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3,00 € Première édition. No 12211 Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 www.liberation.

fr

Rue des Rosiers «Ethnologie du


Les «Emotions» magiques

Week-end
Vers la fin bureau» «On est
de 38 années enchaîné toute de Jean-Philippe Toussaint

Mathieu Zazzo
de mystère ? la journée» Et aussi Images, musique, Food…
pages 23-47
Enquête, pages 12-13 Interview, pages 18-19

covid

Coincé entre les pressions


scientifiques et la volonté
gouvernementale de
continuer sur la voie de la
relance, le Premier
ministre n’a annoncé que
des mesures mineures
vendredi. PAges 2-7
Jacques Witt . SIPA

(publicitÉ)

IMPRIMÉ EN FRANCE / PRINTED IN FRANCE Allemagne 3,70 €, Andorre 3,70 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,00 €, Canada 6,70 $, Danemark 42 Kr, DOM 3,80 €, Espagne 3,70 €, Etats-Unis 7,50 $, Finlande 4,00 €, Grande-Bretagne 3,00 £,
Grèce 4,00 €, Irlande 3,80 €, Israël 35 ILS, Italie 3,70 €, Luxembourg 3,00 €, Maroc 33 Dh, Norvège 45 Kr, Pays-Bas 3,70 €, Portugal (cont.) 4,00 €, Slovénie 4,10 €, Suède 40 Kr, Suisse 4,70 FS, TOM 600 CFP, Tunisie 8,00 DT, Zone CFA 3 200 CFA.
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Événement Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

éditorial et surtout l’identité du messager (le


ministre de la Santé ? Le Premier mi-
nistre ? Le chef de l’Etat ?) montrent
règle sur les doigts asséné vendredi
par un Jean Castex d’autant plus
­convaincu qu’il est lui-même confiné
Par que les débats ont dû être animés et à Matignon. Ces mesurettes suffiront-
Alexandra pas toujours consensuels. Et que les elles ? Pas sûr qu’elles satisfassent les
Schwartzbrod décisions qui s’imposeraient peut- médecins hospitaliers, qui se mon-
être ne sont pas si simples à prendre. trent très inquiets depuis quelques
En gros, l’exécutif est dans une serin- jours, d’autant plus que les diverses
gue. Sur fond de climat très anxio- pathologies d’hiver, et notamment la

Seringue gène, il doit tout à la fois prendre en


compte les données de la crise sani-
grippe, vont bientôt s’ajouter aux cas
de Covid risquant, à terme, de saturer
taire – et notamment la circulation les hôpitaux. Etablir une priorité
active du virus dans certaines régions dans les circuits de tests est une
Tout ça pour ça. Alors que l’on s’at- et la hausse préoccupante des hospi- bonne décision mais elle aurait pu
tendait à un véritable serrage de vis, talisations –, celles de la crise écono- être prise plus tôt. Et décréter que les
vendredi, à l’issue du Conseil de mique, qui bloque le marché du tra- décisions ne seront pas toutes prises
­défense consacré à une épidémie en vail et risque de coûter cher au pays de Paris permet de faire taire ces élus
plein rebond, on a eu droit à un dis- in fine, et enfin le respect des libertés qui, tel Renaud Muselier à Marseille
cours de maître d’école de la IIIe Ré- publiques. En d’autres termes, il doit ou Robert Ménard à Béziers, accusent
publique et à un appel au sens des faire peur sans angoisser, prendre des le pouvoir parisien de tous les maux.
responsabilités de chacun. Il n’y avait mesures sanitaires fortes sans entra- Au fond, ce Conseil de défense portait
peut-être pas d’autre choix. Les ater- ver la vie économique. Mission quasi bien son nom. Défensif et non offen-
moiements sur l’heure des annonces impossible. D’où ce simple coup de sif. Politique plus que sanitaire. •

COVID Castex
met la com,
pas la gomme
Amélioration de l’accès
difficile de faire abstraction
de la pression scientifique et
sanitaire, qui monte. Celle du
gestes barrières et responsa-
bilité individuelle doivent
être de rigueur. «Pour quel-
Lors de la conférence de presse de Jean Castex à Matignon,

2 000 recrutements
En décidant de renforcer le
nombre d’enquêteurs des
veaux cas positifs détectés,
moins d’un sur cinq (19 %)
était le contact identifié d’un
au dépistage, réduction du président du Conseil scienti-
fique, qui a pressé mercredi
ques mois encore, nous devons
faire preuve d’une responsa-
agences régionales de santé
et de la Caisse nationale d’as-
cas déjà connu, signe que la
majorité des cas survient «en
temps d’isolement… Vendredi, le pouvoir politique de pren- bilité de tous les instants, d’un surance maladie chargés de dehors des chaînes de trans-
le Premier ministre n’a pas dre «des décisions difficiles»
et ce «dans les huit à dix
civisme exigeant, a martelé
Castex. Nous devons appren-
remonter les chaînes de
­contamination – 2 000 per-
mission documentées».

fait d’annonces majeures à jours». Celle de Santé publi-


que France qui, jeudi, dans
dre à vivre avec [le virus],
sans entrer à nouveau dans
sonnes seront recrutées –, le
Premier ministre veut remé-
Isolement
de sept jours
l’issue du Conseil de défense, son point épidémiologique une logique de confinement dier à un «trou dans la ra- Les quatorze jours de mise à
hebdomadaire, a alerté sur la généralisé.» Le gouverne- quette de traçage». l’abri recommandés en cas
malgré la pression du Conseil «nette dégradation de la si- ment préfère pour l’heure Jeudi, Santé publique France d’infection par le Covid ou de
scientifique qui appelait à des tuation». Cela faisait écho au
SOS lancé par les hôpitaux
colmater les brèches appa-
rues dans sa stratégie sani-
a en effet relevé que «la pro-
portion de cas positifs et de
suspicion d’infection étaient
peu respectés. D’où la volonté
«décisions difficiles» face publics de Marseille, débor-
dés face à une épidémie qui
taire post-confinement. personnes contacts effective-
ment contactées chaque se-
du Conseil scientifique d’ali-
gner la durée recommandée
à la reprise de l’épidémie. «progresse de jour en jour», Prioriser le dépistage maine par les services de l’as- de mise à l’abri des testés po-
notamment en région Paca. «Parfaitement conscient» de surance maladie a diminué sitifs et de leurs cas contact
Dans ce contexte, laisser au la problématique d’accès aux tout au long du mois d’août». sur la durée moyenne de
Par ment des trois piliers de la ministre de la Santé, Olivier tests (un million par semaine) Une évolution qui, selon ­contagiosité des personnes
Anaïs Moran stratégie de riposte anti-Co- Véran, le soin d’annoncer les et des «temps d’attente trop l’agence, s’explique par des infectées.
et nathalie raulin vid : le dépistage des person- mesures techniques et locali- importants», l’exécutif va lo- «difficultés à recueillir les co- Son président, Jean-François
nes infectées, le traçage des sées discutées à l’Elysée ris- giquement donner la priorité ordonnées», «des mobilités Delfraissy, penchait pour

U
n Conseil de défense cas contacts et l’isolement quait d’accentuer le senti- aux individus présentant des durant les périodes de vacan- sept jours, «une durée plus
qui accouche d’une des sujets malades et à risque. ment d’une mésestimation symptômes, les cas contacts ces», mais aussi par «de fai- courte, acceptée et respectée,
souris… mais un Pre- La veille, Emmanuel Macron, de la crise. Et d’aller à l’en- et les personnels soignants. bles effectifs dans certains sachant qu’au bout de huit
mier ministre pour le dire. tout à son souci de permettre contre du message qu’entend Ils bénéficieront de créneaux territoires», alors que le jours le risque de contamina-
Vendredi, c’est finalement à aux Français de «continuer à faire passer le chef du gou- horaires spécifiques dans les nombre de personnes à tion est faible». Mais pour ob-
Jean Castex qu’il est revenu vivre», avait averti que «ce ne vernement aux Français : laboratoires et de «tentes de ­contacter est en hausse cons- tenir l’adhésion des citoyens,
d’annoncer un petit renforce- serait pas le grand soir». Mais plus que jamais, respect des dépistages […] dédiées». tante. Bilan : parmi les nou- le Conseil invitait l’Etat à
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mené tout l’été pour alerter les Fran-


çais sur les risques de reprise de l’épi-
démie, sur le fait que ça entraînerait
inévitablement un impact sur les
hospitalisations». «Pas simple quand
certains préféraient croire que le vi-
rus avait muté, que les jeunes pou-
vaient se contaminer sans risque et
que les cas graves étaient encore ra-
res», ajoute-t-il. Le neurologue avait
d’ailleurs convaincu Matignon et
Bercy de décaler d’une semaine la
présentation du plan de relance pour
faire d’abord entendre fin août aux
Français rentrés de vacances qu’il
était toujours indispensable de por-
ter le masque (devenu obligatoire en
entreprise et dans certaines villes),
de se faire tester et de rester chez soi
en cas de doute.

«Lion en cage». «L’objectif de cette


première semaine était d’abord de
dire : la vie va reprendre ses droits.
Mais comme le virus est toujours là,
il fallait marteler “Mettez des mas-
ques à l’école, au bureau”», défend-on
dans l’entourage du Premier minis-
tre. A Matignon, on réfute donc l’idée
d’être «rattrapé» par une épidémie
qui aurait relégué au second plan
toute l’action du gouvernement. «Le
moment plan de relance a existé. Les
Français en ont entendu parler et
vont continuer d’en entendre parler»,
poursuit-on chez Castex. Il y a du
boulot si on en croit une étude Elabe
pour les Echos et Radio Classique pu-
bliée vendredi dans laquelle 58 % des
sondés estiment que ces 100 mil-
liards prévus sur deux ans permet-
tront de «soutenir les entreprises»,
mais pas forcément de «rétablir la
croissance d’ici 2022». Pour 66 %
d’entre eux, il ne permettra pas de
«lutter efficacement contre le chô-
mage» et encore moins d’«accélérer
la croissance écologique».
«On a toujours dit et on savait que le
Covid serait toujours présent à la
rentrée, que ce serait un fil rouge de
notre politique dans les prochains
vendredi. Photo THOMAS COEX.AFP mois, ajoute-t-on à Matignon. La
question est : “Comment faire pour
vivre avec le ­virus ?”» Mais jamais de-
prendre des mesures de sou-
tien financier (arrêt de travail
sans période de carence,
prime de compensation de
L’épidémie fait dienne de l’épidémie de Covid-19 qui
menace de reflamber. Toute l’atten-
tion médiatique de la journée de ven-
dredi a été captée par la prise de pa-
puis le pic de l’épidémie, des déci-
sions d’un Conseil de défense sani-
taire n’avaient été aussi attendues.
Le gouvernement est aussi contraint
perte de revenu, etc.). De
cela, Castex n’a pas dit mot.
Et plutôt que la carotte, il a
barrière aux role attendue du gouvernement à
l’issue du Conseil de défense. Qui
s’exprimerait ? Le ministre de la
de ressortir son dispositif d’activité
partielle et d’indemnisation pour les
parents bloqués chez eux pour cause
agité le bâton : «Il est primor-
dial que chacun respecte
strictement cette durée d’iso-
lement, ce qui donnera lieu à
projets de l’exécutif Santé ou le Premier ministre ? A
quelle heure? Et pour dire quoi? Jean
Castex a finalement annoncé peu de
choses…
de classes ou d’écoles fermées. Et le
symbole est là : un Premier ministre
qui travaille confiné depuis près
d’une semaine à Matignon (où il loge
des contrôles.» Le gouvernement espérait pareil productif en le rendant plus avec sa famille), obligé d’animer un
en septembre capitaliser vert et plus numérique. Puis par une Quasi inaperçu. Mardi déjà, le dé- séminaire de rentrée et de prononcer
Agir local sur le lancement du plan séquence «sécurité pour permettre placement du chef de l’Etat à Cler- son discours aux troupes LREM en
Fervent promoteur de mesu- à Macron de se prémunir des atta- mont-Ferrand, sur le thème de l’éga- ­visioconférence. L’«offensive» pro-
res «adaptées et graduées» à
de relance, un discours ques de la droite et de l’extrême lité des chances et de l’emploi des mise est forcément moins voyante…
l’échelle locale, le Premier sur la sécurité et un autre droite sur les questions dites répu- jeunes, est passé quasi inaperçu. La «Il est en pleine forme donc comme un
ministre a indiqué avoir de- sur l’égalité des chances, le blicaines. Et enfin en insistant sur quinte de toux filmée du Président lion en cage !» défend un de ses pro-
mandé aux préfets de Gi- voilà ramené à la gestion «l’égalité des chances», l’Etat-provi- (sans masque et dans les mains) et ches. Quand sortira-t-il ? Le Premier
ronde, des Bouches-du- de la crise sanitaire. dence et la lutte contre le chômage, l’annonce par Castex qu’il était «cas ministre se fera tester une seconde
Rhône et de la Guadeloupe pour reparler à ces électeurs so- contact» pour avoir côtoyé Christian fois ce samedi. S’il reste négatif, Ma-

I
un «ensemble de nouvelles ls auraient aimé tourner une ciaux-démocrates perdus progressi- Prudhomme, le directeur du Tour de tignon pourra l’ériger en exemple du
mesures complémentaires», page. En cette première rentrée vement depuis 2017. France testé positif, sont venues rui- bien-fondé des «gestes barrières».
d’ici lundi. Car si, désormais, pour le gouvernement Castex, les Las… Si le plan de relance a été pré- ner la com de l’exécutif sur un thème Car Castex a été en contact avec le
42 départements sont classés responsables de la majorité s’imagi- senté et que Macron a réussi à faire qui devait parler à la jambe gauche de patron du Tour dans sa voiture mais
rouges, ces trois-là affichent naient volontiers ouvrir le temps de les gros titres avec sa formule ciselée la majorité et rééquilibrer le «en assure qu’ils portaient bien leur
une «évolution des contami- «l’après-Covid». D’abord avec un («la République n’admet aucune même temps» du Président après la masque tous les deux et qu’ils ont
nations préoccupante», a in- plan de relance à 100 milliards d’eu- aventure séparatiste»), voilà le séquence droitière (elle, bien visible) respecté les consignes sanitaires. Si
diqué Jean Castex. Sachant ros, pour remettre d’aplomb une ­gouvernement confronté aux queues ouverte par Darmanin. le Premier ministre est positif, ce
que leurs hôpitaux sont déjà économie durement touchée par le devant les laboratoires pour se faire Pourtant, rappelle le ministre de la sera bien sûr une autre histoire.
en tension. • confinement et «transformer» l’ap- tester et rappelé à la gestion quoti- Santé, Olivier Véran, «je me suis dé- Lilian Alemagna
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Après le calme de l’été,


le virus fait sa rentrée
Depuis fin août, qu’une personne infectée va elle-même l’étude sérologique menée par Pasteur
contaminer), s’essouffle même un peu, sur le lycée de Crépy-en-Valois, dans
les contaminations
affichant 1,19 pour la semaine du l’Oise, région parti­culièrement touchée
repartent à la hausse, avec 30 août au 5 septembre, contre 1,29 une par le Covid-19, la communauté sco-
des différences selon les semaine plus tôt, selon le dernier bulle- laire avait été contaminée à 41 %, tandis
territoires. Une situation tin de Santé publique France (1). que seuls 11 % de leurs proches avaient
préoccupante, d’autant plus La situation, par ailleurs, reste très ­rencontré le virus.
que 90 % de la population contrastée suivant les territoires. Alors
n’est pas encore immunisée que le taux d’incidence (nombre de Surprise. Le réservoir de personnes
contre le Covid. nouveaux cas pour 100 000 habitants à contaminer, enfin, reste considéra-
sur une semaine) atteint 200 en Guade- ble. La part de la population infectée

«Q
uand on lèvera le couver- loupe (semaine du 1er au 7 septembre), au 11 mai, au moment du déconfine-
cle, forcément, ça repar- 134 en région Paca et autour de 95 pour ment, serait en effet comprise, selon
tira», n’avait cessé de ré- la Corse et l’Ile-de-France, elle n’est les estimations, entre 3,2 %, soit 2 mil-
péter la plupart des épidémiologistes, «que» de 30 dans le Grand-Est et 40 en lions d’individus (selon l’équipe «Evo-
au moment du déconfinement du pays, Bretagne et en Bourgogne-Franche- lution théorique et expérimentale»),
à la mi-mai. Force est de ­constater Comté. En termes de dynamique, en et 5,3 %, soit 3,5 millions de personnes
qu’avec un peu de retard – deux mois – revanche, la hausse est vertigineuse (Institut Pasteur). Et depuis cette date,
l’actualité leur donne raison. Après un dans les Hauts-de-France et en Corse, cette part a peu progressé (l’équipe
début d’été relativement calme, grâce, alors qu’elle moins importante en Ile- «Evolution théorique et expérimen-
en partie, à l’effet saisonnalité (le virus de-France, et, dans une moindre me- tale» l’estime à 3,8 % pour cette se-
préfère le froid), le nombre de contami- sure, en Paca. maine). Autrement dit, même en
nations est à nouveau reparti à la D’un niveau encore relativement mo- comptant large, au moins 90 % de la
hausse depuis la fin juillet. D’un niveau déré et contrastée géographiquement, population française serait encore
encore modéré à cette date (1 000 con- la circulation du Sars-CoV-2 n’en «sensible» au virus.
taminations quotidiennes, en ­conserve pas moins un fort potentiel de Une situation qui nous place encore
moyenne, sur sept jours pour neutrali- développement. L’entrée dans l’au- loin de l’immunité collective, selon la-
ser les creux du week-end), l’épidémie tomne, tout d’abord, va progressive- quelle le Sars-CoV-2 ­commencerait
a, depuis, nettement progressé, ment annihiler le frein saisonnier, à décroître une fois que 66 % de la po-
­tournant cette semaine autour ­responsable d’une réduction de 40 % pulation est contaminée. D’autant que
de 7 000 contaminations par jour. à 50 % des contaminations, comme le l’on sait encore peu de choses, là en-
Décalées de deux à trois semaines par rappelait fin juin, à Libé, l’épidémiolo- core, sur la persistance de cette immu-
rapport à ces infections (en raison du giste Simon Cauchemez, de l’Institut nité chez l’être humain. A défaut de
temps d’incubation, puis d’aggravation Pasteur. vaccin, et d’une mutation surprise et
de la maladie), les entrées à l’hôpital et Autre inquiétude : avec la ­rentrée sco- bienveillante du virus, seul le masque
notamment en réanimation sont, elles laire, l’accélération de la diffusion du et le maintien des gestes barrières de-
aussi, reparties à la hausse : 140 hospi- virus, notamment par les enfants de vraient nous permettre, pour l’heure,
talisations quotidiennes en moyenne moins de 11 ans pour qui le port du d’éviter un hiver meurtrier.
à la mi-août, 340 le 10 septembre ; masque n’est pas obligatoire. Même si Luc Peillon
18 entrées quotidiennes en réanima- l’importance des contaminations entre
tion à la mi-août, 53 le 10 septembre. Si enfants et ados d’un côté, et parents de (1) Calculé en fonction de l’évolution du
la situation est préoccupante, mon- l’autre, reste incertaine. Ainsi, selon ­nombre de tests positifs. Au service réa du centre hospitalier de Valenciennes (Nord),
trant une vraie progression du virus
dans la population, elle n’a encore rien
à voir – pour l’instant – avec la période
de février à mars.

Frein saisonnier. Certes, les tests


étaient très peu nombreux à l’époque.
En réa, «nous ferons face, nous
Mais les travaux de modélisation ef-
fectués par différents organismes (en
fonction du taux de létalité, du nom-
bre de morts et d’hospitalisations) per-
sommes mieux préparés»
Q
mettent de se faire une idée de la dy- ue se passe-t-il dans les territoires où garde les données épidémiologiques, c’est très nous avons une meilleure connaissance du virus.
namique de l’épidémie. Au pic de la la circulation du Covid est la plus pré- net : la part des réunions familiales et amicales On a aussi fait d’énormes progrès sur les soins
première vague, quelques jours avant occupante ? Libé a interrogé des infec- est extrêmement importante, autant que les de support : on ventile et on intube mieux les
le confinement du 17 mars, l’Institut tiologues et des responsables de services de grands rassemblements et les raves sur la côte. personnes dans un état critique. Mais les
Pasteur ­estime qu’il y avait en France réanimation de cinq grands centres hospita- Résultat, notre département n’est plus dans équipes sont fatiguées et l’hiver arrive, avec
entre 200 000 et 500 000 contamina- liers universitaires. Ils racontent leur observa- le rouge, il est cramoisi. Sur la tranche des le retour de maladies comme la grippe. Je ne
tions par jour. L’équipe «Evolution thé- tion au quotidien de la reprise de l’épidémie. 20-30 ans, le taux d’incidence est de 470 sur suis ni un collapsologue ni un prophète de
orique et expérimentale» (CNRS, IRD, 100 000 habitants. Neuf fois plus que le reste malheur, mais avec la chute des températu-
université de Montpellier), de son côté, «Notre département de la population. D’habitude, on commence res, il faut s’attendre à une possible évolution
évoque 124 000 à 135 000 infections n’est plus dans le rouge, à ouvrir l’œil à partir de 50. du Covid. En gérant mieux la transmission en
quotidiennes. Autrement dit, le nom- il est cramoisi» «Certains prétendaient qu’après la première amont, nous éviterons de saturer les hôpitaux.
bre de nouvelles contaminations ne se Denis Malvy, infectiologue vague, le virus allait disparaître et que s’il re- Il s’agit de coresponsabilité citoyenne pour ne
comptait pas en milliers par jour, au CHU de Bordeaux et membre venait il fallait faire des opérations très ciblées pas être obligés de passer à des mesures de
comme aujourd’hui (même si les tests, du Conseil scientifique pour aboutir à sa disparition. Clairement, on restrictions de la vie sociale.»
beaucoup plus nombreux, ne captent «A Bordeaux, la situation au CHU est préoccu- n’est pas là-dedans. Le premier enjeu est de
pas tous les cas), mais en centaines de pante. La cellule de crise a été réactivée. On faire respecter les gestes barrière dont on s’est «La prise en charge
milliers. Par ailleurs, le temps de dou- compte 68 hospitalisations, dont 21 en service détourné. Le testing tous azimuts est aussi s’est améliorée»
blement du nombre de nouveaux cas de réanimation alors qu’on n’en avait plus jus- trop désordonné et contre-productif. Il faut Jean-Michel Constantin, chef
était de trois à quatre jours de février qu’à début août. A l’origine de cette reprise de vraiment prioriser, avec en premier les per- de service anesthésie-réanimation
à mars, il est désormais de douze à l’épidémie : un important brassage de la popu- sonnes symptomatiques, les contacts à haut à la Pitié-Salpêtriere (Paris XIIIe)
quatorze jours. lation. Beaucoup de touristes sont venus du- risque, les personnels de santé et les patients «Aujourd’hui, à la Pitié-Salpêtrière, nous
Le R effectif (ou taux de reproduction rant l’été et les plus jeunes se sont relâchés des hôpitaux. Jusqu’à présent, nous arrivons avons une dizaine de patients atteints du Co-
du virus, c’est-à-dire le nombre de gens dans les mesures de protection. Quand on re- à faire face. Des lits dédiés ont été rouverts et vid-19 en réanimation et une trentaine hospi-
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capacité de dépistage de nos laboratoires : on


peut faire beaucoup plus de tests et ça aide
vraiment, ça permet d’isoler les patients at-
teints et de remonter les cas contacts.»

«Il faut protéger


les personnes fragiles»
Julien Poissy, chef d’unité
de réanimation au CHU de Lille
«L’épidémie est plutôt calme en termes de pa-
tients hospitalisés : ils sont 14, dont 4 ou 5 en
réanimation en permanence depuis quinze
jours. En juin-juillet, il y a eu des moments as-
sez courts où on a eu zéro patient Covid. Par
contre, les données épidémiologiques de cir-
culation virale sont assez préoccupantes. Le
taux d’incidence a fortement augmenté : au-
tour de 90 cas pour 100 000 personnes dans
le Nord, les zones urbaines étant les plus
­touchées. En une semaine, je pense qu’on a
plus que doublé dans la métropole lilloise. On
s’attend donc à un impact possible sur l’hôpi-
tal dans une quinzaine de jours, par analogie
à la période de février-mars, tout en sachant
qu’à l’époque, on n’avait pas de données très
précises. Il est donc difficile de comparer,
parce que ce n’était pas documenté. Allons-
nous connaître un afflux important de pa-
tients ? Sur quelle période exactement ? Je ne
le sais pas, et personne ne le sait.
«La question aujourd’hui, c’est de savoir
à quel moment dans la collectivité les person-
nes fragiles vont être infectées. Car les mala-
des Covid sévères ont des maladies sous-ja-
centes, et sont relativement âgés. Le message
important à faire passer, c’est qu’il faut proté-
ger les personnes fragiles. Pour le dire en cari-
caturant, il ne faut pas aller voir sa grand-
mère même si on se sent bien alors qu’on a été
infecté par le Covid. Pour l’instant, nous
n’avons pas de lits spécifiquement consacrés
au Covid. Nous reprenons en ce moment les
plans de mobilisation de février et mars, et
nous nous assurons de notre capacité à les
­appliquer de nouveau : nous serons obligés de
les faire évoluer, notamment en prenant
en compte le fait que les autres malades non-
Covid seront encore là. Nous avons amélioré
la prise en charge des patients Covid hospita-
lisés, c’est vrai. Mais ces améliorations théra-
peutiques ne vont pas changer l’afflux de pa-
le 7 avril. Photo Albert Facelly tients à l’hôpital.»

«Il faut avoir une vision plus


régionalisée de l’épidémie»
talisés. Ce chiffre est stable depuis une dizaine nir l’activité hors Covid même si l’activité ser très vite de lits de réanimation supplé- Yazdan Yazdanpanah, chef
de jours, mais il constitue une augmentation Covid augmente. mentaires avec le matériel nécessaire et le du service des maladies infectieuses
indéniable par rapport à la mi-juillet puisque «Lors du match aller, nous avons vu la trau- personnel entraîné. Cette réponse stratifiée de l’hôpital Bichat (Paris XVIIIe)
nous n’avions plus aucun patient en réanima- matologie liée aux accidents [de la route no- est une stratégie différente de celle qu’on «Nous avons une quinzaine de personnes hos-
tion. Le profil des cas les plus graves reste le tamment] chuter. Sans un deuxième confine- avait adoptée la première fois : en mars, pitalisées pour Covid dans mon service. En
même : plutôt des personnes âgées avec des ment généralisé, cela ne se reproduira pas. quand le plan blanc a été déclenché, toute la réanimation, elles sont entre 5 et 10. Ce nom-
comorbidités. Par rapport à la première vague, Nous avons aussi vu des personnes retarder structure hospitalière s’est tournée vers l’acti- bre a recommencé à augmenter en juillet. Sur-
la prise en charge s’est améliorée, même s’il leur passage aux urgences par peur d’attraper vité Covid pour libérer très vite des moyens tout, nous avons retrouvé le même type de pa-
n’y a pas eu de révolution. L’utilisation des le Covid-19 ou par peur de gêner. Certains pa- humains, du matériel et des locaux. Cette tients parfois très malades qu’avant l’été. Mais
corticoïdes plus tôt permet probablement de tients sont arrivés avec des infarctus présen- fois-ci, on va essayer de mettre en place juste nous avons fait de grands progrès, même en
réduire les recours à la réanimation. tant des complications que nous n’avions pas ce qu’il faut, pour éviter que des services absence de médicament antiviral. Nous avons
«On voit que l’eau monte mais on ne sait pas vues depuis vingt ans. Il faut limiter cette comme la chirurgie programmée tournent au deux fois moins de patients qui passent en ré-
quand elle va s’arrêter. Il me semble compli- perte de chance et maintenir nos services ou- ralenti et qu’il y ait une rupture de soins et animation grâce aux corticoïdes, aux anticoa-
qué et même déraisonnable de faire des pro- verts. Ma seule inquiétude, c’est la grippe. l’accumulation de retard de soins, qu’il a fallu gulants pour éviter les thromboses ou encore
nostics précis, par contre il faut être prêt et Nous risquons de voir arriver beaucoup de pa- rattraper après le confinement. à une meilleure oxygénation. La situation est
nous le sommes. Si une deuxième vague ar- tients avec des symptômes très similaires au «Pour l’instant, nous avons quatre personnes donc bien différente de celle de mars, quand
rive, nous ne serons pas pris par surprise. On Covid. On peut éviter cette situation avec une hospitalisées porteuses du Covid, dont deux le nombre de patients augmentait tous les
sait que cela peut aller très vite. En mars, bonne campagne de vaccination. Donc ce se- en réanimation. La deuxième vague n’est pas trois jours et qu’un nombre plus important de
nous avions envisagé cinq niveaux de crise rait bien que tout le monde se fasse vacciner.» encore là, on a l’impression qu’il va se passer malades hospitalisés était transféré en réani-
et nous pensions atteindre le niveau 4 à la quelque chose, c’est sûr, mais on ne sait pas mation. Je crois aussi qu’il faut avoir une vi-
mi-mai. Dix jours après, nous étions au ni- «On se prépare au pire, quelle forme ça va prendre, quel niveau ça va sion plus régionalisée de l’épidémie. La situa-
veau 5. Nous avons reçu jusqu’à 200 patients mais avec sérénité» atteindre et surtout, combien de temps ça va tion n’est pas la même à Paris qu’en Aquitaine
en réanimation, pour une capacité de Pierre Guillemet, pilote de crise durer. S’il y a un point qui me fait peur, c’est ou dans les Bouches-du-Rhône. Si le nombre
100 lits. ­Aujourd’hui le service peut tourner du service anesthésie-réanimation ça : tenir dans le temps, c’est le plus difficile. de patients augmente, nous ferons face. Nous
normalement jusqu’à 50 cas de Covid. Au- du CHU de Dijon On est sortis complètement épuisés du prin- sommes mieux préparés et nous connaissons
delà, nous devrons reporter certaines opéra- «En prévision de la deuxième vague, nous dis- temps. En fait, on se prépare au pire, mais avec mieux le virus.»
tions et monter des salles de réanimation posons aujourd’hui de 64 lits en réanimation, sérénité : nous avons eu le temps cet été de dé- Recueilli par
éphémères, mais nous y sommes prêts. Nous et en parallèle, de plusieurs services de soins briefer ce qui a fonctionné ou pas, ce qui doit Maïté Darnault (à Dijon),
avons maintenus les formations à la réani- intensifs, dont un de pneumologie, et de tout être amélioré. Chaque équipe, dans chaque Eva Fonteneau (à Bordeaux),
mation pour les personnels des autres servi- un plateau technique avec des blocs et des service, a maintenant l’habitude de travailler Stéphanie Maurice (à Lille)
ces. Nous avons surtout le souhait de mainte- salles de réveil. L’idée, c’est de pouvoir dispo- ensemble. Ce qui a également changé, c’est la et Olivier Monod (à Paris)
6 u
Événement www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

«Le Covid n’est qu’un


catalyseur du changement du
centre de gravité de la planète»
Pour Guillaume Zagury, bertés publiques, comme la recher- que de tests était uniquement dirigée éléments de réponse à certaines in-
che de cas contacts à l’ère numérique sur les patients hospitalisés, et un pa- terrogations importantes. Quel est le
expert en santé publique ou l’isolement obligatoire de patients. lier actuel autour de 200 000- «réservoir» animal [animaux qui par-
internationale, les Vous dites que les grandes 300 000 cas détectés par jour. Ainsi, ticipent majoritairement à la repro-
démocraties occidentales ­démocraties sont prisonnières environ 50 % des 30 millions de ­Covid duction du virus, ndlr] connu avec
ont pâti d’un manque d’un «jeu à trois». Qu’entendez- diagnostiqués depuis le 1er janvier certitude, question capitale pour une
de réactivité lors de vous par là ? l’ont été ces dernières semaines. Il est action sur la cause, et y a-t-il des ani-
l’apparition du virus, Les gouvernements doivent osciller donc remarquable que le nombre de maux domestiques «porteurs» du vi-
au contraire des régimes entre l’impératif sanitaire à géométrie décès quotidien déclarés reste stable, rus ? A quand remonte le début exact
variable, l’impératif économique et autour de 5 000 cas par jour, depuis de l’épidémie ? Pourquoi constate-
autoritaires, en passe l’impératif d’acceptation politique de la mi-avril et la diffusion de l’infec- t-on une telle variabilité des symptô-
de gagner la course mesures potentiellement liberticides : tion aux Amériques. mes : des cas asymptomatiques selon
au vaccin. masques, tracking, isolement. Cela On a beaucoup épilogué sur une l’âge, à l’anosmie non «observée»
peut s’avérer paralysant face à une possible saisonnalité du virus. La dans le Hubei initialement ?

