe, il n’en fait nullement une
catégorie à part. Pas de raison pour lui d’en clamer la primauté.
Simplement, dans la tentative à laquelle il se livre sans désemparer pour
produire une imagerie adéquate de l’existence humaine, les classes et
classements, les rapports de domination, les effets de prestige et d’imitation,
les rivalités entre clans sont des lieux de passage obligés. Et il les intègre
avec d’autant plus d’entrain à sa stratégie fictionnelle qu’il en mesure tout
le caractère dissimulé et torturé. Le grand déterminant collectif est
constamment retors : c’est une fête d’en déjouer les manœuvres.
C’est pourquoi sans doute Marcel Proust a le sens du social comme on a
le sens de l’humour. Sans rien de forcé ou de systématique. Loin des
doctrines et des discours. Avec la certitude que le destin est un immense
ironiste, prenant les individus à rebours et déjouant toutes les prévisions, en
particulier celles de l’idéologie régnante. Pour Proust, avoir le sens du
social est tout à la fois porter l’ironie du sort à incandescence (la fiction
s’en charge) et lui faire rendre raison. C’est l’opération en deux temps que
nous connaissons bien et qui consiste à saisir le phénomène dans son
illogisme et sa contingence pour s’aviser ensuite de ce qu’il est permis de
démêler l’écheveau de ses causes. Il n’est donc ici de logique que
paradoxale et incluant une bonne dose d’aléatoire ou d’arbitraire.
Autant dire que les personnages de la Recherche maîtrisent mal leur
destin et qu’ils se laissent entraîner dans de drôles de labyrinthes. Ce qui les
voue à une misère sournoise n’épargnant même pas les mieux dotés. Mais
ce qui éveille aussi chez quelques-uns des sursauts de vaillance ou de
vitalité. Ceux-là, les plus créatifs, s’entendent à déjouer les coups du sort.
Le romancier en fait ses agents de prédilection. Encore faut-il relever qu’il
témoigne d’une bienveillance bien plus générale, qui trouve toujours à
s’exprimer à quelque moment. Forme de compassion envers les victimes ?
Croyons plutôt à un obscur amour de l’espèce telle que celle-ci se reproduit
en ses multiples acteurs dans la lutte pour la vie. Peut-on croire que c’est
par inadvertance que l’écrivain en vienne à noter, contre toute évidence  :
«  ce n’est pas le bon sens qui est “la chose du monde la plus répandue”,
c’est la bonté » (JF, 308)?
Dès ce moment, l’humour confine à la passion. Ce Proust qui fut, dit-
on, la sociabilité même semble amoureux d’un être-en-société qui, pour un
rien, éveille en lui le désir. Faut-il rappeler encore le rôle médiateur joué par
Albertine dans ce comportement libidinal ? On sait comment la belle fille
met en déroute sens du classement et sens du placement chez celui qui se
croyait si assuré. Le contrecoup est immédiat : catégories et repères usuels
vont à la dérive. Or, pareille perturbation n’a pas d’autre effet que d’activer
chez le héros-narrateur un sens du social déjà bien arrimé mais qui va se
trouver porté de plus en plus par un plaisir jubilatoire à comprendre et à
démonter. A partir de quoi, la socialité sera définitivement perçue comme
espace de jeu, où excellent ceux qui, ayant bien intégré les règles,
s’attachent à en tirer d’instinct le meilleur rendement. Et le romancier de
s’éprendre des «  beaux joueurs  », de tous ceux qui, conscients de
l’arbitraire du code, le dévoilent et l’utilisent à leur profit dans le même
temps.
Mais cette passion a-t-elle besoin de s’alimenter à quoi que ce soit  ?
Proust s’y livre volontiers en toute gratuité, en toute impunité. C’est bien le
fait d’un écrivain de la surprise et de l’impatience. Seul Stendhal avant lui a
fait preuve du même entrain, de la même allégresse à mettre au jour les
rapports sociaux et à en éventer le secret. Mais, pour l’auteur de la
Recherche plus que pour celui de La Chartreuse, tout signe –  et jusqu’au
plus ténu – émanant du cercle de l’échange s’avère bon à penser. Il excite
une gourmandise insatiable dès qu’il s’agit de se délecter des aventures
imprévues des petits groupes humains. Pulsif, compulsif, le désir des autres
– de voir faire les autres – est ici sans limites.
Une passion aussi pure est évidemment guettée par la manie ou par la
perversion. Mais, là encore, qui est pervers  ? L’observateur ou l’objet
observé  ? Au cœur du social gît une folie de base dont la Recherche ne
cesse d’illustrer le pouvoir contagieux. Intéressant de voir les
homosexualités marquer en ce cas les limites d’un désir qui se laisse
entraîner loin dans l’indiscrétion quelque peu trouble. Avec Charlus, Saint-
Loup ou Albertine, vient le moment où l’investigation se heurte à un noyau
irréductible sur lequel il n’est plus de prise. Comme si l’Autre protestait de
toute sa différence. On a vu que la résistance à laquelle se heurtait alors
l’enquêteur tenait par exemple à l’opacité des héritages et à tout ce qui
provient du passé. Mais Proust pressent aussi bien qu’elle s’origine dans ce
que chaque sexualité individuelle recèle d’inédit et d’intransmissible.

