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D’ÉDOUARD GLISSANT
Totalisation et tautologie
Collection Intercultures
Cette collection réunit des études interdisciplinaires qui traitent des dynamiques
interculturelles et des phénomènes de métissage passés et présents, d’ici et d’ailleurs.
Elle accueille une large gamme de thèmes : les frontières culturelles, les médiations
culturelles, la communication et la consommation interculturelle, les conflits inter-
culturels et les transferts culturels.
Les travaux sur la mondialisation tendent à expliquer l’expansion des économies
et des cultures occidentales depuis un lieu central, l’Europe, vers les autres parties
du monde. Cette approche centriste présente généralement les différences culturelles
comme un obstacle à l’idéal de l’universalisme qui veut que le monde devienne un
seul et même lieu.
Les ouvrages de cette collection présentent le monde comme un lieu de contacts
et d’échanges entre des groupes différents plutôt que comme un ensemble cohérent
et unifié qui s’étend depuis un pôle central. Au lieu de définir les cultures comme
des ensembles homogènes et fermés qui contribuent à construire des catégorisations
ethnoculturelles, ils les étudient comme des entités ouvertes, interactives et mobiles
dans le temps et dans l’espace. L’accent est mis sur le syncrétisme pour expliquer
l’émergence de nouvelles formes culturelles.
Katell Colin
Le roman-monde
d’Édouard Glissant
Totalisation et tautologie
ISBN 978-2-7637-8768-8
À Émile Ollivier,
qui parlait de la voix des grands arbres.
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
La quête et l’écart . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
1 Dispositions. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26
1.1 Itinéraire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26
Jalons biographiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26
Une trajectoire en deux mouvements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
1.2 Une parole excentrée, en quête d’ancrage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
« Écrire en pays dominé » : un écrivain en quête de légitimité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
De déclassement social en reclassement symbolique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
La multiplication des savoirs et des discours, la figure de l’intellectuel total. . . . . . . 44
Mobilité et obsession de l’autonomie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46
2 Positions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
2.1 Le philosophe. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
2.2 L’ethnologue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
2.3 Le poète . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56
2.4 Le critique : critique littéraire, critique d’art . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
2.5 L’artiste noir. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60
2.6 L’héritier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
3 Prises de position. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77
3.1 Le meurtre du père . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78
3.2 Les lois de l’alternance : créolisation contre créolité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90
Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 283
Bibliographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 295
Introduction
A
vec la publication récente de son essai Une nouvelle région du
monde1, Édouard Glissant a signé un demi-siècle d’écriture et de
réflexion, ou de « lecture-écriture »2. Si l’on considère seulement
le nombre d’ouvrages parus en livres ou en plaquettes, l’œuvre de Glissant
est une vaste fresque de notre époque. Composée de vingt-quatre livres,
d’inspirations et d’orientations diverses, cette œuvre constitue par elle-mê-
me une lecture intertextuelle du monde, écrite par des recoupements, des
digressions et des régénérations thématiques si nombreuses qu’elle sem-
ble traduire avant tout la volonté de porter le monde entier sur une tête
d’épingle.
Depuis plus d’une décennie, l’œuvre de Glissant a suscité un grand nom-
bre de prix, de distinctions, de colloques et d’études. Ces dernières se sont
successivement penchées sur chacune des publications d’Édouard Glissant,
jalons d’une œuvre à la fois complexe et contradictoire, mais aussi tendue
par une force esthétique dont on n’avait guère mesuré qu’elle pouvait faire
se rejoindre des romans aussi opposés que ceux du premier mouvement de
la trajectoire auctoriale (le temps de la quête nationale) et ceux du second
mouvement (articulé autour de la notion de créolisation). Non pas qu’une
soudaine unité se découvre dans la trajectoire romanesque de Glissant, qui
viendrait gommer les aspérités idéologiques de son œuvre. Mais, à y regar-
der de près, les romans que l’on a rapportés, pour toutes sortes de raisons
et par commodité biographique, à tel ou tel moment de sa création (Glis-
1
Édouard Glissant, Une nouvelle région du monde, Paris, Gallimard, 2006.
2
Henri Meschonnic, Pour la poétique I, Paris, Gallimard, 1970, p. 19.
13
Le roman-monde d’Édouard Glissant
14
Introduction
3
Aimé Césaire, La tragédie du Roi Christophe, Paris, Présence africaine, 1963, p. 62-63.
15
Le roman-monde d’Édouard Glissant
4
« Avant d’avoir affaire, en toute certitude, à une science, ou à des romans, ou à des discours
politiques, ou à l’œuvre d’un auteur ou même à un livre, le matériau qu’on a à traiter dans
sa neutralité première, c’est une population d’événements dans l’espace du discours en
général. », Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 38.
16
Introduction
5
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil,
1992.
17
Le roman-monde d’Édouard Glissant
6
Justin K. Bisanswa, « L’aventure du discours critique », Présence francophone, nº 61, 2003,
p. 22.
7
Justin K. Bisanswa, Conflit de Mémoires. V. Y. Mudimbe et la traversée des signes, Franc-
fort (Allemagne), IKO, 2000, p. 8.
8
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 120.
9
Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société,
Paris, Dunod, 1993, p. 27.
18
Introduction
10
D’une certaine façon, la socio-pragmatique répond ainsi à l’invitation de Jacques Dubois,
lequel a bien perçu que « [la] sociologie peut […] tirer profit d’une poétique de l’énon-
ciation en plein essor (sur le terrain de la pragmatique notamment) » ( « Sociocritique »,
Introduction aux études littéraires. Méthodes du texte, Paris, Duculot, 1987, p. 291). Elle
rencontre aussi le vœu de Roland Barthes, qui appelait la critique à pratiquer cette « troi-
sième linguistique, dont le champ n’est plus le message ou le contexte, mais l’énonciation,
au sens très actif du terme. » (préface à François Flahaut, La parole intermédiaire, Paris,
Seuil, 1978, p. 9).
11
Umberto Eco, Lector in fabula, ou la coopération interprétative dans les textes narratifs,
Paris, Grasset, 1985, p. 71.
12
Tzvetan Todorov pose l’énonciation comme « archétype même de l’inconnaissable », car,
de son point de vue, « nous ne connaîtrons jamais que des énonciations énoncées » (« Pro-
blèmes de l’énonciation », Langages, nº17, 1970, p. 3).
19
Le roman-monde d’Édouard Glissant
des « traces »13 laissées par l’acte d’énonciation dans l’énoncé qui en résulte.
Elles sont autant de marques de la présence auctoriale dans le corps du
texte, inscriptions dans l’énoncé d’une instance énonciative première qui se
dissimule et s’exhibe tout à la fois. Les empreintes laissées par l’auteur sur
le produit qu’il nous livre, loin de se limiter à l’espace de la deixis – cheval
de Troie des théories de l’énonciation – prennent dans le texte glissantien
des formes plus subtiles et variées, que nous désignerons dans ce travail
par la locution de stratégies textuelles ou discursives. Forte de cette convic-
tion méthodologique, nous nous proposons de mettre au jour les outils tant
rhétoriques que narratologiques ou stylistiques, grâce auxquels Édouard
Glissant, avançant masqué derrière un narrateur dissous et transfiguré, se
dévoile en entreprenant de contrôler son allocutaire. Ce sont ces stratégies
que nous nous efforcerons d’observer dans différents textes de l’auteur.
En fonction de ces préliminaires, l’étude propose une lecture du monde
glissantien articulée en trois étapes dialectiquement liées. La première par-
tie examine la trajectoire d’Édouard Glissant. D’un côté seront abordés, en
termes de dispositions et de positions, le statut social et la carrière littéraire
de Glissant ; de l’autre, le champ littéraire dans sa relation aux autres dis-
cours sociaux, par rapport auxquels l’écrivain a manifesté, explicitement ou
non, des prises de position. Toute la question sera de savoir comment Glis-
sant, « selon les positions qu’il occupe dans le champ littéraire moderne,
mais aussi eu égard à son profil sociologique (ses dispositions), a pu pren-
dre la parole (par conséquent, prendre position) et articuler celle-ci sur les
discours contemporains – littéraires et autres »14. Ensuite, on procédera à
« une radioscopie de la configuration discursive »15 dans laquelle s’inscrit la
parole de Glissant. Nous dégagerons ici une constante propre à l’auteur : sa
propension à vouloir occuper dans le champ littéraire une place centrale.
La seconde partie de cette recherche reconstitue le « monde » élabo-
ré par Glissant. Nous montrerons que sa volonté d’occuper le centre du
champ trouve dans l’œuvre son écho et son prolongement. Glissant adopte
des postures messianiques, démiurgiques. Il se livre à la re-création d’un
monde qu’il s’efforce d’accorder à ses vœux. Il repense le monde antillais,
13
Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation. De la subjectivité dans le langage, Paris, Ar-
mand Colin (4ème édition), 1999, p. 34.
14
Justin K. Bisanswa, Conflit de Mémoires. V. Y. Mudimbe et la traversée des signes, op. cit.,
p. 27.
15
Ibid., p. 28.
20
Introduction
21
Page laissée blanche intentionnellement
La quête et l’écart
P
ierre Bourdieu avoue revenir à l’homme pour mieux comprendre l’œu-
vre, afin de dépasser cette « sorte d’artefact socialement irréprochable
qu’est “l’histoire de vie”. »1 Son intention est de rendre possible la mise
au jour de ce que Jacques Dubois appelle une « biographie construite »2 de
l’auteur soumis à l’analyse, par une mise au jour de « la série des positions suc-
cessivement occupées par un même agent […] dans des espaces successifs »3.
Ceci implique de ne plus considérer les événements biographiques que « comme
autant de placements et de déplacements dans l’espace social »4, et fait évoluer
la mission du critique depuis la question : « comment l’écrivain est-il devenu ce
qu’il a été », vers une perspective bien différente, soit : « comment, étant donnée
son origine sociale […] il a pu occuper ou, en certains cas, produire les positions
déjà faites ou à faire […] »5.
1
Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales,
nº62-63, juin 1986, p. 72.
2
Jacques Dubois, L’institution de la littérature, op. cit., p. 110. Dans ce passage, J. Dubois
attribue la paternité de l’expression à R. Ponton.
3
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 425.
4
Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », art. cit., p. 72.
5
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 352.
23
Le roman-monde d’Édouard Glissant
6
Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, n°89,
sept. 1991, p. 18-19.
24
La quête et l’écart
• l e jeu des relations qui s’organisent dans ce même champ, entre les
agents producteurs mis en compétition, et les variations de l’espace
des possibles ouvert devant l’agent producteur étudié,
• les prises de position de toute nature (esthétiques, politiques, so-
C’est, précisément, sur la base de tels principes que nous nous proposons
d’interroger la trajectoire glissantienne. Nous considérerons le champ lit-
téraire dans lequel Édouard Glissant entend se créer une place à compter
du milieu des années 1940 comme un réseau de relations de puissance, un
jeu de pouvoir8, entre des positions – occupées par des agents pourvus de
certaines dispositions – auxquelles correspondent autant de prises de posi-
tion homologues. La parole glissantienne se déploie dans le cadre restreint
d’un tel système. Elle ne peut exister effectivement qu’au sein du champ, et
dans la mesure de ce qui y est rendu possible par les placements et déplace-
ments de la totalité des agents qui y ont pris place avant ou après elle, avec
ou contre elle. Déterminer la spécificité de la prise de parole glissantienne
impliquera donc de la resituer préalablement dans son espace discursif
originaire – qu’on pourrait dire génésiaque, puisqu’il la rendit possible et
que, dans une certaine mesure, il la préfigura. Appréhendée à la manière
de Bourdieu, cette parole auctoriale n’est rien d’autre que l’actualisation
de dispositions et positions initiales, dans un état donné du champ, lequel
conditionne « l’espace des possibles » ouvert devant l’agent de production
qu’est l’écrivain.
C’est ainsi qu’après avoir établi, sur la base d’un rappel des jalons si-
gnificatifs de la trajectoire de Glissant, quelles étaient ses « dispositions »
à l’heure de prendre place dans le champ littéraire, nous analyserons les
« positions » que ces mêmes dispositions l’ont amené à occuper dans les dif-
férents réseaux qui composaient alors le champ culturel. Ce préalable nous
7
Cette nécessaire interrogation de la traduction des variables sociologiques à l’intérieur
des œuvres reste la part du programme de Jacques Dubois et de Pierre Bourdieu la moins
accomplie. Il revient aux chercheurs en littérature de prolonger l’investigation en ce sens,
d’établir les connexions.
8
Pierre Bourdieu souligne qu’il convient d’appréhender les champs de production cultu-
relle comme autant de « champs de forces », dont le « principe générateur et unificateur
[…] est la lutte même », Les règles de l’art, op. cit., p. 381.
25
Le roman-monde d’Édouard Glissant
1 Dispositions
1.1 Itinéraire
Jalons biographiques
9
L’expression est de Justin K. Bisanswa, Conflit de Mémoires. V. Y. Mudimbe et la traversée
des signes, op. cit., p. 27.
10
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 31.
11
Idem.
26
La quête et l’écart
ans, date à laquelle son père le reconnaîtra12. Resté sur les hauteurs pour y
travailler, le père de Glissant exerçait les fonctions d’économe et de géreur
sur une plantation de cannes à sucre.
Évoquant son père, c’est la dimension guerrière de la figure du géreur
(homme de poigne sujet à des coups d’éclat virils) que retient Glissant :
[…] les géreurs et commandeurs étaient des personnages assez hauts en cou-
leurs, ayant du relief, toujours à cheval ; la plupart d’entre eux avaient des
revolvers.13
12
Information fournie par Dominique Chancé, Édouard Glissant. Un “traité du déparler”,
Karthala, 2002, p. 260.
13
Daniel Radford, Édouard Glissant, Paris, Seghers, 1982, p. 13. La déclaration appelle,
d’évidence, une interprétation psychanalytique, mais tel n’est pas ici notre propos.
14
Cette période de famine aux Antilles a fortement marqué les esprits et les mémoires, voir
le roman de Raphaël Confiant, Le Nègre et l’Amiral, Paris, Grasset, 1988.
15
Cette période voit « naître une vocation », pourrait-on dire, pour reprendre un des poncifs
qui leur est cher aux amateurs de « l’artifice de l’histoire de vie », dénoncé par Pierre Bour-
dieu, « L’illusion biographique », art. cit., p. 69.
16
Daniel Radford, Édouard Glissant, op. cit., p. 17.
17
Alain Baudot, Bibliographie annotée d’Édouard Glissant, Toronto, GREF, 1993, p. 3.
27
Le roman-monde d’Édouard Glissant
The group never numbered more than thirty-five. They refused formal af-
filiation, with any political party. Their objectives were : to assemble for the
purpose of discussing political and cultural matters ; to exchange ideas about
books or reviews that some member or members of the group might have ac-
quired ; to discuss world politics, particulary the problems in Socialist coun-
tries ; to read studies on and works by Black American writers ; and, finally,
to write poetry and distribute their works. An incidental project of the group
was to assist in the political campain of the Communist candidats, in the elec-
tion in Lamentin.18
18
Wilbert Roget, « Edouard Glissant and Antillanité », Université de Pittsburgh, Pittsburgh,
Pennsylvanie, 1975, p. 16-17.
28
La quête et l’écart
19
Notons qu’en cette année 1958, les écrivains francophones sont à l’honneur, et certains
critiques — soucieux d’hégémonisme — ne manquent pas de s’en offusquer, comme en
témoigne cet entrefilet dans Jeune Nation : « Lauréate du Prix Fémina : un écrivain belge.
Lauréate du Prix Goncourt : un écrivain belge. Lauréat du Prix Renaudot : un nègre. Les
écrivains français à peau blanche sont invités à aller se faire couronner ailleurs. », cité par
Oncle Tom, « L’école des nervis », Droit et Liberté, déc. 1958.
20
Le roman sera traduit en anglais dés 1959, en bulgare en 1960 et en slovaque en 1962.
21
Alain Baudot, Bibliographie annotée d’Édouard Glissant, op. cit., p. 57.
29
Le roman-monde d’Édouard Glissant
22
« Les Antilles avant qu’il ne soit trop tard », Esprit, n°305, avril 1962.
30
La quête et l’écart
23
Voir le site officiel : www.tout-monde.com.
24
Des écrivains (JMG Le Clézio, Gérard Chaliand, Antonio Tabucchi, Patrick Chamoiseau),
des poètes (Alain Borer, André Velter), et des journalistes (Jean-Claude Guillebaud, Edwy
Plenel) sont invités à embarquer sur le trois-mâts La Boudeuse pour rendre compte de leur
rencontre avec des peuples que l’on ne peut aborder que par les voies navigables.
31
Le roman-monde d’Édouard Glissant
aux Antilles reste dans le giron français, quand ses peuples frères d’outre-
atlantique en sont sortis. Quant à la loi de départementalisation, elle n’en
finit pas de tomber le masque, jusqu’à apparaître finalement pour ce qu’el-
le est : un simple simulacre démocratique. Toutes les conditions sont, en
somme, réunies, pour provoquer chez les intellectuels antillais un sursaut
indépendantiste.
Glissant est de ceux-là. Mais l’ajustement de son discours à la problé-
matique de l’engagement politique va, au bout du compte, le desservir. Son
investissement dans la bataille nationale est tardif, et les décennies 60 et
70 se transforment, pour l’écrivain, en véritable « traversée du désert ». La
rupture d’avec Paris, à compter de 1965, le projette dans un isolement dif-
ficile. Ses investissements successifs dans l’I.M.E. et dans la revue Acoma,
se révèlent, nous l’avons vu, décevants. En outre, tandis que le microcosme
parisien l’oublie (Malemort, publié en 1975, passe presque inaperçu), le lec-
torat martiniquais se fait attendre25.
Sur le plan politique, la situation n’est guère plus brillante. Glissant voit
la lutte qu’il mène de l’intérieur, pour une issue nationale martiniquaise,
achopper au début des années 1980. Les D.O.M. entrent dans l’ère de la
grande consommation, vérifiant les plus sinistres prédictions élaborées de-
puis près de vingt ans dans les nombreux articles alarmistes publiés sur
le sujet. En effet, dans le débat portant sur les conséquences du processus
de départementalisation, nombreux sont les intellectuels ayant, au fil des
ans, dénoncé le malaise antillais résultant des dérives de la loi de 1946. Dès
1956, Césaire fustigeait ainsi « les déceptions et la nausée du présent » et
25
Il faut préciser ici que Glissant n’est pas le seul à faire les frais de cette absence de
connexion réelle entre les auteurs antillais et leur public local auquel, pourtant, ils enten-
dent s’adresser. Ceci tient plutôt à une constante du champ antillais francophone. Léonard
Sainville s’en désolait déjà, en 1959, qui déclarait : « Ici nous touchons à un des aspects les
plus décevants et les plus curieusement contradictoires de notre production intellectuelle.
[…] nous, écrivains noirs, pour qui écrivons nous ? […] Nous entendons écrire pour les
gens de chez nous. Mais nous savons aussi que notre voix sera à peine entendue d’eux.
Combien sont-ils à pouvoir nous lire ? » (Léonard Sainville, « Le roman et ses responsa-
bilités », Présence africaine, n°27-28, août-nov. 1959, p. 49). Et Jacques Howlett, quelque
vingt ans plus tard, fera le même type de constat : « C’est le moment de s’interroger sur
le public de l’écrivain antillais. Il s’agit surtout d’un public européen. Forcément. C’est en
Europe qu’on édite, qu’on diffuse, et que beaucoup de gens ont assez de temps, de culture
et d’argent, pour pouvoir lire ces textes. Voilà donc une littérature, écrite dans la langue
de l’Autre, pour et contre lui, et qui, paradoxalement, trouve son public et sa consécration
chez cet Autre contre qui elle parle. Cette situation est passionnelle. » (Jacques Howlett,
« La diffusion de la littérature antillaise en France et la situation de l’écrivain », Émile
Snyder, et Albert Valdmann (dir.), Identité culturelle et francophonie dans les Amériques,
Presses de l’Université Laval, Québec, 1976, p. 257.
32
La quête et l’écart
26
Aimé Césaire, « Décolonisation pour les Antilles », Présence Africaine, n°7, avril-mai 1956,
p. 7-12.
27
Daniel Guérin, Les Antilles décolonisées, Paris, Présence Africaine, 1956.
28
Ève Dessarre, Le cauchemar antillais, Paris, Librairie François Maspero, 1965.
29
Aimé Césaire, « Crise dans les départements d’outre-mer ou crise de la départementalisa-
tion ? », Présence Africaine, n°36, 1er trim. 1961, p. 109-111.
33
Le roman-monde d’Édouard Glissant
mant. […] j’apprends beaucoup sur les relations culturelles entre les peuples,
j’essaie de mettre ce que j’apprends au service de la collaboration culturelle
entre les peuples, au service également du travail en faveur du développement
des peuples, contre les forces d’oppression existant dans le monde et qui sont
des forces, elles aussi, multinationales et je crois – et cela est mon sentiment
très profond – que se placer sous cet angle multinational est absolument une
nécessité à l’heure actuelle si on veut essayer de bien comprendre ce qui se
passe dans le monde et par conséquent aussi dans son propre pays.30
30
« Entretien avec Édouard Glissant », Le français aujourd’hui, n°75, sept. 1986, p. 120.
31
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 411 : « Lorsqu’une œuvre “trouve”, comme
on dit, son public, qui la comprend et l’apprécie, c’est presque toujours l’effet d’une coïn-
cidence, d’une rencontre entre des séries causales partiellement indépendantes et presque
jamais – en tout cas, jamais complètement – le produit d’une recherche consciente de
l’ajustement aux attentes de la clientèle, ou aux contraintes de la commande ou de la de-
mande. »
32
« Edouard Glissant : the new discourse of the Caribbean », numéro spécial de la revue
World Literature Today, vol. LXIII, n° 4, automne 1989, p. 556-648.
34
La quête et l’écart
33
Il devient membre de l’Ordre des francophones d’Amérique, au Québec, en 1986.
34
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 345.
35
Le roman-monde d’Édouard Glissant
35
Voir à ce sujet le chapitre de L’institution de la littérature, de Jacques Dubois, consacré
aux « littératures minoritaires ».
36
Et le débat continue de faire rage, voir le « Manifeste pour une littérature-monde » signé
par 44 écrivains francophones dans Le Monde des livres du 15 mars 2007, suivi par la
parution, en mai de la même année, d’un ouvrage collectif, Pour une littérature-monde
(Michel Le Bris et Jean Rouaud (dir.), Paris, Gallimard, 2007).
37
Les écrivains québécois travaillent avec succès à fonder, depuis la Révolution tranquille,
leur propre institution littéraire.
38
La diaspora haïtienne se détourne de Paris et est en train d’élire Montréal comme nouveau
« centre ». Voir notre article sur le sujet : « Entre discours médiatique institutionnel. La
réception des œuvres produites par la diaspora haïtienne au Québec », Palabres, vol. 5,
n°2, 2005, p. 177-188.
36
La quête et l’écart
39
Nous reprenons son expression à Frantz Kafka, popularisée par Gilles Deleuze et Félix
Guattari, Kafka : pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 1975.
40
Dominique Combe, Poétiques francophones, Paris, Hachette, 1995, p. 133.
41
Lise Gauvin, L’écrivain francophone à la croisée des langues : entretiens, Paris, Karthala,
1997, p. 10.
42
François Paré, Les littératures de l’exiguïté, Ottawa, Les Éditions du Nordir, 1994.
43
L’expression est d’Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez, Paris, Présence africaine, 1956,
p. 11.
37
Le roman-monde d’Édouard Glissant
44
Véronique Bonnet en fait la brillante démonstration (« Les traces intertextuelles ou l’affir-
mation d’un champ littéraire franco-antillais », Romuald Fonkoua et Pierre Halen (dir.),
Les champs littéraires africains, Paris, Karthala, 2001, p. 135-149).
45
Voir sur ce point Lydie Moudileno, L’écrivain antillais au miroir de sa littérature, Paris,
Karthala, 1997.
46
Dominique Chancé, L’auteur en souffrance, Paris, PUF, 2000, p. 136.
47
Un discours écrit dont l’illégitimité fondamentale se renforce encore du fait qu’il recourt,
pour s’énoncer, à la langue française, outil du Blanc, du Colon, de l’Autre absolu… Tous
les auteurs francophones se voient sommés, un jour ou l’autre, de justifier et défendre
leur choix de venir à l’écrit en usant d’une langue qui fut d’abord coloniale. Glissant n’y
fait pas exception, qui s’en est expliqué à de nombreuses reprises. Dans L’Intention poé-
tique, il revendique ainsi son choix d’un discours en français, en une diatribe où perce
l’exaspération : « Et on me dit : Que faites-vous autre que parler la langue d’Occident ?
Et de quoi parlez-vous, sinon de cela que vous récusez ? – Mais je ne récuse pas, j’établis
corrélation, […] on m’oppose que je suis plus français que je ne crois. Car bien sûr, ici
encore, on est fondé à me révéler ce que je suis. (D’ailleurs je n’oppose à mon tour ni passé
reconnu, ni acte décisif, ni foule irréductible.) Et puis, si je conteste ainsi, qu’ai-je, n’est-ce
pas, à manier langue, peser concepts, crier d’Homère ou de Dante ? On m’eût préféré plus
“authentique”, et pourquoi pas, plus sauvage. On m’eût alors accordé ma différence. Mais
ma différence est en l’usage que je fais du concept, non dans le refus (ou l’impossibilité)
de l’abstraire. Dans ma manière de fréquenter passionnément cette langue non dans sa
méconnaissance. » (IP, 42)
38
La quête et l’écart
Aspirant à devenir écrivain, Glissant doit donc se plier aux règles du jeu
de l’institution littéraire française – on dirait « parisienne », au vu de l’im-
portance de la centralisation des relais critiques, éditoriaux et médiatiques
dans l’espace restreint de la capitale. Si les auteurs français domiciliés en
Province pâtissent de leur « périphérisation » qui se fait souvent exclusion,
qu’en est-il pour un artiste ressortissant des possessions ultramarines fran-
çaises, dont la dépendance à l’égard du « centre » métropolitain s’accroît
encore sous le coup du fait colonial ? Quiconque est né dans les colonies,
pendant la première moitié du vingtième siècle, est contraint à l’excellence
et à l’exil s’il entend, passé le secondaire, compléter sa formation à l’uni-
versité. Plus loin, si le « colonisé » veut faire sa place dans le tout-Paris lit-
téraire, il se voit automatiquement rangé du côté des écrivains considérés
comme « périphériques », sortes d’objets exotiques qui, dans un premier
temps au moins, suscitent la curiosité du public plus qu’ils ne parviennent
à attirer son attention sur les qualités proprement esthétiques de leur pro-
duction. Représentant d’une littérature longtemps minorée ne disposant
d’aucune instance institutionnelle susceptible de la faire exister hors de la
zone d’influence parisienne, l’aspirant-écrivain d’outre-mer – en plus de se
vivre comme marqué du sceau infâmant de la colonisation48 – est soumis
au bon vouloir des instances de légitimation parisiennes. À cette logique,
nul n’échappe, pas même les plus grands : Léopold-Sédar Senghor et Aimé
Césaire ont ainsi dû en passer par la souscription à un jeu préfaciel orches-
tré par des écrivains français reconnus49 occupant, de facto, une position de
force dans un champ proposé comme, d’abord et avant tout, « national ».