M
édecin spécialiste de santé pandémie. Toute ­décision est discu- persistance du Covid dans les hé- ­Connaît-on parfaitement tous les mo-
publique internationale tée, contestée, comme on l’a vu avec misphères Nord et Sud clôt-elle le des de transmissions ? Quel est le taux
et consultant en inno­vation le port du masque obligatoire. A cela débat ? de mortalité exacte, a priori plus pro-
médicale pour des entreprises, s’ajoute la pression de «l’infodémie» : L’apparition et l’évolution de l’infec- che de la grippe saisonnière que de la
Guillaume Zagury travaille en Chine la ­couverture médiatique, les chaînes tion Covid-19 sont multifactorielles, grippe espagnole ? Quelle est la durée
depuis vingt ans. Il a élaboré, dès l’ap- d’info en continu, les réseaux sociaux. car elles dépendent de la densité de la de l’immunité postinfection, natu-
parition du Covid, un site internet D’autant qu’il faut aussi ­absorber le population d’un pays, de sa structure relle ou vaccinale ? Que sait-on des
singulier, Covidminute.com. Une flux permanent de publications scien- démographique, des réunions en mi- variations génétiques du virus selon
équipe dédiée y livre et compile quo- tifiques. lieux clos, des voyages, de clusters et les localisations ? Etc.
tidiennement analyses, statistiques Pourquoi la Belgique, avec incluent à l’évidence des variables En dehors de la province de
et graphiques sur l’évolution du virus. ­environ 865 morts pour 1 million physiques : température, humidité, ­Hubei, la Chine a été le grand pays
Huit mois après son apparition, d’habitants, est-elle le ventilation. Une tempé- le plus épargné au monde. Mais au
quel bilan dressez-vous de la lutte pays ­développé le plus rature fraîche, dans un prix de mesures très liberticides…
contre la pandémie ? touché par la pandé- espace clos et humide, Les régimes totalitaires sont-ils
Il est prématuré de dresser un bilan mie ? favorise la diffusion vi- mieux armés pour lutter contre
définitif car le virus circule encore et Ce type d’indicateur est rale, comme l’a montré leCovid ?
une seconde vague plus grave peut à analyser avec pru- la multiplication des cas Berceau de l’épidémie, la Chine pré-
survenir, comme avec la grippe espa- dence, en raison de ses dans les abattoirs en Al- sentait déjà trois avantages majeurs
gnole en 1919. Certaines données ne nombreux biais de me- lemagne ou en France, par rapport aux pays occidentaux.
sont pas encore disponibles pour sures ou d’interpréta- ou dans les marchés aux D’abord, la mémoire historique de
DR

dresser des comparaisons sanitaires, tion (densité, profil dé- poissons en Chine. Elle l’épidémie de Sras en 2003. Ensuite,
à l’instar de celles relatives aux an- mographique, Ehpad)… Interview peut aussi dépendre une population «acceptant» déjà des
nées potentielles de vie perdues. Et il L’organisation histori- d’un macro-environne- mesures «liberticides», où l’individu
est toujours délicat d’opposer l’im- que du pays, deuxième densité d’Eu- ment. Cela est documenté pour les vi- est au service du collectif, comme l’at-
pact sur la santé publique de la pan- rope après les Pays-Bas, une forte roses respiratoires de type grippe sai- teste le système de «crédit social»,
démie aux dommages ­collatéraux – concentration d’Ehpad (plus de 50 % sonnière, et probablement pour la programme où un capital de points
économiques ou ­relatifs aux libertés des décès observés), et un désir de disparition du Sras en 2003 avec l’arri- est accordé par l’Etat au citoyen, qui
publiques – qui résultent d’un confi- transparence des autorités ont sans vée du printemps. Mais s’il existe de peut fondre ou être bonifié. Enfin, le
nement prolongé. Néanmoins, il y a doute pesé. Le pays aux trois langues nombreux éléments en ­faveur d’une pays est dans une phase de numérisa-
eu un retard dans la réaction à la pro- et aux neuf ministres de la Santé de- «saisonnalité Covid», comme le laisse tion très avancée de la société, à
pagation du virus. La grande majorité vait sans doute apporter une réponse penser son essor sur les deux hémis- l’image du 1,2 milliard d’utilisateurs
des démocraties occidentales ta- consensuelle. Or, face à une pandé- phères et les pics observés au Brésil de WeChat ou de l’avancée de la 5G.
blaient sur une tempête et n’avaient mie, la lenteur est condamnable. ou en Afrique du Sud, actuellement Inversement, en Occident, les déci-
pas les outils pour lutter efficacement Et la France ? en fin de saison hivernale, il semble deurs sont en permanence dans le
contre ce tsunami. Elles ne pouvaient Compte tenu de la cinétique de l’épi- encore prématuré d’affirmer qu’il y ait «jeu à trois», dont je parlais aupara-
bénéficier des six outils nécessaires démie en Belgique, qui a traversé tout une corrélation directe, même si cela vant… Pas en Chine, puisque nous
au combat, que j’ai résumé dans un le pays – équivalent à deux régions est fort probable, entre le climat et la sommes face à un régime totalitaire,
mémo, «3M-3T», en mars : Masque- françaises –, la France n’a pas fait diffusion virale. L’épidémie ne s’est comme vous le dites, mais de type
Main-Mètre au niveau individuel, et mieux. La mortalité en Belgique équi- pas éteinte ni au Maroc, ni en Israël scientifique.
Test-Tracking-Triage (isolement des vaut à peu près à celle survenue dans qui a connu une multiplication par A savoir ?
cas positifs) au niveau collectif. le Grand-Est ou en Ile-de-France, bien trois du nombre de décès cet été par Face à une pandémie, seule l’urgence
Quels éléments expliquent ­ce loin de la Normandie par exemple. La rapport au printemps. Nous n’en sanitaire versus l’aspect économique
­retard ? létalité s’est concentrée avant tout sur sommes qu’à huit mois d’évolution, sont à prendre en considération, ce
Il est facile de refaire le match après les personnes âgées – 75 % des person- avec un virus toujours actif et sans qui est déjà beaucoup plus facile à gé-
coup mais les chiffres de la mortalité nes décédées ont plus de 75 ans. frontières. Les «modélisateurs clima- rer. La vitesse de réaction, l’utilisation
en Chine étaient au départ relative- Comme dans l’ensemble de l’Europe tiques» amèneront prochainement intensive de la technologie et la ri-
ment peu alarmistes. On avait une de l’Ouest. des certitudes quantifiées.
 gueur dans les mesures ont permis
faible connaissance de la ­contagiosité On teste davantage, la détection Quelles zones d’ombre demeurent d’obtenir des «résultats» qui n’ont rien
des cas asymptomatiques. Les préco- de cas positifs s’accélère, jus- sur le virus et ­quelles sont les de comparables avec nos démocra-
nisations de l’OMS n’ont pas brillé par qu’à 200 000 par jour dans le questions qui font débat ?
 ties. Ainsi, l’objectif en Chine conti-
leur clarté ; au début, le port du mas- monde, mais la mortalité journa- Il faut prendre un peu de recul pour nentale, qui connaît moins de 50 cas
que n’était pas explicitement recom- lière reste stable, avec quel- apprécier la «turbo-accélération du déclarés par jour, est de rester quasi-
mandé. Et une fois la pandémie dé- que 5 000 décès quotidiens… savoir», permise par la révolution nu- ment «Covid-free». Les quarantaines
clarée, on s’est retrouvé face à une Plus on fait de tests, plus on trouve de mérique. En dix mois de Covid, nous sont strictes et «technologiques»,
crise de disponibilité des outils pour cas de Covid. Ceci explique les diffé- avons plus de connaissances et d’arti- alors qu’en Europe, par exemple, nous
protéger ou tester, doublé d’une cen- rents paliers observés : moins cles scientifiques produits qu’en «vivons avec» le Covid, où plus
tralisation excessive et du rejet de de 100 000 cas par jour durant la dix ans de sida ou cent ans de tuber- de 10 000 cas par jour sont déclarés
mesures jugées attentatoires aux li- phase «européenne», où une politi- culose. Les mois à venir verront des actuellement, en espérant un lll Des salariés en train de
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 7

lll vaccin à court ou moyen


terme. Des résultats extrêmement fa- Carnet
vorables ont été également obtenus
par des démocraties de l’Asie confu-
céenne : Taiwan, la Corée du Sud, ou
Singapour.
Vous dites que «l’effet d’annonce
[du vaccin] Spoutnik V par Vladi- DÉCÈS
mir Poutine […] montre l’enjeu gé-
opolitique majeur en termes de Thierry, Sabine,
“softpower”», où le sanitaire rem- Théo et Quentin Girard
place le nucléaire, avec ses multi-  
ples implications : économiques, ont la douleur de vous
annoncer le décès de
technologiques…
Sur plus de 100 candidats vaccins
 
lancés, souvent par des consortiums Claude Girard,
 
internationaux, 6 sont officiellement à l’âge de 90 ans,
en phase 3 depuis le 15 juillet. Le vac- le 07/09/2020.
cin à partir d’un adénovirus déve-  
loppé par l’institut Gamaleya de Mos- Il a choisi la fin de sa vie,
comme il avait vécu :
cou est le premier dont la production avec détermination.
industrielle a ­commencé, et les pre-
mières livraisons pourraient très vite
SOUVENIRS
être disponibles. Se dirige-t-on, dans
la phase de développement, vers une
stratégie de type «1-2-4-3» au lieu de Clara
la chronologie habituelle «1-2-3-4», Petite étoile dans nos vies
mettant le prestige national avant la Tu accompagnes nos
pensées
sécurité sanitaire, sur le mode : «Je Léo, Anne, Malik
commercialise d’abord, et j’évalue
après» ? Dans ce cas, si ce vaccin sort
en premier, il sera essentiellement li-
mité à la Russie.
Quelle est la temporalité la plus
crédible pour voir déboucher un
vaccin efficace ?
Un grand nombre d’immunologistes
sont confiants sur la réussite de ces
vaccins grâce à la stabilité génétique
du virus. Différentes stratégies vacci-
nales sont en cours d’évaluation, vi-
sant avant tout l’immunité humorale
(production d’anticorps), avec diffé-
rentes plateformes à base de virus
(inactivé, atténué), de vecteur viral
(comme l’adénovirus ou la rougeole),
ou d’acide nucléique (ARN ou ADN),
à base de protéine. Même si, qualita-
tivement, le premier vaccin disponi-
ble sur le marché ne sera probable-
ment pas le meilleur, l’impact de son
effet d’annonce va marquer les cons-
Vous organisez
ciences en termes de leadership tech-
un colloque,
nologique mondial, particulièrement
un séminaire,
dans la rivalité qui oppose au-
jourd’hui les Etats-Unis et la Chine.
une conférence...
Quelles sont les recherches de Contactez-nous
vaccin les plus en pointe ?
Compte tenu des impératifs de vali-
Réservations
dation selon les standards internatio-
naux, le vaccin chinois développé par et insertions
CNBG (China National Biotech la veille de 9h à 11h
Group), déjà administré à 20 000 «vo- pour une parution
lontaires» avant d’être utilisé à le lendemain
l’étranger (Moyen-Orient, Maroc,
Amérique Latine), est probablement Tarifs : 16,30 e TTC la ligne
le premier qui pourrait être généra- Forfait 10 lignes :
lisé à l’international, probablement 153 e TTC pour une parution
vers fin novembre. Car si les projets 15,30 e TTC la ligne suppl.
de génie génétique développés par abonnée et associations : - 10 %
l’américain Moderna ou l’équipe
d’Oxford sont relativement rapides à Tél. 01 87 39 80 00
mettre en œuvre pour une phase 3,
leur validation sera probablement
plus lente en raison des effets secon- Vous pouvez nous faire
daires encore inconnus. Le Covid parvenir vos textes
n’est qu’un catalyseur du change- par e-mail :
ment du centre de gravité de la pla- carnet-libe@teamedia.fr
nète et de son déplacement vers
l’«Asie du Pacifique». Et l’illustration
que, secteur militaire excepté, la
Chine rivalise désormais avec les
Etats-Unis dans les secteurs les plus 01 87 39 84 00
pointus. carnet-libe@teamedia.fr
La reproduction de nos petites
Recueilli par annonces est interdite
déjeuner à Wuhan, en Chine, le 23 mars. Photo AFP Christian Losson
8 u
Monde Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

BREONNA TAYLOR
Par
Isabelle Hanne
Envoyée spéciale à Louisville
(Kentucky)

D
epuis le temps, les tomates
ont mûri. Il y a des auber­-
gines, des tournesols et
des pastèques qui continuent de

A Louisville,
pousser en ce début du mois de
­septembre au son de The Revolution
Will Not Be Televised, l’hymne
de Gil Scott-Heron. Depuis plus
de 100 jours qu’ils occupent Jeffer-
son Square Park, au cœur de Louis-
ville (Kentucky), les manifestants
ont planté un potager dans les pla-

la justice
tes-bandes qui entourent la place.
En son sein, un amas de bougies,
­photos, dessins, à la mémoire de
Breonna Taylor. Cette Afro-Améri-
caine de 26 ans, technicienne médi-
cale d’un service d’urgence hospi­-
talier, a trouvé la mort dans son
appartement lors d’un raid de la

toujours à la rue
­police la nuit du 12 au 13 mars. «Elle
était endormie», dit l’une des pan-
cartes. «Arrêtez les policiers qui ont
tué Breonna», «Mettez fin à l’immu-
nité qualifiée» – cette règle qui pro-
tège les fonctionnaires de police
américains contre les poursuites –,
intiment d’autres. Un grand portrait
de la jeune femme, peint par un
­artiste local, trône au milieu du
­mémorial. Elle semble tenir à l’œil Reportage
les imposantes bâtisses qui entou-
rent la place : l’hôtel de ville, le com-
missariat et le tribunal, barricadés
Six mois après la mort de l’Afro-Américaine, tuée
derrière d’imposants panneaux chez elle dans son sommeil lors d’un raid de la police,
en contreplaqué.
l’enquête n’avance pas. Une «façon d’épuiser»
«Inacceptable» les manifestants qui dénoncent l’impunité
«On veut rappeler au maire, aux
flics, aux juges, qu’on est là, et qu’on des fonctionnaires en occupant un parc transformé
ne bougera pas tant que justice ne
sera pas rendue», lance Rosie
en mémorial depuis plus de 100 jours ?
­Henderson, devenue activiste,
­jardinière et conservatrice du mé-
morial. Un «lieu de recueillement
pour la communauté, pour la fa- côtés de son petit ami, Kenneth
mille de Breonna, et pour toutes les Walker. Réveillé en sursaut par l’as-
victimes de violences policières». saut, Walker tire un coup avec son
Des tables ont été dressées, couver- pistolet, un Glock qu’il possède
tes de tee-shirts «Black Lives Mat- ­légalement. Il blesse l’un des poli-
ter», de gel hydroalcoolique, mas- ciers ; ceux-ci ouvrent le feu. L’un
ques, nourriture et bouteilles d’eau. d’eux, Brett Hankison, tire à l’aveu-
«Il faut que la justice suive son gle depuis l’extérieur – l’apparte-
cours, comme ça aurait été le cas ment de Taylor est au rez-de-chaus-
pour n’importe qui d’autre, reprend sée –, à travers les stores fermés
Rosie ­Henderson, quadragénaire d’une porte-fenêtre. Des dizaines de
afro-américaine qui a perdu son douilles et d’impacts seront retrou-
emploi dans la restauration avec vés dans l’appartement, ainsi que
la crise du coronavirus. Ça fait plus dans celui d’une voisine. Breonna
de 100 jours qu’on manifeste, ça fait Taylor, touchée par cinq balles, dé-
six mois que sa famille attend des cède peu après.
réponses, c’est inacceptable.» Pour
Dwain Lee, un pasteur qui se rend «En train de dormir»
«très souvent» au mémorial, «rien «Je n’avais jamais vu ça, décrit
ne justifie que l’enquête prenne au- “Christopher 2X”, qui a accompa-
tant de temps : c’est sans doute une gné la famille de Taylor quelques
façon d’épuiser les manifestants», jours plus tard sur les lieux. La
hasarde-t-il. porte d’entrée défoncée, du sang sur
Dans l’affaire Breonna Taylor, tout le mur, les vitres brisées. C’était im-
se mélange : les violences policières pressionnant. Dans le même temps
contre les Noirs américains, au Au mémorial de Breonna Taylor, le 19 juin, à Louisville. Photo Bryan Woolston. Reuters il y avait tous les effets personnels
cœur d’une conversation mouve- de Breonna, des photos, son uni-
mentée depuis le printemps aux forme de travail pendu derrière la
Etats-Unis ; les innombrables mani- La nuit du 12 au 13 mars 2020, les Ils mènent des raids dans plusieurs en civil défonce au bélier la porte porte…» raconte cet ancien délin-
festations antiracistes, parfois vio- policiers de Louisville exécutent des logements, où ils saisissent drogue de l’appartement numéro 4 d’un quant, fondateur de Game Chan-
lentes, qui nourrissent la rhétorique mandats de perquisition signés par et argent. Puis ils cherchent à savoir ensemble de petits immeubles, gers, une organisation qui milite
sécuritaire de Donald Trump à l’ap- un juge, des «no-knock warrants» s’il a utilisé l’appartement de la au 3003, Springfield Drive, dans le contre les violences armées auprès
proche de l’élection présidentielle (littéralement «entrer sans frap- jeune femme pour ses trafics. Ils n’y sud-ouest de Louisville. Breonna des jeunes de Louisville.
de novembre ; la «war on drugs», per»), dans le cadre d’une affaire de trouveront rien, mais l’opération va Taylor, qui vient d’enchaîner plu- Dans ses premières déclarations pu-
menée par les autorités depuis un stupéfiants qui concerne l’ex-com- mal tourner. Un peu avant 1 heure sieurs nuits de travail à l’hôpital, bliques, la police se contente de dire
demi-siècle… pagnon de Taylor, Jamarcus Glover. du matin donc, un groupe d’agents s’est endormie devant un film, aux qu’un policier a été blessé lors d’une
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 9

Des habitants de Louisville OHIO


montrent leur soutien WEST
Ohio VIRGINIA
aux miliciens du NFAC,

VIR
le 5 septembre. INDIANA Frankfort

G.O
ILLINOIS

C.
Photo Jeff Dean. AFP
Louisville .
RG
KENTUCKY VI

MISSOURI

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TENNESSEE NORTH

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CAROLINA

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n
Te
50 km

de 34 ans est «instrumentalisé» par


le parti de Trump qui «l’utilise pour
contrer les accusations de racisme» :
il a eu droit à un long discours lors
de la convention du parti fin août.
Lonita Baker, l’une des avocates de
la famille de Breonna Taylor, veut
croire en sa bonne volonté à «tenir
les policiers responsables de leurs
actes». Mais cette ancienne procu-
reure l’assure : «Il y a bien assez
d’éléments pour présenter l’affaire
devant un grand jury.»

«Méfiance profonde»
Pour Christopher 2X, l’histoire de
Breonna Taylor «a révélé au grand
jour la méfiance profonde de la po-
pulation de Louisville envers la po-
lice». Plus d’une centaine de mani-
festants ont été arrêtés au cours de
l’été. Les tensions sont parfois vives.
Samedi, alors que se tenait le Ken-
tucky Derby, course hippique qui
d’habitude rameute les foules pour
un week-end de célébrations, mais
s’est tenue cette fois sans public,
pandémie de coronavirus et mobili-
sations pour Taylor obligent, Louis-
ville a vu défiler près de 300 mili-
ciens blancs armés jusqu’aux dents,
qui voulaient «empêcher» les mani-
festants antiracistes de «causer le
chaos». Quelques heures plus tard,
ce sont les membres de la NFAC,
perquisition, et qu’une personne a éditrice Oprah Winfrey lui a cédé cet ces de presse à son histoire. en congé administratif. Mais aucun une milice noire elle aussi armée,
été tuée. «La vérité, c’est qu’il y avait été la couverture de son magazine – En juin, la municipalité a voté l’in- des trois n’a été ni arrêté ni inculpé. qui escortaient une manifestation
une jeune femme noire, non armée une première en vingt ans. Elle a terdiction des «no-knock warrants», Les charges un temps retenues pour Breonna Taylor tout autour de
et sans antécédent criminel, qu’elle même financé 26 panneaux d’affi- et le chef de la police de Louisville ­contre Kenneth Walker pour avoir l’hippodrome.
était en train de dormir dans son ap- chage géants, un par année de vie de a été renvoyé. Quelques semaines blessé le policier ont été abandon- Première ville du Kentucky et îlot
partement, et qu’aujourd’hui, elle est Breonna Taylor, érigés un peu par- plus tard, le policier qui a tiré à nées. La loi du «stand-your-ground» démocrate dans un Etat républi-
morte», résume Christopher 2X, tout à Louisville. Illustrés d’une l’aveugle a connu le même sort. Le («défendez votre territoire»), en cain, Louisville est historiquement
crâne rasé, masque noir et lunettes photo de la jeune fille, ils exigent que chef de la police par intérim a jugé, place dans une trentaine d’Etats ségréguée, entre son quartier majo-
sans monture, assis sur les marches «les policiers impliqués dans le meur- dans sa lettre de licenciement, que américains dont le Kentucky, auto- ritairement noir et pauvre de West
d’une église de Louisville. Et puis, tre de Breonna Taylor soient arrêtés son comportement était contraire rise les citoyens à utiliser la force End, et l’est de la ville, plus blanc et
la crise du Covid-19 a frappé, Louis- et inculpés». Beyoncé s’est fendue aux procédures, et qu’il avait fait ­létale contre un intrus dans leur do- plus aisé. Entre les deux, il y a
ville s’est confiné, et l’histoire de d’une lettre au procureur général du preuve d’une «extrême indifférence micile. Mais l’Etat protège égale- ­jusqu’à douze ans d’écart d’espé-
Breonna Taylor est «tombée dans les Kentucky, Daniel Cameron. Des pour la valeur de la vie humaine». ment les policiers qui utilisent la rance de vie. Mais la ville a été
limbes pendant un moment», expli- stars de la NBA, dont LeBron James, Les deux autres policiers impliqués force létale pour l’autodéfense. Le ­«profondément transformée» ces
que l’activiste, ­contacté par la fa- ont consacré interviews et conféren- dans la fusillade, eux, ont été placés procureur général du Kentucky, Da- derniers mois, insiste Christopher.
mille de la jeune femme «parce que niel Cameron, a promis jeudi qu’il «L’atmosphère, la prise de cons-
personne ne les écoutait». Jusqu’à la présenterait dans les prochains cience sur les questions de justice so-
mort de George Floyd, cet Afro- jours les éléments de l’enquête à un ciale… On le voit dans la diversité
Américain tué fin mai à Minneapo- grand jury, qui décidera ou non des gens mobilisés. Les questions
lis par un policier blanc, qui a pro- d’inculper les policiers. d’égalité ne seront pas ignorées
voqué une vague de manifestations Beaucoup de questions restent en comme elles l’ont été par le passé.
contre les violences policières à tra- suspens : les avocats de Taylor L’histoire de Breonna Tayor est un
vers le pays. ­contestent la légitimité de la pivot dans l’histoire de la ville»,
En quelques semaines, le nom de ­perquisition. Les policiers n’ayant chauffée à blanc par des mois
Breonna Taylor se fait une place sur pas utilisé leurs caméras portatives, ­d’attente, et par le contexte électo-
la scène nationale. Il est désormais il n’existe pas de vidéo de l’assaut. ral, avec un Trump qui taxe les ma-
scandé dans toutes les manifesta- Le rapport d’autopsie de Breonna nifestations violentes de «terro-
tions Black Lives Matter, de Los An- ­Taylor n’a toujours pas été rendu risme domestique»… «Il est possible
geles à New York, de Portland à Wa- public, tout comme l’analyse qu’aucun des policiers ne soit in-
shington DC. L’ex-première dame ­balistique du FBI, remise fin août culpé, et que Breonna soit vue
Michelle Obama, ou Kamala Harris, à Cameron. Les manifestants, comme une victime collatérale, re-
colistière de Joe Biden pour la prési- qui ont brièvement occupé les connaît Christopher 2X. Mais dans
dentielle de novembre, ont cité son ­pelouses ­devant sa maison cet été, ce cas, j’ai du mal à croire que les
nom pendant leurs discours à la disent n’avoir «aucune confiance» manifestants rentreront sagement
convention démocrate. L’ultra-in- en lui. Ils estiment notamment que chez eux, et qu’on évitera une explo-
fluente productrice, animatrice et Breonna Taylor. Photo fournie par l’avocat de la famille. AP cet Afro-Américain républicain sion de la ville.» •
10 u
France www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

François Bayrou au siège du Modem, à Paris, le 3 septembre.

STRATÉGIE Quel plan pour


Par
le commissaire Bayrou ?
Lilian Alemagna
rou auprès de Libération. Je ne siège pas au
Conseil des ministres. Je suis déterminé à ne
Photo Le maire de Pau a été nommé pour mener jamais entrer en conflit. Car c’est au gouverne-
Denis Allard
une mission de prospective sur ment que les décisions appartiennent. Mais ces
décisions peuvent être mises en perspective.»
la politique de l’Etat, avec le «concours de
D
e l’art de recycler ce qui existe déjà. Pour cela, ce même décret d’attribution an-
François Bayrou a donc enfilé, la se- nonce qu’il «dispose du concours de France
maine dernière, son nouveau costume
de «haut-commissaire au plan». Ressuscité
France Stratégie», une structure rattachée Stratégie». Comment ? Mystère…

dans une fonction créée par De Gaulle, l’ex- à Matignon. Son rôle et ses objectifs «Instructions»
ministre et président du Modem devra, non Le brouillard règne au sein de cet organisme
pas s’assurer de la bonne marche du «plan de demeurent toutefois flous. souvent qualifié de «think tank du gouverne-
relance» à 100 milliards d’euros (ça, c’est pour ment», mais qui tient à son «autonomie». «Les
Matignon et Bercy), mais «réfléchir» à la suite : équipes sont assez stressées. Ils n’ont aucune
Bayrou est, selon le décret d’attribution signé information sur ce qu’il se trame», témoigne
par le Premier ministre, Jean Castex, «chargé ronnementaux, sanitaires, technologiques et les différentes étapes de la reconstruction du un ancien de la maison, logée dans un
d’animer et de coordonner les travaux de pla- culturels». Un poste (non rémunéré) de ré- pays tout en «modernisant» l’appareil de pro- ­imposant bâtiment arts déco de l’avenue de
nification et de réflexion prospective conduits flexion. Pas d’organisation. duction français en associant les acteurs des Ségur, à Paris. L’immeuble, après d’impor-
pour le compte de l’Etat et d’éclairer les choix On est loin, a priori, d’un Jean Monnet qui, secteurs d’activité concernés, politiques et tants travaux de modernisation, regroupe de-
des pouvoirs publics au regard des enjeux dé- dès 1946, prenant exemple sur les Américains «experts». «Ce n’est pas une fonction exécutive. puis 2017 plusieurs services rattachés au
mographiques, économiques, sociaux, envi- durant la guerre, avait pour rôle de «planifier» Et je n’ai pas voulu que ça le soit, assume Bay- ­Premier ministre comme le Conseil d’analyse
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 11

«Une autonomie altérée… Il y a deux scénarios possibles. Soit


la présence d’un politique altère son
autonomie, car, même si les travaux
restent sincères et indépendants,

ou une identité affirmée» cette proximité avec l’exécutif peut


laisser croire que l’institution est
moins autonome. Mais je rappelle
que les hauts fonctionnaires nom-
Pour l’ancien Comment avez-vous accueilli la kilomètres de routes…) qui rappe- ­Gilles de Margerie ? més à de tels postes ont aussi sou-
création par l’exécutif d’un haut- laient la ­reconstruction de la France C’est à eux qu’il faut demander ! vent des proximités politiques… Ou
commissaire général
commissaire au plan ? d’après-guerre ! Je ne pense pas que Mais c’est sûr qu’il y a une certaine bien, au contraire, une forte person-
de France Stratégie, J’ai toujours pensé que la France ce soit le rôle du nou- homothétie. J’ai cru nalisation permettra d’affirmer une
la création d’un haut- avait besoin d’un plan. Mais de quel veau haut-commis- comprendre que la identité et de défendre des travaux
commissaire au plan «plan» parle-t-on ? Il n’y a plus de saire. Sa fonction est fonction de l’un dissonants par rapport aux choix
peut être bénéfique. plan au sens où on l’entendait du de ­reprendre les objec- [Bayrou, ndlr] allait gouvernementaux. La grande force
temps de Jean Monnet – soit la tifs de France Straté- s’appuyer sur celle de de France Stratégie est d’avoir su,

A
la tête de France Stratégie ­façon dont la puissance publique gie : l’évaluation des l’autre. Tout cela sans être une juridiction indépen-
entre 2017 et 2018, Michel compte organiser son action – politiques publiques, ­appelle forcément dante [le think tank dépend de Mati-
Yahiel, ex-conseiller social ­depuis la disparition du Commissa- l’anticipation en réali- un peu de mûrisse- gnon], faire preuve d’une autonomie

AFP
de François Hollande et au- riat général en 2006. A France sant des travaux de ment. reconnue en produisant des travaux
jourd’hui à la Caisse des dépôts, ­Stratégie, je me souviens d’avoir ­prospective, l’organi- La nomination de qualité. Dans l’histoire récente,
voit d’un bon œil la création d’un reçu mon homologue chinois. Lui sation de débats avec Interview d’un proche de des rapports ont fait grincer quel-
haut-commissaire au plan, à condi- était à la tête d’une équipe de plu- les acteurs sociaux… l’Elysée à ce poste ques dents dans les ministères. Je
tion d’en revenir à la fonction sieurs milliers de personnes et tra- François Bayrou peut-il cohabi- ne présente-t-il pas le ­risque pense que cela va continuer.
­incarnée après-guerre par Jean vaillait avec des indicateurs (nom- ter avec l’actuel commissaire pour France Stratégie de perdre Recueilli par
Monnet. bre ­d’aéroports à construire, de ­général de France Stratégie, l’autonomie qu’elle ­revendique ? Lilian Alemagna

économique ou encore le Conseil d’orienta- s’agit de Gilles de Margerie, actuel commis- lorsqu’il s’agira de livrer des évaluations sur l­ ’argent des plus aisés vers le financement de
tion des retraites. saire général de l’institution. des sujets économiques à très fort potentiel «l’économie réelle». «Est-ce que cela va être
«C’est normal que des questions se posent, Cet énarque de 65 ans, passé par le secteur politique. Exemple : la suppression de l’impôt poursuivi, on ne sait pas», s’inquiète un
tempère Bayrou. Je vais donner des instruc- bancaire et éphémère directeur de cabinet de solidarité sur la fortune et la création d’un ­permanent. Bayrou jure qu’il ne bloquera au-
tions, des orientations d’études. Le problème d’Agnès Buzyn, a été nommé à ce poste prélèvement forfaitaire unique de 30 % sur cun rapport gênant pour Macron. «J’ai tou-
principal de France Stratégie est qu’il y a en 2018 par Edouard Philippe. Il remplaçait les revenus du capital. France Stratégie a la jours voué un culte à l’impartialité», dit-il à
beaucoup de gens brillants, diplômés, qui pro- alors l’ex-conseiller social de François Hol- charge, via un «comité d’évaluation des réfor- Libération. Sur la fiscalité du capital, le pre-
duisent beaucoup d’études mais dont l’écho lande, Michel Yahiel, débarqué après avoir mes de la fiscalité du capital» installé fin 2018, mier rapport, en 2019, avait conclu qu’il était
n’est pas proportionnel à leur valeur. Il faut de eu l’idée (trop à gauche pour Matignon) de de dire si ces réformes fiscales qui ont trop tôt pour tirer la moindre conclusion. Le
la cohérence et une capacité à faire connaître taxer les propriétaires en cas de nouvelle ­marqué le début du quinquennat Macron ont rapport 2020 est attendu pour l’automne. Un
ce travail auprès des citoyens.» crise économique. Avant lui, le poste avait rempli leur objectif de «réorientation» de premier test. •
«On n’a pas envie d’être vus comme un hochet, été taillé sur mesure par François Hollande
alerte un chercheur. On espère que la mission pour l’économiste Jean Pisani-Ferry, l’un
sera prise au sérieux.» Une «mission» de haut- des architectes de ce nouveau Commissariat
commissaire au plan qui, sur le papier, n’a pas général puis corédacteur du programme
l’air si différente de ce qui se fait déjà à France économique d’Emmanuel Macron en 2017.
Stratégie. Créé en 2013, le «Commissariat Selon plusieurs sources, Margerie – muet
­général à la stratégie et à la prospective» – depuis la nomination de Bayrou – n’a pas été
nom officiel de France Stratégie – était déjà associé à la création du nouveau poste de
censé redonner vie à l’idée de «plan», dispa- Bayrou. «Ils sont un peu deux sur un fauteuil.
rue sous Chirac et Villepin en 2006, et alimen- Ça va être compliqué», remarque un habitué
ter en «prospective» un pouvoir accusé d’être des lieux qui rappelle notamment que les
le nez dans le guidon politicien. Le décret si- «recrutements» ou «les axes de travail» res-
gné par le Premier ministre de l’époque, Jean-
Marc Ayrault, donnait pour objectif aux près
tent du domaine de Margerie tant qu’un au-
tre décret n’est pas pris pour confier ces LA VRAIE VIE
DES AGENTS
de 100 collaborateurs de France Stratégie d’ai- pouvoirs à Bayrou. «On attend avec impa-
der le gouvernement dans «la détermination tience la lettre de mission signée par Ma-
des grandes orientations de l’avenir de la na- cron», confie un responsable de France Stra-
tion et des objectifs à moyen et long terme de
son développement économique, social, cultu-
rel et environnemental ainsi que pour la pré-
tégie. A Matignon, on assure qu’il n’existera
«pas de relation hiérarchique entre le com-
missaire général et le haut-commissaire mais
SECRETS
paration des réformes décidées par les pou- un lien fonctionnel qui lui permettra de me-
voirs ­publics». ner à bien sa mission».
Comment ? En conduisant des «travaux de
prospective» afin «d’éclairer les pouvoirs pu- Visibilité
blics», en produisant des «études stratégiques L’ex-ministre de l’Education et de la Justice
permettant d’éclairer l’action du gouverne- doit d’ailleurs s’installer avenue de Ségur, de
ment et la préparation des réformes», ou en- manière «provisoire», précise-t-on dans l’en-
core en «évaluant» certaines politiques publi- tourage du Premier ministre. Il aura droit,
ques. Ses axes de travail actuels : «Soutenir et comme Jean-Paul Delevoye en son temps pour
financer la croissance», «les futurs du travail», préparer la réforme des retraites, à «quelques
«mieux protéger et donner plus de chances aux collaborateurs» à lui et un budget propre tou-
individus», «climat et territoires». Peu ou prou jours «en cours de fixation». En interne, les té-
le nouveau job confié à François Bayrou… moignages récoltés par Libération font état
Problème : un homme s’occupe déjà d’«orga- d’un personnel «mitigé» quant à la nomination
nise[r] les travaux» de France stratégie, d’un politique à leur tête. Autant, pointe un
comme le précise ce même décret de 2013. Il universitaire, «cela va donner de la visibilité à
une structure qui n’en a plus depuis trois ans»,
autant, prévient le même, le risque est de voir
le patron du principal parti allié à Emmanuel
Chez France Stratégie, Macron transformer l’institution en «boîte à
les témoignages font état idées du gouvernement en vue de préparer la
campagne présidentielle» du président sortant.
d’un personnel «mitigé» «Je ne confonds en rien les domaines», a juré la
quant à la nomination semaine dernière Bayrou sur France 2.
Mais une partie des équipes de France Straté-
d’un politique à leur tête. gie s’inquiète également de son «autonomie»
12 u
France www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

Rue des Rosiers


Par
Emmanuel Fansten
et Vibeke Knoop Rachline

L
orsque les policiers norvégiens sont ve-
nus le cueillir chez lui mercredi matin,
dans la petite ville de Skien, Walid Os-
man, alias Abou Zayed, 61 ans, n’a opposé au-
cune résistance. Crâne dégarni, tempes gri-
sonnantes, pantalon à carreaux et maillot

La piste norvégienne
gris, cet homme discret installé là depuis plus
de vingt ans n’avait pas le profil d’un terroriste
international en cavale. Malgré quelques con-
damnations de droit commun, notamment
pour des faits de violences et de trafic de stu-
péfiants, le Palestinien naturalisé en 1997
avait presque fini par se faire oublier. La jus-
tice française le suspecte pourtant d’être l’un
des auteurs de l’attentat de la rue des Rosiers,

qui relance l’enquête


à Paris, une des plus graves attaques antisé-
mites commises en France.
Le 9 août 1982, vers 13 heures, quatre hommes
en costumes légers, tous équipés d’un fusil
automatique, avaient jeté une grenade à l’in-
térieur du restaurant Goldenberg, dans le Ma-
rais, avant d’ouvrir le feu sur les clients, puis
de remonter la rue en tirant sur tout ce qui
bougeait, faisant 6 morts et 22 blessés. Après
avoir pris la fuite dans une voiture blanche, les
quatre hommes s’étaient volatilisés. Ils met-

Abou Zayed, un des principaux suspects de l’attentat antisémite tront plus de trente ans à réapparaître.
D’après son dossier de demande d’asile, que
à Paris en 1982, interpellé mercredi à Skien, dans le sud du pays, Libé a pu consulter, Abou Zayed est arrivé à
Oslo sous une fausse identité en 1991, avec sa
pourrait bientôt être extradé en France. «Libération» a eu accès femme et leurs deux enfants. Lors de son pre-
mier interrogatoire par la police antiterroriste
à des documents qui permettent de retracer son parcours. norvégienne PST (équivalent de la DGSI, la Di-
rection générale de la sécurité intérieure), il
affirme d’abord avoir rejoint le Fatah de Yasser

