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Week-end
Vers la fin bureau» «On est
de 38 années enchaîné toute de Jean-Philippe Toussaint
Mathieu Zazzo
de mystère ? la journée» Et aussi Images, musique, Food…
pages 23-47
Enquête, pages 12-13 Interview, pages 18-19
covid
(publicitÉ)
IMPRIMÉ EN FRANCE / PRINTED IN FRANCE Allemagne 3,70 €, Andorre 3,70 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,00 €, Canada 6,70 $, Danemark 42 Kr, DOM 3,80 €, Espagne 3,70 €, Etats-Unis 7,50 $, Finlande 4,00 €, Grande-Bretagne 3,00 £,
Grèce 4,00 €, Irlande 3,80 €, Israël 35 ILS, Italie 3,70 €, Luxembourg 3,00 €, Maroc 33 Dh, Norvège 45 Kr, Pays-Bas 3,70 €, Portugal (cont.) 4,00 €, Slovénie 4,10 €, Suède 40 Kr, Suisse 4,70 FS, TOM 600 CFP, Tunisie 8,00 DT, Zone CFA 3 200 CFA.
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Événement Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020
COVID Castex
met la com,
pas la gomme
Amélioration de l’accès
difficile de faire abstraction
de la pression scientifique et
sanitaire, qui monte. Celle du
gestes barrières et responsa-
bilité individuelle doivent
être de rigueur. «Pour quel-
Lors de la conférence de presse de Jean Castex à Matignon,
2 000 recrutements
En décidant de renforcer le
nombre d’enquêteurs des
veaux cas positifs détectés,
moins d’un sur cinq (19 %)
était le contact identifié d’un
au dépistage, réduction du président du Conseil scienti-
fique, qui a pressé mercredi
ques mois encore, nous devons
faire preuve d’une responsa-
agences régionales de santé
et de la Caisse nationale d’as-
cas déjà connu, signe que la
majorité des cas survient «en
temps d’isolement… Vendredi, le pouvoir politique de pren- bilité de tous les instants, d’un surance maladie chargés de dehors des chaînes de trans-
le Premier ministre n’a pas dre «des décisions difficiles»
et ce «dans les huit à dix
civisme exigeant, a martelé
Castex. Nous devons appren-
remonter les chaînes de
contamination – 2 000 per-
mission documentées».
U
n Conseil de défense cas contacts et l’isolement quait d’accentuer le senti- aux individus présentant des durant les périodes de vacan- sept jours, «une durée plus
qui accouche d’une des sujets malades et à risque. ment d’une mésestimation symptômes, les cas contacts ces», mais aussi par «de fai- courte, acceptée et respectée,
souris… mais un Pre- La veille, Emmanuel Macron, de la crise. Et d’aller à l’en- et les personnels soignants. bles effectifs dans certains sachant qu’au bout de huit
mier ministre pour le dire. tout à son souci de permettre contre du message qu’entend Ils bénéficieront de créneaux territoires», alors que le jours le risque de contamina-
Vendredi, c’est finalement à aux Français de «continuer à faire passer le chef du gou- horaires spécifiques dans les nombre de personnes à tion est faible». Mais pour ob-
Jean Castex qu’il est revenu vivre», avait averti que «ce ne vernement aux Français : laboratoires et de «tentes de contacter est en hausse cons- tenir l’adhésion des citoyens,
d’annoncer un petit renforce- serait pas le grand soir». Mais plus que jamais, respect des dépistages […] dédiées». tante. Bilan : parmi les nou- le Conseil invitait l’Etat à
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 3
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un «ensemble de nouvelles ls auraient aimé tourner une ciaux-démocrates perdus progressi- Prudhomme, le directeur du Tour de tignon pourra l’ériger en exemple du
mesures complémentaires», page. En cette première rentrée vement depuis 2017. France testé positif, sont venues rui- bien-fondé des «gestes barrières».
d’ici lundi. Car si, désormais, pour le gouvernement Castex, les Las… Si le plan de relance a été pré- ner la com de l’exécutif sur un thème Car Castex a été en contact avec le
42 départements sont classés responsables de la majorité s’imagi- senté et que Macron a réussi à faire qui devait parler à la jambe gauche de patron du Tour dans sa voiture mais
rouges, ces trois-là affichent naient volontiers ouvrir le temps de les gros titres avec sa formule ciselée la majorité et rééquilibrer le «en assure qu’ils portaient bien leur
une «évolution des contami- «l’après-Covid». D’abord avec un («la République n’admet aucune même temps» du Président après la masque tous les deux et qu’ils ont
nations préoccupante», a in- plan de relance à 100 milliards d’eu- aventure séparatiste»), voilà le séquence droitière (elle, bien visible) respecté les consignes sanitaires. Si
diqué Jean Castex. Sachant ros, pour remettre d’aplomb une gouvernement confronté aux queues ouverte par Darmanin. le Premier ministre est positif, ce
que leurs hôpitaux sont déjà économie durement touchée par le devant les laboratoires pour se faire Pourtant, rappelle le ministre de la sera bien sûr une autre histoire.
en tension. • confinement et «transformer» l’ap- tester et rappelé à la gestion quoti- Santé, Olivier Véran, «je me suis dé- Lilian Alemagna
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Événement Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020
«Q
uand on lèvera le couver- loupe (semaine du 1er au 7 septembre), au 11 mai, au moment du déconfine-
cle, forcément, ça repar- 134 en région Paca et autour de 95 pour ment, serait en effet comprise, selon
tira», n’avait cessé de ré- la Corse et l’Ile-de-France, elle n’est les estimations, entre 3,2 %, soit 2 mil-
péter la plupart des épidémiologistes, «que» de 30 dans le Grand-Est et 40 en lions d’individus (selon l’équipe «Evo-
au moment du déconfinement du pays, Bretagne et en Bourgogne-Franche- lution théorique et expérimentale»),
à la mi-mai. Force est de constater Comté. En termes de dynamique, en et 5,3 %, soit 3,5 millions de personnes
qu’avec un peu de retard – deux mois – revanche, la hausse est vertigineuse (Institut Pasteur). Et depuis cette date,
l’actualité leur donne raison. Après un dans les Hauts-de-France et en Corse, cette part a peu progressé (l’équipe
début d’été relativement calme, grâce, alors qu’elle moins importante en Ile- «Evolution théorique et expérimen-
en partie, à l’effet saisonnalité (le virus de-France, et, dans une moindre me- tale» l’estime à 3,8 % pour cette se-
préfère le froid), le nombre de contami- sure, en Paca. maine). Autrement dit, même en
nations est à nouveau reparti à la D’un niveau encore relativement mo- comptant large, au moins 90 % de la
hausse depuis la fin juillet. D’un niveau déré et contrastée géographiquement, population française serait encore
encore modéré à cette date (1 000 con- la circulation du Sars-CoV-2 n’en «sensible» au virus.
taminations quotidiennes, en conserve pas moins un fort potentiel de Une situation qui nous place encore
moyenne, sur sept jours pour neutrali- développement. L’entrée dans l’au- loin de l’immunité collective, selon la-
ser les creux du week-end), l’épidémie tomne, tout d’abord, va progressive- quelle le Sars-CoV-2 commencerait
a, depuis, nettement progressé, ment annihiler le frein saisonnier, à décroître une fois que 66 % de la po-
tournant cette semaine autour responsable d’une réduction de 40 % pulation est contaminée. D’autant que
de 7 000 contaminations par jour. à 50 % des contaminations, comme le l’on sait encore peu de choses, là en-
Décalées de deux à trois semaines par rappelait fin juin, à Libé, l’épidémiolo- core, sur la persistance de cette immu-
rapport à ces infections (en raison du giste Simon Cauchemez, de l’Institut nité chez l’être humain. A défaut de
temps d’incubation, puis d’aggravation Pasteur. vaccin, et d’une mutation surprise et
de la maladie), les entrées à l’hôpital et Autre inquiétude : avec la rentrée sco- bienveillante du virus, seul le masque
notamment en réanimation sont, elles laire, l’accélération de la diffusion du et le maintien des gestes barrières de-
aussi, reparties à la hausse : 140 hospi- virus, notamment par les enfants de vraient nous permettre, pour l’heure,
talisations quotidiennes en moyenne moins de 11 ans pour qui le port du d’éviter un hiver meurtrier.
à la mi-août, 340 le 10 septembre ; masque n’est pas obligatoire. Même si Luc Peillon
18 entrées quotidiennes en réanima- l’importance des contaminations entre
tion à la mi-août, 53 le 10 septembre. Si enfants et ados d’un côté, et parents de (1) Calculé en fonction de l’évolution du
la situation est préoccupante, mon- l’autre, reste incertaine. Ainsi, selon nombre de tests positifs. Au service réa du centre hospitalier de Valenciennes (Nord),
trant une vraie progression du virus
dans la population, elle n’a encore rien
à voir – pour l’instant – avec la période
de février à mars.
M
édecin spécialiste de santé pandémie. Toute décision est discu- persistance du Covid dans les hé- Connaît-on parfaitement tous les mo-
publique internationale tée, contestée, comme on l’a vu avec misphères Nord et Sud clôt-elle le des de transmissions ? Quel est le taux
et consultant en innovation le port du masque obligatoire. A cela débat ? de mortalité exacte, a priori plus pro-
médicale pour des entreprises, s’ajoute la pression de «l’infodémie» : L’apparition et l’évolution de l’infec- che de la grippe saisonnière que de la
Guillaume Zagury travaille en Chine la couverture médiatique, les chaînes tion Covid-19 sont multifactorielles, grippe espagnole ? Quelle est la durée
depuis vingt ans. Il a élaboré, dès l’ap- d’info en continu, les réseaux sociaux. car elles dépendent de la densité de la de l’immunité postinfection, natu-
parition du Covid, un site internet D’autant qu’il faut aussi absorber le population d’un pays, de sa structure relle ou vaccinale ? Que sait-on des
singulier, Covidminute.com. Une flux permanent de publications scien- démographique, des réunions en mi- variations génétiques du virus selon
équipe dédiée y livre et compile quo- tifiques. lieux clos, des voyages, de clusters et les localisations ? Etc.
tidiennement analyses, statistiques Pourquoi la Belgique, avec incluent à l’évidence des variables En dehors de la province de
et graphiques sur l’évolution du virus. environ 865 morts pour 1 million physiques : température, humidité, Hubei, la Chine a été le grand pays
Huit mois après son apparition, d’habitants, est-elle le ventilation. Une tempé- le plus épargné au monde. Mais au
quel bilan dressez-vous de la lutte pays développé le plus rature fraîche, dans un prix de mesures très liberticides…
contre la pandémie ? touché par la pandé- espace clos et humide, Les régimes totalitaires sont-ils
Il est prématuré de dresser un bilan mie ? favorise la diffusion vi- mieux armés pour lutter contre
définitif car le virus circule encore et Ce type d’indicateur est rale, comme l’a montré leCovid ?
une seconde vague plus grave peut à analyser avec pru- la multiplication des cas Berceau de l’épidémie, la Chine pré-
survenir, comme avec la grippe espa- dence, en raison de ses dans les abattoirs en Al- sentait déjà trois avantages majeurs
gnole en 1919. Certaines données ne nombreux biais de me- lemagne ou en France, par rapport aux pays occidentaux.
sont pas encore disponibles pour sures ou d’interpréta- ou dans les marchés aux D’abord, la mémoire historique de
DR
dresser des comparaisons sanitaires, tion (densité, profil dé- poissons en Chine. Elle l’épidémie de Sras en 2003. Ensuite,
à l’instar de celles relatives aux an- mographique, Ehpad)… Interview peut aussi dépendre une population «acceptant» déjà des
nées potentielles de vie perdues. Et il L’organisation histori- d’un macro-environne- mesures «liberticides», où l’individu
est toujours délicat d’opposer l’im- que du pays, deuxième densité d’Eu- ment. Cela est documenté pour les vi- est au service du collectif, comme l’at-
pact sur la santé publique de la pan- rope après les Pays-Bas, une forte roses respiratoires de type grippe sai- teste le système de «crédit social»,
démie aux dommages collatéraux – concentration d’Ehpad (plus de 50 % sonnière, et probablement pour la programme où un capital de points
économiques ou relatifs aux libertés des décès observés), et un désir de disparition du Sras en 2003 avec l’arri- est accordé par l’Etat au citoyen, qui
publiques – qui résultent d’un confi- transparence des autorités ont sans vée du printemps. Mais s’il existe de peut fondre ou être bonifié. Enfin, le
nement prolongé. Néanmoins, il y a doute pesé. Le pays aux trois langues nombreux éléments en faveur d’une pays est dans une phase de numérisa-
eu un retard dans la réaction à la pro- et aux neuf ministres de la Santé de- «saisonnalité Covid», comme le laisse tion très avancée de la société, à
pagation du virus. La grande majorité vait sans doute apporter une réponse penser son essor sur les deux hémis- l’image du 1,2 milliard d’utilisateurs
des démocraties occidentales ta- consensuelle. Or, face à une pandé- phères et les pics observés au Brésil de WeChat ou de l’avancée de la 5G.
blaient sur une tempête et n’avaient mie, la lenteur est condamnable. ou en Afrique du Sud, actuellement Inversement, en Occident, les déci-
pas les outils pour lutter efficacement Et la France ? en fin de saison hivernale, il semble deurs sont en permanence dans le
contre ce tsunami. Elles ne pouvaient Compte tenu de la cinétique de l’épi- encore prématuré d’affirmer qu’il y ait «jeu à trois», dont je parlais aupara-
bénéficier des six outils nécessaires démie en Belgique, qui a traversé tout une corrélation directe, même si cela vant… Pas en Chine, puisque nous
au combat, que j’ai résumé dans un le pays – équivalent à deux régions est fort probable, entre le climat et la sommes face à un régime totalitaire,
mémo, «3M-3T», en mars : Masque- françaises –, la France n’a pas fait diffusion virale. L’épidémie ne s’est comme vous le dites, mais de type
Main-Mètre au niveau individuel, et mieux. La mortalité en Belgique équi- pas éteinte ni au Maroc, ni en Israël scientifique.
Test-Tracking-Triage (isolement des vaut à peu près à celle survenue dans qui a connu une multiplication par A savoir ?
cas positifs) au niveau collectif. le Grand-Est ou en Ile-de-France, bien trois du nombre de décès cet été par Face à une pandémie, seule l’urgence
Quels éléments expliquent ce loin de la Normandie par exemple. La rapport au printemps. Nous n’en sanitaire versus l’aspect économique
retard ? létalité s’est concentrée avant tout sur sommes qu’à huit mois d’évolution, sont à prendre en considération, ce
Il est facile de refaire le match après les personnes âgées – 75 % des person- avec un virus toujours actif et sans qui est déjà beaucoup plus facile à gé-
coup mais les chiffres de la mortalité nes décédées ont plus de 75 ans. frontières. Les «modélisateurs clima- rer. La vitesse de réaction, l’utilisation
en Chine étaient au départ relative- Comme dans l’ensemble de l’Europe tiques» amèneront prochainement intensive de la technologie et la ri-
ment peu alarmistes. On avait une de l’Ouest. des certitudes quantifiées.
gueur dans les mesures ont permis
faible connaissance de la contagiosité On teste davantage, la détection Quelles zones d’ombre demeurent d’obtenir des «résultats» qui n’ont rien
des cas asymptomatiques. Les préco- de cas positifs s’accélère, jus- sur le virus et quelles sont les de comparables avec nos démocra-
nisations de l’OMS n’ont pas brillé par qu’à 200 000 par jour dans le questions qui font débat ?
ties. Ainsi, l’objectif en Chine conti-
leur clarté ; au début, le port du mas- monde, mais la mortalité journa- Il faut prendre un peu de recul pour nentale, qui connaît moins de 50 cas
que n’était pas explicitement recom- lière reste stable, avec quel- apprécier la «turbo-accélération du déclarés par jour, est de rester quasi-
mandé. Et une fois la pandémie dé- que 5 000 décès quotidiens… savoir», permise par la révolution nu- ment «Covid-free». Les quarantaines
clarée, on s’est retrouvé face à une Plus on fait de tests, plus on trouve de mérique. En dix mois de Covid, nous sont strictes et «technologiques»,
crise de disponibilité des outils pour cas de Covid. Ceci explique les diffé- avons plus de connaissances et d’arti- alors qu’en Europe, par exemple, nous
protéger ou tester, doublé d’une cen- rents paliers observés : moins cles scientifiques produits qu’en «vivons avec» le Covid, où plus
tralisation excessive et du rejet de de 100 000 cas par jour durant la dix ans de sida ou cent ans de tuber- de 10 000 cas par jour sont déclarés
mesures jugées attentatoires aux li- phase «européenne», où une politi- culose. Les mois à venir verront des actuellement, en espérant un lll Des salariés en train de
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 7
BREONNA TAYLOR
Par
Isabelle Hanne
Envoyée spéciale à Louisville
(Kentucky)
D
epuis le temps, les tomates
ont mûri. Il y a des auber-
gines, des tournesols et
des pastèques qui continuent de
A Louisville,
pousser en ce début du mois de
septembre au son de The Revolution
Will Not Be Televised, l’hymne
de Gil Scott-Heron. Depuis plus
de 100 jours qu’ils occupent Jeffer-
son Square Park, au cœur de Louis-
ville (Kentucky), les manifestants
ont planté un potager dans les pla-
la justice
tes-bandes qui entourent la place.
En son sein, un amas de bougies,
photos, dessins, à la mémoire de
Breonna Taylor. Cette Afro-Améri-
caine de 26 ans, technicienne médi-
cale d’un service d’urgence hospi-
talier, a trouvé la mort dans son
appartement lors d’un raid de la
toujours à la rue
police la nuit du 12 au 13 mars. «Elle
était endormie», dit l’une des pan-
cartes. «Arrêtez les policiers qui ont
tué Breonna», «Mettez fin à l’immu-
nité qualifiée» – cette règle qui pro-
tège les fonctionnaires de police
américains contre les poursuites –,
intiment d’autres. Un grand portrait
de la jeune femme, peint par un
artiste local, trône au milieu du
mémorial. Elle semble tenir à l’œil Reportage
les imposantes bâtisses qui entou-
rent la place : l’hôtel de ville, le com-
missariat et le tribunal, barricadés
Six mois après la mort de l’Afro-Américaine, tuée
derrière d’imposants panneaux chez elle dans son sommeil lors d’un raid de la police,
en contreplaqué.
l’enquête n’avance pas. Une «façon d’épuiser»
«Inacceptable» les manifestants qui dénoncent l’impunité
«On veut rappeler au maire, aux
flics, aux juges, qu’on est là, et qu’on des fonctionnaires en occupant un parc transformé
ne bougera pas tant que justice ne
sera pas rendue», lance Rosie
en mémorial depuis plus de 100 jours ?
Henderson, devenue activiste,
jardinière et conservatrice du mé-
morial. Un «lieu de recueillement
pour la communauté, pour la fa- côtés de son petit ami, Kenneth
mille de Breonna, et pour toutes les Walker. Réveillé en sursaut par l’as-
victimes de violences policières». saut, Walker tire un coup avec son
Des tables ont été dressées, couver- pistolet, un Glock qu’il possède
tes de tee-shirts «Black Lives Mat- légalement. Il blesse l’un des poli-
ter», de gel hydroalcoolique, mas- ciers ; ceux-ci ouvrent le feu. L’un
ques, nourriture et bouteilles d’eau. d’eux, Brett Hankison, tire à l’aveu-
«Il faut que la justice suive son gle depuis l’extérieur – l’apparte-
cours, comme ça aurait été le cas ment de Taylor est au rez-de-chaus-
pour n’importe qui d’autre, reprend sée –, à travers les stores fermés
Rosie Henderson, quadragénaire d’une porte-fenêtre. Des dizaines de
afro-américaine qui a perdu son douilles et d’impacts seront retrou-
emploi dans la restauration avec vés dans l’appartement, ainsi que
la crise du coronavirus. Ça fait plus dans celui d’une voisine. Breonna
de 100 jours qu’on manifeste, ça fait Taylor, touchée par cinq balles, dé-
six mois que sa famille attend des cède peu après.
réponses, c’est inacceptable.» Pour
Dwain Lee, un pasteur qui se rend «En train de dormir»
«très souvent» au mémorial, «rien «Je n’avais jamais vu ça, décrit
ne justifie que l’enquête prenne au- “Christopher 2X”, qui a accompa-
tant de temps : c’est sans doute une gné la famille de Taylor quelques
façon d’épuiser les manifestants», jours plus tard sur les lieux. La
hasarde-t-il. porte d’entrée défoncée, du sang sur
Dans l’affaire Breonna Taylor, tout le mur, les vitres brisées. C’était im-
se mélange : les violences policières pressionnant. Dans le même temps
contre les Noirs américains, au Au mémorial de Breonna Taylor, le 19 juin, à Louisville. Photo Bryan Woolston. Reuters il y avait tous les effets personnels
cœur d’une conversation mouve- de Breonna, des photos, son uni-
mentée depuis le printemps aux forme de travail pendu derrière la
Etats-Unis ; les innombrables mani- La nuit du 12 au 13 mars 2020, les Ils mènent des raids dans plusieurs en civil défonce au bélier la porte porte…» raconte cet ancien délin-
festations antiracistes, parfois vio- policiers de Louisville exécutent des logements, où ils saisissent drogue de l’appartement numéro 4 d’un quant, fondateur de Game Chan-
lentes, qui nourrissent la rhétorique mandats de perquisition signés par et argent. Puis ils cherchent à savoir ensemble de petits immeubles, gers, une organisation qui milite
sécuritaire de Donald Trump à l’ap- un juge, des «no-knock warrants» s’il a utilisé l’appartement de la au 3003, Springfield Drive, dans le contre les violences armées auprès
proche de l’élection présidentielle (littéralement «entrer sans frap- jeune femme pour ses trafics. Ils n’y sud-ouest de Louisville. Breonna des jeunes de Louisville.
de novembre ; la «war on drugs», per»), dans le cadre d’une affaire de trouveront rien, mais l’opération va Taylor, qui vient d’enchaîner plu- Dans ses premières déclarations pu-
menée par les autorités depuis un stupéfiants qui concerne l’ex-com- mal tourner. Un peu avant 1 heure sieurs nuits de travail à l’hôpital, bliques, la police se contente de dire
demi-siècle… pagnon de Taylor, Jamarcus Glover. du matin donc, un groupe d’agents s’est endormie devant un film, aux qu’un policier a été blessé lors d’une
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le 5 septembre. INDIANA Frankfort
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Photo Jeff Dean. AFP
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«Méfiance profonde»
Pour Christopher 2X, l’histoire de
Breonna Taylor «a révélé au grand
jour la méfiance profonde de la po-
pulation de Louisville envers la po-
lice». Plus d’une centaine de mani-
festants ont été arrêtés au cours de
l’été. Les tensions sont parfois vives.