En tant qu’écrivain antillais, Édouard Glissant fait donc, d’office, l’ex-
périence d’une domination instituée dans les règles de fonctionnement de
l’institution qu’il aspire à pénétrer. Cette évidence a rang d’habitus, au sens
que lui donne Jacques Dubois, d’intégration de « styles de vie » découlant
d’une « appartenance »50. Glissant doit composer avec un incontournable
attribut : il écrit, suivant la belle expression de Patrick Chamoiseau, « en
48
À ce sujet, nous renvoyons le lecteur aux travaux de Frantz Fanon, particulièrement au
premier chapitre de Peau noire, masques blancs (Paris, Seuil, 1952), intitulé « Le Noir et le
langage ».
49
Voir Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie noire
et malgache de Léopold-Sédar Senghor, et André Breton, « Martinique charmeuse de ser-
pents », préface au Cahier d’un retour au pays natal, d’Aimé Césaire.
50
Jacques Dubois, « Sociocritique », Maurice Delcroix et Fernand Hallyn (dir.), Introduction
aux études littéraires. Méthodes du texte, Paris, Duculot, 1987, p. 294.
39
Le roman-monde d’Édouard Glissant
pays dominé ». Face à un tel donné, sa praxis littéraire, comme nous allons
le montrer, s’efforce d’effacer les stigmates d’un arsenal de dominations im-
posées et subies. Telle que nous nous proposons de la décrypter, toute la
trajectoire d’Édouard Glissant se place, en effet, sous le signe de l’émanci-
pation sociale et de la conquête, par le littéraire, d’un capital symbolique
considéré initialement comme insatisfaisant. Il s’agit, pour l’écrivain, de
« se sauver » par la littérature.
« Écrivain dominé » dans le champ littéraire français, Glissant fait, par sur-
croît, figure d’opprimé sur le plan politique. Lorsque le jeune Martiniquais
entre dans le champ littéraire, il lui faut composer avec son statut de colo-
nisé. Son île, qui vient d’accéder au titre de « département d’outre-mer »
français, n’en reste pas moins possession coloniale, subordonnée au joug
d’un impérialisme qui n’ose plus vraiment dire son nom. Certes, à compter
de 1946, la loi dite « de Départementalisation » promet aux ressortissants
des nouveaux D.O.M. une égalité de droit avec les Français métropolitains.
Mais concrètement, nous l’avons souligné, cette déclaration d’intention se
donne rapidement à voir pour ce qu’elle est : une simple coquetterie d’hom-
mes de loi, un miroir aux alouettes législatif. Il faudra vingt ans de bataille
politique au député-maire Aimé Césaire pour que cette évolution statutai-
re finisse par générer, aux îles, les bénéfices escomptés sur le plan socio-
économique.
Cette situation néo-coloniale vient s’ajouter aux multiples dominations
exercées sur la pratique de Glissant. Elle a pour conséquence de générer
en lui une conscience aiguë de son déclassement social. Ce sentiment se
renforce encore du fait des origines familiales de l’écrivain. Tardivement
reconnu par son père (il portera jusqu’à ses neuf ans le patronyme de sa
mère, Godard51), sa filiation et, par extension, sa légitimité, sont soumises
à caution, teintées d’une ambiguïté constitutive. La relation fantasmatique
qu’entretient l’écrivain à son nom en est marquée. Il se plaît, notamment, à
imaginer que son patronyme résulte de l’inversion de celui d’un colon :
51
Dominique Chancé, Édouard Glissant. Un “traité du déparler”, op. cit., p. 260.
40
La quête et l’écart
moment de la libération des esclaves ; par dérision, j’ai d’ailleurs décrit cette
scène dans Le Quatrième siècle. Dans ce roman, il y a un planteur qui s’appelle
Senglis. C’est par renversement qu’à une famille martiniquaise on a attribué
le nom de Glissant. 52
52
« Entretien avec Édouard Glissant », Le français aujourd’hui, art. cit., p. 123. Ce jeu d’in-
version Senglis/Glissant est repris dans une scène du Quatrième siècle, tandis que les com-
mis de l’État-civil attribuent des patronymes fantaisistes aux Noirs récemment libérés : « ils
s’amusaient à inverser les noms, à les torturer pour au moins les éloigner de l’origine. De
Senglis en résultat par exemple Glissant. » (QS, 178)
53
À quoi vient s’ajouter le père (pair) symbolique, en termes d’affiliation, lequel, souligne
Véronique Bonnet, est tantôt noir (Césaire), tantôt blanc (Saint-John Perse). Cf. Véroni-
que Bonnet, « L’affirmation d’un champ littéraire franco-antillais », art. cit., p. 144.
54
De fait, une des rares déclarations de Glissant au sujet de son père mentionne que ce der-
nier se pliait à la situation coloniale, et qu’« il n’y avait chez lui aucune prise de conscience
politique » (Daniel Radford, Édouard Glissant, op. cit., p. 14). Par réaction, conflit généra-
tionnel oblige, le fils se distinguera du père en souscrivant, pour sa part, à des problémati-
ques militantes et contestataires.
41
Le roman-monde d’Édouard Glissant
55
Sur le sujet, voir l’utilisation que fait Françoise Simasotchi-Bronès (Le roman antillais,
personnages, espace et histoire. Fils du chaos, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 265) de la no-
tion d’« impensé généalogique » développée par D. Dumas dans L’ange et le fantôme. In-
troduction à la clinique de l’impensé généalogique.
56
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence africaine, 1994, 1944c, p. 28.
57
Romuald-Blaise Fonkoua, Essai sur une mesure du monde au XXème siècle. Édouard Glis-
sant, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 122.
58
Romuald-Blaise Fonkoua, Essai sur une mesure du monde au XXème siècle. Édouard Glis-
sant, op. cit., p. 16.
42
La quête et l’écart
Schœlcher. Glissant, qui n’a que douze ans, est trop jeune pour compter au
nombre des élèves de Césaire59. Malgré tout, l’aura du charismatique pro-
fesseur Césaire est pour beaucoup, selon l’aveu même de Glissant, dans son
entrée en poésie60. Césaire enseigne alors le Surréalisme à partir de Bau-
delaire, Rimbaud et Lautréamont, pour le plus grand bonheur des lycéens
martiniquais. Cette convocation des poètes surréalistes et symbolistes se
présente comme un contre-discours, l’expression du refus d’un ordre établi,
qui déplaît fortement aux autorités académiques françaises. La parole poé-
tique s’y fait « arme miraculeuse », au service d’une émancipation. Glissant
reçoit en partage cette vision césairienne d’une poésie révolutionnaire, sub-
versive, contestataire et libératrice. Il se rallie à cette « libre parole » qui se
rit des contraintes pesant sur le sujet colonisé et trouve dans la convocation
des « poètes maudits » un catalyseur au sentiment de révolte que lui inspire
sa condition de déclassé. Identifiant sa marginalité à la leur, il en adopte,
en toute logique, les partis pris esthétiques. L’écrivain consacre ainsi les dix
premières années de sa production (depuis « Déroute des souvenirs » en
1946, jusqu’à la publication de son premier essai, Soleil de la conscience, en
1956) à une poésie d’obédience d’abord surréaliste61, puis symboliste.
Quoique sa vocation pour l’école soit évidente62, Glissant – et c’est une
des constantes de sa trajectoire – donnera toujours, ostensiblement, prio-
rité à ses activités de poète. Cet investissement dans la praxis poétique est
de ceux que l’on dit « à vide » et qui peuvent, à terme, se révéler des plus
stériles, comme des plus fructueux. Dans ce cas précis, nous l’avons vu, la
stratégie se révèle payante : l’écrivain parvient à se constituer un capital
symbolique conséquent.
59
Mickael J. Dash est très clair sur ce point (Edouard Glissant, Cambridge, Cambridge Uni-
versity Press, 1995, p. 8), mais nombre de critiques ne seront pas aussi précis, la légende
voulant généralement que Glissant ait reçu l’enseignement dispensé par Césaire, dans le
cadre scolaire (voir Bernadette Cailler, Conquérants de la nuit nue, : Édouard Glissant et
l’H(h)istoire antillaise, Gunter Narr Verlag, Tübingen, 1988, p. 40).
60
« J’ai écrit mes premiers poèmes à l’âge de douze ans, mais nous écrivions tous ; Aimé
Césaire est le grand responsable de cet épanouissement. », Jean Bouvier, « “Je ne suis pas
un romancier mais un poète”, nous dit Édouard Glissant, Prix Renaudot 1958 », entrevue,
Les Nouvelles littéraires, nº 1631, 1958, p. 9.
61
Daniel Radford, Édouard Glissant, op. cit., p. 17.
62
Nous pensons notamment à ses attributions pédagogiques à l’I.M.E., son poste d’ensei-
gnant au Lycée Schoelcher, ses activités actuelles de professeur d’université, et ses diffé-
rents processus de diplômation…
43
Le roman-monde d’Édouard Glissant
L’entrée en littérature, par la poésie de surcroît, est donc à lire comme une
tentative de compensation face à un manque d’assise sociale. Mais, cet in-
vestissement « à vide » est, par définition, de nature plus qu’incertaine. Le
retour aux études universitaires de Glissant, au début des années 1950, tan-
dis qu’il produit ses premiers écrits poétiques d’importance, a pour objectif
de mieux assurer les assises de l’écrivain, en lui garantissant la sanction po-
sitive d’un titre universitaire. Si Glissant choisit de poursuivre sa formation
philosophique, c’est que cette discipline, en tant que « mère de toutes les
sciences »63, continue de disposer d’un fort capital symbolique.
Ce retour aux études se fait sous le signe du paradoxe : Glissant n’en
retirera pas tous les bénéfices escomptés. Titulaire d’un Diplôme d’études
supérieures (D.E.S.) en philosophie, il renonce à l’agrégation64 pour, expli-
quera-t-il plus tard, « revenir à sa vie d’écrivain »65. De la sorte, il ne fait pas
aboutir le processus de diplômation entamé sous la direction de Jean Whal.
Il y gagne, néanmoins, de pouvoir, dorénavant, garantir à son « discours sur
le monde » le cachet de la pluridisciplinarité. Fort de ses connaissances de
base en sciences humaines, Glissant pourra, le moment venu, fonder une
revue (Acoma) et un Institut d’Études (l’I.M.E.) clairement orientés vers
des recherches à visées précisément ethnologiques et sociologiques, à un
moment donné du champ qui voit le structuralisme mettre ces matières à
l’honneur. De la même manière, ses travaux portant, plus tard, sur le pro-
cessus dit « de créolisation », sur les sociétés « ataviques » ou « composites »,
sur le motif du « rhizome » (emprunté à Deleuze), etc., emprunteront aux
sciences humaines et à la philosophie. L’investissement, ici, s’avère donc
fructueux, au moins à long terme.
D’investissement à vide en acquisition de capital symbolique par le biais
de titres universitaires, ce « poète diplômé en philosophie et en ethnologie »
élargit, au fil des années qui suivent, son champ de compétence, dans une sorte
de frénésie d’accumulation des savoirs et des discours. Signataire de textes de
présentation de nombreux catalogues d’exposition de peintures, pour des gale-
ries parisiennes, il élabore son discours esthétique. Le profit symbolique est de
63
L’expression est de Novalis.
64
Ce diplôme d’état est alors le « nec plus ultra » de la vie intellectuelle française. En sont
titulaires Aimé Césaire et Léopold-Sédar Senghor.
65
Daniel Radford, Édouard Glissant, op. cit., p. 19.
44
La quête et l’écart
taille. On sait combien, depuis Baudelaire, il est de bon ton, pour un écrivain,
de doubler sa praxis d’homme de lettres d’un discours sur l’art.
S’y adjoint un discours de critique littéraire. Glissant collabore aux Let-
tres Nouvelles à compter de 1954 et prend la parole dans son propre champ
qu’il fréquente, dès lors, à double titre : en tant qu’auteur et en tant que
critique. Institué critique de ses pairs par une revue littéraire cotée, promu
de facto instance de légitimation interne au champ, Édouard Glissant peut,
dès lors, se présenter comme une des voix autorisées par ce même champ.
Résultat : dix ans après son arrivée à Paris, Glissant est parvenu à
conquérir, par des investissements judicieux sur plan symbolique, une lé-
gitimité honorable au sein du champ intellectuel parisien. L’entreprise de
reclassement symbolique (menée consciemment ou inconsciemment par
l’écrivain) est en voie d’aboutir. Dès lors, usant de savoirs ressortissant de
champs multiples, reconnu par ses pairs et bénéficiant d’une tribune, il
peut faire évoluer sa production depuis la simple praxis poétique vers des
genres plus réflexifs. Son premier essai, Soleil de la conscience, publié en
1956, est, ainsi, une traversée des savoirs accumulés, de la philosophie aux
sciences humaines et sociales.
Les travaux de Glissant qui suivront Soleil de la Conscience porteront tous le
sceau de la multi-disciplinarité. Dans une certaine mesure, on peut ici rappro-
cher la volonté de polyvalence qui semble caractériser Glissant de la figure de
« l’intellectuel total » esquissée par Pierre Bourdieu, à propos de Sartre. Selon
le sociologue, la notion d’intellectuel total se définit comme la « position sociale
sans précédent que Sartre a construite en concentrant dans sa seule personne
un ensemble de pouvoirs intellectuels et sociaux jusque-là divisés »66 :
66
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 344.
67
Ibid., p. 344-345.
45
Le roman-monde d’Édouard Glissant
68
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 346.
69
Ibid., p. 247.
46
La quête et l’écart
70
« Aux modèles d’enseignement hérités de l’assimilation politique et de l’accession à la ci-
toyenneté française devaient se substituer désormais des modèles de savoir institués par
les Antillais eux-mêmes. », Romuald-Blaise Fonkoua, Essai sur une mesure du monde au
XXème siècle. Édouard Glissant, op. cit., p. 148.
71
Si Glissant s’est efforcé, nous le verrons, de situer sa propre parole relativement à celle de
Césaire ou des écrivains de la créolité, c’est qu’il n’avait guère d’autre choix. L’un limitait,
les autres menaçaient sa position dans le champ. Il était obligé d’entrer en lice et de verba-
liser son écart.
47
Le roman-monde d’Édouard Glissant
72
Nous empruntons cette expression à Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 310.
48
La quête et l’écart
bles, les rapports de place qui existent à l’intérieur du champ. Elle est le
fait d’auteurs qui, occupant une position d’autorité dans l’espace de pro-
duction, se posent en instances de légitimation et consacrent (adoubent)
les nouveaux entrants. Pourtant, Glissant se caractérise par sa réticence à
solliciter, pour sa production, toute forme d’avalisation émanant d’un tiers.
Un examen attentif le confirme : aucun des ouvrages ne présente le moin-
dre paratexte préfaciel. Glissant ne recherche pas la sanction positive de
ses pairs, il se dérobe au subtil tutorat qui s’exprime généralement par la
voie du procédé préfaciel. En revanche, quoique rétif à solliciter d’autrui
légitimation et reconnaissance, il ne dédaigne pas de se prêter de bonne
grâce à cette convention, s’agissant de préfacer les textes de ses amis dont
il respecte le talent. Il le fera pour Kateb Yacine, Henri Corbin, Maurice
Druez, Maurice Roche, et plus tard pour Patrick Chamoiseau73, se posant,
de la sorte, en instance légitimante.
Ce refus du jeu préfaciel est un indice, parmi d’autres, de la relation
éminemment complexe que Glissant entretient, en règle générale, aux
instances institutionnelles. Glissant semble sans cesse écartelé entre deux
aspirations contradictoires : le désir de l’institution, d’une part, et sa né-
gation, de l’autre. Écrivain dit « périphérique », ressortissant d’un espace
à forte coloration coloniale, il ne peut jouir de sa liberté qu’en se révoltant
contre une institution centrale (française, métropolitaine), perçue comme
oppressive. Refusant de s’abaisser à solliciter sa légitimité auprès d’instan-
ces qui lui sont imposées, il détourne la logique du champ et procède de
façon à se légitimer lui-même. Mais, entre-temps, en tant qu’agent évoluant
à l’intérieur de ce champ, il en a bel et bien intériorisé les règles du jeu et les
enjeux, et ne peut se défendre d’aspirer sourdement à la reconnaissance de
l’institution qu’il condamne et combat. Aussi en vient-il à osciller sans cesse
73
Évoquant la préface glissantienne au roman de Chamoiseau, Chroniques des sept misères,
Dominique Chancé pose que, ce faisant, Glissant a effectivement « conféré une légitimité
au projet de l’écrivain qui métisse le créole et le français, […] il a autorisé, pesant de tout
son poids de théoricien reconnu aux Antilles, les transcriptions littérales. » (L’auteur en
souffrance, op. cit., p. 112). Pourtant, outre cet adoubement d’un projet scriptural, on trou-
ve trace, dans cette préface de Glissant à Chronique des sept misères, de deux intentions
marquées : d’abord, Glissant ramène à lui la production de Chamoiseau en déclassant plus
encore la négritude césairienne, en manifestant des signes d’empathie avec un auteur issu
« d’une génération qui n’a pas vibré aux généralités généreuses de la Négritude, mais porté
son attention sur le détail du réel antillais » (p. 3) ; ensuite, il manifeste un paternalisme
déguisé, qui renvoie le roman préfacé au rang d’une littérature de divertissement, bien
éloignée de ses préoccupations d’intellectuel : « Prenez plaisir à l’écouter » (p. 7).
49
Le roman-monde d’Édouard Glissant
74
Romuald-Blaise Fonkoua, Essai sur une mesure du monde au XXème siècle. Édouard Glis-
sant, op. cit., p. 293.
50
La quête et l’écart
tutionnel, doivent, dès lors, être lues comme des tentatives de légitimation
de sa praxis et de réhabilitation d’une légitimité contestée. La littérature se
présente ici comme possibilité de revanche, de rattrapage. À défaut d’an-
crage (géographique ou social), l’œuvre (espace de l’encrage) lui offrira les
assises nécessaires. Excentrée, la parole de Glissant se recentre dans l’es-
pace du texte, qui n’a de sens que dans l’objectif de l’écrivain de s’objectiver
lui-même. Électron libre en quête de liens, Glissant se constitue en centre,
maître du sens et nœud gordien de l’œuvre. Ici trouve sa source la refonda-
tion du monde à laquelle, nous le verrons, il entreprend de se livrer depuis
la praxis romanesque.
2 Positions
Selon Pierre Bourdieu, la mise au jour des dispositions d’un « agent pro-
ducteur de biens culturels », qui prélude à toute analyse de trajectoire, per-
met « de décrire et de comprendre le travail spécifique que l’écrivain a dû
accomplir, à la fois contre [l]es déterminations [sociales qui s’exercent sur
lui] et grâce à elles, pour se produire comme créateur »75. Tout l’enjeu d’une
trajectoire auctoriale, à l’intérieur du champ littéraire, tient, en effet, à la
nécessité, pour cet agent, de se créer une position spécifique dans le réseau
des positions qui lui sont préexistantes, et d’imposer cette nouvelle position
(qui est rupture) comme légitime. Nous entendons, à présent, examiner at-
tentivement les réseaux préexistant à l’entrée de Glissant dans le champ in-
tellectuel, avec lesquels il a été en contact et qui ont rendu possible l’émer-
gence de sa parole.
Précisément, les éléments biographiques évoqués antérieurement, ainsi
que l’accent mis sur la vocation multidisciplinaire d’Édouard Glissant, in-
duisent que l’auteur, avant de parvenir à se constituer une position propre,
s’est inscrit dans des réseaux discursifs décidément variés. La philosophie,
l’ethnologie, la critique d’art, la littérature et, plus spécifiquement, la poé-
sie, sont autant d’espaces de discours et de connaissance qu’il a investis
avant de déployer sa propre parole, proposée comme singulière.
75
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 177-178.
51
Le roman-monde d’Édouard Glissant
2.1 Le philosophe
De son propre aveu, Glissant fait remonter à ses études secondaires son
intérêt pour la philosophie, expliquant que celle-ci lui était alors apparue
« comme un domaine essentiel permettant des combats nouveaux »76. Da-
niel Radford fait remarquer :
76
Daniel Radford, Édouard Glissant, op. cit., p. 17.
77
Idem.
78
Jean Wahl est l’auteur d’une thèse soutenue en 1920, traitant Du Rôle de l’idée de l’instant
dans la philosophie de Descartes, Paris, Descartes and Cie, 1994.
79
Jean Wahl, Du Rôle de l’idée de l’instant dans la philosophie de Descartes, op. cit., p. 49.
52
La quête et l’écart
ne peut trouver qu’un écho favorable chez le jeune poète martiniquais. Elle
vient, en effet, réhabiliter les peuples issus de l’esclavage, que l’Occident dit
« sans mémoire » du fait de leur déportation génésiaque, et qu’il suppose,
dès lors, par réflexe raciste et réducteur, inaptes à toute projection théori-
que ou conceptuelle, à toute formulation d’une pensée abstraite.
Les postulations phénoménologiques de Jean Wahl amènent aussi Glis-
sant à prendre conscience du fait que toute pensée présente un caractère
d’immédiateté, ne s’ancrant que dans l’instant qui la voit naître. Dès lors,
quoi de plus licite que de laisser à la poésie le soin de traduire verbale-
ment cette pensée ? Glissant fait sienne cette conception (légitimante) du
dire poétique, et la relation qu’il entretient à sa praxis en restera fortement
empreinte :
80
Romuald-Blaise Fonkoua, Essai sur une mesure du monde au XXème siècle. Édouard Glis-
sant, op. cit., p. 51.
53
Le roman-monde d’Édouard Glissant
2.2 L’ethnologue
81
Michel Leiris, Contacts de civilisations en Martinique et en Guadeloupe, Paris, Unesco/
Gallimard, 1987, c1955. Glissant ne manque pas de prendre connaissance de cet ouvrage.
Il lui consacre, l’année suivante, un long article dans Les Lettres nouvelles, repris dans
L’Intention poétique (« Michel Leiris ethnographe », Les Lettres nouvelles, vol. IV, n° 43,
nov. 1956, p. 609-621).
82
Sociologie des Brazzaville noires, Paris, Armand Colin, 1955 ; Sociologie actuelle de l’Afri-
que Noire, Paris, PUF, 1955 ; Afrique ambiguë, Paris, Plon, 1957.
54
La quête et l’écart
tion neuve de son identité, de son être au monde antillais, Glissant intègre,
pour élaborer sa propre démarche, les apports des recherches qui autour
de lui se développent. Selon Fonkoua, Glissant reprend à Leiris son souci
de définir, en préalable indispensable à toute recherche, la nature exacte de
« la tâche de l’ethnologue et la science ethnologique »83. Plus loin, toujours
selon Fonkoua, Glissant en adopte la volonté de congédier l’exotisme, rap-
pelant « que l’homme vivant doit être situé au centre de la production et du
savoir et partant, au centre de la réflexion scientifique »84. De Lévi-Strauss,
Glissant retient cette idée forte, qui fondera « la poétique de la relation »,
que « toute connaissance procède de la reconnaissance des peuples dans
leur diversité »85.
Des développements de l’ethnologie contemporaine aux travaux de
Durkheim, en passant par les apports théoriques de la sociologie alle-
mande, Glissant tire un incontestable profit de la formidable avancée des
sciences sociales dans les années 1950 et 1960. Fort de ces savoirs, il peut,
en toute légitimité, au début des années 1970, se poser comme chef de file
d’une nouvelle prospection des sociétés antillaises, dont l’I.M.E et Acoma
se feront les instruments.
Le génie glissantien tient probablement, ici, à sa capacité de conver-
tir avec inspiration les fruits d’une science en marche en une matière qui
vient nourrir son propre discours, le conditionnant durablement. Comme
le souligne Fonkoua, soucieux de contribuer à l’« élaboration d’un savoir et
d’un discours sur les Antilles »86, Glissant emprunte aux sciences sociales
– de même qu’il l’a fait avec la philosophie – les fondements de sa propre
formalisation à venir. La relation qu’il entretient avec les disciplines conne-
xes à la littérature est d’absorption, d’intégration, ou encore de transfert.
Il excelle à importer dans son propre projet, de nature poétique, des outils
qu’il emprunte à tous les domaines de la connaissance. Il prend ainsi en
compte l’état du champ intellectuel français, et en intériorise les positions
déjà établies à l’entour, afin de mieux y inscrire la sienne.
83
Romuald-Blaise Fonkoua, Essai sur une mesure du monde au XXème siècle. Édouard Glis-
sant, op. cit., p. 54.
84
Ibid., p. 55.
85
Ibid., p. 58.
86
Ibid., p. 61-62.
55
Le roman-monde d’Édouard Glissant
2.3 Le poète
56
La quête et l’écart
Non seulement ces jeunes poètes partagent la même expérience : ils parta-
gent aussi la même réaction, celle qu’Henri Pichette, le plus précoce, affirmait
déjà dans les Apoèmes : « Je vais refaire ma vie », s’écriait-il. Ils veulent tous
refaire leur vie, c’est-à-dire refaire l’histoire, ils répondent à la conjoncture
par le refus et par l’espoir, par le recul et par l’élan de la révolution. Le cli-
mat révolutionnaire, et même précisément marxiste, de cette jeune poésie,
est incontestable.89
Tel quel, le visage de cette poésie se révèle d’une extrême et continuelle gra-
vité ; tendu, jusque dans la douceur ou la suavité, le sarcasme parfois y paraît
mais d’essence tragique. Plutôt que de distinguer des catégories, forcément
hasardeuses et vaines, parmi ces poètes on peut cerner certaines lignes de
démarcation qui aident à cerner les tempéraments. Il y aurait, d’une part,
87
On connaît la place occupée par cette notion du « commun lieu », dans l’œuvre d’Édouard
Glissant.
