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« On n’a jamais connu de tels niveaux,


même en 2014-2015 lorsque les conflits en
Marchés agricoles : la déflagration de
Ukraine ont commencé, explique Sébastien Abis,
l’agression russe analyste géopolitique à l’Iris (Institut de relations
PAR AMÉLIE POINSSOT
ARTICLE PUBLIÉ LE VENDREDI 4 MARS 2022 internationales et stratégiques). Car cette hausse
brutale se surajoute à une augmentation générale des
prix qui était déjà là. Avant le déclenchement de la
guerre, le prix des matières premières était à son
niveau le plus élevé depuis 15 ans. La crise du Covid
a tendu le marché sur toute la planète. »

Des artilleurs ukrainiens gardent une position dans un champ de la


région de Louhansk, le 2 mars 2022. © Photo Anatolii Stepanov / AFP
Le grenier à blé ukrainien fournissait une grande
partie des marchés agricoles. Depuis une semaine,
les cargaisons sont bloquées, les prix flambent et
les prochaines mises en culture sont menacées. Des Récolte de blé dans la région de Kharkiv en Ukraine,
en 2017. © Pavlo Pakhomenko / NurPhoto via AFP
experts craignent un risque de pénuries alimentaires
À cela s’ajoute la flambée des engrais chimiques
sur la planète.
utilisés massivement en grandes cultures, la hausse
À croire qu’elles se sont donné le mot. Pour les du prix du gaz nécessaire à leur fabrication
organisations professionnelles agricoles rassemblées étant venue rallonger les coûts de production. Pour
au Salon de l’agriculture Porte de Versailles à Paris, les professionnels, l’impact se fait déjà sentir :
la population française n’a pas à s’inquiéter, alors que en agriculture conventionnelle, on consomme en
l’Ukraine, pays de grandes cultures, est sous le feu moyenne 180 kg d’engrais azoté par hectare de blé.
des bombardements russes. « On a des réserves », Les débouchés en Ukraine des entreprises semencières
« La France est une puissance exportatrice », « On – qui à cette époque de l’année préparent leurs
est autonomes en blé tendre, on ne va pas manquer livraisons pour les prochaines mises en culture – sont
de pain »…, nous dit-on dans les allées du salon. bloqués… Bref, jamais les marchés agricoles n’ont
Circulez, il n’y a rien à voir. connu une telle déflagration.
Depuis le 24 février, pourtant, les cargaisons de Les plus en difficulté, dans ce climat d’insécurité
matières agricoles sont bloquées dans les grands ports alimentaire, ce sont bien sûr les Ukrainiennes et
ukrainiens de la mer d’Azov et de la mer Noire, les Ukrainiens. Entre les usines qui ferment et
à Marioupol, à Odessa, à Mikolaïv. À Kherson, un les hommes mobilisés par l’armée, les problèmes
cargo a été visé par un missile, mercredi, pendant des d’approvisionnement dus à la guerre et les campagnes
bombardements au cours desquels l’armée dépêchée de semis qui ne pourront pas se faire– les premières
par Vladimir Poutine a pris le contrôle de ce port mises en culture de l’année se font autour de mars-
stratégique. De grandes quantités de céréales et de avril –, le pays court des risques majeurs. « Même
légumineuses destinées à l’export sont bloquées, les si la guerre s’arrêtait là, il y a deux-trois années de
prix ont flambé. Jeudi soir, le cours du blé sur le risques devant nous », estime Jean-François Loiseau,
marché atteignait un nouveau record : 381 euros la président de l’association Intercéréales qui représente
tonne. les cultivateurs français. À l’évidence, les prochaines
récoltes ne donneront pas les rendements habituels.