Samedi, alors que se tenait le Ken-
tucky Derby, course hippique qui
d’habitude rameute les foules pour
un week-end de célébrations, mais
s’est tenue cette fois sans public,
pandémie de coronavirus et mobili-
sations pour Taylor obligent, Louis-
ville a vu défiler près de 300 mili-
ciens blancs armés jusqu’aux dents,
qui voulaient «empêcher» les mani-
festants antiracistes de «causer le
chaos». Quelques heures plus tard,
ce sont les membres de la NFAC,
perquisition, et qu’une personne a éditrice Oprah Winfrey lui a cédé cet ces de presse à son histoire. en congé administratif. Mais aucun une milice noire elle aussi armée,
été tuée. «La vérité, c’est qu’il y avait été la couverture de son magazine – En juin, la municipalité a voté l’in- des trois n’a été ni arrêté ni inculpé. qui escortaient une manifestation
une jeune femme noire, non armée une première en vingt ans. Elle a terdiction des «no-knock warrants», Les charges un temps retenues pour Breonna Taylor tout autour de
et sans antécédent criminel, qu’elle même financé 26 panneaux d’affi- et le chef de la police de Louisville contre Kenneth Walker pour avoir l’hippodrome.
était en train de dormir dans son ap- chage géants, un par année de vie de a été renvoyé. Quelques semaines blessé le policier ont été abandon- Première ville du Kentucky et îlot
partement, et qu’aujourd’hui, elle est Breonna Taylor, érigés un peu par- plus tard, le policier qui a tiré à nées. La loi du «stand-your-ground» démocrate dans un Etat républi-
morte», résume Christopher 2X, tout à Louisville. Illustrés d’une l’aveugle a connu le même sort. Le («défendez votre territoire»), en cain, Louisville est historiquement
crâne rasé, masque noir et lunettes photo de la jeune fille, ils exigent que chef de la police par intérim a jugé, place dans une trentaine d’Etats ségréguée, entre son quartier majo-
sans monture, assis sur les marches «les policiers impliqués dans le meur- dans sa lettre de licenciement, que américains dont le Kentucky, auto- ritairement noir et pauvre de West
d’une église de Louisville. Et puis, tre de Breonna Taylor soient arrêtés son comportement était contraire rise les citoyens à utiliser la force End, et l’est de la ville, plus blanc et
la crise du Covid-19 a frappé, Louis- et inculpés». Beyoncé s’est fendue aux procédures, et qu’il avait fait létale contre un intrus dans leur do- plus aisé. Entre les deux, il y a
ville s’est confiné, et l’histoire de d’une lettre au procureur général du preuve d’une «extrême indifférence micile. Mais l’Etat protège égale- jusqu’à douze ans d’écart d’espé-
Breonna Taylor est «tombée dans les Kentucky, Daniel Cameron. Des pour la valeur de la vie humaine». ment les policiers qui utilisent la rance de vie. Mais la ville a été
limbes pendant un moment», expli- stars de la NBA, dont LeBron James, Les deux autres policiers impliqués force létale pour l’autodéfense. Le «profondément transformée» ces
que l’activiste, contacté par la fa- ont consacré interviews et conféren- dans la fusillade, eux, ont été placés procureur général du Kentucky, Da- derniers mois, insiste Christopher.
mille de la jeune femme «parce que niel Cameron, a promis jeudi qu’il «L’atmosphère, la prise de cons-
personne ne les écoutait». Jusqu’à la présenterait dans les prochains cience sur les questions de justice so-
mort de George Floyd, cet Afro- jours les éléments de l’enquête à un ciale… On le voit dans la diversité
Américain tué fin mai à Minneapo- grand jury, qui décidera ou non des gens mobilisés. Les questions
lis par un policier blanc, qui a pro- d’inculper les policiers. d’égalité ne seront pas ignorées
voqué une vague de manifestations Beaucoup de questions restent en comme elles l’ont été par le passé.
contre les violences policières à tra- suspens : les avocats de Taylor L’histoire de Breonna Tayor est un
vers le pays. contestent la légitimité de la pivot dans l’histoire de la ville»,
En quelques semaines, le nom de perquisition. Les policiers n’ayant chauffée à blanc par des mois
Breonna Taylor se fait une place sur pas utilisé leurs caméras portatives, d’attente, et par le contexte électo-
la scène nationale. Il est désormais il n’existe pas de vidéo de l’assaut. ral, avec un Trump qui taxe les ma-
scandé dans toutes les manifesta- Le rapport d’autopsie de Breonna nifestations violentes de «terro-
tions Black Lives Matter, de Los An- Taylor n’a toujours pas été rendu risme domestique»… «Il est possible
geles à New York, de Portland à Wa- public, tout comme l’analyse qu’aucun des policiers ne soit in-
shington DC. L’ex-première dame balistique du FBI, remise fin août culpé, et que Breonna soit vue
Michelle Obama, ou Kamala Harris, à Cameron. Les manifestants, comme une victime collatérale, re-
colistière de Joe Biden pour la prési- qui ont brièvement occupé les connaît Christopher 2X. Mais dans
dentielle de novembre, ont cité son pelouses devant sa maison cet été, ce cas, j’ai du mal à croire que les
nom pendant leurs discours à la disent n’avoir «aucune confiance» manifestants rentreront sagement
convention démocrate. L’ultra-in- en lui. Ils estiment notamment que chez eux, et qu’on évitera une explo-
fluente productrice, animatrice et Breonna Taylor. Photo fournie par l’avocat de la famille. AP cet Afro-Américain républicain sion de la ville.» •
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dans une fonction créée par De Gaulle, l’ex- à Matignon. Son rôle et ses objectifs «Instructions»
ministre et président du Modem devra, non Le brouillard règne au sein de cet organisme
pas s’assurer de la bonne marche du «plan de demeurent toutefois flous. souvent qualifié de «think tank du gouverne-
relance» à 100 milliards d’euros (ça, c’est pour ment», mais qui tient à son «autonomie». «Les
Matignon et Bercy), mais «réfléchir» à la suite : équipes sont assez stressées. Ils n’ont aucune
Bayrou est, selon le décret d’attribution signé information sur ce qu’il se trame», témoigne
par le Premier ministre, Jean Castex, «chargé ronnementaux, sanitaires, technologiques et les différentes étapes de la reconstruction du un ancien de la maison, logée dans un
d’animer et de coordonner les travaux de pla- culturels». Un poste (non rémunéré) de ré- pays tout en «modernisant» l’appareil de pro- imposant bâtiment arts déco de l’avenue de
nification et de réflexion prospective conduits flexion. Pas d’organisation. duction français en associant les acteurs des Ségur, à Paris. L’immeuble, après d’impor-
pour le compte de l’Etat et d’éclairer les choix On est loin, a priori, d’un Jean Monnet qui, secteurs d’activité concernés, politiques et tants travaux de modernisation, regroupe de-
des pouvoirs publics au regard des enjeux dé- dès 1946, prenant exemple sur les Américains «experts». «Ce n’est pas une fonction exécutive. puis 2017 plusieurs services rattachés au
mographiques, économiques, sociaux, envi- durant la guerre, avait pour rôle de «planifier» Et je n’ai pas voulu que ça le soit, assume Bay- Premier ministre comme le Conseil d’analyse
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 11
A
la tête de France Stratégie façon dont la puissance publique gie : l’évaluation des l’autre. Tout cela sans être une juridiction indépen-
entre 2017 et 2018, Michel compte organiser son action – politiques publiques, appelle forcément dante [le think tank dépend de Mati-
Yahiel, ex-conseiller social depuis la disparition du Commissa- l’anticipation en réali- un peu de mûrisse- gnon], faire preuve d’une autonomie
AFP
de François Hollande et au- riat général en 2006. A France sant des travaux de ment. reconnue en produisant des travaux
jourd’hui à la Caisse des dépôts, Stratégie, je me souviens d’avoir prospective, l’organi- La nomination de qualité. Dans l’histoire récente,
voit d’un bon œil la création d’un reçu mon homologue chinois. Lui sation de débats avec Interview d’un proche de des rapports ont fait grincer quel-
haut-commissaire au plan, à condi- était à la tête d’une équipe de plu- les acteurs sociaux… l’Elysée à ce poste ques dents dans les ministères. Je
tion d’en revenir à la fonction sieurs milliers de personnes et tra- François Bayrou peut-il cohabi- ne présente-t-il pas le risque pense que cela va continuer.
incarnée après-guerre par Jean vaillait avec des indicateurs (nom- ter avec l’actuel commissaire pour France Stratégie de perdre Recueilli par
Monnet. bre d’aéroports à construire, de général de France Stratégie, l’autonomie qu’elle revendique ? Lilian Alemagna
économique ou encore le Conseil d’orienta- s’agit de Gilles de Margerie, actuel commis- lorsqu’il s’agira de livrer des évaluations sur l ’argent des plus aisés vers le financement de
tion des retraites. saire général de l’institution. des sujets économiques à très fort potentiel «l’économie réelle». «Est-ce que cela va être
«C’est normal que des questions se posent, Cet énarque de 65 ans, passé par le secteur politique. Exemple : la suppression de l’impôt poursuivi, on ne sait pas», s’inquiète un
tempère Bayrou. Je vais donner des instruc- bancaire et éphémère directeur de cabinet de solidarité sur la fortune et la création d’un permanent. Bayrou jure qu’il ne bloquera au-
tions, des orientations d’études. Le problème d’Agnès Buzyn, a été nommé à ce poste prélèvement forfaitaire unique de 30 % sur cun rapport gênant pour Macron. «J’ai tou-
principal de France Stratégie est qu’il y a en 2018 par Edouard Philippe. Il remplaçait les revenus du capital. France Stratégie a la jours voué un culte à l’impartialité», dit-il à
beaucoup de gens brillants, diplômés, qui pro- alors l’ex-conseiller social de François Hol- charge, via un «comité d’évaluation des réfor- Libération. Sur la fiscalité du capital, le pre-
duisent beaucoup d’études mais dont l’écho lande, Michel Yahiel, débarqué après avoir mes de la fiscalité du capital» installé fin 2018, mier rapport, en 2019, avait conclu qu’il était
n’est pas proportionnel à leur valeur. Il faut de eu l’idée (trop à gauche pour Matignon) de de dire si ces réformes fiscales qui ont trop tôt pour tirer la moindre conclusion. Le
la cohérence et une capacité à faire connaître taxer les propriétaires en cas de nouvelle marqué le début du quinquennat Macron ont rapport 2020 est attendu pour l’automne. Un
ce travail auprès des citoyens.» crise économique. Avant lui, le poste avait rempli leur objectif de «réorientation» de premier test. •
«On n’a pas envie d’être vus comme un hochet, été taillé sur mesure par François Hollande
alerte un chercheur. On espère que la mission pour l’économiste Jean Pisani-Ferry, l’un
sera prise au sérieux.» Une «mission» de haut- des architectes de ce nouveau Commissariat
commissaire au plan qui, sur le papier, n’a pas général puis corédacteur du programme
l’air si différente de ce qui se fait déjà à France économique d’Emmanuel Macron en 2017.
Stratégie. Créé en 2013, le «Commissariat Selon plusieurs sources, Margerie – muet
général à la stratégie et à la prospective» – depuis la nomination de Bayrou – n’a pas été
nom officiel de France Stratégie – était déjà associé à la création du nouveau poste de
censé redonner vie à l’idée de «plan», dispa- Bayrou. «Ils sont un peu deux sur un fauteuil.
rue sous Chirac et Villepin en 2006, et alimen- Ça va être compliqué», remarque un habitué
ter en «prospective» un pouvoir accusé d’être des lieux qui rappelle notamment que les
le nez dans le guidon politicien. Le décret si- «recrutements» ou «les axes de travail» res-
gné par le Premier ministre de l’époque, Jean-
Marc Ayrault, donnait pour objectif aux près
tent du domaine de Margerie tant qu’un au-
tre décret n’est pas pris pour confier ces LA VRAIE VIE
DES AGENTS
de 100 collaborateurs de France Stratégie d’ai- pouvoirs à Bayrou. «On attend avec impa-
der le gouvernement dans «la détermination tience la lettre de mission signée par Ma-
des grandes orientations de l’avenir de la na- cron», confie un responsable de France Stra-
tion et des objectifs à moyen et long terme de
son développement économique, social, cultu-
rel et environnemental ainsi que pour la pré-
tégie. A Matignon, on assure qu’il n’existera
«pas de relation hiérarchique entre le com-
missaire général et le haut-commissaire mais
SECRETS
paration des réformes décidées par les pou- un lien fonctionnel qui lui permettra de me-
voirs publics». ner à bien sa mission».
Comment ? En conduisant des «travaux de
prospective» afin «d’éclairer les pouvoirs pu- Visibilité
blics», en produisant des «études stratégiques L’ex-ministre de l’Education et de la Justice
permettant d’éclairer l’action du gouverne- doit d’ailleurs s’installer avenue de Ségur, de
ment et la préparation des réformes», ou en- manière «provisoire», précise-t-on dans l’en-
core en «évaluant» certaines politiques publi- tourage du Premier ministre. Il aura droit,
ques. Ses axes de travail actuels : «Soutenir et comme Jean-Paul Delevoye en son temps pour
financer la croissance», «les futurs du travail», préparer la réforme des retraites, à «quelques
«mieux protéger et donner plus de chances aux collaborateurs» à lui et un budget propre tou-
individus», «climat et territoires». Peu ou prou jours «en cours de fixation». En interne, les té-
le nouveau job confié à François Bayrou… moignages récoltés par Libération font état
Problème : un homme s’occupe déjà d’«orga- d’un personnel «mitigé» quant à la nomination
nise[r] les travaux» de France stratégie, d’un politique à leur tête. Autant, pointe un
comme le précise ce même décret de 2013. Il universitaire, «cela va donner de la visibilité à
une structure qui n’en a plus depuis trois ans»,
autant, prévient le même, le risque est de voir
le patron du principal parti allié à Emmanuel
Chez France Stratégie, Macron transformer l’institution en «boîte à
les témoignages font état idées du gouvernement en vue de préparer la
campagne présidentielle» du président sortant.
d’un personnel «mitigé» «Je ne confonds en rien les domaines», a juré la
quant à la nomination semaine dernière Bayrou sur France 2.
Mais une partie des équipes de France Straté-
d’un politique à leur tête. gie s’inquiète également de son «autonomie»
12 u
France www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020
L
orsque les policiers norvégiens sont ve-
nus le cueillir chez lui mercredi matin,
dans la petite ville de Skien, Walid Os-
man, alias Abou Zayed, 61 ans, n’a opposé au-
cune résistance. Crâne dégarni, tempes gri-
sonnantes, pantalon à carreaux et maillot
La piste norvégienne
gris, cet homme discret installé là depuis plus
de vingt ans n’avait pas le profil d’un terroriste
international en cavale. Malgré quelques con-
damnations de droit commun, notamment
pour des faits de violences et de trafic de stu-
péfiants, le Palestinien naturalisé en 1997
avait presque fini par se faire oublier. La jus-
tice française le suspecte pourtant d’être l’un
des auteurs de l’attentat de la rue des Rosiers,
Abou Zayed, un des principaux suspects de l’attentat antisémite tront plus de trente ans à réapparaître.
D’après son dossier de demande d’asile, que
à Paris en 1982, interpellé mercredi à Skien, dans le sud du pays, Libé a pu consulter, Abou Zayed est arrivé à
Oslo sous une fausse identité en 1991, avec sa
pourrait bientôt être extradé en France. «Libération» a eu accès femme et leurs deux enfants. Lors de son pre-
mier interrogatoire par la police antiterroriste
à des documents qui permettent de retracer son parcours. norvégienne PST (équivalent de la DGSI, la Di-
rection générale de la sécurité intérieure), il
affirme d’abord avoir rejoint le Fatah de Yasser
Dans la rue des Rosiers à Paris, juste après l’attentat qui a fait 6 morts et 22 blessés, le 9 août 1982. Photo CAMPION. Sola. Gamma-Rapho. Getty images
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 13
CLUB ABONNÉS
Arafat au début des années 80 après avoir été commise par des Palestiniens, serait un avertis-
arrêté et torturé par la police israélienne en sement clair à la France.
Cisjordanie. Puis il se présente comme un sou- Deux autres suspects du commando ont été
tien d’Abou Moussa, chef d’un groupuscule identifiés par les services de renseignement
palestinien pro-syrien. Il aurait ensuite tra- français : Mohamed Souhair al-Abassi, alias
vaillé plusieurs années dans un camp à Damas Amjad Atta, 69 ans, et Mahmoud Khader Abed Chaque semaine, participez
comme «dirigeant» de cette organisation, pour Adra, alias Hicham Harb, 65 ans. Le premier au tirage au sort pour
55 dollars par mois (46 euros). est soupçonné d’avoir été le directeur des opé- bénéficier de nombreux
A cette époque, il aurait reçu une formation rations du Fatah-CR en Europe. C’est lui qui privilèges et invitations.
d’instructeur d’armes et voyagé au Liban, aurait planifié l’attaque, choisi la cible, fi-
avant d’être pris dans des luttes intestines. En nancé l’opération et trouvé les armes. Installé
réalité, Abou Zayed aurait rejoint le Fatah-CR, en Jordanie, il a été interpellé en 2015 avant Exposition – «A toi appartient
le regard» au musée du quai
un mouvement dissident fondé en 1974 par d’être relâché, la Cour suprême du royaume À toi Branly – Jacques Chirac
Sabri al-Banna, alias Abou Nidal, partisan de hachémite ayant refusé son extradition.
la lutte armée devenu un des terroristes les Le second, Hicham Harb, est suspecté comme appartient Photographie, vidéo, installation :
plus redoutés au monde. Menacé de mort, il Abou Zayed d’être un des tireurs de la rue des Exposition le regard pour la première fois, le musée du
aurait réussi à fuir la Syrie en soudoyant un Rosiers. Malgré le mandat d’arrêt émis à son 30 juin — quai Branly-Jacques Chirac con-
1 novembre
er
employé de l’aéroport avec 200 dollars et une encontre, il n’a pas été inquiété. Lors de la 2020 sacre dans ses murs une exposi-
tion d’envergure à l’image
Photographie tirée de la série « Imaginary Trip II » par Gosette Lubondo (2018)
bouteille de whisky, avant de demander l’asile dernière visite du président Macron en Israël,
CheckNews.fr
Libération met à disposition de ses lecteurs un site,
CheckNews, où les internautes sont invités
à poser leurs questions à une équipe de journalistes.
Notre promesse : «Vous demandez,
nous vérifions.» A ce jour, notre équipe
a déjà répondu à plus de 5 250 questions.
par Marine Le Pen est-il le même quelle on peut lire «France, Réveille-toi», puis
en dessous : «Pour le maintien de la peine de
que celui du parti nazi ? mort», abolie la même année en France.
Contacté, le Rassemblement national affirme
que ce nouveau slogan s’est en réalité inspiré
C’est le nouveau slogan choisi par Marine «Deutschland Erwache», pour «Allemagne, d’un hymne régional picard datant du
Le Pen, lors son discours de rentrée, pro- réveille-toi.» Qu’en est-il ? Contacté par XVe siècle et intitulé Réveillez-vous, Picards.
noncé à Fréjus : «Réveillez-vous !» Sur les CheckNews, Johann Chapoutot, historien Celui-ci encourageait les habitants de
réseaux sociaux, le parallèle a rapidement spécialiste du nazisme et de l’Allemagne, con- cette région à prendre les armes pour
été fait entre ce slogan et celui utilisé par le firme : «C’est le slogan du parti nazi, qui se défendre la Picardie, alors menacée par le
Parti national-socialiste des travailleurs alle- trouve partout sur les étendards du parti, duc d’Autriche.
mands (NSDAP), créé par Hitler en 1920 : de sa création à sa destruction.» L’émission Robin Andraca
Du slogan du RN
aux loyers à Paris,
vos questions
nos réponses
sonne considérée comme «contact» doit
Covid : pourquoi s’isoler chez elle une semaine (selon les nou-
Un article du site Atlantico, publié mardi, as- marché locatif classique», analyse-t-il. Phéno- je n’ai pas de preuve pour l’instant», reprend
La crise sanitaire sure que la crise du Covid-19 est «plus effi- mène également constaté par une étude Se- Ian Brossat.
a-t-elle provoqué cace que la mairie de Paris pour faire baisser
les loyers». L’auteur explique que «l’offre lo-
Loger : en un an, l’offre locative à Paris a aug-
menté de 64 %. Autre fait documenté : l’état
D’où vient la baisse des loyers de 0,4 % men-
tionnée par Atlantico ? L’auteur de l’article n’a
une baisse cative explose» dans les grandes villes et
qu’en conséquence, les loyers diminuent : ils
de la demande de logements en location. A
Paris, SeLoger note une baisse de 23 % des
pas donné suite à nos demandes. Mais une
recherche autour de ce chiffre nous mène
des loyers auraient baissé de 0,4 % à Paris. recherches ces trois derniers mois, par rap- – possible piste – à une étude de PriceHub-
et les Ménard n’y croient déjà pas offensif mais assez plat, ne
semble pas avoir redonné la
foi aux élus venus l’écouter.