88
Gaëtan Picon, Panorama de la nouvelle littérature française, Paris, Gallimard, 1960,
c1976, p. 198-199.
89
Ibid., p. 20.
57
Le roman-monde d’Édouard Glissant
les interrogatifs, les pessimistes, ceux qui doutent, refusent, limitent ; d’autre
part, les affirmatifs dont la révolte postule un paradis, dont le refus construit
un monde, dont la vision tend vers l’extase.90
Les relations nouées par Édouard Glissant avec les poètes de sa génération,
à l’orée de sa carrière, résisteront à la fuite du temps. Solidaire, Glissant
fait porter sur le Hamlet de son ami Jean Paris la première chronique qu’il
produit pour Les Lettres nouvelles. Au fil des numéros qui suivent, il aborde
consécutivement l’œuvre de Jacques Charpier91, le Goethe de Jean Paris92, le
Fomalhaut de Romain Weingarten93, les textes d’Yves Bonnefoy94, de Re-
verdy95 ou encore une pièce de Kateb Yacine, Le cadavre encerclé96. Quoiqu’il
se défende de tout parti-pris dans l’élection de ses sujets de chroniques97, il
n’en reste pas moins que, lorsque la revue le charge, en 1956, de consacrer
un numéro spécial aux jeunes poètes qui lui sont contemporains, c’est bien
à ses compagnons de route que Glissant choisit de rendre hommage, usant
de sa position privilégiée de critique pour légitimer, de l’intérieur, le mou-
vement auquel il appartient lui-même, à titre de poète98.
90
Olivier de Magny, « Recension de l’Anthologie de la poésie nouvelle, de Jean Paris », Les
Lettres nouvelles, vol. 6, n° 1, janvier 1958, p. 116.
91
Édouard Glissant, « Mythologie du vent, par Jacques Charpier », Les Lettres nouvelles, vol.
III, nº 26, avr. 1955, p. 594-596 ; « Les Deux Aurores, poèmes de Jacques Charpier », Les
Lettres nouvelles, vol. VII, n° 35, déc. 1959, p. 15-18.
92
Édouard Glissant, « Goethe, par Jean Paris », Les Lettres nouvelles, vol. IV, n° 39, juin 1956,
p. 916-917.
93
Édouard Glissant, « Fomahault, par Romain Weingarten », Les Lettres nouvelles, vol. IV,
n° 43, nov. 1956, p. 651-652.
94
Édouard Glissant, « Note sur Yves Bonnefoy et le chemin de la vérité », Les Lettres nouvel-
les, vol. VI, n° 65, nov. 1958, p. 583-587.
95
Édouard Glissant, « Solitude de Reverdy », Les Lettres nouvelles, vol. V, nº 52, sept. 1957,
p. 278-286.
96
Édouard Glissant, « Le chant profond de Kateb Yacine », Les Lettres nouvelles, vol. VII, n°
67, janv. 1959, p. 7-9.
97
Glissant déclarera ainsi : « Les livres qui faisaient l’objet d’une critique aux Lettres nouvel-
les étaient choisis par moi, et en général en fonction soit d’un plan déjà tracé pour L’Inten-
tion poétique, soit d’un intérêt poétique, soit (très peu) d’une connaissance de l’auteur. »,
J. Roget Wilbert, Edouard Glissant and Antillanité, op. cit., p. 34-35.
98
Notons seulement que, quelques 25 ans plus tard, la solidarité restera de mise : au rang
des jurés chargés de valider la thèse de doctorat présentée par Glissant, en Sorbonne, on
retrouvera ainsi deux de ses amis : Jean Laude et Jean Paris.
58
La quête et l’écart
99
Texte de présentation des Lettres nouvelles, mars 1953, n° 1, p. 2.
100
Daniel Radford, Édouard Glissant, op. cit., p. 21.
101
Ibid., p. 21.
59
Le roman-monde d’Édouard Glissant
102
Délia Blanco, « Arts des Amériques », http://www.regards.fr/archives/2000/200006/20
0006cre02.html. Voir aussi l’interview de Hans Ulrich Obrist, janvier 2002 : www.kana-
zawa21.jp/act/r/02/pdf/hans02_e.pdf
60
La quête et l’écart
litique. De façon générale, l’heure n’est guère à « l’art pour l’art », le credo
en vogue est plutôt celui du « tout politique ». Comme le soulignera Sen-
ghor, la culture est alors « l’Alpha et l’Omega de la politique ».
Pour mémoire, rappelons que l’enjeu politique porté sur le discours de
l’écrivain ressort d’une évolution que l’on peut faire remonter, avec Pierre
Bourdieu, à l’émergence, en France, vers 1850, d’un champ littéraire pré-
senté comme « autonome ». Cette évolution rendit possible (vers la fin du
XIXème siècle) le surgissement de la figure de l’intellectuel engagé103. La
politisation du champ littéraire ainsi amorcée a atteint son apogée, selon
Benoît Denis, avec la Révolution russe d’octobre 1917, qui vint remettre en
cause l’autonomie du champ littéraire, et induisit de facto un réajustement
entre littérature et politique104.
Ce réajustement entraîna, de la part des agents en place dans le champ
littéraire français, plusieurs réactions en chaîne. Dans les années 20, les
surréalistes, postulant « l’homogénéité structurale entre rupture esthétique
et révolution politique »105, restèrent soucieux, avant tout, de « préserver la
spécificité de la littérature et de l’art »106. La praxis surréaliste se veut dé-
sintéressée. C’est le Verbe qu’il convient de révolutionner avant tout, le réel
devant s’en ressentir par rebond. Sur base d’un tel principe, André Breton
disqualifia ceux qui, parmi ses émules, se laissèrent tenter par les feux de
paille de la gloire littéraire, ou de la politique107, arguant qu’il éliminait ainsi
« ceux qui, à quelques égards, plus ou moins manifestes, ont démérité de la
liberté. »108
À l’opposé du parti pris surréaliste, explicitement a-politique, un cer-
tain nombre d’écrivains français des années 1930 optèrent pour une pra-
103
Notamment sous le coup de la prise de position zolienne à l’occasion de l’affaire Dreyfus,
et de la parution de son célèbre J’accuse.
104
Benoît Denis, Littérature et engagement. De Pascal à Sartre, Paris, Seuil, 2000, p. 23.
105
Ibid., p. 24.
106
Ibid., p. 25.
107
Quoique lui-même séduit par le trotskisme à l’occasion de la guerre du Maroc, qui le voit
prendre le parti des communistes, les sympathies politiques de Breton ne le mèneront
jamais à une adhésion totale à un quelconque dogme. Sa liberté d’artiste, telle qu’il la
conçoit, ne saurait le souffrir. Exigeant des autres ce qu’il revendique pour lui-même, il
exclura de son mouvement Chirico et Dali, pour avoir adhéré au fascisme en 1936, de la
même façon qu’il rompra avec Aragon, converti au communisme à compter de 1930, ainsi
qu’avec Paul Éluard et Georges Hugnet, fin 1938, exclus eux aussi pour cause de divergen-
ces politiques avec le pape surréaliste.
108
Yvonne Duplessis, Le Surréalisme, Paris, PUF, 2000, p. 12.
61
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Pour cette génération, […] l’écrivain n’est plus ou ne devrait plus être seule-
ment un homme de lettres, simple témoin de son monde et de son temps :
il est aussi, en tant qu’homme tout court (à l’égal ou plus peut-être que les
autres), « embarqué » — comme disait Pascal — ou « dans le coup » — com-
me l’a dit Sartre -, c’est-à-dire personnellement impliqué, qu’il le veuille ou
non, dans les évènements de son époque et les vicissitudes de la « condition
humaine ».110
[D]e simples témoins, à charge ou à décharge, de l’ordre établi […], les écri-
vains ne sont [plus] dignes de ce nom que s’ils s’engagent, que s’ils sont en
même temps hommes de lettres et hommes d’action.111
109
Pierre Astier, Écrivains français engagés. La génération littéraire de 1930, Paris, Nouvel-
les éditions Debresse, 1978.
110
Ibid., p. 26.
111
Ibid., p. 25-26.
112
Cette expérience fournira à Malraux le sujet de La condition humaine, Prix Goncourt en
1933.
62
La quête et l’écart
113
Il retrace cette tranche de vie dans son roman L’espoir, en 1937.
114
R.M. Alberes, L’aventure intellectuelle du XXème siècle ; panorama de littérature euro-
péenne, 1900-1959, Paris, Albin Michel, 1959, p. 295.
115
Tandis que Paul Claudel écrit une ode au Maréchal Pétain, que Paul Morand conserve son
poste d’ambassadeur de Vichy, et que Charles Maurras, Henri de Montherlant, et Marcel
Jouhandeau, font le jeu du gouvernement installé à Vichy en développant des thèses an-
glophobes et anti-démocratiques, de nombreux écrivains optent pour la résistance sur le
sol français, ou en exil, d’autres meurent au combat ou en déportation.
116
R.M. Albères, L’aventure intellectuelle du XXème siècle ; panorama de littérature européen-
ne, 1900-1959, op. cit. p. 298.
63
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Puisque l’écrivain n’a aucun moyen de s’évader, nous voulons qu’il embrasse
étroitement son époque ; elle est sa chance unique : elle s’est faite pour lui et
il est fait pour elle.118
117
R.M. Albères, L’aventure intellectuelle du XXème siècle ; panorama de littérature européen-
ne, 1900-1959, op. cit., p. 299.
118
Jean-Paul Sartre, « Présentation des Temps modernes », Situations II, Paris, Gallimard,
1948, p. 12.
119
Jean-Paul Sartre, « La nationalisation de la littérature », Situations II, Paris, Gallimard,
1948, p. 40.
120
Jean-Paul Sartre, « Présentation des Temps modernes », op. cit., p. 16.
121
Jean-Paul, Sartre « Qu’est-ce que la littérature ? », Situations II, Paris, Gallimard, 1948,
p. 71.
122
Ibid., p. 73.
64
La quête et l’écart
On peut imaginer combien il est alors difficile, pour un auteur noir, de sur-
croît, issu d’un pays colonisé, de se soustraire à une telle pression. L’heure
est à la lutte contre le colonialisme, à la chute des Empires. L’idéologie sar-
trienne qui règne sur le champ littéraire français ne saurait concevoir qu’un
représentant des peuples opprimés se dérobe aux impératifs de son temps125.
Orphée Noir, la préface de Sartre à l’Anthologie de Senghor, l’entend ainsi,
123
Pascale Goetschel, Emmanuelle Loyer, Histoire culturelle et intellectuelle de la France au
XXème siècle, Armand Colin, 1995, p. 105-106.
124
Maurice Blanchot, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1986, c1959, p. 337-338.
125
Cf. Jean-Paul Sartre, écrivant au sujet de Richard Wright, dans « Qu’est-ce que la littéra-
ture ? », op. cit., p. 125-126 : « Prenons le cas du grand écrivain noir Richard Wright […]
Peut-on supposer un instant qu’il accepte de passer sa vie dans la contemplation du Vrai,
du Beau, et du Bien éternels, quand 90% des nègres du sud sont pratiquement privés du
droit de vote ? »
65
Le roman-monde d’Édouard Glissant
qui pose avec force le mouvement de la négritude bien plus comme une re-
vendication de nature véritablement politique que comme la formalisation
d’un courant artistique.
De fait, la praxis des écrivains noirs ne peut se concevoir fors ce principe
de la nécessaire fusion du politique et du culturel en vigueur dans le champ
français. Ils se l’approprient, l’investissent et l’actualisent véritablement. La
problématique de l’engagement, chez les poètes de la négritude, doit incon-
testablement plus à leur expérience propre qu’à la simple reprise d’une doc-
trine qui émanerait du « centre » parisien. De la même façon que les Français
ont vécu dans leur chair, pendant l’Occupation allemande, les tiraillements
d’une alternative existentielle majeure (collaboration ou résistance ?), Afri-
cains et Antillais, qui ont fait l’expérience de la colonisation, savent, pour leur
part, que, dans leur cas, toute prise de parole est intrinsèquement, néces-
sairement, politique. Le simple fait, pour l’homme noir jusque-là réduit à
mutité, de réclamer le droit de dire et de se dire, est en soi geste de rébellion,
mise en cause d’un ordre séculairement établi. Sa parole vaut pour un acte.
Toumson et Henry-Valmore en témoignent, la production césairienne, plus
que toute autre, porte la marque de cet enjeu, de cette tension bivalente :
126
Roger Toumson, Simonne Henry-Valmore, Aimé Césaire : le Nègre inconsolé, Paris/Fort-
de-France, Syros/Vent des Îles, 1993, p. 107.
127
Ibid., p. 16.
128
Ce sont, par exemple, des joutes verbales autour du caractère « national » que doivent re-
vêtir, ou non, la poésie et le roman. Ainsi en est-il du « Débat autour des conditions d’une
poésie nationale », en oct.-nov. 1955, qui voit Aimé Césaire, René Depestre, Gilbert Gra-
66
La quête et l’écart
Quoi que l’on puisse dire, il n’y a jamais carence du sentiment national. Il n’y
a d’insuffisance que de l’homme de culture. 130
67
Le roman-monde d’Édouard Glissant
131
« Résolution sur la littérature », Présence africaine, n° 24-25, Tome I, fév.- mai 1959,
p. 25.
132
« Sous-champ » étant entendu dans son sens le plus faible. Sur le plan institutionnel, la
notion de « littérature antillaise » existe alors à peine.
68
La quête et l’écart
de plus logique, dès lors, de la part du jeune Glissant, que de mettre ses pas
dans ceux de son aîné, dont le parrainage est seul susceptible de garantir au
nouvel entrant légitimation et consécration133.
Coopté par l’auteur du Cahier, Glissant embarque, donc, dans la dy-
namique de la négritude. Il collabore sporadiquement à la revue Présence
Africaine, fondée en 1947 par Alioune Diop, en vue de rassembler les in-
tellectuels africains et antillais regroupés à Paris. La première participa-
tion du jeune poète martiniquais aux activités de la revue remonte à 1956,
lorsqu’il prend la parole dans le cadre des conférences organisées tous les
vendredis à partir du 27 avril 1956. Ce texte sera ensuite publié dans un
numéro de la revue134, comme le sera un autre poème, en 1958135. Toujours
en 1956, Glissant participe au Premier Congrès des Écrivains et Artistes
Noirs comme délégué de la Martinique, aux côtés de Louis Achille, Aimé
Césaire et Frantz Fanon. Enfin, à compter de 1959, il devient membre du
Conseil exécutif de la Société Africaine de Culture, et participe aux activités
organisées lors du Second Congrès, à Rome.
Non content de militer activement sous la bannière de la négritude,
Glissant en adopte les conventions. Un des maîtres mots de ce mouvement
tient au lien de solidarité qui doit unir les Noirs, à l’échelle mondiale. À
quoi s’ajoute, pour la diaspora africaine, le leitmotiv du retour aux sources,
à l’Afrique-mère.
Dans cette dynamique, Glissant est invité à se présenter comme un
écrivain « noir », hors de toute spécificité antillaise ou martiniquaise. La
logique du champ littéraire l’exige. Amateur depuis le lycée, nous l’avons
souligné, de littérature afro-américaine, il y souscrit aisément. Les titres de
certains de ses premiers articles l’illustrent. Ils usent et abusent de l’adjectif
« noir » (« Note sur une “poésie nationale” chez les peuples noirs », « Note
sur le Premier Congrès des Écrivains et Artistes Noirs », en 1956, ou « Le
romancier noir et son peuple. Notes pour une conférence », en 1957).
Il faut souligner que, du point de vue de la réception, le consensus est
identique. Pour la critique universitaire du début des années 1950, comme
pour le journaliste ou pour le public, la parole de l’écrivain noir a une fonc-
133
Plus tard, c’est aussi contre Césaire que Glissant devra « se dresser » pour exister de façon
autonome dans le champ.
134
Édouard Glissant, « Le romancier noir et son peuple. Notes pour une conférence », Pré-
sence africaine, n° 16, oct.- nov. 1957, p. 26-31.
135
Édouard Glissant, « Afrique », Présence africaine, n° 17, déc. 1957 — janv. 1958, p. 93-98.
69
Le roman-monde d’Édouard Glissant
tion de représentation. Elle est perçue comme une parole avant tout collec-
tive, émanant d’une masse opprimée, identifiable à la couleur de sa peau.
Glissant intériorise donc les mots d’ordre de la négritude et intègre dans
son propos l’identification aux peuples africains. C’est en tant que repré-
sentant d’une diaspora issue du continent noir que des revues spécialisées
comme La Vie africaine136 – qui le mandate pour interviewer Tchicaya
U’Tam’si – ou Afrique action137 le sollicitent138. De fait, le champ de l’époque
se définissant par la notion de race (littérature négro-africaine, ou littéra-
ture noire), il ne convenait pas de « distinguer » les Noirs entre eux. Afrique
Action présente ainsi le quatuor Césaire-Diop-Rabemananjara-Glissant,
sous le chapeau : « Les Africains peuvent étonner le monde… »139.
De la même façon, parmi les premiers poèmes de Glissant publiés dans
la presse, la préférence des comités de rédaction ira majoritairement à un
extrait du Sel noir (le chant IV), considéré comme significatif du fait qu’il
est « plus particulièrement consacré à l’Afrique ». C’est le cas de Présence
africaine140, les Nouvelles littéraires141, Paris-Presse142, Dimanche Matin143,
Rivarol144.
Les activités et discours de Glissant, à l’époque, ne contredisent pas cette
source africaine. Lors de la table ronde organisée, à Rome, en 1960, par la
revue Comprendre, on le voit ainsi rallier explicitement le groupe des écri-
vains africains (« nous autres écrivains africains »145). Le paratexte de son
premier roman, La Lézarde, porte trace, à la fois, du culte voué à l’Afrique
et de la tutelle césairienne. Glissant adjoint un « poème africain » non iden-
136
Tchikaya U’Tamsi, « En attendant le troisième siècle avec Édouard Glissant », La Vie afri-
caine, n° 2, mai-juin 1959, p. 12-13.
137
« Entretien : un écrivain martiniquais met en question la littérature occidentale », Afrique
Action, nov. 1960, p. 24-25.
138
Robert Monsterleet, « Que se passe-t-il aux Antilles ? », La Vie africaine, n° 19, 1961, p. 47-
48.
139
« Les Africains peuvent étonner le monde… », Afrique Action, n° 24, 27 mars 1961, p. 22-
23.
140
« Afrique », Présence africaine, n° 17, déc. 57-janv.58, p. 93.
141
« Deux poèmes d’Édouard Glissant », Les Nouvelles littéraires, n° 1631, 4 déc. 1958, p. 9.
142
« Lueurs sur l’Afrique », Paris-Presse, 4 déc. 1958.
143
« Oh Afrique ! Dénouée enfin tu éclabousses ! », Dimanche Matin, 7 déc. 1958.
144
« Ô Afrique ! Un si long temps tu fus exil d’Afrique », Rivarol, 18 déc. 1958.
145
« Cultures de l’Afrique noire et de l’Occident, première table ronde tenue à Rome du 22 au
24 février 1960 », Comprendre, n° 21-22, 1960, p. 235.
70
La quête et l’écart
2.6 L’héritier
146
Citation tirée de Et les chiens se taisaient, Paris, Présence africaine, 1958, p. 31.
147
«Sous le coup des Indépendances ébranlant la planète, « [l]e monde soudain s’est trouvé
large de ces pays qui hier encore s’épaississaient dans la nuit. On a entendu le cri de leurs
habitants. Le sang de terre a coulé dans la terre. » (IP, 14)
71
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Seuls les poètes ici furent à l’écoute du monde, fertilisèrent par avance. On
sait le temps qu’il faut pour qu’on entende leur voix.
Seuls les poètes. (IP, 42)
[…] a bâti un monde, analogique (et non répétitif ) du monde. Monde illu-
soire, et probant. Relation, et non pas masse ; mais relation opérante : vivable.
(IP, 77)
148
On notera la dimension sacrée que revêt la notion d’éveil, clé de la pratique bouddhiste.
72
La quête et l’écart
Segalen étonne par la force de solitude qui était la sienne. Il s’obstina ter-
rassé, comme Rimbaud, comme Lautréamont : nous savons maintenant qu’il
souffrit de même malédiction. Le vœu du monde était en lui, en lui aussi, qui
était ; lui aussi, en avant du monde. (IP, 96)
149
Voir Gérard Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1992,
c1982.
150
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 108.
73
Le roman-monde d’Édouard Glissant
J’ai rencontré Perse et Faulkner beaucoup plus évidemment que je n’ai ren-
contré par exemple Césaire. Quand j’avais treize ans avec mes copains qui
étaient des élèves de Césaire, ce que je n’ai jamais été d’ailleurs, je déclamais
des poèmes des Armes miraculeuses […] ou des passages du Cahier d’un re-
tour au pays natal. Nous les déclamions la nuit sous les fenêtres des bour-
geois pour les épater. Mais à part cette espèce de « forcènement » de jeunesse,
dès que j’ai découvert Saint-John Perse et Faulkner, qui me semblent être es-
sentiellement des écrivains de plantation, et qui donc ont quelque chose à voir
avec nous, je me suis rendu compte que ces deux poétiques-là rejoignaient ce
que j’avais en moi, qu’ils quittaient la fulguration rimbaldienne que de toutes
façons on ne peut pas imiter, et qu’ils quittaient le cri césairien.151
Certains critiques, mieux outillés que nous, ont montré l’influence des ex-
plorations persiennes sur la production poétique de Glissant. Il n’est pas
dans notre intention de revenir sur cette évidente filiation artistique. Ce qui
151
Catherine Delpech et Maurice Rœlens, Sociétés et littératures antillaises aujourd’hui, Per-
pignan, Presses universitaires de Perpignan, 1997, p. 145.
74
La quête et l’écart
nous intéresse, c’est plutôt la manière dont Glissant, tandis qu’il propose au
champ littéraire (et, plus largement, à la communauté intellectuelle inter-
nationale) ses développements sur la notion de « tout-monde », entreprend
de se placer sous l’égide faulknèrienne, entendue comme annonciatrice de
ses propres investigations. Publié la même année qu’Introduction à une
poétique du Divers, (véritable « petit guide de la créolisation »), Faulkner,
Mississippi s’attarde, comme son titre l’indique, sur la vie et l’œuvre de
Faulkner, dont Glissant propose une relecture.
Son analyse du texte faulknèrien, incontestablement brillante, a ceci de
remarquable qu’elle établit un parallèle étonnant entre la production roma-
nesque de l’écrivain étudié et celle de son exégète. Nous aurons l’occasion de
revenir, au moment opportun, sur cette lecture critique de l’œuvre d’un tiers
aux allures de déambulation auto-métatextuelle. Glissant affirme reconnaî-
tre, dans l’œuvre de Faulkner, présentée comme « un moment de la pensée
monde » (FM, 143), une expression particulière du processus de créolisation,
sur lequel il fonde sa praxis romanesque. Mais, chez Faulkner, la créolisa-
tion prendrait, selon Glissant, la forme d’un refoulement. Impossible pour un
Planteur blanc du Sud louisianais, explique-t-il, de consentir à l’inéluctabi-
lité du métissage, un processus qu’il perçoit comme une forme d’abâtardisse-
ment. Faulkner ne saurait, argue Glissant, en mesurer la dimension positive,
comme lui-même le fera un demi-siècle plus tard. Variation entre un Épique
de l’échec et une conscience tragique de cet échec, l’œuvre faulknèrienne,
tendue vers l’élucidation d’une genèse et d’une damnation, lui apparaît, de
fait, comme l’expression désespérée d’une négation :
Arqué dans son refus de consentir à la fusion avec le corps de l’Autre, Faulk-
ner vouerait ainsi sa praxis à une entreprise de conjuration de la créolisa-
tion. Cette négation obstinée d’un processus aussi salvateur qu’irréversible
éclaire, pour Glissant, l’échec et la dégénérescence qui marquent de leur
sceau les dynasties fictives dont Faulkner retrace la saga :
75
Le roman-monde d’Édouard Glissant
76
La quête et l’écart
3 Prises de position
La science de l’œuvre d’art a […] pour objet propre la relation entre deux struc-
tures, la structure des relations objectives entre les positions dans le champ de
production (et entre les producteurs qui les occupent), et la structure des rela-
tions objectives entre les prises de positions dans l’espace des œuvres. Armée
de l’hypothèse de l’homologie entre les deux structures, la recherche peut,
en instaurant un va-et-vient entre les deux espaces et les informations iden-
tiques qui s’y trouvent proposées sous des apparences différentes, cumuler
l’information que livrent à la fois les œuvres lues dans leurs interrelations et
les propriétés des agents, ou de leurs positions, elles aussi appréhendées dans
leurs relations objectives : telle stratégie stylistique peut ainsi fournir le point
de départ d’une recherche sur la trajectoire de son auteur et telle information
biographique inciter à lire autrement telle particularité formelle de l’œuvre ou
telle propriété de sa structure.153
152
Raphaël Confiant, Aimé Césaire : une traversée paradoxale du siècle, Paris, Stock, 1993.
153
Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 383.
77
Le roman-monde d’Édouard Glissant
78
La quête et l’écart
Il est normal que l’homme antillais avec Aimé Césaire ait enfin proposé com-
me valeur la part jusqu’alors discréditée de lui-même, son être nègre, et qu’il
ait refusé de perpétuer les singeries qu’on lui avait apprises. Ici se définit un
nouveau contenu, et une littérature antillaise originale commence. Mais la
réaction « africaine » est déjà caduque, du moins dans ce qu’elle comportait
de systématique.154
154
Édouard Glissant, « Note sur une “poésie nationale” chez les peuples noirs », Les Lettres
nouvelles, n° 36, vol. 4, mars 1956, p. 392-393.
79
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Si le fait de faire un procès est important, je ne pense pas que ce soit dans un
roman qu’on doive le faire. […] Je ne crois pas que mon livre ait une valeur
polémique, car tel n’était pas son but.156
Cette assertion vaut pour ce qu’elle est : une déclaration de principe. Dans
les faits, il est de nombreux passages de La Lézarde où le discours auctorial
verse, sans conteste, dans la prise de position politique. Mais peu importe à
Glissant que la formule soit énoncée un peu « à l’emporte-pièce » : ce qu’il
entend manifester de la sorte, c’est son recul revendiqué quant aux préoc-
cupations militantes des écrivains de la négritude. Puisque les textes césai-
riens sont éminemment politiques, Glissant se réclame, a contrario, d’une
praxis vierge de tout engagement explicite157.
155
« Je n’ai pas écrit un roman à thèse », Combat, 2 déc. 1958, p. 3.
