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II- LE POETE, LE PLUS TRISTE DES ALCHIMISTES ?

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1) L’alchimie inversée

Alchimie de la Douleur

= vive énergie
1 L'un t'éclaire avec son ardeur,
2 L'autre en toi met son deuil, Nature !
= tombeau, tombe
3 Ce qui dit à l'un : Sépulture !
4 Dit à l'autre : Vie et splendeur !

= Hermès Trismégiste, nom donné par les Grecs au dieu égyptien Thot
5 Hermès inconnu qui m'assistes fondateur de l’alchimie
et des sciences occultes (hermétisme)
6 Et qui toujours m'intimidas,
= roi de la mythologie grecque qui avait le don
7 Tu me rends l'égal de Midas, de pouvoir transformer tout ce qu’il touchait en or,
même son eau et sa nourriture
8 Le plus triste des alchimistes ;

9 Par toi je change l'or en fer


10 Et le paradis en enfer ;
= linceul, drap mortuaire
11 Dans le suaire des nuages

12 Je découvre un cadavre cher,


13 Et sur les célestes rivages
= tombeau de pierre
14 Je bâtis de grands sarcophages.

(ajout de 1861, LXXXI,


section « Spleen et Idéal », p. 188)
2) L’échec des paradis artificiels 2/5

Le Poison

= café mal famé, par extension lieu sale, misérable,


1 Le vin sait revêtir le plus sordide bouge répugnant, « sordide »

2 D'un luxe miraculeux,


= galerie ouverte soutenue par des rangées de colonnes (Antiquité)
3 Et fait surgir plus d'un portique fabuleux
4 Dans l'or de sa vapeur rouge,
= nuageux (terme poétique)
5 Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.

6 L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,


7 Allonge l'illimité,
= plaisir sensuel
8 Approfondit le temps, creuse la volupté,
9 Et de plaisirs noirs et mornes
10 Remplit l'âme au-delà de sa capacité.

11 Tout cela ne vaut pas le poison qui découle


12 De tes yeux, de tes yeux verts,
13 Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers...
14 Mes songes viennent en foule
15 Pour se désaltérer à ces gouffres amers.

= miracle, phénomène surnaturel


16 Tout cela ne vaut pas le terrible prodige qui suscite l’étonnement

17 De ta salive qui mord,


= pour « remords » (licence poétique)
18 Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord,
19 Et, charriant le vertige,
20 La roule défaillante aux rives de la mort !
XLV. « Le Poison »,
section « Spleen et Idéal »
des Fleurs du Mal (1857), p. 74
Arrêt sur images : Baudelaire, poète maudit et alchimiste 3/5

Charles Baudelaire,
photographié par Nadar en 1856.

David III Ryckaert, Alchimiste dans son laboratoire,


huile sur toile, 66 x 87,5 cm, 1648,
Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles.

Gustave Courbet, Portrait de Charles Baudelaire,


huile sur toile, 54 x 65 cm, 1848,
Musée Fabre, Montpellier
Document complémentaire : le procès des Fleurs du Mal 4/5

Extraits du réquisitoire d’Ernest Pinard 1857, publié, sans indication de


source, en 1885 dans la Revue des grands procès contemporains dirigée
par G. Lèbre, avocat à la Cour de Paris.