Dans la rue des Rosiers à Paris, juste après l’attentat qui a fait 6 morts et 22 blessés, le 9 août 1982. Photo CAMPION. Sola. Gamma-Rapho. Getty images
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 13

CLUB ABONNÉS
Arafat au début des années 80 après avoir été commise par des Palestiniens, serait un avertis-
arrêté et torturé par la police israélienne en sement clair à la France.
Cisjordanie. Puis il se présente comme un sou- Deux autres suspects du commando ont été
tien d’Abou Moussa, chef d’un groupuscule identifiés par les services de renseignement
palestinien pro-syrien. Il aurait ensuite tra- français : Mohamed Souhair al-Abassi, alias
vaillé plusieurs années dans un camp à Damas Amjad Atta, 69 ans, et Mahmoud Khader Abed Chaque semaine, participez
comme «dirigeant» de cette organisation, pour Adra, alias Hicham Harb, 65 ans. Le premier au tirage au sort pour
55 dollars par mois (46 euros). est soupçonné d’avoir été le directeur des opé- bénéficier de nombreux
A cette époque, il aurait reçu une formation rations du Fatah-CR en Europe. C’est lui qui privilèges et invitations.
d’instructeur d’armes et voyagé au Liban, aurait planifié l’attaque, choisi la cible, fi-
avant d’être pris dans des luttes intestines. En nancé l’opération et trouvé les armes. Installé
réalité, Abou Zayed aurait rejoint le Fatah-CR, en Jordanie, il a été interpellé en 2015 avant Exposition – «A toi appartient
le regard» au musée du quai
un mouvement dissident fondé en 1974 par d’être relâché, la Cour suprême du royaume À toi Branly – Jacques Chirac
Sabri al-Banna, alias Abou Nidal, partisan de hachémite ayant refusé son extradition.
la lutte armée devenu un des terroristes les Le second, Hicham Harb, est suspecté comme appartient Photographie, vidéo, installation :
plus redoutés au monde. Menacé de mort, il Abou Zayed d’être un des tireurs de la rue des Exposition le regard pour la première fois, le musée du
aurait réussi à fuir la Syrie en soudoyant un Rosiers. Malgré le mandat d’arrêt émis à son 30 juin — quai Branly-Jacques Chirac con-
1 novembre
er

employé de l’aéroport avec 200 dollars et une encontre, il n’a pas été inquiété. Lors de la 2020 sacre dans ses murs une exposi-
tion d’envergure à l’image

Photographie tirée de la série « Imaginary Trip II » par Gosette Lubondo (2018)
bouteille de whisky, avant de demander l’asile dernière visite du président Macron en Israël,

Titre : citation de August Ludwig Hülsen traduite par Roland Recht.


politique à la Norvège. Cette demande a été en janvier, le Premier ministre, Benyamin Né- ­contemporaine sous toutes ses

©musée du quai Branly - Jacques Chirac, Gosette Lubondo.


rejetée, mais la famille, qui a obtenu un per- tanyahou, a insisté pour que la France ré-
Photographies formes. Dans le sillage de son pro-
et vidéos
mis de résidence temporaire dans le pays, a clame l’extradition de Hicham Harb, désor- contemporaines gramme de résidences et des
prospections menées depuis une
été naturalisée en 1997. mais chauffeur de taxi à Ramallah, et jusqu’ici
dizaine d’années, l’exposition met
protégé par l’Autorité palestinienne.
à l’honneur 26 artistes extra-euro-
Accord secret Quel rôle ont joué les services secrets français
péens. A découvrir jusqu’au
Ce récit parsemé d’incohérences et de zones dans ce dossier ? Plusieurs documents déclas- 1er novembre.
d’ombre n’aurait sans doute jamais été éclairci sifiés provenant des archives de Matignon,
sans la persévérance d’une poignée d’agents transmis aux juges d’instruction, accréditent 5 × 2 invitations à gagner
de renseignement français de la Direction de l’idée d’un accord secret passé dans les an-
la surveillance du territoire (DST, devenue nées 80 entre Michel Rocard et le groupe Abou
DGSI) et du juge d’instruction Marc Trévidic, Nidal, garantissant à ses membres l’absence Festival Musica – Strasbourg
qui a repris le dossier en 2007. Après vingt- de poursuites en France en échange de l’arrêt Simon Steen-Andersen s’empare
cinq années d’errements judiciaires ayant des attentats. Un deal connu des initiés depuis des musiques de nuit de Bach,
conduit tour à tour sur la piste du groupe d’ex- près de vingt ans : l’ancien conseiller de Mit- Mozart, Schumann, Chopin et Ra-
trême gauche français Action directe, des Ir- terrand Gilles Ménage y a même consacré une vel et nous montre comment la
landais de l’IRA et d’un groupuscule néonazi, vingtaine de pages dans ses mémoires publi- musique peut être mise en scène
le magistrat antiterroriste est revenu à la thèse ées en 2001. L’histoire a refait surface récem- aujourd’hui, recomposée et proje-
initiale d’une action du groupe Abou Nidal. ment après plusieurs déclarations d’Yves Bon- tée dans un autre présent. Quelle
La quarantaine de témoins interrogés en 1982, net, ancien patron de la DST entre 1982 et 1985, aurait été la réaction de nos illus-
tres compositeurs face à la micro-
juste après l’attentat parisien, a livré des infor- qui a confirmé face aux juges l’existence d’un
phonie, l’électronique en temps
mations contradictoires. Mais les armes re- «accord» entre les deux parties.
réel, la vidéo, l’autotune ?
trouvées dans un sac dans une forêt de la péri-
phérie de Paris, des mitrailleuses polonaises «nous voulons un procès» 3 × 2 places à gagner pour
WZ 63, avaient déjà servi dans une tentative Un pacte secret qui n’a pas empêché la DST de le concert Staged Night
d’assassinat un an plus tôt, à Vienne, attribuée traquer des années plus tard les terroristes le 23 septembre à 22 heures.
au même groupe terroriste. d’Abou Nidal. En 2015, c’est sur la base de leur
Dès 2007, Marc Trévidic a lancé de nombreu- enquête que Trévidic a lancé un mandat d’ar-
ses commissions rogatoires internationales rêt contre Zayed. Jusqu’à l’année dernière,
pour tenter de retrouver et entendre d’anciens cette demande ne pouvait aboutir, la Norvège Festival – Echelle Humaine
membres du groupe. Deux d’entre eux ont fini (comme la France) n’extradant pas ses propres à Lafayette Anticipations
par accepter de parler, dont un sous couvert ressortissants. Le magistrat avait tenté de Les corps sont les vecteurs de
d’anonymat. Ils ont détaillé le fonctionnement ­contourner cette règle en arguant que Zayed cette troisième édition du festival.
du groupe et formellement reconnu Abou avait menti pour obtenir sa naturalisation, et Chorégraphiés, transformés, fan-
Zayed sur plusieurs clichés, présenté comme qu’il ne pouvait donc jouir de la protection des tasmés, ils occupent tous les espa-
«un des membres exécutant de la commission autorités nationales. En vain. C’est finalement ces de la Fondation et nous invi-
des opérations extérieures» d’Abou Nidal. A ce une évolution législative qui a permis aux au- tent à observer ce dont le monde
titre, il aurait été entraîné et formé à certains torités norvégiennes d’accéder à la requête frémit : nos engouements, nos
types d’armes avant de participer à de nom- française. Un accord entré en vigueur en no- tremblements et nos refus. Avec
breux attentats terroristes en Europe, entre la vembre 2019 entre l’UE, l’Islande et la Nor- Tino Sehgal et Boris Charmatz,
fin des années 70 et le début des années 80. vège, proche du mandat d’arrêt européen, per-
Sorour Darabi, Simon Senn, Mette
Ingvartsen, Balkis Moutashar.
Une vague criminelle qui atteint son apogée met désormais l’extradition de nationaux. La
sanguinaire avec l’attaque antisémite de la rue demande visant Abou Zayed va «être exami- 5 × 2 places à gagner
des Rosiers. «Un succès total, se félicite un des née soigneusement pour voir si les conditions pour la performance
anciens membres d’Abou Nidal sur un procès- sont réunies», précise Annett Aamodt, porte- de Simon Senn le 24 septembre
verbal consulté par Libération. Tout s’est dé- parole de la PST. à 20 h 30.
roulé comme prévu, ça a eu un retentissement Placé en détention provisoire pour quatre se-
énorme sans identification des auteurs.» maines par le tribunal d’Oslo, Abou Zayed a Spectacle – «Noire» au théâtre
Selon ce témoin, ancien membre du comité fait appel. «Je n’accepte pas l’extradition car du Rond-Point
politique d’Abou Nidal devenu ambassadeur je ne fais pas confiance au gouvernement fran-
de l’OLP dans les pays de l’Est, les auteurs de çais», a-t-il dit en arabe. S’il était remis à la Avant Rosa Parks, en mars 1955,
l’attentat auraient ensuite pris le train pour France, Abou Zayed devrait être mis en exa- Claudette Colvin, jeune Noire
d’Alabama, dit non : elle ne cède
Rome pour participer à l’attentat contre la men dès son ­arrivée par les trois nouveaux ju-
pas dans le bus sa place à un
­synagogue de la capitale italienne, qui a fait ges en charge du dossier, en lien avec le Par-
Blanc. Tania de Montaigne
un mort et une trentaine de blessés en octo- quet national antiterroriste. L’enquête, une
­s’empare de son propre texte
bre 1982. Selon le second témoin, Abou Zayed des plus longues de l’histoire judiciaire fran- et fait entrer l’auditoire dans la
aurait aussi participé à l’attaque contre l’am- çaise, pourrait alors reprendre de plus belle. peau de son héroïne.
bassadeur de Jordanie à Rome, en 1983. En juillet, la ministre des Armées, Florence
Cet ancien membre du groupe terroriste Parly, a accepté de transmettre aux magis- 10 × 2 places à gagner
­affirme que l’attentat de la rue de Rosiers trats 11 nouveaux ­documents déclassifiés. Une pour la représentation
du 19 septembre à 20 heures.
avait été décidé par Abou Nidal et les services perspective très attendue par les familles des
­syriens afin de torpiller les bonnes relations victimes. «Ce que nous voulons, c’est un procès,
entretenues par Yasser Arafat avec la France insiste ­Romain Boulet, qui défend certaines
de Mitterrand. Le despote syrien Hafez al-As- d’entre ­elles. Le rôle des autorités françaises
sad ne supportait pas le soutien du chef de et des services de renseignement sera sans Pour en profiter, rendez-vous sur : www.liberation.fr/club/
l’Etat français au leader palestinien et pensait doute évoqué. Mais le plus important est que
qu’une attaque antisémite en plein Paris, les coupables soient jugés et sanctionnés.» •

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14 u Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

CheckNews.fr
Libération met à disposition de ses lecteurs un site,
CheckNews, où les internautes sont invités
­à poser leurs questions à une équipe de journalistes.
Notre promesse : «Vous demandez,
nous vérifions.» A ce jour, notre équipe
a déjà répondu à plus de 5 250 questions.

de TMC Quotidien a aussi ­retrouvé une vieille


Le slogan «Réveillez-vous» utilisé affiche de Jean-Marie Le Pen en 1981, sur la-

par Marine Le Pen est-il le même quelle on peut lire «France, Réveille-toi», puis
en dessous : «Pour le maintien de la peine de
que celui du parti nazi ? mort», abolie la même année en France.
Contacté, le Rassemblement national affirme
que ce nouveau slogan s’est en réalité inspiré
C’est le nouveau slogan choisi par Marine «Deutschland Erwache», pour «Allemagne, d’un hymne régional picard datant du
Le Pen, lors son discours de rentrée, pro- réveille-toi.» Qu’en est-il ? Contacté par XVe siècle et intitulé Réveillez-vous, Picards.
noncé à Fréjus : «Réveillez-vous !» Sur les CheckNews, Johann Chapoutot, historien Celui-ci encourageait les habitants de
­réseaux sociaux, le parallèle a rapidement spécialiste du nazisme et de l’Allemagne, con- cette région à prendre les armes pour
été fait entre ce slogan et celui utilisé par le firme : «C’est le slogan du parti nazi, qui se ­défendre la Picardie, alors menacée par le
Parti national-socialiste des travailleurs alle- trouve partout sur les étendards du parti, duc d’Autriche.
mands (NSDAP), créé par Hitler en 1920 : de sa création à sa destruction.» L’émission Robin Andraca

Du slogan du RN
aux loyers à Paris,
vos questions
nos réponses
sonne considérée comme «contact» doit
Covid : pourquoi s’isoler chez elle une semaine (selon les nou-

Castex doit-il velles préconisations du Conseil scientifi-


que), avant de se faire tester sept jours après
s’isoler, et pas son dernier contact avec la personne malade.
Dans le cas de Kylian Mbappé, ou plutôt de
les coéquipiers ses coéquipiers, la ­situation est différente.

de Mbappé ? L’attaquant du PSG et de l’équipe de France


a été testé positif au coronavirus le 7 septem- f­ aisant d’eux de potentiels cas ­contacts. Seule- cas contacts ne sont donc pas invités, dans
bre. Les Bleus venaient alors de disputer ment voilà, les joueurs de l’équipe de France le monde du football professionnel, à s’isoler.
Depuis le 8 septembre, Jean Castex est isolé deux jours plus tôt, dans le cadre de la Ligue et Jean Castex ne sont pas soumis aux Seul le résultat du test compte. Les joueurs
à Matignon. La raison : il a révélé il y a une se- des nations, un match ­contre la Suède, et ­mêmes règles. Les joueurs de l’équipe de de foot le sont très régulièrement : deux
maine être le cas contact du directeur du s’apprêtaient à en disputer un autre deux France, pendant la Ligue des nations, doi- ou trois jours avant chaque match.
Tour de France, Christian Prudhomme, testé jours plus tard contre la Croatie. vent respecter les règles de l’UEFA, organisa- En France, le règlement de la Ligue de foot-
positif au Covid-19. Les deux hommes ont en Si Kylian Mbappé a quitté le rassemblement trice de la compétition. Comme le confirme ball professionnelle diffère, autorisant le
effet passé la journée du 8 septembre ensem- aussitôt après son test positif, ses coéqui- à CheckNews le ministère des Sports. Que maintien d’un match si une équipe dispose
ble, dans une voiture, pour suivre les cou- piers, certes tous testés négatifs, sont restés prévoit ce protocole médical ? Que seules les de 20 joueurs testés négatifs. Là non plus, il
reurs du Tour. Le Premier ministre s’est donc jusqu’au bout. Certains d’entre eux avaient personnes ayant «obtenu des résultats néga- n’est pas fait mention dans le règlement de
plié au protocole classique, tel que recom- pourtant sauté dans les bras de Mbappé tifs seront autorisées à voyager ou à partici- la question des cas ­contacts.
mandé par Santé publique France : la per- après son but victorieux contre la Suède, per à des matchs de l’UEFA». Les potentiels R. An.
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 15

12 établissements culturels et associatifs,


A quoi ainsi que 4 écoles ont été fermés,

correspondent soit 241 lieux au total, d’après le ministère


de l’Intérieur. «Ces fermetures concer-
les «250 lieux» nent les 15 plans de lutte contre la radica-
lisation annoncés en février 2018, 13 dé-
fermés pour partements sont concernés», indique

«séparatisme» ? le ministère. Impossible en revanche


d’en savoir plus sur les départements
concernés, ni les motifs retenus pour les
fermetures.
Alors qu’un projet de loi contre le sépara- La stratégie mise en place pour fermer
tisme est annoncé pour l’automne, Mar- les lieux est d’employer l’arsenal législatif
lène Schiappa, ministre déléguée char- existant. D’après un rapport sénatorial
gée de la citoyenneté, a défendu le bilan sur la radicalisation islamiste rendu en
de la majorité depuis le début du mandat. juillet, 652 contrôles ont été réalisés par
A cette occasion, l’ancienne secrétaire à les comités opérationnels départemen-
l’Egalité femmes-hommes a évoqué taux antifraude, et l’Urssaf a procédé au
­notamment la fermeture de «250 lieux redressement de 15 millions d’euros dans
qui prêchaient une idéologie séparatiste». les 15 territoires pilotes, entre février 2018
Dans le détail, depuis février 2018, et janvier 2020.
210 débits de boissons, 15 lieux de culte, Emma Donada

mes d’hygiène hospitalière


Pourquoi, selon à des pratiques à suivre à
l’Académie de domicile, mais il ne faut
pas exposer les gens à des
médecine, on ne doit contraintes telles qu’ils ne
les appliqueront pas.» Il
plus forcément laver poursuit : «Imaginez les fa-

ses masques en milles, avec plusieurs mas-


ques par jour, à qui on dit
tissu à 60 degrés ? qu’il faut les laver à 60 de-
grés, désinfecter la ma-
chine, les sécher rapide-
Dans un avis publié lundi, des masques à cette tem- ment voire les repasser. Ce
l’Académie nationale de pérature ne se justifie n’est pas tenable, d’autant
médecine rappelle que les plus ? Contactée, elle pré- plus que le produit déter-
masques grand public cise que cette recomman- gent est suffisant pour le
sont nécessaires dans la dation ne se fonde pas sur coronavirus, qui a une en-
lutte contre le Covid-19. de nouvelles études, mais veloppe lipidique.»
n En haut à gauche :
Mais indique que ceux-ci vise à rendre le port du Comme l’a déjà expliqué
Marine Le Pen à Fréjus, peuvent désormais être la- masque grand public plus Libération, les savons et
le 6 septembre. vés à la main ou dans un simple et plus accessible. lessives attaquent l’enve-
Photo Laurent Carré
cycle normal de machine, «Le port du masque est loppe lipidique du virus
n En haut à droite : pas forcément à 60 de- désormais obligatoire qui lui permet, avec ses
Marlène Schiappa. grés, donc. presque partout, et c’est spicules, de s’accrocher
Photo THOMAS SAMSON. AFP Depuis que ces masques ce qu’on réclame depuis aux cellules. Ce qui, à
n En bas à gauche : Kylian grand public sont recom- avril. Mais ça se heurte à ­défaut de le tuer, le rend
Mbappé et ses coéquipiers mandés, il est pourtant un certain nombre de cri­- inactif. «Pour les person-
lors du match contre la ­indiqué qu’ils doivent im- tiques et à certaines diffi- nes non malades, laver les
Suède, le 5 septembre. pérativement être lavés cultés liées à des injonc- masques comme son linge
Photo Christine Olsson. AP à 60 degrés, notamment tions émises par des de corps est donc suffisant
n Ci-dessus, dans une école pour permettre au déter- personnes croyant bien pour que le masque, à dé-
bordelaise, le 1er septembre. gent de bien pénétrer tou- faire, précise le président faut d’être désinfecté en-
Photo Thibaud MORITZ tes les couches du tissu. de la cellule Covid-19 de tièrement, continue à faire
n Ci-contre : à Paris en avril. Pourquoi, alors, l’Acadé- l’Académie nationale de barrière», estime le même
Photo Frédéric Soltan. Getty mie de médecine écrit-elle médecine, Yves Buisson. Yves Buisson.
Images aujourd’hui que le lavage On a transposé des nor- Pauline Moullot

Un article du site Atlantico, publié mardi, as- marché locatif classique», analyse-t-il. Phéno- je n’ai pas de preuve pour l’instant», reprend
La crise sanitaire sure que la crise du Covid-19 est «plus effi- mène également constaté par une étude Se- Ian Brossat.
a-t-elle provoqué cace que la mairie de Paris pour faire baisser
les loyers». L’auteur explique que «l’offre lo-
Loger : en un an, l’offre locative à Paris a aug-
menté de 64 %. Autre fait documenté : l’état
D’où vient la baisse des loyers de 0,4 % men-
tionnée par Atlantico ? L’auteur de l’article n’a
une baisse cative explose» dans les grandes villes et
qu’en conséquence, les loyers diminuent : ils
de la demande de logements en location. A
Paris, SeLoger note une baisse de 23 % des
pas donné suite à nos demandes. Mais une
recherche autour de ce chiffre nous mène
des loyers auraient baissé de 0,4 % à Paris. recherches ces trois derniers mois, par rap- – possible piste – à une étude de PriceHub-

parisiens ? Ian Brossat, adjoint au logement à la mairie


de Paris, confirme à CheckNews l’augmenta-
port à 2019. Les indicateurs sont donc au
vert pour mener à une chute des loyers pari-
ble. Elle conclut bien à une baisse des prix
dans la capitale. Mais celle-ci concerne les
tion de l’offre locative : «La baisse de fré- siens. Mais ce n’est pas aussi simple. «Y a-t-il prix de vente affichés sur les sept derniers
quentation des logements Airbnb pendant un lien entre la hausse de l’offre et une baisse mois. Et non les loyers.
le confinement a provoqué un retour vers le des loyers ? J’aimerais que ce soit le cas, mais Anaïs Condomines
16 u
Expresso www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

Tour de France La 13e étape a été


LIBÉ.FR remportée vendredi par le Colombien
Daniel Martínez (photo) au sommet du
puy Mary. Dans la course au général, pour la première fois
depuis 2012, l’équipe Ineos a été dominée : le Colombien
Egan Bernal concède 38 secondes au Slovène Primoz Ro-
glic (Jumbo-Visma) et cède sa seconde place au jeune Tadej
Pogacar. Retrouvez tous nos articles dans notre dossier
­spécial Tour de France. Photo Stuart Franklin. AFP

pris amusé. «C’est trop facile


de faire le schtroumpf gro-
gnon sans rien proposer»,
s’agace l’eurodéputé Thierry
Mariani, pour qui, «à cause
des rancœurs, il n’y aura ja-
mais de candidat de substitu-
tion à Marine Le Pen».

Droite assumée. Mais au-


delà de la défense de la
cheffe, c’est sur la stratégie
que l’état-major du RN et ses
deux assaillants divergent.
Robert Ménard et Marion
Maréchal défendent la même
ligne de droite assumée, libé-
rale sur le plan économique
et ultraconservatrice sur les
questions sociétales. Selon
un conseiller de Marine
Le Pen, 2022 ne se jouera pas
sur un clivage droite-gauche.
«Marion arrive avec un dis-
cours d’union des droites
de 1981, c’est totalement ana-
chronique. C’est le duel entre
mondialistes et nationaux
de 2017 qui va se rejouer
en 2022, tacle-t-il. Leur stra-
tégie est celle de Bellamy [le
candidat LR aux européen-
nes de 2019, ndlr] qui a été
mesurée électoralement. Il a
fait 8 %, dont sans doute 3 %
Robert Ménard, Marion Maréchal et Louis Aliot à Béziers en 2016. Photo Laurent Troude d’électeurs qui ont voté LR par
fidélité.»
Pourtant, même au RN, le

Le Pen en 2022 : Maréchal


doute s’est installé sur les
chances de succès de Marine
Le Pen. Et son discours de
rentrée à Fréjus, dimanche,

et les Ménard n’y croient déjà pas offensif mais assez plat, ne
semble pas avoir redonné la
foi aux élus venus l’écouter.
«J’en ai parlé autour de moi et
le sentiment a été très large-
Après avoir Marion Maréchal appartien- nable» du RN, trop proche Zemmour ou ­encore Fran- bien que [le rassemblement] ment ressenti : ça faisait arti-
annoncé dimanche nent sans conteste à la se- de celui de Jean-Luc çois-Xavier Bellamy, l’euro- n’est pas ce qui est à l’œuvre. ficiel, souffle un cadre du
conde. Chacun de leur côté, ­Mélenchon, selon les Mé- député Les Républicains Cela donne de l’extérieur un parti. Elle se présente par de-
sa candidature à ils ont lancé ces derniers jours nard – même s’ils reconnais- (LR), pour qui Ménard clame sentiment de contraction.» voir ou par orgueil mais, au
la présidentielle, une offensive médiatique sent l’autorité de la patronne son admiration. Il ajoute Elle n’a visiblement pas ap- fond, en a-t-elle envie ?» Pour
Marine Le Pen fait pour le faire savoir : à sur les questions de sécurité penser aussi à d’autres élus, précié la purge estivale qui a lui, la candidature d’un
déjà face à une leurs yeux, Marine Le Pen, ou d’immigration. Contactés mais refuse de donner des ciblé certains de ses proches, «aventurier», désirée par Ro-
fronde orchestrée déjà candidate en 2012 et 2017, par Libération, ces apprentis noms. «On tâtonne, recon- dont Nicolas Bay, exclu de la bert Ménard, aurait le mérite
par sa nièce et ne part pas favo- faiseurs de roi naît Emmanuelle Ménard, commission d’investiture. d’ouvrir le jeu et le débat,
le maire de Béziers. rite pour la pro- L'histoire dressent la fiche mais c’est maintenant qu’il Rangée, prétend-elle, du mais ne semble pas crédible
chaine présiden- du jour de poste du can- faut le faire. Dans six mois, ça combat politique, Marion avant 2022. «Beaucoup consi-
tielle. Sa rentrée didat de leurs va être compliqué, on doit Maréchal assume cependant dèrent qu’il faut attendre, ser-
Par politique à peine lancée, di- rêves : «Il faut quelqu’un qui trouver une solution d’ici à de vouloir «agir sur le débat vir loyalement Marine Le Pen
Nicolas Massol manche dernier à Fréjus, la ne fasse pas de la politique Noël.» public», confie-t-elle au Pari- en attendant peut-être, après
patronne du RN est prise en- comme les autres, qui n’édul- sien. Et annonce la création l’élection, une recomposition

L
e monde se divise en tre ces deux feux, apparem- core pas le vocabulaire et Purge. Marion Maréchal, d’un think-tank, le Centre politique.»
deux catégories. Ceux ment non concertés. mette un mot sur les choses, elle, voit plus loin, sans doute d’analyse et de prospective, Pour eux, la patronne doit
qui croient que la troi- Le maire de Béziers assume qui ne respecte plus les règles après 2022 qu’elle croit déjà qui aura «vocation à influen- encore prouver que sa cam-
sième fois, c’est la bonne. Et un agenda à court et moyen convenues et qui n’ait pas le perdue pour le RN, laisse-t- cer immédiatement la politi- pagne présidentielle, lancée
ceux qui pensent que l’adage termes. Avec son épouse, fil à la patte que sont les par- elle entendre dans le Figaro. que avant l’enjeu électoral de très tôt, ne sera pas un ba-
«jamais deux sans trois» vaut Emmanuelle Ménard, dépu- tis.» Voilà qui ressemble pas «Il m’est impossible […] de pré- la présidentielle». Façon de roud d’honneur. Dimanche,
aussi pour les défaites électo- tée de l’Hérault (élue avec le mal à… Robert Ménard, dire l’affiche du second tour s’adresser aux «orphelins de la elle s’est comparée à Mitter-
rales. Dans la petite galaxie de soutien du RN), il s’est mis en adepte du langage cru et non aujourd’hui», glisse-t-elle droite» auxquels le RN ne rand et Chirac, qui ont connu
l’extrême droite qui gravite quête du candidat capable encarté au RN. «Il n’y a pas avec malice, avant de taper parle plus, déplore-t-elle. deux défaites avant la vic-
autour du Rassemblement de remplacer Marine Le Pen que moi», balaie le maire de sur le parti de sa tante : «Qui- Dans le parti de Marine toire. Marine Le Pen veut le
national (RN), Robert Mé- en 2022. La faute au ­pro­- Béziers, qui égrène les futuri- conque regarde le fonctionne- Le Pen, l’offensive des Mé- faire croire : la troisième fois
nard, le maire de Béziers, et gramme économique­«inte- bles : Michel Onfray, Eric ment du RN aujourd’hui voit nard est traitée avec un mé- sera la bonne. •
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 17

LIBÉ.FR
Tourisme : le Perche sa-
voure son nouveau statut
de refuge A la recherche de
verdure et de calme après plusieurs mois de confine-
ment et de télétravail, les voisins de ce parc naturel
qui s’étend entre Loire et Normandie ont fait bondir
les statistiques touristiques cet été, avec une hausse
de la fréquentation du parc de 50 % par rapport à l’an-
née dernière. Photo Emeric Fohlen. Hans Lucas

Ecolos peine-à-jouir ? Arrêtons !


Vous l’entendez cette petite gory Doucet, sur le Tour de qualifie d’«arbre mort». Entre changer nos habitudes ! En-
musique qui monte avec ce France qui serait trop pol- nous, vous n’avez jamais eu le tendre Marlène Schiappa dire
refrain lancinant sur les éco- luant et machiste. Objective- cœur serré en découvrant sur France Info que «l’écolo
los qui seraient des peine-à- ment, il n’a pas tout à fait tous ces sapins abandonnés n’aime pas la joie des autres»
jouir ? Sur le fait qu’ils scie- tort : Libération, qui adore le sur le trottoir une fois la fête (elle ne doit pas en connaître
raient la branche (de sapin) Tour et le suit avec passion passée ? Certes, Hurmic y est beaucoup) ou Isabelle Sa-
sur laquelle les élections mu- depuis des lustres (avec en- peut-être allé un peu trop porta accuser sur RMC les
nicipales les ont perchés ? core deux envoyés spéciaux frontalement, choquant bon élus écolos d’avoir «une idée
Depuis quelques jours, c’est cette année), a large- nombre de gens très à la con par jour» (Isabelle Sa-
un déchaînement : la moin- ment documenté les Billet attachés à cette fête porta ! Que vous arrive-t-il ?)
dre phrase, la moindre déci- problèmes que po- religieuse et fami- ou François Hollande pren-
Incendies Ravagé, l’Ouest américain sion est décortiquée et mon- saient l’empreinte carbone de liale. Certes, les écolos ten- dre la défense outrée du Tour
redoute de nouveaux morts tée en épingle et, de gentil la caravane et l’usage sexiste dent parfois un peu vite les de France est assez irréel et
traîne-savates chevelu d’au- des hôtesses invitées à ré- branches pour se faire battre. pathétique… Sauf si on garde
Avec plus d’un demi-million de personnes forcées à fuir trefois, l’écolo est en train de compenser, à l’arrivée des Mais le débat est intéressant en tête que la campagne pré-
et un bilan de 15 morts appelé à s’alourdir, la situation se transformer, dans l’imagi- étapes, le repos des guerriers- et il mérite d’être ouvert. sidentielle a déjà commencé
­devenait vendredi de plus en plus critique sur le front des naire collectif, en affreux cyclistes. On ne peut pas aspirer à lon- et que tous les moyens sont
incendies qui ravagent les Etats de la côte Ouest des Etats- père Fouettard cherchant à Vendredi, horreur, c’est le gueur de tribunes et de décla- bons pour caricaturer à loisir
Unis. Alimentés par une sécheresse chronique et des vents supprimer tout ce qui serait maire de Bordeaux, Pierre rations publiques à un autre des élus verts qui n’ont pas eu
violents, les feux disséminés de l’Etat de Washington, fron- susceptible d’apporter le Hurmic, qui a eu l’outrecui- monde, plus propre, plus res- le temps d’adopter tous les
talier du Canada, jusqu’à la ville californienne de San Diego moindre plaisir. dance de gâcher la sacro- pectueux de la nature, plus codes et ne pratiquent pas
à la frontière mexicaine, provoquaient de tristes records, Cette musique a commencé sainte fête de Noël en déci- éthique, plus juste, plus égali- encore la langue de bois.
sans qu’il soit possible d’évaluer l’étendue réelle des des- à monter avec les propos du dant de supprimer le sapin de taire et pousser des cris d’or- Alexandra
tructions. Photo AFP maire EE-LV de Lyon, Gré- la place Pey-Berland, qu’il fraie à chaque tentative de Schwartzbrod

Brexit : la fuite en avant veraineté. «Si la Turquie ne


progresse pas sur la voie du

de Boris Johnson «Macron, ce dialogue et ne met pas un


terme à ses activités unilaté-
rales, l’Union européenne est

Le 31 janvier, Boris Johnson ques ont toujours pensé droit et la primauté du mar- prétendu prête à élaborer une liste de
mesures restrictives supplé-
prononçait un discours si- qu’Angela Merkel était plus
gnant le départ officiel du conciliante que les Français
Royaume-Uni de l’Union eu- et serait toujours prête à ar-
ché sont cardinales, en est-il
arrivé à assumer de ne pas
respecter ses engagements
Napoléon avec mentaires qui pourraient
être évoquées lors du Conseil
européen des 24 et 25 sep-
ropéenne. Après 17 196 jours rondir les angles. Ce n’est
et quarante-sept ans, il lui di- plus le cas. Les conséquences
internationaux ? Les réac-
tions outrées de Theresa sa campagne en tembre 2020», ont-ils con-
venu.
sait «bye bye», souhaitant précises de la décision bri-
«que ce jour marque le début tannique d’introduire et de
d’une nouvelle ère de coopéra- voter, à marche forcée, une
May, de John Major ou de mi-
nistres conservateurs se sont
multipliées. «Comment pou-
Méditerranée.» En première ligne face à
l’agressivité du président
turc, Emmanuel Macron a
tion amicale entre l’UE et un loi prévoyant de fait la possi- vons-nous accuser la Russie, déclaré qu’Ankara n’est
Royaume-Uni énergique». bilité de violer des traités in- la Chine ou l’Iran d’une con- «plus un partenaire dans
Huit mois plus tard, le pay- ternationaux sont encore in- duite en dessous des stan- cette région», soulignant
sage ressemble à un champ certaines. Mais Johnson a dards internationaux si nous son «souhait profond» de
de ruine. Etape après étape, franchi un nouveau cap dans montrons nous-mêmes un tel «réengager un dialogue fé-
Boris Johnson et l’outrance, provo- dédain pour nos obligations cond» : «L’Europe doit avoir
son gouverne- Vu de quant la fureur et contenues dans des traités ?» Fahrettin Altun une voix plus unie et plus
ment ont sapé la Londres une profonde in- s’est indigné Michael Ho- Directeur claire» face à la Turquie,
confiance et la crédulité à l’étran- ward, chef des Tories. de la communication a-t-il ajouté. La présidence
bonne volonté des Europé- ger. L’UE a demandé le retrait Officiellement, les négocia- de la République turque a aussitôt répliqué
ens. Le message posté jeudi des articles contentieux de la tions avec l’UE pour un éven- turque, jeudi sur Twitter, ironisant sur le
DR

soir sur Twitter par Andreas loi. Michael Gove, ministre tuel accord de libre-échange «prétendu Napoléon et sa
Michaelis, ambassadeur alle- en charge du Brexit, a catégo- se poursuivent. Une nouvelle campagne méditerrané-
mand à Londres, en disait riquement refusé. Nancy Pe- session est prévue la semaine Face à l’offensive turque en ­ ydrocarbures. Le prési-
h enne».
long sur la frustration euro- losi, présidente démocrate de prochaine à Bruxelles. Mais Méditerranée orientale, dent français et ses six Depuis la montée des ten-
péenne. «En plus de la Chambre des représen- que se diront les négocia- Emmanuel Macron et les ­homologues ont agité le sions entre Athènes et
trente ans comme diplomate, tants aux Etats-Unis, a exclu teurs alors que les questions pays du sud de l’Union eu- spectre de sanctions euro- ­Ankara, tous deux alliés de
je n’ai jamais expérimenté la tout futur accord de libre- qui coincent – pêche, condi- ropéenne ont réussi à parler péennes si la Turquie conti- l’Otan, la France a pris fait
détérioration si rapide, in- échange si le gouvernement tions de concurrence et gou- d’une seule voix. Jeudi soir, nue à ­contester les droits et cause pour la Grèce,
tentionnelle et profonde d’une britannique revenait sur l’ac- vernance – n’ont pas avancé la France, la Grèce, l’Italie, d’exploration gazière de la ­estimant que les explora-
négociation.» cord du Brexit et le protocole d’un iota ? Et que le vote de la Chypre, Malte, l’Espagne et Grèce et de Chypre dans la tions turques sont illégales
Evidemment validé par Ber- nord-irlandais. loi sur le marché intérieur est le Portugal, réunis lors du zone. a u re g a rd d u d ro i t
lin qui occupe la présidence Le malaise est présent aussi attendu en milieu de se- septième sommet du Med7, Depuis plusieurs mois, ces ­maritime ­international.
tournante de l’UE, le signal au Royaume-Uni, y compris maine ? Dans cette fuite en en Corse, ont exhorté le deux pays sont confrontés à Les Européens espèrent
est clair : «Ça suffit, il est au sein du Parti conserva- avant, jusqu’où ira Boris ­p résident turc, Recep l’exploitation des gisements ­d ésormais pousser la
temps de redevenir sérieux», teur. Comment un Premier Johnson ? Et jusqu’à quand ? ­Tayyip Erdogan, à cesser sa d’hydrocarbures par Ankara ­T urquie à ­d iscuter les
résume une source diploma- ministre, membre du parti SONIA DELESALLE- politique de «confrontation» dans un périmètre qu’Athè- ­termes d’un accord avec la
tique. Jusqu’ici, les Britanni- tory, pour lequel l’Etat de STOLPER (à Londres) dans cette zone riche en nes estime relever de sa sou- Grèce.
18 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

Idées/
Recueilli par fixés au sol. Il fallait restreindre la liberté de tres. On ne parle pas encore de bureaux, il est importantes derrière un bureau pour plus de
Catherine Calvet mouvement de l’enfant, c’était l’outil de la question de cabinets, de secrétariats. Le solennité. Comme si le lieu de l’écriture gar-
Dessin discipline. De 6 ans à la fin du lycée, l’élève ­bureau devient plus qu’un meuble ou une dait toujours une certaine religiosité.
Xavier Lissillour devait se taire, ne pas bouger. Comment pièce, c’est la condition d’une organisation Le bureau impose-t-il une organisation
peut-on accepter de telles contraintes ? C’est ­p olitique. Les tractations sont plus sociale et politique ?