156
« Édouard Glissant : “Une des choses les plus importantes au monde, c’est d’assurer les
gens de leur dignité” », Midi libre, 23 nov. 1958.
157
Et Glissant de s’en prendre, férocement, dans L’Intention poétique, au choix que fit Cé-
80
La quête et l’écart
saire d’entrer en politique : « L’obscur désir de s’identifier au faux père (qui prit la place
de la mère terrassée) trouve en chaque élu son équivalent : dans le clair désir d’être le père
immémorial. Le césarisme est la tentation des déracinés. » (IP, 184). Du « césarisme » au
« césairisme », il suffit d’une voyelle… Les relents psychanalytiques d’une telle déclaration
suffisent à établir combien, pour Glissant, se pose l’urgence du meurtre du père.
158
Lylian Kesteloot, Les écrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature,
Bruxelles, Éditions de l’Institut de Sociologie de l’Université libre de Bruxelles, 1963,
p. 308.
159
La réticence de Glissant à faire se rencontrer dans un même élan scriptural parole poéti-
que et enjeux politiques, qui est volonté de se distinguer, ne duperont guère les tenants de
la négritude, à l’image du poète malgache Jacques Rabemananjara. Celui-ci (qui perçoit
le “poète noir”, non seulement comme le « porte-voix » de son peuple, mais littéralement
comme « Verbe vivant », tenu au rôle de témoin et de combattant) parle en ces termes de
la tentative glissantienne d’échapper à ce rôle préfixé : « Aucun d’eux n’y a échappé. Pas
même ceux qu’apparemment leurs prédispositions d’esprit n’incitent guère à entrer dans
la lice politique. […] Le délicat Glissant [a beau] ne découvrir ses aises et ses ivresses
poétiques que transporté au loin des rumeurs populaires, sur la cime dépouillée d’une
sphère intellectuelle à haute fréquence, [… ses] écrits n’en témoignent pas moins d’une
connivence authentique et méditée avec l’idéal de [ses] frères. » Jacques Rabemananjara,
« Le poète noir et son peuple », Présence Africaine, oct.-nov. 1957, p. 16.
160
Ainsi convient-il de lire son ralliement au groupe des jeunes poètes avant-gardistes que
nous avons évoqués précédemment. Selon Fonkoua, Glissant est de ceux qui, « au milieu
des années cinquante, à Paris, après la vague du surréalisme et la seconde guerre mon-
diale, entendaient inventer une « poésie de l’engagement », vivre passionnément la poésie
en tenant cette dernière pour le seul et unique espace commun du discours » Romuald-
Blaise Fonkoua, Essai sur une mesure du monde au XXème siècle. Édouard Glissant, op.
cit., p. 40.
81
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Pour moi, à échéance, il me semble que mon livre aidera davantage les miens
qu’un ouvrage de revendications pures. Dans l’expression littéraire des peu-
ples, amorcer un style propre, me semble une chose de la plus haute impor-
tance. C’est, si vous voulez, la première manifestation de la dignité.161
Je ne crois pas que je me situe dans un rapport de filiation avec ces écrivains ;
je ne crois pas que le projet littéraire tel que je le conçois soit en continuité
avec celui de Césaire ou Senghor. […] Ce qui importe pour [les écrivains de
ma génération], c’est de faire un inventaire minutieux et non lyrique du réel
antillais. En ce sens la généralité du cri de la négritude poussé par Césaire,
Senghor et Damas nous échappe.163
161
« Édouard Glissant/écrivain martiniquais : “je veux montrer un chemin qui me paraît libé-
rateur” », Paris-Normandie, 31 oct. 1958.
162
« L’écriture est une fonction : elle est le rapport entre la création et la société, elle est le
langage littéraire transformé par sa destination sociale, elle est la forme saisie dans son in-
tention humaine et liée ainsi aux grandes crises de l’Histoire. », Roland Barthes, Le degré
zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1972, p. 14.
163
« Entretien avec Édouard Glissant », art. cit., p. 119.
164
Cette réduction de la parole césairienne au motif du cri est récurrente, dans l’œuvre de
Glissant. En d’autres occasions, il la qualifiera tour à tour de « cri de naissance » (Cathe-
rine Delpech, Maurice Rœlens, Sociétés et littératures antillaises aujourd’hui, op. cit.), et
de « cri de conscience » (IP, 144).
82
La quête et l’écart
Ce qui est important pour un poète (selon moi), ce n’est pas crier quelque
chose, que de toute manière on peut crier autrement et de manière probable-
ment plus efficace, soit par des textes politiques, soit par des analyses, mais
c’est de manifester dans son écriture poétique quelque chose qu’on ne voit pas
d’ordinaire ; c’est-à-dire, de mettre à jour, par son écriture, des rouages d’un
fonctionnement166 qui n’est pas perceptible à tout le monde.167
Reprenant leurs lexiques à Balzac, à Zola, Glissant souscrit ici à une vision
du littéraire soucieuse de description et d’analyse. L’écriture se fait médium
susceptible de dévoiler le réel, de le révéler dans toute sa complexité. Ce
parti pris veut mettre doublement la parole césairienne à distance : non
seulement, tels que Glissant les présente, les deux projets divergent désor-
mais dans leurs buts mais, plus encore, ils s’opposent radicalement en ter-
mes d’outils. Glissant va, en effet, considérer que la poésie, genre privilégié
par les écrivains de la négritude pour pousser leur « grand cri nègre », ne
saurait accomplir son propre projet. Le raccordement de sa praxis à l’école
réaliste est ainsi à l’origine de sa venue au roman, seul genre en mesure de
165
Italique : nous soulignons.
166
Italique : nous soulignons.
167
Maryse Condé, « Maryse Condé a rencontré Édouard Glissant », Le magazine guadelou-
péen (Magwa), n° 10, janv.-fév.1983, p. 44.
83
Le roman-monde d’Édouard Glissant
De même que je sus qu’il ne suffit pas qu’un poème soit emporté par un vent
de démesure pour qu’il accomplisse de manière durable l’été d’un être, fût-il
démesuré ; de même, j’entrevis enfin que la prose ordonne ce qui par ailleurs
est donné. (Ibid.)
Glissant rallie ici les arguments de Jean-Paul Sartre, qui attribuait au « pro-
sateur » (entendez, au romancier) une fonction de « dévoilement »168 que le
poète, selon le chef de file existentialiste, ne saurait remplir. À Césaire, le
cri, la poésie, « l’émotion nègre »169 ; à son fils rebelle, l’inventaire du réel, le
roman, la connaissance objective… Glissant peut dorénavant exister dans le
champ, sans craindre de répéter le cri césairien170. Pour occuper cette posi-
tion neuve qu’il vient de dégager dans le champ, Glissant résume en un mot
168
Jean-Paul Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? », op. cit., p. 73. La notion sartrienne de
« dévoilement », qui vient se substituer « à la création comme mode opératoire de la litté-
rature » fait de l’écrivain, plus qu’un simple créateur, le vecteur d’une révélation, sorte de
messager à caractère évangélique. Selon une telle conception, « ne travaillant que sur du
donné et du déjà existant, l’écrivain aurait pour tâche de mettre au jour ce qui est là, mais
restait inopérant ou caché », Benoît Denis, Littérature et engagement, de Pascal à Sartre,
op. cit., p. 66.
169
Suivant la célèbre formule de Senghor…
170
Glissant exprimera plus tard, sans détour, l’urgence (quasi vitale) à laquelle il se trou-
vait alors confronté, de distinguer sa praxis de celle de son aîné : « Césaire a fait un mal
immense à des générations de jeunes écrivains, de jeunes poètes qui essayaient d’écrire
comme lui, de répéter le cri césairien. Or on ne peut pas répéter les cris de naissance. »,
Catherine Delpech, Maurice Rœlens, Sociétés et littératures antillaises aujourd’hui, op.
cit., p. 145.
84
La quête et l’écart
171
Édouard Glissant, « Note sur une “poésie nationale” chez les peuples noirs », op. cit.,
p. 392-393.
172
Édouard Glissant, Poèmes complets, Paris, Gallimard, 1994, p. 57.
173
L’opposition des deux suffixes n’est, en elle-même, pas neutre. -itude renvoie à l’idée d’un
mouvement dynamique, quand -ité évoque la notion d’état (d’être). À l’élan césairien vers
l’Afrique, Glissant oppose, ce faisant, son être-dans-le-monde antillais, moins soucieux
d’une problématique de la source.
174
Cette volonté de prendre Césaire à contre-pied a, ici, un caractère tellement systématique
qu’elle inscrit Glissant, quoiqu’il en ait, dans une filiation césairienne, fut-ce par opposi-
tion.
85
Le roman-monde d’Édouard Glissant
175
Dans ce travail, nous désignerons par ce sigle les départements d’outre-mer français,
soient Martinique, Guadeloupe et Guyane (à quoi il faut ajouter La Réunion, que notre
propos ne convoquera pas).
176
Terme que Glissant emprunte à Senghor.
177
« Il faut inlassablement expliquer ceci : à cause de la balkanisation colonialiste, la dé-
colonisation aux Antilles exige l’ouverture sur les autres îles. […] Retrouver l’équilibre,
c’est donc se penser antillais. Une réelle unité, basée sur la libre coopération entre les îles,
ouvrira la perspective des Antilles et les rendra aptes à assumer dans le monde actuel leur
vraie nature, à exercer leur vraie liberté. » Édouard Glissant, « Culture et colonisation :
l’équilibre antillais », Esprit, n° 4, avril 1962, p. 589.
178
Cette hypothèse sera largement contestée, notamment par des auteurs ou critiques haï-
tiens. Tel René Depestre, écrivant : « Malgré leur berceau commun (Afrique-Europe), les
cultures […] d’Haïti et […] celles de la Guadeloupe, de la Martinique et des autres An-
86
La quête et l’écart
87
Le roman-monde d’Édouard Glissant
peuvent que constater leur impuissance, face à une machine étatique qui
impose le droit du plus fort180. Même Césaire doit reconnaître l’échec du
processus de départementalisation dont il fut l’initiateur, allant jusqu’à en
appeler, dans un article, à « l’issue nationale » pour les D.O.M.181
Tandis que la position de Césaire se fragilise d’un tel contexte, l’antilla-
nité permet à Glissant de se positionner dans le champ, en toute autonomie
relativement au credo du « maître ». Construisant sa position à partir d’un
réseau d’oppositions simples (le cri versus l’inventaire / l’Afrique versus les
Antilles), Glissant se pose en s’opposant, suivant la belle formule de Pierre
Bourdieu. De mentor, voilà Césaire devenu indésirable, ses « fils » piaffant
d’investir la place qu’il occupe depuis trop longtemps182. Toumson et Hen-
ry-Valmore dressent avec talent le portrait des parricides :
Rôle ingrat s’il en est. Dans cette société martiniquaise où la paternité est
essentiellement problématique, tous se reconnaissent peu ou prou en lui.
Ses ennemis politiques les plus résolus le citent en exemple. […] Il y a bien
sûr ceux qui reconnaissent cette filiation. D’autres, par contre, s’en écartent,
boudeurs ou rageurs, prêts à briser l’idole. L’ombre portée de la statue du
commandeur encombre l’horizon. Césaire gêne, il a pris toute la place et la
88
La quête et l’écart
meilleure, celle du mauvais nègre primordial. Que le fils veuille tuer le père,
quoi de plus normal ? Telle est la loi du genre.183
183
Roger Toumson et Simonne Henry-Valmore, Aimé Césaire, le nègre inconsolé, op. cit.,
p. 230.
184
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 59 : « Et au milieu de tout cela
je dis hurrah ! mon grand-père meurt, je dis hurrah ! la vieille négritude progressivement
se cadavérise. Il n’y a pas à dire : c’était un bon nègre. »
185
Dans Tout-monde, il nimbera de poésie ses arguments à l’encontre du mythe d’une Afri-
que-Atlantide : « Ainsi avons-nous parcouru dans les pays d’Afrique, (c’était la manière la
plus immédiate de regarder au fond de nous) les imaginant sur des modes dont nous ne
savions pas même qu’on nous les avait suggérés, les masques, l’élémentaire, la force, la
divination, […] Mais ce n’est pas parce que nous avons été fouillés de ces terres comme des
ignames écorchées, transportés sur les Eaux Immenses comme des sacs de gros sel noir,
distribués sur les rochers et les îles et le continent comme une saupoudrée de vieux en-
grais, non, ce n’est pas une raison, — si c’est raison — ni nécessaire ni suffisante pour pré-
tendre revenir là, dans ces pays qu’en vérité on n’a pas arrêté un seul moment de fouiller
jusqu’à l’os martyrisé de leur fond de terre, à y revenir comme si c’était un territoire qui
nous est du, à y paraître comme si les temps s’étaient figés depuis que nos ascendants y
furent ainsi ravis par force, à croire y trouver à notre tour une force essentielle, […] et
nous voudrions insolents partager avec eux cette essence et nous réclamer d’eux comme
89
Le roman-monde d’Édouard Glissant
rant d’un autre temps, c’est Césaire qu’il disqualifie, pour le remplacer. Et
de laisser au personnage de Tigamba le soin d’annoncer de nouvelles aubes,
prophétisant comme suit l’antillanité glissantienne :
Parfois je rêve, je vois des îles, toutes ces îles autour de nous, je me dis : on ne
peut pas, toutes ces îles pareilles, dans les mêmes deux mers. Il faudrait les
réunir. (LL, 207)
de référents paralysés, les tenir pétrifiés dans l’éternité de ces temps où nous joignons nos
grands-parents. » (TM, 428-429)
186
L’expression est de Romuald-Blaise Fonkoua, Édouard Glissant. Essai sur une mesure du
monde au XXème siècle, op. cit., p. 177.
187
Roger Toumson, et Simonne Henry-Valmore, Aimé Césaire, le nègre inconsolé, Paris/Fort-
de-France, Syros/Vent des Îles, 1993, p. 230.
188
Avec Véronique Bonnet, nous pensons qu’on peut alors « parler d’un champ littéraire
émergent en situation relativement autonome par rapport à la littérature nationale fran-
çaise » (Véronique Bonnet, « L’affirmation d’un champ littéraire franco-antillais », art. cit.,
p. 147).
90
La quête et l’écart
Ils s’en reconnaissent « fils », « à jamais »191, allant jusqu’à faire du chef de
file de la négritude un « anté-créole »192.
Si leur position à l’égard de Césaire est rapidement explicitée, il n’en va
pas de même avec Glissant. Leur « créolité » s’inspire tant des apports de
l’antillanité qu’il faut aux trois voix de l’Éloge user de beaucoup de subtilité
189
Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Galli-
mard, 1993, c1989.
190
Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, op. cit.
191
Ibid., p. 18.
192
Idem. .
91
Le roman-monde d’Édouard Glissant
C’est la Négritude césairienne qui nous a ouvert le passage vers l’ici d’une
Antillanité désormais postulable et elle-même en marche vers un autre degré
d’authenticité qui restait à nommer.194
193
Véronique Bonnet, « L’affirmation d’un champ littéraire franco-antillais », op. cit., p. 141.
194
Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, op. cit., p. 18.
195
Ibid., p. 19.
196
Ibid., p. 22.
197
Ibid., p. 22.
92
La quête et l’écart
L’Antillanité ne nous est pas accessible sans vision intérieure. Et la vision inté-
rieure n’est rien sans la totale acceptation de notre créolité. Nous nous décla-
rons créoles. Nous déclarons que la créolité est le fondement de notre culture
et qu’elle doit régir les fondations de notre antillanité.198
198
Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, op. cit.,
p. 26.
199
Ibid., p. 32.
93
Le roman-monde d’Édouard Glissant
200
Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, op. cit.,
p. 33.
201
Idem.
94
La quête et l’écart
202
On doit signaler que l’expression « processus de créolisation » est déjà présent chez Ro-
ger Bastide, au sens de « mouvement spontané, interne à la culture afro-américaine, par
adaptation au milieu environnant et assimilation d’éléments européens. » (Les Amériques
noires, Paris, Payot, 1973, p. 184).
203
Un mot que Glissant refuse de voir appliqué à sa pratique, mais qui convient, cependant,
tant le modèle réalisé procède de façon systémique.
204
Une « mesure du monde », suivant la belle expression de Romuald Fonkoua. Qui mesure
le monde croit pouvoir le contenir.
95
Le roman-monde d’Édouard Glissant
au-delà des sommets rêvés par les auteurs de la créolité. Dans la guerre des
suffixes que se livrent entre eux les auteurs antillais, l’avantage lui revient
soudain. La créolisation remporte les suffrages, au détriment de la créo-
lité dont Glissant fait en sorte qu’elle n’apparaisse bientôt plus que comme
un avatar de la pensée du « tout-monde » : un des visages (multiples) de la
poétique de la relation, une simple étude de cas dans le panel mondial de
la créolisation205.
En outre, la riposte de Glissant ne se limite pas à l’espace de la praxis
romanesque ou théorique. L’écrivain défend aussi son territoire par médias
interposés, déclarant sans ambages, par exemple, au Nouvel observateur :
Mes amis Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau se sont un peu trop hâtés
dans leur Éloge de la créolité : la créolité, ça ne marche pas ailleurs qu’aux
Antilles. La créolisation, elle, n’est pas une essence, mais un processus uni-
versel. […] Il y a des métissages sans créolisation, mais pas le contraire. C’est
pour cela que je suis hostile à la créolité, qui est une prison comme la latinité,
la francité, ou la négritude.206
205
Glissant peut, de surcroît, s’afficher en toute légitimité comme précurseur en ce domaine.
Sa réflexion sur le métissage, amorcée dans les années 60, n’annonçait-elle pas, déjà, la
formalisation de la créolisation ? Plus, n’est-ce pas cette dimension de « mise en contact
des cultures » qui a retenu son attention, lorsqu’il a pris connaissance des travaux de Mi-
chel Leiris sur les Antilles ? Il écrit ainsi, dans L’Intention poétique : « Deux séjours aux
Antilles le confirment dans son intention d’ausculter là des contacts de civilisations. Ces
pays offrent un exemple privilégié de symbiose culturelle. Leiris sera convaincu par cette
complexité qui tend vers une harmonie et qui évolue on peut dire sous les yeux de l’ob-
servateur. Toute ethnographie des Antilles cesse d’être strictement récapitulative, engage
dans le présent un avenir, force à considérer les heurts entre cultures, et confirme (malgré
le racisme qui sévit en ces pays) qu’il n’est pas utopique de concevoir l’avènement un jour
d’une véritable civilisation composite. » (IP, 127)
206
Gilles Anquetil, « Entretien », Le Nouvel observateur, 2 déc. 1993, p. 123.
207
« Je crois que nous sommes arrivés à un moment de la vie des humanités où l’être humain
commence d’accepter l’idée que lui-même est en perpétuel processus, qu’il n’est pas de
l’être, mais de l’étant, et que comme tout étant, il change. Et je crois que c’est une des
grosses permutations intellectuelles, spirituelles et mentales de notre époque. » (IPD, 28)
96
La quête et l’écart
208
Pour ne citer qu’eux, qui sont romanciers, Bernabé, linguiste de formation, faisant plus
figure de scientifique et publiant pour l’essentiel dans ce secteur.
209
Catherine Delpech et Maurice Rœlens, Sociétés et littératures antillaises aujourd’hui, op.
cit., p. 143.
97
qu’une volonté de puissance peu commune est ici à l’œuvre – un vouloir-
vivre bien décidé à faire en sorte que l’univers s’ordonne autour de lui. Et
la praxis romanesque, sur laquelle il convient à présent de se pencher, en
porte elle aussi les stigmates : elle fait émerger des limbes de l’informulé
une cosmogonie structurée autant que structurante, totalité au sein de la-
quelle l’écrivain a tout le loisir de se faire démiurge : un privilège dont il use
et jouit sans mesure, comme l’analyse qui suit le montrera.
Microcosme.
L’œuvre comme refondation
du monde
L
e Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire marque, comme
on le sait, le début de la littérature antillaise de langue française.
Césaire a été le premier intellectuel de la Caraïbe à exprimer clai-
rement le malaise identitaire qui taraude les représentants de la diaspora
africaine dispersée en Amérique. Cette interrogation primordiale s’est pro-
gressivement constituée en héritage collectif pour les écrivains antillais.
Depuis Césaire, le geste littéraire antillais semble avoir pour objectif priori-
taire de poétiser l’identité du sujet énonçant, de l’objectiver afin de pouvoir
établir la légitimité des communautés martiniquaise, guadeloupéenne ou
guyanaise.
La tentative glissantienne de réponse à cette sommation césairienne
s’articule, quant à elle, sur le double mouvement de la trajectoire de l’auteur.
Glissant présente, dans un premier temps, l’Antillais comme le sujet d’une
nation en construction, une collectivité nationale qui s’ignore encore. La
99
Le roman-monde d’Édouard Glissant
1
L’expression renvoie au titre d’un roman d’Ahmadou Kourouma, publié en 1970, au
Seuil.
2
À ce propos, on lira avec profit l’article de Justin K. Bisanswa, « L’aventure du discours
critique », art. cit., p. 11-34. L’auteur rappelle que les études sur l’Afrique se sont « foca-
100
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
lisées pendant longtemps sur l’identité africaine » et dénombre les « concepts creux, très
savants » dont la critique a usé (et largement abusé) pour tâcher de cerner cette pseudo
« identité africaine mystifiée et immuable » (« la tradition, la parenté, l’ethnie (ou l’ethni-
cité), l’oralité, la religion traditionnelle, le rythme africain, la communion des vivants et
des morts et avec tout le cosmos, la solidarité […] »), oubliant que ces concepts sont des
« passe-partout rouillés » (l’expression est de Bogumil Jewsiewicki, « La mémoire », Les
Afriques politiques, Paris, La découverte, 1991, p. 61).
3
« […] pour comprendre les œuvres des noirs, il faut sans cesse se référer à l’entourage dans
lequel elles naissent. On dira qu’il est toujours intéressant de connaître la genèse d’une
œuvre et les circonstances qui l’ont entourée ! Pour les auteurs noirs, cela nous est apparu
indispensable. […] surtout parce que leurs œuvres sont historiquement et moralement
situées dans un contexte très particulier.» p. 275, Lilyan Kesteloot, Les écrivains noirs de
langue française : naissance d’une littérature, Bruxelles, Éditions de l’Institut de Sociolo-
gie de l’Université libre de Bruxelles, 1963. L’ouvrage a été réédité en 2001, chez Karthala,
sous le titre Histoire de la littérature négro-africaine, mais le propos y reste sensiblement
le même.
4
Jacques Chevrier, Littérature nègre, Paris, Armand Colin, 1974.
5
Wilbert Roget, Édouard Glissant and Antillanité, op. cit.
6
Selon l’expression d’Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992,
p. 28.
101
Le roman-monde d’Édouard Glissant
7
Jack Corzani, La littérature des Antilles-Guyane françaises, Fort-de-France, Éditions Dé-
sormeaux, 1978, p. 255.
8
Le discours critique des littératures francophones reste essentiellement axé sur ce facteur
socio-historique, autour des notions controversées, notamment celles de centre et de pé-
riphérie, de postcolonialisme ou de francophonie (entendu au sens institutionnel). Lire
Justin K. Bisanswa, « L’aventure du discours critique », art. cit.
9
Daniel Radford, Édouard Glissant, op. cit.
10
Voir Denise Gellini, « “Sur les traces du vent”. Une lecture du Quatrième siècle », Yves-
Alain Favre (dir.), Horizons d’Édouard Glissant, Actes du colloque de Pau, Pau (Fr.), J&D
Éditions, 1992, p. 303-318, et Carlos Ortiz de Zarate, « Le vent dans la dramatisation ro-
manesque d’Édouard Glissant », Jacques Chevrier (dir.), Poétiques d’Édouard Glissant,
Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1999, p. 179-192.
11
Nous ferons, ici, la différence entre analyse de type thématique, tel que développée par
Roland Barthes dans son Michelet par lui-même ou par Jean-Pierre Richard dans Poésie
et profondeur, et approche thématologique. Pour la Nouvelle critique, le thème est une
variation récurrente. L’idée fondamentale de la critique thématique consiste à considérer
le thème comme une caractéristique formelle de l’œuvre d’un auteur, ou de tout ensemble
102
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
textuel. Barthes l’a bien relevé : « le thème est une notion utile pour désigner ce lieu du
discours où le corps s’avance sous sa propre responsabilité, et par là même déjoue le signe :
le “rugueux”, par exemple, n’est ni signifiant ni signifié, ou tous les deux à la fois : il fixe
ici et en même temps renvoie plus loin. » (Roland Barthes, Roland Barthes par Roland
Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 180-181). L’approche thématologique s’intéresse plutôt au
thème entendu comme « une catégorie sémantique qui peut être présente tout au long
d’un texte, ou même dans l’ensemble de la littérature (le “thème de la mort”) » (Oswald
Ducrot, « Motif », Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des
sciences du langage, Paris, Seuil, 1972, p. 283.
12
Michel Bernier, « L’Afrique dans la poésie d’Édouard Glissant », Yves-Alain Favre (dir.),
Horizons d’Édouard Glissant, op. cit., p. 255-268.
13
Jean-Pol Madou, Édouard Glissant : de mémoire d’arbres, Amsterdam, Atlanta, GA Ro-
dopi, 1996.
14
« Il se dégage de l’œuvre littéraire de Glissant une conscience aiguë sinon une préoccupa-
tion obsédante de la signification de l’histoire vécue et perçue par le peuple antillais. Voilà
une constatation assez évidente lorsque nous considérons le nombre d’études critiques
portant sur cette dimension thématique chez Glissant. » (Suzanne Crosta, Le Marronna-
ge créateur : dynamique textuelle chez Édouard Glissant, Sainte-Foy (Québec, Canada),
GRELCA, 1991, p. 21).
15
Jacques André, Caraïbales, Paris, Éditions Caribéennes, 1981.
16
Bernadette Cailler, Conquérants de la nuit nue : Édouard Glissant et l’H(h)istoire antillai-
se, op. cit.
17
Barbara J. Webb, Myth and History in Caribbean Fiction. Alejo Carpentier, Wilson Har-
ris, and Édouard Glissant, Amehrst (USA), The University of Massachusetts Press, 1992.
103
Le roman-monde d’Édouard Glissant
18
Celia Britton, Edouard Glissant and postcolonial theory : strategies of language and resis-
tance, Charlottesville, The University Press of Virginia, 1999.
19
Dominique Chancé, Édouard Glissant. Un « traité du déparler », op. cit.
20
Jacques Dubois, L’institution de la littérature, op. cit., p. 95-96.