= outrage, atteinte
1 Poursuivre un livre pour offense à la morale publique est toujours chose
2 délicate. Si la poursuite n’aboutit pas, on fait à l’auteur un succès, presque
= socle sur lequel on place les statues
3 un piédestal ; il triomphe et l’on a assumé, vis-à-vis de lui, l’apparence de
4 la persécution.
5 J’ajoute que dans l’affaire actuelle, l’auteur arrive devant vous, protégé
= spécialistes de littérature
6 par des écrivains de valeur, des critiques sérieux dont le témoignage
7 complique encore la tâche du ministère public. [...]
8 Charles Baudelaire n’appartient pas à une école. Il ne relève que de lui-
9 même. Son principe, sa théorie, c’est de tout peindre, de tout mettre à nu.
10 Il fouillera la nature humaine dans tous ses replis les plus intimes ; il aura
11 pour la rendre, des tons vigoureux et saisissants, il l’exagérera surtout dans
12 ses côtés hideux ; il la grossira outre mesure, afin de créer l’impression, la
= Il fait ainsi équilibre avec la poésie classique, académique, avec ce qui manque d’originalité
13 sensation. Il fait ainsi, peut-il dire, la contrepartie du classique, du convenu,
14 qui est singulièrement monotone et qui n’obéit qu’à des règles artificielles.
15 Le juge n’est point un critique littéraire, appelé à se prononcer sur des
= manières, façons
16 modes opposés d’apprécier l’art et de le rendre. Il n’est point le juge des
= lui a solennellement confié
17 écoles, mais le législateur l’a investi d’une mission définie : le législateur a
18 inscrit dans nos codes le délit d’offense à la morale publique, il a puni ce
19 délit de certaines peines, il a donné au pouvoir judiciaire une autorité
= entière, totale, sans limites
20 discrétionnaire pour reconnaître si cette morale est offensée, si la limite est
= soldat chargé de surveillé un lieu, de guetter les menaces éventuelles
21 franchie. Le juge est une sentinelle qui ne doit pas laisser passer la
22 frontière. Voilà sa mission. [...]
23 Je lis [...] la pièce intitulée « Les Bijoux », et j’y signale trois strophes qui,
= qui pousse aux plaisirs sensuels, sexuels
24 pour le critique le plus indulgent, constituent la peinture lascive, offensant
25 la morale publique : « Et ses bras et sa jambe, et sa cuisse et ses
26 reins [...] ». Dans la pièce intitulée « Le Léthé », je vous signale la strophe
27 finale : « Je sucerai pour noyer ma rancœur [...] ». Dans la pièce « À celle
28 qui est trop gaie », que pensez-vous de ces trois strophes où l’amant dit à
29 sa maîtresse : « Ainsi je voudrais une nuit [...] » ? Les deux pièces intitulées
= condamnées aux supplices de l’enfer
30 « Lesbos » et « Les Femmes damnées » sont à lire entièrement. Vous y
= lesbiennes, femmes homosexuelles
31 trouverez dans les détails les plus intimes mœurs des tribades. [...]
32 La première objection qu’on me fera sera celle-ci : Le livre est triste ; le
33 nom seul dit que l’auteur a voulu dépeindre le mal et ses trompeuses
= pour en détourner le lecteur
34 caresses, pour en préserver. Ne s’appelle-t-il pas Les Fleurs du Mal ? Dès
35 lors, voyez-y un enseignement au lieu d’y voir une offense.
36 Un enseignement ! Ce mot-là est bientôt dit. Mais ici, il n’est pas la vérité.
37 Croit-on que certaines fleurs au parfum vertigineux soient bonnes à
38 respirer ? Le poison qu’elles apportent n’éloigne pas d’elles ; il monte à la 4/5
= enivre, excite
39 tête, il grise les nerfs, il donne le trouble, le vertige, et il peut tuer aussi.
40 Je peins le mal avec ses enivrements, mais aussi ses misères et ses
41 hontes, direz-vous ! Soit, mais tous ces nombreux lecteurs pour lesquels
42 vous écrivez, car vous tirez à plusieurs milliers d’exemplaires et vous
43 vendez à bas prix, ces multiples lecteurs, de tout rang, de tout âge, de toute
44 condition, prendront-ils l’antidote dont vous parlez avec tant de
= plaisir mêlé d’autosatisfaction
45 complaisance ? Même chez vos lecteurs instruits, chez vos hommes faits,
46 croyez-vous qu’il y ait beaucoup de froids calculateurs pesant le pour et le
47 contre, mettant le contrepoids à côté du poids, ayant la tête, l’imagination,
= admettre, reconnaître pour vrai
48 le sens parfaitement équilibrés ? L’homme n’en veut pas convenir, il a trop
49 d’orgueil pour cela. Mais la vérité, la voici : l’homme est toujours plus ou
50 moins infirme, plus ou moins faible, plus ou moins malade, portant d’autant
= péché d’Adam et Eve
51 plus le poids de sa chute originelle, qu’il veut en douter ou la nier [...].
= lassés, fatigués de tout ce que la vie peut
52 Pour tous ceux qui ne sont encore ni appauvris ni blasés, il y a toujours des offrir d’intéressant ou de plaisant
53 impressions malsaines à recueillir dans de semblables tableaux. Quelles
= instruits contre les dangers de l’immoralité
54 que soient les conséquences du désordre, si édifiés que soient à cet égard
55 certains lecteurs, ils chercheront surtout dans les pages de ce livre : « La
= femme au mauvais caractère,
56 Femme nue » essayant des poses devant l’amant fasciné ; « La Mégère colérique, méchante
= qui a des mœurs sexuelles très libres
57 libertine » qui verse trop de flammes et qu’on ne peut, comme le Styx,
58 embrasser neuf fois (« Non Satiata »); « La Vierge folle », dont la jupe et la
= fleuve de l’Oubli, situé aux enfers dans la mythologie grecque
59 gorge aiguë aux bouts charmants versent « Le Léthé »; « La Femme trop
= punit
60 gaie », dont l’amant châtie la chair joyeuse, en lui ouvrant des lèvres
61 nouvelles ; « Le Beau Navire », où la femme est décrite avec la gorge
62 triomphante, provocante, bouclier armé de pointes roses, tandis que les
= partie inférieure d’une robe ou d’une jupe
63 jambes, sous les volants qu’elles chassent, tourmentent les désirs et les
64 agacent ; « La Mendiante rousse », dont les nœuds mal attachés dévoilent
65 le sein tout nouvelet, et dont les bras, pour la déshabiller, se font prier, en
= malicieux, espiègles
66 chassant les doigts lutins ; [...] les « Métamorphoses », ou la femme-
= soyeux, doux au toucher
67 Vampire étouffant un homme en ses bras veloutés, abandonnant aux
= sont emportés par une vive sensation de plaisir à en perdre conscience
68 morsures son buste, sur les matelas qui se pâment d’émoi, au point que les
69 anges impuissants se damneraient pour elle. [...]
70 Messieurs, j’ai répondu aux objections, et je vous dis : réagissez, par un
71 jugement, contre ces tendances croissantes, mais certaines, contre cette
72 fièvre malsaine qui porte à tout peindre, à tout décrire, à tout dire, comme
= aboli, pour une loi, un décret
73 si le délit d’offense à la morale publique était abrogé, et comme si cette
74 morale n’existait pas. [...]
75 Soyez indulgents pour Baudelaire, qui est une nature inquiète et sans
76 équilibre.
= s’abritent, se réfugient
77 Soyez-le pour les imprimeurs, qui se mettent à couvert derrière l’auteur.
78 Mais donnez, en condamnant au moins certaines pièces du livre, un
79 avertissement devenu nécessaire.

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