La sociologie-fiction

Cela étant, Proust s’attache tout de même à nous livrer une figuration
ordonnée de la sphère sociale et à la déployer sur plusieurs niveaux. Il
prend ainsi en compte les grandes structures, en montrant comment elles
s’articulent autour de relations de pouvoir et de domination. Tout juste se
réserve-t-il le droit de les rendre visibles de préférence depuis des lieux
d’observation latéraux – coulisse, antichambre, hall d’hôtel. Sous cet angle,
la représentation est guettée par le futile et tend à se réduire à des effets de
surface. Elle met en exergue toute cette dérision du symbolique inhérente
aux tactiques distinctives, aux luttes de préséance et aux rites de
fétichisation culturelle. Mais nous savons mieux aujourd’hui combien ce
symbolique-là fait sens et qu’il n’est jamais que l’envers – déterminant « en
retour » – des rapports de classes les plus nus. Prolongeant Balzac, Proust
s’est ainsi livré à une vaste exploration des genres et des styles de vie tels
qu’ils entrent en concurrence dans une société donnée. Il a développé en
cette occurrence une conscience vive de ce que l’individu se trouvait
emporté dans des combats qui le dépassaient. Il a appris de même que
l’observateur le plus perspicace pouvait se méprendre sur l’enjeu des
concurrences et ne pas discerner dans un premier temps les véritables
rapports de force. Déjà le Balzac des Paysans s’y était laissé prendre mais
avait obtenu de sa fiction qu’elle pense pour lui et rachète les défauts de
l’analyse 1. Il est permis de dire qu’avec son Albertine et l’irruption d’un
«  tiers état  » dans l’arène où guerroient les élites Marcel Proust fait une
expérience du même ordre. Obnubilé par la façon dont la compétence
culturelle passait des Guermantes aux Verdurin, il a dû s’en remettre aux
aléas de la fiction pour découvrir qu’une classe « inconnue » contestait par
la base la toute neuve légitimité culturelle.
Mais le vrai terrain du romancier est celui des petites péripéties de la
socialité telles qu’elles concernent l’échange quotidien. Il est celui de ces
menus tropismes qui prennent tout le système dans la réfraction de leur
prisme. Il y a chez Proust un génie particulier des scénarios locaux qui
viennent couper la trame du roman et loger de petites fictions au sein de la
grande. Nous connaissons bien  : l’anodin s’y déplie en efflorescence
imprévue, l’instantané s’y déploie en profondeur de champ. Avec toujours
ce mouvement glissé en deux directions. D’une part, le texte décale en
fantasmagorie légère qui fait vaciller la représentation. De l’autre, il décolle
vers une signification plus large, qu’elle soit ou non exprimée. Tout cela
d’un seul et même mouvement. Comme si le coup de fouet de l’imaginaire
–  simple inflexion donnée  – était seul à même d’exciter la réflexion et de
déclencher ce rebond si caractéristique du particulier vers le général. Ce qui
démultiplie le roman proustien en fictions autonomes qui sont comme
autant de petits champs d’expérience et d’analyse.
Dans le prolongement de ce qu’en fait Proust, Albertine aura été notre
fiction et sa mise en œuvre notre laboratoire. Fiction critique cette fois, en
écho de la fiction romanesque. Mais fiction doublement fondée, pour le dire
encore. D’abord par l’emprise que le personnage exerce sur le récit depuis
sa position dans la construction romanesque. Ensuite par l’aggiornamento
idéologique qu’il suscite dans l’attitude auctoriale et qui génère un nouveau
regard sur la socialité. Le personnage, en tout cas, s’est prêté
généreusement à cette manipulation de l’optique lectrice et nous lui en
savons gré. Cas d’espèce, cas aberrant  ? Rien ne dit que d’autres
personnages en d’autres romans ne se plieraient pas à la même procédure,
activant par là des lectures qui aujourd’hui somnolent. Il est des rôles en
rupture et des acteurs en retrait qui sont tout prêts à mettre en branle les
systèmes les plus verrouillés.
Chez Proust en tout cas, et sous Albertine, la fiction fait ressortir le
potentiel de subversion que recèle le social. Un potentiel qui s’est accru à
mesure que l’accent se déplaçait de la noblesse à la grande bourgeoisie et de
celle-ci à la classe moyenne. En particulier, appareils et codes ne pèsent
plus sur les agents comme ils le faisaient. Individuel ou collectif, tout un
relâchement menace la rigidité des liens. Les classes montantes et leur
nouvelle culture proposent des formes de relations moins convenues et
finalement plus déconcertantes. Conjuguant imitation multiforme avec
innovation tous azimuts, ces mêmes classes engagent des procédures de
reconnaissance et de distinction bien plus imprévisibles que celles de leurs
devancières.
La socialité n’est donc plus ce qu’elle était. Ses lieux d’ancrage se sont
déplacés et exigent de l’observateur une particulière vigilance. Tributaire de
ces mouvements, l’individu proustien y devient lui-même composé et
composite. Il empile les expériences et les héritages sans beaucoup de