21
Michel Charles, L’arbre et la source, Paris, Seuil, 1985, p. 75.
22
Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1980,
p. 93.
104
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
23
Jacques Derrida, La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 7.
105
Le roman-monde d’Édouard Glissant
106
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
24
Il faut signaler que le dix-huitième siècle est, par excellence, celui où la question de l’Autre,
l’Autre exotique, l’Autre étranger, le « Sauvage » en un mot, s’est posée avec le plus d’acuité
et d’urgence. L’Autre pose problème, un problème de taille, qui doit être maîtrisé, assi-
milé, réglé. Quelques chiffres suffisent à mettre en relief combien la question de l’Autre est
d’actualité et suscite l’intérêt à l’époque des Lumières. Au cours du siècle précédent, déjà,
selon Daniel Mornet (La pensée française au 18ème siècle, Paris, Armand Colin, 1969), on
évaluait à près de soixante-dix les ouvrages qui prennent en charge la figure du « Sauvage »
que le Nouveau Monde propose à l’observation. La tendance s’accentue encore entre 1700
et 1750, période pendant laquelle ce même type d’écrits se chiffre à pas moins de soixante.
Et ici on peut noter trois tendances discursives différentes, s’agissant d’investir cette ima-
ge du « Sauvage ».
107
Le roman-monde d’Édouard Glissant
La première consiste dans une littérature qu’on pourrait dire « pré-ethnographique », ré-
cit de voyage, synthèse de notes prises sur le terrain, comme le Voyage aux îles d’Amérique
que le Père Labat publia en 1722, de retour des Antilles, ou encore ces écrits qui sont les
balbutiements de l’anthropologie à venir, ouvrages dits « scientifiques », comme celui de
J. Meckel (Nouvelles observations sur l’épiderme et le cerveau des Nègres – 1757), ou de
Le Cat (Traité de la couleur de la peau humaine en général, de celle des Nègres en parti-
culier – 1765), pour ne citer que ces deux exemples. Dans ce type d’écrits et de démarche,
pas d’ambiguïté : l’Autre est objet d’analyse, disséqué et étudié comme pourrait l’être un
cobaye. Son apparence physique, ses mœurs, posent problème, il s’agit de normaliser, de
catégoriser, de le « disciplinariser » (Foucault) pour s’en accommoder.
Le second type de discours qui prend en charge cet archétype du « primitif » est clérical.
Ainsi que le souligne Michelle Duchet, dans son étude intitulée Anthropologie et histoire
au siècle des Lumières (Paris, Albin Michel, 1999, c1995), pour l’Église, il s’agit surtout de
tenter de « concilier les réalités exotiques et les enseignements universels de l’Écriture ».
Le rôle que se donne l’Église est très clair : il s’agit de réintégrer ces enfants perdus de la
Chrétienté, fils de Cham ou de Caïn, dans le grand corps des croyants réunis en son sein.
Enfin, vient le discours des humanistes et des libertins. Et, qu’il s’agisse des positions de
Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, etc., l’utilisation qui est faite de la figure du
Sauvage dans les discours, est de nature argumentaire : elle permet de réfléchir au fonc-
tionnement des sociétés humaines, de débattre de morale, l’état de sauvagerie étant en rè-
gle générale présenté comme idéal, et la morale naturelle, fondée en instinct et en raison,
jugée supérieure dans son essence à la morale religieuse. Pour plus de précisions, voir no-
tre article « Les Lumières et l’esclavage : variation sur Le Traité des Deux Indes, de l’Abbé
Raynal », Justin K. Bisanswa et Michel Tétu (dir,), Francophonie en Amérique, Actes du
colloque de l’AFI, Québec, 26-29 mai 2003, CIDEF-AFI, Québec, 2005, p.104-113.
108
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
25
Nous reprenons à Gilles Deleuze son néologisme bien connu. L’Antillais expérimente une
double déterritorialisation dans la mesure où il a d’abord été arraché à la terre africaine,
puis privé du droit de posséder la terre nouvelle.
26
Et de déclarer : « Il faut inlassablement expliquer ceci : à cause de la balkanisation colo-
nialiste, la décolonisation aux Antilles exige l’ouverture sur les autres îles. […] Retrouver
l’équilibre, c’est donc se penser antillais. Une réelle unité, basée sur la libre coopération
entre les îles, ouvrira la perspective des Antilles et les rendra aptes à assumer dans le
monde actuel leur vraie nature, à exercer leur vraie liberté. » (Édouard Glissant, « Culture
et colonisation : l’équilibre antillais », art. cit., p. 589). Il fonde la validité de son projet
d’union caraïbe sur l’idée d’une dynamique interactive et positive qui, à l’échelle de tout
l’archipel, mettrait en contact des peuples issus de la diaspora africaine. Cette « multi-re-
lation » lui apparaît encore virtuelle, mais il la croit susceptible d’évoluer vers la mise en
place d’un système d’échanges économiques, sous le signe de la coopération politique. Et
de la justifier plus encore en arguant de la similitude de destins et de cultures entre les îles,
propre à les rapprocher davantage : Le réel est indéniable : cultures issues du système des
Plantations; civilisations insulaires […]; peuplement pyramidal avec une origine africaine
ou hindoue à la base, européenne au sommet; langues de compromis; phénomène généra-
lisé de créolisation; vocation de la rencontre et de la synthèse; persistance du fait africain;
cultures de la canne, du maïs et du piment; lieu de combinaison des rythmes; peuples de
l’oralité. » (DA, 422)
109
Le roman-monde d’Édouard Glissant
27
« Si, à l’heure actuelle, les pays antillais vivent ou subissent des régimes sociaux, politiques
ou économiques très opposés, le “ dépassement artistique” autorise à tisser plus outre les
liens de l’unité. La nation n’apparaît pas alors comme l’écho d’un sectarisme, mais comme
la promesse d’un partage avec d’autres. […] Le travail de production artistique, dans les
pays en voie de développement, où les impératifs du choix technique et du rendement
n’ont pas encore envahi tout le champ de l’existence, reste indispensable. C’est ce qu’on
exprime en affirmant que tous les commencements des peuples (de l’Iliade à l’Ancien Tes-
tament, du Livre des morts égyptien aux chansons de geste occidentales) sont poétiques.
C’est-à-dire qu’il y faut la voix qui articule un projet commun, en même temps qu’on se
donne aux réalisations sans lesquelles ce projet resterait rêve. […] La parole de l’artiste
antillais ne provient donc pas de chanter son être intime ; cet intime est inséparable du
devenir de la communauté. » (DA, 438-439)
28
« La langue, c’est le phallus qui parle. », Roland Barthes, L’Obvie et l’Obtus, Paris, Seuil,
1982, p. 192.
29
Glissant rejoint par là une conception très fanonienne de la littérature. Dans Les Damnés
110
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
de la terre, Fanon expliquait comme suit le sens que pouvait prendre la praxis littéraire
dans les espaces coloniaux : « Le colonisé, après avoir tenté de se perdre dans le peuple, de
se perdre avec le peuple, va, au contraire, secouer le peuple. Au lieu de privilégier la léthar-
gie du peuple, il se transforme en réveilleur de peuple. Littérature de combat, littérature
révolutionnaire, littérature nationale. […] Littérature de combat parce qu’elle informe la
conscience nationale, lui donne forme et contours et lui ouvre de nouvelles et d’illimitées
perspectives. Littérature de combat, parce qu’elle prend en charge, parce qu’elle est vo-
lonté temporalisée. », Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 1985,
c1961, p. 210.
30
Voir les travaux de John Austin, ou de John Searle.
31
« Prix Renaudot 1958, ce livre exceptionnel témoigne de l’émergence de la parole antillaise
et de la genèse d’un langage. » (Quatrième de couverture, LL)
32
« La Lézarde annonce un romancier discrètement épique, qui, grâce aux prestiges de la
poésie, a su incarner dans une aventure individuelle le drame de la naissance d’un peu-
ple et peut-être d’une race. », Claude-Edmonde Magny, « La Lézarde », L’Express, 20 nov.
1958, p. 28 ; ou encore « Un peuple, toute une race peut-être, celle des hommes noirs, tra-
verse ici, dans l’enthousiasme, et la douleur, le drame de sa naissance. », Georges Ottino,
« “Un éclatant poème lyrique…” », Journal de Genève, n° 282, 2 déc. 1958.
111
Le roman-monde d’Édouard Glissant
De la légende à l’histoire
33
Comment ne pas reconnaître, dans cette description du Représentant, la figure de Césaire,
fascinante et décriée tout à la fois : «[…] une éclatante habileté à l’art du discours, la force
elliptique de ses formules, leur poésie à la fois sombre et mystérieusement évidente, cette
manière de soleil qu’il prodiguait (disait-on) à chacune des réunions qu’il organisait, sa
renommée déjà portée bien au-delà des frontières de la province, contribuaient à en faire
un demi-dieu ; et la jeunesse ne jurait que par lui. Mais c’était un pays qui bougeait, et
il n’était pas seulement question d’un homme ou de ses pouvoirs […] » (LL, 17-18) Au
lecteur un tant soit peu averti, il est aisé de reconnaître ici la figure de Césaire, candidat
à la mairie et à la députation. Bien que voilée, la critique est réelle. L’incise, mise entre
parenthèse, exprime une nuance dubitative : « cette manière de soleil qu’il prodiguait (di-
sait-on) ». L’admiration se mêle de retenue : on n’a affaire qu’à un « demi »-dieu, auquel
est disputée, de surcroît, l’exclusivité de l’attention qu’on lui porte (« Mais […] il n’était pas
seulement question d’un homme […] »).
112
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
34
« Être montagnard, dans ces pays de toute montagne qu’allèche toujours et de partout la
tentation de la mer, suppose une suprême vocation du refus. » (LL, 12).
113
Le roman-monde d’Édouard Glissant
complit sous la plume du poète se nimbe d’une aura sacrée. Le monde qui
prend forme doit être légitimé par un sacre génésiaque, qui en garantit la
légitimité. Aussi La Lézarde, roman d’une « gésine », se fait-il, sous la plu-
me de Glissant, roman d’une genèse.
Thaël quitta sa maison, et le soleil baignait déjà la rosée mariée aux points de
rouille du toit. Première chaleur du premier jour ! Devant l’homme, l’allée de
pierres continue vers l’argile du sentier ; un flamboyant à cette place élève sa
masse rouge, c’est comme l’argile de l’espace, le lieu où les rêves épars dans
l’air se sont rencontrés. Thaël marcha loin de l’allée, s’arracha de la splendeur
de l’arbre, Résolument, il enfonça dans la boue, et accompagna le soleil.
114
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
Tournoyant sur l’appui du pied gauche, Thaël fit le toboggan avec la main
droite, balancée comme un poids. Moulin-rivière-goyaves-pluie-route-rem-
blais-moulin-rivière-goyaves-pluie… Lorsqu’il s’immobilisa, dans le prolon-
gement de la main apparut – comme un enfantement de la vitesse et du ver-
tige – qu’une soudaine indifférence aurait éloigné d’un exercice si peu sérieux,
quoiqu’il lui dût son existence – Mathieu. (LL, 13)
Mathieu semble ici naître du corps de Thaël35. Cet homme à nom d’apô-
tre (Mathieu) procède de l’homme à nom de prophète (Raphaël). La rela-
tion qu’ils nouent, à peine la rencontre a-t-elle lieu, prolonge le parallèle
que l’on peut établir entre La Lézarde et l’Ancien Testament. Elle n’est pas
sans rappeler la parabole de Caïn et Abel (frères ennemis que leurs destins
35
Romuald Fonkoua le souligne bien, qui note ainsi : « Tel Dionysos de la cuisse de Jupi-
ter, Mathieu sort de la main de Thaël », Essai sur une mesure du monde au XXème siècle :
Édouard Glissant, op. cit., p. 101.
115
Le roman-monde d’Édouard Glissant
36
Cf. Thaël, disant de Mathieu « Il reviendra. N’aie crainte, il est fort. C’est comme un coute-
las de feu. Je suis son frère. Je veux lui ressembler, comprends-tu ? » (LL, 112). Ou : « Ma-
thieu pense que Thaël est comme son double nocturne, essentiel : un Mathieu de la nuit
profonde […] (LL, 122). Ou, encore, ce dialogue entre Garin et Thaël : « Quel Mathieu ? /
Mathieu, mon frère. […] Quelqu’un descend vers la ville, c’est moi. Il rencontre quelqu’un,
c’est Mathieu. / Ton frère. / L’un et l’autre, le même jour. C’est la beauté. » (LL, 133-134)…
Refrain repris plus loin par les deux intéressés, dans la cohue des élections : « Mathieu,
Mathieu, c’est beau. / Ça commence, ça ne fait que commencer. Tu es mon frère. / Nous.
Nous tous. Je suis ton frère. » (LL, 203).
37
« […] et allons il fallait rentrer, voilà c’était fini, ainsi se retrouvèrent-ils sur le pont, c’est-
à-dire Michel, Pablo réapparu, Luc, Margarita et Gilles, ils s’appuyaient, ils dormaient un
peu, quand ils virent ce spectacle incroyable, sur la route, près de la fabrique de bois, Thaël
et Mathieu qui se battaient avec la dernière férocité […] Thaël et Mathieu se séparèrent,
sanglants et en lambeaux, avant l’intervention des autres qu’ils avaient entendus, et ils se
souriaient presque, comme pour dire que désormais tout était clair, que la fraternité était
sans tache, que voilà ils étaient à la vie à la mort […] » (LL, 188)
116
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
tombe sur la tête ? Nous le tuons, nous tous. Parce qu’il le faut. », LL, 5038),
le fatum n’est pas loin. Thaël, instrumentalisé par les siens, paiera seul le
prix du sang, semblable en cela au Christ qui porta sur lui tous les péchés
des hommes. Il est celui qui pose « l’acte »39 et en supporte les tragiques
conséquences40. Christique, Thaël est, par le fait même, un héros messia-
nique (« Nous ne l’avons pas appelé. Il est venu. », LL, 115). Il est porté par
une « passion »41 qui le transcende, comme l’atteste l’abondance des occur-
rences du vocable « passion », fortement connoté42. Dans le même esprit,
on voit Thaël, après ses ablutions, attendre toute la nuit la sortie de Garin,
« comme un initié qui se prépare pour les cérémonies », puis il « bénit le
jour » (LL, 101). Et Glissant, détournant la cérémonie du baptême, de nous
présenter en Garin, purifié et absous par les eaux de la Lézarde, un homme
« neuf d’une sorte de dignité ; on dirait que ses crimes passés, ses trahisons,
son ignorance sont lavés, acquittés, effacés par l’eau qui descend. » — LL,
116). Le paysage même se charge de religiosité. Le champ lexical exploité
dans les descriptions du paysage réfère massivement au domaine religieux,
comme on peut le lire dans le passage suivant :
38
Le problème de la responsabilité d’un crime posé au nom du collectif a déjà été posé par
Sartre, dans Les Mouches (1943).
39
« L’Acte » est le titre de la deuxième partie du roman.
40
On doit noter que cette dimension christique, sacrificielle, de Thaël, lui échoit en partage
– quoique plus diffuse – avec d’autres personnages. Ainsi « Mycéa, offerte aux expiations
futures » (LL, 26), ou Valérie, « fine comme Dalila de la Bible » (LL, 114) qui paiera de sa
vie, comme le veut la loi du Talion, le meurtre de Garin. Et que dire de Garin lui-même,
sacrifié sur l’autel de la justice, telle que la conçoivent ces enfants.
41
Cette idée de la passion christique est associée à d’autres personnages : Mathieu a la sienne
(« Et toujours il expliquait sa passion : ce goût des choses cachées qui lui venait de la tra-
dition », LL, 47), comme Garin (« Sa seule passion est de faire rendre gorge », LL, 103).
42
« Il pensa que c’était certes un étrange destin que d’être venu dans cette plaine, poussé par
il ne savait quelle nécessité, avec dans l’âme toute cette passion éclose là-haut, […] d’avoir
ainsi connu son pays, […] et d’avoir rencontré l’amour despotique et la mort frauduleuse,
sans qu’il pût prétendre connaître la faim et la fatigue d’amour, ni le commencement pai-
sible de la mort. (LL, 190) Ou : « Je voulais, sans le savoir, je voulais parler, être avec les
autres, et je l’étais déjà, c’est pourquoi je suis venu, c’était là ma passion. » (LL, 203)
117
Le roman-monde d’Édouard Glissant
fin, les cathédrales ont disparu. Voici le temps de la souffrance qui illumine.
(LL, 62-63)
Abandonnés à leur lente combustion les fours sont les personnages secrets de
la forêt ; ils fument doucement et ainsi parés du mystère des ombres, ils sont
des fantômes solennels ; et d’autres fours, déjà vidés de leurs entrailles, sont
tristes comme les ruines incendiées d’un monument, le ventre noir et interdit
d’une stèle qu’on a brisée. Thaël salue les fours exploités, rendus à l’épaisseur de
l’existence par l’opération même qui les a frustrés de leur substance, et qui a fait
de ces grands fantômes de fumerolles autant de sépulcres violés. (LL, 92)
43
Notons que, selon Glissant, la sublimation du paysage antillais peut être un moyen de
compenser le défaut de monument aux Antilles (DA, 21). Nimbé d’une aura sacrée, le
paysage, ici, se fait monument.
118
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
le voir se reconnaître44. Les personnages qui ont porté l’action pensent être
parvenus, par la voie du sang et celle des urnes, à faire sortir leur peuple
des engluements du mythe, de son sublime, de sa « splendeur ». Mais, ils
savent aussi que la bataille ne fait que commencer. Incarnant, dans leur
singularité, un collectif en formation (« Thaël, Mathieu, Garin : œuvres en
marche ; non pas hommes seulement, mais destins poussés à l’extrême du
pays et tenus en exemple. », LL, 11), les personnages de La Lézarde signi-
fient le changement. À peine ce dimanche de liesse s’achève-t-il en Martini-
que que déjà « le réel s’impos[e] d’une nouvelle façon. » (LL, 230). D’autres
enjeux se font jour. La Lézarde se fait annonce programmatique : « un autre
travail » (LL, 93) recquiert son narrateur, l’heure de « l’inventaire du réel »
a sonné. Il convient, désormais, de « dénombrer les plaies. Avec patience
et ténacité. » (Ibid.). Un nouveau projet s’ébauche, de plus longue haleine :
« Voyons nos blessures, voyons nos maladies. » 45 (LL, 236).
Comme Honoré de Balzac se voulait le simple « secrétaire » d’une His-
toire en train de se faire, Édouard Glissant, achevant La Lézarde, se donne
une nouvelle mission, celle que se donnait aussi Fanon : « l’inventaire du
réel »46. Après la proclamation d’un avènement miraculeux, par-delà le su-
blime d’une naissance allégorique, l’écrivain doit, désormais, s’employer à
dire la réalité de son peuple.
Résumons : La Lézarde est une proclamation de foi dans le présent du
peuple martiniquais, dans la nation martiniquaise, que relaie le présent
fort dans « nous sommes en septembre 1945 ». Mais, cette affirmation de
naissance se veut une projection assurée vers l’avenir. Cet avenir nécessi-
44
Glissant a choisi de dédier ce roman à sa mère, seule figure de la matrice génésiaque in-
contestable. Le fait est d’importance : aux Antilles, en matière de légitimité, seule la figure
maternelle semble encore faire sens. Les sociétés antillaises contemporaines sont, en effet,
très empreintes du souvenir de l’univers servile où le Planteur décidait des unions entre
esclaves pour augmenter la productivité et la rentabilité de son “cheptel”, et se posait en
propriétaire des enfants nés sous le fer. La figure du père y a d’office perdu toute crédibilité
et toute force symbolique, sans jamais pouvoir les reconquérir, Glissant souligne ainsi,
dans Ormerod, que si, aux Antilles, « il existait une légitimité de la filiation […] elle aurait
tenu place du côté des mères. » (O, 196). Voir également les travaux, déjà cités, de Jacques
André sur les problèmes de la filiation aux Antilles.
45
Elles sont nombreuses, et Thaël de les énumérer : « Ils ne pensent pas aux lèpres, à la tu-
berculose, à l’alcool, à la malaria, à toutes les folies qui gangrènent cette terre. […] Nous
commençons à peine. » (LL, 263). L’écho au Cahier d’Aimé Césaire est ici aussi évident.
46
Expression employée par Fanon dans Peau noire, masques blancs, et placée en épigraphe
au Discours antillais. Elle résume tout le projet réaliste et revient d’abord à Balzac, puis à
Zola.
119
Le roman-monde d’Édouard Glissant
47
Pensons aux vocables africains égarés au creux de la langue nouvelle, le Créole, qui s’im-
provise en moyen terme entre l’esclave et son maître ; ou aux restes de techniques impor-
tées, reproduites par tâtonnement ; etc.
120
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
Le passé, notre passé subi, qui n’est pas encore histoire pour nous, est pour-
tant là qui nous lancine. La tâche de l’écrivain est d’explorer ce lancinement,
de le “révéler” de manière continue dans le présent et l’actuel. […]
Parce que la mémoire historique fut trop souvent raturée, l’écrivain antillais
doit “fouiller” cette mémoire, à partir de traces parfois latentes qu’il a repérées
dans le réel.
Parce que la conscience antillaise fut balisée de barrières stérilisantes, l’écri-
vain doit pouvoir exprimer toutes les occasions où ces barrières furent par-
tiellement brisées.
Parce que le temps antillais fut stabilisé dans le néant d’une non-histoire im-
posée, l’écrivain doit contribuer à rétablir sa chronologie tourmentée, c’est-à-
dire à dévoiler la vivacité d’une dialectique réamorcée entre nature et culture
antillaise. (DA, 132-133)
48
Jean-Paul Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? », op. cit., p. 73.
49
Benoît Denis, Littérature et engagement, de Pascal à Sartre, op. cit., p. 66.
50
Ibid., p. 66.
121
Le roman-monde d’Édouard Glissant
discourir sur l’Histoire au même titre que les historiens (« En ce qui nous
concerne, l’histoire en tant que conscience à l’œuvre et l’histoire en tant que
vécu ne sont donc pas l’affaire des seuls historiens. » — DA, 133). Selon lui,
face à la béance de l’histoire, la fiction, la poétisation, constituent des outils
aussi valables que ceux dont dispose l’historien, entravé dans ses recherches
par le vide archivistique antillais51. D’où la relation du roman antillais avec
la connaissance, ou mathésis, selon le mot de Barthes. Le Quatrième siècle
amorce, au milieu des années 1960, le processus de réappropriation d’une
Histoire que caractériserait encore sa « surdétermination » (DA, 155) : Glis-
sant va y « chanter l’histoire : impénétrable incomprise » (DA, 15).
La mémoire de l’espace
51
Pierre Mertens partage cette conception, qui insiste sur la capacité de la fiction à pallier
aux manques de la chronique. Il pose ainsi dans L’agent double, que « [l]e plus court che-
min entre Histoire et histoire, c’est encore d’imaginer » et qu’il est des cas où « le chroni-
queur n’a d’autre choix que de devenir romancier » (Paris, Éditions Complexe, 1989, p.
72).
122
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
52
De même que le roman, dont les quatre grandes parties ont pour titre des noms de lieux,
soient « La Pointe des Sables », « Roche Carrée », « Carême à la Touffaille », et « La Croix-
Mission ».
53
Patrick Chamoiseau, disciple de Glissant s’il en est, a d’ailleurs bien perçu la pertinence
de ce rapprochement des échelles spatiale et temporelle. Dans son roman Texaco – lau-
réat du Prix Goncourt l’année de sa parution – il structure son récit sur un mode très
personnel d’appréhension du temps linéaire. Il le décompose, en effet, en une succession
de périodes, déterminées par la nature des matériaux utilisés pour la construction des
123
Le roman-monde d’Édouard Glissant
cases martiniquaises, approche qu’il croit fidèle à la “vision interne” que peuvent en avoir
les populations. On passe ainsi du « Temps de Paille (1823 ?- 1902) », au « Temps de Bois-
Caisse (1903 – 1945) », au « Temps de Fibrociment (1946 – 1960) », pour terminer dans le
« Temps Béton (1961 – 1980) » (Texaco, Paris, Gallimard, 1992).
54
Cette prise de position qui consiste à lier ainsi temporalité et spatialité, se charge d’une in-
tention politique. Selon Glissant, en effet, la reconquête historique doit permettre la prise
en charge d’un lieu que les Antillais n’ont jamais reconnu comme leur (et, pourquoi pas,
accélérer la progression vers l’indépendance ?). Un très beau passage de L’Intention poé-
tique, qui établissait déjà l’urgence de cette reconnaissance et de cette prise en charge de
la terre, du pays, en témoigne : « La signification (“l’histoire”) du paysage ou de la Nature,
c’est la clarté révélée du processus par quoi une communauté coupée de ses liens ou de
ses racines (et peut-être même, au départ, de toute possibilité d’enracinement) peu à peu
souffre le paysage, mérite sa Nature, connaît son pays. Approfondir la signification, c’est
porter cette clarté à la conscience. L’effort ardu vers la terre est un effort dans l’histoire. Il
n’y a pas ici de matière donnée qui soit sauve de la passion du temps. Vous me déportez sur
une terre nouvelle (c’est une île), vous me ravissez de l’esprit et jusqu’au tréfonds de moi la
science de la terre ancienne, vous m’opposez que la terre nouvelle n’est qu’à vous, et ainsi
dois-je descendre les âges, loin de terre. Voici alors (à force de piéter) que je sens la terre
sous mes pieds : je repousse aussitôt dans l’hier, je tâte les fonds du temps irrémédiable,
j’ensable l’oubli et dévale l’an, je reconquiers ma mémoire et donne valeur à mon inspira-
tion : c’est brasser la terre et planter son arbre. » (IP, 196)
124
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
[…] de tous les traits distinctifs qui qualifient le personnage, celui de la territo-
rialisation semble bien être celui qui domine hiérarchiquement les autres.56
55
Philippe Hamon, Le personnel du roman, Genève, Librairie Droz S.A., 1983, p. 206.
56
Ibid., p. 205.