«J’en ai parlé autour de moi et
le sentiment a été très large-
Après avoir Marion Maréchal appartien- nable» du RN, trop proche Zemmour ou encore Fran- bien que [le rassemblement] ment ressenti : ça faisait arti-
annoncé dimanche nent sans conteste à la se- de celui de Jean-Luc çois-Xavier Bellamy, l’euro- n’est pas ce qui est à l’œuvre. ficiel, souffle un cadre du
conde. Chacun de leur côté, Mélenchon, selon les Mé- député Les Républicains Cela donne de l’extérieur un parti. Elle se présente par de-
sa candidature à ils ont lancé ces derniers jours nard – même s’ils reconnais- (LR), pour qui Ménard clame sentiment de contraction.» voir ou par orgueil mais, au
la présidentielle, une offensive médiatique sent l’autorité de la patronne son admiration. Il ajoute Elle n’a visiblement pas ap- fond, en a-t-elle envie ?» Pour
Marine Le Pen fait pour le faire savoir : à sur les questions de sécurité penser aussi à d’autres élus, précié la purge estivale qui a lui, la candidature d’un
déjà face à une leurs yeux, Marine Le Pen, ou d’immigration. Contactés mais refuse de donner des ciblé certains de ses proches, «aventurier», désirée par Ro-
fronde orchestrée déjà candidate en 2012 et 2017, par Libération, ces apprentis noms. «On tâtonne, recon- dont Nicolas Bay, exclu de la bert Ménard, aurait le mérite
par sa nièce et ne part pas favo- faiseurs de roi naît Emmanuelle Ménard, commission d’investiture. d’ouvrir le jeu et le débat,
le maire de Béziers. rite pour la pro- L'histoire dressent la fiche mais c’est maintenant qu’il Rangée, prétend-elle, du mais ne semble pas crédible
chaine présiden- du jour de poste du can- faut le faire. Dans six mois, ça combat politique, Marion avant 2022. «Beaucoup consi-
tielle. Sa rentrée didat de leurs va être compliqué, on doit Maréchal assume cependant dèrent qu’il faut attendre, ser-
Par politique à peine lancée, di- rêves : «Il faut quelqu’un qui trouver une solution d’ici à de vouloir «agir sur le débat vir loyalement Marine Le Pen
Nicolas Massol manche dernier à Fréjus, la ne fasse pas de la politique Noël.» public», confie-t-elle au Pari- en attendant peut-être, après
patronne du RN est prise en- comme les autres, qui n’édul- sien. Et annonce la création l’élection, une recomposition
L
e monde se divise en tre ces deux feux, apparem- core pas le vocabulaire et Purge. Marion Maréchal, d’un think-tank, le Centre politique.»
deux catégories. Ceux ment non concertés. mette un mot sur les choses, elle, voit plus loin, sans doute d’analyse et de prospective, Pour eux, la patronne doit
qui croient que la troi- Le maire de Béziers assume qui ne respecte plus les règles après 2022 qu’elle croit déjà qui aura «vocation à influen- encore prouver que sa cam-
sième fois, c’est la bonne. Et un agenda à court et moyen convenues et qui n’ait pas le perdue pour le RN, laisse-t- cer immédiatement la politi- pagne présidentielle, lancée
ceux qui pensent que l’adage termes. Avec son épouse, fil à la patte que sont les par- elle entendre dans le Figaro. que avant l’enjeu électoral de très tôt, ne sera pas un ba-
«jamais deux sans trois» vaut Emmanuelle Ménard, dépu- tis.» Voilà qui ressemble pas «Il m’est impossible […] de pré- la présidentielle». Façon de roud d’honneur. Dimanche,
aussi pour les défaites électo- tée de l’Hérault (élue avec le mal à… Robert Ménard, dire l’affiche du second tour s’adresser aux «orphelins de la elle s’est comparée à Mitter-
rales. Dans la petite galaxie de soutien du RN), il s’est mis en adepte du langage cru et non aujourd’hui», glisse-t-elle droite» auxquels le RN ne rand et Chirac, qui ont connu
l’extrême droite qui gravite quête du candidat capable encarté au RN. «Il n’y a pas avec malice, avant de taper parle plus, déplore-t-elle. deux défaites avant la vic-
autour du Rassemblement de remplacer Marine Le Pen que moi», balaie le maire de sur le parti de sa tante : «Qui- Dans le parti de Marine toire. Marine Le Pen veut le
national (RN), Robert Mé- en 2022. La faute au pro- Béziers, qui égrène les futuri- conque regarde le fonctionne- Le Pen, l’offensive des Mé- faire croire : la troisième fois
nard, le maire de Béziers, et gramme économique«inte- bles : Michel Onfray, Eric ment du RN aujourd’hui voit nard est traitée avec un mé- sera la bonne. •
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 17
LIBÉ.FR
Tourisme : le Perche sa-
voure son nouveau statut
de refuge A la recherche de
verdure et de calme après plusieurs mois de confine-
ment et de télétravail, les voisins de ce parc naturel
qui s’étend entre Loire et Normandie ont fait bondir
les statistiques touristiques cet été, avec une hausse
de la fréquentation du parc de 50 % par rapport à l’an-
née dernière. Photo Emeric Fohlen. Hans Lucas
Le 31 janvier, Boris Johnson ques ont toujours pensé droit et la primauté du mar- prétendu prête à élaborer une liste de
mesures restrictives supplé-
prononçait un discours si- qu’Angela Merkel était plus
gnant le départ officiel du conciliante que les Français
Royaume-Uni de l’Union eu- et serait toujours prête à ar-
ché sont cardinales, en est-il
arrivé à assumer de ne pas
respecter ses engagements
Napoléon avec mentaires qui pourraient
être évoquées lors du Conseil
européen des 24 et 25 sep-
ropéenne. Après 17 196 jours rondir les angles. Ce n’est
et quarante-sept ans, il lui di- plus le cas. Les conséquences
internationaux ? Les réac-
tions outrées de Theresa sa campagne en tembre 2020», ont-ils con-
venu.
sait «bye bye», souhaitant précises de la décision bri-
«que ce jour marque le début tannique d’introduire et de
d’une nouvelle ère de coopéra- voter, à marche forcée, une
May, de John Major ou de mi-
nistres conservateurs se sont
multipliées. «Comment pou-
Méditerranée.» En première ligne face à
l’agressivité du président
turc, Emmanuel Macron a
tion amicale entre l’UE et un loi prévoyant de fait la possi- vons-nous accuser la Russie, déclaré qu’Ankara n’est
Royaume-Uni énergique». bilité de violer des traités in- la Chine ou l’Iran d’une con- «plus un partenaire dans
Huit mois plus tard, le pay- ternationaux sont encore in- duite en dessous des stan- cette région», soulignant
sage ressemble à un champ certaines. Mais Johnson a dards internationaux si nous son «souhait profond» de
de ruine. Etape après étape, franchi un nouveau cap dans montrons nous-mêmes un tel «réengager un dialogue fé-
Boris Johnson et l’outrance, provo- dédain pour nos obligations cond» : «L’Europe doit avoir
son gouverne- Vu de quant la fureur et contenues dans des traités ?» Fahrettin Altun une voix plus unie et plus
ment ont sapé la Londres une profonde in- s’est indigné Michael Ho- Directeur claire» face à la Turquie,
confiance et la crédulité à l’étran- ward, chef des Tories. de la communication a-t-il ajouté. La présidence
bonne volonté des Europé- ger. L’UE a demandé le retrait Officiellement, les négocia- de la République turque a aussitôt répliqué
ens. Le message posté jeudi des articles contentieux de la tions avec l’UE pour un éven- turque, jeudi sur Twitter, ironisant sur le
DR
soir sur Twitter par Andreas loi. Michael Gove, ministre tuel accord de libre-échange «prétendu Napoléon et sa
Michaelis, ambassadeur alle- en charge du Brexit, a catégo- se poursuivent. Une nouvelle campagne méditerrané-
mand à Londres, en disait riquement refusé. Nancy Pe- session est prévue la semaine Face à l’offensive turque en ydrocarbures. Le prési-
h enne».
long sur la frustration euro- losi, présidente démocrate de prochaine à Bruxelles. Mais Méditerranée orientale, dent français et ses six Depuis la montée des ten-
péenne. «En plus de la Chambre des représen- que se diront les négocia- Emmanuel Macron et les homologues ont agité le sions entre Athènes et
trente ans comme diplomate, tants aux Etats-Unis, a exclu teurs alors que les questions pays du sud de l’Union eu- spectre de sanctions euro- Ankara, tous deux alliés de
je n’ai jamais expérimenté la tout futur accord de libre- qui coincent – pêche, condi- ropéenne ont réussi à parler péennes si la Turquie conti- l’Otan, la France a pris fait
détérioration si rapide, in- échange si le gouvernement tions de concurrence et gou- d’une seule voix. Jeudi soir, nue à contester les droits et cause pour la Grèce,
tentionnelle et profonde d’une britannique revenait sur l’ac- vernance – n’ont pas avancé la France, la Grèce, l’Italie, d’exploration gazière de la estimant que les explora-
négociation.» cord du Brexit et le protocole d’un iota ? Et que le vote de la Chypre, Malte, l’Espagne et Grèce et de Chypre dans la tions turques sont illégales
Evidemment validé par Ber- nord-irlandais. loi sur le marché intérieur est le Portugal, réunis lors du zone. a u re g a rd d u d ro i t
lin qui occupe la présidence Le malaise est présent aussi attendu en milieu de se- septième sommet du Med7, Depuis plusieurs mois, ces maritime international.
tournante de l’UE, le signal au Royaume-Uni, y compris maine ? Dans cette fuite en en Corse, ont exhorté le deux pays sont confrontés à Les Européens espèrent
est clair : «Ça suffit, il est au sein du Parti conserva- avant, jusqu’où ira Boris p résident turc, Recep l’exploitation des gisements d ésormais pousser la
temps de redevenir sérieux», teur. Comment un Premier Johnson ? Et jusqu’à quand ? Tayyip Erdogan, à cesser sa d’hydrocarbures par Ankara T urquie à d iscuter les
résume une source diploma- ministre, membre du parti SONIA DELESALLE- politique de «confrontation» dans un périmètre qu’Athè- termes d’un accord avec la
tique. Jusqu’ici, les Britanni- tory, pour lequel l’Etat de STOLPER (à Londres) dans cette zone riche en nes estime relever de sa sou- Grèce.
18 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020
Idées/
Recueilli par fixés au sol. Il fallait restreindre la liberté de tres. On ne parle pas encore de bureaux, il est importantes derrière un bureau pour plus de
Catherine Calvet mouvement de l’enfant, c’était l’outil de la question de cabinets, de secrétariats. Le solennité. Comme si le lieu de l’écriture gar-
Dessin discipline. De 6 ans à la fin du lycée, l’élève bureau devient plus qu’un meuble ou une dait toujours une certaine religiosité.
Xavier Lissillour devait se taire, ne pas bouger. Comment pièce, c’est la condition d’une organisation Le bureau impose-t-il une organisation
peut-on accepter de telles contraintes ? C’est p olitique. Les tractations sont plus sociale et politique ?
A
lors que la rentrée nous fait renouer, heureusement moins vrai aujourd’hui. Ces compliquées et demandent davantage On a pensé que les employés de bureau al-
plus ou moins selon la cartographie du pupitres étaient les premiers facteurs de d’écriture et d’archivage. laient remplacer les ouvriers des usines et de-
Covid-19, avec la vie de bureau, l’eth- scolioses en France. Je me suis toujours demandé comment on venir les nouveaux prolétaires. Mais le mana-
nologue Pascal Dibie publie une enquête à la L’histoire du bureau est-elle ancienne ? était parvenu à faire asseoir une partie de gement est passé par là et les employés ne
fois sémantique, historique et politique, sur Si on l’envisage comme le lieu de l’écriture, on l’humanité et donner une telle puissance à sont pas devenus les nouveaux prolétaires.
ce qui occupe une bonne partie de notre exis- peut remonter à l’Antiquité. Mais on com- des gens qui ne produisaient rien du point de Dans les premiers temps, il y avait encore la
tence. Dans Ethnologie du bureau, brève his- mence véritablement à travailler dans des bu- vue industriel. C’est l’époque où va s’imposer machine dans le bureau. La machine à écrire,
toire d’une humanité assise» (Métailié), il se reaux à la fin du règne de Louis XIV. Il faut ar- l’idée du respect de l’Etat. On ne sert plus un qu’on aurait pu nommer tout à fait autrement,
demande comment d’Homo sapiens nous chiver les stocks, les ventes, les traités passés seigneur ou un dieu mais un Etat virtuel, in- une écriteuse par exemple… Mais il fallait
sommes devenus des Homo sedens. Comment avec d’autres pays… On réaménage ainsi l’aile carné par un roi ou plus tard par un président. qu’un terme d’usine subsiste dans ce nouvel
a-t-on convaincu une si grande partie de la po- nord de Versailles pour y installer les minis- Président qui fait aujourd’hui ses allocutions univers de travail. Un cérémonial un peu viri-
pulation occidentale à rester enchaîné à une liste entourait d’ailleurs cette «machine» : tous
table ? Aucun aspect n’échappe à l’ethnologue, les matins, un homme devait passer la bu-
Pascal Dibie
que ce soit le lieu de l’écriture, le meuble, la rette. Elle s’est ensuite féminisée avec l’arrivée
pièce, le bâtiment, l’administration, le sys- des femmes dans les bureaux. On la compa-
tème bureaucratique, l’histoire, l’architec- rait plutôt à un piano, sur lequel «piano-
ture… A l’heure où le télétravail s’est imposé taient» des doigts aux ongles vernis. Le cli-
à certains pour des raisons sanitaires, cet exa- quetis des machines fut comparé à une
men passionnant ferait-il office de nécrologie?
Après une Ethnologie de la chambre à
coucher en 1987, et une Ethnologie de la
porte en 2012, pourquoi le bureau ?
«Comment musique féminisée du monde, ou au
vrombissement d’une ruche d’abeilles…
Quand les femmes font-elles leur entrée
dans les bureaux ?
de l’humanité
nistration, sur la bureaucratie ou sur l’écri- cages, comme s’il fallait à tout prix les proté-
ture, mais jamais sur ce qui relie tous ces su- ger des assauts masculins. Il faut attendre les
jets. Et il n’y a rien de plus banal que cette années 60 pour que leur présence devienne
table à laquelle nous sommes enchaînés toute plus courante. Les femmes secrétaires ont ra-
accepte-t-elle
la journée. De plus, mon père était fonction- rement du pouvoir et sont le sujet de multi-
naire, son bureau a gouverné longtemps notre ples réactions machistes et de fantasmes. Le
vie familiale. C’était l’homme sérieux de la bureau garde un genre plutôt masculin, voire
maison parce qu’il allait au bureau. Plus viril. Au début de l’informatique, par
généralement, je pense que le bureau fait par- exemple, les effectifs étaient très féminins,
de passer ses
tie de nos obsessions, il nous ronge, il nous puis ils se sont très vite masculinisés quand
imprègne de l’intérieur. Et nous avons pu on a réalisé l’importance cruciale de ce sec-
expérimenter sa place énorme par son man- teur dans l’organisation de l’entreprise. Ce
que, ou non, pendant le confinement. Il ponc- machisme continue d’imprégner le milieu
tue les jours. professionnel.
Pour nous enchaîner au bureau, il faut
d’abord s’asseoir. Vous parlez d’une hu-
manité assise.
En effet le bureau nécessite de nous plier en
journées assise Le bureau est très hiérarchisé spatiale-
ment…
Au milieu du XIXe siècle, on s’est beaucoup
inspiré des travaux de Jeremy Bentham et du
nées 60, on a recloisonné. C’est l’apparition ses objectifs premiers : elle permet de gagner limiter le télétravail à deux ou trois jours par était plus punitive et répressive qu’incitative
des cubicles (cubes). Chacun travaille derrière de l’espace, qui a toujours un coût, et de met- semaine, et pouvoir continuer à travailler en et émancipatrice. Au lieu de penser à fournir
deux ou trois petites parois à mi-hauteur qui tre plus de personnes au mètre carré. équipe, échanger entre collè- au télétravailleur tout le confort
isolent seulement quand on est assis. Debout Selon vous, ces réorganisations spatia- gues… Pour les femmes, il est nécessaire à son activité, on s’est
on voit tout le bureau. On les retrouve dans les accompagnent une individualisation primordial aussi de pouvoir surtout inquiété de savoir si ce
beaucoup de films, de Play Time de Tati à croissante du travail ? s’échapper de leur domicile où dernier travaillait vraiment. Nous
Matrix. Ces parois semblent d’ailleurs faire On le voit, par exemple, avec le phénomène souvent elles cumulent les tâ- avons une vision totalement ar-
une réapparition fracassante avec la crise sa- des slashers, ces personnes qui multiplient les ches : télétravail + enfants + cour- chaïque des relations profession-
nitaire, mais elles sont aujourd’hui transpa- jobs, ils pratiquent une polygamie industri- ses + repas + ménage… La journée nelles et sociales.
rentes, en Plexiglas. euse et changent très souvent d’emploi. Cette au bureau peut aussi être Selon vous, même si le télétra-
Puis, on a imaginé l’open space. C’était une individualisation croissante se traduit aussi émancipatrice. vail remet fortement en ques-
idée au départ plutôt alternative née dans le dans le télétravail. Bien avant la crise Le télétravail est-il mieux con- tion le bureau, le travail nous
Berlin des années 90. Il fallait que le bureau sanitaire, plus de 250 000 personnes télétra- sidéré dans des pays de culture envahit de plus en plus…
ne ressemble justement pas à un bureau. On vaillaient déjà. Cela concernait souvent des protestante ? La dématérialisation du bureau
devait s’y sentir bien, l’espace pouvait être mères célibataires qui travaillent de nuit der- Cela s’est vu pendant le confine- permet un envahissement total de
paysager ou ressembler à un intérieur, avec rière l’écran en étant très mal payées. C’est un ment. En France, on a une vision Ethnologie du la vie personnelle par le domaine
une table de ping-pong, des canapés, la possi- processus de désocialisation et de précarisa- très dégradée du télétravail, bureau, brève professionnel, on déconnecte de
bilité de faire la sieste… Le happy manage- tion. En passant du bureau au télétravail, on comme si c’était une occasion de histoire d’une moins en moins… Le bureau a fini
ment a repris ces idées, car un employé heu- a autant perdu en syndicalisation et en socia- moins travailler. Nous avons une humanité par déborder sur tout notre emploi
reux est plus productif. On essaye de le rendre listation qu’autrefois en passant de l’usine au conception formaliste et marquée assise du temps. Même nos villes se sont
captif, de faire en sorte qu’il travaille tout le bureau. C’est le même processus d’individua- par une défiance, un manque de de Pascal Dibie «dés-heurées». Nous finissons par
temps. Mais cette idée d’ouverture et de con- lisation. Les syndicats devraient représenter confiance. Cela s’est aussi illustré Editions Métailié, avoir le bureau dans la tête et dans
fort de l’open space a aussi été détournée de les télétravailleurs. Il me paraît important de avec la politique sanitaire qui 311 pp., 21,50 €. la peau. •
20 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020
saient rien paraître : il semble plus impor- et des intérieurs, truffés d’incrustations et
tant de montrer la machine à laver que de bibelots. Je ne demande pas grand-chose,
d’exhiber le style d’habitat qui s’est répandu et certainement pas un luxe dont je n’ai pas
comme une lèpre sur la côte. Les sudistes les moyens, juste une simplicité sobre. Un
ont un raisonnement architectural curieux : écologiste m’approuve ; mais tu sais, c’est to-
la maison, disent-ils, doit se fondre dans la talement contraire aux idées des gens. Les
nature, pour qu’on ne la voie pas. Mais si la riches produisent ; les moyens consom-
maison ne se voit pas, cachée par les pins, ment ; les pauvres accumulent.
c’est qu’elle est moche : ce qui est le cas. A Un accès rapide à la mer est un atout, je n’ai
l’inverse, la tour style Le Corbusier qui pas envie de louer de voiture. Je vais le
écritures domine le port de Carry-le-Rouet fait l’objet
d’une réprobation générale.
payer, mais je ne le sais pas encore : la
location ne propose pas de vélos ; faire du
L’absence de hiérarchie informative est le stop est devenu hors sujet (danger / insécu-
propre du monde mécanique. Le vertical, rité / viol), mais la corniche à pied fait tout
voilà l’ennemi : les partisans de l’horizonta- de même 60 kilomètres, et le gîte où j’arrive
lité qui sont aussi les apôtres d’Internet, du est à une demi-heure du centre-ville. Pour
rhizome et des réseaux, n’avaient pas prévu relier Carry à Carro, il y a une chose mer-
Par l’espèce de merdier géant qui résulte d’une veilleuse : le train de la Côte bleue qui, pa-
Thomas Clerc immanence foisonnante des informations. raît-il, est magnifique. Mais il est en travaux
Aux valeurs simples de la modernité (es- depuis… le 31 août, la SNCF pensant,
pace, aération, lumière), trop simples sans qu’après cette date, la saison est terminée.
doute, un site comme air bi and bi préfère J’ai souvent rêvé que j’attachais Guillaume
Air bi and blues une jungle de faits qui empêche toute saisie
claire des produits maison. Le diagnostic
Pepy sur une voie ferrée ; je crois qu’il est à
la retraite. Comme les autocars de substitu-
carbone est plus important qu’une fenêtre, tion fonctionnent très mal, je me rendrai
N
e parlons pas du masque, ça nous trouvent leur bonheur. Je ne sais pas com- l’accessibilité au fauteuil roulant détermi- «chez moi» en taxi depuis Saint-Charles :
fera des vacances : d’ailleurs, elles ment ils font – «Moi non plus», me dit cette nante, le micro-ondes décisif. En revanche, 70 euros, le prix d’une nuit supplémentaire
sont terminées. Je viens de passer amie qui possède une résidence secondaire. la mer de la Côte bleue est à 19° C, même en cramée en trente minutes par un pro qui n’a
une semaine étrange en location saison- N’ayant pas cette chance, mon ordinateur été. Mais qui aurait intérêt à mettre ce détail pas voulu que je marchande, mais qui m’ap-
nière, seul près de Marseille, pour tenter de me tient lieu de deuxième maison. en avant ? Les biens, souvent étriqués, sont prend que «monsieur Jean-Pierre Foucault»
finir mon prochain livre. Tel Raymond Que, dans cette infinité d’offres immobiliè- noyés par une foule de photos ineptes : pa- vit dans les environs. Je lui dis que je ne sais
Roussel confiné dans son mobile home, je res, choisir ? Je suis l’homme le moins vir- noramique sur la cabine de douche, plongée pas qui c’est ; il fronce les sourcils, «quels fa-
me suis enfermé près de la mer. Je suis tuel du monde : pour juger d’un être ou sur les mini-cactus, les rideaux provençaux, das ces Parisiens». A part ça, le studio était
tombé sur un studio impersonnel, j’ai eu de d’une chambre, j’ai besoin de la voir en… gros plan sur la télé à écran plat et le verre de pas mal, il a fait beau, j’ai avancé mon livre,
la chance ; j’aurais pu échouer dans un présentiel. L’offre pléthorique égare la per- rosé. Au mieux, le décor est neutre ; au pire, et je me suis baigné dans un bleu grand,
endroit sinistre. Mais pour le trouver, j’ai ception. Dès qu’on regarde la mer, c’est il est surchargé de merdouilles qui coloni- mais froid. •
gâché du temps sur Internet. Une matinée beau ; mais quand on tourne la tête vers les sent les maisons, pendant intérieur du
pour air bi and bi, c’est trop. Je ne dois pas terres… L’appartement que j’ai «choisi» est mitage pavillonnaire qui détruit les campa- Cette chronique est assurée en alternance par Jakuta
être très doué. Il y a des gens qui savent dans un lotissement en crépi rose, couleur gnes. Less is more is mort : un encombre- Alikavazovic, Thomas Clerc, Tania de Montaigne et
mieux s’y prendre : en deux trois clics, ils saumon malade. Les photos du site n’en lais- ment définit le monde simultané des sites Sylvain Prudhomme.