A
lors que la rentrée nous fait renouer, heureusement moins vrai aujourd’hui. Ces ­compliquées et demandent davantage On a pensé que les employés de bureau al-
plus ou moins ­selon la cartographie du pupitres étaient les premiers facteurs de ­d’écriture et d’archivage. laient remplacer les ouvriers des usines et de-
­Covid-19, avec la vie de bureau, l’eth- ­scolioses en France. Je me suis toujours demandé comment on venir les nouveaux prolétaires. Mais le mana-
nologue Pascal Dibie publie une enquête à la L’histoire du bureau est-elle ancienne ? était parvenu à faire asseoir une partie de gement est passé par là et les employés ne
fois sémantique, historique et politique, sur Si on l’envisage comme le lieu de l’écriture, on l’humanité et donner une telle puissance à sont pas devenus les nouveaux prolétaires.
ce qui occupe une bonne partie de notre exis- peut remonter à l’Antiquité. Mais on com- des gens qui ne produisaient rien du point de Dans les premiers temps, il y avait encore la
tence. Dans Ethnologie du bureau, brève his- mence véritablement à travailler dans des bu- vue industriel. C’est ­l’époque où va s’imposer machine dans le bureau. La machine à écrire,
toire d’une humanité assise» (Métailié), il se reaux à la fin du règne de Louis XIV. Il faut ar- l’idée du respect de l’Etat. On ne sert plus un qu’on aurait pu nommer tout à fait autrement,
demande comment d’Homo sapiens nous chiver les stocks, les ventes, les traités passés seigneur ou un dieu mais un Etat virtuel, in- une écriteuse par exemple… Mais il fallait
sommes devenus des Homo sedens. Comment avec d’autres pays… On réaménage ainsi l’aile carné par un roi ou plus tard par un président. qu’un terme d’usine subsiste dans ce nouvel
a-t-on convaincu une si grande partie de la po- nord de Versailles pour y installer les minis- Président qui fait aujourd’hui ses allocutions univers de travail. Un cérémonial un peu viri-
pulation occidentale à rester enchaîné à une liste entourait d’ailleurs cette «machine» : tous
table ? Aucun aspect n’échappe à l’ethnologue, les matins, un homme devait passer la bu-

Pascal Dibie
que ce soit le lieu de l’écriture, le meuble, la rette. Elle s’est ensuite féminisée avec l’arrivée
pièce, le bâtiment, l’administration, le sys- des femmes dans les bureaux. On la compa-
tème bureaucratique, l’histoire, l’architec- rait plutôt à un piano, sur lequel ­ «piano-
ture… A l’heure où le télétravail s’est imposé taient» des doigts aux ongles vernis. Le cli-
à ­certains pour des raisons sanitaires, cet exa- quetis des machines fut comparé à une
men passionnant ferait-il ­office de nécrologie?
Après une Ethnologie de la chambre à
coucher en 1987, et une Ethnologie de la
porte en 2012, pourquoi le bureau ?
«Comment musique féminisée du monde, ou au
­vrombissement d’une ruche d’abeilles…
Quand les femmes font-elles leur entrée
dans les bureaux ?

toute une partie


Je travaille depuis longtemps sur la banalité Cela commence dans les années 30 avec
du quotidien, et ce sujet s’est tout naturelle- l’augmentation de la proportion d’employés
ment imposé à moi il y a cinq ans, en consta- de bureau dans la population active. Dans
tant qu’il n’y avait jamais eu de travail certains endroits aux Etats-Unis, les premiè-
­d’ensemble : il y avait des études sur l’admi- res femmes travaillaient dans des sortes de

de l’humanité
nistration, sur la bureaucratie ou sur l’écri- cages, comme s’il fallait à tout prix les proté-
ture, mais jamais sur ce qui relie tous ces su- ger des assauts masculins. Il faut attendre les
jets. Et il n’y a rien de plus banal que cette années 60 pour que leur présence devienne
table à laquelle nous sommes enchaînés toute plus courante. Les femmes secrétaires ont ra-

accepte-t-elle
la journée. De plus, mon père était fonction- rement du pouvoir et sont le sujet de multi-
naire, son bureau a gouverné longtemps notre ples réactions machistes et de fantasmes. Le
vie familiale. C’était l’homme sérieux de la bureau garde un genre plutôt masculin, voire
maison parce qu’il allait au bureau. Plus viril. Au début de l’informatique, par
­généralement, je pense que le bureau fait par- ­exemple, les ­effectifs étaient très féminins,

de passer ses
tie de nos obsessions, il nous ronge, il nous puis ils se sont très vite masculinisés quand
­imprègne de l’intérieur. Et nous avons pu on a réalisé l’importance cruciale de ce sec-
­expérimenter sa place énorme par son man- teur dans l’organisation de l’entreprise. Ce
que, ou non, pendant le confinement. Il ponc- machisme continue d’imprégner le milieu
tue les jours. professionnel.
Pour nous enchaîner au bureau, il faut
d’abord s’asseoir. Vous parlez d’une hu-
manité assise.
En effet le bureau nécessite de nous plier en
journées assise Le bureau est très hiérarchisé spatiale-
ment…
Au milieu du XIXe siècle, on s’est beaucoup
inspiré des travaux de Jeremy Bentham et du

sur une chaise


quatre. Ce n’est pas une position évidente. panoptique carcéral. Il fallait pouvoir
Dans beaucoup de régions du monde, pour ­surveiller tous les employés comme si, sans
recevoir la connaissance ou écrire, on ne s’as- surveillance, ils risquaient de ne rien faire,
soit pas. Dans le monde africain, indien et d’être oisifs. Les chefs de bureau étaient ins-
asiatique, on se met en tailleur ou on s’age- tallés sur des ­estrades, voire sur des mezzani-
nouille sur les talons. S’asseoir sur une chaise
ou un fauteuil n’est pas une position univer-
selle, mais en Europe c’est une position de roi.
Du trône vient toute la puissance du fauteuil,
ceux qui décident sont souvent assis.
de bureau ?» nes, afin de vérifier que tout le monde était
bien au travail.
Les bureaux des cadres étaient très représen-
tatifs de l’ordre hiérarchique : certains avaient
un bureau personnel avec une fenêtre, parfois
On a aussi travaillé debout… même deux. Plus le bureau est spacieux, plus
Dans les monastères, les moines ­copiaient le rang est élevé dans l’entreprise.
souvent debout, seuls les plus expérimentés Le confinement a montré L’étage joue aussi. De façon très religieuse,
d’entre eux, ­chargés d’exécuter des enlumi- combien le bureau, par plus on monte, plus le pouvoir est important.
nures très délicates, pouvaient s’asseoir. Mais On a imaginé aussi des ascenseurs à badge,
il semble que cette station ­debout fasse un re-
son absence, hante nos accessibles uniquement par les supérieurs
tour, on propose maintenant des bureaux existences. Dans une brève hiérarchiques pour atteindre le sommet ! Ce
dont on ­règle la hauteur, on peut travailler et histoire de l’objet et du ­système de laissez-passer a même atteint
télétravailler debout. lieu, l’ethnologue montre ­certaines universités ou des institutions
Edition Métailié

On fait l’apprentissage de la position as- ­culturelles publiques.


sise très jeune, dès l’école…
que la position assise pour L’organisation spatiale n’a pas cessé de
C’est aussi contraignant qu’un dressage. Jus- travailler est douloureuse fluctuer entre fermeture et ouverture ?
qu’au milieu du XXe siècle, les bancs étaient et loin d’être universelle. Il y a eu de petits bureaux exigus et sombres,
fixés aux pupitres qui eux-mêmes étaient Alors on se lève ? ou bien des pools de secrétariats. Dans les an-
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 19

nées 60, on a recloisonné. C’est l’apparition ses objectifs premiers : elle permet de gagner limiter le télétravail à deux ou trois jours par était plus punitive et répressive qu’incitative
des cubicles (cubes). Chacun ­travaille derrière de l’espace, qui a toujours un coût, et de met- semaine, et pouvoir continuer à travailler en et émancipatrice. Au lieu de penser à fournir
deux ou trois petites parois à mi-hauteur qui tre plus de personnes au mètre carré. équipe, échanger entre collè- au télétravailleur tout le confort
isolent ­seulement quand on est assis. Debout Selon vous, ces réorganisations spatia- gues… Pour les femmes, il est nécessaire à son activité, on s’est
on voit tout le bureau. On les ­retrouve dans les ­accompagnent une individualisation ­primordial aussi de pouvoir surtout inquiété de savoir si ce
beaucoup de films, de Play Time de Tati à croissante du travail ? s’échapper de leur domicile où ­dernier travaillait vraiment. Nous
­Matrix. Ces parois semblent d’ailleurs faire On le voit, par exemple, avec le phénomène souvent elles cumulent les tâ- avons une vision totalement ar-
une réapparition fracassante avec la crise sa- des slashers, ces personnes qui multiplient les ches : télétravail + enfants + cour- chaïque des relations profession-
nitaire, mais elles sont aujourd’hui transpa- jobs, ils pratiquent une polygamie industri- ses + repas + ménage… La journée nelles et sociales.
rentes, en Plexiglas. euse et changent très souvent d’emploi. Cette au bureau peut aussi être Selon vous, même si le télétra-
Puis, on a imaginé l’open space. C’était une individualisation croissante se traduit aussi ­émancipatrice. vail remet fortement en ques-
idée au départ plutôt alternative née dans le dans le télétravail. Bien avant la crise Le télétravail est-il mieux con- tion le bureau, le travail nous
Berlin des années 90. Il fallait que le bureau ­sanitaire, plus de 250 000 personnes télétra- sidéré dans des pays de culture ­envahit de plus en plus…
ne ressemble justement pas à un bureau. On vaillaient déjà. Cela concernait souvent des protestante ? La dématérialisation du bureau
devait s’y sentir bien, l’espace pouvait être mères célibataires qui travaillent de nuit der- Cela s’est vu pendant le confine- permet un envahissement total de
paysager ou ressembler à un intérieur, avec rière l’écran en étant très mal payées. C’est un ment. En France, on a une vision Ethnologie du la vie personnelle par le domaine
une table de ping-pong, des canapés, la possi- processus de désocialisation et de précarisa- très dégradée du télétravail, bureau, brève professionnel, on déconnecte de
bilité de faire la sieste… Le happy manage- tion. En passant du bureau au télétravail, on comme si c’était une occasion de histoire d’une moins en moins… Le bureau a fini
ment a repris ces idées, car un employé heu- a autant perdu en syndicalisation et en socia- moins travailler. Nous avons une humanité par déborder sur tout notre emploi
reux est plus productif. On essaye de le rendre listation qu’autrefois en passant de l’usine au conception formaliste et marquée assise du temps. Même nos villes se sont
captif, de faire en sorte qu’il travaille tout le bureau. C’est le même processus d’individua- par une défiance, un manque de de Pascal Dibie «dés-heurées». Nous finissons par
temps. Mais cette idée d’ouverture et de con- lisation. Les syndicats devraient représenter confiance. Cela s’est aussi illustré Editions Métailié, avoir le bureau dans la tête et dans
fort de l’open space a aussi été détournée de les télétravailleurs. Il me paraît important de avec la politique sanitaire qui 311 pp., 21,50 €. la peau. •
20 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

saient rien paraître : il semble plus impor- et des intérieurs, truffés d’incrustations et
tant de montrer la machine à laver que de bibelots. Je ne ­demande pas grand-chose,
­d’exhiber le style d’habitat qui s’est répandu et certainement pas un luxe dont je n’ai pas
comme une lèpre sur la côte. Les sudistes les moyens, juste une simplicité sobre. Un
ont un raisonnement architectural curieux : écologiste m’approuve ; mais tu sais, c’est to-
la maison, disent-ils, doit se fondre dans la talement ­contraire aux idées des gens. Les
nature, pour qu’on ne la voie pas. Mais si la riches ­produisent ; les moyens consom-
maison ne se voit pas, cachée par les pins, ment ; les pauvres accumulent.
c’est qu’elle est moche : ce qui est le cas. A Un accès rapide à la mer est un atout, je n’ai
l’inverse, la tour style Le Corbusier qui pas envie de louer de voiture. Je vais le
écritures ­domine le port de Carry-le-Rouet fait l’objet
d’une réprobation générale.
payer, mais je ne le sais pas encore : la
­location ne propose pas de vélos ; faire du
L’absence de hiérarchie informative est le stop est devenu hors sujet (danger / insécu-
propre du monde mécanique. Le vertical, rité / viol), mais la corniche à pied fait tout
voilà l’ennemi : les partisans de l’horizonta- de même 60 kilomètres, et le gîte où j’arrive
lité qui sont aussi les apôtres d’Internet, du est à une demi-heure du centre-ville. Pour
rhizome et des réseaux, n’avaient pas prévu relier Carry à Carro, il y a une chose mer-
Par l’espèce de merdier géant qui résulte d’une veilleuse : le train de la Côte bleue qui, pa-
Thomas Clerc immanence foisonnante des informations. raît-il, est magnifique. Mais il est en travaux
Aux valeurs simples de la modernité ­(es- depuis… le 31 août, la SNCF pensant,
pace, aération, lumière), trop simples sans qu’après cette date, la saison est terminée.
doute, un site comme air bi and bi préfère J’ai souvent rêvé que j’attachais Guillaume

Air bi and blues une jungle de faits qui empêche toute saisie
claire des produits maison. Le diagnostic
Pepy sur une voie ferrée ; je crois qu’il est à
la retraite. Comme les autocars de substitu-
carbone est plus important qu’une ­fenêtre, tion fonctionnent très mal, je me rendrai

N
e parlons pas du masque, ça nous trouvent leur bonheur. Je ne sais pas com- l’accessibilité au fauteuil roulant détermi- «chez moi» en taxi depuis Saint-Charles :
fera des vacances : d’ailleurs, elles ment ils font – «Moi non plus», me dit cette nante, le micro-ondes décisif. En revanche, 70 euros, le prix d’une nuit supplémentaire
sont terminées. Je viens de passer amie qui possède une résidence secondaire. la mer de la Côte bleue est à 19° C, même en cramée en trente minutes par un pro qui n’a
une semaine étrange en location saison- N’ayant pas cette chance, mon ordinateur été. Mais qui aurait intérêt à mettre ce détail pas voulu que je marchande, mais qui m’ap-
nière, seul près de Marseille, pour tenter de me tient lieu de deuxième maison. en avant ? Les biens, souvent étriqués, sont prend que «monsieur Jean-Pierre Foucault»
finir mon prochain livre. Tel Raymond Que, dans cette infinité d’offres immobiliè- noyés par une foule de photos ineptes : pa- vit dans les environs. Je lui dis que je ne sais
Roussel confiné dans son mobile home, je res, choisir ? Je suis l’homme le moins vir- noramique sur la cabine de douche, plongée pas qui c’est ; il fronce les sourcils, «quels fa-
me suis enfermé près de la mer. Je suis tuel du monde : pour juger d’un être ou sur les mini-cactus, les rideaux provençaux, das ces Parisiens». A part ça, le studio était
tombé sur un studio impersonnel, j’ai eu de d’une chambre, j’ai besoin de la voir en… gros plan sur la télé à écran plat et le verre de pas mal, il a fait beau, j’ai avancé mon livre,
la chance ; j’aurais pu échouer dans un présentiel. L’offre pléthorique égare la per- rosé. Au mieux, le décor est neutre ; au pire, et je me suis baigné dans un bleu grand,
­endroit sinistre. Mais pour le trouver, j’ai ception. Dès qu’on regarde la mer, c’est il est surchargé de ­merdouilles qui coloni- mais froid. •
­gâché du temps sur Internet. Une matinée beau ; mais quand on tourne la tête vers les sent les maisons, pendant intérieur du
pour air bi and bi, c’est trop. Je ne dois pas terres… L’appartement que j’ai «choisi» est ­mitage pavillonnaire qui détruit les campa- Cette chronique est assurée en alternance par Jakuta
être très doué. Il y a des gens qui savent dans un lotissement en crépi rose, couleur gnes. Less is more is mort : un encombre- Alikavazovic, Thomas Clerc, Tania de Montaigne et
mieux s’y prendre : en deux trois clics, ils saumon malade. Les photos du site n’en lais- ment définit le monde simultané des sites Sylvain Prudhomme.

Terreur 2022 Par Terreur Graphique


Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 21

naturel, et non comme un épisode Le temps


Idées/
cination collective. Le temps n’ap-
PointS de vie de science-fiction. Il ne s’agit pas
d’une opération culturelle active : n’appartient
partient à personne. Jamais. Cet
instant où j’écris et où vous, vous
c’est le simple fait de la naissance
qui naturalise l’histoire. Exacte-
à personne. lisez n’appartient pas plus à moi
qu’à vous, à moi qu’à ma fille ou à
ment comme les signes du zodia- Jamais. ma mère. Le présent est, au con-
que, la génération permettait de traire, le pli qui empêche toute gé-
faire correspondre le temps social Cet instant nération de s’arroger le droit de do-
Par
Emanuele Coccia philosophe
avec le temps biologique. Elle cor-
rigeait l’histoire et la tradition du
où j’écris et où vous, miner sans contrastes sur les
autres. Il réinitialise l’expérience
bégaiement qui conduisent à la vous lisez et supprime les identités. Il expose
mort des corps.
Depuis un siècle, toutefois, ce mé-
n’appartient pas le passé à la rouille du futur et dis-
sout les ­brumes de l’avenir dans un
Génération X ou Y, canisme souterrain et inconscient
est devenu l’objet d’une revendica-
plus à moi qu’à mélange inextricable d’âges. A
chaque fois que nous conjuguons
vous, à moi qu’à ma
ça n’existe pas ! tion identitaire massive. La simul-
tanéité biologique de celles et ceux fille ou à ma mère.
l’histoire au présent – à chaque fois
que nous disons maintenant – tous
qui sont né·e·s pendant l’une des les vivants sont obligés de se dé-
Boomers, millennials et autre signes ésotériques : rotations de la Terre autour du So- faire de leurs titres de naissances
ces classifications ne reposent sur aucune réalité leil devient l’expérience ésotérique combat entre des secrets qui s’ex- et de s’exposer à la vie des autres.
sociale. L’expérience du présent n’appartient du partage d’un ­contexte histori- cluent mutuellement. Conçues et Cela signifie aussi se libérer du
à personne, mais à tous, très jeunes ou très vieux. que auquel les autres n’auraient vécues de la sorte, les générations poids du passé et du droit au futur.
pas d’accès. Etre boomer ou mil- deviennent l’équivalent social du C’est pourquoi l’instant présent est
lennial signifierait donc posséder dialecte ou pire ­encore du jargon : ­profondément anachronique : il

C
e n’est pas un véritable lien Au début, leur fonction était très une vérité historique que les au- elles désignent l’illusion d’un or- appartient à toutes les généra-
qui les rend possibles : ce ne simple : on assignait à toute géné- tres n’arriveraient pas à saisir. Au dre de préséance basé sur une irré- tions, il est à la fois très jeune et
sont ni des groupes ni des ration la tâche de transformer en lieu d’aplanir les discontinuités de médiable appartenance, elles don- très vieux, ésotérique et trivial. Il
associations. Les générations ne se nature ce qui, pour la précédente, l’histoire, les générations veulent nent aux uns un droit d’expérience est temps de se libérer de cette illu-
basent pas sur le partage d’une appartenait à l’histoire. Ainsi, à la les souligner et les rendre irrécon- qu’elles refusent aux autres, fondé sion. Maintenant. •
certaine identité culturelle ou sur différence de mon père, la généra- ciliables. Au lieu de naturaliser sur une généalogie abstraite et
celui d’une croyance religieuse, tion à laquelle j’appartiens a tou- l’histoire, elles la privatisent. Le ­astrale. Cette chronique mensuelle paraît en
d’un statut économique ou d’une jours considéré les voyages dans temps social n’est plus un lieu de Il n’est pas difficile de comprendre ­alternance avec celles de Paul B. Preciado
profession. Parmi les innombra- l’espace comme quelque chose de transmission, mais un théâtre de que nous sommes en pleine hallu- et Pierre Ducrozet.
bles formes de notre vie commu-
nautaire, elles sont les moins
­sociales qui soient : leur origine est
une donnée biologique brute. Les ceux qui ne guérissent pas. Les l’indifférence unanime. «Com-
générations divisent et regroupent
les êtres humains en fonction de
Si j’ai bien compris… goûts et les remèdes, ça se
­discute. Y a-t-il des patients qui
bien d’enfants devrais-je exposer
sur l’autel de la science pour que
leur date de naissance. Elles sont ne seraient curables que par des vous me fassiez enfin con-
l’équivalent dans ­l’histoire collec- médecins de droite proposant fiance ?» D’une façon générale, il
tive de ce que les signes du zodia- des médicaments de droite n’est pas sûr qu’on saute avec en-
que tentent de tracer pour les des- ­conçus dans des pays de droite thousiasme et dans l’instant sur
tins individuels. Ce n’est donc pas avec de l’argent de droite, tandis le premier vaccin venu, quand
un hasard si la série ­toujours in- Par que d’autres se réservent pour un bien même il viendrait d’un pays
achevée de leurs noms ressemble Mathieu Lindon vaccin de gauche auquel aucun démocratique et docile aux lois
à un étrange arbre ­cabalistique : il membre du Rassemblement na- du marché. Peut-être fera-t-on
y a la génération ­silencieuse et les tional n’aurait apporté son sou- d’abord comme Vladimir Pou-
boomers, la génération X, les mil- tien ? A l’inverse, des médecins tine : on enverra les enfants en
lennials, la génération Y et les
­zoomers, et, tout au bout, à peine
Un vaccin de gauche refuseront-ils des patients de
droite (ou de gauche) au nom de
éclaireurs, d’autant que s’ils sont
moins vulnérables au Covid-19,
visible, la génération Alpha.
Il s’agit, en fait, d’une forme sim- ou un vaccin de droite ? leur éthique, de la déontologie
qui leur est une passion et du
peut-être que le vaccin aussi sera
moins dangereux pour eux.
plifiée d’astrologie : ce n’est pas serment d’Hippocrate nouvelle D’un point de vue géopolitique,
l’ensemble des planètes qui est génération ? il y a une redistribution des
pris en considération pour établir Guérir le Covid-19 semblait une affaire encore En outre, ce n’est pas tout de dé- ­cartes avec le Covid-19. Donald
l’identité d’un individu mais plus financière que sanitaire. C’est devenu nicher le vaccin, encore faut-il Trump doit se dire que c’est bien
­seulement le nombre de fois où la de la propagande. Qui plantera son drapeau trouver le moyen qu’on y croie. la peine d’avoir l’armée la plus
Terre a tourné autour du Soleil – il sur la dépouille de l’ignoble alien ? Parce qu’il y en a, des gens qui puissante du monde munie des
y aurait une différence entre 1950 ont vu la Vierge et à qui elle a armes les plus chères et une
ou 2015 fois. La raison est simple : même expliqué ce qu’il fallait monnaie qui fait la pluie et le

S
cette noble cabale n’est pas née, i j’ai bien compris, avec sont pas d’accord entre eux dans faire, comment se conduire, tout beau temps si c’est pour se faire
comme l’autre, dans l’ancienne tout ce qu’on entend et lit la lutte contre le Covid-19, c’est ça. Et là, Vladimir Poutine a juré emmerder par une crotte de nez
­Babylone, elle est le fruit tardif du ici et là, il serait étonnant bien la preuve que la médecine sur les prunelles de sa fille que ou un postillon. On comprend
romantisme. Ce ne furent pas Abu que, à la fin, il n’y ait pas un ne fait pas tout. Il n’y a pas que la les Russes ont enfoncé le reste de qu’il n’ait pas voulu y croire, au
Nasr Mansur ou Claude Ptolémée ­expert qui puisse se targuer science, il y a aussi le pif. D’au- la planète et que ce n’est plus la début, il était patriote. Le roi du
qui la rendirent célèbre, mais d’avoir eu raison, au moins à un tant qu’il ne faut pas oublier que peine de chercher, on l’a, le vac- deal ne peut rien dealer avec ce
­David Hume et Wilhelm Dilthey moment (son quart d’heure de la médecine n’est pas une cin. Même Donald Trump n’a pas truc à qui on ne peut pas dire ­
qui introduisirent le concept en vérité). C’est comme si la science science mais un art, donc pas autant le sens de l’Etat que son «fired» (ou, chez nous, «casse-
philosophie, Auguste Comte et devenait de plus en plus démo- étonnant que ça se dispute et que collègue slave, n’ayant encore toi, pauvre con») et que ce soit
Karl Mannheim en sociologie. cratique, on n’a jamais été aussi les critiques ne soient pas d’ac- ­offert aucun de ses enfants au suivi d’effet. Au contraire, on ris-
C’est l’histoire, plus que le ciel, qui cartésien avec le bon sens : et cord. Il y a les médecins fauvis- dieu de la science. Et pourtant que d’être viré soi-même. En tout
définit son élément. Or, il est pourquoi je ne donnerais pas tes, les médecins cubistes, les on n’y croit pas, à la guérison cas, si j’ai bien compris, ­positifs
­difficile de comprendre pourquoi mon avis ? Et pourquoi le mien médecins impressionnistes – et russe. Le vaccin est dur à avaler, ou négatifs, à force de l’avoir sur
nous croyons autant à ces étranges vaudrait moins qu’un autre ? En aussi les bons et les mauvais surtout pour Vladimir Poutine le dos, on l’a tous dans le nez,
signes de distinction. gros : puisque les médecins ne ­médecins, ceux qui guérissent et qui doit se sentir humilié par le Covid-19. •
22 u Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

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Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 23

Page 26 : Série / «I May Destroy You», trauma sous catharsis


Pages 28-29 : Festival / «Le Hasard des choses» vu à Vevey
Page 30 : Ciné / La Biennale de Venise
Yves Klein à l’Opéra-théâtre de Gelsenkirchen (Allemagne), en 1958. Photo Charles Wilp. BPK. ADAGP

Klein et les autres


24 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

Klein de voûte
une très belle expo au nom que et sa capacité d’émou-
programmatique : «le Ciel voir. ­Toiles, maquettes, ins-
comme atelier». tallations et vidéos s’étalent
Autour du judoka théoricien en une douzaine de salles
français, disparu en 1962 à très riches, et sont orientées
l’âge de 34 ans, sont rassem- dès la première vers l’idée
blés les Japonais de Gutai d’une création déterminée
(«art concret» en français) par la tabula rasa : un extrait
(Shōzō Shimamoto, Kazuo d’Allemagne année zéro est
­Shiraga, Fujiko Shiraga, projeté sur un mur, aux ­côtés
Akira ­Kanayama, Jirō Yoshi- d’une photo de Lucio Fon-
hara…), les ­Allemands du tana émergeant des ruines de
groupe Zero (Heinz Mack, son atelier. Les œuvres de ces
Autour du peintre disparu en 1962, le centre Pompidou- Otto Piene, Hans Haacke,
Gunther Uecker…), les Ita-
artistes tentent de répondre
à la question : comment re-
Metz rassemble une galaxie d’artistes japonais, italiens, liens ­Lucio Fontana, Piero
Manzoni, Enrico Castellani
construire et créer de
­nouveau ? Ce qui n’est qu’une
allemands qui, durant les années 50 et 60, ont chassé et Alberto Burri… La constel-
lation réunie par la commis-
autre manière de se deman-
der comment vivre. De fait,
le spectre de la Seconde Guerre mondiale en inventant saire Emma Lavigne, dont ce sera en engageant toutes
c’est la dernière expo au cen- les fibres de son art et de son
de nouvelles modalités de création, mystiques et poétiques, tre Pompidou de Metz (elle corps.
dirige désormais le Palais de
de la performance au monochrome. Tokyo, à Paris) est précisé- Essentielle
ment ce qui en fait la beauté. fragilité
Le choix de souligner un fais- Au début du parcours, l’on

I
Par ls ont lâché des ballons, s­ ynonyme de ­menace et de qui s’y est passionnément ceau ­concordant de préoccu- trouve ainsi deux immenses
Elisabeth fait léviter la couleur, terreur. D’Osaka à ­Paris, pen- employée, dans tous les pays pations – la monochromie, le explosions de couleur, l’une
franck-dumas suspendu des œuvres dant les années 50 et 60, la scarifiés par la Seconde dépassement du tableau, la bleue et l’autre rouge, si-
Envoyée spéciale à Metz dans les airs. De projet voûte céleste a vibré de leurs Guerre mondiale – Japon, sublimation du vide en gnées Yves Klein et Kazuo
fou en envolée poétique, ils tentatives de la transformer Italie, France, Allemagne –, un infini galvanisant… – et Shiraga, qui esquissent une
ont reconquis le ciel qui, à nouveau en un lieu est réunie autour de sa plus de ne pas faire de Klein un manière de programme et
pendant quelques années ­d’euphorie, de poésie et de fugace comète, Yves Klein, au épiphénomène isolé lui portent chacune la trace du
meurtrières, était devenu paix. La génération d’artistes centre Pompidou-Metz, dans donne sa profondeur histori- passage de corps sur la toile.