57
La charge symbolique de ces deux espaces est très forte. Au touffu de la forêt correspond
le mystère des rites et des traditions africaines, conservés par les Bossales. Au clairsemé
de la plaine vient répondre l’aridité de la servitude et de l’assimilation. Pourtant, comme
Mathieu le découvrira par la grâce des mots de Papa Longoué, ces deux lignées antago-
nistes incarnent les deux faces d’une temporalité que Glissant dit bicéphale. L’écrivain
a développé, dans ses essais, l’idée d’une double temporalité qui, aux Antilles, verrait se
rejoindre l’instant et la durée, « la fulguration » et « l’accumulation ». Jean-Pol Madou a
interrogé cet aspect de l’œuvre dans son article « Glissant : poétique de quimboiseur, pa-
role d’esclave » (Horizons d’Édouard Glissant, op. cit., p. 285-293). La double poétique
de l’instant et de la durée renvoie, selon lui, à la dialectique hégelienne du Maître et de
l’Esclave. Si l’on reprend la terminologie glissantienne, on peut dire que les Longoué — qui
tiennent le morne, espace de liberté (espace africain), et qui, de génération en génération,
s’abandonnent aux extases de la voyance - incarnent une temporalité de l’instant, de la
fulguration, tandis que les Béluse — qui prolifèrent dans la plaine et donnent naissance à
une « masse anonyme de travailleurs » capable d’enracinement à force de labeur — sym-
bolisent une temporalité de la durée. Leur interdépendance est évidente : il faut que les
Béluse s’enracinent, comme il convient que les Longoué refusent de prendre pied sur la
terre nouvelle, pour mieux cultiver le souvenir de l’Avant. Et, même si l’ordre des choses
semble donner raison à ceux qui défrichent (ceux-là accueillent la terre nouvelle), les Lon-
125
Le roman-monde d’Édouard Glissant
L’histoire et la mémoire
« L’histoire, pour nous autres hommes », estimait Paul Ricœur, « est vir-
tuellement continue et discontinue, continue comme unique sens en mar-
che, discontinue comme constellation de personnes. »58 De fait, désireux de
retrouver le continuum historicum dont il estime que les siens ont été spo-
liés, Glissant met en scène une constellation de personnages. Pour repren-
dre à Philippe Hamon son expression empruntée auprès de Propp et des
Formalistes russes, on peut dire que les personnages du roman glissantien
se définissent d’abord par leur « fonction »59. Celle-ci est, en l’occurrence,
essentiellement mnémonique. Tous sont taraudés par un même vouloir, qui
est soif de connaissance. Mais, les modalités selon lesquelles chacun d’entre
eux articule sa quête diffèrent d’un personnage à l’autre, au point parfois
de les opposer diamétralement. Ainsi en va-t-il de Papa Longoué et de Ma-
thieu Béluse, dans Le Quatrième siècle, qui incarnent deux approches très
différentes de l’Histoire, ou de la mémoire, antillaises. C’est par eux que
se joue et se déjoue essentiellement, dans l’entreprise de refondation du
monde menée par Glissant, la reconquête d’un insaisissable passé.
goué n’ont pas tort pour autant : la persistance, dans l’œuvre, de la figure de l’Afrique, par
l’intermédiaire du personnage de Papa Longoué (il meurt dans La Lézarde, mais n’en finit
pas de ressuciter, jusqu’à Tout-monde où on le retrouve expérimentant ses sept morts)
atteste de l’importance de cette présence tutélaire, totémique, de l’Africain, du Bossale.
58
Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 2001, p. 48.
59
Philippe Hamon, Le personnel du roman, op. cit., p. 22.
126
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
Dans Le Quatrième siècle, Glissant fait le récit d’un long et patient face-
à-face entre deux hommes que tout sépare : un vieillard, Papa Longoué,
quimboiseur de son état, réfugié au haut des mornes, et descendant d’une
prestigieuse lignée de nègres marrons, et Mathieu Béluse, jeune homme
du bourg avide d’Histoire et féru de logique. Pour l’enfant grandi trop vite
qu’est le dernier des Béluse, curieux de découvrir ce qu’est le passé et insa-
tisfait du peu que lui en révèle sa laborieuse lecture des registres d’état-civil,
Papa Longoué va retracer, au fil de plusieurs rencontres, les frasques de
leurs deux lignées. Pour ce faire, Papa Longoué déroule deux sortes de pa-
role : celle du griot africain d’abord, garant des généalogies, dont il maîtrise
la trame et les nuances ; celle du conteur, ensuite, une « parole de nuit », qui
est parole des profondeurs. Son évocation des temps passés, presque incan-
tatoire, ne tient compte d’aucun présupposé en matière de chronologie. S’il
structure son récit selon le schéma générationnel, énumérant de l’aïeul au
dernier descendant la litanie des noms et des destins, pour le reste, sa nar-
ration est fantasque, imprévisible. Elle fait fi de toute convention. Une mé-
taphore file ainsi tout le roman, apparentant la parole de Papa Longoué à la
progression d’un vent inlassable, poussant inexorablement depuis la plaine
jusque vers les cimes où se tiennent le récitant et son auditeur60. Semblable
à cet élément incontrôlable qu’est le vent montant à l’assaut du morne, la
parole du vieil homme se déploie en spirale, une figure chère à Glissant.
Elle se défie des exigences cartésiennes, des soucis de rationalisme. Elle est
libre, elle a charge de dire la « mémoire vraie ».
Pour le jeune homme rétif d’abord, subjugué ensuite, l’aïeul fait donc
littéralement revivre un passé dont ils sont séparés par une distance quatre
fois séculaire. La force de son évocation va soulever en Mathieu Béluse des
coins du voile de la mémoire. Le procédé n’est pas sans évoquer la démar-
che psychanalytique qui consiste à faire tomber les barrières forgées par
l’inconscient pour laisser remonter l’indicible, l’informulé. Mathieu Béluse,
décillé par ce Maître-la-Nuit qu’est Papa Longoué, se voit ainsi révéler le
cheminement tortueux et douloureux qu’ont suivi les siens depuis la des-
cente du bateau dans la rade de Fort-de-France, un matin de juillet à l’aube
des temps modernes, jusqu’à ce présent stérile dans lequel il se débat et qui
60
Voir sur ce sujet Denise Gellini, « “Sur les traces du vent”. Une lecture du Quatrième
siècle », art. cit. ou Carlos Ortiz de Zarate, « Le vent dans la dramatisation romanesque
d’Édouard Glissant », art. cit.
127
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Mémoire, histoire : loin d’être synonymes, nous prenons conscience que tout
les oppose. La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants, et à
ce titre, elle est en évolution permanente […] L’histoire est la reconstruction
toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. La mémoire est un
phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l’histoire, une
représentation du passé. […] L’histoire, parce que opération intellectuelle et
laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souve-
nir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle prosaïse toujours.62
61
Pierre Nora, « Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux », Pierre Nora (dir.),
Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984, p.XXX.
62
Ibid., p. XIX.
128
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
63
Nous reprenons ici la terminologie sémiotique que Philippe Hamon emprunte à Greimas,
en matière de définition des modalités qui caractérisent le personnage en tant qu’actant
(Le personnel du roman, op. cit.).
64
Pierre Nora, « Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux », art. cit., p.XXVI.
65
Ibid., p.XXV.
66
Ibid., p.XXVII.
67
L’expression « parole de nuit » est de Bertène Juminer. Elle désigne la mémoire et la pa-
role du conteur (« La parole de nuit », Ralph Ludwig (dir.), Écrire la parole de nuit, Paris,
Gallimard, 1994).
129
Le roman-monde d’Édouard Glissant
de débusquer pour les faire parler les traces témoignant d’un « avant » oc-
culté, afin de projeter dans le futur le sens reconquis d’un passé enfin ré-
vélé68. Marc Bloch partait du principe que la science historique est d’abord
une « science par traces ». Précisément, les « traces » exploitées par papa
Longoué (et que Glissant voudrait voir tout Antillais investiguer) ne sont
pas archivistiques, mais relèvent plutôt de cette « impression-affection
“dans l’âme” »69 qui reste du passé en chacun de nous, écume fragile à la
surface des choses et des consciences, insaisissable comme mercure. Habile
à en user, Papa Longoué, dans Le Quatrième siècle, verbalise pour Mathieu
des temps disparus dont les aléas restent enfouis au niveau de l’inconscient
collectif martiniquais. Il parvient à faire revivre à son jeune auditeur les
expériences passées de ceux dont l’histoire lui est contée. Le jeune homme,
quoiqu’il s’en défende et ironise, se laisse bientôt emporter, accédant à la
vision70.
Ce faisant, l’aïeul répond au désir de Mathieu qui, quoique historien,
n’en a pas moins soif de mémoire. S’il est venu jusqu’au haut du morne, chez
68
D’énonciation paradoxale, puisqu’il peut paraître étonnant d’associer ainsi, en une même
locution, « passé » et « prophétie », cette notion, développée par l’auteur dès 1961, dans
sa préface à la première édition de Monsieur Toussaint, sera reprise et définie à nouveau
dans Le Discours antillais, comme suit : « Aujourd’hui nous entendons le fracas de Ma-
touba […] Notre histoire nous frappe avec une soudaineté qui étourdit. […] notre histoire
est présence à la limite du supportable, présence que nous devons relier sans transition
au tramé complexe de notre passé. […] Cette exploration ne revient donc ni à une mise
en schémas, ni à un pleur nostalgique. C’est à démêler un sens douloureux du temps et à
le projeter à tout coup dans notre futur, sans le recours à ces sortes de plages temporelles
dont les peuples occidentaux ont bénéficié, sans le secours de cette densité collective que
donne d’abord un arrière-pays culturel ancestral. C’est ce que j’appelle une vision prophé-
tique du passé. » (DA, 132) Cette notion rencontre là ce que Ricœur désigne comme « la
thèse de la survivance en état de latence des images du passé » (Paul Ricœur, La mémoire,
l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2003, p. 562) et renvoie à la notion d’inconscient collectif.
69
Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 18.
70
« Mathieu riait, Mathieu se moquait. Mais soudain […] il vit la cabine étroite, à l’odeur
forte, qui lui avait d’abord paru une cabane de caisse, où la commodité avait cédé au tra-
vail : les fusils et les pistolets cadenassés au mur, le coffre avec les livres de comptes qui sur
ce bateau tenaient lieu de livres de bord, les flacons de ce rhum qui avait aidé à supporter
le voyage, tous vides maintenant, et la caissette aux boules rouges pour marquer le nombre
de morts dans la cargaison. Il vit le rhum nouveau sur le coffre, les six hommes entassés
là autour des pots d’étain douteux, et il entendit les paroles, ne sachant même pas si Papa
Longoué les redisait à son intention ou si c’était le vent, dans tout ce cri des ouvrages
d’antan, qui enfin marchandait le prix de la chair. Car dans la lutte autour des noms et
des secrets du passé, Mathieu pour la première fois se trouva directement cerné par le
pouvoir du quimboiseur, sans loisir d’étudier le vrai. » (QS, 40-41) L’expérience, ici, gagne
le registre des sens, Mathieu voit et entend, le passé, convoqué par la puissance évocatrice
du vieillard, se déplie, se déploie, émerge.
130
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
Papa Longoué, ce n’est pas pour s’entendre répéter les mensonges ânonnés
par ses livres scolaires, ce « petit volume vert, de seize pages ou à peu près,
qui rapportait à sa manière l’histoire du pays : la Découverte, les Pionniers,
le Rattachement, la Lutte contre les Anglais, le Bon naturel des natifs, la
Mère ou la Grande Patrie » (QS, 255), mais pour aborder un autre passé71,
celui que les siens ont « oublié tous ensemble. » (QS, 57) En Mathieu, dis-
ciple élu par le vieillard pour assurer la conservation et la transmission du
récit des origines, histoire et mémoire se mêlent, s’emmêlent72. Deux lo-
giques fusionnent pour que s’étanche la soif de connaissance qui taraude
l’enfant et qu’aboutisse, enfin, son entreprise de réappropriation d’un passé
jusque-là non-maîtrisé. Le projet de Mathieu qui aspirait, dans La Lézarde,
à « revenir du côté de Papa Longoué », du côté des blocs de temps oubliés,
denses comme éclats de roche73, pour ne plus seulement les « dire dans le
cri, mais les penser dans la lucidité. » (LL, 208) – s’accomplit dans cette
nouvelle osmose, fruit de la rencontre de l’historien et du griot.
71
« il y avait un autre passé, d’autres nuits à traverser avant de toucher, hors d’haleine, la
demi-lumière d’un matin. Voici ce qu’il devinait de tout son corps. » (QS, 261).
72
Papa Longoué remplit ici une vocation testimoniale. Il joue le rôle de relais, de passeur
de mémoire, rendant de la sorte possible la « transition entre la mémoire et l’histoire »
dont « le témoignage constitue la structure fondamentale ». (Paul Ricœur, L’histoire, la
mémoire, l’oubli, op. cit., p. 26)
73
Une analyse orientée en ce sens de La Case du commandeur ou de Tout-monde pourrait
mettre en évidence combien, dans la poétique glissantienne, le temps se fait roche, mi-
néral, concrétion rétive à se laisser manipuler, et qu’il convient de saisir presque à bras le
corps pour le domestiquer. Cette étude reste à faire.
131
Le roman-monde d’Édouard Glissant
74
« [L]a mémoire […] opère dans le sillage de l’imagination. » Or, poursuit-il, « l’imagina-
tion, prise en elle-même est située au bas de l’échelle des modes de connaissance » (Paul
Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 5). De fait, la fonction cognitive de la
fiction a toujours été éminemment problématique, et le débat sur ce point reste vif. Nous
rallions la position de Jean-Marie Schaeffer, qui défend la dimension nécessairement co-
gnitive de toute mimésis : « Il apparaît […] que, contrairement à ce que soutenait Platon,
la mimésis est bien une opération cognitive, au double sens où elle est la mise en œuvre
d’une connaissance et où elle est source de connaissance. » (Jean-Marie Schaeffer, Pour-
quoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999, p. 56)
75
Jean-Paul Sartre, L’imaginaire, Paris, Gallimard, 1986, p. 239.
76
« « Un monde qu’on peut expliquer même avec de mauvaises raisons est un monde fami-
lier. Mais, au contraire, dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme
se sent un étranger. Cet exil est sans recours puisqu’il est privé des souvenirs d’une partie
perdue ou de l’espoir d’une terre promise. Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et
son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité. […] il y a un lien direct entre ce
sentiment et l’aspiration vers le néant. » (Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Galli-
mard, 1985, c1942, p. 20-21).
132
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
77
Henri Meschonnic, Pour la poétique I, op. cit., p. 21.
78
Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 65.
79
Paul Ricœur, Histoire et vérité, op. cit., p. 48.
80
Confronté à la question de cette absence originelle, fondamentale et fondatrice, l’écri-
vain exaspéré de se voir ainsi sommé de se nommer, en vient parfois, certes, à se révol-
ter… « C’est surprenante condition qu’un homme s’éprouve à ce point traqué en un arti-
fice, que pour simplement dire ce qu’il est il soit tenu de crier ce qu’il n’est pas, et qu’avant
qu’il se nomme il ait à démarrer les noms qui au plus loin l’arriment. » (IP, 33)
81
Au sens d’informare, « donner une forme ».
133
Le roman-monde d’Édouard Glissant
néalogies fictives élaborées par l’écrivain sont supposées résoudre, par leur
seule irradiance, la « question cosmo-métaphysique de la légitimité » (DA,
140) qui se pose à l’Antillais. Aussi, Glissant, fidèle au principe de fonc-
tionnement des grandes sagas romanesques, construit-il son monde sur les
lignes de force que sont les arbres généalogiques de quatre familles. Les
aléas des familles Béluse, Longoué, Targin et Celat (dont nous sont révélés,
au fil des romans, à la fois les origines généalogiques et les mutations géné-
rationnelles) constituent l’un des « grand[s] principe[s] d’organisation du
monde »82 romanesque de Glissant. Le paratexte des romans traduit cette
volonté de l’auteur de pallier à l’absence de références.
Concrètement, ce désir généalogique se traduit, dans les romans du pre-
mier mouvement de la trajectoire de l’écrivain (que nous avons considéré
comme sa période « nationale ») par l’annexion, au corps du texte, d’un
ajout paratextuel très élaboré, visant à baliser dans le temps la succession
des différentes lignées issues du premier Longoué et du premier Béluse. La
première de ces « Datations » se présente en annexe au Quatrième siècle.
Déclinées sur deux colonnes, les lignées Longoué et Béluse se partagent
l’espace de la page, depuis les deux ancêtres jusqu’aux deux « récitants »
dont le dialogue rythme le fil syntagmatique du récit. Dans les deux cas, la
date et le commentaire introductifs sont identiques : « 1788. Le premier dé-
barque. » 1788 est le jalon choisi par l’écrivain comme année de référence,
afin de marquer la pierre de touche d’une inscription à venir dans l’espace-
temps du Nouveau Monde. C’est l’an zéro d’une autre histoire, d’un monde
refondé.
Les dates qui suivent nous sont livrées avec un souci de détails qui té-
moigne de l’importance que leur accorde l’écrivain : les naissances, de part
et d’autre des deux lignées, sont clairement repérées (1791 : Melchior ; 1792 :
Liberté ; 1794 : Anne…), comme les évènements importants, sur le plan
diégétique (« 1830 : Melchior quimboiseur dans les bois » ; « 1831 : Anne
tue Liberté »…) et historique (« 1848 : libération des esclaves »). Parallèle-
ment aux lignées Béluse et Longoué, les pérégrinations de la famille Targin,
dont Thaël est issu, sont insérées en italique. L’italique, comme Grevisse l’a
bien montré, a fonction de mettre en évidence un segment que le scripteur
considère comme important83 : « 1820. Les premiers “Targin” occupent la
82
Henri Meschonnic, Pour la poétique I, op. cit., p. 41.
83
Maurice Grevisse, Le bon usage. Grammaire française (12ème édition), Paris, Duculot,
1986, p. 96.
134
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
Touffaille. ». De fait, ces éléments revêtent pour le lecteur une vraie valeur
informative : par le jeu des alliances, les lignées bientôt se croisent et fu-
sionnent : « 1873. Naissance d’Edmée Tragin. 1890. Edmée quitte la Touf-
faille pour aller vivre avec Papa Longoué. ».
On le voit, le réalisme de Glissant véhicule une assurance despotique et
beaucoup de candeur dans la mise en forme fictionnelle. On peut évoquer
le roman de facture ordinaire, tel qu’il se fonde sur une histoire racontée,
dont parlait Alain Robbe-Grillet :
Il lui faut […] réussir à persuader le lecteur que les aventures dont on lui parle
sont arrivées vraiment à des personnages réels, et que le romancier se borne à
rapporter, à transmettre des évènements dont il a été le témoin. Une conven-
tion tacite s’établit entre le lecteur et l’auteur : celui-ci fera semblant de croire
à ce qu’il raconte, celui-là oubliera que tout est inventé et feindra d’avoir af-
faire à un document, à une biographie, à une quelconque histoire vécue.84
C’est tout un rapport au romanesque qui est ainsi mis en évidence. L’ambi-
tion mimétique et la logique narrative y exercent une grande influence. Les
personnages sont présentés comme étant plus que des êtres de papier, la
réalité du texte fait semblant d’aller au-delà des énoncés qui, dans un texte
donné, les qualifient.
Si, dans Malemort, Glissant s’éloigne de ces préoccupations généalogi-
ques, les « Péripéties » qui font l’objet du récit n’ayant que peu à voir avec la
saga familiale amorcée dans Le Quatrième siècle, La Case du commandeur,
en revanche, remet à l’honneur la préoccupation généalogique. L’auteur of-
fre au lecteur un « Essai de classification, sur les relations entre les familles
Béluse, Targin, Longoué, Celat ». Comme dans Le Quatrième siècle, cette
classification, qui se donne pour une volonté de faciliter au lecteur la bonne
compréhension de l’univers romanesque, est une façon de lui imposer le
sens qu’il doit donner à sa lecture. Les familles Targin et Celat y sont recen-
sées en terme des relations nouées au fil des générations avec les pôles Lon-
goué-Béluse. Seuls les personnages qui tiennent dans la fiction un rôle plus
conséquent sont retracés : la mention de Ceci Celat (1835) s’accompagne
certes d’une allusion à sa parentèle (« + 34 frères et sœurs »), mais sans que
celle-ci soit précisée. Cette annexe paratextuelle, riche en détails, se voulant
84
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1963, p. 29-30.
135
Le roman-monde d’Édouard Glissant
éclairante, les quatre familles sont, en outre, mises en relation avec l’espace
qui leur est particulier :
85
Ce que Barthes appelle « l’effet de réel » et Riffaterre « l’illusion référentielle ».
136
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
86
Gérard Genette apparente ainsi le pouvoir de l’écrivain de produire des fictions au « fiat
du démiurge et de l’onomaturge », voir « Le statut pragmatique de la fiction narrative »,
Poétique, n°78, avril 1988, p. 241.
87
Henri Bergson, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit, (1896), Œu-
vres, Paris, PUF, 1963, p. 278.
88
Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 34. Nietzsche appréhendait, quant
à lui, la mémoire comme « mensonge idéal ».
137
Le roman-monde d’Édouard Glissant
89
Ce conte connaîtra son dernier sursaut dans la mémoire de Marie Celat (La Case du com-
mandeur), avant de s’éteindre doucement, veillé par un auteur impuissant à le faire recon-
naître des siens.
90
L’expression est de Thomas Pavel, Univers de la fiction, Paris, Seuil, 1988, p. 138.
91
« Le fugitif — l’Africain voué aux îles délétères — ne reconnaissait pas même le goût de la nuit.
Cette nuit était moins dense, plus nue, elle affolait. Loin en arrière, il entendait les chiens, mais
déjà les acacias l’avaient ravi du monde des chasseurs ; et ainsi entrait-il, homme de grande
terre, dans une autre histoire : où, sans qu’il le sût, les temps recommençaient pour lui. Il
n’aurait jamais le loisir de crier : « ah en juillet 1788 je me suis enfui sur les hauteurs » — mais,
comme tassé dans le minuscule enclos de terre, dans le hourvari des mornes cerné de mers, il
épellerait : « ah je n’étais pas sorti de la mort du bateau que je maronnais déjà sur la trace des
acacias »; […] Seul celui-ci fut double, qui maronna sur la Trace et connut l’Acoma. » (IP, 9)
138
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
92
« le Négateur, celui que dans toute autre langue que cette absence et ce manque d’ici on
eût sans doute appelé l’Ancêtre et qui n’était plus qu’un vague nœud au ventre, un cri sans
feuilles ni racines, un pleurer sans yeux, un mort sans retour […] Négateur venu d’ailleurs
et qui en l’espace d’une seule nuit avait fouillé si à fond dans la terre et l’avait prise à jamais
et tout aussitôt – pour sa vie restant – perdue. » (Mm, 60-61)
93
Nous reprenons son expression à Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe
personnel. Introduction à la psychocritique, Paris, José Corti, 1980. Notons ici que, d’une
certaine manière, la figure du Négateur se pose aussi en relais des propensions de l’auteur
à la subversion et au refus (attitudes qu’il incarne exemplairement et qui figurent au nom-
bre des dispositions).
94
Pierre Nora, « Entre mémoire et histoire. La problématique des lieux », art. cit. p.XLII.
139
Le roman-monde d’Édouard Glissant
tional. De même que, « créant le langage des nations européennes, les lé-
gendes et les poèmes épiques ont contribué à créer ces nations […] en leur
donnant conscience d’elles-mêmes »95, le langage de l’œuvre, venu au mon-
de et libéré dans La Lézarde, pourvoyeur d’histoire et de mémoire dans Le
Quatrième siècle, veut permettre l’émergence du sentiment national mar-
tiniquais et doit mener, à terme, à l’émancipation politique de l’île, loin de
la tutelle française. Certes, tout texte est d’abord « un rapport au monde, à
l’histoire. »96. Mais, le texte glissantien, loin de se contenter de dire l’his-
toire et de penser le monde, a ceci de spécifique qu’il prétend prophétiser la
première et refonder le second.
95
Octavio Paz, L’arc et la lyre, Paris, Gallimard, 1965, p. 45.
96
Henri Meschonnic, Pour la poétique I, op. cit., p. 143.
140
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
141
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Nous aussi, “nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’Occupation”. Avec
une flotte de marins français qui mettaient le pays en coupe réglée, les Marti-
niquais apprirent, en même temps que les pratiques du marché noir, les res-
sources de l’autoproduction. […] le peuple martiniquais résista et connut à
l’époque une unanimité qu’il a sans doute perdue. Dlan, Silacier, Médellus,
dont j’ai essayé dans Malemort de chanter la geste, inventèrent les mille dé-
risoires métiers, que nous appelons djobs, qui leur permirent de subsister.
(DA, 39-40)
97
Cette période inspire ainsi, pour les mêmes raisons, Patrick Chamoiseau (voir Chroniques
de sept misères) et Raphaël Confiant (voir Le Nègre et l’Amiral).
142
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
98
Michel Zeraffa, Roman et société, Paris, PUF, 1971, p. 16.
99
Milan Kundera, L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 63.
100
Ibid., p. 61.
101
Ibid., p. 63.
143
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Le langage naufragé
102
Jean-Marie Klinkenberg, « Le problème de la langue d’écriture dans la littérature franco-
phone de Belgique, de Verhaeren à Verheggen », A. Vigh (dir.), L’identité culturelle dans
les littératures de langue française, Paris, ACCT et Presses de l’université de Pécs, 1989,
p. 65-80.
103
Alfred de Musset, « La Nuit de mai », Poésies complètes, Paris, Gallimard, 1957, p. 308.
104
Henri Meschonnic, Pour la poétique I, op. cit., p. 143.
144
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
Premièrement :
Le double-fond : pure technique d’ébénisterie. Tu remplis ce double de bulle-
tins et tu fais basculer le fond par simple pression sur les bords. Très efficace,
sans problème, imparable. L’urne en évidence, sacrée vierge.
Secondement :
Les morts : les augustes morts. Ils se lèvent des cimetières pour te soutenir.
C’est la voie du passé, laquelle fonde l’avenir. C’est la démocratie. Tout mort
est adulte, fût-il expiré au ventre de sa mère. Les morts te servent et se taisent.
C’est la bonne fortune. Par eux le ciel te bénit.
Troisièmement :
L’itinéraire : nous devrions dire, le circuit. Des communes et des bourgs de
l’alentour tu fais venir cousins, parents, amis de tes amis. […] Tu multiplies
par trois le nombre de citoyens, quelle république !
Quatrièmement :
La persuasion : […] il suffit de six garçons bien décidés à la porte d’un bureau
pour que Désordre et Ordre t’obéissent sans barguiner. […]
Cinquièmement :
La dissuasion au préalable : tu fais proclamer dans les quartiers favorables à
l’ennemi, sur les quinze heures : « Pas la peine de voter, Un tel est déjà comme
élu. » Un tel, c’est toi. Ce qui rétablit bien des situations.