C
e n’est pas un véritable lien Au début, leur fonction était très une vérité historique que les au- elles désignent l’illusion d’un or- appartient à toutes les généra-
qui les rend possibles : ce ne simple : on assignait à toute géné- tres n’arriveraient pas à saisir. Au dre de préséance basé sur une irré- tions, il est à la fois très jeune et
sont ni des groupes ni des ration la tâche de transformer en lieu d’aplanir les discontinuités de médiable appartenance, elles don- très vieux, ésotérique et trivial. Il
associations. Les générations ne se nature ce qui, pour la précédente, l’histoire, les générations veulent nent aux uns un droit d’expérience est temps de se libérer de cette illu-
basent pas sur le partage d’une appartenait à l’histoire. Ainsi, à la les souligner et les rendre irrécon- qu’elles refusent aux autres, fondé sion. Maintenant. •
certaine identité culturelle ou sur différence de mon père, la généra- ciliables. Au lieu de naturaliser sur une généalogie abstraite et
celui d’une croyance religieuse, tion à laquelle j’appartiens a tou- l’histoire, elles la privatisent. Le astrale. Cette chronique mensuelle paraît en
d’un statut économique ou d’une jours considéré les voyages dans temps social n’est plus un lieu de Il n’est pas difficile de comprendre alternance avec celles de Paul B. Preciado
profession. Parmi les innombra- l’espace comme quelque chose de transmission, mais un théâtre de que nous sommes en pleine hallu- et Pierre Ducrozet.
bles formes de notre vie commu-
nautaire, elles sont les moins
sociales qui soient : leur origine est
une donnée biologique brute. Les ceux qui ne guérissent pas. Les l’indifférence unanime. «Com-
générations divisent et regroupent
les êtres humains en fonction de
Si j’ai bien compris… goûts et les remèdes, ça se
discute. Y a-t-il des patients qui
bien d’enfants devrais-je exposer
sur l’autel de la science pour que
leur date de naissance. Elles sont ne seraient curables que par des vous me fassiez enfin con-
l’équivalent dans l’histoire collec- médecins de droite proposant fiance ?» D’une façon générale, il
tive de ce que les signes du zodia- des médicaments de droite n’est pas sûr qu’on saute avec en-
que tentent de tracer pour les des- conçus dans des pays de droite thousiasme et dans l’instant sur
tins individuels. Ce n’est donc pas avec de l’argent de droite, tandis le premier vaccin venu, quand
un hasard si la série toujours in- Par que d’autres se réservent pour un bien même il viendrait d’un pays
achevée de leurs noms ressemble Mathieu Lindon vaccin de gauche auquel aucun démocratique et docile aux lois
à un étrange arbre cabalistique : il membre du Rassemblement na- du marché. Peut-être fera-t-on
y a la génération silencieuse et les tional n’aurait apporté son sou- d’abord comme Vladimir Pou-
boomers, la génération X, les mil- tien ? A l’inverse, des médecins tine : on enverra les enfants en
lennials, la génération Y et les
zoomers, et, tout au bout, à peine
Un vaccin de gauche refuseront-ils des patients de
droite (ou de gauche) au nom de
éclaireurs, d’autant que s’ils sont
moins vulnérables au Covid-19,
visible, la génération Alpha.
Il s’agit, en fait, d’une forme sim- ou un vaccin de droite ? leur éthique, de la déontologie
qui leur est une passion et du
peut-être que le vaccin aussi sera
moins dangereux pour eux.
plifiée d’astrologie : ce n’est pas serment d’Hippocrate nouvelle D’un point de vue géopolitique,
l’ensemble des planètes qui est génération ? il y a une redistribution des
pris en considération pour établir Guérir le Covid-19 semblait une affaire encore En outre, ce n’est pas tout de dé- cartes avec le Covid-19. Donald
l’identité d’un individu mais plus financière que sanitaire. C’est devenu nicher le vaccin, encore faut-il Trump doit se dire que c’est bien
seulement le nombre de fois où la de la propagande. Qui plantera son drapeau trouver le moyen qu’on y croie. la peine d’avoir l’armée la plus
Terre a tourné autour du Soleil – il sur la dépouille de l’ignoble alien ? Parce qu’il y en a, des gens qui puissante du monde munie des
y aurait une différence entre 1950 ont vu la Vierge et à qui elle a armes les plus chères et une
ou 2015 fois. La raison est simple : même expliqué ce qu’il fallait monnaie qui fait la pluie et le
S
cette noble cabale n’est pas née, i j’ai bien compris, avec sont pas d’accord entre eux dans faire, comment se conduire, tout beau temps si c’est pour se faire
comme l’autre, dans l’ancienne tout ce qu’on entend et lit la lutte contre le Covid-19, c’est ça. Et là, Vladimir Poutine a juré emmerder par une crotte de nez
Babylone, elle est le fruit tardif du ici et là, il serait étonnant bien la preuve que la médecine sur les prunelles de sa fille que ou un postillon. On comprend
romantisme. Ce ne furent pas Abu que, à la fin, il n’y ait pas un ne fait pas tout. Il n’y a pas que la les Russes ont enfoncé le reste de qu’il n’ait pas voulu y croire, au
Nasr Mansur ou Claude Ptolémée expert qui puisse se targuer science, il y a aussi le pif. D’au- la planète et que ce n’est plus la début, il était patriote. Le roi du
qui la rendirent célèbre, mais d’avoir eu raison, au moins à un tant qu’il ne faut pas oublier que peine de chercher, on l’a, le vac- deal ne peut rien dealer avec ce
David Hume et Wilhelm Dilthey moment (son quart d’heure de la médecine n’est pas une cin. Même Donald Trump n’a pas truc à qui on ne peut pas dire
qui introduisirent le concept en vérité). C’est comme si la science science mais un art, donc pas autant le sens de l’Etat que son «fired» (ou, chez nous, «casse-
philosophie, Auguste Comte et devenait de plus en plus démo- étonnant que ça se dispute et que collègue slave, n’ayant encore toi, pauvre con») et que ce soit
Karl Mannheim en sociologie. cratique, on n’a jamais été aussi les critiques ne soient pas d’ac- offert aucun de ses enfants au suivi d’effet. Au contraire, on ris-
C’est l’histoire, plus que le ciel, qui cartésien avec le bon sens : et cord. Il y a les médecins fauvis- dieu de la science. Et pourtant que d’être viré soi-même. En tout
définit son élément. Or, il est pourquoi je ne donnerais pas tes, les médecins cubistes, les on n’y croit pas, à la guérison cas, si j’ai bien compris, positifs
difficile de comprendre pourquoi mon avis ? Et pourquoi le mien médecins impressionnistes – et russe. Le vaccin est dur à avaler, ou négatifs, à force de l’avoir sur
nous croyons autant à ces étranges vaudrait moins qu’un autre ? En aussi les bons et les mauvais surtout pour Vladimir Poutine le dos, on l’a tous dans le nez,
signes de distinction. gros : puisque les médecins ne médecins, ceux qui guérissent et qui doit se sentir humilié par le Covid-19. •
22 u Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020
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Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 23
Klein de voûte
une très belle expo au nom que et sa capacité d’émou-
programmatique : «le Ciel voir. Toiles, maquettes, ins-
comme atelier». tallations et vidéos s’étalent
Autour du judoka théoricien en une douzaine de salles
français, disparu en 1962 à très riches, et sont orientées
l’âge de 34 ans, sont rassem- dès la première vers l’idée
blés les Japonais de Gutai d’une création déterminée
(«art concret» en français) par la tabula rasa : un extrait
(Shōzō Shimamoto, Kazuo d’Allemagne année zéro est
Shiraga, Fujiko Shiraga, projeté sur un mur, aux côtés
Akira Kanayama, Jirō Yoshi- d’une photo de Lucio Fon-
hara…), les Allemands du tana émergeant des ruines de
groupe Zero (Heinz Mack, son atelier. Les œuvres de ces
Autour du peintre disparu en 1962, le centre Pompidou- Otto Piene, Hans Haacke,
Gunther Uecker…), les Ita-
artistes tentent de répondre
à la question : comment re-
Metz rassemble une galaxie d’artistes japonais, italiens, liens Lucio Fontana, Piero
Manzoni, Enrico Castellani
construire et créer de
nouveau ? Ce qui n’est qu’une
allemands qui, durant les années 50 et 60, ont chassé et Alberto Burri… La constel-
lation réunie par la commis-
autre manière de se deman-
der comment vivre. De fait,
le spectre de la Seconde Guerre mondiale en inventant saire Emma Lavigne, dont ce sera en engageant toutes
c’est la dernière expo au cen- les fibres de son art et de son
de nouvelles modalités de création, mystiques et poétiques, tre Pompidou de Metz (elle corps.
dirige désormais le Palais de
de la performance au monochrome. Tokyo, à Paris) est précisé- Essentielle
ment ce qui en fait la beauté. fragilité
Le choix de souligner un fais- Au début du parcours, l’on
I
Par ls ont lâché des ballons, s ynonyme de menace et de qui s’y est passionnément ceau concordant de préoccu- trouve ainsi deux immenses
Elisabeth fait léviter la couleur, terreur. D’Osaka à Paris, pen- employée, dans tous les pays pations – la monochromie, le explosions de couleur, l’une
franck-dumas suspendu des œuvres dant les années 50 et 60, la scarifiés par la Seconde dépassement du tableau, la bleue et l’autre rouge, si-
Envoyée spéciale à Metz dans les airs. De projet voûte céleste a vibré de leurs Guerre mondiale – Japon, sublimation du vide en gnées Yves Klein et Kazuo
fou en envolée poétique, ils tentatives de la transformer Italie, France, Allemagne –, un infini galvanisant… – et Shiraga, qui esquissent une
ont reconquis le ciel qui, à nouveau en un lieu est réunie autour de sa plus de ne pas faire de Klein un manière de programme et
pendant quelques années d’euphorie, de poésie et de fugace comète, Yves Klein, au épiphénomène isolé lui portent chacune la trace du
meurtrières, était devenu paix. La génération d’artistes centre Pompidou-Metz, dans donne sa profondeur histori- passage de corps sur la toile.
Le Saut dans le vide, de Yves Klein (1960). Photo Paul Shunk-Kender. J. Paul Getty Trust Tele-Mack, film de Heinz Mack, vers 1972. Photo Lothar Wolleh Estate. ADAGP
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 25
un superbe monochrome
granuleux comme du por-
ridge, ira au bout de l’idée,
organisant, en 1958, à la gale-
rie Iris Clert entièrement re-
peinte en blanc, une expo
sans œuvre, «la Spécialisa-
tion de la sensibilité à l’état
de matière première en sen-
sibilité», plus connue sous
l’appellation «le Vide». Il y
cite à cette occasion Bache-
lard : «D’abord il n’y a rien,
ensuite il y a un rien profond,
puis une profondeur bleue.»
Et d’ailleurs, le bleu Klein, cet
International Klein Blue
(IKB) breveté, pour lequel
l’artiste est souvent (hélas)
d’abord connu, on n’en parle
pas ici ? Mais si, qu’on se ras-
Grande Anthropophagie bleue, hommage à Tennessee Williams Le Combattant chinois du Xing dit Face de démon (1961), de Kazuo sure, il figure bien dans
(1960), de Yves Klein. Photo Philippe Migeat. RMN. ADAGP Shiraga. Photo Jan Liégeois. Axel & May Vervoordt Foundation l’expo ! Mais il ne la happe
pas, arrivant presque en fin
de parcours, dès lors qu’il est
Dans la Grande Anthropo- de pigments colorés ont servi suivi quelques années plus le Journal d’un seul jour solide, cette tendance à l’am- possible de l’appréhender
phagie bleue (Hommage à de pinceau, déposant l’em- tard par l’Italien et ses bien du 27 novembre 1960 («Un bigu, à l’indéterminé, reflè- dans un contexte plus large.
Tennessee Williams) de Klein preinte de leur corps sur une connus Concepts spatiaux homme dans l’espace ! Le tent un état de crise de notre Dès lors que les visiteurs au-
(1960), qui fait référence à la grande feuille de papier, avec (nombreux et superbes dans peintre de l’espace se jette temps ; on peut aussi considé- ront pris conscience qu’ici,
pièce Soudain l’été dernier de pour résultat que la toile le parcours), plus élégants dans le vide !») – pourtant les rer que les poétiques de pour citer la critique Domini-
Williams, dans laquelle un semble porter les traces mais non moins révolution- deux entreprises manifes- l’œuvre ouverte expriment les que Stella, «l’œuvre n’est que
jeune homosexuel finissait d’une lutte. Pour réaliser son naires, mais aussi par Klein tent, le vide étant visible- possibilités positives d’un la trace d’un vécu artistique
dévoré vivant, des modèles Chizensei Kirenji (1961), Shi- et son Monochrome bleu ment un lieu mental extrê- homme ouvert à un perpétuel absolu». •
féminins nus et recouverts raga, lui, voulait «peindre troué par le feu (1957), par mement fécond, un même renouvellement des schèmes
comme s’[il] courai [t] dans Bernard Aubertin et sa déli- désir de faire corps avec l’art. de sa vie et de sa connais- Le ciel comme atelier,
tous les sens sur un champ de cate Gouache brûlée (1961) sance, engagé dans une dé- Yves Klein et ses
bataille», et s’est suspendu couleur carmin, et par Al- «L’éther couverte progressive de ses fa- contemporains
en l’air au-dessus de la toile, berto Burri et son Plastique où rien n’existe» cultés et de ses horizons.» au centre Pompidou-Metz,
laissant ses pieds maculés brûlé (1964), plaque transpa- La recherche d’un point de Yves Klein, dont on voit ici jusqu’au 2 février 2021.
patiner à la surface pour for- rente heurtée par des cratè- rencontre entre le rien et
mer d’épaisses traînées. res sombres et désolés. Pour- l’infini trouve une de ses ex-
Deux grandes abstractions tant l’idée, à chaque fois, ne pressions les plus pures
monochromes, donc, dont la serait pas tant, selon Emma parmi les monochromes
matière, couleur bleu Klein Lavigne, de détruire, que blancs réunis dans la salle
ou rouge vif, révèle, par ses d’ouvrir vers un ailleurs, de «Zones blanches», peut-être
variations, amenuisements, la toile et de l’art : «Je fais des la plus belle de l’expo. Le par-
empâtements et frôlements, trous, et l’infini passe par cours rappelle qu’entre 1961
la présence du corps autant
que son absence, sa fuite,
là», déclarait Fontana. La
quête d’autres espaces où se
et 1966, en Europe et aux
Etats-Unis, se sont tenues LA PHOTOGRAPHIE
même, son pouvoir d’expres- déployer marque les recher- pas moins d’une dizaine (!) À L'ÉPREUVE DE
sion autant que son essen-
tielle fragilité. Klein avait été
ches des uns et des autres,
s’exprimant également par
d’expos collectives consa-
crées aux monochromes L'ABSTRACTION
frappé, lors d’une visite à Hi- une fascination pour le ciel blancs. Ici, les Achromes lai-
roshima, par l’empreinte d’où jadis tombaient des teux de Piero Manzoni, sur
d’une silhouette soufflée sur bombes, pour la conquête toile plissée ou en forme de
un mur – «témoignage… de la spatiale et la découverte de petit paquet, rejoignent les
survie et de la permanence, la Lune, voire pour le désert, superbes papiers blancs, per-
même immatérielle, de la lequel sert notamment de forés ou déchirés, d’Oskar
chair» – et son tableau sera ce cadre à un film fascinant de Holweck, l’immense toile
témoignage du passage d’un Heinz Mack, Tele-Mack. L’ar- neigeuse recouverte d’une
corps et d’une vie. «Mes ta- tiste allemand rêvait d’éta- myriade de pointillés gris
bleaux sont les cendres de blir un jardin artificiel dans très pâle de Yayoi Kusama
mon art», dira-t-il. Une fois le Sahara pour révéler les po- (Net Obsession, 1960) ou en-
posé ce souci de la trace, de la tentialités de la lumière et core la spirale cloutée de
© Paul Graham
EXPOSITION
fléchissantes (alu, plexi, unique et totale dans l’éther
Vers un ailleurs acier, miroir…) afin de dé- où rien n’existe». Les matiè-
Très saillant, par exemple, multiplier, briser et refléter res et effets sont différents, 12 SEPT/06 DÉC
est ce désir des artistes de le soleil, Mack lui-même pre- mais toutes les toiles sem-
l’époque de malmener la nant place au cœur du dis- blent émettre la même vibra-
toile, de s’acharner sur elle positif en combinaison ar- tion quasi mystique. Il ne Fonds régional d’art contemporain
en la déformant, en la clou- gentée. La vision de ce petit s’agit pas ici, une fois encore, Normandie Rouen
3, place des Martyrs-de-la-Résistance
tant, et surtout en la trouant. cosmonaute scintillant mar- d’un «rien» stérile ; le blanc 76300 Sotteville-lès-Rouen
Le premier exemple est chant dans l’immensité des est aussi la promesse d’un T. 02 35 72 27 51
fourni non pas par l’attendu dunes ambrées du Sahara est recommencement, d’une li- www.fracnormandierouen.fr
Lucio Fontana, mais par évidemment tout différente bération. On y lit l’influence,
l’étonnant Work (Holes) de celle d’un Yves Klein notamment sur les artistes
(1951) de Shōzō Shimamoto, sautant, en costume et en transalpins, de l’Œuvre ou-
dont la surface de papier mâ- noir et blanc, du haut d’un verte d’Umberto Eco publiée
ché a tout l’air d’une écorce immeuble de Fontenay-aux- en 1962, qui décrète ceci :
d’arbre, croûteuse et vivante, Roses – ce bien connu Saut «On pourrait penser que ce
perforée par endroits. Il sera dans le vide documenté dans refus de la nécessité sûre et
26 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020
un fameux trauma
gout de son héroïne cool en diable.
Indomptablement boute-en-train,
même bousillée sous sa cuirasse de
désinvolture, celle-ci se pointe au
commissariat pour porter plainte
Sur OCS, la réalisatrice dons se regarder, dans cette série comme une commotion : le viol des influenceuses, les paradoxes du après une nuit d’écriture et prend le
créée, écrite, codirigée, interprétée dont elle fut victime en 2016, in- féminisme en armure. Le tout en temps de glisser à l’ami qui l’accom-
et actrice Michaela Coel
par elle. Comme précédemment consciente, dans les toilettes d’une slalomant entre les lieux communs pagne : «Je t’ai dit que j’ai tenu ma
règle son compte à un dans Chewing Gum (pétulante sit- boîte de nuit. Après la mise en char- avec une intelligence redoutable du deadline ?» Tout finit par évoquer la
traumatisme, son viol com sur les efforts d’une vingte- pie (Je pourrais te détruire) promise temps présent, qui dépasse consistance d’un rêve lucide à me-
survenu en 2016. naire, fiancée à la religion, pour per- par le titre avec une déférence toute l’antagonisme féminin-masculin, sure que la série chemine vers son
Loin de s’emmurer dans dre sa virginité), Coel en est le britannique, il faudra faire le trajet sublime les larmes des garçons et les finale dément. La question de la
la noirceur, elle mène, visage. Et quel visage. Celui d’une de la reconstruction avec elle. biceps bandés des filles. création constitue son cœur et son
avec un humour acéré, satyresse de science-fiction, phy- Sous les traits d’Arabella, Coel ne se C’est une série qui aime l’amitié et poumon. On y devine un rapport fu-
sionomie taillée au biseau, beauté laisse pas tranquille et pousse les les seconds rôles. Pour accompa- rieux à l’écriture, quelque chose qui
une réflexion sur la
de scalpel coiffée d’une perruque curseurs de la catharsis. Régler son gner l’héroïne dans sa décompensa- urge pour truander la douleur, se
catharsis par l’écriture. rose dragée et d’un prénom tout compte au trauma passe par un récit tion, elle exalte la camaraderie sauver la face et la vie. Comment
aussi peu de ce monde : Arabella. de soi carnivore, quasiment débar- terminer l’histoire ? Michaela Coel,
«N
ous sommes la rassé de la question de l’identité de qui ne méconnaît pas le romanes-
génération qui Pacte. Il s’agit d’une jeune autrice l’agresseur et de ce que la justice Ce qui l’exfiltre que de l’existence, mâchonne son
a décidé que si
vous ne nous
de notoriété fraîche, faite idole sur
Twitter en gazouillant ses Chroni-
pourrait entreprendre contre lui. Sa
richesse : entrer en conversation, de
de la noirceur, c’est crayon, parcourt toutes les virtuali-
tés de son récit, transforme son hé-
regardez pas, nous nous regarderons ques d’une millennial énervée, qui la manière la moins dogmatique le panache et le roïne en succube glam pour la faire
nous-mêmes.» Beaucoup de fictions vient de signer son premier contrat possible, avec des thématiques con- revenir sur ses traces et le lieu du
attachées aux expériences de la d’édition. Dans la lignée de ces au- temporaines qu’on rechigne à lister, sens de l’humour crime – le bar au nom si signifiant,
jeunesse pourraient se réclamer de
cet énoncé catapulte, formulé au
tres séries glissées sous la peau de
filles de désirs et d’aplomb (de Lena
tant la série ne les appréhende ja-
mais comme un sommaire d’épo-
qui tiennent Ego Death («Mort de l’ego»). Creu-
sant partout des rigoles de malaise
début de la série britannique I May Dunham dans Girls à Phoebe Wal- que besogneux. Le pacte du l’écriture, dopés par qu’elle n’a de cesse de dévaler,
Destroy You. Mais celle qui l’a écrit,
l’époustouflante Michaela Coel,
ler-Bridge dans Fleabag), I May Des-
troy You est un caisson de résonance
consentement dans la sexualité, le
bocal des réseaux sociaux chauffés
le bagout de son brillamment, comme un toboggan.
Sandra Onana
nous donne l’impression qu’il n’a pour les heurts et jouissances d’une à blanc, où les traumas se vomissent héroïne cool
jamais été aussi à propos. C’est elle jeune femme désaxée. Michaela autant qu’ils se câlinent comme des I May Destroy you de
qui se regarde ici, et nous la regar- Coel y revisite un traumatisme vécu doudous, le narcissisme totalitaire en diable. et avec Michaela Coel sur OCS.
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 27
Jeu / «My
croft) l’abordera bientôt. Est-ce son re-
gard fuyant ou l’impression confuse
qu’une paire d’yeux l’épie de loin que
Exercice»,
nous révèle progressivement une série
de flash-back enchâssés ?
Dix ans après la Griffe du passé (1947) et
mise en zen
ses ombres dévorantes, Tourneur s’em-
pare de nouveau du film noir, mais en en
dévoyant quelque peu les codes. D’une
part par le climat de suspicion pesante
qu’il injecte à chaque plan, teintant ce
Le cinéaste Exercise se rapproche des vingt-septième long métrage d’une para-
d’animation jeux de scoring par cette fa- noïa sans doute liée au contexte politi-
Atsushi Wada livre çon qu’il a de plonger le que de l’époque. D’autre part en déterri-
joueur dans un état de flow, torialisant peu à peu le genre de son lieu
un magnifique moment de transe bienheu- de prédilection (la nuit urbaine et ses
objet où il s’agit reuse où la main et l’esprit quartiers interlopes) pour inscrire une
plus de déphasage se détachent. Bercé par la Nightfall adapté d’un polar de David Goodis. Photo Rimini éditions partie de son intrigue dans les monta-
mental que de gain répétitivité du geste (du gnes enneigées du Wyoming. C’est là
de points. Doux joueur comme du person- que, quelques mois auparavant, James
comme le ventre
d’un chien.
nage), on s’adonne ici à un
déphasage mental – pen-
dant que l’œil vagabonde,
Ciné / «Nightfall», Vanning (auquel Aldo Ray prête sa voix
éteinte et sa carcasse fatiguée) avait
croisé la route des deux malfrats qui veu-
bercé par les ondulations de
noir comme neige lent lui faire la peau, parce qu’à la suite
L’
univers tel qu’il la ménagerie, il cherche le d’un échange de mallette et d’un imbro-
s’offre à nous est détail sans s’attarder sur glio où son ami le Doc a perdu la vie, ils
jaune citron. Un rien de précis. Une œuvre à S’éloignant de la ville, qu’on a parfois tendance à réduire à sa le croient en possession de l’argent du
petit homme en slip gît au l’image de son créateur, At- veine fantastique – la Féline (1942), Vau- casse qu’ils venaient de commettre.