Le Saut dans le vide, de Yves Klein (1960). Photo Paul Shunk-Kender. J. Paul Getty Trust Tele-Mack, film de Heinz Mack, vers 1972. Photo Lothar Wolleh Estate. ADAGP
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 25

un superbe monochrome
granuleux comme du por-
ridge, ira au bout de l’idée,
organisant, en 1958, à la gale-
rie Iris Clert entièrement re-
peinte en blanc, une expo
sans œuvre, «la Spécialisa-
tion de la sensibilité à l’état
de matière première en sen-
sibilité», plus connue sous
l’appellation «le Vide». Il y
cite à cette occasion Bache-
lard : «D’abord il n’y a rien,
ensuite il y a un rien profond,
puis une profondeur bleue.»
Et d’ailleurs, le bleu Klein, cet
International Klein Blue
(IKB) breveté, pour lequel
l’artiste est souvent (hélas)
d’abord connu, on n’en parle
pas ici ? Mais si, qu’on se ras-
Grande Anthropophagie bleue, hommage à Tennessee Williams Le Combattant chinois du Xing dit Face de démon (1961), de Kazuo sure, il figure bien dans
(1960), de Yves Klein. Photo Philippe Migeat. RMN. ADAGP Shiraga. Photo Jan Liégeois. Axel & May Vervoordt Foundation l’expo ! Mais il ne la happe
pas, arrivant presque en fin
de parcours, dès lors qu’il est
Dans la Grande Anthropo- de ­pig­ments colorés ont servi suivi quelques années plus le Journal d’un seul jour solide, cette tendance à l’am- possible de l’appréhender
phagie bleue (Hommage à de pinceau, déposant l’em- tard par l’Italien et ses bien du 27 novembre 1960 («Un bigu, à l’indéterminé, reflè- dans un ­contexte plus large.
Tennessee Williams) de Klein preinte de leur corps sur une connus Concepts spatiaux homme dans l’espace ! Le tent un état de crise de notre Dès lors que les visiteurs au-
(1960), qui fait référence à la grande feuille de papier, avec (nombreux et superbes dans peintre de l’espace se jette temps ; on peut aussi considé- ront pris conscience qu’ici,
pièce Soudain l’été dernier de pour résultat que la toile le parcours), plus élégants dans le vide !») – pourtant les rer que les poétiques de pour citer la critique Domini-
Williams, dans laquelle un semble porter les traces mais non moins révolution- deux entreprises manifes- l’œuvre ouverte expriment les que Stella, «l’œuvre n’est que
jeune homosexuel finissait d’une lutte. Pour réaliser son naires, mais aussi par Klein tent, le vide étant visible- possibilités positives d’un la trace d’un vécu artistique
­dévoré vivant, des modèles Chizensei Kirenji (1961), Shi- et son Monochrome bleu ment un lieu mental extrê- homme ouvert à un perpétuel absolu». •
féminins nus et recouverts raga, lui, voulait «peindre troué par le feu (1957), par mement fécond, un même renouvellement des schèmes
comme s’[il] courai [t] dans Bernard Aubertin et sa déli- désir de faire corps avec l’art. de sa vie et de sa connais- Le ciel comme atelier,
tous les sens sur un champ de cate Gouache brûlée (1961) sance, engagé dans une dé- Yves Klein et ses
bataille», et s’est ­suspendu couleur carmin, et par Al- «L’éther couverte progressive de ses fa- contemporains
en l’air au-dessus de la toile, berto Burri et son Plastique où rien n’existe» cultés et de ses horizons.» au centre Pompidou-Metz,
laissant ses pieds maculés brûlé (1964), plaque transpa- La recherche d’un point de Yves Klein, dont on voit ici jusqu’au 2 février 2021.
patiner à la surface pour for- rente heurtée par des cratè- rencontre entre le rien et
mer d’épaisses traînées. res sombres et désolés. Pour- l’infini trouve une de ses ex-
Deux grandes abstractions tant l’idée, à chaque fois, ne pressions les plus pures
monochromes, donc, dont la serait pas tant, ­selon Emma parmi les monochromes
matière, couleur bleu Klein Lavigne, de détruire, que blancs réunis dans la salle
ou rouge vif, révèle, par ses d’ouvrir vers un ailleurs, de «Zones blanches», peut-être
variations, amenuisements, la toile et de l’art : «Je fais des la plus belle de l’expo. Le par-
empâtements et frôlements, trous, et l’infini passe par cours rappelle qu’entre 1961
la présence du corps autant
que son absence, sa fuite,
là», déclarait Fontana. La
quête d’autres espaces où se
et 1966, en Europe et aux
Etats-Unis, se sont tenues LA PHOTOGRAPHIE
même, son pouvoir d’expres- déployer marque les recher- pas moins d’une dizaine (!) À L'ÉPREUVE DE
sion autant que son ­essen­-
tielle fragilité. Klein avait été
ches des uns et des autres,
s’exprimant également par
d’expos collectives consa-
crées aux monochromes L'ABSTRACTION
frappé, lors d’une visite à Hi- une fascination pour le ciel blancs. Ici, les Achromes lai-
roshima, par l’empreinte d’où jadis tombaient des teux de Piero Manzoni, sur
d’une ­silhouette soufflée sur bombes, pour la conquête toile plissée ou en forme de
un mur – «témoignage… de la spatiale et la découverte de petit paquet, rejoignent les
survie et de la permanence, la Lune, voire pour le désert, superbes papiers blancs, per-
même immatérielle, de la lequel sert notamment de forés ou déchirés, d’Oskar
chair» – et son ­tableau sera ce cadre à un film fascinant de Holweck, l’immense toile
témoignage du passage d’un Heinz Mack, Tele-Mack. L’ar- neigeuse recouverte d’une
corps et d’une vie. «Mes ta- tiste allemand rêvait d’éta- myriade de pointillés gris
bleaux sont les cendres de blir un jardin artificiel dans très pâle de Yayoi Kusama
mon art», ­dira-t-il. Une fois le Sahara pour révéler les po- (Net Obsession, 1960) ou en-
posé ce souci de la trace, de la tentialités de la lumière et core la spirale cloutée de
© Paul Graham

performance physique et de jouer des phénomènes de Günther Uecker, ­Spirale III


la menace d’anéantissement, mirages, et il y plaça toutes et le papier washi tout cra-
le reste du parcours en dé- sortes de colonnes, stèles et quelé de Fujiko Shiraga, qui
ploie différentes modalités. cubes ornés de matières ré- voulait créer «une déchirure

EXPOSITION
fléchissantes (alu, plexi, unique et totale dans l’éther
Vers un ailleurs acier, miroir…) afin de dé- où rien n’existe». Les matiè-
Très saillant, par exemple, multiplier, briser et refléter res et effets sont différents, 12 SEPT/06 DÉC
est ce désir des artistes de le soleil, Mack lui-même pre- mais toutes les toiles sem-
l’époque de malmener la nant place au cœur du dis- blent émettre la même vibra-
toile, de s’acharner sur elle positif en combinaison ar- tion quasi mystique. Il ne Fonds régional d’art contemporain
en la déformant, en la clou- gentée. La vision de ce petit s’agit pas ici, une fois encore, Normandie Rouen
3, place des Martyrs-de-la-Résistance
tant, et surtout en la trouant. cosmonaute scintillant mar- d’un «rien» stérile ; le blanc 76300 Sotteville-lès-Rouen
Le premier exemple est chant dans l’immensité des est aussi la promesse d’un T. 02 35 72 27 51
fourni non pas par ­l’attendu dunes ambrées du Sahara est recommencement, d’une li- www.fracnormandierouen.fr
Lucio Fontana, mais par évidemment tout différente bération. On y lit l’influence,
l’étonnant Work (Holes) de celle d’un Yves Klein notamment sur les artistes
(1951) de Shōzō Shimamoto, ­sautant, en costume et en transalpins, de l’Œuvre ou-
dont la surface de papier mâ- noir et blanc, du haut d’un verte d’Umberto Eco publiée
ché a tout l’air d’une écorce immeuble de Fontenay-aux- en 1962, qui décrète ceci :
d’arbre, croûteuse et vivante, Roses – ce bien connu Saut «On pourrait penser que ce
perforée par endroits. Il sera dans le vide documenté dans refus de la nécessité sûre et
26 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

f­ usion, limite passion amoureuse.


Presque tous les personnages sont
noirs, et Arabella se pose comme un
être paradoxal dans les cercles de
l’intelligentsia blanche. Couvée et
dorlotée comme une licorne par ses
agents (blancs) qui débordent de
bienveillance envers elle. Plombée
par le complexe de la parvenue face
aux confrères diplômés de Cam-
bridge, qui sortent gros leurs quali-
fications en «écriture créative».

Panache. Michaela Coel est une


personnalité hors norme. Née à
Londres, il y a trente-deux ans,
d’une famille d’origine ghanéenne,
venue à sa vocation écrivante avec
un livre de théologie dans une main
et de poésie anglaise dans l’autre.
Netflix lui offrait un million de
­dollars pour produire la série,
qu’elle préféra destiner à BBC One
et HBO (OCS en France) pour de-
meurer en pleine possession de ses
droits d’auteur. La série ne dépa-
reille pas dans les rangs de la chaîne
câblée : c’est un jukebox de soirées
cuitées avec drogues à portée de
main, des scènes d’agressions
sexuelles plutôt deux fois qu’une, de
la crudité à tour de bras. Le pouvoir-
montrer qu’elle s’arroge vise autant
à envoyer la correction se faire voir
Michaela Coel dans la série I May Destroy You qu’elle a créée, écrite, codirigée et interprétée. photo Home Box Office, Inc. qu’à poser l’obligation de regarder.
Ce qui l’exfiltre de la noirceur où
Coel n’a aucun désir de s’emmurer

Série / «I May Destroy You»,


vivante, c’est le panache et le sens
de l’humour qui tiennent l’écriture
d’un bout à ­l’autre, dopés par le ba-

un fameux trauma
gout de son héroïne cool en diable.
Indomptablement boute-en-train,
même bousillée sous sa cuirasse de
désinvolture, celle-ci se pointe au
commissariat pour porter plainte
Sur OCS, la réalisatrice dons se regarder, dans cette série comme une commotion : le viol des influenceuses, les paradoxes du après une nuit d’écriture et prend le
créée, écrite, codirigée, interprétée dont elle fut victime en 2016, in- féminisme en armure. Le tout en temps de glisser à l’ami qui l’accom-
et actrice Michaela Coel
par elle. Comme précédemment consciente, dans les toilettes d’une slalomant entre les lieux communs pagne : «Je t’ai dit que j’ai tenu ma
règle son compte à un dans Chewing Gum (pétulante sit- boîte de nuit. Après la mise en char- avec une intelligence ­redoutable du deadline ?» Tout finit par évoquer la
traumatisme, son viol com sur les efforts d’une vingte- pie (Je pourrais te détruire) promise temps présent, qui dépasse consistance d’un rêve lucide à me-
survenu en 2016. naire, fiancée à la religion, pour per- par le titre avec une déférence toute ­l’antagonisme féminin-masculin, sure que la série chemine vers son
Loin de s’emmurer dans dre sa virginité), Coel en est le britannique, il faudra faire le trajet sublime les ­larmes des garçons et les finale dément. La question de la
la noirceur, elle mène, visage. Et quel visage. Celui d’une de la reconstruction avec elle. biceps bandés des filles. création constitue son cœur et son
avec un humour acéré, satyresse de science-fiction, phy- Sous les traits d’Arabella, Coel ne se C’est une série qui aime l’amitié et poumon. On y devine un rapport fu-
sionomie taillée au biseau, beauté laisse pas tranquille et pousse les les seconds rôles. Pour accompa- rieux à l’écriture, quelque chose qui
une réflexion sur la
de scalpel coiffée d’une perruque curseurs de la catharsis. Régler son gner l’héroïne dans sa décompensa- urge pour truander la douleur, se
catharsis par l’écriture. rose dragée et d’un prénom tout compte au trauma passe par un récit tion, elle exalte la camaraderie sauver la face et la vie. Comment
aussi peu de ce monde : Arabella. de soi carnivore, quasiment débar- terminer l’histoire ? ­Michaela Coel,

«N
ous sommes la rassé de la question de l’identité de qui ne méconnaît pas le romanes-
génération qui Pacte. Il s’agit d’une jeune autrice l’agresseur et de ce que la ­justice Ce qui l’exfiltre que de l’existence, mâchonne son
a décidé que si
vous ne nous
de notoriété fraîche, faite idole sur
Twitter en gazouillant ses Chroni-
pourrait entreprendre contre lui. Sa
richesse : entrer en conversation, de
de la noirceur, c’est crayon, parcourt toutes les virtuali-
tés de son récit, transforme son hé-
regardez pas, nous nous regarderons ques d’une millennial énervée, qui la manière la moins ­dogmatique le panache et le roïne en succube glam pour la faire
nous-mêmes.» Beaucoup de fictions vient de signer son premier contrat possible, avec des thématiques con- revenir sur ses traces et le lieu du
attachées aux expériences de la d’édition. Dans la lignée de ces au- temporaines qu’on rechigne à lister, sens de l’humour crime – le bar au nom si signifiant,
­jeunesse pourraient se réclamer de
cet énoncé catapulte, formulé au
tres séries glissées sous la peau de
filles de désirs et d’aplomb (de Lena
tant la série ne les ­appréhende ja-
mais comme un ­sommaire d’épo-
qui tiennent Ego Death («Mort de l’ego»). Creu-
sant partout des rigoles de malaise
début de la série britannique I May Dunham dans Girls à Phoebe Wal- que besogneux. Le pacte du ­ l’écriture, dopés par qu’elle n’a de cesse de dévaler,
­Destroy You. Mais celle qui l’a écrit,
l’époustouflante Michaela Coel,
ler-Bridge dans Fleabag), I May Des-
troy You est un caisson de résonance
consentement dans la sexualité, le
bocal des réseaux sociaux chauffés
le bagout de son brillamment, comme un toboggan.
Sandra Onana
nous donne l’impression qu’il n’a pour les heurts et jouissances d’une à blanc, où les traumas se vomissent héroïne cool
­jamais été aussi à propos. C’est elle jeune femme désaxée. Michaela autant qu’ils se câlinent comme des I May Destroy you de
qui se regarde ici, et nous la regar- Coel y revisite un traumatisme vécu doudous, le narcissisme totalitaire en diable. et avec Michaela Coel sur OCS.
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 27

Jeu / «My
croft) l’abordera bientôt. Est-ce son re-
gard fuyant ou l’impression ­confuse
qu’une paire d’yeux l’épie de loin que

Exercice»,
nous révèle progressivement une série
de flash-back ­enchâssés ?
Dix ans après la Griffe du passé (1947) et

mise en zen
ses ombres dévorantes, Tourneur s’em-
pare de nouveau du film noir, mais en en
dévoyant quelque peu les codes. D’une
part par le climat de suspicion pesante
qu’il injecte à chaque plan, teintant ce
Le cinéaste Exercise se rapproche des vingt-septième long métrage d’une para-
d’animation jeux de scoring par cette fa- noïa sans doute liée au contexte politi-
Atsushi Wada livre çon qu’il a de plonger le que de l’époque. D’autre part en déterri-
joueur dans un état de flow, torialisant peu à peu le genre de son lieu
un magnifique moment de transe bienheu- de prédilection (la nuit urbaine et ses
objet où il s’agit reuse où la main et l’esprit quartiers interlopes) pour inscrire une
plus de déphasage se détachent. Bercé par la Nightfall adapté d’un polar de David Goodis. Photo Rimini éditions partie de son intrigue dans les monta-
mental que de gain ­répétitivité du geste (du gnes enneigées du Wyoming. C’est là
de points. Doux joueur comme du person- que, quelques mois auparavant, James
comme le ventre
d’un chien.
nage), on s’adonne ici à un
déphasage mental – pen-
dant que l’œil vagabonde,
Ciné / «Nightfall», Vanning (auquel Aldo Ray prête sa voix
éteinte et sa carcasse fatiguée) avait
croisé la route des deux malfrats qui veu-
bercé par les ondulations de
noir comme neige lent lui faire la peau, parce qu’à la suite

L’
univers tel qu’il la ménagerie, il cherche le d’un échange de mallette et d’un imbro-
s’offre à nous est détail sans s’attarder sur glio où son ami le Doc a perdu la vie, ils
jaune citron. Un rien de précis. Une œuvre à S’éloignant de la ville, qu’on a parfois tendance à réduire à sa le croient en possession de l’argent du
petit homme en slip gît au l’image de son créateur, At- veine fantastique – la ­Féline (1942), Vau- casse qu’ils venaient de ­commettre.
Jacques Tourneur installe
sol sous le ventre d’un sushi Wada, cinéaste en ani- dou (1943), l’Homme-léopard (1943), Un autre thriller, la Maison dans l’ombre
chien placide. Une pression mation qui ­concocte, depuis
son intrigue dans les tous ­réalisés sous l’égide de la RKO et du (1952) de Nicholas Ray, avait déjà pour
de la barre espace et le bon- deux décennies, de magni- montagnes donnant à producteur Val Lewton –, bien qu’il ait cadre un désert de neige, mais Tour-
homme rondelet se plie en fiques courts potelés et ab- son thriller une violence ­œuvré dans à peu près tous les genres, neur, plus hitchcockien dans sa façon de
équerre et enfonce son vi- surdes, guidés, dit-il, par le feutrée, exacerbée par tant l’usage ­singulier qu’il fit du noir, donner au spectateur un peu d’avance
sage dans le ventre duve- concept de «ma». Horrible- un sentiment de paranoïa. ­ferment ­d’ineffables terreurs, allait re- sur ses personnages, ne joue pas tant sur
teux de l’animal comme on ment glissant à définir, ce nouveler l’art de ­traiter la peur au le caractère métaphorique de l’élément
plonge sa tête dans le plus terme japonais évoque au- ­cinéma – le mal indistinct émergeant à immaculé – la blancheur censée refléter

C
confortable des oreillers. tant l’intervalle, l’interstice, ertaines rencontres son- l’improviste de nulle part ou d’un coin l’innocence de son héros – que sur ses
Bruit de frottement. On re- que la tension entre deux nent comme des éviden- ténébreux du ­cadre. propriétés physiques, infléchissant ce
lâche la touche : retour en objets, ce qui les sépare tout ces et sans doute était-il Mais l’évidence n’excluant pas le para- récit concis avec une langueur ouatée,
position couchée. Après dix en les liant (le vide entre tracé à la mine de plomb doxe, c’est par l’éclat aveuglant d’un un rythme ankylosé, une violence feu-
flexions, une femme nous deux fleurs dans un bou- que Jacques Tourneur, cinéaste des om- néon, qu’une menace diffuse nous est trée et sourde, que seule exacerbe la ten-
encourage d’un vif et poli quet d’ikebana, par exem- bres folles et de l’obscurité menaçante, cette fois suggérée dès l’ouverture de sion d’un montage alterné redoutable-
clappement de mains. A la ple). Il n’est pas anodin que se voie un jour confier la tâche de porter Nightfall. Une douche de lumière crue ment efficace, sur les hélices broyeuses
trentième, un ours nous ce gameplay ascétique ait à l’écran un roman intitulé Nightfall, pe- ­extirpant de la pénombre et d’un anony- d’un ­camion ­chasse-neige.
tend un verre d’eau comme jeté son dévolu sur la barre tit polar sec et atmosphérique de David mat protecteur l’homme au pas hésitant Nathalie Dray
le plus précieux des pré- espace, la seule touche du Goodis – dont François Truffaut adap- qui arpente l’allée d’un kiosque à jour-
sents – bruit de déglutition. clavier qui ne produit rien tera aussi Tirez sur le pianiste. La Tom- naux, peu avant de s’engouffrer dans un Nightfall
Une otarie se joint au grou­- d’autre que du vide. Magni- bée de la nuit… Le titre à lui seul pourrait bar enfumé de Los Angeles où une fille de Jacques Tourneur coffret DVD
pe, dodelinant de la tête à fique objet zen, My Exercise résumer l’esthétique tourneurienne, à la beauté lasse et résignée (Anne Ban- et Blu-ray, Rimini éditions.
contretemps, puis des est parfaitement ­résumé par
moutons, un oiseau, un une des récompenses qu’on
chiot… Il y a foule. Un geste peut y débloquer : «Le corps
en produit trois autres en mouvement et l’esprit im-
­concordants, et autant de mobile.»
mouvements et bruits marius chapuis
­asynchrones.
Bien que totalement dénué My Exercise
d’esprit de compétition, My sur PC, Mac et iOS, 2,99 €.

LOVE ETC.
DR
28 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

Bildschirmfoto de Beni Bischof. Photo Beni Bischof Melting Memories de Refik Anadol. Photo Refik Anadol

Art / «Le
Hasard
des choses»,
qui vivra
Vevey
N
La septième édition ous sommes debout,
du festival d’arts visuels dans une église, saisi
par ce qui semblerait
qui se tient en Suisse être un portail tem-
explore les méandres porel où se déploient des volutes en
des formes de l’image fusion, bleu ciel mousseux, qui
et repousse les limites s’entortillent lentement. L’envie est
de la photographie. grande de pouvoir passer dans un
autre monde. Ceci n’est pas un
Des créations pointues ­portail, mais bien l’œuvre Melting
qui résonnent parfois Memories de Refik Anadol. L’artiste
MountGrammont withLightleakCameraAppFilters (IMG_2824), 2020 de Penelope Umbrico. très justement avec multimédia turque, en collabora-
Photo Penelope Umbrico la pandémie actuelle. tion étroite avec Neuroscape, labo-
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 29

Uncanny Mirror de Mario Klingemann. Photo Onkao Abglanz d’Alina Frieske. Photo Alina Frieske

ratoire de neurosciences de l’uni- est déjà celui d’un soulagement. coter ses images. Ces dernières ses pérégrinations sur Internet, des sous-tendent que notre rapport
versité de Californie, est parvenu à D’y être, de circuler entre espaces prennent un sens tout particulier images et selfies anonymes qu’elle aux écrans tient à la fois de cette fa-
donner des formes visuelles à des d’expositions en extérieur (il n’est lorsque l’on pense aux événements désosse, décompose. Avec ces frag- cilité qui existe d’accéder à une
souvenirs humains. Une étrange pas obligatoire de porter le masque) liés au ­Covid-19, notamment le con- ments, elle constitue habilement multitude d’images, comme au
manière de se servir de données et en intérieur (le port ­devient là finement où beaucoup d’entre nous des photomontages où des figures sentiment de facticité qui naît de
d’électro-encéphalogrammes et au- impérieux). Stefano Stoll : «J’ai me- avons dû nous parler, nous toucher humaines, comme déformées fa- les voir déjà mues par l’obstacle
tres examens neurologiques, afin suré tous les jours les risques que le les uns les autres par le biais du nu- çon peinture à la spatule, habitent numérique.
de les transposer en images en festival n’arrive pas… Que moi et mérique, faire confiance aux des lieux domestiques au parfum Le Suisse Beni Bischof a, lui, oc-
mouvement sur écran plasma. L’ar- mon équipe [pas loin de 200 per- écrans, et parfois imaginer un de douce mélancolie. «Beaucoup de cupé son temps de confiné en fa-
tiste est invité à exposer son travail sonnes, ndlr] on ait bossé pour monde où nous ne serions peut- propositions sont réinterprétées par çonnant pas loin de 400 composi-
dans l’église Sainte-Claire, sise à rien.» Egalement scénographe de être plus qu’une représentation le public à la lueur du confinement, tions gifs postées en story
Vevey, petite ville suisse au bord du l’événement, le directeur s’inquié- ­f iltrée, possiblement mise à précise le directeur du festival, Instagram : manipulées, distor-
Léman où se déroule, pendant le tait qu’une allocution du gouverne- l’épreuve des glitches, des informa- pourtant nous n’avons que trois ou dues, ces saturations d’images, flir-
mois de septembre, la septième ment vienne contrecarrer ses plans. tions ­cumulées, des bugs et du quatre artistes qui ont dû créer sur tant avec notre société de consom-
édition de la biennale des arts Il y a évidemment des pointures de temps. Quoi de plus particulier cette période, et surtout à partir de mation, sont restituées sur des
­visuels, Images Vevey. Son direc- l’art dont les œuvres émaillent les donc, que de croiser sur son che- celle-ci.» écrans face à l’illustre cinéma As-
teur, Stefano Stoll, nous précise murs de la ville, comme cette pho- min l’Uncanny Mirror, de Mario tor. Burlesque, l’une ­d’entre elles
avec enthousiasme que la manifes- tographie démesurée de Jeff Mer- Klingemann. Le projet ­interactif de Filtres. C’est le cas par exemple de nous montre le «mème» d’un
tation, sous-titrée cette année «le melstein : un homme dans les rues l’artiste allemand, installé dans le Penelope Umbrico et ses clichés du homme dansant devant une mai-
Hasard des choses», n’est pas là de New York tient, sous sa mousta- théâtre Oriental-Vevey, vous met mont Grammont trouvés sur Inter- son en flammes. A l’image, peut-
uniquement pour ­accueillir les ap- che, son livre avec les dents et se face à une image déformée de vous net (cette montagne toise la ville de être, des jours qui se profilent, me-
proches traditionnelles de la pho- ­retrouve, à présent, exposé sur la en selfie, comme le reflet d’un mi- Vevey et le lac Léman). Sur ceux-ci, nacés par une pandémie toujours
tographie : «Tout ce qu’on fait de- ­façade de la Banque cantonale vau- roir disjoncté. L’écran est doté l’Américaine a posé plusieurs cou- présente où les ­artistes commen-
puis plus de dix ans, c’est vraiment doise, place de la Gare. Egalement d’une mémoire qui stocke les don- ches de filtres et fuites de lumière cent tout juste à ­exhumer la ma-
de thématiser le photographique au Christian Boltanski, dont l’installa- nées biométriques des visages pas- – light leaks – artificielles. Résultat : tière lyrique et comique utile à faire
sens large. De voir comment on va, tion monumentale Chance (inau- sés avant vous et génère un portrait une structure métallique compo- danser leur imagination.
avec les artistes, pouvoir repousser gurée à la Biennale de Venise, composite, aux allures de Francis sée de 22 panneaux en Plexiglas sur Jérémy Piette
les limites usuelles du médium en 2011) tient dans l’écrin de la Salle Bacon 2.0., constamment en mou- lesquels sont imprimées ces ima- Envoyé spécial à Vevey (Suisse)
photo et de l’imaginable.» del ­Castillo. Mais on retient plus la vement. Effrayant. ges, défiant, en face-à-face, le véri-
­présence d’artistes comme Refik Sur les déformations numériques, table mont Grammont. Notre re- Le hasard des choses
Tricoter. Avec cette septième édi- Anadol, qui joue de données on trouve également Alina Frieske gard court et passe à travers ces au Festival Images Vevey
tion, le sentiment qui nous vient à ­algorithmiques comme de divers et sa série intitulée Abglanz. œuvres graphiques aux tons exoti- jusqu’au 27 septembre.
l’esprit, en ces temps de pandémie­, potentiels numériques afin de tri- ­L’artiste allemande glane, au gré de ques, ­visuels striés, tramés, qui Rens. : Images.ch
30 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

Festival / «City Hall», hôtel de vies


A Venise, le nouveau
film fleuve du grand
documentariste
Frederick Wiseman
a marqué une Mostra
contrainte par les
mesures sanitaires.
Une passionnante
description de l’action
du maire de Boston,
dont l’idéalisme
réconciliateur s’oppose
à la politique de Trump.

L
a 77e Mostra, tenue en-
vers et contre tout cette
année au Lido de
­Venise, se fermera sa-
medi soir sur le palmarès du jury
présidé par Cate Blanchett. Ses dis-
tinctions viendront clore une édi-
tion hors norme dans son déroulé,
­grandement dépeuplée (quel-
que 5 000 accrédités au lieu
des 12 000 habituels), mais dont le
bilan sanitaire – s’il devait rester Le maire de Boston, Marty Walsh, dans City Hall de Frederick Wiseman. Photo Météore Films
vierge de cas de Covid-19 détectés
sur place à la faveur des centaines
de tests opérés (plusieurs acteurs et répondre de manière satisfaisante : publics, le film part d’un constat des ponctuations tout aussi bien le cinéaste a en partage avec
membres d’équipes de films en sé- comment appréhender de nos énoncé lors des ­premières minutes ­contemplatives mais mutiques, où Walsh cette idée très haute du ser-
lection, diagnostiqués positifs à jours, dans le strict respect à la fois par un ­fonctionnaire détaillant à se recueillent la rumeur et les cou- vice public comme bien commun,
l’aéroport dans leur pays d’origine, de l’œuvre et du protocole sani- une assemblée ce en quoi consiste leurs particulières de la ville. De propice même à panser à l’échelle
ont en revanche dû rester à quai) – taire, la projection du superbe City le budget annuel de la mairie de part et d’autre, la ­diversité d’ac- locale les iniquités semées au ni-
apporterait à n’en pas douter au- Hall de Frederick Wiseman, alors Boston et comment sont dépensés cents et de visages des agents de la veau fédéral par les agissements du
tant, sinon plus de satisfaction aux même que le film dure 4 h 35, soit ses ­quelque 3,3 milliards de dollars : cité comme celles des devantures locataire de la Maison Blanche :
patrons du festival qu’un beau lion une bonne demi-heure de plus que «Les gens ne ­comprennent pas ce de commerces communautaires se «Boston peut changer ce pays,
d’or. De fait, les nombreuses mesu- la durée de vie d’un masque chirur- qu’on fait.» font le reflet de cette ­richesse mul- ­affirme Walsh dans l’ultime dis-
res en place pour contenir le risque gical, et qu’il est formellement Où va l’argent ? A tout ce que l’on ticulturelle vantée par l’édile, et son cours prononcé à l’écran, où il vante
épidémique, si elles furent pesan- proscrit de retirer ­celui-ci pendant verra se déployer sous l’œil géné- vaste terreau ­migratoire, auquel il son bilan. Cette ville et ce pays ont
tes (Libération de mercredi), au- les projections, sous peine d’être reux de la caméra pendant deux s’inclut ­volontiers, rappelant le ra- besoin de nous, et on ne fait que
ront finalement moins malmené tancé, voire exfiltré aussi sec ? cent quinze minutes. De là, seront cisme subi voilà un siècle par ses ­commencer.»
les festivaliers que les films en Le grand documentariste améri- ainsi exposées la multiplicité de fa- ancêtres irlandais. Cette adresse frontale à l’état politi-
compétition – avec pour climax tar- cain, 90 ans aujourd’hui, nous a cettes de l’action de la municipalité que du moment, dont Wiseman est
dif, l’inepte Nuevo Orden du ma- ­accoutumés à s’autoriser pareilles d’une grande ville américaine, poli- Adresse frontale. Dans le précé- peu coutumier, est peut-être ce qui
rionnettiste sadique Michel Franco, étendues déliées de tout formatage, tiques urbaines, sociales, foncières, dent film de Wiseman, Monrovia, conduit City Hall à s’écrire sur un
­litanie débilitante de trucidages et avec ses auscultations de territoi- écologiques, scolaires qui s’incar- Indiana, tourné au cœur de terres mode moins dialectique que d’ordi-
sévices en règle (meurtres, rapts, res, d’institutions et de métiers, qui nent et se mettent en scène à tra- trumpistes pur jus, pas une fois le naire, sinon dans une puissante et
viols collectifs, tortures, exécu- se refusent à sacrifier la complexité vers le maire du cru, Marty Walsh. nom du président en exercice tardive séquence de réunion de
tions), confus et ­manipulateur au de leur ambition exploratoire aux Un maire de rêve, du moins pour n’était prononcé. Ici il survient au quartier où la procédure d’installa-
possible dans son allégorie synthé- caprices de nos horloges internes ce que l’on nous en donne à voir, bout d’une heure à peine. Et ainsi, tion d’un dispensaire de cannabis
tique des maux qui intoxiquent le ou de celles des diffuseurs. S’il est statufié par la caméra en par quelques allusions directes, suscite la défiance des habitants du
Mexique contemporain. loin d’approcher le record person- ­rhéteur-conteur galvanisant et en mais surtout en creux, Trump s’im- coin, le plus pauvre et violent de
nel du cinéaste en la matière (les idéal de héros progressiste, jusque pose-t-il vite comme l’horizon en Boston – celui, aussi, où Walsh est
Musicalité. Sur le strict plan de six heures de Near Death, en 1989), par ses failles (son alcoolisme négatif de tout ce que la politique né. Mais à deux mois d’une élection
l’organisation, dans un contexte son dernier film pose un défi nou- ­repenti, dont il dit se soigner en- de Marty Walsh promeut et défend présidentielle qui se présente
sans équivalent hors temps veau au spectateur masqué à l’ère core), qui ne cesse de rappeler sa – l’éducation et la résorption des comme un tournant historique
de guerre, la réussite de cette pandémique, et pourtant, ce City ville à l’extrême diversité de sa po- mécanismes d’éviction sociale en dans la vie démocratique améri-
­Mostra peut apparaître incontesta- Hall s’avère si intensément pas- pulation et à la brutalité des inéga- premier lieu. Une figure dont l’aura caine (le film sera sorti dans les sal-
ble – pour ce qui est de la sélection, sionnant (presque) de bout en bout lités qui y font tragiquement leur réparatrice, réconciliatrice, plane les françaises d’ici-là, le 19 octobre),
c’est autre chose, et on y reviendra – on peut juger sa dernière demi- lit. Avec la musicalité propre à l’art même sur les séquences dont il est on peut voir dans les options prises
dans notre bilan lundi, ainsi que heure un brin moins inspirée – que du découpage de Wiseman, City absent. Et, malgré la sempiternelle par cette nouvelle fresque moins
sur les beaux films de Kiyoshi Ku- l’on en oublie vite tout ce que l’ex- Hall entretisse les longues séquen- posture de retrait de Wiseman, où un geste de militant que quelque
rosawa (The Wife of a Spy) et Chloé périence pourrait présenter ces immergées dans la matière vive se logent une qualité d’écoute, une chose de l’ordre d’un calme et puis-
Zhao (Nomadland). Demeure tou- d’éprouvant. Au carrefour de bien et oratoire de chantiers et réunions intelligence et une acuité prodi- sant acte de foi.
tefois une question logistique à la- d’autres œuvres passées de Wise- (comités de quartier, conférences gieuses des situations enregistrées, Julien Gester
quelle on n’a trouvé personne pour man consacrées à divers services de presse ou groupes de parole) à il apparaît très sensiblement com- Envoyé spécial à Venise
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 31

Page 34 : Cinq sur cinq / Le beat de Bo


Page 35 : On y croit / Disclosure
Page 36 : Casque t’écoutes ? / Philippe Starck

Clips,
le retour
Le clip de Paradigme, du groupe la Femme. photo JF Julian. La Femme

en grâce
32 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

Par
Olivier Richard

«C
omme tous les
groupes, toutes
nos dates ont
été annulées à
cause du Covid-19. Nous avons mis
à profit cette immobilisation forcée
pour prendre de l’avance sur nos
clips», raconte, philosophe, Sacha
Got, le guitariste du groupe
la Femme. Fidèle à lui-même, le col-
lectif s’apprête à tourner cinq clips
en quatre jours en mode do-it-your-
self en prévision de la sortie de son
nouvel album au début de l’année
prochaine. En dépit d’un planning
de tournage qui ferait rougir Roger
Corman, les prochains clips de
la Femme vont être conçus comme
de vrais courts métrages. Got expli-
que : «Nous avons plusieurs types de
configuration pour nos clips. Soit ils
sont faits avec des budgets microsco-
piques et tournés à l’arrache, dans
la rue, comme Où va le monde, soit
ils sont plus produits avec costumes
et décors comme Hypsoline. Cette
fois, nous avons davantage de
moyens. Nous allons faire en sorte
que ces cinq clips s’imbriquent et
s’inscrivent dans une ligne direc-
trice.»