Et combien de millièmement ! (Mm, 87-88)
145
Le roman-monde d’Édouard Glissant
[…] sous trois plants de bois sans feuille, dans deux filets d’eau en boue et
détritus, sur l’unique rase pelée terrasse qu’est l’île, l’envasement de la trace
par où le Négateur, le Marron primordial, non pas le premier peut-être, mais
à coup sûr le plus raide et rêche, descendit pour connaître le pays et enlever
sa compagne.
146
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
Ce roman sombre et beau, même s’il établit une série de constats des plus
pessimistes, vient prolonger le geste glissantien dans sa tentative de réarti-
culer le monde selon un ordre supposé salvateur. Pour Glissant, le langage,
nous l’avons dit, est acte, arme miraculeuse. Il partage avec Flaubert cette
conviction que le romancier « transforme les choses de la réalité » par la
grâce de cette « alchimie merveilleuse » qu’est la mise en mots106. De fait,
dans Malemort, nous retrouvons, intacte la posture démiurgique familière
à l’écrivain, son irréductible foi dans le pouvoir des mots. Face au désastre
qui accable la perle insulaire, Glissant intègre, dans Malemort, les nouvelles
données émanant du réel et aménage dans le roman un espace de salut,
providentiel. Glissant situe au niveau du langage une « issue de secours »
face à la dérive du donné.
La quête de l’écrivain est d’abord quête de langage. Pour donner forme
et sens à sa refondation du monde, Glissant doit faire le « choix de son lan-
gage », au sens où l’entendait Bakhtine107. Cet enjeu porté sur le langage se
traduit, dans l’œuvre, par une récurrence quasi obsessionnelle des motifs
relatifs à l’objet-langue, et ce, dès le premier roman. Dans La Lézarde, le
langage, comme la rivière, puis comme la foule du dimanche d’élections,
« d’abord crispé, cérémonieux, mystérieux, puis à mesure plus étale, plus
évident, plus lourd de bruits et de clameurs » (LL, 228-229), finissait par
se libérer, pour s’affranchir de toute servitude. La Lézarde, c’était le temps
de la prise de parole, vibrante et enthousiaste, optimiste et juvénile, sem-
blable à celle de mai 68, racontée par Michel de Certeau. L’analogie est
saisissante :
105
Nous reprenons à la rhétorique zolienne, naturaliste, cette image du « laboratoire ».
106
Eric Auerbach, Mimesis, Paris, Gallimard, 1968, p. 478.
107
« Toujours et partout, à tous les âges de la littérature historiquement connus, la conscience
littérairement active découvre des langages et non un langage. Elle se trouve devant la
nécessité du choix d’un langage. » Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op.
cit., p. 116.
147
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Quelque chose nous est arrivé. Quelque chose s’est mis à bouger en nous. […]
Il s’est produit ceci d’inouï : nous nous sommes mis à parler. Il semblait que
c’était la première fois. De partout, sortaient les trésors, endormis ou tacites,
d’expériences jamais dites. En même temps que des discours assurés se tai-
saient et que des « autorités » devenaient silencieuses, des existences gelées
s’éveillaient en un matin prolifique.108
108
Michel de Certeau, La Prise de Parole, Bruges, Desclée de Brouwer, 1968, p. 28.
109
« la prise de parole a la forme d’un refus. Elle est protestation. […] elle consiste à dire : “Je
ne suis pas une chose.” […], “J’existe.” » (Ibid., p. 29)
110
Ibid., p. 61.
148
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
Nous les aimons. Nous savons, ou nous pressentons, qu’ils marquent ce mo-
ment où d’un coup nous éprouvons que les mots servent aussi à exprimer, à
exprimer quoi ? – Qu’il est dans la terre alentour peut-être une loi de l’ex-
pression, une racine qui pousse et demande à être dite […] ces mots […] ne
sont que le matériau avec quoi bâtir un autre langage, […] il nous revient,
à nous les descendants de ces superbes victimes, à nous qui avons connais-
sance mais dont la racine a tari, d’organiser à ras le vent cette écume d’où
notre langage poindra : alors nous hésitons, nous suspendons le mot, nous
nous embusquons […] Peut-être […] renoncer à la fulguration et à l’extase de
cette langue ? Peut-être avec Dlan Médellus Silacier fouiller l’ingrat langage à
venir ? Alors nous nous souvenons d’eux. Les tarabiscotés. Les intoxiqués du
savoir universel. Qui montent glorieux aux avant-postes de notre misère. Eux
qui pas un instant n’ont douté de leur phrase. (Mm, 158)
111
Albert Memmi, Portait du colonisé suivi du Portrait du colonisateur, Paris, J.J. Pauvert,
1957, p. 144.
112
Pierre Bourdieu, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
113
Ce faisant, Glissant prend la parole, au sens où le conçoit Ricœur : « prendre la parole,
c’est assumer la totalité du langage comme institution me précédant et m’autorisant en
quelque sorte à parler. », Lectures II. La contrée des philosophes, Paris, Seuil, 1999, p. 212.
149
Le roman-monde d’Édouard Glissant
114
Jean-Yves Debreuille, « Le langage désancré de Malemort », Yves-Alain Favre (dir.), Hori-
zons d’Édouard Glissant, op. cit., p. 320.
115
Ibid.
116
Georg Lukacs, La théorie du roman, Paris, Denoël, 1989, p. 54.
117
Ibid., p. 65.
150
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
[…] les mots (et les significations) s’étaient pétrifiés comme d’une absence de
quoi que ce soit à dire ou à désigner, où toute volonté de se souvenir de la pre-
mière nuit et du Négateur s’était comme dessouchée des têtes et des ventres,
118
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 108.
151
Le roman-monde d’Édouard Glissant
où le mot mantou et le mot calloge le mot vezou […] avaient peu à peu terni
et disparu. (Mm, 67)
Ainsi que nous l’avons déjà dit, au moment où Glissant entreprend la rédac-
tion de La Case du commandeur, il ne peut que constater l’incapacité des
152
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
119
André Green, La déliaison. Psychanalyse, anthropologie et littérature, Paris, Hachette,
1992, p. 69.
153
Le roman-monde d’Édouard Glissant
154
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
délire individuel « coutumier » est une des tentatives « anormales » […] pour
résoudre ces contradictions. (DA, 364)
155
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Précisément, Marie Celat veut aller, sur les traces d’Odono, « au-delà de
l’amas de nuit » qui pèse sur l’histoire de son peuple. Mais, elle paiera cette
incursion en territoire interdit de sa santé mentale. Happée par la spirale
d’une quête impossible, la jeune femme est saisie de délire verbal comme
on le serait de vertige. Elle est dès lors perçue par son environnement im-
médiat comme une « malade mentale », au sens où Foucault l’entend. Elle
s’exclut elle-même de « l’ordre du discours » et finit par se voir internée, au
moins temporairement.
Michel Foucault distinguait au troisième rang des interdits de langage
posés par une culture, une société, « [ces] énoncés qui seraient autorisés
par le code, permis dans l’acte de parole, mais dont la signification est into-
lérable, pour la culture en question, à un moment donné. »120 Marie Celat
produit, précisément, ce genre d’énoncés. Elle verbalise une question dont
la réponse s’est perdue dans la nuit des origines. Interrogeant la genèse et
la formation de son peuple, elle ne peut être entendue, ni même tolérée, par
120
Michel Foucault, « La folie, l’absence d’œuvre », Dits et écrits, Tome I, Paris, Gallimard,
1994, p. 416.
156
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
ceux qui, comme elle, endurent les affres de l’occultation, mais qui s’effor-
cent d’oublier l’urgence d’un dévoilement :
Marie Celat fait face à une masse populaire qui ne peut l’entendre, ni ne
veut la comprendre. Son je s’oppose à un nous qui feint la quiétude au bord
du gouffre et s’aveugle à la fois consciemment et inconsciemment. Le motif
du nous, véritable obsession auctoriale, fait ici retour. Un nous récurrent,
qui scande le récit comme litanie, se fait sans cesse entendre en contrepoint,
insidieux et sur la défensive. Présent dans le texte par un effet de répéti-
tion, le nous martiniquais n’en reste pas moins problématique. Il demeure
frappé d’hétérogène. On sent que, quels que soient les efforts acharnés de
l’auteur pour lui donner forme, ce nous persiste à se déliter. L’usage des
guillemets et de l’italique, dans les premières lignes du roman, témoignent
du caractère éminemment fragmentaire de toute relation au collectif en
contexte antillais :
157
Le roman-monde d’Édouard Glissant
reviendrait à basculer avec elle dans la folie langagière. Leur parti est pris :
il convient d’ignorer les oracles de cette Pythie écartelée, rejetée par les
siens.
Ce qui effraie tant les compatriotes de Marie Celat, c’est la béance de la
mémoire antillaise, que stigmatise le mot « Odono ». En Odono ressurgit,
récurrente, voire obsessionnelle, la figure de l’ancêtre, du premier débar-
qué, de l’Africain razzié, celui qui devait perdre son nom en débarquant sur
la terre nouvelle, dans le désastre de l’esclavage et l’univers « plantationnai-
re ». Se souvenir de lui, c’est faire face à la douleur lancinante que valent aux
Antillais la rupture de toute généalogie, le vide et l’inconnu de la filiation,
la béance des origines et les ambiguïtés de la nomination. Une telle prise
en charge de la « malédiction » originelle qu’est l’esclavage121 ne peut être
le fait que de quelques-uns, prophètes souffrants à qui leur élection vaut de
souffrir pour tous, de façon christique.
La lignée des Celat compte au nombre de ces visionnaires. Ceux-ci sont
aux prises avec un héritage de mots peu clairs, fait de vocables créoles, de
bribes de langues africaines et de morceaux épars d’un conte qui dit les ori-
gines. Encombrés d’un savoir incertain, dont le sens a été perdu avec la suc-
cession des générations, ils sont, dans l’imaginaire glissantien, des « élus de
l’inquiétude, désarmés, jetés là par tant de questions qui n’ont pas été po-
sées, qui n’ont fait que survoler cette terre pour, du haut de leur obscurité,
désigner leurs victimes. » (CC, 182) Le roman remonte la lignée des Celat,
qui verra Mycéa, en bout de course, hériter de ce mot qui ne véhicule plus
qu’une connaissance tronquée et dont elle ne saura, d’abord, que faire.
Chacun des personnages évoqués a précédé la jeune femme dans le
tourment d’un dire ravalé et a dû composer avec ce bagage encombrant.
Pour certains, le manque de filiation claire et l’incertitude des origines se
sont transformés en violence, en une colère si destructrice qu’ils voudraient
anéantir leur propre personne et le reste du monde alentour. Ainsi Euloge,
esclave surpassant le maître dans sa capacité à punir, tant il est empli de
haine à l’égard de ceux qui partagent sa géhenne. Ainsi Cinna Chimène, se
torturant le cœur avec une joie mauvaise à l’idée qu’il ne saurait y avoir rien
de plus laid que cette peau noire dont elle se trouve affligée.
D’autres adoptent une politique du détour chère à Glissant : Ozonzo ne
parle qu’aux animaux, dans un langage incompréhensible pour ses frères
121
Pour cette idée d’une malédiction primale, voir Patrick Chamoiseau, Biblique des derniers
gestes, Paris, Gallimard, 2002.
158
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
Dans le roman, c’est Pythagore, le père de Mycéa, qui fera, avant sa fille,
l’expérience de cette névrose qui tourne au délire. Cherchant inlassable-
ment la trace d’Afrique sur la terre nouvelle, insulaire ; obsédé par la figure
du Roi Béhanzin, ce roi dahoméen qui connut, le dernier, l’exil sur les riva-
ges antillais, un siècle après la fin de la Traite négrière, Pythagore est « cet
homme, frappé d’un songe de vent [qui] se souvient. Il saute sur un pied,
il casse la tête en arrière, il crie : Odono ! Odono ! Les voitures klaxonnent,
les passants rient sans s’arrêter. L’homme, sorcier de midi, entrevoit par
pans. » Mais :
Comment soupçonner que le mot Odono (à peine un mot : un son) pût avoir
un sens, cacher quelque allusion à un rare événement ? Comment pister, sur
tant de houles d’océan, la trace de quelque chose, tas hurlant de viandes à vif,
qui se fût appelé Odono ? (CC, 17-18)
159
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Il y avait entre eux une question à poser. […] Mycéa regardait partout, sans ca-
cher qu’elle inspectait. Longoué demanda si elle cherchait la question. Quelle
question ? La question qu’elle était venue poser. Elle n’était pour rien du tout,
160
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
elle regardait la maison d’un quimboiseur. D’un Regardant. Bon disons qu’el-
le regardait la maison d’un regardant. Mais elle n’était pas la première ni la
dernière. La première pourquoi, la dernière de quoi ? De ceux qui désirent
savoir. Qui désirent savoir quoi ? La réponse à la question. À quelle question ?
La question qu’elle était venue « déposer ». Alors Marie Celat exaspérée dit
qu’elle posait une question. En effet. Qu’est-ce que c’était que l’Odono d’en-
fance dont elle se souvenait encore vaguement ? (CC, 175)
Mais, le malheur s’acharnant (elle verra mourir ses deux fils à un an d’in-
tervalle), la question refoulée s’abat sur elle et tourne en folie langagière. La
sanction ne tardera pas : « Décision officielle fut prise de l’inscrire à l’hôpi-
tal ; elle laissa faire. » (CC, 227)
Pourtant, c’est dans cette échappée vers l’espace aseptisé de la clinique
psychiatrique que Marie Celat trouvera sa réponse. Chérubin, autre person-
nage atteint de délire, l’entraîne à sa suite sur « la Trace du Temps d’Avant »,
ce sentier dans les bois qui monte jusqu’au territoire de Papa Longoué, mort
depuis longtemps. Accablée de chaleur, prostrée dans la case désertée par
le vieux voyant, Marie Celat fait l’expérience de la rencontre avec un Avant
perdu, éperdu :
Marie Celat s’assit dans un coin, Chérubin à l’opposé, farouche, la bouche ser-
rée, le coutelas sur les genoux, comme s’il se préparait à bondir sur sa compa-
gne et à la déchiqueter point par point. Le temps alors descendit et les porta.
Ils explorèrent le grand silence, rejoignirent l’autre côté de leur esprit. (CC,
233)
J’ai crié, disait Chérubin. Nous avons entendu ce Bruit de l’Ailleurs, feuilleté
toi et moi l’Inventaire le Reliquaire. Nous avons couru ce Chemin des Enga-
gés, dévalé le Registre des Tourments, ho il reste à épeler le Traité du Dépar-
ler. (CC, 235)
La connaissance qui vient à Mycéa rencontre celle que le roman s’est, sur
plus de deux cents pages, attaché à nous communiquer. Et le livre reste
161
Le roman-monde d’Édouard Glissant
122
Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 310.
123
Michel Foucault, « La folie et la société », Dits et écrits, Tome 3, Paris, Gallimard, 1994,
p. 489.
162
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
Marie Celat fut engagée dans un bureau, supporta ce que tout le monde sup-
porte. Les nouvelles d’ailleurs n’étaient bonnes nulle part [..] La maison dans
le lotissement était aussi incolore qu’avant. [..]Marie Celat restait debout
vide, désinformée de tout, devant son gazon. [..] Les voisines lui adressaient
des sourires précautionneux, attentives à surveiller ce qui en elle eût pu être
à nouveau déglingué. [..] était venu le temps de laisser vivre, si on pouvait.
(CC, 237-239)
124
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 9.
125
Georg Lukacs, La théorie du roman, op. cit., p. 66.
163
Le roman-monde d’Édouard Glissant
possible » (DA, 153), reste susceptible d’être sublimé suivant d’autres voies
(voix). De fait, s’il a reconquis le passé et clarifié le présent, il reste au roman
glissantien à prendre possession du futur126. Précisément, le nous martini-
quais trouve, avec Mahagony et Tout-monde, son assomption dans un élan
qui l’ouvre à une dimension prophétique.
126
Michel Zeraffa insiste sur cette dimension globalisante du genre romanesque, qui lui fait
balayer à la fois passé, présent et avenir : « le roman devrait à la fois représenter fidèlement
notre devenir, en dégager la signification, en indiquer l’orientation » (Roman et société, op.
cit., p. 15) ; ou, plus loin : « La plupart des débats sur le roman portent en filigrane une cer-
taine hantise du salut. Tout semble perdu si le roman n’affirme pas l’existence d’une conti-
nuité humaine, où un passé engendre un présent lui-même porteur d’un futur. » (Ibid.,
p. 31).
127
Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 64.
164
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
C’est donc là, en Occident, que le mouvement se fige et que les nations se
prononcent, en attendant qu’elles répercutent sur le monde. […] Si nous en
revenons à cet épisode occidental, c’est précisément parce qu’il a essaimé sur
le monde. Le modèle a servi. (PR, 26-27)
Gilles Deleuze et Félix Guattari ont critiqué les notions de racine et peut-être
d’enracinement. La racine est unique, c’est une souche qui prend tout sur elle
et tue alentour ; ils lui opposent le rhizome qui est une souche démultipliée,
étendue en réseaux dans la terre ou dans l’air, sans qu’aucune souche n’y in-
tervienne en prédateur irrémédiable. […] La pensée du rhizome serait au
principe de ce que j’appelle une poétique de la Relation, selon laquelle toute
identité s’étend dans un rapport à l’autre. (PR, 23)
Sur le plan philosophique, la volte, qui est aussi révolte, est d’importan-
ce128. Glissant invalide la « racine unique » pour lui préférer « l’étendue »
128
Pour autant, dans une certaine mesure, Glissant fait retour à des préoccupations qui le
mobilisaient à l’aube de sa production littéraire, et annonçaient les théorisations à venir,
sur la « relation ». Dans Soleil de la conscience, Glissant postulait ainsi qu’il n’y aurait bien-
tôt « plus de culture sans toutes les cultures, plus de civilisation qui puisse être métropole
des autres, plus de poète pour ignorer le mouvement de l’Histoire. » (SC, 13-14). La réo-
rientation de son propos au début des années 80 ne fait que le ramener, explique-t-il, à
ses balbutiantes presciences » (DA, 13), délaissées lorsque s’était imposée, avec la vague de
décolonisation, l’urgence d’une libération nationale aux Antilles.
165
Le roman-monde d’Édouard Glissant
129
« Du Mythe à l’Épique, en Occident, la cause cachée (la conséquence) est la filiation, dont
l’œuvre enclenche sur un donné linéaire du temps et toujours sur une projection, un pro-
jet. […] Quand une “création du monde” est répétée (certifiée) dans une filiation, celle-ci
en découle avec rigueur, c’est-à-dire légitimité, par cela qu’elle dessine à rebours le trajet
de la communauté, de son présent à cet acte de la Création. Cette vue […] est celle qui a
prévalu […] » (PR, 59)
130
Une problématique développée par Abdelwahad Meddeb, dans son article « L’interrup-
tion généalogique » (Esprit, nº208, janv. 1995, p. 74-81). Analysant les figures de la trans-
mission versus celles de l’interruption dans la littérature algérienne, il évoque « les tresses,
les raccommodations, les usures, les déchiquetures de [s]a chaîne généalogique. »
166
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
[…] nous avons fait la différence entre les communautés ataviques qui sont
basées sur l’idée d’une Genèse, c’est-à-dire d’une création du monde, et sur
l’idée d’une filiation, c’est-à-dire d’une liaison continue du présent de la com-
munauté à cette Genèse […] et les cultures composites nées de la créolisation,
où toute idée d’une Genèse ne peut qu’être ou avoir été importée, adoptée ou
imposée […] (IPD, 34-35)
Ils n’auraient pas besoin, non plus, de la caution légitimante d’un mythe
présenté comme fondateur, et dont le propre est bien, selon l’auteur, de pro-
mouvoir la racine unique au détriment d’une conception plus relationnelle
de l’identité, et dès lors moins meurtrière131 :
L’Histoire est […] réellement fille du mythe fondateur. […] Partout […] où
apparaissent des mythes fondateurs, au sein de ces cultures que j’appelle
cultures ataviques, la notion d’identité se développera autour de l’axe de la
filiation et de la légitimité ; en profondeur, c’est la racine unique qui exclut
l’autre comme participant. […] Pour ce qui est des sociétés où ne fonctionne
pas de mythe fondateur, sinon par un emprunt – et je veux ainsi parler des
sociétés composites, des sociétés de créolisation – la notion d’identité se réa-
lise autour des trames de la Relation, qui comprend l’autre comme inférant.
(IPD, 62-63)
Car en fait c’est de cela qu’il s’agit : d’une conception sublime et mortelle que
les peuples d’Europe et les cultures occidentales ont véhiculée dans le monde, à
savoir que toute identité est une identité à racine unique et exclusive de l’autre.
Cette vue de l’identité s’oppose à la notion aujourd’hui « réelle », dans ces cultu-
res composites, de l’identité comme facteur et comme résultat d’une créolisa-
tion, c’est-à-dire de l’identité comme rhizome, de l’identité non plus comme
racine unique mais comme racine allant à la rencontre d’autres racines. (IPD,
23)
131
Voir Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.
167
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Il est hors de notre propos de contester la validité des vues d’Édouard Glis-
sant. Au contraire, la vision nous semble tentante, du fait de la charge hu-
maniste qu’elle véhicule, en ces temps de contacts culturels accrus entre les
peuples – qu’accompagnent souvent, triste corollaire, des réactions de repli
identitaire. Et l’on comprend sans peine qu’une telle vision ait valu à son
auteur son immense succès dans le champ intellectuel. En revanche, si la
pertinence du propos est hors de cause, on pourrait, malgré tout, interroger
l’intention qui y préside.
Il y aurait des raisons de croire que les développements de Glissant
autour des notions de relation et de créolisation, dans le second mouve-
ment de sa trajectoire, valent pour autant de repositionnements stratégi-
ques relativement à des enjeux qui n’ont pas été atteints dans un premier
temps. Glissant ironise sur les « consciences naïves » qui persistent à as-
seoir leur légitimité sur leur « droit à la possession d’un territoire » (PR, 28).
Ne pouvons-nous pas y lire l’aveuglement plus ou moins volontaire d’un
homme qui n’est pas parvenu à s’enraciner chez lui et qui, par défaut, prend
le parti d’ouvrir le monde, fors toute possession territoriale132 ? Cette straté-
gie d’autolégitimation permet à Glissant de déclarer nulle et non avenue la
quête identitaire qui taraude les collectivités antillaises. La connaissance de
la source n’est plus nécessaire. L’identité peut désormais être pensée sans
le secours d’une origine connue et reconnue. Le gouffre repensé se charge
d’une connotation positive (« Nous quittons le gouffre matrice et le gouffre
en abîme, pour cet autre où nous errons sans nous perdre. », PR, 220). Les
limites de la quête auctoriale, en termes de dévoilement des filiations et de
prospection autour du motif du nom, du « nous », s’en trouve rachetées. La
légitimité du sujet antillais, jusque-là contestée (ou, du moins, perçue par
l’auteur comme contestable) en sort restaurée.
Cette entreprise de restauration trouve son paroxysme dans une ultime
pirouette discursive. L’Antillais, présenté, nous l’avons vu, comme résultat
modèle et avant-gardiste du processus de créolisation, ne se contente pas
d’être. Archétype de l’homme du « tout-monde », il prophétise. Il est nous,
nous tous, avant nous, mieux que nous… À quelle plus belle légitimité pou-
vait aspirer le nous martiniquais rêvé par l’auteur ?
132
Signalons que ce raisonnement induit que l’on conteste aussi la notion de « territoire »,
intrinsèquement liée à celles de nation, de filiation, de racine ou de genèse : « Le territoire
exige qu’on y plante et légitime la filiation. Le territoire se définit par ses limites, qu’il faut
étendre. Une terre est sans limites, désormais. » (PR, 166)
168
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
L’antillanité, rêvée par les intellectuels, en même temps que nos peuples la
vivaient de manière souterraine, nous arrache de l’intolérable propre aux
nationalismes nécessaires et nous introduit à la relation qui aujourd’hui les
tempère sans les aliéner. (Ibid.)
169
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Ne croyez pas que je vous fais la morale, ne dîtes pas : »Ça vient, elle va encore
nous expliquer pourquoi elle avait choisi le nom Odono, elle va encore nous
demander si nous savons ? » Non, c’est fini toute cette agitation de grands aca-
jous-mahoganis, je ne vais pas vous embêter. (Mh, 176)
133
Terme acadien, renvoyant à la maîtrise de la généalogie. Voir Antonine Maillet, Pélagie-la-
Charrette, Montréal, Léméac, 1979.
134
Par la voix de Marie Celat, qui prend vigoureusement le parti de son « ami écrivain »,
Glissant défend la validité de son entreprise prospective, menée depuis La Lézarde : « On
a fait des livres sur son nom [Odono], vous croyez que cet ami a écrit tout au long sur mon
histoire, mais c’était pour expliquer ce nom-là. Je comprends à quel point il veut déballer
tout ça, c’est pour expliquer le nom. » (Mh, 173)
170
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
Un homme avec des manières de doux enfant, un égaré, assez fort pour sup-
porter pendant deux années la vie d’une section de caserne où il est non seule-
ment seul, mais seul à connaître ce qu’il vaut véritablement, assez déterminé
pour ne pas tomber en combat inutile une fois qu’il a calculé que ce combat
serait mort-né, assez instruit pour résumer n’importe quelle situation, assez
clairvoyant pour décider qu’il restera dans sa campagne, qu’il relancera la
production de sa terre, qu’il traitera la récolte par avance, qu’il cherchera des
débouchés où il pourra pour les légumes, les mangues, les letchis […] (Mh,
210)
171
Le roman-monde d’Édouard Glissant
« cultiver son jardin » ? Glissant n’est-il pas, lui aussi, « seul à connaître ce
qu’il vaut véritablement » et « assez déterminé pour ne pas tomber en com-
bat inutile une fois qu’il a calculé que ce combat serait mort-né » ? Après
deux décennies de vain combat, il s’est lassé de pratiquer ce que Musset
avait appelé « le sacrifice du pélican »135, et l’autocritique perce dans cette
diatribe que Tani adresse à Gani, l’enfant marron des temps premiers :
Je ne sais pas pourquoi vous voulez à un tel point vous retirer dans votre soli-
tude, gager votre vie contre tous. Vous vous violentez quand vous croyez brus-
quer les autres. (Mh, 80)
Quand vous savez lire vous restez fixe dans une berceuse à imaginer. Il a ima-
giné la chose […] La chose est entrée en lui, elle a grossi dans sa tête son
ventre […] il croyait que c’était arrivé. La chose réelle qui est la même que la
chose imaginée en conséquence. (Mh, 125-126)
135
Alfred de Musset, « La Nuit de mai », Poésies complètes, op. cit., p. 308.