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Mais c’est aussi dans le Maghreb, en Égypte et au Une économie prometteuse. Selon une analyse
Liban que la question alimentaire pourrait surgir très produite par le ministère de l’agriculture en 2018, le
rapidement. Car ces pays, très consommateurs de pain, potentiel de l’agriculture ukrainienne « atteignable
sont complètement dépendants des importations de blé dans les dix prochaines années » était de « plus de
ukrainien. « Ils font partie des premiers acheteurs 100 millions de tonnes de céréales, dont 80 destinées
mondiaux de blé, ils n’ont pas de stock au-delà aux marchés étrangers ». « L’Ukraine bénéficie d’une
d’un trimestre », estime Sébastien Abis, également position géographique stratégique pour l’exportation
auteur du livre Le Démeter 2022. Alimentations : », soulignait la note.
les nouvelles frontières (Iris éditions). D’autres Pour l’Union européenne, avec laquelle l’Ukraine
connaisseurs des marchés parlent de seulement trois à a intensifié ses échanges depuis la mise en œuvre
quatre semaines de stock. de l’accord d’association dont la contestation par le
Bien conscients de leurs faiblesses, certains de ces Kremlin fut à l’origine de la révolution du Maïdan,
pays, avec d’autres gros importateurs de blé russe et à l’hiver 2013-2014, ce n’est rien de moins que
ukrainien, se sont abstenus lors du vote, mercredi, la moitié du maïs qui est fourni par l’Ukraine. Un
de la résolution des Nations unies exigeant que maïs non-OGM, à la différence de ce qui se fait sur
« la Russie cesse immédiatement de recourir à la le continent américain, et destiné principalement à
force contre l’Ukraine ». C’est ainsi que le Maroc, l’alimentation animale, tout comme les tourteaux de
l’Algérie, la Chine, l’Inde et plusieurs pays d’Afrique tournesol (résidus des graines une fois l’huile extraite).
subsaharienne n’ont pas voté contre l'intervention Les plus gros acheteurs de ces produits sont l’Espagne,
russe. l’Italie, l’Allemagne, les Pays-Bas et la France.
Un potentiel de 100 millions de tonnes de
céréales
Toutes ces économies sont liées au grenier à
blé ukrainien et à ses riches terres appelées
tchernoziom, des terres noires particulièrement fertiles
qui s’étendent sur d’immenses plaines. À l’époque
soviétique, déjà, l’Ukraine fournissait une bonne
Dans une boulangerie d'Alger, le 27 février 2022. © Photo Ryad Kramdi / AFP
part de la production agricole de l’URSS ; depuis Cette dernière, avec ses élevages intensifs de porcs et
son indépendance, ses rendements n’ont cessé de volailles, est devenue une grande consommatrice de
d’augmenter, en particulier cette dernière décennie. maïs et de tournesol ukrainiens. Notamment parce que
Pour donner quelques ordres de grandeur, en 2021, elle le tourteau de tournesol, riche en protéines, permet de
a produit, selon les chiffres du Service de statistiques diminuer la consommation de tourteaux de soja, lequel
du gouvernement ukrainien, 85,7 millions de tonnes de pousse sur les terres déforestées d’Amazonie...
céréales et légumineuses– parmi lesquelles on compte
plus de 32 millions de tonnes de blé (cinquième Dans cette onde de choc mondiale, en France ce
exportatrice mondiale ; un volume pratiquement sont surtout les éleveurs et les éleveuses qui vont
équivalent à la production française), près de 42 trinquer. Certes, l’Hexagone a des réserves, et il peut
millions de tonnes de maïs (quatrième exportatrice réorienter une partie de ses importations. Mais plus
mondiale ; 3,5 fois la production française) et qu’un problème de volumes, c’est un problème de
plus 16 millions de tonnes de graines de tournesol prix. « Même si la matière est disponible, la question
(première exportatrice mondiale ; 10 fois la production se pose de savoir pendant combien de temps nous
française). serons capables de l’acheter aussi cher », souligne le
chercheur Sébastien Abis.