YouTune, «la télé


du quotidien»
Autrefois apanage des superstars et
des majors à cause des budgets con-
sidérables qu’ils mobilisaient, les
clips sont devenus un vecteur obli-
gatoire pour tous les artistes des
«musiques actuelles». Dans un mar-

Le clip en pleine
ché musical aussi actif que la
France, la tendance s’accélère grâce
à la conjonction de plusieurs fac-
teurs : la reprise du marché de la
musique enregistrée consécutive au
développement du streaming de-
puis les années 2010, la démocrati-
sation des moyens de production et
l’expansion des réseaux sociaux et
de partage de vidéos, YouTube en
tête. «Autrefois, le clip était un peu
un exercice de fin de parcours ré-

résurrection
servé à un réseau très professionna-
lisé, celui des maisons de disques
avec un peu de moyens. Aujourd’hui,
au contraire, tout le monde a une vi-
déo sur YouTube. Cela va du plus pe-
tit groupe et sa vidéo à 100 euros aux
grandes stars qui ont des clips à
2 millions. Le clip est un vecteur
pour diffuser ta musique alors
qu’autrefois, il finalisait le package
artistique en mettant en image une
chanson», commente Tahar Chen-
der, directeur général du label indé-
pendant Because Music, qui pro-
duit une cinquantaine de clips par
an avec des sociétés de production
comme Caviar (Christine and The
Queens), Iconoclast (Justice) mais
La crise du disque dans les années 2000 l’avait quasiment enterrée.
aussi avec de nombreux jeunes ta-
lents, en particulier dans les musi-
Indispensable pour exister sur les réseaux sociaux, la vidéo est
ques urbaines. redevenue une carte maîtresse dans la promotion d’un artiste. Et elle est
Héritières des soundies américains
des années 40 et de nos célèbres désormais à la portée financière et technique de n’importe quel musicien.
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 33

La découverte
Image extraite du clip
de Paradigme,
du groupe la Femme.
photo JF Julian. La
Femme

producteurs de phonogrammes en ques tels que le 5D de Canon ont


France), qui gère les droits voisins donné l’opportunité à des milliers
de plus de 2 000 producteurs indé- de groupes de tourner leurs clips à
pendants en France. bas coût. Cette démocratisation des
Le clip va pourtant connaître une moyens de production, alliée à l’ex-
véritable résurrection grâce au dé- pansion des réseaux sociaux, fait
veloppement des réseaux sociaux, que la production de clips est désor-

Andrea Montano
en particulier YouTube. «YouTube mais à la portée du plus humble
est un peu la télé du quotidien, une groupe garage. «Les réalisateurs
télé personnelle sur laquelle tout le peuvent tourner avec un appareil
monde va au moins une fois par jour. photo et monter chez eux. Les coûts
Les chaînes de télévision ont une de production des clips ont donc
part complémentaire et non plus énormément baissé», remarque Pa-
structurelle comme avant, à l’époque trick Villeneuve, directeur de la so-

Fils Cara,
ou tu lançais des vidéos avec ces té- ciété de production Sombrero And
lés. Désormais, le principe de lance- Co., qui produit des clips pour Ro-
ment d’un clip, c’est les réseaux so- dolphe Burger et Arthur H. Vétéran

fils prodige
ciaux, Facebook, Instagram et du clip (Katerine, Pierre Daven-Kel-
YouTube», ajoute Tahar Chender de ler), Gaëtan Chataigner a, lui, noté
Because Music. «l’arrivée d’une génération de réali-

C
sateurs qui sortent des écoles en sa- e garçon aime De- Francis au piano et Mohave (déjà
Des coûts de production chant tout faire. Ce sont des gamins leuze, Kurt Co- aperçu chez Lomepal) à la pro-
en baisse bien formés qui savent manier les bain, le col roulé duction, il tisse un patchwork de
L’érosion du média télévisuel et la différentes étapes de l’élaboration noir – tenue quasi chanson française, de pop d’ins-
diminution des plages de clips s’ac- d’un clip et tous les outils». Pourtant, obligatoire sur scène – et les for- piration italienne, de beats, de
compagnent d’une baisse significa- cette véritable manne numérique mats généreux. Au cumul de scansions singulières.
tive des redevances versées par les ne dissuade pas de jeunes réalisa- deux EP huit titres, sortis à quel- Fils Cara, 25 ans sensible et
chaînes de près de 50 % en dix ans, teurs comme Robin Lachenal de ques mois d’intervalle, il a un ré- (é)mouvant, ose dans un même
selon Jérôme Roger de la SPPF. toujours faire appel à des moyens pertoire déjà conséquent dans morceau introduction de nap-
Heureusement, les sites commu- antédiluviens. «J’ai fait un clip en son escarcelle. Entrée en ma- pes élégiaques à la Agnès Obel et
nautaires ont pris repris le flam- stop-motion (animation image par tière volontaire pour cet ancien refrain malin (New York Times)
beau même si, pour l’instant, leur image, ndlr) avec une photocopieuse étudiant en cinéma, passé par et achève ce Fictions par un dé-
faible taux de rémunération ne per- pour Frustration (When a Banknote les chambres froides des usines roulé de générique façon voix off
met pas d’équilibrer les budgets. Jé- Starts to Burn), un autre avec un ta- ouvrières, auteur à quatre mains Nouvelle Vague (Crédits). L’at-
rôme Roger continue : «Le CNC bleau noir et une craie pour la Récré d’un pavé de poésie et dont le traction véritable aussi d’une
[Centre national du cinéma] a mis (Onegai). Le clip reste un terrain où projet artistique porte fièrement écriture à la fois iconoclaste et
en place une mission sur le clip. l’on peut faire ce qu’on veut !» en étendard le prénom de la lucide, où la vivacité de Borges
Nous nous sommes aperçus que, Dans le contexte actuel de bataille mère. croise l’instinct de Dany Dan des
quand on met en perspective les re- mondiale des contenus, les pou- Fils Cara va vite, au point de bas- Sages Poètes de la rue et les cro-
venus générés par les droits télé et voirs publics et les excroissances de culer de promesse affirmée à sé- chets anglophones d’un Gains-
Internet et les coûts de production, l’industrie phonographique ont dé- duction à tous les étages. Plutôt bourg («Derrière la fenêtre, j’vois
le résultat net est toujours structu- cidé de soutenir plus que jamais la que d’assener la même signature des figures comiques /Je sens
rellement déficitaire…» production made in France. La rythmique rap que sur son pre- qu’un truc is coming»). L’éclosion
Pour un indépendant comme Be- SPPF et son homologue la SCPP (So- mier essai, le Stéphanois d’ori- d’un diamant brut.
scopitones des sixties, les music vi- cause dont le budget «image» ciété civile des producteurs phono- gine sicilienne préfère ici décou- Patrice Demailly
deos se multiplient à partir du mi- s’élève à près de 2 millions d’euros, graphiques, qui rassemble les ma- dre les trames d’un style
lieu des années 70. C’est à cette pé- le clip est loin d’être le seul outil vi- jors et quelques indés) ainsi que le musical. Epaulé par son frangin Fictions (Microqlima)
riode que Queen entre dans déo. «50 à 60 % de notre budget FCM (Fonds pour la création musi-
l’histoire en produisant le premier “image” passe dans la production de cale) ont mis en place des fonds de
«vrai» vidéoclip, le fameux Bohe- clips, le reste est consacré à des vi- soutien, qui aident de plus en plus La réédition
mian Rhapsody (1975). En 1981, le déos plus occasionnelles qui nourris- de labels à produire leurs clips.
lancement de la chaîne musicale
américaine MTV et la naissance de
sent le flux des réseaux sociaux et
l’interaction entre l’artiste et ses
Alors qu’elle avait aidé 326 clips il y
a trois ans, la SPPF a participé au fi- PJ Harvey
dépouillée
succédanés locaux comme TV6, M6 fans : captations live, modules docu- nancement de 426 clips en 2019, le
ou MCM à la fin des années 80 en- mentaires, petites vidéos pour Snap- montant cumulé des aides attei-
couragent les maisons de disques à chat, Instagram, Facebook. Quand gnant 2,8 millions d’euros. De son

E
ajouter les clips à leurs boîtes à ou- nous travaillons un single, nous pro- côté, le CNC, qui a mis en place, il y n attendant un nouvel album qui
tils promotionnelles. Désormais, la duisons un clip et tout un lot de con- a deux ans, un fonds dédié doté se fait un peu attendre, les fans de
production d’un clip fait partie du tenus vidéo complémentaires qui d’un budget de 3 millions d’euros, la prêtresse britannique peuvent
parcours incontournable qu’une constituent l’ensemble promotionnel a soutenu 109 clips en 2019. Reste à toujours aller revisiter les coulis-
maison de disques doit suivre pour de l’artiste, explique Tahar Chender. imaginer la manière dont les clips ses de ses plus marquantes créations. Trois
obtenir un tube, au même titre que Le clip reste quand même le faire- devront évoluer pour ne pas être albums de démos datant des débuts de la car-
l’entrée dans les playlists des radios. valoir d’une chanson. Aujourd’hui, emportés par le flux incessant de rière de PJ Harvey sont sur le marché.
Mais la crise du disque, l’expansion on est de plus en plus soit sur des nouveaux réseaux (TikTok, etc.). Celles des deux premiers disques, Dry (1992)
massive des réseaux sociaux et la grosses productions, qui ont pour «Le clip devra changer de format et Dry Demos, et Rid of Me (1993), avaient déjà été rendues
réduction des plages consacrées à but de produire des œuvres origina- se rapprocher soit du jeu vidéo, soit 4-Track Demos, disponible, dévoilant des brouillons non seu-
la musique par la télévision rebat les du type court-métrage, soit sur du cinéma, estime Tahar Chender. To Bring You lement dépouillés mais surtout moins furieux
les cartes. «Avec la crise du disque, des budgets plus raisonnables pour Il devra proposer un parti pris plus My Love Demos (notamment ceux de Dry) que les versions dé-
apparue en France en 2002, les pro- en produire davantage. Ce sont les fort et ne pas être uniquement une (Caroline/ finitives des albums produits, entre autres,
ducteurs phonographiques ont dû clips de niveau médian qui ont été bande vidéo associée à une chanson. Universal) par Steve Albini. A l’époque, PJ Harvey était
faire face à une attrition significa- altérés.» Il faudra choisir la bonne plateforme plus ou moins un trio, avec Rob Elis à la batte-
tive de leurs revenus. En consé- A l’instar de ce qui s’est passé avec de production comme une adapta- rie et Steve Vaughan à la basse.
quence, ils ont fait des coupes som- l’apparition de logiciels tels que Ga- tion sur un jeu vidéo ou sur un ré- La publication de l’album 4-Track Demos, comprenant les maquettes
bres dans leurs budgets et les moyens rageBand, qui ont permis aux musi- seau qui ferait intervenir le public de Rid of Me et quelques inédits abandonnés sur l’album final, avait
alloués à la production de vidéomu- ciens de travailler chez eux, la mise ou encore un film. Cela imposera servi, en 1993, de transition avant la sortie de l’album To Bring You
siques ont été revus à la baisse», pré- sur le marché de logiciels de mon- une création beaucoup plus élaborée My Love, qui allait offrir un succès international à PJ Harvey. Les
cise Jérôme Roger, le directeur gé- tage abordables comme iMovie (Ap- du point de vue artistique ou démos de ce disque grandiloquent (sur) produit par Flood et John
néral de la SPPF (Société civile des ple) et d’appareils photos numéri- social.» • Parish sont dévoilés aujourd’hui en complément de sa réédition.
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Minimal Oof
Malade All Of Us Is One feat. Russell Brand
On ne sait pas grand-chose de cette Le Français DJ Oof nous invite à se
découverte du laboratoire connecter au «grand tout» dans
d’exploration la Souterraine. Une cette addictive friandise western-

playlist chanson bien barrée, vaguement


orientale, qui évoque autant
Stromae que… Serge Lama en
psychédélique construite autour
d’une déclaration du très perché
acteur anglais Russell Brand.
version r’n’b squelettique. Très fort. Yeahhhhhhhhh !

O Cinq sur Cinq


n le compte parmi les Un titre apparu en face B d’April
inventeurs du ro- Skies, premier extrait de l’album
ck’n’roll. Disparu il y Darklands, à la meilleure période
a une douzaine d’an- de The Jesus and Mary Chain. A no-

Coup de riff
nées, Ellas McDaniel, alias Bo Did- ter que ce blues version shoegaze
dley, est surtout le créateur d’un n’évoque en rien le guitariste améri-
rythme syncopé joué à la guitare cain dans ses paroles minimalistes,
apparu en 1956 sur son premier sin- où il est question d’une voie ferrée
gle, justement nommé Bo Diddley, à suivre sans se retourner, tout ha-
qui donne naissance au «Bo Diddley
Beat». Depuis cinquante ans, Depuis 1956, le «Bo Diddley Beat» billé de noir…

ce rythme /riff a été adapté par le


­gotha de la musique, des Rolling
n’en finit pas de marquer le rock. 5 Stan Ridgway
That Big 5-0 (2004)
Stones à U2. Démonstration en cinq Dans le monde d’avant, celui qui
chansons, mais pas forcément les Beat ayant jamais existé. Ce qui sa- McLaren qui exhume le titre pour enchaîne les tubes (I Want Your Sex, était donc mieux, Stan Ridgway a
plus connues. tisfait plutôt son auteur qui déclare son nouveau projet Bow Wow Wow. Father Figure) et donc ce pétillant failli devenir une star. La carrière
la même année dans un documen- Comme toujours avec McLaren, Faith. Son clip, très «cuir-mousta- solo du chanteur de Wall of Voodoo
1 The Stooges taire radio américain : «Avant, cela avant tout génie marketing, le par- che» aux multiples gros plans sur avait démarré très fort en 1986 avec
1969 (1969) me rendait fou que des gens me co- fum de soufre (la chanteuse Anna- les (jolies) fesses de George donne The Big Heat, un classique que plus
Tandis qu’en juillet Brian Jones pient, mais aujourd’hui je m’en fi- bella Lwin, âgée seulement de quelques indices sur l’inclination personne n’écoute aujourd’hui.
quitte les Rolling Stones en tou- che, cela me maintient en vie.» Jus- 14 ans, pose nue sur la pochette du sexuelle du chanteur, son immense ­Parolier de talent (tendance récit de
chant le fond de sa piscine, mais qu’à 79 ans quand même. Pas mal second album) est au moins aussi succès auprès du public féminin roman noir et humour sardonique),
sans pull marine, de l’autre côté de pour un rockeur. important que la musique. Cette l’empêchant de faire son coming mélodiste hors pair, Stan Ridgway
l’Atlantique, en août, quatre rageux version très tropicale new wave a out. Qui arrive, contraint et forcé, était aussi guitariste, adepte occa-
enterrent déjà la période hippie tout 2 Bow Wow Wow été encore déclinée par les Candy en 1998, après son arrestation par la sionnel du beat de Bo Diddley qu’il
en bruit et en fureur. Les frères Ron I Want Candy (1982) Girls (1996), Aaron Carter (2000) et police de Los Angeles pour avoir ex- décline à sa manière en 2004 dans
et Scott Asheton, Dave Alexander et La reprise d’une reprise d’une re- même la Spice Girl Mel C (2007). On hibé son sexe dans des toilettes cette nouvelle histoire de perdant
Iggy Pop balancent à la face d’un prise. Explorer le Bo Diddley Beat attend la prochaine. pour hommes. Love on the beat. en rade sur l’autoroute de l’exis-
monde qui n’en a alors pas grand- ressemble parfois à tirer le fil sans tence, extrait de son sixième album,
chose à faire d’incandescents brû- fin d’une pelote de laine. On ré- 3 George Michael 4 The Jesus Snakebite : Blacktop Ballads & Fugi-
lots énergiques sur un premier al- sume : au départ un hit (1965) des Faith (1987) and Mary Chain tive Songs. C’est un peu ce qui est
bum au goût de sexe, d’alcool et de Américains The Strangeloves, basé Une belle démonstration de la capa- Bo Diddley Is Jesus (1987) ­arrivé à Stan Ridgway qui méritait
vomi. Avec en tête de gondole, cet bien sûr sur le fameux rythme syn- cité tout-terrain de l’indestructible Le Bo Diddley Beat en version un succès à la Tom Waits et s’est
hymne no future («Well it’s 1969, OK, copé, qui, la même année, est Bo Diddley Beat, aussi à l’aise dans lourde et rampante comme une me- égaré en chemin, comme ses per-
all across the USA, another year for adapté par les Anglais de Brian le punk que dans la pop tendance nace mortelle dans une chanson sonnages. On ne le regrettera ja-
me and you, another year with no- Poole and The Tremeloes. Quasi- funky. Comme ici avec l’un de ses des deux cafardeux frangins écos- mais assez.
thing to do»). Peut-être la déclinai- ment vingt ans plus tard, c’est l’ex- plus grands disciples, l’ex-Wham sais Jim et William Reid, sensation Patrice Bardot
son la plus brutale du Bo Diddley manager des Sex Pistols Malcolm qui, pour son premier album solo, bruitiste de la fin des années 80. et Alexis Bernier
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 35

Vivre ! Ezechiel Pailhès Sneaks


Ballade pour ma mémoire Sans l’oublier (Chloé Remix) Faith
Disparu récemment, le compositeur Ce n’est pas un secret, on aime Ah cette basse qui galope nous rappelle
Francis Lai serait sûrement ravi de voir beaucoup ce chanteur français les merveilles du trio féminin no wave
la génération montante s’emparer d’un joliment atypique à l’ADN autant jazz iconoclaste ESG. Egalement riot grrrl,
de ses hits, tiré de la B.O. du film les Uns qu’électronique. Logique donc de voir l’énergique Américaine Eva Moolchan Retrouvez cette playlist et
et les Autres. Le duo Nina Savary (la fille la réputée Française manipuler mixe chanté-rappé avec une bande-son un titre de la découverte
de…) et Vincent Guyot enchante avec savamment un extrait de son dernier étirée entre disco-punk et funk mutant. sur Libération.fr en parte-
cette pop naïve. Juste ce qu’il faut. album. Plus mental que dancefloor. On peut aussi avoir «foi» dans l’album. nariat avec Tsugi radio

La pochette on y croit

H5 «Forger une identité


graphique globale»
Avec Antoine Bardou-Jacquet, Ludovic Houplain a signé
parmi les plus belles pochettes de la french touch. Il évoque
ici leur travail pour un maxi d’Offset.
H5 «Après vingt ans à réaliser des Esthétique «Dès nos débuts, poursuit Ludovic
pochettes, la seule chose dont je suis Houplain, nous avons pris le contre-pied de l’es-
certain, c’est que le visuel, aussi beau thétique psychédélique, souvent chargée et multi-
ou fort soit-il, ne peut rien changer à pliant les formes arrondies, qui était la norme
la carrière d’un disque. Il s’en vendra dans l’électronique au début des années 90, porté
peut-être cinquante de plus si elle est notamment par les graphistes anglais de The De-
réussie mais l’essentiel reste la musi- signers Republic.» Dans un univers musical où
que. Même si, pour certains artistes l’anonymat des musiciens reste encore un
ou labels, le design revêt une impor- dogme, les visuels «froids» et radicaux de H5, où
tance démesurée.» Ainsi s’exprime jamais l’artiste n’apparaît en photo, sont une si-

Hollie Fernando
Ludovic Houplain, fondateur de H5 gnature marquante de l’époque. «Nous voulions
avec Antoine Bardou-Jacquet, qui a conserver une unité esthétique et que le visuel des
aujourd’hui quitté la structure. Leur pochettes soit décliné sur tous les supports jus-
agence a signé le design de nom- qu’au clip. Plutôt que nous limiter à réaliser une
breuses pochettes et clips pour les seule pochette, notre volonté était de forger l’iden-
artistes de la french touch, Etienne tité graphique globale des labels pour lesquels

Disclosure High «ENERGY»


de Crécy (notamment pour son pro- nous travaillions, comme pouvaient le faire à
jet Superdiscount), Air, Demon, les l’époque Mo’Wax ou Grand Royal. Nous avons
labels Solid ou 20000 ST, et Alex Go- ­réussi avec plusieurs des labels électroniques in-
pher, pour lequel ils ont réalisé leur dépendants qui s’étaient multipliés dans les an-
première pochette, en 1995, et le clip nées 90, comme Pamplemousse, Missive ou Solid, Avec son troisième album, le ensuite découvert par un premier titre ho-
fameux de The Child. qui nous laissaient carte blanche.» duo anglais retrouve la house monyme, écrit en lettres capitales, que l’on
dancefloor de ses débuts qu’il comprenne bien de quoi il s’agit : ENERGY.
Une folle sarabande sous acid house et per-
teinte de sensualité africaine. cus samba, fourmis dans les jambes et tête
dans les nuages garantis. Rassuré, on s’est

I
l leur en aura fallu de l’«ENERGY» aux plongé avec une vraie excitation dans leur
deux frères Guy et Howard Lawrence nouvel opus.
pour donner un nouveau souffle à une Comme toujours, la maison Lawrence est très
carrière soudainement mal embarquée accueillante : elle n’a pas mis le pied à l’étrier
après un deuxième album, Cara- à Sam Smith ou Aluna George
cal (2015), ­bâclé et boursouflé. pour rien. Les invités vocaux sont
Mixant vitesse et précipitation, le donc légion, de la revenante Kelis
duo anglais avait voulu coincer aux néorappeurs Aminé et Slow-
fissa le pied dans la porte du suc- thai. Mais la vraie bonne idée est
cès après le carton de son coup de convier au banquet la Malienne
d’essai ­Settle (2013) et les deux ans Fatoumata Diawara et le Came-
de tournée incessante qui suivi- rounais Blick Bassy, reine et roi
rent. Une avalanche colorée de tu- Disclosure d’un projet qui, d’un seul coup,
bes élégants ET populaires (When ENERGY quitte la noirceur de la nuit londo-
a Fire Starts to Burn, Latch, White (Island/Universal) nienne pour s’épanouir au clair de
Noise) qui les place d’emblée en ir- lune de la sensualité africaine.
résistibles leaders house-pop. A contrario, on Loin des lourdes œillades de Caracal en di-
peine à se souvenir d’un seul titre marquant rection des ponts d’or de l’EDM, ENERGY of-
du disque suivant. fre aux deux producteurs une possibilité de
On efface tout et on recommence à zéro. Là rebond assez inattendue. Car dans le tour-
où tout a démarré pour les frangins dès 2010 billon musical actuel, la chance de décrocher
et leurs premiers maxis étincelants : la une seconde fois le pompon ne se présente
Offset Music Doesn’t Cry, It Screams (Missive, 2005) house dancefloor. Bonne pioche. Mis en que très rarement. Les ex-enfants prodiges
bouche par un EP justement nommé Ecstasy Guy (29 ans) et Howard (26 ans) l’ont, semble-
Offset «Je dis toujours aux labels que pour le clan des Versaillais, la famille Daft Punk, – difficile de mettre plus clairement les t-il bien compris.
un maximum d’efficacité visuel il faut un les historiques des raves… La french touch points sur les «E» –, ce troisième album est Patrice Bardot
nom bref plutôt qu’à rallonge, explique est résumée dans ce réseau qu’on distingue
­Ludovic Houplain. La pochette de ce maxi en éloignant la pochette des yeux. L’idée était Vous aimerez aussi
un peu oublié est l’une de mes préférées. Elle de décliner le principe ensuite en ne chan-
résume notre travail. Elle joue sur les princi- geant que les couleurs, mais c’est la dernière Alexander Kowalski Henrik Schwarz St Germain
pes de l’art optique mais, au lieu de formes pochette qu’on a réalisée pour lui. J’ai réuti- Progress (2002) Live (2007) St Germain (2015)
géométriques comme chez Vasarely, j’ai uti- lisé cette idée de réseau qui forme le nom de Complètement passé de Entre live et DJ-set, le gé- Héros house très discret, le
lisé un système de réseaux qui forme le mot l’artiste plus tard pour une pochette de mode, ce producteur talen- nial producteur allemand Français se frotte à des mu-
Offset et une trame colorée jouant sur quatre ­Darkel [Jean-Benoît Dunckel, moitié du duo tueux est un maître des am- livre une prestation étince- siciens africains après des
couleurs basiques. A l’époque, la french touch Air, ndlr].» biances tech-house aventu- lante d’une house subtile- années de silence. Une
était souvent caractérisée par ses réseaux : Alexis Bernier reuses, gorgées de soul. ment dancefloor. ­réussite.
36 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

Casque t'écoutes ?
Jean-Baptiste Mondino

Philippe Starck designer et architecte

«J’étais amoureux de Bashung»


Q
uand on s’est appelé à Olympia, inouï de qualité. J’étais Les clubs, je les faisais, je les inven- Un disque que vous aimeriez La Quête de Jacques Brel, c’est un
pour l’interview, un amoureux de lui. Sur scène, il était tais. Ça a toujours été du travail. ­entendre à vos funérailles ? pur diamant, au-delà de l’inouï.
samedi midi, Phi- extrêmement beau. Quel est le disque que vous par- Lou Reed, Street Hassle : beau, Recueilli par David Michel
lippe Starck venait Préférez-vous les disques ou la tagez avec la personne qui vous émouvant, élégant.
d’achever avec fierté la création d’un musique live ? accompagne dans la vie ? Le morceau qui vous rend fou de
fauteuil réalisé avec seulement deux Ce n’est pas comparable, on n’y va Mes 3 200 disques. La pauvre les rage ? Ses titres fétiches
pièces de contre-plaqué. Avec l’aide pas pour les mêmes raisons. écoute en même temps que moi car Toute la merde pour faire du com- The velvet
de la musique, dont il ne peut se Votre musique de film préférée ? on travaille dans la même pièce. merce, ça abrutit les gamins et leur underground
passer. Le célèbre designer et archi- J’adore la musique d’Angelo Bada- Le dernier disque que vous avez déforme l’oreille. Sunday Morning (1967)
tecte, qui a sorti en 1998 quatre com- lamenti pour les films de Lynch. écouté en boucle ? Le groupe dont vous auriez aimé gérard manset
pilations sous les thématiques Body, Allez-vous en club pour danser, J’écoute tout en boucle. Les boucles faire partie ? Comme un Lego (2008)
Head, Conscience et Heart, avoue draguer, écouter de la musique durent longtemps… et après je siffle Banalement, les Stones ou U2. Rachid Taha & Ara
que la musique lui est «vitale». sur un bon soundsystem ou n’al- en boucle. Ça devient alors très dur La chanson qui vous fait tou- Starck Je t’ai shooté
Quel est le premier disque que lez-vous jamais en club ? pour mon entourage et les voisins. jours pleurer ? mon ami (2008)
vous avez acheté adolescent avec
votre propre argent ?
C’est un enregistrement studio de
Soft Machine, en 33 tours, qui en ré-
alité n’était pas à vendre.
Votre moyen préféré pour écou-
le sonorama Par
Fabio viscogliosi Jonathan Richman & The Modern
Lovers — That Summer Feeling
Chaque semaine, l’âne fétiche du dessinateur-écrivain explore ses chansons préférées.
ter de la musique ?
Comme j’ai peur de perdre ma mu-
sique, je compile tout dans des mi-
ni-iPads. Donc c’est le MP3.
Le dernier disque que vous avez
acheté ?
Jasmine de Charlie Haden et Keith
Jarrett et Learning, un ancien al-
bum de Perfume Genius.
Où préférez-vous écouter de la
musique ?
Le matin près de la douche, où je
prépare mes playlists du jour.
Après, c’est dans mon atelier.
Est-ce que vous écoutez de la
musique en travaillant ?
Je ne fais que ça et mon travail dé-
pend de la qualité de la musique. Si
je fais un mauvais choix alors je rate
mon projet. J’écoute beaucoup
Brian Eno, c’est mon dieu, je lui dois
la moitié de ma fortune (rires).
La chanson que vous avez honte
d’écouter avec plaisir ?
Les Divas du dancing de Philippe
Cataldo. J’adore la musique, les
­paroles…
Le disque que tout le monde
aime et que vous détestez ?
Je ne déteste rien car je m’éloigne
des choses que je n’aime pas. Mais
je soupçonne qu’Abba cela ne doit
pas me plaire.
Le disque qu’il vous faudra pour
survivre sur une île déserte ?
Stephan Crasneanscki, le meilleur
sound designer du monde, m’a fait
une œuvre : 24 Hours Starck mix. Il
a composé et mixé 24 heures de
musique pour moi en suivant mon
biorythme créatif.
Y a-t-il un label auquel vous êtes
particulièrement attaché ?
Because. C’est sentimental, je
suis un vieil ami d’Emmanuel de
Buretel.
Quelle pochette de disque avez-
vous envie d’encadrer chez vous
comme une œuvre d’art ?
Je ne me vois pas faire ça. Une po-
chette ne se met pas sur un mur.
Votre plus beau concert ?
Le dernier concert de Bashung,
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 37

Page 40 : Lola Lafon / Dirty dancing


Page 44 : Anne Carson / «Comment ça s’écrit»
Page 44 : Camille Laurens / «Pourquoi ça marche»

Recueilli par
Philippe Lançon
Photo Mathieu Zazzo

L
e précédent roman de Jean-Phi-
lippe Toussaint, la Clé USB, se
concluait par une remarque du
héros belge, Jean Detrez, cher-
cheur en prospective pour la Commission eu-
ropéenne, alors qu’il sort de la chambre où est
étendu, en costume, le corps de son père prêt
pour les funérailles. La remarque portait sur
«cette nuance, cette infime distinction» entre
ce que le personnage observe et ce qu’il
éprouve ou sent qu’il devrait éprouver. Elle
Jean-Philippe Toussaint, le 10 septembre, à Paris.

a engendré, explique l’auteur dans l’entretien


qui suit, sinon le nouveau roman lui-même,
du moins son titre et sa lumière. Dans
les Emotions, Jean-Philippe Toussaint explore
en effet, à travers d’autres aventures de Jean
Detrez, des aventures qui précèdent ou sui-
vent légèrement celles de la Clé USB, «cette
nuance, cette infime distinction». Ecrire est un
acte de prestidigitation qui revient souvent
à ça : faire éprouver au lecteur, par le récit, des
émotions que l’écrivain, comme un savant, au
risque de s’en éloigner, isole et observe.
Quand le livre commence, l’été est caniculaire
et Jean Detrez se sépare de sa femme, Diane.
Elle lui en veut pour des raisons qu’on ignore,
au point, à l’autre bout du livre, de ne pas aller
à l’enterrement de son père en prétextant une
absence – ce qui donne à Toussaint l’occasion
d’une extraordinaire scène Suite page 38

«La magie de l’immixtion


du futur dans le présent»
Entretien avec
Jean-Philippe Toussaint
38 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

Livres / à la une

Entretien avec
Jean-Philippe Toussaint
Suite de la page 37 de visite clandestine, manente de l’Espagne auprès de l’Union eu-
par le héros, de leur appartement où elle vit ropéenne lors de la crise du volcan islandais
encore : cambrioler son propre passé est un de 2010, qui va se nouer dans les couloirs du
acte dont la nature magique, scandaleuse et Berlaymont et aboutir à une scène de fuite où
douloureuse, est parfaitement restituée. En- les émotions seront exacerbées.
tre-temps, de flash-back en flash-forward, Quand et comment vous est venue l’idée
nous avons suivi le héros dans un colloque in- de ce titre, les Emotions ?
ternational de prospective dans un château J’ai trouvé le titre un matin, très tôt. J’étais
anglais, Hartwell House, erré avec lui et son dans mon lit dans une chambre de cet hôtel
père sur le chantier du bâtiment Berlaymont, de la place Saint-Sulpice où je descends
siège bruxellois des communautés européen- quand je suis à Paris, et je réfléchissais dans
nes, découvert que son frère en est l’architecte la pénombre au titre du livre que je venais
rénovateur, assisté à la rencontre du héros d’écrire, quand je me suis remémoré la der-
avec Diane bien des années avant, croisé sa nière phrase de la Clé USB : «Je percevais
précédente femme dans une chapelle ita- l’émotion que la situation recelait, je me ren-
lienne, et, pour finir, assisté à un coup de fou- dais compte que la scène que j’étais en train de
dre dans le Berlaymont entre lui et une cer- vivre était très émouvante, mais je n’éprouvais
taine Pilar Alcantara, coup de foudre qui les pas moi-même cette émotion, comme si, l’esprit
conduit des sous-sols du bâtiment jusqu’à une tendu et attentif, à l’écoute des sentiments que
chambre d’hôtel où débutera peut-être un au- je ressentais ou que j’aurais dû ressentir, j’étais
tre livre, ou pas. Ce sont les lieux et les femmes incapable de les éprouver vraiment, je ne pou-
qui donnent mémoire et sensation au héros vais que les observer de l’extérieur, et, dans
qui enterre son père. Comme il y a au cinéma cette nuance, dans cette infime distinction, je
des ralentis et des arrêts sur image, il y a dans voyais une constante de mon caractère, une
les romans de Jean-Philippe Toussaint, et par- raideur, une rigidité, une difficulté que j’ai
ticulièrement dans celui-ci, des ralentis et des toujours eue à exprimer mes émotions.» Et
arrêts sur émotion. C’est comme la vie, tant d’un coup, je me suis arrêté sur le mot «émo-
qu’il y a de quoi la nourrir et lui donner forme : tion» et j’ai eu une intuition. Puisqu’il s’agis-
plus ça dure, mieux c’est. sait d’un cycle romanesque, puisque ce livre
Les Emotions sont le deuxième volet d’un était la suite de la Clé USB, je me suis dit que,
cycle commencé avec la Clé USB. Aviez- lorsque l’ensemble paraîtrait un jour en un
vous déjà l’idée de ce livre en écrivant le seul volume, à peine le lecteur aurait-il lu le
précédent ? mot «émotion» qui clôt la Clé USB qu’il tour-
Eh bien, je vais tout vous dire. Oui. J’ai écrit les nerait la page et découvrirait le titre du livre
deux livres dans la foulée, à Ostende, en Corse suivant : les Emotions. J’inventais en quelque
et dans le Limousin, tout au long d’une année sorte, ou je redécouvrais, le principe du mara-
sabbatique 2018, que j’ai consacrée entière- bout, ce jeu d’esprit de l’enfance : marabout,
ment à l’écriture. Je pensais à ce nouveau cy- bout de ficelle, selle de cheval !
cle romanesque depuis quelques années. Le On lit sur votre notice Wikipédia que vous
point de départ, c’est Bruxelles. C’est à la mort avez été champion du monde de Scrabble.
de mon père, en 2013, que j’ai décidé d’aborder Qu’aimiez-vous (ou qu’aimez-vous) dans
pour la première fois Bruxelles dans mes li- le Scrabble ? Y jouez-vous toujours ?
vres, à la fois comme lieu de l’action et comme Oh, c’est de l’histoire ancienne. Non, je ne
thème romanesque. Bruxelles est ma ville, joue plus au Scrabble depuis longtemps.
mais elle n’était encore jamais apparue dans Quoique, pendant le confinement, nous
mes romans jusqu’à présent. Bruxelles, pour avons fait une ou deux parties de Scrabble
moi, c’est à la fois l’enfance, c’est-à-dire une avec ma femme. C’est Madeleine qui a eu
géographie intime et secrète, mais aussi, bien l’idée de me proposer de faire une partie, ja-
sûr, l’Europe, la Commission européenne. mais je n’aurais osé lui proposer de défier
Comment s’est établi le lien entre la Clé l’ancien champion du monde junior que je
USB et les Emotions ? suis.
D’un point de vue strictement chronologique, Quels ont été les mots préférés du joueur
les Emotions s’inscrivent dans l’exact prolon- Toussaint ? Certains d’entre eux restent-
gement de la Clé USB. Le livre est construit ils les mots préférés de l’écrivain ?
autour de la scène centrale de l’enterrement Je pense à cette magnifique phrase de Be-
du père du narrateur, dont on apprenait la ckett : «Les mots ont été mes seules amours,
mort dans les dernières pages de la Clé USB. quelques-uns.» Quelques-uns ! «Emotion» par
Les enterrements sont toujours un moment exemple est un très beau mot. Mais je remar-
de recueillement et d’introspection. C’est l’oc- que que son sens est en train d’évoluer. De-
casion pour le narrateur de repenser à sa vie, puis quelques années, dans le débat public,
de se souvenir de son père, de ses amours, de l’émotion, ou plutôt un certain type d’émo-
sa vie sentimentale. Ce sont plusieurs fem- tion, est en train de prendre le pas sur la rai-
mes de sa vie qui lui reviennent en mémoire, son, sur la réflexion argumentée. C’est parti-
une récente aventure éphémère avec une culièrement visible depuis 2016 avec la
jeune femme en marge des Rencontres de victoire de Trump et le Brexit, quand on a vu
prospective d’Hartwell House, le souvenir de le mensonge et l’outrance se propager dans
son premier baiser avec sa première femme, l’espace public. Mais ce sont là des émo-
Elisabetta, dans une chapelle romane en Tos- tions trompeuses, des émotions boursou-
cane, la rencontre avec Diane, sa deuxième flées, des caricatures d’émotion. Ce ne sont
femme, qui l’invite à la rejoindre dans sa bai- pas ces émotions qui m’intéressent. Les émo-
gnoire le soir de leur première rencontre, jus- tions qui m’intéressent sont beaucoup plus
qu’à l’improbable aventure avec une jeune discrètes, plus ténues, plus intimes, plus per-
femme qui travaille à la représentation per- sonnelles. Ce sont des émotions de deuil et Jean-Philippe Toussaint, jeudi, à Paris. Photo Mathieu Zazzo
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 39

Jean-Philippe
Toussaint
Les émotions
Les Editions de Minuit,
238 pp., 18,50 €
(ebook : 12,99 €).