Jacques Tourneur installe
sol sous le ventre d’un sushi Wada, cinéaste en ani- dou (1943), l’Homme-léopard (1943), Un autre thriller, la Maison dans l’ombre
chien placide. Une pression mation qui concocte, depuis
son intrigue dans les tous réalisés sous l’égide de la RKO et du (1952) de Nicholas Ray, avait déjà pour
de la barre espace et le bon- deux décennies, de magni- montagnes donnant à producteur Val Lewton –, bien qu’il ait cadre un désert de neige, mais Tour-
homme rondelet se plie en fiques courts potelés et ab- son thriller une violence œuvré dans à peu près tous les genres, neur, plus hitchcockien dans sa façon de
équerre et enfonce son vi- surdes, guidés, dit-il, par le feutrée, exacerbée par tant l’usage singulier qu’il fit du noir, donner au spectateur un peu d’avance
sage dans le ventre duve- concept de «ma». Horrible- un sentiment de paranoïa. ferment d’ineffables terreurs, allait re- sur ses personnages, ne joue pas tant sur
teux de l’animal comme on ment glissant à définir, ce nouveler l’art de traiter la peur au le caractère métaphorique de l’élément
plonge sa tête dans le plus terme japonais évoque au- cinéma – le mal indistinct émergeant à immaculé – la blancheur censée refléter
C
confortable des oreillers. tant l’intervalle, l’interstice, ertaines rencontres son- l’improviste de nulle part ou d’un coin l’innocence de son héros – que sur ses
Bruit de frottement. On re- que la tension entre deux nent comme des éviden- ténébreux du cadre. propriétés physiques, infléchissant ce
lâche la touche : retour en objets, ce qui les sépare tout ces et sans doute était-il Mais l’évidence n’excluant pas le para- récit concis avec une langueur ouatée,
position couchée. Après dix en les liant (le vide entre tracé à la mine de plomb doxe, c’est par l’éclat aveuglant d’un un rythme ankylosé, une violence feu-
flexions, une femme nous deux fleurs dans un bou- que Jacques Tourneur, cinéaste des om- néon, qu’une menace diffuse nous est trée et sourde, que seule exacerbe la ten-
encourage d’un vif et poli quet d’ikebana, par exem- bres folles et de l’obscurité menaçante, cette fois suggérée dès l’ouverture de sion d’un montage alterné redoutable-
clappement de mains. A la ple). Il n’est pas anodin que se voie un jour confier la tâche de porter Nightfall. Une douche de lumière crue ment efficace, sur les hélices broyeuses
trentième, un ours nous ce gameplay ascétique ait à l’écran un roman intitulé Nightfall, pe- extirpant de la pénombre et d’un anony- d’un camion chasse-neige.
tend un verre d’eau comme jeté son dévolu sur la barre tit polar sec et atmosphérique de David mat protecteur l’homme au pas hésitant Nathalie Dray
le plus précieux des pré- espace, la seule touche du Goodis – dont François Truffaut adap- qui arpente l’allée d’un kiosque à jour-
sents – bruit de déglutition. clavier qui ne produit rien tera aussi Tirez sur le pianiste. La Tom- naux, peu avant de s’engouffrer dans un Nightfall
Une otarie se joint au grou- d’autre que du vide. Magni- bée de la nuit… Le titre à lui seul pourrait bar enfumé de Los Angeles où une fille de Jacques Tourneur coffret DVD
pe, dodelinant de la tête à fique objet zen, My Exercise résumer l’esthétique tourneurienne, à la beauté lasse et résignée (Anne Ban- et Blu-ray, Rimini éditions.
contretemps, puis des est parfaitement résumé par
moutons, un oiseau, un une des récompenses qu’on
chiot… Il y a foule. Un geste peut y débloquer : «Le corps
en produit trois autres en mouvement et l’esprit im-
concordants, et autant de mobile.»
mouvements et bruits marius chapuis
asynchrones.
Bien que totalement dénué My Exercise
d’esprit de compétition, My sur PC, Mac et iOS, 2,99 €.
LOVE ETC.
DR
28 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020
Bildschirmfoto de Beni Bischof. Photo Beni Bischof Melting Memories de Refik Anadol. Photo Refik Anadol
Art / «Le
Hasard
des choses»,
qui vivra
Vevey
N
La septième édition ous sommes debout,
du festival d’arts visuels dans une église, saisi
par ce qui semblerait
qui se tient en Suisse être un portail tem-
explore les méandres porel où se déploient des volutes en
des formes de l’image fusion, bleu ciel mousseux, qui
et repousse les limites s’entortillent lentement. L’envie est
de la photographie. grande de pouvoir passer dans un
autre monde. Ceci n’est pas un
Des créations pointues portail, mais bien l’œuvre Melting
qui résonnent parfois Memories de Refik Anadol. L’artiste
MountGrammont withLightleakCameraAppFilters (IMG_2824), 2020 de Penelope Umbrico. très justement avec multimédia turque, en collabora-
Photo Penelope Umbrico la pandémie actuelle. tion étroite avec Neuroscape, labo-
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 29
Uncanny Mirror de Mario Klingemann. Photo Onkao Abglanz d’Alina Frieske. Photo Alina Frieske
ratoire de neurosciences de l’uni- est déjà celui d’un soulagement. coter ses images. Ces dernières ses pérégrinations sur Internet, des sous-tendent que notre rapport
versité de Californie, est parvenu à D’y être, de circuler entre espaces prennent un sens tout particulier images et selfies anonymes qu’elle aux écrans tient à la fois de cette fa-
donner des formes visuelles à des d’expositions en extérieur (il n’est lorsque l’on pense aux événements désosse, décompose. Avec ces frag- cilité qui existe d’accéder à une
souvenirs humains. Une étrange pas obligatoire de porter le masque) liés au Covid-19, notamment le con- ments, elle constitue habilement multitude d’images, comme au
manière de se servir de données et en intérieur (le port devient là finement où beaucoup d’entre nous des photomontages où des figures sentiment de facticité qui naît de
d’électro-encéphalogrammes et au- impérieux). Stefano Stoll : «J’ai me- avons dû nous parler, nous toucher humaines, comme déformées fa- les voir déjà mues par l’obstacle
tres examens neurologiques, afin suré tous les jours les risques que le les uns les autres par le biais du nu- çon peinture à la spatule, habitent numérique.
de les transposer en images en festival n’arrive pas… Que moi et mérique, faire confiance aux des lieux domestiques au parfum Le Suisse Beni Bischof a, lui, oc-
mouvement sur écran plasma. L’ar- mon équipe [pas loin de 200 per- écrans, et parfois imaginer un de douce mélancolie. «Beaucoup de cupé son temps de confiné en fa-
tiste est invité à exposer son travail sonnes, ndlr] on ait bossé pour monde où nous ne serions peut- propositions sont réinterprétées par çonnant pas loin de 400 composi-
dans l’église Sainte-Claire, sise à rien.» Egalement scénographe de être plus qu’une représentation le public à la lueur du confinement, tions gifs postées en story
Vevey, petite ville suisse au bord du l’événement, le directeur s’inquié- f iltrée, possiblement mise à précise le directeur du festival, Instagram : manipulées, distor-
Léman où se déroule, pendant le tait qu’une allocution du gouverne- l’épreuve des glitches, des informa- pourtant nous n’avons que trois ou dues, ces saturations d’images, flir-
mois de septembre, la septième ment vienne contrecarrer ses plans. tions cumulées, des bugs et du quatre artistes qui ont dû créer sur tant avec notre société de consom-
édition de la biennale des arts Il y a évidemment des pointures de temps. Quoi de plus particulier cette période, et surtout à partir de mation, sont restituées sur des
visuels, Images Vevey. Son direc- l’art dont les œuvres émaillent les donc, que de croiser sur son che- celle-ci.» écrans face à l’illustre cinéma As-
teur, Stefano Stoll, nous précise murs de la ville, comme cette pho- min l’Uncanny Mirror, de Mario tor. Burlesque, l’une d’entre elles
avec enthousiasme que la manifes- tographie démesurée de Jeff Mer- Klingemann. Le projet interactif de Filtres. C’est le cas par exemple de nous montre le «mème» d’un
tation, sous-titrée cette année «le melstein : un homme dans les rues l’artiste allemand, installé dans le Penelope Umbrico et ses clichés du homme dansant devant une mai-
Hasard des choses», n’est pas là de New York tient, sous sa mousta- théâtre Oriental-Vevey, vous met mont Grammont trouvés sur Inter- son en flammes. A l’image, peut-
uniquement pour accueillir les ap- che, son livre avec les dents et se face à une image déformée de vous net (cette montagne toise la ville de être, des jours qui se profilent, me-
proches traditionnelles de la pho- retrouve, à présent, exposé sur la en selfie, comme le reflet d’un mi- Vevey et le lac Léman). Sur ceux-ci, nacés par une pandémie toujours
tographie : «Tout ce qu’on fait de- façade de la Banque cantonale vau- roir disjoncté. L’écran est doté l’Américaine a posé plusieurs cou- présente où les artistes commen-
puis plus de dix ans, c’est vraiment doise, place de la Gare. Egalement d’une mémoire qui stocke les don- ches de filtres et fuites de lumière cent tout juste à exhumer la ma-
de thématiser le photographique au Christian Boltanski, dont l’installa- nées biométriques des visages pas- – light leaks – artificielles. Résultat : tière lyrique et comique utile à faire
sens large. De voir comment on va, tion monumentale Chance (inau- sés avant vous et génère un portrait une structure métallique compo- danser leur imagination.
avec les artistes, pouvoir repousser gurée à la Biennale de Venise, composite, aux allures de Francis sée de 22 panneaux en Plexiglas sur Jérémy Piette
les limites usuelles du médium en 2011) tient dans l’écrin de la Salle Bacon 2.0., constamment en mou- lesquels sont imprimées ces ima- Envoyé spécial à Vevey (Suisse)
photo et de l’imaginable.» del Castillo. Mais on retient plus la vement. Effrayant. ges, défiant, en face-à-face, le véri-
présence d’artistes comme Refik Sur les déformations numériques, table mont Grammont. Notre re- Le hasard des choses
Tricoter. Avec cette septième édi- Anadol, qui joue de données on trouve également Alina Frieske gard court et passe à travers ces au Festival Images Vevey
tion, le sentiment qui nous vient à algorithmiques comme de divers et sa série intitulée Abglanz. œuvres graphiques aux tons exoti- jusqu’au 27 septembre.
l’esprit, en ces temps de pandémie, potentiels numériques afin de tri- L’artiste allemande glane, au gré de ques, visuels striés, tramés, qui Rens. : Images.ch
30 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020
L
a 77e Mostra, tenue en-
vers et contre tout cette
année au Lido de
Venise, se fermera sa-
medi soir sur le palmarès du jury
présidé par Cate Blanchett. Ses dis-
tinctions viendront clore une édi-
tion hors norme dans son déroulé,
grandement dépeuplée (quel-
que 5 000 accrédités au lieu
des 12 000 habituels), mais dont le
bilan sanitaire – s’il devait rester Le maire de Boston, Marty Walsh, dans City Hall de Frederick Wiseman. Photo Météore Films
vierge de cas de Covid-19 détectés
sur place à la faveur des centaines
de tests opérés (plusieurs acteurs et répondre de manière satisfaisante : publics, le film part d’un constat des ponctuations tout aussi bien le cinéaste a en partage avec
membres d’équipes de films en sé- comment appréhender de nos énoncé lors des premières minutes contemplatives mais mutiques, où Walsh cette idée très haute du ser-
lection, diagnostiqués positifs à jours, dans le strict respect à la fois par un fonctionnaire détaillant à se recueillent la rumeur et les cou- vice public comme bien commun,
l’aéroport dans leur pays d’origine, de l’œuvre et du protocole sani- une assemblée ce en quoi consiste leurs particulières de la ville. De propice même à panser à l’échelle
ont en revanche dû rester à quai) – taire, la projection du superbe City le budget annuel de la mairie de part et d’autre, la diversité d’ac- locale les iniquités semées au ni-
apporterait à n’en pas douter au- Hall de Frederick Wiseman, alors Boston et comment sont dépensés cents et de visages des agents de la veau fédéral par les agissements du
tant, sinon plus de satisfaction aux même que le film dure 4 h 35, soit ses quelque 3,3 milliards de dollars : cité comme celles des devantures locataire de la Maison Blanche :
patrons du festival qu’un beau lion une bonne demi-heure de plus que «Les gens ne comprennent pas ce de commerces communautaires se «Boston peut changer ce pays,
d’or. De fait, les nombreuses mesu- la durée de vie d’un masque chirur- qu’on fait.» font le reflet de cette richesse mul- affirme Walsh dans l’ultime dis-
res en place pour contenir le risque gical, et qu’il est formellement Où va l’argent ? A tout ce que l’on ticulturelle vantée par l’édile, et son cours prononcé à l’écran, où il vante
épidémique, si elles furent pesan- proscrit de retirer celui-ci pendant verra se déployer sous l’œil géné- vaste terreau migratoire, auquel il son bilan. Cette ville et ce pays ont
tes (Libération de mercredi), au- les projections, sous peine d’être reux de la caméra pendant deux s’inclut volontiers, rappelant le ra- besoin de nous, et on ne fait que
ront finalement moins malmené tancé, voire exfiltré aussi sec ? cent quinze minutes. De là, seront cisme subi voilà un siècle par ses commencer.»
les festivaliers que les films en Le grand documentariste améri- ainsi exposées la multiplicité de fa- ancêtres irlandais. Cette adresse frontale à l’état politi-
compétition – avec pour climax tar- cain, 90 ans aujourd’hui, nous a cettes de l’action de la municipalité que du moment, dont Wiseman est
dif, l’inepte Nuevo Orden du ma- accoutumés à s’autoriser pareilles d’une grande ville américaine, poli- Adresse frontale. Dans le précé- peu coutumier, est peut-être ce qui
rionnettiste sadique Michel Franco, étendues déliées de tout formatage, tiques urbaines, sociales, foncières, dent film de Wiseman, Monrovia, conduit City Hall à s’écrire sur un
litanie débilitante de trucidages et avec ses auscultations de territoi- écologiques, scolaires qui s’incar- Indiana, tourné au cœur de terres mode moins dialectique que d’ordi-
sévices en règle (meurtres, rapts, res, d’institutions et de métiers, qui nent et se mettent en scène à tra- trumpistes pur jus, pas une fois le naire, sinon dans une puissante et
viols collectifs, tortures, exécu- se refusent à sacrifier la complexité vers le maire du cru, Marty Walsh. nom du président en exercice tardive séquence de réunion de
tions), confus et manipulateur au de leur ambition exploratoire aux Un maire de rêve, du moins pour n’était prononcé. Ici il survient au quartier où la procédure d’installa-
possible dans son allégorie synthé- caprices de nos horloges internes ce que l’on nous en donne à voir, bout d’une heure à peine. Et ainsi, tion d’un dispensaire de cannabis
tique des maux qui intoxiquent le ou de celles des diffuseurs. S’il est statufié par la caméra en par quelques allusions directes, suscite la défiance des habitants du
Mexique contemporain. loin d’approcher le record person- rhéteur-conteur galvanisant et en mais surtout en creux, Trump s’im- coin, le plus pauvre et violent de
nel du cinéaste en la matière (les idéal de héros progressiste, jusque pose-t-il vite comme l’horizon en Boston – celui, aussi, où Walsh est
Musicalité. Sur le strict plan de six heures de Near Death, en 1989), par ses failles (son alcoolisme négatif de tout ce que la politique né. Mais à deux mois d’une élection
l’organisation, dans un contexte son dernier film pose un défi nou- repenti, dont il dit se soigner en- de Marty Walsh promeut et défend présidentielle qui se présente
sans équivalent hors temps veau au spectateur masqué à l’ère core), qui ne cesse de rappeler sa – l’éducation et la résorption des comme un tournant historique
de guerre, la réussite de cette pandémique, et pourtant, ce City ville à l’extrême diversité de sa po- mécanismes d’éviction sociale en dans la vie démocratique améri-
Mostra peut apparaître incontesta- Hall s’avère si intensément pas- pulation et à la brutalité des inéga- premier lieu. Une figure dont l’aura caine (le film sera sorti dans les sal-
ble – pour ce qui est de la sélection, sionnant (presque) de bout en bout lités qui y font tragiquement leur réparatrice, réconciliatrice, plane les françaises d’ici-là, le 19 octobre),
c’est autre chose, et on y reviendra – on peut juger sa dernière demi- lit. Avec la musicalité propre à l’art même sur les séquences dont il est on peut voir dans les options prises
dans notre bilan lundi, ainsi que heure un brin moins inspirée – que du découpage de Wiseman, City absent. Et, malgré la sempiternelle par cette nouvelle fresque moins
sur les beaux films de Kiyoshi Ku- l’on en oublie vite tout ce que l’ex- Hall entretisse les longues séquen- posture de retrait de Wiseman, où un geste de militant que quelque
rosawa (The Wife of a Spy) et Chloé périence pourrait présenter ces immergées dans la matière vive se logent une qualité d’écoute, une chose de l’ordre d’un calme et puis-
Zhao (Nomadland). Demeure tou- d’éprouvant. Au carrefour de bien et oratoire de chantiers et réunions intelligence et une acuité prodi- sant acte de foi.
tefois une question logistique à la- d’autres œuvres passées de Wise- (comités de quartier, conférences gieuses des situations enregistrées, Julien Gester
quelle on n’a trouvé personne pour man consacrées à divers services de presse ou groupes de parole) à il apparaît très sensiblement com- Envoyé spécial à Venise
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 31
Clips,
le retour
Le clip de Paradigme, du groupe la Femme. photo JF Julian. La Femme
en grâce
32 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020
Par
Olivier Richard
«C
omme tous les
groupes, toutes
nos dates ont
été annulées à
cause du Covid-19. Nous avons mis
à profit cette immobilisation forcée
pour prendre de l’avance sur nos
clips», raconte, philosophe, Sacha
Got, le guitariste du groupe
la Femme. Fidèle à lui-même, le col-
lectif s’apprête à tourner cinq clips
en quatre jours en mode do-it-your-
self en prévision de la sortie de son
nouvel album au début de l’année
prochaine. En dépit d’un planning
de tournage qui ferait rougir Roger
Corman, les prochains clips de
la Femme vont être conçus comme
de vrais courts métrages. Got expli-
que : «Nous avons plusieurs types de
configuration pour nos clips. Soit ils
sont faits avec des budgets microsco-
piques et tournés à l’arrache, dans
la rue, comme Où va le monde, soit
ils sont plus produits avec costumes
et décors comme Hypsoline. Cette
fois, nous avons davantage de
moyens. Nous allons faire en sorte
que ces cinq clips s’imbriquent et
s’inscrivent dans une ligne direc-
trice.»
Le clip en pleine
ché musical aussi actif que la
France, la tendance s’accélère grâce
à la conjonction de plusieurs fac-
teurs : la reprise du marché de la
musique enregistrée consécutive au
développement du streaming de-
puis les années 2010, la démocrati-
sation des moyens de production et
l’expansion des réseaux sociaux et
de partage de vidéos, YouTube en
tête. «Autrefois, le clip était un peu
un exercice de fin de parcours ré-
résurrection
servé à un réseau très professionna-
lisé, celui des maisons de disques
avec un peu de moyens. Aujourd’hui,
au contraire, tout le monde a une vi-
déo sur YouTube. Cela va du plus pe-
tit groupe et sa vidéo à 100 euros aux
grandes stars qui ont des clips à
2 millions. Le clip est un vecteur
pour diffuser ta musique alors
qu’autrefois, il finalisait le package
artistique en mettant en image une
chanson», commente Tahar Chen-
der, directeur général du label indé-
pendant Because Music, qui pro-
duit une cinquantaine de clips par
an avec des sociétés de production
comme Caviar (Christine and The
Queens), Iconoclast (Justice) mais
La crise du disque dans les années 2000 l’avait quasiment enterrée.
aussi avec de nombreux jeunes ta-
lents, en particulier dans les musi-
Indispensable pour exister sur les réseaux sociaux, la vidéo est
ques urbaines. redevenue une carte maîtresse dans la promotion d’un artiste. Et elle est
Héritières des soundies américains
des années 40 et de nos célèbres désormais à la portée financière et technique de n’importe quel musicien.