cohérence. Il est un lieu d’interférences, qui toutes ne sont pas redevables
de la même origine, donc de la même qualification. On ne peut donc
imaginer son espace mental autrement que travaillé par des forces
contradictoires entre lesquelles il négocie en permanence des compromis
pour assurer son équilibre. De là, chez l’écrivain, la fascination que nous
connaissons pour toutes les formes d’hybridation personnelle  :
mésalliances, jeux d’inversion de l’être et du paraître, dispersions
d’expériences et de rôles et, plus que tout, ces cas de bisexualité donnés en
fin de compte pour productifs.
Au plus central de cette dynamique, l’opposition de l’individuel et du
collectif comme celle du psychique et du social vont se voir terriblement
questionnées. La donnée première est pourtant celle de tout romancier
analyste, inquiet des subjectivités en actes  : la pure épiphanie de l’être
unique, de l’expérience singulière, de l’événement surgissant. Tout un
programme : Albertine traversant une toile d’Elstir. Fait-on plus singulier ?
Nous avons pourtant eu à identifier le personnage par son appartenance, son
héritage familial, sa dotation linguistique, son style de vie, un passé trouble
et, en sus, quelques démons familiers. Mais surtout nous avons appris à voir
qu’elle portait à même l’âme et le corps la marque de ces stigmates. Corps
opaque et pourtant lisible de la belle Albertine. Grimoire social en même
temps que mental d’une courte vie, turbulente et brisée.
C’est sur ce mode que le romancier articule le « nous » et le « je » et
donne volontiers à la socialité la figure brouillée de l’inconscient. On ne
s’étonne pas que, dans la foulée, il mette en avant de grandes images
traumatiques telles que l’homosexualité et la judéité, d’ailleurs volontiers
jumelées. Naît ainsi un pathos remarquable de la manière dont certaines
complexions psychosociales expriment avec un relief plus saisissant que
d’autres le sens des structures. Tantôt le texte emphatisera ce sens (Charlus)
et tantôt il l’euphémisera (Albertine).
Somme toute, la Recherche, c’est l’invention d’une sociologie-fiction
qui ouvre au roman et à la science sociale de larges perspectives. En
attendant, elle autorise l’événement Albertine. Elle va permettre la violente
et délicieuse intrusion de l’altérité dans un monument initialement dressé en
hommage à l’ipséité. Soucieux des autres jusqu’à l’angoisse, le cher
Marcel, mais tellement soucieux de les ramener à soi, de faire du dehors
l’aimable décor du dedans. Et puis débarque la naïade. Coup de foudre. Je
l’aime, je ne l’aime pas. Je voudrais surtout qu’elle tienne à moi. Ce pour
quoi je vais la retenir, l’enfermer dans un petit laboratoire en chambre,
observer ses faits et gestes et me demander : quel est ce cocktail exotique de
petite-bourgeoise, de sportive et d’homosexuelle ? Et puis pas de réponse.
L’autre est autre de toute l’étendue de ce qui fait une histoire intime. Je ne
suis d’ailleurs pas moins autre que lui, au point d’être obscur à moi-même.
La boucle se ferme : le roman d’un sujet emphatiquement présent a glissé
vers le roman de l’altérité et, plus discrètement, vers celui du sujet comme
objet.
A la recherche du temps perdu est ainsi lisible comme un patient procès
d’objectivation de soi, dont les terminus sont la fin d’une vie et la décision
d’en écrire. L’épisode albertinien en représente le moment médian et donne
à voir que l’effort qu’accomplit un individu sur soi pour se situer dans le
champ des relations équivaut à une révolution intime. C’est dire que cet
effort ne saurait tenir en une mise à plat brutale mais qu’il relève d’un subtil
exercice dont les feintes visent à détourner les pressions de l’ego. Ici la
fiction retrouve tous ses droits. Elle va permettre au sujet proustien
d’exprimer dans un jeu de figurations décalées et comme allégoriques les
rapports contradictoires et les tensions imaginaires dans lesquels il se trouve
pris mais qui, se recoupant en un point, finiront par définir sa position dans
les différents champs où il opère.
Toute la configuration albertinienne vaut, à cet égard, comme test
projectif. Objet aimable où un sujet se donne à lire par rétroaction. Objet où
ce sujet se découvre lui-même. Objet où il se voit tiraillé entre un statut
acquis, un statut rêvé et un statut en devenir. Objet où il tente de tracer les
voies du possible dans l’écheveau des déterminants. De ces différents points
de vue, la jeune fille en fleurs « fait signe ». Elle est celle qui débusque des
vérités pas toutes bonnes à dire. Elle est celle qui bourgeonne en images
variées. Bref, autour d’elle, les indices fleurissent à foison.
Un ultime exemple. Deux écrivains, deux contemporains que Proust n’a
pas toujours ménagés et qu’il devait considérer avec perplexité, traversent
la Recherche en ombres chinoises. Ils n’y figurent même que comme
accidents ponctuels mais leur fugace présence n’en est pas moins
suggestive. Il s’agit d’Émile Zola et de Stéphane Mallarmé, les deux