des émotions amoureuses que j’ai cherché à de mes traductrices estoniennes, qui m’a ra- Connaissiez-vous ou avez-vous interrogé
saisir, dans leur diversité, leur légèreté et leur conté que ce nom, avant d’être estonisé en les architectes de cet immeuble ?
fugacité. Eelmaë, était Eiffel, comme le Gustave Eiffel Oui, j’ai rencontré Pierre Lallemand, qui a par-
Il y a beaucoup de prolepses, ou flash-for- de la tour Eiffel. ticipé à la rénovation du Berlaymont. Je le
ward, dans ce livre comme dans la plu- Le premier lieu important du livre, c’est connaissais un peu. Je lui ai écrit, et il m’a
part des autres. Cette manière d’annoncer Hartwell House, un château anglais donné rendez-vous dans son agence qui n’est
l’avenir, qu’apporte-t-elle à l’écrivain que transformé en hôtel. Ce lieu existe. Dans pas loin de chez moi. Un matin de décem-
vous êtes ? Que lui permet-elle de faire ? quelle mesure vous a-t-il inspiré ? bre 2017, j’ai donc été le rejoindre sous la neige
Ah, l’avenir ! C’est chez Dostoïevski que j’ai Oui, le moment où j’ai découvert Hartwell sur les trottoirs glissants de Bruxelles. Il m’a
découvert, avec fascination, la force de cette House a été un des éléments déterminants de reçu très amicalement, il m’a raconté les diffé-
immixtion limitée, ponctuelle, du futur dans la genèse du livre. En 2015, un ami m’a pro- rentes étapes de la rénovation du bâtiment.
le présent, qu’on appelle la prolepse. Il y a là posé de présenter à Hartwell House un de Pendant qu’il me parlait, j’ai très vite imaginé
pour moi un prodige, un tour de prestidigita- mes livres qui venait d’être traduit en anglais le potentiel romanesque que pourrait avoir
tion, une magie, mais qui n’a rien de surnatu- lors d’une réunion de prospective stratégique. une scène de visite du chantier du Berlaymont
relle ou de féérique, qui est au contraire terri- Je ne savais pas du tout ce qu’était la prospec- pendant la rénovation. Et puis une de ses
blement concrète. La façon, par exemple, tive et j’ai découvert là un univers nouveau, phrases m’a fait dresser l’oreille. Il m’a expli-
dans Crime et châtiment, dont Dostoïevski des gens qui consacrent leur vie à étudier qué qu’en sous-sol, il y avait un tunnel piéton
entrevoit, ou sait déjà, avant même que le l’avenir. J’ai trouvé cela fascinant, il me sem- souterrain qui reliait le bâtiment Juste Lipse
crime ait eu lieu, que Raskolnikov se sou- blait qu’il y avait là une matière romanesque et le Berlaymont, ajoutant qu’il avait sans
viendra plus tard du moment qui précède le passionnante. J’y suis retourné les deux an- doute dû être fermé depuis, ou ­condamné ou
meurtre. Cette brève intrusion de l’avenir nées suivantes pour observer les travaux de oublié, sauf si, pour des raisons obscures,
dans le présent induit pour le personnage un ce petit monde, et j’ai commencé progressive- ajoutait-il, il était toujours là. Et, bien sûr, j’ai
sentiment de prémonition, et implique, pour ment à prendre des notes, j’ai décidé de faire immédiatement compris le profit que je pour-
l’auteur, une idée de destin. L’illusion, le de mon narrateur un prospectiviste qui tra- rais tirer de ce souterrain oublié pour cons-
trompe-l’œil ou la fausse piste, ce sont là des vaille à la Commission européenne. La ques- truire la scène finale de mon livre.
procédés littéraires qui me fascinent dans tion de l’avenir, c’est du pain bénit pour un ro- Avez-vous «enquêté», comme on dit ?
l’art du romancier. C’est Nabokov qui en est mancier. Il y a l’avenir du monde, bien sûr, Oui, j’ai fait un véritable travail d’enquête. J’ai
assurément le maître incontesté. J’adore l’avenir de la société, mais il y a aussi l’avenir fait une quinzaine d’entretiens préparatoires,
cette idée de préparer, très en amont, un effet personnel du narrateur, son avenir privé. Le avec des fonctionnaires européens et des
qui ne se révélera que trente ou cinquante narrateur va se rendre compte que, autant, prospectivistes pour l’aspect professionnel du
pages plus tard. C’est très technique, et cela professionnellement, il dispose des outils ap- travail du narrateur, avec plusieurs architec-
demande beaucoup de préparation. Cela me propriés pour appréhender le futur, autant, tes pour pouvoir dresser un tableau de l’archi-
fait penser à certains coups d’échecs, appa- dans sa vie privée, il est complètement dé- tecture à Bruxelles au XXe siècle, avec des res-
remment anodins ou innocents, qui prépa- muni face à l’avenir. ponsables d’Eurocontrol pour traiter la crise
rent en réalité une subtile combinaison à L’immeuble Berlaymont de Bruxelles est du volcan islandais de 2010 (et même avec ma
long terme. Comme lecteur, je suis très sensi- un autre lieu important du livre. Quels mère, à qui j’ai demandé de me parler plus en
ble aux effets de surprise et aux pincements rapports l’histoire agitée de sa concep- détail de son grand-père, Pierre De Groef). A
de ravissement que provoquent ce genre de tion et celle de ses protagonistes réels en- chaque fois j’enregistrais les entretiens sur
prouesses. tretiennent-ils avec votre roman ? mon téléphone et je les retranscrivais par
Parfois, l’effet de réel est si grand qu’on a Le Berlaymont est le cœur secret du livre, il écrit. Je constate que la façon dont j’ai tra-
l’impression de lire des pages d’une auto- est au centre du réseau thématique que j’ai vaillé pour ce livre s’apparente à la façon dont
biographie, mais vous n’êtes pas Jean De- construit dans ce roman. C’est là que se rejoi- travaillait mon père, qui était journaliste. Il a
trez. Quels rapports entretiennent dans gnent les thèmes de l’Europe et de l’architec- été correspondant à Paris du Soir, avant d’en
ces deux livres la fiction et l’autobiogra- ture à Bruxelles, c’est là que se retrouvent le devenir directeur dans les années 1980. On
phie ? Laquelle conduit vers l’autre, et père et le fils qui travaillent tous les deux à la peut donc voir dans ce livre une sorte d’acte
comment ? Commission européenne. Je n’ai jamais au- de filiation, un passage de témoin symboli-
Je pars toujours de la réalité, et j’injecte, ou tant travaillé un passage que celui où le narra- que, qui ne se limite d’ailleurs pas aux théma-
j’inocule, à petites doses, des éléments de fic- teur, descendant d’un taxi, lève les yeux et dé- tiques du roman (Bruxelles, l’Europe, etc.),
tion qui fécondent la réalité et la transcendent. couvre pour la première fois sous ses yeux le mais qui s’étend également à cette méthode
Pensez-vous écrire un jour un récit auto- bâtiment Berlaymont, dont la silhouette dis- de travail tout à fait nouvelle pour moi, à ce
biographique (qui ne soit pas seulement paraît entièrement sous une bâche de travaux travail d’enquête qui est venu se greffer à mon
un autoportrait) ? qui ruisselle de pluie. Je voulais absolument travail littéraire habituel sur la forme.
La tentation autobiographique a toujours été que cette image s’imprime dans l’esprit du Jean Detrez est mélancolique lorsqu’il
présente, elle est inhérente à l’écriture, je lecteur. considère l’avenir de l’Europe et, peut-
crois, mais j’ai l’impression que chez moi elle être, celui de la démocratie. Partagez-
s’accentue avec l’âge. Encore que le person- vous cette mélancolie politique ?
nage de la Salle de bain, qui passe ses après- «J’adore cette idée de J’aimerais tant répondre non. Mais c’est plus
midi tout habillé dans sa baignoire, donne fi- compliqué que ça. A propos du père du narra-
nalement une idée assez juste de ce que j’étais
préparer, très en amont, teur, je fais dans le roman une distinction en-
à 27 ans. un effet qui ne se tre le pessimisme et l’inquiétude : «Je vois une
Comment avez-vous choisi le nom de grande différence entre les deux notions, car,
Jean Detrez et ceux des femmes qu’il ren- révélera que trente ou si le pessimisme est une attitude face à la vie,
contre dans les Emotions ?
J’ai tout simplement puisé dans le réservoir
cinquante pages plus l’inquiétude a partie liée avec la mort.» C’est
à propos du père du narrateur que je fais cette
familial. Detrez, c’est le nom de ma grand- tard. C’est très technique, remarque, mais c’est au plus profond de moi
mère paternelle. Le nom de De Groef n’est pas que je suis allé la chercher. Je suis, et j’ai tou-
inventé non plus. Je me suis inspiré du véri-
et cela demande jours été, à la fois inquiet et optimiste. Quant
table Pierre De Groef, mon arrière-grand- beaucoup de à la mélancolie… •
père, qui était architecte à Bruxelles au début
du XXe siècle. Enfin, Eelmaë, le nom de la préparation. Cela me fait Vient également de paraître : Lire, voir, penser l’œuvre
jeune femme estonienne dont le narrateur
fait la connaissance lors des Rencontres
penser à certains de Jean-Philippe Toussaint, Colloque de Bordeaux,
textes réunis par Jean-Michel Devésa, les Impressions
d’Hartwell House, il m’a été soufflé par une coups d’échecs.» Nouvelles, 432 pp., 26 €.
40 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

«Alors, quelles sont les


Poches revendications ?
demande Franck une fois
qu’il a compris ce qui lui
vaut cette visite. Et la
voilà d’un mot poussée
Vincent Message dans le rôle de la
Cora dans la spirale syndicaliste payée pour
Points, 488 pp., 8, 60 €. être mécontente.»

Rome, Villa Médicis «La prédation


ouverte Un roman
par mails de Lise
sexuelle est
Charles avec une systémique» Lola
étrange «demoiselle» Lafon, rencontre
Par Frédérique Fanchette Recueilli par Frédérique Roussel

«L’ C
atelier est humide et sent le renfermé.» léo a 13 ans en 1984. Son mot de mon éditrice qui m’a dit : «Cette
«Tiens, un alexandrin», ajoute le narra- rêve ? Devenir danseuse. histoire doit être une écharde.» Dans les
teur, un écrivain quadragénaire, pension- A la sortie de son cours portraits de gens qui ont connu Cléo, il
naire à la Villa Médicis. Lise Charles, dont de MJC de banlieue, une fallait qu’on n’oublie jamais ce qui s’est
c’est ici le troisième roman, a vécu elle-même pendant un an femme raffinée lui vante une bourse passé. J’ai pensé tout le temps à cette
dans la prestigieuse résidence d’artistes romaine. A la fin du capable d’exaucer son vœu et lui fait sensation du truc sous le pied. Vous
livre, une petite note en corps 5 ou 6 mentionne son séjour miroiter les attraits du luxe. Ce n’est pouvez continuer à marcher, mais cela
en 2017-2018 (elle avait, elle, 30 ans) et sa gratitude. Ce qui pas un conte de fées, mais un piège se signale dès que vous appuyez dessus.
n’enlève rien à sa causticité entraînante, quand il s’agit de dé- sexuel, auquel l’adolescente va elle- C’était un défi de narration, la façon
crire la vie dans cette très chic «colonie de vacances» – selon même contribuer. C’est le noyau de dont elle passe en filigrane dans la vie
les termes d’une correspondante de l’écrivain fictif. Dès le dé- Chavirer, un roman bien plus vaste et des autres. Elle, elle est coincée à l’âge
but du roman, Octave Milton, un peu flottant sur ce qu’il est généreux qui plonge dans le quotidien de 13 ans pour l’éternité.
venu faire à Rome, observe d’un œil acéré ses voisins de rési- d’une famille de la classe moyenne, Vous aimez multiplier les regards,
dence, dont une plasticienne ayant le goût du sang menstruel, s’immerge dans les coulisses des bal- le choral ?
Amélie Biberon. Sa nature duplice se révèle au lecteur par la lets de variétés des années 90 ou dans Le collectif pour moi a un sens. Je ne
forme même du livre, un roman épistolaire par mails, où il n’y le militantisme de l’époque, et qui suit crois pas qu’il existe une histoire indi-
aura ni timbres ni enveloppes, mais des copier-coller et des par témoignages interposés une viduelle. Cela n’a pas de sens en termes
«oups» rectificatifs. Se suivent des échanges où les mêmes femme silencieuse et pétrie de culpabi- de violence sexuelle. Ce n’est pas ton
anecdotes sont racontées différemment, selon l’interlocuteur. lité avançant coûte que coûte… Entre- histoire, mon histoire, son histoire,
Octave force le trait pour faire rire ou au contraire estompe tien avec Lola Lafon. c’est une histoire qui se reproduit parce
afin de ne pas blesser. L’idée de Chavirer est venue après qu’elle est systémique, ancrée dans un
Ainsi, les paons, qui se pavanent près de l’allée des orangers, #MeToo ou vous y pensiez avant ? fonctionnement du monde. La préda-
ou plutôt des artichauts, puisque Lise Charles s’amuse du goût Mon premier roman était déjà l’histoire tion sexuelle ne surgit pas comme ça.
immodéré de la directrice de la Villa pour ces plantes potagè- d’un viol. Je crois que j’ai mis trente ans Le texte se vit de l’intérieur et
res. Le cri de «l’oiseau de Junon» peut être décrit comme désa- à écrire celui-ci. Cela part d’un événe- comme à distance.
gréable ou d’une froideur à donner le cafard, il est générale- ment personnel, cela n’a pas d’intérêt Je l’ai appris en danse : être à la fois
ment consigné comme «léon, léon». C’est le nom de mon père, d’en parler, je fais de la fiction. J’aime complètement dedans, au centre de
indique Octave à son ancienne amante Livia Colangeli. Dotée cette phrase de Barthes : «L’écriture est soi, et en même temps se projeter tota-
d’une grande influence sur Octave, celle-ci téléguide la rédac- ce compromis entre une liberté, une his- lement vers l’extérieur. Même quand
tion du roman qu’il est supposé écrire à Rome et le poussera toire et un souvenir.» Je trouve fonda- on a l’impression d’en faire trop, ce
à commettre un grave forfait au détriment de la «demoiselle» mental que #MeToo existe, mais dès n’est pas assez. Je tiens aussi toujours
du titre. A sa mère, Octave, qui ne veut pas rappeler le nom lors qu’il institue un seul récit, il en- deux journaux d’écriture. Un supposé
du père, va écrire que les paons font «néon, néon». Plus généra- terre tous les autres. Devant un tribu- être un plan, l’autre un questionne-
lement, l’écrivain réécrit tout à l’intention de sa mère comme nal, Cléo serait certainement coupable, ment sur ce que je suis en train de faire.
s’il était le bon garçon qu’il n’est pas. avec des circonstances atténuantes. La forme prime ?
Mais ceci n’est qu’une fausse piste : le père, la mère ne font que Pourquoi à peine suggérer l’agres- La forme me passionne bien avant ce
passer, tels deux grands gallinacés à traîne observés à travers sion sexuelle ? que je dis ou ne dis pas. En relisant les Lola Lafon, le 16 juillet. Photo Jean-Luc
une trouée d’un jardin à la française. L’histoire centrale (plus Elle a 13 ans quand ça arrive. Il y a une notes accumulées sur mes préoccupa-
ou moins amoureuse) se joue entre Octave, la machiavélique sidération. Je ne voulais pas mettre le tions, j’ai réalisé qu’il y avait déjà tout
Livia et une universitaire de Nantes, Marianne Lenoir. Ma- lecteur dans une position de prédation le roman à venir, mais éparpillé. A un mille a disparu dans les camps. J’ai
rianne, «ma métalepse», dit Octave. Car la professeure de sty- par rapport à un corps adolescent. Je moment donné cela fait sens. Et je me beaucoup réfléchi à ça. Se situer entre
listique porte le même nom que l’héroïne du premier roman ne voulais pas faire de la pornographie. suis dit, arrête avec tes triples tours, va plusieurs langues et identités a un re-
de l’écrivain, lequel est le pseudo de Lise Charles pour ses li- Il faut être avec elle. Et ce qui est im- à l’essentiel. Dans la musique comme tentissement sur la manière dont on
vres jeunesse. Coïncidences, histoires enchâssées, chausse- portant, c’est ce qu’il en reste. dans la danse et la littérature, ça ne va aborde la narration. Il y a quelque
trappes, piques érudites… le roman progresse ainsi malicieu- Avez-vous été inspirée par un fait pas quand on voit trop l’effort. J’aime chose de très «diasporique» dans ma
sement vers un dénouement qui s’avérera dramatique pour divers sur des jeunes filles à la fois bien lisser l’écriture, enlever, enlever, manière de voir le roman.
la fille de Marianne. L’adolescente étrange cache entre les pa- victimes et rabatteuses ? pour qu’on ne voie plus le travail. Comment l’expliquez-vous ?
ges de ses BD son journal intime. On peut y lire, en voyeur che- Le glissement de la participation m’in- Cléo victime… et coupable. Il n’y a pas de racines ; je n’ai pas de
vronné que l’on est devenu au fil des mails : «Je crois que je sais téresse. Il y a eu ce fait divers anglais Une de mes obsessions est celle de la lieu. Quand je lis, et avec beaucoup
comment me suicider. Il suffit de fermer les yeux, et de respirer auquel Arte a consacré une série très collaboration passive, par inadver- d’admiration, les écrivains ancrés, très
lentement, jusqu’à ce que la pensée gonfle le corps, les doigts, bien, Three Girls. Une fille pleure lors tance. Pendant le confinement, j’ai lu français, sur la terre, l’origine, la mai-
les genoux, et pour finir n’ait plus de place. Les veines éclatent, d’une interview, non pour ce qu’elle a l’Espèce humaine de Robert Antelme. son de campagne des grands-parents,
le cœur se brise, comme celui du roi Lear à la fin de la pièce.» • subi, mais parce qu’elle s’en veut d’en Cette façon dont un homme remplit un je me sens démunie. Cela me renvoie
avoir entraîné d’autres. J’ai réfléchi au costume et devient peu à peu un kapo. à un vide total. Les écritures que je
Lise Charles fait de ne pouvoir se pardonner. Cela Mais j’ai beaucoup de mal à lire des comprends sont celles des déracinés.
La Demoiselle à cœur ouvert P.O.L, 352 pp., 21 € était compliqué à mettre en place dans choses sur la Shoah. Je suis juive ash- Ce n’est pas qu’une question de lieu,
(ebook : 14,99 €). l’écriture. C’est finalement parti d’un kénaze et une grande partie de ma fa- c’est aussi la façon de concevoir le récit.
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 41

«Je saisis délicatement le pan «Il sombre dans un sommeil non para-
­inférieur de la robe en prenant soin doxal, franchit les étapes de la néantude
de ne pas toucher la dépouille. Je re- Richard Powers sans l’aide d’une piquouse. A quatre
levai lentement le tissu, dénudant les Opération âme heures du matin, ils débarquent dans sa
jambes. Il me semblait commettre un errante chambre et le réveillent à coups de
Franck Bouysse sacrilège, mais le désir de savoir était Traduit de l’anglais bourrade. Cette nuit, un gosse de six ans
Né d’aucune femme plus fort. Les cahiers m’apparurent (Etats-Unis) dont il a recousu les boyaux deux jours
Le Livre de Poche, alors, comme enfantés, pliés en deux par Jean-Yves Pellegrin, plus tôt a rouvert sa plaie pendant un
332 pp., 8,20 €. et calés entre les genoux.» 10/18, 600 pp., 9,60 €. cauchemar récapitulatif.»

Colum McCann, heurts


d’«Apeirogon» Le conflit israélo-
palestinien à travers les récits de
deux pères et une construction
complexe tirée de la géométrie
Par Alexandra Schwartzbrod

O
n n’entre véritablement dans le der- au moins à faire avancer le dialogue entre les deux
nier roman de Colum McCann qu’à peuples. Et ils sont devenus amis. Inlassablement
la page 243. Là commence le récit ils parcourent la planète pour raconter l’histoire
de Rami Elhanan, un graphiste isra- et la mort de Smadar et d’Abir, leur seule façon de
élien de 67 ans, père de Smadar, une adolescente survivre. On n’entre réellement dans le roman qu’à
vive et très bonne élève que trois kamikazes pales- la page 243 car, jusqu’alors, ces deux récits nous
tiniens ont réduite en poussière quelques jours avaient été offerts par morceaux éclatés, entrecou-
avant Yom Kippour en se faisant exploser au mi- pés de considérations philosophiques, arithméti-
lieu de la rue Ben Yehuda, au cœur de Jérusalem. ques, géographiques, religieuses, musicales, eth-
Rami détaille chaque moment de ce jour fatidique nologiques ou poétiques de deux à une quinzaine
de septembre et d’abord l’annonce de l’explosion de lignes («Si je rentre un jour, place-moi dans ton
à la radio alors qu’il roule vers l’aéroport Ben Gou- four afin que ma chaleur t’aide à cuisiner, Dar-
rion. «Au départ, quand vous entendez parler d’une wich» ou «Maïmonide, le philosophe juif du
explosion, n’importe quelle explosion, n’importe où, XIIe siècle, disait que le processus de repentance
vous n’arrêtez pas d’espérer que cette fois, peut-être, comportait trois étapes : la confession, le regret, et
le doigt du destin ne se posera le vœu de ne pas répéter la
pas sur vous. Chaque Israélien
sait cela. Vous vous habituez à
«Israël carburait faute»).
L’ensemble forme Apeirogon,
en entendre parler, mais ça au chaos. C’était qui donne son nom au livre,
n’empêche pas votre cœur de se
figer. Alors vous attendez et
un pays édifié une figure géométrique au
nombre infini de côtés. L’idée
vous écoutez, et vous espérez sur des plaques est de montrer toutes les facet-
que ce n’est pas vous. Et puis tes d’un conflit multiple et les
vous n’entendez rien. Et puis vo- tectoniques liens de cause à effet entre les
tre cœur se met à palpiter. Et
vous passez quelques coups de
mouvantes. Les tragédies, parfois même l’ab-
surdité de ce conflit. Le pro-
fil. Et puis d’autres.» choses entraient cédé est intéressant, brillant,
Smadar est introuvable, la der-
nière fois qu’elle a été aperçue,
constamment mais il entrave terriblement la
lecture, bride le romanesque et
elle était rue Ben Yehuda avec en collision.» finit par lasser. Jusqu’à la
ses copines. Rami n’a plus de page 243. Là, Colum McCann
souffle, plus de sang dans les veines. Il court sur s’abandonne un peu, rien qu’un peu mais assez
le lieu de l’attentat, puis dans les hôpitaux et enfin, pour récupérer le lecteur et le ramener du côté de
en désespoir de cause, à la morgue où il découvre Rami et de Bassam. Puis de Nurit et de Salwa. Les
son enfant sur une civière en acier qu’il entendra mères de Smadar et Abir ont une façon différente
jusqu’à la fin de ses jours glisser dans le tiroir réfri- de résister au chagrin. Nurit part étudier à Londres
Bertini . Pasco géré. Pour lui, le vrai responsable de la mort de sa en emmenant son dernier fils qu’elle surprotège.
fille, c’est le gouvernement israélien qui a poussé Salwa refuse de se rendre aux groupes de parole.
les Palestiniens au désespoir. A la page 257, on ap- «C’était son silence qui parlait», écrit McCann.
J’ai l’impression que quand on sait se cute sur elle. Cléo est toujours la prolé- prend que Rami Elhanan, depuis lors, se rend ré- Bassam, lui, est prêt à raconter son histoire par-
retourner sur soi-même, sur sa famille, taire de quelqu’un. Les prédateurs sont gulièrement à moto jusqu’au monastère de Crémi- tout. «C’était la force de son malheur. L’arme qu’on
sur son passé, l’imaginaire se construit ceux qui savent, qui ont bon goût… Elle san dans la ville palestinienne de Beit Jala, près de lui avait donnée.» Rami, de son côté, a appris à gé-
d’une certaine façon. J’ai l’impression ne peut pas se raconter pour des rai- Bethléem, pour y retrouver Bassam Aramin, un rer la confusion. «Israël carburait au chaos. C’était
que quand il n’y a pas de tombe, un sons de milieu social. Se raconter, c’est Palestinien musulman, père d’Abir, abattue à l’âge un pays édifié sur des plaques tectoniques mouvan-
vide total, les choses sont constam- quand même un truc de classe. de 10 ans d’une balle tirée dans la tête par un gar- tes. Les choses entraient constamment en collision.
ment en forme de puzzle. Pour Chavi- Pourquoi «Chavirer» ? de-frontière israélien à Jérusalem-Est alors qu’elle Tous les chemins menaient aux extrêmes, à la pro-
rer, la contrainte – j’aime bien les con- J’adore ce verbe. Ce qui est drôle, c’est allait à l’école. Abir a été tuée presque dix ans après chaine rupture, mais la vie atteignait le comble de
traintes – était de ne pas quitter Paris. que Mercy, Mary, Patty a failli s’appeler que Smadar a été pulvérisée. l’intensité dans les moments de danger.» McCann
C’est mon premier roman français Chavirées. Effectivement, elle chavire, Bassam a vécu dans une grotte près d’Hebron, son raconte très bien Israël, il en dresse un portrait ac-
français [et le sixième, ndlr]. elle ne fait pas naufrage, mais plusieurs père élevait des chèvres, sa mère s’occupait de ses cablant, désolant. Reste l’humanité des hommes.
Et de montrer la classe moyenne. fois il y a des chavirements. J’aime quinze enfants. A 17 ans il a écopé de sept ans de Et cette phrase prononcée par un frère d’Abir : «La
Ce n’est pas la question du manque écrire sur les moments de bascule qui prison pour avoir lancé sur une Jeep israélienne seule vengeance consiste à faire la paix.» •
d’argent. C’est de ne pas oser entrer arrêtent le cours des choses, qui obli- des grenades à main abandonnées dans une grotte.
dans un musée, de se voir exclue de gent à réfléchir, à prendre position. • Une fois libéré, il a épousé Salwa avec qui il a eu six Colum McCann
conversations, de ne pas avoir les co- enfants, dont Abir. Rami et Bassam ont un jour dé- Apeirogon Traduit de l’anglais (Irlande)
des. Ce qui m’intéressait, c’était de voir Lola Lafon Chavirer Actes Sud, cidé d’unir leur douleur au sein de l’association par Clément Baude,
comment son origine sociale se réper- 344 pp., 20,50 € (ebook : 14,99 €). Combattants for Peace afin que leur tragédie serve Belfond, 507 pp., 23 € (ebook : 13,99 €).
42 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

Sur Libération.fr
La semaine littéraire Lisez un peu de poésie le lundi, par exemple
un poème d’Autoportrait dans un miroir convexe, de John Ashbery (traduit
par Pierre Alferi, Olivier Brossard et Marc Chénetier, éd. Joca Seria) ; vivez
science-fiction le mardi, avec le premier tome de Donjon Antipodes +, Rubéus Khan,
­de ­Joann Sfar, Lewis Trondheim et Vince (Delcourt) ; feuilletez «les ­Pages ­jeunes»
le mercredi : l’album Houbi de Julien Hirsinger, Constance Verluca & Charline
­Collette (l’Agrume) ; jeudi, c’est polar : la Proie de Deon Meyer (traduit de l’afrikaans
par Georges Lory, Gallimard «Série noire») ; vendredi, les choix du service Livres.

Librairie éphémère Manguel


donne
Osages, ô désespoir, le drame L’Argentin Alberto Man-
guel, 72 ans, a décidé de

des Indiens de l’Oklahoma faire don de sa bibliothè-


que de 40 000 volumes à
la mairie de Lisbonne, qui
va les héberger dans un fu-
Par Louis Wallecan Cinéaste tur Centre d’étude de l’his-
toire de la lecture. L’ex-di-

M
artin Scorsese l’ironie de l’histoire se retourne rapi- recteur de la Bibliothèque
devait tourner dement contre ces riches Indiennes nationale d’Argentine à
son prochain qui deviennent l’objet de meurtres Buenos Aires va devenir
film en mars sanglants et irrésolus à répétition. directeur d’un autre futur
2020. Des repérages ont eu lieu en C’est le point de départ de l’enquête Centre d’histoire du livre
Oklahoma mais tout le système de historique menée froidement par Da- dans la capitale portu-
production a dû être mis en suspens, vid Grann. Les tantes, sœurs de Mol- gaise. La précieuse collec-
pour cause de pandémie. Hollywood lie, meurent, et les cow-boys qui sont tion de l’écrivain se trou-
est à l’arrêt depuis six mois. Le tour- chargés de comprendre, malgré leur vait depuis cinq ans dans
nage est donc reporté. Ce prochain bonne volonté, sont incapables de un entrepôt à Montréal.
film s’appuie sur l’adaptation de mettre une enquête digne de ce nom
Osages devant la Maison Blanche, 1920-1930. Library of congress
Mort de
la Note américaine de David Grann. en place. Une petite mafia sangui-
Le sous-titre de l’édition américaine naire, génocidaire et discrète, fait
tire à balles réelles : «Oil, Money, disparaître une à une ces riches fa- américains et aura inventé la police doute que l’on pressent au début du
Murder and the Birth of the FBI». Et
le titre américain du film, The Killers
milles indiennes. En toute impunité.
Par-delà les scènes de chaos et de
fédérale américaine moderne.
Ce qui est saisissant c’est la façon
livre sur le potentiel complot que
Hoover semble couver et manipuler
Jean-Paul
of the Flower Moon, avec au casting
Robert De Niro et Leonardo DiCa-
terreur que l’auteur décrit de façon
clinique, on découvre une justice
dont David Grann montre la nais-
sance de la justice moderne aux
ne se referme pas de façon évidente.
ll s’effrite au contraire contre toute
Mourlon
prio réunis pour la première fois, fait absolument embryonnaire et nulle, Etats-Unis. Au fil du livre on regarde attente dans le monde réel, s’épar- Les éditions Tristram aux-
saliver. On comprend que le réalisa- voire totalement inexistante, qui défiler les cow-boys un peu simplets pille face à l’horreur aux multiples quelles il collaborait de-
teur ait été séduit par le livre. David draine le trouble moisi de cette pé- et bien intentionnés qui enquêtent facettes et aux actes odieux, inexpli- puis 1996 ont annoncé la
Grann met en scène la cruauté in- riode et l’incapacité de rendre jus- encore à l’ancienne, mais on assiste qués. Hoover arrive trop tard pour mort en août du traduc-
ouïe d’un épisode de l’histoire amé- tice et de trouver les coupables. C’est aussi au crépuscule de cette figure empêcher la tuerie, et il ne sert qu’un teur Jean-Paul Mourlon,
ricaine moderne : son anarchie ini- horrible, désarmant et sordide. Et ici désacralisée au possible à travers seul intérêt, le sien. dans sa soixante-treizième
tiale, le western crasse, dépouillé de les Osages sont les victimes d’une le personnage du très droit protes- Aussi sanglant que soit cet épisode année. Ce «savoureux com-
tout romantisme. poignée de criminels blancs qui mi- tant et enquêteur Mr. White. Lui, de l’histoire américaine, on est cu- pagnon», à la culture
L’histoire que nous remonte David nent par leurs actes la confiance loyal et honnête, finira par résoudre rieux de voir comment Scorsese ­«considérable», avait entre
Grann c’est celle d’une partie de la dans une utopique communauté l’affaire et faire condamner les cou- saura l’adapter. On l’espère bientôt. autres traduit pour la mai-
communauté indienne osage au dé- ­interethnique. pables. Il sera snobé par Hoover et Remonter à la source, c’est parfois y son basée à Auch Psychotic
but du XIXe siècle. Le gouvernement C’est dans ce contexte qu’Edgar Hoo- mourra pauvre, laissant la place aux trouver du sang et de sales affaires Reactions & autres carbu-
américain leur attribua de nouvelles ver prendra le contrôle de l’enquête, enquêteurs modernes, méthodi- que certains préféreraient enfouies rateurs flingués de Lester
terres qui s’avérèrent très vite être sur laquelle il fondera un système ré- ques, scrupuleux, scientifique et en à jamais. • Bangs, le Livre des violen-
des réserves de pétrole. Propriétaires volutionnaire qu’il pérennisera en- costard – que Hoover imposa rapide- ces de William T. Voll-
de ces terres, Mollie et ses sœurs osa- suite comme le FBI, institution gou- ment à la tête du FBI (le costard). David Grann mann ou Nouveaux Com-
ges sont devenues richissimes du vernée par son contrôle maniaque, Washington aura mis plusieurs dé- La note américaine mentaires sur la mort du
jour au lendemain, dès lors que ces obsessif et paranoïaque. Ce sera plu- cennies à exercer un contrôle sur ces Traduit de l’anglais (Etats-Unis) rêve américain de Hunter
parcelles furent exploitées. Nom- sieurs décennies plus tard et il aura territoires, sans doute au grand inté- par Cyril Gay. Globe, 362 pp., 22 € S. Thompson.
breuses mariées à des Blancs. Mais alors survécu à maints présidents rêt de certains pétroliers. Mais le (Pocket, 7,95 €).