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 33
La découverte
Image extraite du clip
de Paradigme,
du groupe la Femme.
photo JF Julian. La
Femme
Andrea Montano
en particulier YouTube. «YouTube mais à la portée du plus humble
est un peu la télé du quotidien, une groupe garage. «Les réalisateurs
télé personnelle sur laquelle tout le peuvent tourner avec un appareil
monde va au moins une fois par jour. photo et monter chez eux. Les coûts
Les chaînes de télévision ont une de production des clips ont donc
part complémentaire et non plus énormément baissé», remarque Pa-
structurelle comme avant, à l’époque trick Villeneuve, directeur de la so-
Fils Cara,
ou tu lançais des vidéos avec ces té- ciété de production Sombrero And
lés. Désormais, le principe de lance- Co., qui produit des clips pour Ro-
ment d’un clip, c’est les réseaux so- dolphe Burger et Arthur H. Vétéran
fils prodige
ciaux, Facebook, Instagram et du clip (Katerine, Pierre Daven-Kel-
YouTube», ajoute Tahar Chender de ler), Gaëtan Chataigner a, lui, noté
Because Music. «l’arrivée d’une génération de réali-
C
sateurs qui sortent des écoles en sa- e garçon aime De- Francis au piano et Mohave (déjà
Des coûts de production chant tout faire. Ce sont des gamins leuze, Kurt Co- aperçu chez Lomepal) à la pro-
en baisse bien formés qui savent manier les bain, le col roulé duction, il tisse un patchwork de
L’érosion du média télévisuel et la différentes étapes de l’élaboration noir – tenue quasi chanson française, de pop d’ins-
diminution des plages de clips s’ac- d’un clip et tous les outils». Pourtant, obligatoire sur scène – et les for- piration italienne, de beats, de
compagnent d’une baisse significa- cette véritable manne numérique mats généreux. Au cumul de scansions singulières.
tive des redevances versées par les ne dissuade pas de jeunes réalisa- deux EP huit titres, sortis à quel- Fils Cara, 25 ans sensible et
chaînes de près de 50 % en dix ans, teurs comme Robin Lachenal de ques mois d’intervalle, il a un ré- (é)mouvant, ose dans un même
selon Jérôme Roger de la SPPF. toujours faire appel à des moyens pertoire déjà conséquent dans morceau introduction de nap-
Heureusement, les sites commu- antédiluviens. «J’ai fait un clip en son escarcelle. Entrée en ma- pes élégiaques à la Agnès Obel et
nautaires ont pris repris le flam- stop-motion (animation image par tière volontaire pour cet ancien refrain malin (New York Times)
beau même si, pour l’instant, leur image, ndlr) avec une photocopieuse étudiant en cinéma, passé par et achève ce Fictions par un dé-
faible taux de rémunération ne per- pour Frustration (When a Banknote les chambres froides des usines roulé de générique façon voix off
met pas d’équilibrer les budgets. Jé- Starts to Burn), un autre avec un ta- ouvrières, auteur à quatre mains Nouvelle Vague (Crédits). L’at-
rôme Roger continue : «Le CNC bleau noir et une craie pour la Récré d’un pavé de poésie et dont le traction véritable aussi d’une
[Centre national du cinéma] a mis (Onegai). Le clip reste un terrain où projet artistique porte fièrement écriture à la fois iconoclaste et
en place une mission sur le clip. l’on peut faire ce qu’on veut !» en étendard le prénom de la lucide, où la vivacité de Borges
Nous nous sommes aperçus que, Dans le contexte actuel de bataille mère. croise l’instinct de Dany Dan des
quand on met en perspective les re- mondiale des contenus, les pou- Fils Cara va vite, au point de bas- Sages Poètes de la rue et les cro-
venus générés par les droits télé et voirs publics et les excroissances de culer de promesse affirmée à sé- chets anglophones d’un Gains-
Internet et les coûts de production, l’industrie phonographique ont dé- duction à tous les étages. Plutôt bourg («Derrière la fenêtre, j’vois
le résultat net est toujours structu- cidé de soutenir plus que jamais la que d’assener la même signature des figures comiques /Je sens
rellement déficitaire…» production made in France. La rythmique rap que sur son pre- qu’un truc is coming»). L’éclosion
Pour un indépendant comme Be- SPPF et son homologue la SCPP (So- mier essai, le Stéphanois d’ori- d’un diamant brut.
scopitones des sixties, les music vi- cause dont le budget «image» ciété civile des producteurs phono- gine sicilienne préfère ici décou- Patrice Demailly
deos se multiplient à partir du mi- s’élève à près de 2 millions d’euros, graphiques, qui rassemble les ma- dre les trames d’un style
lieu des années 70. C’est à cette pé- le clip est loin d’être le seul outil vi- jors et quelques indés) ainsi que le musical. Epaulé par son frangin Fictions (Microqlima)
riode que Queen entre dans déo. «50 à 60 % de notre budget FCM (Fonds pour la création musi-
l’histoire en produisant le premier “image” passe dans la production de cale) ont mis en place des fonds de
«vrai» vidéoclip, le fameux Bohe- clips, le reste est consacré à des vi- soutien, qui aident de plus en plus La réédition
mian Rhapsody (1975). En 1981, le déos plus occasionnelles qui nourris- de labels à produire leurs clips.
lancement de la chaîne musicale
américaine MTV et la naissance de
sent le flux des réseaux sociaux et
l’interaction entre l’artiste et ses
Alors qu’elle avait aidé 326 clips il y
a trois ans, la SPPF a participé au fi- PJ Harvey
dépouillée
succédanés locaux comme TV6, M6 fans : captations live, modules docu- nancement de 426 clips en 2019, le
ou MCM à la fin des années 80 en- mentaires, petites vidéos pour Snap- montant cumulé des aides attei-
couragent les maisons de disques à chat, Instagram, Facebook. Quand gnant 2,8 millions d’euros. De son
E
ajouter les clips à leurs boîtes à ou- nous travaillons un single, nous pro- côté, le CNC, qui a mis en place, il y n attendant un nouvel album qui
tils promotionnelles. Désormais, la duisons un clip et tout un lot de con- a deux ans, un fonds dédié doté se fait un peu attendre, les fans de
production d’un clip fait partie du tenus vidéo complémentaires qui d’un budget de 3 millions d’euros, la prêtresse britannique peuvent
parcours incontournable qu’une constituent l’ensemble promotionnel a soutenu 109 clips en 2019. Reste à toujours aller revisiter les coulis-
maison de disques doit suivre pour de l’artiste, explique Tahar Chender. imaginer la manière dont les clips ses de ses plus marquantes créations. Trois
obtenir un tube, au même titre que Le clip reste quand même le faire- devront évoluer pour ne pas être albums de démos datant des débuts de la car-
l’entrée dans les playlists des radios. valoir d’une chanson. Aujourd’hui, emportés par le flux incessant de rière de PJ Harvey sont sur le marché.
Mais la crise du disque, l’expansion on est de plus en plus soit sur des nouveaux réseaux (TikTok, etc.). Celles des deux premiers disques, Dry (1992)
massive des réseaux sociaux et la grosses productions, qui ont pour «Le clip devra changer de format et Dry Demos, et Rid of Me (1993), avaient déjà été rendues
réduction des plages consacrées à but de produire des œuvres origina- se rapprocher soit du jeu vidéo, soit 4-Track Demos, disponible, dévoilant des brouillons non seu-
la musique par la télévision rebat les du type court-métrage, soit sur du cinéma, estime Tahar Chender. To Bring You lement dépouillés mais surtout moins furieux
les cartes. «Avec la crise du disque, des budgets plus raisonnables pour Il devra proposer un parti pris plus My Love Demos (notamment ceux de Dry) que les versions dé-
apparue en France en 2002, les pro- en produire davantage. Ce sont les fort et ne pas être uniquement une (Caroline/ finitives des albums produits, entre autres,
ducteurs phonographiques ont dû clips de niveau médian qui ont été bande vidéo associée à une chanson. Universal) par Steve Albini. A l’époque, PJ Harvey était
faire face à une attrition significa- altérés.» Il faudra choisir la bonne plateforme plus ou moins un trio, avec Rob Elis à la batte-
tive de leurs revenus. En consé- A l’instar de ce qui s’est passé avec de production comme une adapta- rie et Steve Vaughan à la basse.
quence, ils ont fait des coupes som- l’apparition de logiciels tels que Ga- tion sur un jeu vidéo ou sur un ré- La publication de l’album 4-Track Demos, comprenant les maquettes
bres dans leurs budgets et les moyens rageBand, qui ont permis aux musi- seau qui ferait intervenir le public de Rid of Me et quelques inédits abandonnés sur l’album final, avait
alloués à la production de vidéomu- ciens de travailler chez eux, la mise ou encore un film. Cela imposera servi, en 1993, de transition avant la sortie de l’album To Bring You
siques ont été revus à la baisse», pré- sur le marché de logiciels de mon- une création beaucoup plus élaborée My Love, qui allait offrir un succès international à PJ Harvey. Les
cise Jérôme Roger, le directeur gé- tage abordables comme iMovie (Ap- du point de vue artistique ou démos de ce disque grandiloquent (sur) produit par Flood et John
néral de la SPPF (Société civile des ple) et d’appareils photos numéri- social.» • Parish sont dévoilés aujourd’hui en complément de sa réédition.
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Minimal Oof
Malade All Of Us Is One feat. Russell Brand
On ne sait pas grand-chose de cette Le Français DJ Oof nous invite à se
découverte du laboratoire connecter au «grand tout» dans
d’exploration la Souterraine. Une cette addictive friandise western-
Coup de riff
nées, Ellas McDaniel, alias Bo Did- ter que ce blues version shoegaze
dley, est surtout le créateur d’un n’évoque en rien le guitariste améri-
rythme syncopé joué à la guitare cain dans ses paroles minimalistes,
apparu en 1956 sur son premier sin- où il est question d’une voie ferrée
gle, justement nommé Bo Diddley, à suivre sans se retourner, tout ha-
qui donne naissance au «Bo Diddley
Beat». Depuis cinquante ans, Depuis 1956, le «Bo Diddley Beat» billé de noir…
La pochette on y croit
Hollie Fernando
Ludovic Houplain, fondateur de H5 gnature marquante de l’époque. «Nous voulions
avec Antoine Bardou-Jacquet, qui a conserver une unité esthétique et que le visuel des
aujourd’hui quitté la structure. Leur pochettes soit décliné sur tous les supports jus-
agence a signé le design de nom- qu’au clip. Plutôt que nous limiter à réaliser une
breuses pochettes et clips pour les seule pochette, notre volonté était de forger l’iden-
artistes de la french touch, Etienne tité graphique globale des labels pour lesquels
I
l leur en aura fallu de l’«ENERGY» aux plongé avec une vraie excitation dans leur
deux frères Guy et Howard Lawrence nouvel opus.
pour donner un nouveau souffle à une Comme toujours, la maison Lawrence est très
carrière soudainement mal embarquée accueillante : elle n’a pas mis le pied à l’étrier
après un deuxième album, Cara- à Sam Smith ou Aluna George
cal (2015), bâclé et boursouflé. pour rien. Les invités vocaux sont
Mixant vitesse et précipitation, le donc légion, de la revenante Kelis
duo anglais avait voulu coincer aux néorappeurs Aminé et Slow-
fissa le pied dans la porte du suc- thai. Mais la vraie bonne idée est
cès après le carton de son coup de convier au banquet la Malienne
d’essai Settle (2013) et les deux ans Fatoumata Diawara et le Came-
de tournée incessante qui suivi- rounais Blick Bassy, reine et roi
rent. Une avalanche colorée de tu- Disclosure d’un projet qui, d’un seul coup,
bes élégants ET populaires (When ENERGY quitte la noirceur de la nuit londo-
a Fire Starts to Burn, Latch, White (Island/Universal) nienne pour s’épanouir au clair de
Noise) qui les place d’emblée en ir- lune de la sensualité africaine.
résistibles leaders house-pop. A contrario, on Loin des lourdes œillades de Caracal en di-
peine à se souvenir d’un seul titre marquant rection des ponts d’or de l’EDM, ENERGY of-
du disque suivant. fre aux deux producteurs une possibilité de
On efface tout et on recommence à zéro. Là rebond assez inattendue. Car dans le tour-
où tout a démarré pour les frangins dès 2010 billon musical actuel, la chance de décrocher
et leurs premiers maxis étincelants : la une seconde fois le pompon ne se présente
Offset Music Doesn’t Cry, It Screams (Missive, 2005) house dancefloor. Bonne pioche. Mis en que très rarement. Les ex-enfants prodiges
bouche par un EP justement nommé Ecstasy Guy (29 ans) et Howard (26 ans) l’ont, semble-
Offset «Je dis toujours aux labels que pour le clan des Versaillais, la famille Daft Punk, – difficile de mettre plus clairement les t-il bien compris.
un maximum d’efficacité visuel il faut un les historiques des raves… La french touch points sur les «E» –, ce troisième album est Patrice Bardot
nom bref plutôt qu’à rallonge, explique est résumée dans ce réseau qu’on distingue
Ludovic Houplain. La pochette de ce maxi en éloignant la pochette des yeux. L’idée était Vous aimerez aussi
un peu oublié est l’une de mes préférées. Elle de décliner le principe ensuite en ne chan-
résume notre travail. Elle joue sur les princi- geant que les couleurs, mais c’est la dernière Alexander Kowalski Henrik Schwarz St Germain
pes de l’art optique mais, au lieu de formes pochette qu’on a réalisée pour lui. J’ai réuti- Progress (2002) Live (2007) St Germain (2015)
géométriques comme chez Vasarely, j’ai uti- lisé cette idée de réseau qui forme le nom de Complètement passé de Entre live et DJ-set, le gé- Héros house très discret, le
lisé un système de réseaux qui forme le mot l’artiste plus tard pour une pochette de mode, ce producteur talen- nial producteur allemand Français se frotte à des mu-
Offset et une trame colorée jouant sur quatre Darkel [Jean-Benoît Dunckel, moitié du duo tueux est un maître des am- livre une prestation étince- siciens africains après des
couleurs basiques. A l’époque, la french touch Air, ndlr].» biances tech-house aventu- lante d’une house subtile- années de silence. Une
était souvent caractérisée par ses réseaux : Alexis Bernier reuses, gorgées de soul. ment dancefloor. réussite.
36 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020
Casque t'écoutes ?
Jean-Baptiste Mondino
Recueilli par
Philippe Lançon
Photo Mathieu Zazzo
L
e précédent roman de Jean-Phi-
lippe Toussaint, la Clé USB, se
concluait par une remarque du
héros belge, Jean Detrez, cher-
cheur en prospective pour la Commission eu-
ropéenne, alors qu’il sort de la chambre où est
étendu, en costume, le corps de son père prêt
pour les funérailles. La remarque portait sur
«cette nuance, cette infime distinction» entre
ce que le personnage observe et ce qu’il
éprouve ou sent qu’il devrait éprouver. Elle
Jean-Philippe Toussaint, le 10 septembre, à Paris.
Livres / à la une
Entretien avec
Jean-Philippe Toussaint
Suite de la page 37 de visite clandestine, manente de l’Espagne auprès de l’Union eu-
par le héros, de leur appartement où elle vit ropéenne lors de la crise du volcan islandais
encore : cambrioler son propre passé est un de 2010, qui va se nouer dans les couloirs du
acte dont la nature magique, scandaleuse et Berlaymont et aboutir à une scène de fuite où
douloureuse, est parfaitement restituée. En- les émotions seront exacerbées.
tre-temps, de flash-back en flash-forward, Quand et comment vous est venue l’idée
nous avons suivi le héros dans un colloque in- de ce titre, les Emotions ?
ternational de prospective dans un château J’ai trouvé le titre un matin, très tôt. J’étais
anglais, Hartwell House, erré avec lui et son dans mon lit dans une chambre de cet hôtel
père sur le chantier du bâtiment Berlaymont, de la place Saint-Sulpice où je descends
siège bruxellois des communautés européen- quand je suis à Paris, et je réfléchissais dans
nes, découvert que son frère en est l’architecte la pénombre au titre du livre que je venais
rénovateur, assisté à la rencontre du héros d’écrire, quand je me suis remémoré la der-
avec Diane bien des années avant, croisé sa nière phrase de la Clé USB : «Je percevais
précédente femme dans une chapelle ita- l’émotion que la situation recelait, je me ren-
lienne, et, pour finir, assisté à un coup de fou- dais compte que la scène que j’étais en train de
dre dans le Berlaymont entre lui et une cer- vivre était très émouvante, mais je n’éprouvais
taine Pilar Alcantara, coup de foudre qui les pas moi-même cette émotion, comme si, l’esprit
conduit des sous-sols du bâtiment jusqu’à une tendu et attentif, à l’écoute des sentiments que
chambre d’hôtel où débutera peut-être un au- je ressentais ou que j’aurais dû ressentir, j’étais
tre livre, ou pas. Ce sont les lieux et les femmes incapable de les éprouver vraiment, je ne pou-
qui donnent mémoire et sensation au héros vais que les observer de l’extérieur, et, dans
qui enterre son père. Comme il y a au cinéma cette nuance, dans cette infime distinction, je
des ralentis et des arrêts sur image, il y a dans voyais une constante de mon caractère, une
les romans de Jean-Philippe Toussaint, et par- raideur, une rigidité, une difficulté que j’ai
ticulièrement dans celui-ci, des ralentis et des toujours eue à exprimer mes émotions.» Et
arrêts sur émotion. C’est comme la vie, tant d’un coup, je me suis arrêté sur le mot «émo-
qu’il y a de quoi la nourrir et lui donner forme : tion» et j’ai eu une intuition. Puisqu’il s’agis-
plus ça dure, mieux c’est. sait d’un cycle romanesque, puisque ce livre
Les Emotions sont le deuxième volet d’un était la suite de la Clé USB, je me suis dit que,
cycle commencé avec la Clé USB. Aviez- lorsque l’ensemble paraîtrait un jour en un
vous déjà l’idée de ce livre en écrivant le seul volume, à peine le lecteur aurait-il lu le
précédent ? mot «émotion» qui clôt la Clé USB qu’il tour-
Eh bien, je vais tout vous dire. Oui. J’ai écrit les nerait la page et découvrirait le titre du livre
deux livres dans la foulée, à Ostende, en Corse suivant : les Emotions. J’inventais en quelque
et dans le Limousin, tout au long d’une année sorte, ou je redécouvrais, le principe du mara-
sabbatique 2018, que j’ai consacrée entière- bout, ce jeu d’esprit de l’enfance : marabout,
ment à l’écriture. Je pensais à ce nouveau cy- bout de ficelle, selle de cheval !
cle romanesque depuis quelques années. Le On lit sur votre notice Wikipédia que vous
point de départ, c’est Bruxelles. C’est à la mort avez été champion du monde de Scrabble.
de mon père, en 2013, que j’ai décidé d’aborder Qu’aimiez-vous (ou qu’aimez-vous) dans
pour la première fois Bruxelles dans mes li- le Scrabble ? Y jouez-vous toujours ?
vres, à la fois comme lieu de l’action et comme Oh, c’est de l’histoire ancienne. Non, je ne
thème romanesque. Bruxelles est ma ville, joue plus au Scrabble depuis longtemps.
mais elle n’était encore jamais apparue dans Quoique, pendant le confinement, nous
mes romans jusqu’à présent. Bruxelles, pour avons fait une ou deux parties de Scrabble
moi, c’est à la fois l’enfance, c’est-à-dire une avec ma femme. C’est Madeleine qui a eu
géographie intime et secrète, mais aussi, bien l’idée de me proposer de faire une partie, ja-
sûr, l’Europe, la Commission européenne. mais je n’aurais osé lui proposer de défier
Comment s’est établi le lien entre la Clé l’ancien champion du monde junior que je
USB et les Emotions ? suis.
D’un point de vue strictement chronologique, Quels ont été les mots préférés du joueur
les Emotions s’inscrivent dans l’exact prolon- Toussaint ? Certains d’entre eux restent-
gement de la Clé USB. Le livre est construit ils les mots préférés de l’écrivain ?
autour de la scène centrale de l’enterrement Je pense à cette magnifique phrase de Be-
du père du narrateur, dont on apprenait la ckett : «Les mots ont été mes seules amours,
mort dans les dernières pages de la Clé USB. quelques-uns.» Quelques-uns ! «Emotion» par
Les enterrements sont toujours un moment exemple est un très beau mot. Mais je remar-
de recueillement et d’introspection. C’est l’oc- que que son sens est en train d’évoluer. De-
casion pour le narrateur de repenser à sa vie, puis quelques années, dans le débat public,
de se souvenir de son père, de ses amours, de l’émotion, ou plutôt un certain type d’émo-
sa vie sentimentale. Ce sont plusieurs fem- tion, est en train de prendre le pas sur la rai-
mes de sa vie qui lui reviennent en mémoire, son, sur la réflexion argumentée. C’est parti-
une récente aventure éphémère avec une culièrement visible depuis 2016 avec la
jeune femme en marge des Rencontres de victoire de Trump et le Brexit, quand on a vu
prospective d’Hartwell House, le souvenir de le mensonge et l’outrance se propager dans
son premier baiser avec sa première femme, l’espace public. Mais ce sont là des émo-
Elisabetta, dans une chapelle romane en Tos- tions trompeuses, des émotions boursou-
cane, la rencontre avec Diane, sa deuxième flées, des caricatures d’émotion. Ce ne sont
femme, qui l’invite à la rejoindre dans sa bai- pas ces émotions qui m’intéressent. Les émo-
gnoire le soir de leur première rencontre, jus- tions qui m’intéressent sont beaucoup plus
qu’à l’improbable aventure avec une jeune discrètes, plus ténues, plus intimes, plus per-
femme qui travaille à la représentation per- sonnelles. Ce sont des émotions de deuil et Jean-Philippe Toussaint, jeudi, à Paris. Photo Mathieu Zazzo
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 39
Jean-Philippe
Toussaint
Les émotions
Les Editions de Minuit,
238 pp., 18,50 €
(ebook : 12,99 €).
des émotions amoureuses que j’ai cherché à de mes traductrices estoniennes, qui m’a ra- Connaissiez-vous ou avez-vous interrogé
saisir, dans leur diversité, leur légèreté et leur conté que ce nom, avant d’être estonisé en les architectes de cet immeuble ?
fugacité. Eelmaë, était Eiffel, comme le Gustave Eiffel Oui, j’ai rencontré Pierre Lallemand, qui a par-
Il y a beaucoup de prolepses, ou flash-for- de la tour Eiffel. ticipé à la rénovation du Berlaymont. Je le
ward, dans ce livre comme dans la plu- Le premier lieu important du livre, c’est connaissais un peu. Je lui ai écrit, et il m’a
part des autres. Cette manière d’annoncer Hartwell House, un château anglais donné rendez-vous dans son agence qui n’est
l’avenir, qu’apporte-t-elle à l’écrivain que transformé en hôtel. Ce lieu existe. Dans pas loin de chez moi. Un matin de décem-
vous êtes ? Que lui permet-elle de faire ? quelle mesure vous a-t-il inspiré ? bre 2017, j’ai donc été le rejoindre sous la neige
Ah, l’avenir ! C’est chez Dostoïevski que j’ai Oui, le moment où j’ai découvert Hartwell sur les trottoirs glissants de Bruxelles. Il m’a
découvert, avec fascination, la force de cette House a été un des éléments déterminants de reçu très amicalement, il m’a raconté les diffé-
immixtion limitée, ponctuelle, du futur dans la genèse du livre. En 2015, un ami m’a pro- rentes étapes de la rénovation du bâtiment.