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Dans le secteur de l’élevage, où les prix de vente rendements de blé, constate Jean-François Loiseau.
n’ont fait que baisser ces dernières années, le prix Leurs prix sont moins élevés que les nôtres, et la
des aliments atteint à présent des sommets. « Dans diplomatie n’a pas été au rendez-vous ; nous avons
la filière porcine, le coût de l’aliment en ce moment, perdu des marchés. Nos dirigeants semblent découvrir
c’est 80 % des coûts de production. Dans la filière le problème, mais il est là depuis longtemps ! »
volaille, c’est aussi très important : 65 %, explique Pour ce chef d’exploitation agricole, par ailleurs à
Anne Richard, directrice d’Inaporc, l’organisation la tête d’une des grandes coopératives de céréales
interprofessionnelle de la filière porcine. Les françaises, Axereal, c’est le moment d’avancer ses
producteurs vendent à perte actuellement. Si rien n’est pions. « L’Europe et la France doivent absolument
fait, des éleveurs et des éleveuses vont disparaître. » réarmer leur agriculture et leur agroalimentaire.
Anne Richard, directrice d’Inaporc Nous avons besoin d’une stratégie ambitieuse. »
Avant la guerre en Ukraine, le gouvernement français Ce que dit également l’un des membres de la
avait promis une aide de 270 millions d’euros pour Fédération française des producteurs d’oléagineux
cette filière qui se trouvait déjà en difficulté. La et de protéagineux(famille de plantes à laquelle
directrice de l’interprofessionnelle du porc espère appartient le tournesol), Guillaume Chartier : « Il faut
une aide supplémentaire du côté de la Commission nous redonner des moyens de production. Avec ce
européenne. Mais au-delà, cette situation extrêmement qu’il se passe en Ukraine, mais même sans cela, il est
tendue l'interroge. aberrant de limiter notre capacité de production. »
« Nous allons de crise en crise. Il y a eu le Covid. Le sous-texte de ces propos recueillis ces derniers
Maintenant l’Ukraine. Cela fait deux fois en deux jours au Salon de l’agriculture, c’est la volonté d’avoir
ans que se pose la question de l’approvisionnement les coudées plus franches pour produire davantage sur
alimentaire. Il faudrait peut-être commencer à le territoire de l’Union européenne. Et donc de ne plus
réfléchir ! » N’est-il pas un peu tard pour s’en s’embarrasser des promesses environnementales de la
rendre compte… ? « En effet. Jusqu’au Covid, on nouvelle PAC (Politique agricole commune).
ne pensait plus qu’il pouvait y avoir un risque de Seul le ministère de l’agriculture allemand a exprimé
pénurie. À tel point qu’on se foutait de la souveraineté sa crainte de voir tomber aux oubliettes les ambitions
alimentaire. Et les citoyens sont devenus très exigeants agroécologiques sur le dos de la guerre en Ukraine.
sur l’environnement, le bien-être animal… parce que Mercredi, lors du conseil des ministres de l’agriculture
l’on n’avait pas peur de manquer. » de l’UE, c’est précisément le message qui a été envoyé
Pour cette représentante d’un des poids lourds des à destination des gros cultivateurs européens : dans
lobbies de la viande en France, il est nécessaire, une conférence de presse commune, le commissaire
désormais, de « faire une pause » sur cette « pile de à l’agriculture Janusz Wojciechowski et le ministre
normes ». Pas question, en tout cas, d’envisager une français Julien Denormandie ont indiqué qu’ils
réduction de la taille des élevages, ce qui permettrait travaillaient à la remise en production de terres laissées
pourtant d’être moins dépendant des importations en jachère.
d’alimentation animale. Jusqu’à présent, laisser des surfaces non cultivées
Du côté des grands céréaliers, la guerre en Ukraine pendant plus de cinq ans permettait de toucher
est aussi l’occasion de faire bouger les lignes. La certaines subventions de la PAC. Cette mesure
situation critique du moment pour le Maghreb et le écologique constituait une maigre avancée vers une
Moyen-Orient rappelle en effet que le blé ukrainien agriculture moins productiviste, plus respectueuse des
a pris la place des exportations françaises dans ces écosystèmes.
régions. « Depuis une douzaine d’années, la Russie
et l’Ukraine ont énormément progressé sur leurs

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D’autres mesures étaient par ailleurs attendues, avec la du côté de Julien Denormandie, qui pilote les
stratégie « de la ferme à la fourchette », volet agricole choses dans le cadre de la présidence française
du « Pacte vert »de la Commission européenne pour de l’UE. « La souveraineté alimentaire doit être
lutter contre le changement climatique… Une feuille privilégiée en termes de priorité politique. La gravité
de route combattue depuis des mois par les tenants de du moment rappelle qu’il faut se soucier de la sécurité
l’agriculture productiviste (lire notre enquête sur les alimentaire », a-t-il déclaré en réponse à la question
lobbies à la manœuvre à Bruxelles) et par plusieurs de Mediapart.
États membres, parmi lesquels la France. La guerre en Boite noire
Ukraine, à l’évidence, favorise leur agenda.
Les personnes citées dans cet article ont été interrogées
Pour l’heure, seul le ministère de l’agriculture
entre le 1er et le 3 mars 2022, la plupart au Salon
allemand– tenu par un écologiste, Cem Özdemir –
de l'Agriculture qui se tenait cette semaine Porte de
a exprimé sa crainte de voir tomber aux oubliettes
Versailles à Paris. J'ai suivi en distanciel la conférence
les ambitions agroécologiques européennes sur le dos
de presse tenue par Janusz Wojciechowski et Julien
de la guerre en Ukraine. Pas de telles précautions
Denormandie. Sébastien Abis a été joint par téléphone.

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