Rendez-
Ventes
Évolution Titre Auteur Éditeur Sortie Ventes
1 (1)
2 (22)
Yoga
Fait Maison n°2
Emmanuel Carrère
Cyril Lignac
P.O.L.
La Martinière
27/08/2020
03/09/2020
100
37
vous
Classement datalib 3 (14) Histoires de la nuit Laurent Mauvignier Minuit 03/09/2020 34 Maël Renouard présente
des meilleures ventes 4 (63) Flic. Un journaliste a infiltré la policeValentin Gendrot Goutte d’Or 03/09/2020 29 l’Historiographe du
de livres (semaine 5 (3) Les Aérostats Amélie Nothomb Albin Michel 19/09/2020 26 royaume (Grasset) ce sa-
du 4 au 10 septembre) 6 (4) Fille Camille Laurens Gallimard 20/08/2020 24 medi à 18 heures aux Ca-
7 (2) Chavirer Lola Lafon Actes Sud 19/08/2020 23 hiers de Colette (25, rue
8 (12) Une rose seule Muriel Barbery Actes Sud 19/08/2020 22 Rambuteau 75004). Bruno
9 (5) Impossible Erri de Luca Gallimard 20/08/2020 21 Remaury (Rien pour de-
10 (9) Betty Tiffany McDaniel Gallmeister 20/08/2020 21 main, Corti) est invité à la
librairie Ombres blanches à
Le revoilà l’agitateur culinaire en plein milieu de la ren- a vite grimpé dans le classement. Un autre perturbateur Source : Datalib et l’Adelc, d’après un panel Toulouse mardi à 18 heures
de 282 librairies indépendantes de premier
trée littéraire et de ses fictions qui convoitent les étoiles. a déboulé au milieu des romanesques : Flic, de Valentin niveau. Classement des nouveautés relevé (50, rue Gambetta 31000).
Comme le volet 1 de Fait Maison pondu en juin après un Gendrot. Ce journaliste trentenaire raconte deux ans (hors poche, scolaire, guides, jeux, etc.) sur Rentrée Liana Levi mer-
confinement productif en cuisine, le 2 de Cyril Lignac d’infiltration dans la police parisienne, en particulier un total de 121074 titres différents. Entre credi à 19 heures, avec Né-
parenthèses, le rang tenu par le livre la
rapplique, porté par la notoriété visuelle et virtuelle dans le commissariat du XIXe arrondissement. Il fait semaine précédente. En gras : les ventes du gar Djavadi (Arène) et Dany
#TousEnCuisine. Il y a pire compagnie que Yoga d’Em- ­tapage : il relate des insultes racistes et homophobes, livre rapportées, en base 100, à celles du Héricourt (la Cuillère) à la
leader. Exemple : les ventes de Fait Maison
manuel Carrère et Histoires de la nuit de Laurent Mauvi- des tabassages, au point de déclencher une enquête du librairie La Manœuvre (58,
représentent 37 % de Yoga.
gnier, le premier a la cote depuis trois semaines, le second parquet de Paris. Le reste est littérature. F. Rl rue de la Roquette 75011).
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 43

Mazzino Montinari «Lorsqu’on parle de “volonté de puis- «L’Essai sur les données immédiates de
La volonté de sance” à propos de Nietzsche, on fait ré- la conscience, sa thèse publiée
puissance n’existe pas férence tout d’abord à l’un de ses philo- en 1889, a pour but de prouver que
Texte établi et postfacé sophèmes, puis à son projet littéraire, et Olivier Moulin la liberté existe. […] Bergson va montrer
par Paolo D’Iorio, enfin à la compilation de fragments (Textes choisis que la liberté est un fait simple, qui ne
traduit de l’italien et préfacé ­posthumes connue sous ce titre et pu- et présentés par) doit son obscurité qu’à l’ajout
par Patricia Farazzi bliée en 1906 […], par Heinrich Köselitz Bergson de A à Z d’un discours artificiel, utilitaire, qui
et Michel Valensi, (alias Peter Gast) et Elisabeth Förster- Que sais-je ?, ­transforme la réalité temporelle
L’Eclat poche, 208 pp., 8 €. Nietzsche, la sœur du philosophe.» 268 pp., 12 €. de la conscience en espace.»

cotons-tiges, des cure-dents, quelle l’auteur propose de Peggy Larrieu socio-économiques, de la


Roman des casseroles. La descrip- voir un essai d’«écriture ona- (sous la direction de) grande capacité humaine à
Victor Pouchet tion de son quotidien est niste», autorisant la jouis- Vivre sans. s’adapter à des conditions
Autoportrait drôle et sidérante. «A l’issue sance par remémoration du Que reste-t-il d’enfermement, de «mise à
en chevreuil de mon stage, je deviens meurtre. Une pièce supplé- de notre monde ? distance» des proches, de sé-
Finitude, 169 pp., 16,50 €. chauve. Presque. A moitié. Le mentaire à cette anthropolo- Erès, 192 pp., 18 € (ebook : paration sociale, contredi-
stress, je pense.» Novem- gie historique des vies ratées, 12,99 €). sant tout ce que les hommes
bre 2019, le revoici à Wuhan infâmes, minuscules ou bri- ont fait pour «vivre ensem-
comme attaché culturel. Le sées, que Philippe Artières ble» ? Maître de conférences
virus se diffuse : «Entre para- traque depuis longtemps en droit privé et sciences cri-
noïa et lucidité, je vis ma pré- dans les «petites écritures» minelles à l’université d’Aix-
apocalypse.» Il entend parler oubliées. D.K. Marseille, Peggy Larrieu a re-
constate que «contrairement des porteurs sains. Le 16 jan- cueilli ici les points de vue de
à Pasternak […] il ne voit pas vier, Alexandre Labruffe ren- philosophes, sociologues, ju-
Essais
la misère épouvantable qui tre en France in extremis ristes, économistes, psycha-
crève pourtant les yeux». Sur avant la fermeture des fron- Ian Stewart nalyste sur ce qui reste du
les traces d’Aragon, et celles tières. Arrivant de Chine, il a Les dés jouent-ils monde et de la société tels
de Jivago, par amour de la pris connaissance de l’épidé- aux dieux ? qu’on les avait construits et
Son père était un médium et Russie et de la littérature, mie et sait ce qui nous at- Traduit de l’anglais par sur ce qui pourrait en annon-
coupeur de feu, «qui avait Chambaz et sa compagne tend. Il porte un masque. De- Christian Jeanmougin, On ne cessera pratiquement cer sinon la «réinvention», du
accès à des choses que per- parcourent l’Oural en hiver et vant l’insouciance des Dunod, 348 pp., 23,90 € plus, désormais, de se de- moins le renouveau. Contri-
sonne ne percevait», ou peut- en été. Il leur faut se rendre Parisiens, il rit jaune. «Con- (ebook : 16,99 €). mander de quoi la pandémie butions de Michel Maffesoli,
être un fou, qui prétendait sur place, «c’est la même finé, je revis […] Je n’ai plus coronavirale a été, ou est, le Jean-Michel Besnier, Jean-
manipuler les ondes. Elias, le chose que dans les livres et l’impression d’être un kami- nom. De l’impuissance du Pierre Lebrun, Roland Gori,
narrateur, dont la mère est c’est différent». Ce n’est pas kaze au pays du déni.» De- politique, de la fragilité des François Ost, Renaud Vignes,
morte quand il avait 3 ans, pareil de «voir en vrai» des puis il est retourné en Chine. systèmes de santé, de la défi- Hervé Fischer, Christian Go-
veille à séparer les deux samizdats au camp de V.B.-L. cience de certains modèles din. R.M.
mondes, l’école et la maison, Perm-36 et de lire chez soi
«comme deux réalités dis- des poèmes de Mandelstam.
Histoire
tinctes, impossibles à relier». Ils ne peuvent se rendre à
Le comportement paternel Maïak, où eut lieu un acci- Philippe ARTIèRES
lui paraît souvent anormal, dent nucléaire en 1957, mais Un séminariste
mais il essaie de faire plaisir visitent Berezniki où Boris assassin. L’affaire
à son père qui lui impose des Eltsine a été un jeune homme Bladier, 1905
exercices incompréhensibles courageux. Dans chaque CNRS Editions, Arithmétique, géométrie,
et terribles, comme de se ville, l’écrivain se rend au 150 p., 16 €. trigonométrie ou algèbre
plonger dans un lac glacial musée, là sont conservés les sont synonymes de rigueur
en hiver pour se libérer de vestiges de l’ère soviétique. et ne supportent guère le va-
ses ondes négatives, ou en- Du même auteur paraît gue – bien qu’existent des
core de tenir un bâton d’Ho- Ephémère, récit d’une nuit au «mathématiques fractales»
rus entre les mains dans la musée de Franco Maria Ricci capables de suivre le contour
cave des heures durant. «Et près de Parme (Stock, 234 pp., des nuages. C’est pourquoi
c’est peut-être cela, l’enfance : 19 €). cl.d. l’ingénieur ou le physicien
un rêve mêlé de normalité et les utilisent davantage que le
de catastrophe, que tout Alexandre moraliste. Mais à bien y re-
s’apaise et que tout explose.» Labruffe garder, qu’est-ce qui, dans la
Longtemps après, Elias ren- Un hiver à Wuhan réalité, est rigoureusement
contre Avril, troublée par cet Verticales, 128 pp., 12 € net, précis, certain ? Peut-on,
étrange bibliothécaire. Entre (ebook : 8,49 €). En septembre 1905, le jeune «mathématiser» le monde, Festival de danse du 21 au 27 septembre 2020
touches impressionnistes et Jean-Marie Bladier, 17 ans, ou du moins, «quantifier effi-
faits extravagants, Victor élève du petit séminaire de cacement la certitude ou l’in-
Pouchet fait le portrait d’un Saint-Flour, en Auvergne, certitude d’un événement, à
chevreuil, «le seul animal décapite au couteau son ca- savoir sa probabilité» ? Pro-
dangereux». F.Rl marade Raulnay, de trois ans fesseur émérite de mathé-
son cadet. Son geste l’horri- matiques à l’université de
fie, mais il explique aux gen- Warwick (UK), et auteur de
Récits darmes et aux médecins que best-sellers (17 équations qui
Bernard Chambaz la vue du sang fait gonfler sa ont changé le monde ou Mon
Hourra l’Oural verge, qu’il a besoin de tuer cabinet de curiosités mathé-
encore ou de penser qu’il tue pour matiques), Ian Stewart ouvre
Paulsen, 176 pp., 19,50 € éjaculer. Fidèle à sa méthode ici, pour tous, la «vaste
(ebook : 11,99 €). Wuhan, c’est le Nouveau d’«accrochage», Philippe Ar- trousse à outils mathémati-
Monde et c’est aussi un peu tières a réuni autour de ce que qui nous aide à faire des
De l’été 1932 à l’été 1933, Ara- l’enfer. L’écrivain Alexandre cas de «sadisme sanguinaire» choix sensés dans un monde
gon séjourne en URSS, c’est Labruffe a fait plusieurs sé- toute une série d’archives et encore terriblement incer- Fondation d’entreprise
Galeries Lafayette
son deuxième voyage. Il en jours dans la «méga-cité» ré- de documents qui forment tain», et explique en langage 9 rue du Plâtre 75004, Paris
revient avec Hourra l’Oural, putée pour être la plus pol- galerie. Des récits de jour- courant comment certains
Avec le Festival d’Automne à Paris
«un mélange détonnant de re- luée de Chine et située au naux bien sûr, des expertises modèles mathématiques En partenariat avec Libération
portage et de propagande centre du pays. En 1996, à médicales dont celle du célè- peuvent saisir un ordre dans et Mouvement
sous forme versifiée». Bernard 21 ans, il y effectue un «stage bre criminaliste lyonnais ce qui semble ne pas en avoir Réservations :
Chambaz, avec admiration de contrôle qualité» dans une Alexandre Lacassagne, et la – que ce soit en morale ou en lafayetteanticipations.com
#festivalEchelleHumaine
pour l’écrivain et consterna- société de produits français. très dérangeante autobiogra- économie, en météorologie
tion pour son aveuglement, Dans les usines, il vérifie des phie de Bladier, dans la- ou en justice. R.M.
44 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

Comment ça s’écrit
Anne Carson,
in bed with Héraclès

Valentina Giovinazzo. Millennium. plainpicture


Par Mathieu Lindon

C’
est un anachro- rer comme le premier l’aimerait, au
nisme, parfois, point qu’il ne se rappellera pas «com-
d’imaginer que les ment Héraclès aimait faire l’amour tôt
événements du le matin comme un ours ensommeillé /
passé y demeurent. Géryon, le héros soulève le couvercle du pot de miel».
d’Autobiographie du rouge, a été la «Commença alors pour Géryon une pé-
victime d’un des douze travaux d’Her- riode d’anesthésie, coincée entre la
cule. Mais Anne Carson le ressuscite gorge et le goût.» A telle occasion, il
de telle manière qu’il relève à la fois prend les écouteurs pour écouter la
des «antiquisants» et des «contempo- pluie enregistrée. «Le son / était chaud
ranéistes». La poétesse canadienne comme une couleur à l’intérieur.» Et
née en 1950 a écrit un «roman en vers» les couleurs, ça connaît le monstre
en reprenant sur quelques pages les rouge, atterré, incompris quand Héra-
fragments de Stésichore, poète grec du clès lui parle de jaune. Le voilà quitté,
VIe siècle avant Jésus-Christ, et quel-
ques «Appendix» apportant diverses
précisions et imprécisions, de sorte
son corps «tout entier s’arc-bouta en
un cri – à la forme de cette coutume,
l’humaine coutume des amours erro-
Pourquoi ça marche
que le texte commence ainsi : «Géryon
était un monstre chez lui tout était
rouge.»
nées». «A l’intérieur de lui des flammes
léchaient le plancher.» Mais son af-
faire, c’est surtout son autobiographie,
Ce genre de «Fille» Camille
Mais le gros du livre est constitué de la
«romance» qui lui donne son titre.
«Géryon est le nom d’un personnage
«à laquelle Géryon devait travailler de
ses cinq à ses quarante-quatre ans».
Elle prendra «la forme / d’un essai pho-
Laurens questionne
dans la mythologie grecque au sujet
duquel Stésichore a écrit un très long
poème lyrique en vers dactylo-épitri-
tographique» quoique sa mère en par-
lait ainsi au téléphone plus tôt dans le
texte : «Géryon ? bien il est juste là il
pacifiquement le féminin
tes, de structure triadique», explique travaille sur son autobiographie /… /
Anne Carson en ouverture du volume Non c’est une sculpture il ne sait pas
dans «Viande rouge : ce que Stésichore encore écrire /… / Oh un peu de tout des Par Claire Devarrieux
a changé» qui a en épigraphe cette trucs qu’il trouve dehors Géryon trouve

E
phrase de Gertrude Stein : «J’aime toujours plein de choses pas vrai Gé- n 2000, Camille cors de ses premiers romans, et féminin”.» Mais Camille Laurens
cette sensation que les mots font ce ryon ?» Laurens avait le prix elle y a enseigné. Certaines cho- ne déclare pas la guerre aux
qu’ils veulent faire et ce qu’ils doivent Le monstre, qui «pouvait être char- Femina pour Dans ses, dans Fille, nous sont fami- hommes. Seulement aux incom-
faire.» mant en société», voyagera en Argen- ces bras-là (P.O.L) et lières : le rugby et les exploits du pétents, aux fats, aux violeurs.
Les adjectifs «sont les verrous de tine et au Pérou, seront évoqués Emily connaissait son premier succès. grand-père contre les All Blacks, Elle continue d’aimer «ces
l’être», écrit Anne Carson, et sont sta- Dickinson et Freud, Heidegger et Vir- Vingt ans plus tard, elle atteint ou la régularité obsessionnelle bras-là». Le personnage de Lau-
bles chez Ho- ginia Woolf, tan- un sommet de notabilité litté- de la grand-mère en matière de rence Barraqué se construit dans
mère où, imman- dis qu’apparaîtra raire. Elle tient le «feuilleton» du ménage (se souvenir du mer- la France des boomers, avec un
quablement : «Le «La réalité est un son, sur un mur, outre Monde des livres et elle siège veilleux Encore et jamais). Et, père médecin dont l’humour ca-
rire des dieux est il faut s’aligner sur des slogans plus pour la première fois au jury bien sûr, à travers le petit garçon rabin peut être pénible. Elle est
inextinguible. conventionnels, Goncourt. Avec Fille (Galli- que Laurence Barraqué perd à la bonne élève, elle est plus indé-
Les genoux des sa fréquence et pas une sorte de mé- mard), elle retrouve son rang naissance, on reconnaît Phi- pendante que sa mère, découvre
hommes sont vifs.
La mer est infati-
juste continuer ta-graffiti : «Fou-
tez la paix aux
dans les meilleures ventes. La
respectabilité n’a évidemment
lippe. Mais le malheur est ici en-
châssé dans le continuum de
l’érotisme et les fantasmes, subit
dans la solitude l’épreuve de
gable. La mort est à hurler.» murs». On lira un pas corrodé sa manière d’écrire. l’existence. Enfin, Camille Lau- l’avortement, se marie, a une
terrible.» Mais poème en que- Ce nouveau roman contient la rens avait déjà raconté les igno- fille à son tour. C’est un roman
Stésichore a changé tout ça, il «a libéré chua, en hommage au nouvel ami quintessence de ce qu’on aime bles attouchements d’un grand- d’apprentissage.
l’être». «Tout à coup, plus rien ne s’op- d’Héraclès, dont tels sont les premiers chez elle, la délicatesse qui ne oncle. Ils sont ici relatés de
posait à ce que les chevaux soient vers : «Cupi checa cupi checa /varmi in craint pas la blague gaillarde, la manière plus brutale. Etre une 3 Comment
creux du sabot. Ou une rivière argent yana yacu /cupi checa cupi checa». réflexion sur le langage comme fille n’est pas une sinécure. raconter ?
racine. Ou un enfant anhématome. Ou Interrogé sur son héros Géryon dans préalable à toute considération A la deuxième, la première et la
l’enfer plus profond que le soleil n’est une brève interview en fin de volume, sur le monde, l’intelligence in- 2 Vaut-il mieux être troisième personne tour à tour.
haut. Ou Héraclès fort à l’épreuve. Ou Stésichore répond : «Exactement c’est quiète soudain chavirée de ten- un garçon ? «Tu te souviens d’elle, de cette
une planète coincée à mi-nuit. Ou un le rouge que j’aime et il y a un lien entre dresse. Fille arrive à point L’inégalité a longtemps été la fille-là, de l’irruption fracassante
insomniaque hors joie.» Anne Carson la géologie et le personnage.» Lequel ? nommé, à un moment où il est norme. «On dit : “Sois un du désir dans sa vie ? Oui, je m’en
raconte une histoire d’amour en- «Je me le suis souvent demandé.» Il y beaucoup question de fémi- homme.” On ne dit jamais “Sois souviens.» •
tre Géryon et Héraclès au temps du té- a beaucoup de liens entre les choses et nisme. Camille Laurens ne peut une femme.”» Dès l’échographie,
léphone, de la photographie et du ca- les êtres dans Autobiographie du cependant pas être enrôlée dans quelque chose cloche : «On ne
pitalisme avec la légèreté qu’atteint rouge. «Pourquoi ce serait différent ? / quelque mouvance que ce soit. voit rien.» Seul importe le pénis.
une érudition dominée et la douceur Pourquoi ce serait pareil ?» Il arrive Par la suite, l’héroïne de Fille se
qu’on obtient par la force, quand cel- qu’«un lièvre parfois /s’arrête à l’orée 1 La reconnait-on ? sentira parfois courtisée et sou-
le-ci n’est pas contrainte mais cou- des arbres, immobile comme un mot La fille de Fille s’appelle vent infériorisée. Fille : «Ton sexe
rage. «Ça ressemble à quoi la dis- sur une page». Il arrive que Géryon Laurence, comme Camille Lau- et ton lien de parenté ne sont pas
tance ?» «A partir de quel moment prenne une photo du visage d’Héra- rens à l’origine qui s’en est servie distincts.» Femme, ça ne s’ar-
peut-on dire d’un homme /qu’il est de- clès et pense six mois plus tard que, pour son pseudonyme, lequel range pas : «L’unique mot qui te
venu irréel ?» Autobiographie du rouge étrange anachronisme, «c’est une pho- n’avait rien à voir avec le nom de désigne ne cesse jamais de souli-
est comme son titre l’indique un texte tographie du futur». • son premier éditeur, Paul Otcha- gner ton joug, il te rapporte tou-
stésichorien, Anne Carson aussi fai- kovsky-Laurens. Laurence naît jours à quelqu’un – tes parents,
sant sauter les verrous. Anne Carson Autobiographie Barraqué à Rouen (Seine-Mari- ton époux, alors qu’un homme
«La réalité est un son, il faut s’aligner du rouge Traduit de l’anglais par time) en 1959, soit deux ans existe en lui-même, c’est la lan- Camille Laurens
sur sa fréquence et pas juste continuer Vanasay Khamphommala. L’Arche, après Camille Laurens, dont gue qui le dit, comme la gram- Fille
à hurler.» Et la réalité est que l’amour «Des écrits pour la parole», 170 pp., l’enfance fut dijonnaise. Mais la maire t’expliquera plus tard […] Gallimard, 224 pp., 19,50 €
entre Géryon et Héraclès ne va pas du- 16 €. En librairie le 18 septembre. Haute-Normandie fut un des dé- que “le masculin l’emporte sur le (ebook : 15,99 €).
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 45

on s’en méga-grille Une ? carnet d’échecs Par pierre


gravagna

www.liberation.fr Mark Taïmanov est mort le 28 novembre 2016 à 90 ans. Il


Les gagnants de notre concours 2, rue du Général Alain
de Boissieu, 75015 Paris
fut l’un des plus grands joueurs et théoriciens du XXe siè­­-
cle, mais également l’un des plus grands pianistes
de mots croisés géants de l’été 2020 tél. : 01 87 25 95 00
d’URSS, faisant mentir le précepte qui dit qu’il faut être
Edité par la SARL
Libération monomaniaque pour bien jouer aux échecs. Il fi­t son en-
SARL au capital trée dans la cour des grands en obtenant en 1944 le titre
de 15 560 250 €
n Tout est peut-être parti à la fin de Tavan, Christian Jourdan, 2, rue du Général Alain de maître. Celui de grand maître suivit en 1952. Sa pre-
l’année dernière d’une incongrue Camille Caldini, Damien Mettens, de Boissieu CS 41717 mière participation au championnat d’URSS date
75741 Paris Cedex 15
rencontre entre deux espèces sur un Céleste Pouteaux, Jean-Marie Gouot, RCS Paris : 382.028.199 de 1948. Il finit dernier mais acquit une expérience qui lui
marché d’animaux sauvages à l’autre Natacha Martin, Céline Dubouchet, permit de se hisser à la 4e place l’année suivante. En 1952,
Principal actionnaire
bout du monde et on arrive à un virus Agnès Moreau, Marie-Noëlle Poncet, SFR Presse il termina premier avec Botvinnik, mais dut s’incliner au
qui continue à bouleverser nos vies, Jean Morel, Louis Moulin, Félicie Paurd- départage après un match en six parties remporté par le
un virus devenu forme de la grille géante Maurel et Eric Debernard. Cogérants champion du monde. Taïmanov obtint enfin la consécra-
de l’été, un virus que, souvent, vous avez n Merci pour vos dessins, taches de café, Denis Olivennes, tion en 1956 en partageant la première place avec Aver-
Paul Quinio
maté. ratures et noms d’oiseaux en marge bakh et Spassky. Taïmanov jouissait d’une grande noto-
n 90 copies papier, 96 par mail, 186 de la grille. Désolé pour la présence d’un Directeur de la publication riété en Occident, notamment après la publication d’une
Paul Quinio
au total, deux non signées, 184 d’entre chiffre, le 2, croisement de Sars-Cov-2 collection d’ouvrages sur
vous ont participé au tirage au sort et FFP2, qui vous a souvent piégés. Directeur délégué la théorie des ouvertures
de la rédaction
pour 33 lauréats. La roupane est trop souvent devenue Paul Quinio (il s’était spécialisé dans le
n Trois gagnants, tirés au sort parmi soutane, et à la définition «Grande», il traitement de celles décou-
Directeurs adjoints
les 35 sans-faute, reçoivent des vinyles ne fallait pas répondre Brave mais Bravo, de la rédaction lant de d4). Il était la réfé-
(coffret du Vinyle Club), un poster d’une comme le fleuve, le rio qui a les deux Stéphanie Aubert, rence incontestée de la dé-
Christophe Israël,
manchette emblématique du journal, noms. Bravo à vous, vos exploits résident Alexandra Schwartzbrod fense nimzo-indienne. •
et le livre Portraits de Libération. désormais dans une petite caisse grise Anatoly Karpov-Mark
Directeur artistique
Félicitations à Marc Lesk, Gisèle Bannier à Libération, vide le 1er août, remplie Nicolas Valoteau Taïmanov : les noirs jouent et
et André Eymard. début septembre. gagnent.
Rédacteurs en chef
n Les deux derniers lots sont aussi n Au milieu, lors du dépouillement, Michel Becquembois Solution de la semaine dernière :
envoyés à trente autres gagnants, dans une enveloppe carrée, petite, pas de (édition), Christophe Txç3 !!
Boulard (technique),
l’ordre du tirage : Jean-Yves Dhermain, grille mais un papillon, squelette en Sabrina Champenois
Vera Varanda, Josiane Mouleyre, Jean métal, ailes en papier, un élastique pour (société), Guillaume
Launay (web), Christian
Sommervogel, Marie-Jo Place, Fabrice
Péchereau, Pauline Couty, Valérie
Roques, François Lardennois, Anne
les déployer. Une carte d’anniversaire,
un mot gentil, un prénom pour
signature, rien d’autre. Si Bernadette
Losson (enquêtes)

Rédacteurs en chef adjoints


on s’en grille Une ? Par GAëTAN
GORON
Jonathan Bouchet-
Cittanova, Annie Noizier, Richard lit ces lignes, merci à vous, votre papillon Petersen (France),
Lionel Charrier (photo),
Tempier, Martine Borgel, Didier Thierry, a fait son effet. Cécile Daumas (idées), 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Marcelle Puel, Christian Bouloc, Cécile G.G. Vittorio De Filippis
(monde), Gilles Dhers I
(web), Fabrice Drouzy
(spéciaux), Matthieu
Ecoiffier (web), Catherine
Mallaval (société), Didier II
Péron (culture), Sibylle
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46 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020

Henri Jeannequin
chevillé au cornichon
Ce Bourguignon à la tête de Maison Marc, dans l’Yonne,
revalorise le condiment délaissé par les producteurs
locaux et souvent produit à l’étranger. Du made in France,
de la plantation à la commercialisation, qui a séduit des chefs étoilés
jusqu’à la table de l’Elysée.

L
Par e pari n’était pas gagné croûte improvisé. On confesse une ciliter la tâche du cueilleur qui doit
Juliette Deborde d’avance : redonner ses tendresse particulière pour l’insé- retourner délicatement le plant,
Envoyée spéciale lettres de noblesse au parable compagnon de notre jam- d’un côté puis de l’autre, pour ra-
à Chemilly-sur-Yonne cornichon. Un condi- bon-beurre, mais il faut le reconnaî- masser les fruits ­allongés. Pas facile
Photos ment dont on oublie ­volontiers le tre : on a connu ingrédient plus la première fois : «Si on ne fait pas
Claire Jachymiak. bocal au fond du réfrigérateur et sexy. A la tête de Maison Marc, attention, on casse la plante et cela
Hans Lucas qu’on exhume à la faveur d’une Henri Jeannequin s’est donné pour empêche le développement de futurs
fringale nocturne ou d’un casse- mission de réhabiliter la petite cornichons.»
­cucurbitacée. Un pur produit du Entre les feuilles; dont la forme rap-
terroir bourguignon : «Mon grand- pelle la vigne, le cueilleur doit réus-
père le cultivait déjà de manière ar- sir à distinguer le cornichon de
tisanale, ici, à Chemilly-sur-Yonne», quelques centimètres. Une petite
explique le chef d’entreprise fleur jaune à l’extrémité du fruit
de 29 ans, qui a donné à sa marque permet parfois de le repérer plus ai-
le prénom de son aïeul. sément. Les saisonniers,
C’est dans ce village, pour la plupart des
à quelques kilomètres étudiants polonais,
E- NE
au nord d’Auxerre E IN R AUBE reviennent géné-
S M A
-
(Yon­ne), que les ET ralement d’une
Chemilly-
cornichons de la sur-Yonne année sur l’autre,
Maison Marc sont une fois la techni-
récoltés chaque LOIRET que apprivoisée. A
Auxerre
R
-D‘O

été. Le jeune l’exception de cet


YONNE
TE

Bour­guignon se re- été, qui a vu débar-


vendique dernier quer une équipe re-


producteur de corni- NIÈVRE nouvelée en raison du
chons 100 % français, là 15 km Covid-19 et du report des âgé de 67 ans, «le père», comme son
où les ­leaders du secteur, examens universitaires en fils Henri l’appelle, a du mal à dé-
pourtant indissociables de notre Pologne. Les plus doués peuvent ré- crocher. L’agriculteur a connu
Henri Jeannequin, 29 ans, à la tête de Maison Marc. imaginaire culinaire franchouil­- colter une centaine de kilos en une l’époque où les conserveries du dé-
La cueillette du cornichon dure de juillet à début septembre. lard, importent leurs productions. matinée. Pour eux, la paye journa- partement approvisionnaient la
Du sud de l’Inde notamment, choi- lière grimpe jusqu’à 90 euros, une France en cornichons. Pendant des
sie pour sa main-d’œuvre bon mar- somme conséquente une fois années, il a revendu sa production
ché, mais aussi pour son climat qui ­convertie en zlotys. aux ­g éants Maille et Amora,
rend possible des récoltes trisan- ­implantés à proximité. Avant d’être
nuelles. Dans nos contrées tempé- Planètes. Accessoire indispensa- laissé sur le carreau, comme les
rées, la cueillette du cornichon dure ble du cueilleur : la paire de gants. ­autres producteurs bourguignons,
de juillet à début septembre, nous Les cornichons frais sont en effet jugés trop peu compétitifs. Florent
­explique Henri Jeannequin lors de recouverts de petites épines. Il suf- Jeannequin a continué difficile-
notre visite, au mois d’août. fit d’en frotter deux entre eux pour ment, en écoulant ses cornichons
leur donner un aspect lustré et les quelques centimes le kilo à un in-
Epines. En cette période canicu- déguster sans risquer de se piquer dustriel. «Ça me faisait mal au cœur
laire, la quarantaine de saisonniers le palais. On croque : le goût, frais et de voir que ce produit n’était pas va-
est sur le pied de guerre dès le lever un peu salé, est quasiment identi- lorisé», se souvient son fils. En 2012,
du soleil. Dans le champ d’une di- que à celui de son grand frère le alors tout juste vingtenaire, Henri
zaine d’hectares, les plants, qui dé- concombre qui fait partie de la abandonne son école agricole et ra-
passent à peine les chevilles, s’ali- même famille. chète une petite production de son
gnent en rangs bien ordonnés. On avance entre les rangées, nos père, pour la conditionner en pas-
«Cela évite que les pieds ne se mélan- pieds s’enfoncent dans la terre hu- sant par des prestataires locaux. Au
gent», explique Henri Jeannequin, mide de l’orage de la veille. «La début, ses proches sont dubitatifs
tee-shirt kaki et cheveux coupés plante a accusé le coup», commente et les banques pour le moins scepti-
Des saisonniers polonais trient, coupent les fleurs et les tiges court, en soulevant le feuillage au Florent Jeannequin, à peine des- ques. Le jeune homme, lui, est per-
des cornichons avant lavage. toucher râpeux. Une manière de fa- cendu de son tracteur. Aujourd’hui suadé que les planètes sont ali-
Libération Samedi 12 et Dimanche 13 Septembre 2020 u 47

Le conditionnement
des cornichons,

Food/
chez Maison Marc
à Chemilly-sur-Yonne,
le 10 août.

primé tous les intermédiaires pour


maîtriser la totalité des étapes, de la
plantation de la graine à la commer-
cialisation du produit étiqueté. «On
fait tout, un peu comme un vigne-
ron», résume Henri Jeannequin.
Contrairement aux cornichons in-
dustriels, d’abord stockés plusieurs
semaines dans des conservateurs,
avant d’être conditionnés, ceux de
Chemilly-sur-Yonne sont mis en
bocal le jour même ou le lendemain.
C’est le secret du croquant, marque
de fabrique de la maison. Le condi-
ment est effectivement bien plus
ferme que celui des grandes surfa-
ces, souvent mollasson. Les bocaux
sont stockés deux mois avant d’être
vendus, le temps que la saumure et
les épices imprègnent le cœur de la
cucurbitacée.

Réglementation. Dans les


rayons des épiceries fines, froma-
gers ou cavistes, le bocal Maison
Marc, au design épuré, s’affiche à
environ 8,50 euros, près de trois fois
plus cher qu’un pot de supermar-
ché. Le prix d’un produit sourcé et
de qualité, justifie Henri Jeanne-
quin, prompt à dénoncer les régle-
mentations trop peu protectrices
des consommateurs et les «arna-
ques au bio». Sa marque ne bénéfi-
cie pas d’un label – d’autres cultures
étant traitées le reste de l’année sur
la même parcelle –, mais revendi-
que une culture raisonnée, sans
herbicide ni insecticide.
Si rien n’interdit de s’enfiler un bo-
cal d’aigre-doux au piment au petit-
déj, le propriétaire des lieux nous
glisse quand même quelques re-
commandations pour accommoder
sa gamme : pour une raclette, opter
plutôt pour les extrafins, les plus
croquants. Avec une tranche de ter-
gnées. Il flaire les prémices de ­ aison Marc s’est fait une place à la
M kilos de cornichons XXL sur les Estragon, aneth, laurier, graines de rine, on préférera les fins, tandis
l’engouement pour le made in table de l’Elysée qui passe ­com­- bras. Contrairement aux Anglo- moutarde, piment… Les recettes de que les malossols se glissent aisé-
France. Arnaud Montebourg ­s’af­- mande régulièrement. Saxons, amateurs de gros pickles, la maison misent sur la tradition, ment dans un burger maison. Avec
fiche en marinière Armor-lux et les clients français ont un sérieux sans excentricité. Les saumures leur goût plus doux, moins vinaigré,
vante le robot Moulinex, il ne man- Croquant. L’année dernière, près penchant pour la version minia- sont choisies en fonction des diffé- ils sont particulièrement ­appréciés
que plus que des cornichons bour- de 300 000 pots ont été produits, ture, le cornichon extrafin, bien vi- rents calibres (extrafin, fin ou ma- des enfants, jure Henri Jeannequin,
guignons pour compléter le ta- dix fois plus que la première année. naigré. «Les Américains, ils cro- lossol). «Ce qui change le goût du et peuvent même se déguster tels
bleau. «Mon père se serait lancé Cette saison, la récolte devrait être quent, ça explose partout, c’est cornichon, ce sont les pourcentages quels, à l’apéro. Une ­alternative
en 2004, ça n’aurait jamais fonc- aussi florissante, sinon plus. Là où dégueulasse, s’amuse Henri Jeanne- de vinaigre et d’eau, et les associa- moins calorique qu’une poignée de
tionné», estime avec le recul l’entre- une bonne partie des céréales, fruits quin. Ce n’est pas du tout ce qu’on re- tions d’ingrédients», précise le ving- chips, à ne pas ­négliger la prochaine
preneur aux ­ambitions assumées. ou légumes ont été durement tou- cherche !» tenaire qui se félicite d’avoir sup- fois qu’on ouvrira le frigo. •
Henri Jeannequin s’installe chez sa chées par la canicule, le cornichon
tante, à Paris, pendant un an. Le sac s’est accommodé des fortes cha-
à dos alourdi par des dizaines de
bocaux, il toque à la porte de tout ce
leurs de l’été. La météo idéale de
cette plante particulièrement fri-
Vu dans la newsletter «Tu mitonnes»
que la capitale compte d’épiceries leuse : 25-30° C en journée, et une
fines et de commerces de bouche. température qui reste douce la nuit. les péchés mignons des… – Œufs au purgatoire A retrouver également dans
On lui passe commande de quel- Au moment de notre visite, l’air est «Soprano», série (Paulie «Walnuts» Gualtieri) la newsletter
ques cartons, un peu pour lui faire lourd et humide. Résultat, «le fruit américaine (1999-2007) – Beignets de fleurs «Tu mitonnes», envoyée
plaisir. Débrouillard, il finit par ob- grossit de plusieurs centimètres en de David Chase de courgettes (Artie Bucco) chaque vendredi
tenir un sésame pour la Grande vingt-quatre ou trente heures», ex- aux abonnés de Libération :
Epicerie, temple parisien du plique Henri Jeannequin, deux cor- – Agneau au barbecue Source : A table avec la mafia : le menu VIP, la quille
­bien-manger haut de gamme. «Là, nichons de tailles différentes dans (Tony Soprano) 90 recettes italo-américaines de de la semaine, le tour
on a su que c’était gagné», se sou- le creux de la paume en guise d’ex- – Soupe à la moelle de bœuf Philippe Di Folco et Claire Dixsaut, de main, des adresses,
vient Florent Jeannequin, qui re- posé. Une croissance éclair qui né- (Janice Soprano) éd. Agnès Viénot (2009), 29,90 €. la recette du week-end…
connaît le flair de son rejeton. cessite une cueillette très régulière
Adoubé par des chefs étoilés, sous peine de se retrouver avec des
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