maîtres en somme de la fin du XIX siècle littéraire. D’une part, Proust
intègre à sa fiction les deux grands thèmes « culturels » dont Zola avait fait
auparavant les causes de sa vie et pour lesquels il s’était battu ardemment.
Certes, il ne rapporte que peu l’Affaire à Zola et pas du tout
l’impressionnisme, mais il est difficile de ne pas voir se dessiner en
filigrane d’un roman si occupé d’hérédité la grande figure du leader
naturaliste. D’autre part, Mallarmé s’introduit, lui, par une porte plus
discrète encore mais combien charmante. Est donné au yacht promis à
Albertine le nom du «  Cygne  » que célébra le poète tandis que, dans la
lettre d’adieu que Marcel écrit à son amante, se voient cités les tercets du
poème «  M’introduire dans ton histoire  ». Marcel ne s’introduira pas
vraiment dans l’histoire d’Albertine…
Zola et Mallarmé. Le naturaliste et le symboliste. Deux complices
lointains en littérature. Deux frères en condition petite-bourgeoise. Fût-ce
par la bande, Proust ne craint pas d’affirmer leur tutelle et de s’inscrire dans
leur sillage. Et c’est comme si, à convoquer leurs emblèmes, il balisait en
douce son entrée en littérature. Mais, bien entendu, il ne procède de la sorte
que pour mieux affirmer dans un second temps le dépassement de ce
qu’incarnent – en contraste – ses deux prédécesseurs. Et cela revient en gros
à rejeter la fausse alternative d’une nécessité (naturaliste) et d’une
contingence (symboliste) et à créer la formule inédite d’un roman (poétique
par plus d’un côté) qui concilie le contingent et le nécessaire. Dès ce
moment, le génie de Proust aura été de créer la possibilité d’une fiction qui
soit le lieu non de ce qui est déjà joué mais de ce qui advient et engage avec
soi le destin de son auteur, sa place dans le monde.

1. Voir, à ce propos, les analyses qu’a données Pierre Macherey des Paysans de
Balzac dans Pour une théorie de la production littéraire (Paris, Maspero,
1966) et dans «  Histoire et roman dans Les Paysans de Balzac  » (dans
Sociocritique, sous la dir. de C. Duchet, Paris, Nathan, 1979, p. 137-146).
Bibliographie sélective
Index
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« 10/18 », 1978.
Index des noms de personnes

Les noms des personnages sont en italiques. Pour des raisons évidentes,
ceux d’Albertine et de Marcel n’ont pas été repris. Pas davantage celui de
Proust.
 