le présent, qu’on appelle la prolepse. Il y a là posé de présenter à Hartwell House un de Pendant qu’il me parlait, j’ai très vite imaginé
pour moi un prodige, un tour de prestidigita- mes livres qui venait d’être traduit en anglais le potentiel romanesque que pourrait avoir
tion, une magie, mais qui n’a rien de surnatu- lors d’une réunion de prospective stratégique. une scène de visite du chantier du Berlaymont
relle ou de féérique, qui est au contraire terri- Je ne savais pas du tout ce qu’était la prospec- pendant la rénovation. Et puis une de ses
blement concrète. La façon, par exemple, tive et j’ai découvert là un univers nouveau, phrases m’a fait dresser l’oreille. Il m’a expli-
dans Crime et châtiment, dont Dostoïevski des gens qui consacrent leur vie à étudier qué qu’en sous-sol, il y avait un tunnel piéton
entrevoit, ou sait déjà, avant même que le l’avenir. J’ai trouvé cela fascinant, il me sem- souterrain qui reliait le bâtiment Juste Lipse
crime ait eu lieu, que Raskolnikov se sou- blait qu’il y avait là une matière romanesque et le Berlaymont, ajoutant qu’il avait sans
viendra plus tard du moment qui précède le passionnante. J’y suis retourné les deux an- doute dû être fermé depuis, ou condamné ou
meurtre. Cette brève intrusion de l’avenir nées suivantes pour observer les travaux de oublié, sauf si, pour des raisons obscures,
dans le présent induit pour le personnage un ce petit monde, et j’ai commencé progressive- ajoutait-il, il était toujours là. Et, bien sûr, j’ai
sentiment de prémonition, et implique, pour ment à prendre des notes, j’ai décidé de faire immédiatement compris le profit que je pour-
l’auteur, une idée de destin. L’illusion, le de mon narrateur un prospectiviste qui tra- rais tirer de ce souterrain oublié pour cons-
trompe-l’œil ou la fausse piste, ce sont là des vaille à la Commission européenne. La ques- truire la scène finale de mon livre.
procédés littéraires qui me fascinent dans tion de l’avenir, c’est du pain bénit pour un ro- Avez-vous «enquêté», comme on dit ?
l’art du romancier. C’est Nabokov qui en est mancier. Il y a l’avenir du monde, bien sûr, Oui, j’ai fait un véritable travail d’enquête. J’ai
assurément le maître incontesté. J’adore l’avenir de la société, mais il y a aussi l’avenir fait une quinzaine d’entretiens préparatoires,
cette idée de préparer, très en amont, un effet personnel du narrateur, son avenir privé. Le avec des fonctionnaires européens et des
qui ne se révélera que trente ou cinquante narrateur va se rendre compte que, autant, prospectivistes pour l’aspect professionnel du
pages plus tard. C’est très technique, et cela professionnellement, il dispose des outils ap- travail du narrateur, avec plusieurs architec-
demande beaucoup de préparation. Cela me propriés pour appréhender le futur, autant, tes pour pouvoir dresser un tableau de l’archi-
fait penser à certains coups d’échecs, appa- dans sa vie privée, il est complètement dé- tecture à Bruxelles au XXe siècle, avec des res-
remment anodins ou innocents, qui prépa- muni face à l’avenir. ponsables d’Eurocontrol pour traiter la crise
rent en réalité une subtile combinaison à L’immeuble Berlaymont de Bruxelles est du volcan islandais de 2010 (et même avec ma
long terme. Comme lecteur, je suis très sensi- un autre lieu important du livre. Quels mère, à qui j’ai demandé de me parler plus en
ble aux effets de surprise et aux pincements rapports l’histoire agitée de sa concep- détail de son grand-père, Pierre De Groef). A
de ravissement que provoquent ce genre de tion et celle de ses protagonistes réels en- chaque fois j’enregistrais les entretiens sur
prouesses. tretiennent-ils avec votre roman ? mon téléphone et je les retranscrivais par
Parfois, l’effet de réel est si grand qu’on a Le Berlaymont est le cœur secret du livre, il écrit. Je constate que la façon dont j’ai tra-
l’impression de lire des pages d’une auto- est au centre du réseau thématique que j’ai vaillé pour ce livre s’apparente à la façon dont
biographie, mais vous n’êtes pas Jean De- construit dans ce roman. C’est là que se rejoi- travaillait mon père, qui était journaliste. Il a
trez. Quels rapports entretiennent dans gnent les thèmes de l’Europe et de l’architec- été correspondant à Paris du Soir, avant d’en
ces deux livres la fiction et l’autobiogra- ture à Bruxelles, c’est là que se retrouvent le devenir directeur dans les années 1980. On
phie ? Laquelle conduit vers l’autre, et père et le fils qui travaillent tous les deux à la peut donc voir dans ce livre une sorte d’acte
comment ? Commission européenne. Je n’ai jamais au- de filiation, un passage de témoin symboli-
Je pars toujours de la réalité, et j’injecte, ou tant travaillé un passage que celui où le narra- que, qui ne se limite d’ailleurs pas aux théma-
j’inocule, à petites doses, des éléments de fic- teur, descendant d’un taxi, lève les yeux et dé- tiques du roman (Bruxelles, l’Europe, etc.),
tion qui fécondent la réalité et la transcendent. couvre pour la première fois sous ses yeux le mais qui s’étend également à cette méthode
Pensez-vous écrire un jour un récit auto- bâtiment Berlaymont, dont la silhouette dis- de travail tout à fait nouvelle pour moi, à ce
biographique (qui ne soit pas seulement paraît entièrement sous une bâche de travaux travail d’enquête qui est venu se greffer à mon
un autoportrait) ? qui ruisselle de pluie. Je voulais absolument travail littéraire habituel sur la forme.
La tentation autobiographique a toujours été que cette image s’imprime dans l’esprit du Jean Detrez est mélancolique lorsqu’il
présente, elle est inhérente à l’écriture, je lecteur. considère l’avenir de l’Europe et, peut-
crois, mais j’ai l’impression que chez moi elle être, celui de la démocratie. Partagez-
s’accentue avec l’âge. Encore que le person- vous cette mélancolie politique ?
nage de la Salle de bain, qui passe ses après- «J’adore cette idée de J’aimerais tant répondre non. Mais c’est plus
midi tout habillé dans sa baignoire, donne fi- compliqué que ça. A propos du père du narra-
nalement une idée assez juste de ce que j’étais
préparer, très en amont, teur, je fais dans le roman une distinction en-
à 27 ans. un effet qui ne se tre le pessimisme et l’inquiétude : «Je vois une
Comment avez-vous choisi le nom de grande différence entre les deux notions, car,
Jean Detrez et ceux des femmes qu’il ren- révélera que trente ou si le pessimisme est une attitude face à la vie,
contre dans les Emotions ?
J’ai tout simplement puisé dans le réservoir
cinquante pages plus l’inquiétude a partie liée avec la mort.» C’est
à propos du père du narrateur que je fais cette
familial. Detrez, c’est le nom de ma grand- tard. C’est très technique, remarque, mais c’est au plus profond de moi
mère paternelle. Le nom de De Groef n’est pas que je suis allé la chercher. Je suis, et j’ai tou-
inventé non plus. Je me suis inspiré du véri-
et cela demande jours été, à la fois inquiet et optimiste. Quant
table Pierre De Groef, mon arrière-grand- beaucoup de à la mélancolie… •
père, qui était architecte à Bruxelles au début
du XXe siècle. Enfin, Eelmaë, le nom de la préparation. Cela me fait Vient également de paraître : Lire, voir, penser l’œuvre
jeune femme estonienne dont le narrateur
fait la connaissance lors des Rencontres
penser à certains de Jean-Philippe Toussaint, Colloque de Bordeaux,
textes réunis par Jean-Michel Devésa, les Impressions
d’Hartwell House, il m’a été soufflé par une coups d’échecs.» Nouvelles, 432 pp., 26 €.
40 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020
«L’ C
atelier est humide et sent le renfermé.» léo a 13 ans en 1984. Son mot de mon éditrice qui m’a dit : «Cette
«Tiens, un alexandrin», ajoute le narra- rêve ? Devenir danseuse. histoire doit être une écharde.» Dans les
teur, un écrivain quadragénaire, pension- A la sortie de son cours portraits de gens qui ont connu Cléo, il
naire à la Villa Médicis. Lise Charles, dont de MJC de banlieue, une fallait qu’on n’oublie jamais ce qui s’est
c’est ici le troisième roman, a vécu elle-même pendant un an femme raffinée lui vante une bourse passé. J’ai pensé tout le temps à cette
dans la prestigieuse résidence d’artistes romaine. A la fin du capable d’exaucer son vœu et lui fait sensation du truc sous le pied. Vous
livre, une petite note en corps 5 ou 6 mentionne son séjour miroiter les attraits du luxe. Ce n’est pouvez continuer à marcher, mais cela
en 2017-2018 (elle avait, elle, 30 ans) et sa gratitude. Ce qui pas un conte de fées, mais un piège se signale dès que vous appuyez dessus.
n’enlève rien à sa causticité entraînante, quand il s’agit de dé- sexuel, auquel l’adolescente va elle- C’était un défi de narration, la façon
crire la vie dans cette très chic «colonie de vacances» – selon même contribuer. C’est le noyau de dont elle passe en filigrane dans la vie
les termes d’une correspondante de l’écrivain fictif. Dès le dé- Chavirer, un roman bien plus vaste et des autres. Elle, elle est coincée à l’âge
but du roman, Octave Milton, un peu flottant sur ce qu’il est généreux qui plonge dans le quotidien de 13 ans pour l’éternité.
venu faire à Rome, observe d’un œil acéré ses voisins de rési- d’une famille de la classe moyenne, Vous aimez multiplier les regards,
dence, dont une plasticienne ayant le goût du sang menstruel, s’immerge dans les coulisses des bal- le choral ?
Amélie Biberon. Sa nature duplice se révèle au lecteur par la lets de variétés des années 90 ou dans Le collectif pour moi a un sens. Je ne
forme même du livre, un roman épistolaire par mails, où il n’y le militantisme de l’époque, et qui suit crois pas qu’il existe une histoire indi-
aura ni timbres ni enveloppes, mais des copier-coller et des par témoignages interposés une viduelle. Cela n’a pas de sens en termes
«oups» rectificatifs. Se suivent des échanges où les mêmes femme silencieuse et pétrie de culpabi- de violence sexuelle. Ce n’est pas ton
anecdotes sont racontées différemment, selon l’interlocuteur. lité avançant coûte que coûte… Entre- histoire, mon histoire, son histoire,
Octave force le trait pour faire rire ou au contraire estompe tien avec Lola Lafon. c’est une histoire qui se reproduit parce
afin de ne pas blesser. L’idée de Chavirer est venue après qu’elle est systémique, ancrée dans un
Ainsi, les paons, qui se pavanent près de l’allée des orangers, #MeToo ou vous y pensiez avant ? fonctionnement du monde. La préda-
ou plutôt des artichauts, puisque Lise Charles s’amuse du goût Mon premier roman était déjà l’histoire tion sexuelle ne surgit pas comme ça.
immodéré de la directrice de la Villa pour ces plantes potagè- d’un viol. Je crois que j’ai mis trente ans Le texte se vit de l’intérieur et
res. Le cri de «l’oiseau de Junon» peut être décrit comme désa- à écrire celui-ci. Cela part d’un événe- comme à distance.
gréable ou d’une froideur à donner le cafard, il est générale- ment personnel, cela n’a pas d’intérêt Je l’ai appris en danse : être à la fois
ment consigné comme «léon, léon». C’est le nom de mon père, d’en parler, je fais de la fiction. J’aime complètement dedans, au centre de
indique Octave à son ancienne amante Livia Colangeli. Dotée cette phrase de Barthes : «L’écriture est soi, et en même temps se projeter tota-
d’une grande influence sur Octave, celle-ci téléguide la rédac- ce compromis entre une liberté, une his- lement vers l’extérieur. Même quand
tion du roman qu’il est supposé écrire à Rome et le poussera toire et un souvenir.» Je trouve fonda- on a l’impression d’en faire trop, ce
à commettre un grave forfait au détriment de la «demoiselle» mental que #MeToo existe, mais dès n’est pas assez. Je tiens aussi toujours
du titre. A sa mère, Octave, qui ne veut pas rappeler le nom lors qu’il institue un seul récit, il en- deux journaux d’écriture. Un supposé
du père, va écrire que les paons font «néon, néon». Plus généra- terre tous les autres. Devant un tribu- être un plan, l’autre un questionne-
lement, l’écrivain réécrit tout à l’intention de sa mère comme nal, Cléo serait certainement coupable, ment sur ce que je suis en train de faire.
s’il était le bon garçon qu’il n’est pas. avec des circonstances atténuantes. La forme prime ?
Mais ceci n’est qu’une fausse piste : le père, la mère ne font que Pourquoi à peine suggérer l’agres- La forme me passionne bien avant ce
passer, tels deux grands gallinacés à traîne observés à travers sion sexuelle ? que je dis ou ne dis pas. En relisant les Lola Lafon, le 16 juillet. Photo Jean-Luc
une trouée d’un jardin à la française. L’histoire centrale (plus Elle a 13 ans quand ça arrive. Il y a une notes accumulées sur mes préoccupa-
ou moins amoureuse) se joue entre Octave, la machiavélique sidération. Je ne voulais pas mettre le tions, j’ai réalisé qu’il y avait déjà tout
Livia et une universitaire de Nantes, Marianne Lenoir. Ma- lecteur dans une position de prédation le roman à venir, mais éparpillé. A un mille a disparu dans les camps. J’ai
rianne, «ma métalepse», dit Octave. Car la professeure de sty- par rapport à un corps adolescent. Je moment donné cela fait sens. Et je me beaucoup réfléchi à ça. Se situer entre
listique porte le même nom que l’héroïne du premier roman ne voulais pas faire de la pornographie. suis dit, arrête avec tes triples tours, va plusieurs langues et identités a un re-
de l’écrivain, lequel est le pseudo de Lise Charles pour ses li- Il faut être avec elle. Et ce qui est im- à l’essentiel. Dans la musique comme tentissement sur la manière dont on
vres jeunesse. Coïncidences, histoires enchâssées, chausse- portant, c’est ce qu’il en reste. dans la danse et la littérature, ça ne va aborde la narration. Il y a quelque
trappes, piques érudites… le roman progresse ainsi malicieu- Avez-vous été inspirée par un fait pas quand on voit trop l’effort. J’aime chose de très «diasporique» dans ma
sement vers un dénouement qui s’avérera dramatique pour divers sur des jeunes filles à la fois bien lisser l’écriture, enlever, enlever, manière de voir le roman.
la fille de Marianne. L’adolescente étrange cache entre les pa- victimes et rabatteuses ? pour qu’on ne voie plus le travail. Comment l’expliquez-vous ?
ges de ses BD son journal intime. On peut y lire, en voyeur che- Le glissement de la participation m’in- Cléo victime… et coupable. Il n’y a pas de racines ; je n’ai pas de
vronné que l’on est devenu au fil des mails : «Je crois que je sais téresse. Il y a eu ce fait divers anglais Une de mes obsessions est celle de la lieu. Quand je lis, et avec beaucoup
comment me suicider. Il suffit de fermer les yeux, et de respirer auquel Arte a consacré une série très collaboration passive, par inadver- d’admiration, les écrivains ancrés, très
lentement, jusqu’à ce que la pensée gonfle le corps, les doigts, bien, Three Girls. Une fille pleure lors tance. Pendant le confinement, j’ai lu français, sur la terre, l’origine, la mai-
les genoux, et pour finir n’ait plus de place. Les veines éclatent, d’une interview, non pour ce qu’elle a l’Espèce humaine de Robert Antelme. son de campagne des grands-parents,
le cœur se brise, comme celui du roi Lear à la fin de la pièce.» • subi, mais parce qu’elle s’en veut d’en Cette façon dont un homme remplit un je me sens démunie. Cela me renvoie
avoir entraîné d’autres. J’ai réfléchi au costume et devient peu à peu un kapo. à un vide total. Les écritures que je
Lise Charles fait de ne pouvoir se pardonner. Cela Mais j’ai beaucoup de mal à lire des comprends sont celles des déracinés.
La Demoiselle à cœur ouvert P.O.L, 352 pp., 21 € était compliqué à mettre en place dans choses sur la Shoah. Je suis juive ash- Ce n’est pas qu’une question de lieu,
(ebook : 14,99 €). l’écriture. C’est finalement parti d’un kénaze et une grande partie de ma fa- c’est aussi la façon de concevoir le récit.
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 41
«Je saisis délicatement le pan «Il sombre dans un sommeil non para-
inférieur de la robe en prenant soin doxal, franchit les étapes de la néantude
de ne pas toucher la dépouille. Je re- Richard Powers sans l’aide d’une piquouse. A quatre
levai lentement le tissu, dénudant les Opération âme heures du matin, ils débarquent dans sa
jambes. Il me semblait commettre un errante chambre et le réveillent à coups de
Franck Bouysse sacrilège, mais le désir de savoir était Traduit de l’anglais bourrade. Cette nuit, un gosse de six ans
Né d’aucune femme plus fort. Les cahiers m’apparurent (Etats-Unis) dont il a recousu les boyaux deux jours
Le Livre de Poche, alors, comme enfantés, pliés en deux par Jean-Yves Pellegrin, plus tôt a rouvert sa plaie pendant un
332 pp., 8,20 €. et calés entre les genoux.» 10/18, 600 pp., 9,60 €. cauchemar récapitulatif.»
O
n n’entre véritablement dans le der- au moins à faire avancer le dialogue entre les deux
nier roman de Colum McCann qu’à peuples. Et ils sont devenus amis. Inlassablement
la page 243. Là commence le récit ils parcourent la planète pour raconter l’histoire
de Rami Elhanan, un graphiste isra- et la mort de Smadar et d’Abir, leur seule façon de
élien de 67 ans, père de Smadar, une adolescente survivre. On n’entre réellement dans le roman qu’à
vive et très bonne élève que trois kamikazes pales- la page 243 car, jusqu’alors, ces deux récits nous
tiniens ont réduite en poussière quelques jours avaient été offerts par morceaux éclatés, entrecou-
avant Yom Kippour en se faisant exploser au mi- pés de considérations philosophiques, arithméti-
lieu de la rue Ben Yehuda, au cœur de Jérusalem. ques, géographiques, religieuses, musicales, eth-
Rami détaille chaque moment de ce jour fatidique nologiques ou poétiques de deux à une quinzaine
de septembre et d’abord l’annonce de l’explosion de lignes («Si je rentre un jour, place-moi dans ton
à la radio alors qu’il roule vers l’aéroport Ben Gou- four afin que ma chaleur t’aide à cuisiner, Dar-
rion. «Au départ, quand vous entendez parler d’une wich» ou «Maïmonide, le philosophe juif du
explosion, n’importe quelle explosion, n’importe où, XIIe siècle, disait que le processus de repentance
vous n’arrêtez pas d’espérer que cette fois, peut-être, comportait trois étapes : la confession, le regret, et
le doigt du destin ne se posera le vœu de ne pas répéter la
pas sur vous. Chaque Israélien
sait cela. Vous vous habituez à
«Israël carburait faute»).
L’ensemble forme Apeirogon,
en entendre parler, mais ça au chaos. C’était qui donne son nom au livre,
n’empêche pas votre cœur de se
figer. Alors vous attendez et
un pays édifié une figure géométrique au
nombre infini de côtés. L’idée
vous écoutez, et vous espérez sur des plaques est de montrer toutes les facet-
que ce n’est pas vous. Et puis tes d’un conflit multiple et les
vous n’entendez rien. Et puis vo- tectoniques liens de cause à effet entre les
tre cœur se met à palpiter. Et
vous passez quelques coups de
mouvantes. Les tragédies, parfois même l’ab-
surdité de ce conflit. Le pro-
fil. Et puis d’autres.» choses entraient cédé est intéressant, brillant,
Smadar est introuvable, la der-
nière fois qu’elle a été aperçue,
constamment mais il entrave terriblement la
lecture, bride le romanesque et
elle était rue Ben Yehuda avec en collision.» finit par lasser. Jusqu’à la
ses copines. Rami n’a plus de page 243. Là, Colum McCann
souffle, plus de sang dans les veines. Il court sur s’abandonne un peu, rien qu’un peu mais assez
le lieu de l’attentat, puis dans les hôpitaux et enfin, pour récupérer le lecteur et le ramener du côté de
en désespoir de cause, à la morgue où il découvre Rami et de Bassam. Puis de Nurit et de Salwa. Les
son enfant sur une civière en acier qu’il entendra mères de Smadar et Abir ont une façon différente
jusqu’à la fin de ses jours glisser dans le tiroir réfri- de résister au chagrin. Nurit part étudier à Londres
Bertini . Pasco géré. Pour lui, le vrai responsable de la mort de sa en emmenant son dernier fils qu’elle surprotège.
fille, c’est le gouvernement israélien qui a poussé Salwa refuse de se rendre aux groupes de parole.
les Palestiniens au désespoir. A la page 257, on ap- «C’était son silence qui parlait», écrit McCann.
J’ai l’impression que quand on sait se cute sur elle. Cléo est toujours la prolé- prend que Rami Elhanan, depuis lors, se rend ré- Bassam, lui, est prêt à raconter son histoire par-
retourner sur soi-même, sur sa famille, taire de quelqu’un. Les prédateurs sont gulièrement à moto jusqu’au monastère de Crémi- tout. «C’était la force de son malheur. L’arme qu’on
sur son passé, l’imaginaire se construit ceux qui savent, qui ont bon goût… Elle san dans la ville palestinienne de Beit Jala, près de lui avait donnée.» Rami, de son côté, a appris à gé-
d’une certaine façon. J’ai l’impression ne peut pas se raconter pour des rai- Bethléem, pour y retrouver Bassam Aramin, un rer la confusion. «Israël carburait au chaos. C’était
que quand il n’y a pas de tombe, un sons de milieu social. Se raconter, c’est Palestinien musulman, père d’Abir, abattue à l’âge un pays édifié sur des plaques tectoniques mouvan-
vide total, les choses sont constam- quand même un truc de classe. de 10 ans d’une balle tirée dans la tête par un gar- tes. Les choses entraient constamment en collision.
ment en forme de puzzle. Pour Chavi- Pourquoi «Chavirer» ? de-frontière israélien à Jérusalem-Est alors qu’elle Tous les chemins menaient aux extrêmes, à la pro-
rer, la contrainte – j’aime bien les con- J’adore ce verbe. Ce qui est drôle, c’est allait à l’école. Abir a été tuée presque dix ans après chaine rupture, mais la vie atteignait le comble de
traintes – était de ne pas quitter Paris. que Mercy, Mary, Patty a failli s’appeler que Smadar a été pulvérisée. l’intensité dans les moments de danger.» McCann
C’est mon premier roman français Chavirées. Effectivement, elle chavire, Bassam a vécu dans une grotte près d’Hebron, son raconte très bien Israël, il en dresse un portrait ac-
français [et le sixième, ndlr]. elle ne fait pas naufrage, mais plusieurs père élevait des chèvres, sa mère s’occupait de ses cablant, désolant. Reste l’humanité des hommes.
Et de montrer la classe moyenne. fois il y a des chavirements. J’aime quinze enfants. A 17 ans il a écopé de sept ans de Et cette phrase prononcée par un frère d’Abir : «La
Ce n’est pas la question du manque écrire sur les moments de bascule qui prison pour avoir lancé sur une Jeep israélienne seule vengeance consiste à faire la paix.» •
d’argent. C’est de ne pas oser entrer arrêtent le cours des choses, qui obli- des grenades à main abandonnées dans une grotte.
dans un musée, de se voir exclue de gent à réfléchir, à prendre position. • Une fois libéré, il a épousé Salwa avec qui il a eu six Colum McCann
conversations, de ne pas avoir les co- enfants, dont Abir. Rami et Bassam ont un jour dé- Apeirogon Traduit de l’anglais (Irlande)
des. Ce qui m’intéressait, c’était de voir Lola Lafon Chavirer Actes Sud, cidé d’unir leur douleur au sein de l’association par Clément Baude,
comment son origine sociale se réper- 344 pp., 20,50 € (ebook : 14,99 €). Combattants for Peace afin que leur tragédie serve Belfond, 507 pp., 23 € (ebook : 13,99 €).
42 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020
Sur Libération.fr
La semaine littéraire Lisez un peu de poésie le lundi, par exemple
un poème d’Autoportrait dans un miroir convexe, de John Ashbery (traduit
par Pierre Alferi, Olivier Brossard et Marc Chénetier, éd. Joca Seria) ; vivez
science-fiction le mardi, avec le premier tome de Donjon Antipodes +, Rubéus Khan,
de Joann Sfar, Lewis Trondheim et Vince (Delcourt) ; feuilletez «les Pages jeunes»
le mercredi : l’album Houbi de Julien Hirsinger, Constance Verluca & Charline
Collette (l’Agrume) ; jeudi, c’est polar : la Proie de Deon Meyer (traduit de l’afrikaans
par Georges Lory, Gallimard «Série noire») ; vendredi, les choix du service Livres.
M
artin Scorsese l’ironie de l’histoire se retourne rapi- recteur de la Bibliothèque
devait tourner dement contre ces riches Indiennes nationale d’Argentine à
son prochain qui deviennent l’objet de meurtres Buenos Aires va devenir
film en mars sanglants et irrésolus à répétition. directeur d’un autre futur
2020. Des repérages ont eu lieu en C’est le point de départ de l’enquête Centre d’histoire du livre
Oklahoma mais tout le système de historique menée froidement par Da- dans la capitale portu-
production a dû être mis en suspens, vid Grann. Les tantes, sœurs de Mol- gaise. La précieuse collec-
pour cause de pandémie. Hollywood lie, meurent, et les cow-boys qui sont tion de l’écrivain se trou-
est à l’arrêt depuis six mois. Le tour- chargés de comprendre, malgré leur vait depuis cinq ans dans
nage est donc reporté. Ce prochain bonne volonté, sont incapables de un entrepôt à Montréal.
film s’appuie sur l’adaptation de mettre une enquête digne de ce nom
Osages devant la Maison Blanche, 1920-1930. Library of congress
Mort de
la Note américaine de David Grann. en place. Une petite mafia sangui-
Le sous-titre de l’édition américaine naire, génocidaire et discrète, fait
tire à balles réelles : «Oil, Money, disparaître une à une ces riches fa- américains et aura inventé la police doute que l’on pressent au début du
Murder and the Birth of the FBI». Et
le titre américain du film, The Killers
milles indiennes. En toute impunité.
Par-delà les scènes de chaos et de
fédérale américaine moderne.
Ce qui est saisissant c’est la façon
livre sur le potentiel complot que
Hoover semble couver et manipuler
Jean-Paul
of the Flower Moon, avec au casting
Robert De Niro et Leonardo DiCa-
terreur que l’auteur décrit de façon
clinique, on découvre une justice
dont David Grann montre la nais-
sance de la justice moderne aux
ne se referme pas de façon évidente.
ll s’effrite au contraire contre toute
Mourlon
prio réunis pour la première fois, fait absolument embryonnaire et nulle, Etats-Unis. Au fil du livre on regarde attente dans le monde réel, s’épar- Les éditions Tristram aux-
saliver. On comprend que le réalisa- voire totalement inexistante, qui défiler les cow-boys un peu simplets pille face à l’horreur aux multiples quelles il collaborait de-
teur ait été séduit par le livre. David draine le trouble moisi de cette pé- et bien intentionnés qui enquêtent facettes et aux actes odieux, inexpli- puis 1996 ont annoncé la
Grann met en scène la cruauté in- riode et l’incapacité de rendre jus- encore à l’ancienne, mais on assiste qués. Hoover arrive trop tard pour mort en août du traduc-
ouïe d’un épisode de l’histoire amé- tice et de trouver les coupables. C’est aussi au crépuscule de cette figure empêcher la tuerie, et il ne sert qu’un teur Jean-Paul Mourlon,
ricaine moderne : son anarchie ini- horrible, désarmant et sordide. Et ici désacralisée au possible à travers seul intérêt, le sien. dans sa soixante-treizième
tiale, le western crasse, dépouillé de les Osages sont les victimes d’une le personnage du très droit protes- Aussi sanglant que soit cet épisode année. Ce «savoureux com-
tout romantisme. poignée de criminels blancs qui mi- tant et enquêteur Mr. White. Lui, de l’histoire américaine, on est cu- pagnon», à la culture
L’histoire que nous remonte David nent par leurs actes la confiance loyal et honnête, finira par résoudre rieux de voir comment Scorsese «considérable», avait entre
Grann c’est celle d’une partie de la dans une utopique communauté l’affaire et faire condamner les cou- saura l’adapter. On l’espère bientôt. autres traduit pour la mai-
communauté indienne osage au dé- interethnique. pables. Il sera snobé par Hoover et Remonter à la source, c’est parfois y son basée à Auch Psychotic
but du XIXe siècle. Le gouvernement C’est dans ce contexte qu’Edgar Hoo- mourra pauvre, laissant la place aux trouver du sang et de sales affaires Reactions & autres carbu-
américain leur attribua de nouvelles ver prendra le contrôle de l’enquête, enquêteurs modernes, méthodi- que certains préféreraient enfouies rateurs flingués de Lester
terres qui s’avérèrent très vite être sur laquelle il fondera un système ré- ques, scrupuleux, scientifique et en à jamais. • Bangs, le Livre des violen-
des réserves de pétrole. Propriétaires volutionnaire qu’il pérennisera en- costard – que Hoover imposa rapide- ces de William T. Voll-
de ces terres, Mollie et ses sœurs osa- suite comme le FBI, institution gou- ment à la tête du FBI (le costard). David Grann mann ou Nouveaux Com-
ges sont devenues richissimes du vernée par son contrôle maniaque, Washington aura mis plusieurs dé- La note américaine mentaires sur la mort du
jour au lendemain, dès lors que ces obsessif et paranoïaque. Ce sera plu- cennies à exercer un contrôle sur ces Traduit de l’anglais (Etats-Unis) rêve américain de Hunter
parcelles furent exploitées. Nom- sieurs décennies plus tard et il aura territoires, sans doute au grand inté- par Cyril Gay. Globe, 362 pp., 22 € S. Thompson.
breuses mariées à des Blancs. Mais alors survécu à maints présidents rêt de certains pétroliers. Mais le (Pocket, 7,95 €).
Rendez-
Ventes
Évolution Titre Auteur Éditeur Sortie Ventes
1 (1)
2 (22)
Yoga
Fait Maison n°2
Emmanuel Carrère
Cyril Lignac
P.O.L.
La Martinière
27/08/2020
03/09/2020
100
37
vous
Classement datalib 3 (14) Histoires de la nuit Laurent Mauvignier Minuit 03/09/2020 34 Maël Renouard présente
des meilleures ventes 4 (63) Flic. Un journaliste a infiltré la policeValentin Gendrot Goutte d’Or 03/09/2020 29 l’Historiographe du
de livres (semaine 5 (3) Les Aérostats Amélie Nothomb Albin Michel 19/09/2020 26 royaume (Grasset) ce sa-
du 4 au 10 septembre) 6 (4) Fille Camille Laurens Gallimard 20/08/2020 24 medi à 18 heures aux Ca-
7 (2) Chavirer Lola Lafon Actes Sud 19/08/2020 23 hiers de Colette (25, rue
8 (12) Une rose seule Muriel Barbery Actes Sud 19/08/2020 22 Rambuteau 75004). Bruno
9 (5) Impossible Erri de Luca Gallimard 20/08/2020 21 Remaury (Rien pour de-
10 (9) Betty Tiffany McDaniel Gallmeister 20/08/2020 21 main, Corti) est invité à la
librairie Ombres blanches à
Le revoilà l’agitateur culinaire en plein milieu de la ren- a vite grimpé dans le classement. Un autre perturbateur Source : Datalib et l’Adelc, d’après un panel Toulouse mardi à 18 heures
de 282 librairies indépendantes de premier
trée littéraire et de ses fictions qui convoitent les étoiles. a déboulé au milieu des romanesques : Flic, de Valentin niveau. Classement des nouveautés relevé (50, rue Gambetta 31000).
Comme le volet 1 de Fait Maison pondu en juin après un Gendrot. Ce journaliste trentenaire raconte deux ans (hors poche, scolaire, guides, jeux, etc.) sur Rentrée Liana Levi mer-
confinement productif en cuisine, le 2 de Cyril Lignac d’infiltration dans la police parisienne, en particulier un total de 121074 titres différents. Entre credi à 19 heures, avec Né-
parenthèses, le rang tenu par le livre la
rapplique, porté par la notoriété visuelle et virtuelle dans le commissariat du XIXe arrondissement. Il fait semaine précédente. En gras : les ventes du gar Djavadi (Arène) et Dany
#TousEnCuisine. Il y a pire compagnie que Yoga d’Em- tapage : il relate des insultes racistes et homophobes, livre rapportées, en base 100, à celles du Héricourt (la Cuillère) à la
leader. Exemple : les ventes de Fait Maison
manuel Carrère et Histoires de la nuit de Laurent Mauvi- des tabassages, au point de déclencher une enquête du librairie La Manœuvre (58,
représentent 37 % de Yoga.
gnier, le premier a la cote depuis trois semaines, le second parquet de Paris. Le reste est littérature. F. Rl rue de la Roquette 75011).
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 43
Mazzino Montinari «Lorsqu’on parle de “volonté de puis- «L’Essai sur les données immédiates de
La volonté de sance” à propos de Nietzsche, on fait ré- la conscience, sa thèse publiée
puissance n’existe pas férence tout d’abord à l’un de ses philo- en 1889, a pour but de prouver que
Texte établi et postfacé sophèmes, puis à son projet littéraire, et Olivier Moulin la liberté existe. […] Bergson va montrer
par Paolo D’Iorio, enfin à la compilation de fragments (Textes choisis que la liberté est un fait simple, qui ne
traduit de l’italien et préfacé posthumes connue sous ce titre et pu- et présentés par) doit son obscurité qu’à l’ajout
par Patricia Farazzi bliée en 1906 […], par Heinrich Köselitz Bergson de A à Z d’un discours artificiel, utilitaire, qui
et Michel Valensi, (alias Peter Gast) et Elisabeth Förster- Que sais-je ?, transforme la réalité temporelle
L’Eclat poche, 208 pp., 8 €. Nietzsche, la sœur du philosophe.» 268 pp., 12 €. de la conscience en espace.»
Comment ça s’écrit
Anne Carson,
in bed with Héraclès
C’
est un anachro- rer comme le premier l’aimerait, au
nisme, parfois, point qu’il ne se rappellera pas «com-
d’imaginer que les ment Héraclès aimait faire l’amour tôt
événements du le matin comme un ours ensommeillé /
passé y demeurent. Géryon, le héros soulève le couvercle du pot de miel».
d’Autobiographie du rouge, a été la «Commença alors pour Géryon une pé-
victime d’un des douze travaux d’Her- riode d’anesthésie, coincée entre la
cule. Mais Anne Carson le ressuscite gorge et le goût.» A telle occasion, il
de telle manière qu’il relève à la fois prend les écouteurs pour écouter la
des «antiquisants» et des «contempo- pluie enregistrée. «Le son / était chaud
ranéistes». La poétesse canadienne comme une couleur à l’intérieur.» Et
née en 1950 a écrit un «roman en vers» les couleurs, ça connaît le monstre
en reprenant sur quelques pages les rouge, atterré, incompris quand Héra-
fragments de Stésichore, poète grec du clès lui parle de jaune. Le voilà quitté,
VIe siècle avant Jésus-Christ, et quel-
ques «Appendix» apportant diverses
précisions et imprécisions, de sorte
son corps «tout entier s’arc-bouta en
un cri – à la forme de cette coutume,
l’humaine coutume des amours erro-
Pourquoi ça marche
que le texte commence ainsi : «Géryon
était un monstre chez lui tout était
rouge.»
nées». «A l’intérieur de lui des flammes
léchaient le plancher.» Mais son af-
faire, c’est surtout son autobiographie,
Ce genre de «Fille» Camille
Mais le gros du livre est constitué de la
«romance» qui lui donne son titre.
«Géryon est le nom d’un personnage
«à laquelle Géryon devait travailler de
ses cinq à ses quarante-quatre ans».
Elle prendra «la forme / d’un essai pho-
Laurens questionne
dans la mythologie grecque au sujet
duquel Stésichore a écrit un très long
poème lyrique en vers dactylo-épitri-
tographique» quoique sa mère en par-
lait ainsi au téléphone plus tôt dans le
texte : «Géryon ? bien il est juste là il
pacifiquement le féminin
tes, de structure triadique», explique travaille sur son autobiographie /… /
Anne Carson en ouverture du volume Non c’est une sculpture il ne sait pas
dans «Viande rouge : ce que Stésichore encore écrire /… / Oh un peu de tout des Par Claire Devarrieux
a changé» qui a en épigraphe cette trucs qu’il trouve dehors Géryon trouve
E
phrase de Gertrude Stein : «J’aime toujours plein de choses pas vrai Gé- n 2000, Camille cors de ses premiers romans, et féminin”.» Mais Camille Laurens
cette sensation que les mots font ce ryon ?» Laurens avait le prix elle y a enseigné. Certaines cho- ne déclare pas la guerre aux
qu’ils veulent faire et ce qu’ils doivent Le monstre, qui «pouvait être char- Femina pour Dans ses, dans Fille, nous sont fami- hommes. Seulement aux incom-
faire.» mant en société», voyagera en Argen- ces bras-là (P.O.L) et lières : le rugby et les exploits du pétents, aux fats, aux violeurs.
Les adjectifs «sont les verrous de tine et au Pérou, seront évoqués Emily connaissait son premier succès. grand-père contre les All Blacks, Elle continue d’aimer «ces
l’être», écrit Anne Carson, et sont sta- Dickinson et Freud, Heidegger et Vir- Vingt ans plus tard, elle atteint ou la régularité obsessionnelle bras-là». Le personnage de Lau-
bles chez Ho- ginia Woolf, tan- un sommet de notabilité litté- de la grand-mère en matière de rence Barraqué se construit dans
mère où, imman- dis qu’apparaîtra raire. Elle tient le «feuilleton» du ménage (se souvenir du mer- la France des boomers, avec un
quablement : «Le «La réalité est un son, sur un mur, outre Monde des livres et elle siège veilleux Encore et jamais). Et, père médecin dont l’humour ca-
rire des dieux est il faut s’aligner sur des slogans plus pour la première fois au jury bien sûr, à travers le petit garçon rabin peut être pénible. Elle est
inextinguible. conventionnels, Goncourt. Avec Fille (Galli- que Laurence Barraqué perd à la bonne élève, elle est plus indé-
Les genoux des sa fréquence et pas une sorte de mé- mard), elle retrouve son rang naissance, on reconnaît Phi- pendante que sa mère, découvre
hommes sont vifs.
La mer est infati-
juste continuer ta-graffiti : «Fou-
tez la paix aux
dans les meilleures ventes. La
respectabilité n’a évidemment
lippe. Mais le malheur est ici en-
châssé dans le continuum de
l’érotisme et les fantasmes, subit
dans la solitude l’épreuve de
gable. La mort est à hurler.» murs». On lira un pas corrodé sa manière d’écrire. l’existence. Enfin, Camille Lau- l’avortement, se marie, a une
terrible.» Mais poème en que- Ce nouveau roman contient la rens avait déjà raconté les igno- fille à son tour. C’est un roman
Stésichore a changé tout ça, il «a libéré chua, en hommage au nouvel ami quintessence de ce qu’on aime bles attouchements d’un grand- d’apprentissage.
l’être». «Tout à coup, plus rien ne s’op- d’Héraclès, dont tels sont les premiers chez elle, la délicatesse qui ne oncle. Ils sont ici relatés de
posait à ce que les chevaux soient vers : «Cupi checa cupi checa /varmi in craint pas la blague gaillarde, la manière plus brutale. Etre une 3 Comment
creux du sabot. Ou une rivière argent yana yacu /cupi checa cupi checa». réflexion sur le langage comme fille n’est pas une sinécure. raconter ?
racine. Ou un enfant anhématome. Ou Interrogé sur son héros Géryon dans préalable à toute considération A la deuxième, la première et la
l’enfer plus profond que le soleil n’est une brève interview en fin de volume, sur le monde, l’intelligence in- 2 Vaut-il mieux être troisième personne tour à tour.
haut. Ou Héraclès fort à l’épreuve. Ou Stésichore répond : «Exactement c’est quiète soudain chavirée de ten- un garçon ? «Tu te souviens d’elle, de cette
une planète coincée à mi-nuit. Ou un le rouge que j’aime et il y a un lien entre dresse. Fille arrive à point L’inégalité a longtemps été la fille-là, de l’irruption fracassante
insomniaque hors joie.» Anne Carson la géologie et le personnage.» Lequel ? nommé, à un moment où il est norme. «On dit : “Sois un du désir dans sa vie ? Oui, je m’en
raconte une histoire d’amour en- «Je me le suis souvent demandé.» Il y beaucoup question de fémi- homme.” On ne dit jamais “Sois souviens.» •
tre Géryon et Héraclès au temps du té- a beaucoup de liens entre les choses et nisme. Camille Laurens ne peut une femme.”» Dès l’échographie,
léphone, de la photographie et du ca- les êtres dans Autobiographie du cependant pas être enrôlée dans quelque chose cloche : «On ne
pitalisme avec la légèreté qu’atteint rouge. «Pourquoi ce serait différent ? / quelque mouvance que ce soit. voit rien.» Seul importe le pénis.
une érudition dominée et la douceur Pourquoi ce serait pareil ?» Il arrive Par la suite, l’héroïne de Fille se
qu’on obtient par la force, quand cel- qu’«un lièvre parfois /s’arrête à l’orée 1 La reconnait-on ? sentira parfois courtisée et sou-
le-ci n’est pas contrainte mais cou- des arbres, immobile comme un mot La fille de Fille s’appelle vent infériorisée. Fille : «Ton sexe
rage. «Ça ressemble à quoi la dis- sur une page». Il arrive que Géryon Laurence, comme Camille Lau- et ton lien de parenté ne sont pas
tance ?» «A partir de quel moment prenne une photo du visage d’Héra- rens à l’origine qui s’en est servie distincts.» Femme, ça ne s’ar-
peut-on dire d’un homme /qu’il est de- clès et pense six mois plus tard que, pour son pseudonyme, lequel range pas : «L’unique mot qui te
venu irréel ?» Autobiographie du rouge étrange anachronisme, «c’est une pho- n’avait rien à voir avec le nom de désigne ne cesse jamais de souli-
est comme son titre l’indique un texte tographie du futur». • son premier éditeur, Paul Otcha- gner ton joug, il te rapporte tou-
stésichorien, Anne Carson aussi fai- kovsky-Laurens. Laurence naît jours à quelqu’un – tes parents,
sant sauter les verrous. Anne Carson Autobiographie Barraqué à Rouen (Seine-Mari- ton époux, alors qu’un homme
«La réalité est un son, il faut s’aligner du rouge Traduit de l’anglais par time) en 1959, soit deux ans existe en lui-même, c’est la lan- Camille Laurens
sur sa fréquence et pas juste continuer Vanasay Khamphommala. L’Arche, après Camille Laurens, dont gue qui le dit, comme la gram- Fille
à hurler.» Et la réalité est que l’amour «Des écrits pour la parole», 170 pp., l’enfance fut dijonnaise. Mais la maire t’expliquera plus tard […] Gallimard, 224 pp., 19,50 €
entre Géryon et Héraclès ne va pas du- 16 €. En librairie le 18 septembre. Haute-Normandie fut un des dé- que “le masculin l’emporte sur le (ebook : 15,99 €).
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 45
CILA (Nantes)
1 m/22º Montpellier Nice 1,5 m/23º Montpellier Nice
Imprimé en France
Toulouse Marseille Toulouse Marseille
Membre de OJD-Diffusion Grille n° 1622
Contrôle. CPPAP : 1120 C HORIZONTALEMENT
80064. ISSN 0335-1793. I. Deux longues autour de deux courtes et c’est le pied II. Un mé-
Origine du papier : France lange de magie, d’histoire et de tradition, important en Guyane #
IP
Henri Jeannequin
chevillé au cornichon
Ce Bourguignon à la tête de Maison Marc, dans l’Yonne,
revalorise le condiment délaissé par les producteurs
locaux et souvent produit à l’étranger. Du made in France,
de la plantation à la commercialisation, qui a séduit des chefs étoilés
jusqu’à la table de l’Elysée.
L
Par e pari n’était pas gagné croûte improvisé. On confesse une ciliter la tâche du cueilleur qui doit
Juliette Deborde d’avance : redonner ses tendresse particulière pour l’insé- retourner délicatement le plant,
Envoyée spéciale lettres de noblesse au parable compagnon de notre jam- d’un côté puis de l’autre, pour ra-
à Chemilly-sur-Yonne cornichon. Un condi- bon-beurre, mais il faut le reconnaî- masser les fruits allongés. Pas facile
Photos ment dont on oublie volontiers le tre : on a connu ingrédient plus la première fois : «Si on ne fait pas
Claire Jachymiak. bocal au fond du réfrigérateur et sexy. A la tête de Maison Marc, attention, on casse la plante et cela
Hans Lucas qu’on exhume à la faveur d’une Henri Jeannequin s’est donné pour empêche le développement de futurs
fringale nocturne ou d’un casse- mission de réhabiliter la petite cornichons.»
cucurbitacée. Un pur produit du Entre les feuilles; dont la forme rap-
terroir bourguignon : «Mon grand- pelle la vigne, le cueilleur doit réus-
père le cultivait déjà de manière ar- sir à distinguer le cornichon de
tisanale, ici, à Chemilly-sur-Yonne», quelques centimètres. Une petite
explique le chef d’entreprise fleur jaune à l’extrémité du fruit
de 29 ans, qui a donné à sa marque permet parfois de le repérer plus ai-
le prénom de son aïeul. sément. Les saisonniers,
C’est dans ce village, pour la plupart des
à quelques kilomètres étudiants polonais,
E- NE
au nord d’Auxerre E IN R AUBE reviennent géné-
S M A
-
(Yonne), que les ET ralement d’une
Chemilly-
cornichons de la sur-Yonne année sur l’autre,
Maison Marc sont une fois la techni-
récoltés chaque LOIRET que apprivoisée. A
Auxerre
R
-D‘O
Le conditionnement
des cornichons,
Food/
chez Maison Marc
à Chemilly-sur-Yonne,
le 10 août.