AGOSTINELLI, Alfred
AIMÉ (maître d’hôtel)
ALAIN-FOURNIER
ALBARET, Céleste
ALCANTER de BRAHM
ANDRÉE (amie d’Albertine)
 
BALZAC, Honoré de
BARTHES, Roland
BATAILLE, Georges
BAUDELAIRE, Charles
BAYARD, Pierre
BELLOÏ, Livio
BERGOTTE
BERGSON, Henri
BERMA, la
BIDOU-ZACHARIASEN, Catherine
BLOCH, Albert
BONTEMPS, les
BONTEMPS, Mme
BOURDIEU, Pierre
BRICHOT
 
CAMBREMER, fils de
CAMBREMER, les (marquis de)
CAMBREMER, marquis de
CAMBREMER, marquise de
CAMBREMER, marquise douairière de
CASTLE, Terry
CÉLINE, Louis-Ferdinand
CHARLUS, baron Palamède de
COLETTE
COMPAGNON, Antoine
COMTE, Auguste
CORBIN, Alain
COTTARD, docteur
 
DAUDET, Alphonse
DAVID, Éric
DELEUZE, Gilles
DERRIDA, Jacques
DESCOMBES, Vincent
DOSTOÏEVSKI, Fédor
DREYFUS, capitaine
DURKHEIM, Émile
EELLS, Emily
ELSTIR
ÉPINOY, princesse d’
 
FLAUBERT, Gustave
FRAISSE, Luc
FRANCE, Anatole
FRANÇOISE (servante)
 
GALLARDON, marquise de
GENET, Jean
GENETTE, Gérard
GINESTE, Marie
GOFFMAN, Erving
GRAND-MÈRE DE MARCEL
GRANGE, Cyril
GRIMALDI, Nicolas
GUERMANTES, duc Basin de
GUERMANTES, duchesse Oriane de
GUERMANTES, les (ducs) de
GUERMANTES, les (princes) de
 
HENROT, Geneviève
HENRY, Anne
 
JUPIEN
JUPIEN, nièce de (Mlle d’Oloron)
 
KRACAUER, Siegfried
KRISTEVA, Julia
 
LA BRUYÈRE
LA ROCHEFOUCAULD
LAVAGETTO, Mario
LÉA, Mlle
LEGRANDIN
LÉONIE, tante
LERICHE, Françoise
LÉVINAS, Emmanuel
 
MACHEREY, Pierre
MAETERLINCK, Maurice
MAHIEU, Raymond
MALLARMÉ, Stéphane
MANET, Édouard
MARSANTES, comtesse de
MARX, Karl
MÈRE DE MARCEL
MILLER, J. Hillis
MOLÉ, comtesse
MONET, Claude
MOREL, Charles
MURAT, prince
 
NORD, Philip
NORPOIS, marquis de
 
PICON, Gaëtan
PONGE, Francis
PROUDHON
PUTBUS (femme de chambre de la baronne)
 
RACHEL
RADIGUET, Raymond
REBATET (glacier)
RÉGNIER, Henri de
REINE DE NAPLES, la
RENOIR, Auguste
ROGER, Alain
ROHMER, Éric
ROSEMONDE (amie d’Albertine)
ROSEN, Elisheva
 
SAINT-EUVERTE, marquise de
SAINT-LOUP, Robert de
SAINT-SIMON
SAND, George
SANIETTE
SARTRE, Jean-Paul
SCHOENTJES, Pierre
SCHOPENHAUER, Arthur
SÉVIGNÉ, marquise de
SHERBATOFF, princesse
SIBONY, Daniel
SKI
SPRINKER, Michael
STENDHAL
STERMARIA, Alix de
SUZUKI, Michihiko
SWANN, Charles
SWANN, Gilberte
SWANN, les
SWANN, Odette de Crécy, devenue Mme
TADIÉ, Jean-Yves
TAINE, Hippolyte
TARDE, Gabriel de
 
URBAIN, Jean-Didier
 
VERDURIN, les
VERDURIN, M.
VERDURIN, Mme Sidonie
VILLEPARISIS, marquise de
VINTEUIL
VINTEUIL, Mlle
 
WEBER, Max
WHISTLER, James
 
ZAGDANSKI, Stéphane
ZOLA, Émile
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