172
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
dont il a rêvé, total et homogène, n’en vit pas moins sa propre vie. Pour
l’avoir longtemps sondée, inventoriée, interrogée, pour l’avoir minutieuse-
ment cataloguée et informée, Glissant porte maintenant en lui sa nation
rêvée. Le pays, corps charnel, matière et densité, est là qui palpite au cœur
même du texte. Le temps de la quête a ainsi cédé place au temps de la fu-
sion. Ces deux corps – texte et pays – n’en font plus qu’un. En témoigne le
graphisme de la p. 81, qui creuse dans le corps même du poème la silhouette
des îles, à grand renfort d’espaces laissées entre les mots.
Cette fusion de l’auteur avec son pays rêvé se traduit, dans le roman, par
une belle allégorie, qui fait du pays un arbre : le mahogani. Comme Marie
Celat se sauve de la folie (de « la cadence » qui sans cesse risque de lui reve-
nir dans la tête — Mh, 172) en pliant son esprit à la hauteur des herbes et en
s’ouvrant à leur infinie parure, loin de la dictature des noms136, l’écrivain se
réconcilie avec le monde en prenant contre lui son pays, comme on enserre
de ses bras le tronc d’un grand arbre. Le pays est essence, tropicale, arborée,
végétale. Il est matière, rétive au discours. Il ne s’agit que de l’accepter, de
le reconnaître, sans débat, sans aigreur. Pareil à l’arbre qui oppose à nos
mains sa lourde masse, le pays ne s’inventorie pas, ne se pénètre pas. Il ne
se saisit pas, il se vit. L’écrivain mesure, soudain, que dire le pays ne sert à
rien, il convient d’abord de le vivre, dans la sérénité, dans une tranquille
certitude.
Un arbre est tout un pays, et si nous demandons quel est ce pays, aussitôt
nous plongeons à l’obscur indéracinable du temps, que nous peinons à dé-
broussailler, nous blessant aux branches, gardant sur nos jambes et nos bras
des cicatrices ineffaçables. (Mh, 13)
136
« Mon sujet, c’est les herbes [..] Ne me demandez pas les noms, je hais de donner un nom
à l’herbe. Ce que je fais, je classe par catégories. Les herbes qui cassent, les herbes qui
enroulent, les herbes qui piquent, les herbes qu’on boit, les herbes qui tachent, les herbes
qui lavent, les herbes qu’on respire, les herbes qui guérissent, les herbes de quimbois, les
herbes qui coupent, les herbes qui suent, l’herbe sèche, l’herbe sauvage, l’herbe rebelle. »
(Mh, 172)
173
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Le même disant, changé par ce qu’il dit, revient au même endroit de ce même
pays, et voilà que l’endroit lui aussi a changé, comme a changé la perception
qu’il en eut naguère, ou la chronologie établie de ce qui s’y est passé. Les ar-
bres qui vivent longtemps changent toujours, en demeurant. (Mh, 16)
174
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
Invitation au « tout-monde »
[…] si dans ce maelström il n’existait pas quelque règle, une manière de loi
qui eut imposé une ordonnance cachée, ou tout au moins à découvrir, et si je
ne devais pas indiquer que le marron Gani et le géreur Maho et le délinquant
Mani, à des époques si éloignées, représentaient la même figure d’une même
force dérivée de son allant normal. (Mh, 22)
Très vite, le lecteur découvre que la force qui sous-tend l’errance inspirée
des trois marrons n’est autre que « l’appel du tout-monde ».
Le « tout-monde », dans la conception de Glissant, est cette nouvelle
dimension à laquelle ouvre la pensée de la relation. Il s’agit de s’ouvrir à
l’infini du monde, perçu comme un réseau rhizomique, sans désavouer la
pertinence de l’enracinement local. La totalité du monde est désormais
contenue, affirme Glissant, dans le lieu clos d’où la parole est émise. L’ex-
pression, qui reviendra ensuite sans cesse dans l’œuvre, nous est présentée
pour la première fois dans Mahagony. Elle y est inaugurée par « Celui qui
sert de mari », qui, le premier, se surprend à « penser au tout-monde » (Mh,
42).
Le choix de ce locuteur a force de symbole : celui qu’Eudoxie baptisera
Hégésippe (Mh, 57) est à la fois l’ancêtre archétypal (« Je suis le premier
Congo » — Mh, 48) et le maître du langage. En plus de se souvenir des lan-
175
Le roman-monde d’Édouard Glissant
La trace qu’il dessina d’abord dans la terre d’alentour fut celle d’Afrique. […]
Dès lors commença de composer véritablement sur la terre d’alentour la figu-
re du monde. Alla d’Afrique qui était au bas de la route du Vauclin à la Chine
où se trouvait, dans la dernière des cinq cases, la cache à outils, puis à l’Inde
tapie entre les ébéniers, c’était la deuxième cache à vivres, et de l’Inde à la
Pyramide de Pérou, dernière cargaison. (Mh, 80)
176
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
Il est descendu, côté Vauclin Sainte-Anne. Je casse mon corps dans les roches
de Cap-Ferré. Je le perds dans les environs de Cases l’Étang. Je le retrouve
dans la ravine de La Palun. (Mh, 199)
Nous embarquons dans les avions, nous regardons la télévision. Nous connais-
sons avec nos yeux notre corps tout de suite sans désemparer la neige Pont-à-
Mousson la Cochinchine la tour Eiffel. (Mh, 182-183)
[…] une image en condensé de ce qui vaquait terriblement sur toute la terre
des hommes, où tant et tant infiniment se rencontrent et se quittent, dans
le fracas des famines et le silence des apocalypses, à travers les complots de
destruction menés contre tous par quelques-uns ; et d’autre part qu’un seul
ne saurait concevoir cette incommensurable dimension née de milliards et
de milliards de rencontres, de hasards, de lois impitoyables et de pitoyables
amours sur toute la terre, et qui est plus infinissable que les espaces sidéraux
autour desquels nous essayons fiévreusement d’imaginer la frontière finale de
l’univers. (Mh, 23-24)
177
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Les paysages du monde sont tous inscrits dans celui-ci, soudain. Qui peut les
y prophétiser peut mieux les célébrer. (Mh, 24)
Mais, nous l’avons vu, l’égalité de principe suffit rarement à satisfaire Glis-
sant. Au nivellement, l’écrivain préfère généralement une forme douce de
supériorité, voire de domination. Il souligne donc que les peuples issus de
la créolisation disposent, en matière de relation et de connexion au « tout-
monde », d’un avantage certain :
[…] plus avant nous descendions, jusqu’à ce premier bateau qui déversa dans
Malendure le premier d’entre nous, plus nous apprenions à connaître le mon-
de. Le tout-monde. […] C’est que, si l’on peut dire, en matière de voyage, le
peuple des Plantations en connaît un bout. […] Ceux-là qui sont remontés du
gouffre ne se vantent pas d’être élus. Ils vivent simplement la relation, qu’ils
178
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
défrichent, au fur et à mesure que l’oubli du gouffre leur vient et qu’aussi bien
leur mémoire se renforce. Voilà pourquoi le peuple des Plantations, s’il n’est
pas hanté de la nécessité de la découverte, se trouve doué pour l’exercice de la
relation. (Mh, 214-215-216)
Il faut qu’on nous reconnaisse, Monsieur, il le faut. […] Nous n’entendons pas
nous estimer du dedans. Où serait l’intérêt ? Nous désirons la reconnaissance
d’en haut, et nous l’exigeons chacun pour soi. (Mm, 84-85)
trouve enfin satisfaction. L’égalité rêvée, que le projet national n’a su offrir
aux Antillais, advient alors que l’écrivain rejette une à une les notions ini-
tialement courtisées.
L’œuvre évolue ainsi depuis une vision vers l’autre, depuis un projet,
une intention, vers les suivants. Le monde refondé par l’œuvre, depuis La
Lézarde jusqu’à La Case du commandeur, n’est pas désavoué ; il s’ouvre.
Les trois personnages qui fournissent à Mahagony son argument, expli-
que Glissant, ont signifié le « passage » (Mh, 221), ils n’ont fait qu’ensei-
gner la « continuité » (Mh, 219). Ils justifient l’évolution, qu’ils consacrent
positive :
179
Le roman-monde d’Édouard Glissant
le succès que connaîtra Tout-monde, le roman qui suit quelques années plus
tard.
J’écrirai un jour, car je bâtis petit à petit, l’expérience de l’Europe par les An-
tillais. J’attends pour cela d’être revenu aux Antilles pour prendre le recul né-
cessaire. J’entreprendrai ce livre avec appréhension.137
137
Paule Neuveglise, entrevue, « Un poète antillais cherche son peuple dans Le quatrième
siècle », France Soir, 10 sept. 1964.
138
André Laudouze, entrevue, « Les Antilles vues de l’intérieur : entretien avec Édouard Glis-
sant, écrivain engagé », Hebdo Témoignage Chrétien, 16 oct. 1975.
180
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
sentée par Glissant dans ses essais comme dans ses romans, invite à une
nouvelle appréhension de la notion de « lieu ». Prendre parti pour le « tout-
monde » revient à considérer que le monde entier est dans chaque lieu du
monde. Les rivages du Nil renvoient aux champs de cannes martiniquais.
De Baton-Rouge à la Tracée, il n’y a qu’un pas. La Savane de Fort-de-France
nous parle à voix basse de Saint-Germain-des-Prés (TM, 235). Où que l’on
soit, on porte en soi le pays natal. Il est là, lové au creux de l’être, palpitant
doucement.
Les parallèles divaguent, les millimètres sur la Carte sont infinis. La géogra-
phie soupire. Toutes les terres sont en terre. Tous les soleils tombent en terre.
(TM, 236)
D’où qu’il écrive, peu importe où il s’ancre, le lieu archéologique d’où parle
Glissant, au sens où l’entendent Michel de Certeau et Michel Foucault, ce
sera toujours son île, dorénavant, cette nation rêvée et créée par l’œuvre. L’île
martiniquaise est le « point fixe »139 qui, dans le tourbillon du monde, amarre
l’être, lui donne sens et force. Glissant peut même être plus précis. Le « point
fixe » depuis lequel il nous parle – et, probablement, nous a toujours parlé –
se résume à « un coin de mangle dans la plaine du Lamentin en Martinique,
presque au milieu de l’arc des îles de la Caraïbe, qui font préface au continent
américain » (TM, 81).
Dès lors, l’exil, qui suppose déracinement et souffrance identitaire, cesse
d’exister. Plus loin, le non-enracinement dans son lieu propre, qui carac-
térise la collectivité antillaise et qui a préoccupé Glissant tout au long de
la première période de sa trajectoire, se présente dorénavant comme un
atout, une force, s’agissant d’échapper au malaise inextricable de la quête
identitaire. Comment l’absence d’enracinement dans un territoire pour-
rait-elle constituer un handicap pour une communauté qu’elle introduit
aux extases de la relation ? La problématique de l’exil s’en trouve positivée :
le non-enracinement d’un peuple dans sa terre d’accueil, l’éparpillement
d’une collectivité qui n’est pas parvenue à se constituer en un tout, doivent
désormais, selon l’auteur, être pensés comme une chance donnée au sujet
de se connaître en fonction d’une autre vision de l’identité, une identité
139
Cette idée du « point fixe » associée à celle du « tourbillon » revient à maintes reprises
dans la prose de Tout-monde (TM, 81, 152, 407…). Glissant l’emprunte à Pascal, voir Les
Pensées.
181
Le roman-monde d’Édouard Glissant
140
Il s’agit du Bureau des Migrations pour les départements d’outre-mer. Créé au début des
années soixante, il devait résoudre le problème de l’accroissement démographique dans les
D.O.M., en faisant émigrer vers la métropole les jeunes gens en état de travailler. L’échec
en fut retentissant, voir l’analyse de Frair Carib, « La Guadeloupe opprimée », Les Temps
modernes, n° 256, sept. 1967 : « Une propagande intensive faisait miroiter les avantages
de la métropole présentée comme un Eldorado. Au début, le succès de l’entreprise parut
dépasser les espérances. Mais bien vite on se rendit compte des obstacles : insuffisance des
centres d’accueil ; difficulté de placement des migrants ; mésaventures des jeunes filles,
obligées parfois de se livrer à la prostitution pour subsister ; scandale des migrants laissés
sans travail à la merci des misères de Paris et des grandes villes, dans l’impossibilité de
retourner en Guadeloupe, […] n’ayant pas de billet de retour en poche, considéré[s] par
les services compétents comme “parti[s] sans espoir de retour” », p. 454. Voir également
Alain Plénel, « Antilles 1965 : une longue attente », Les Temps modernes, n°232, sept.
1965, p. 486-536.
182
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
Il y en a beaucoup, le sel de la Diversité, qui ont traversé les premiers, ils ont
dépassé les limites et les frontières, ils mélangent les langages, ils déména-
gent les langues, ils transbahutent, ils tombent dans la folie du monde, on les
traque du knout de l’identique, on les fouaille de la cravache de l’exclusif, on
les refoule et on les exclut de la puissance du Territoire mais écoutez, ils sont
la terre elle-même qui ne sera jamais territoire, ils vont au-devant de nous,
leurs souffrances nous ouvrent des espaces nouveaux, ils sont les prophètes
de la Relation, ils vivent ce tourbillon ils voient, loin devant, ce point fixe qu’il
faudra dépasser une fois encore. (TM, 407)
Le choix des mots fait sens : « les premiers », ceux qui vont « au-devant »,
qui voient « loin devant », nous ouvrant « des espaces nouveaux ». Les peu-
ples composites, ainsi que les appelle Glissant, sont visionnaires, exemplai-
res. La conclusion ne manque pas de panache, elle convoque, une fois de
plus, la dimension messianique dont l’auteur aime tant nimber sa praxis.
Dès lors, loin de constituer une fatalité, le malaise identitaire qui acca-
ble l’émigré et dont toute une littérature, depuis des décennies, chante les
tourments, n’est plus affaire que de regard, de perspectives. L’exil peut être
positivement vécu, pour peu que l’on veuille en faire une chance et non plus
un fardeau. Sans attaches, sans racines, sans territoire, l’homme du « tout-
monde », affirme Glissant, n’est pas sans identité pour autant, car il reste
« le Lieu », dense et dispensateur de sérénité (« L’au-delà de la créolisation
serait […] le non-identitaire. Mais il y a le Lieu qui nous maintient. » —
IPD, 99).
Ces développements théoriques trouvent à s’illustrer exemplairement
dans les péripéties de personnages-clés du monde romanesque glissantien.
Les tribulations de Mathieu, de Thaël, leurs pérégrinations ultramarines,
telles qu’elles nous sont relatées au fil de Tout-monde, illustrent le caractère
harmonieux de cette autre manière d’être au monde que promeut l’écrivain.
Riches de leur expérience d’exilés, ceux-ci relaient, comme dans Mahago-
ny, le métatexte. Thaël, notamment, joue les porte-flambeaux de l’évolu-
tion nécessaire et définitive des motifs de la filiation et de la généalogie. À
son frère d’armes Soussoul que tracasse encore l’angoisse généalogique, il
déclare ainsi :
183
Le roman-monde d’Édouard Glissant
que je vous raconte les histoires de ces familles, les Béluse les Longoué les
Targin les Celat, tous acassés dans la même baille de terre avec combien d’eau
de la mer autour. Vous essayez de débrouiller, vous suivez le fil de parenté en
parenté. Mais à quoi bon ? Quand vous courez ainsi de génération en géné-
ration, pouvez-vous raccrocher tout ça qui chahute en vous, le raccrocher à
une source que vous avez décidée aussi ? Vous ne pouvez pas. La source des
commencements, vous ne savez vraiment pas où vous l’avez laissée. Et alors,
comment cheminer sans commencement ? […] C’est là votre problème. Vous
courez partout dans le monde, vous ne connaissez pas que votre source a com-
bien de bouches d’eau qui débondent dans toutes les directions. (TM, 297)
Aux Antilles, affirme ici Thaël, la quête d’une source unique, fondatrice de
toute légitimité, est d’office vouée à l’échec. Inutile, dès lors, de persister à
en découvrir la nature. Jamais, comprend-il, les peuples antillais ne pour-
ront partager la tranquille assurance « des gens ailleurs dans le monde qui
se levaient le matin avec la connaissance absolue de leur date de naissan-
ce ». Ceux-là,
184
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
Il a quitté le tourbillon, tendu les bras sur l’horizon. Vous êtes tout étourdi
du changement. Il plane dans l’étendue, il est prophète, mystique, les doigts
écartés. […] c’est le plein-style du Tout-monde. […] ce qu’il vous parle ainsi,
c’est le monde. (TM, 23-24)
141
« […] les livres fondateurs de communauté, l’Ancien Testament, l’Iliade, l’Odyssée, les
Chansons de geste, les Sagas, l’Énéide ou les épopées africaines, étaient des livres d’exil et
souvent d’errance. Cette littérature épique est étonnamment prophétique : elle dit la com-
munauté, mais à travers la relation de son apparent échec ou en tout cas son dépassement,
l’errance. » (PR, 27)
185
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Que font les pacotilleuses ? Elles tissent la Caraïbe les Amériques, elles en-
combrent les cartons de cette pagaille de cartons et de paquets […] Elles
relient la vie à la vie, par delà ce que vous voyez […] Elles sont la relation.
Disons, ce sera pour me vanter, que je suis le pacotilleur de toutes ces histoires
réassemblées. (TM, 463)
142
Nous reprenons ici l’expression célèbre du poète québécois Gaston Miron. Cf. son recueil
éponyme, L’Homme rapaillé : les poèmes, Paris, Gallimard, c1998.
186
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
143
« Puis l’étendue, la multiplication du rhizome, que les philosophes des Mille plateaux De-
leuze et Guattari, établiraient plus tard dans le paysage de l’imagerie, une sorte de pres-
cience du Tout-monde et qui “prendraient contact” à l’infini avec toute chose recommen-
cée, en bousculade et grand plaisir. » (TM, 55-56)
187
Le roman-monde d’Édouard Glissant
l’a donnée à Liberté qui l’a laissée à Liberté la fille qui l’a donnée à Stépha-
nise qui l’a donnée à Papa Longoué qui l’a donnée à Marie Celat. » (TM,
360) fait le lien entre passé et présent. Elle précise l’ordre qui préside à la
filiation.
De même, la geste romanesque élaborée sur six romans est semblable à
une « calebasse » où tout serait « mélangé » (TM, 183) – « Le temps d’antan,
le temps de la veille, le temps de demain » (Ibid.) – pour mieux faire sens.
Comme la barrique de Longoué, le monde refondé par l’auteur est à la fois
forclos (sphérique, il se nourrit de lui-même, en toute autonomie) et ouvert
à l’imprédictible du « tout-monde ». Il contient tout, depuis la mer qu’on tra-
versa, le bateau, la canne, et mène à tout. De la sorte, il introduit au Sacré,
comme le découvre soudain Mathieu, narrateur auquel l’écrivain confie le
soin de sanctifier l’œuvre achevée :
Entrer dans le monde que mesure l’œuvre de Glissant, ce n’est donc pas entrer
dans le monde. C’est entrer en Glissantie.144
144
Romuald-Blaise Fonkoua, Essai sur une mesure du monde au XXème siècle. Édouard Glis-
sant, op. cit., p. 304-305.
188
Microcosme. L’œuvre comme refondation du monde
Dans cet espace sans frontières que déploient les romans de Glissant – la
fiction ne se connaît pas de limites –, le passé est réinvesti. Les filiations,
fussent-elles fictives, sont restaurées. Le présent sabordé de la départemen-
talisation est dépassé. L’avenir s’ouvre, radieux : les Antillais, exemplaires, y
tiennent une place d’avant-garde.
L’entreprise se voulait libératrice, pourvoyeuse de légitimité et source
d’harmonie. Au septième jour, nous dit l’Ancien Testament, Dieu s’est re-
posé. Ainsi, le septième roman de Glissant, Sartorius. Le roman des Batou-
tos, se présentera comme une variation poétique pacifiée, libérée de tous les
enjeux jusque-là portés sur la praxis. Le peuple martiniquais s’y affranchit
de tout ancrage. Il se fait mythique, se diluant absolument dans l’espace du
« tout-monde ». Il est présent partout, tout en n’étant nulle part. Quant à
Ormerod, le dernier des romans de Glissant parus à ce jour, il se donne pour
une incursion ludique au royaume de la fiction, sans que les grandes figures
de l’épopée glissantienne (Thaël, Mathieu, Mycéa ou Papa Longoué) y fas-
sent retour. L’écrivain, libéré, s’est tourné vers d’autres visages (rivages).
Le mouvement de libération qui emporte progressivement la geste
romanesque glissantienne, à partir de Mahagony, aura métaphorisé cel-
le de l’écrivain dans l’espace du champ. La consécration de Glissant est
aujourd’hui indéniable. Le temps est loin où il luttait quotidiennement
contre le spectre de son illégitimité fondamentale. Le pari pris à l’aube de
sa carrière a été gagné, mais au prix de quels efforts ! La transition du pre-
mier vers le second mouvement de la trajectoire auctoriale est œuvre de
titan. Rares sont les agents de production capables de renégocier aussi ma-
gistralement leur orientation première, de faire évoluer ainsi leur position
pour parvenir finalement à un tel rayonnement, sans pour autant paraître
se contredire. Glissant, d’évidence, doit sa réussite à ses stratégies et à son
immense et indéniable talent. Dans ce champ de force qu’est le champ lit-
téraire, où le Verbe est une arme et l’ordre du discours, objet du désir, le
génie lui-même ne saurait trouver à s’épanouir sans une bonne intériori-
sation, par l’agent, des règles du jeu et des enjeux du champ. La trajectoire
glissantienne, comme son entreprise de refondation du monde par la voie
du roman (toutes deux abouties), doivent leur succès au savant mélange
d’opportunisme et d’idéal que l’écrivain a su doser avec finesse, pour ne pas
déroger à l’illusio145 qui est au principe même du littéraire.
145
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 373.
189
Le roman-monde d’Édouard Glissant
L’œuvre aura donc servi l’homme. Toute entreprise démiurgique est tra-
duction en actes d’une volonté de puissance qui cherche à s’accomplir. La
fiction a permis à Glissant de se faire dans le monde – et dans le champ
– une place à laquelle il estimait avoir droit. Mais, il n’est de puissance sa-
tisfaite que reconnue. Aussi Glissant a-t-il mis en place, au cœur de sa pro-
duction romanesque, une série de stratégies susceptibles de garantir à son
entreprise démiurgique un accueil des plus favorables. Sous couvert d’être
proposé en offrande au lecteur auquel elle s’adresse, l’œuvre de Glissant
s’efforce plutôt de s’imposer à la conscience qui la reçoit. Désireux de se
poser en garant du sens et en grand ordonnateur de la réception, il a mis en
place un arsenal de stratégies discursives des plus élaborées, qui vont être
analysées maintenant.
190
L’écrivain, fil d’Ariane
de l’œuvre-labyrinthe
L’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers,
présent partout, et visible nulle part.
Gustave Flaubert
L
e texte glissantien, comme nous venons de le montrer, se donne pour
une entreprise démiurgique. Face à un réel déceptif, l’écrivain re-
fonde un monde neuf. Le geste créateur oscille toujours entre mes-
sianisme et volonté de puissance, car Glissant entend se poser en maître du
monde refondé. Pour ce faire, il lui faut s’imposer comme étalon du texte,
régner sans partage sur le sens de son discours. Dans le dialogue1 instauré
par le texte entre son producteur et son récepteur, Glissant doit absolument
prendre l’avantage, de façon à ce que le monde antillais, tel qu’il l’a refondé,
rayonne et assure le salut de son créateur.
1
Paul Ricœur met en cause cette idée d’un dialogue auteur/lecteur. Il pose comme préalable
incontournable la liberté du lecteur face à l’objet esthétique proposé à sa contemplation.
Pour Ricœur, le lecteur doit être considéré, ex abrupto, libre de toute influence de la part
de celui qui a produit le texte. À son sens, les processus d’écriture et de lecture constituent
deux opérations définitivement déconnectées l’une de l’autre, sans relation aucune entre
elles. L’idée même d’un dialogue auteur/lecteur lui paraît, de ce point de vue, inconcevable :
« […] le dialogue est un échange de questions et de réponses ; il n’y a pas d’échange de cette
sorte entre l’écrivain et le lecteur ; […] le livre sépare plutôt l’acte d’écrire et l’acte de lire
en deux versants qui ne communiquent pas ; le lecteur est absent à l’écriture ; l’écrivain est
absent à la lecture. » ( Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essai d’herméneutique II, op. cit.,
p. 139).
191
Le roman-monde d’Édouard Glissant
De fait, Glissant construit son texte au regard d’une intention tout à fait
pragmatique de contrôle de la réception et de domination portée sur l’acte
de lecture. On peut dire que, de ce point de vue, sa relation à sa praxis ren-
contre parfaitement la vision de Michaël Riffaterre qui, évoquant le princi-
pe de « l’efficacité de l’œuvre », postule que le texte littéraire est « construit
de façon à contrôler son propre décodage »2. Riffaterre déclare ainsi :
Le texte n’est pas une œuvre d’art s’il ne s’impose pas au lecteur, s’il ne suscite
pas nécessairement une réaction, s’il ne contrôle pas dans une certaine me-
sure le comportement de celui qui le déchiffre.3
2
Michaël Riffaterre, La production du texte, op. cit., p. 11.
3
Ibid., p. 98.
4
Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essai d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 156.
5
Alain Baudot, Bibliographie annotée d’Édouard Glissant, Toronto, GREF, 1993. Glissant y
cumule tous les talents : d’abord présenté comme un « peintre, maître de l’espace animé »,
192
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
193
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Nous pensons, par exemple, à René Ménil. Dans son article publié par la
revue CARÉ en 1983, à l’occasion d’un numéro spécial consacré à l’œuvre de
Glissant (et dans lequel le ton général, sans être agressif, se distingue d’un
discours critique relativement conventionnel et très souvent paralysé par le
discours de l’auteur lui-même), Ménil conclut son analyse par un avertis-
sement au lecteur, une mise en garde d’un qui devine, derrière la structure
éclatée du Discours antillais, les ruses d’un fin stratège, probablement en-
clin à la manipulation :
Le lecteur […] est pris dans un jeu qui lui commande, en ces lieux, la démar-
che désinvolte du promeneur qui ne sera pas pressé d’arriver. Des arrêts, du
reste, sont prémédités et imposés.
194
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
Mais, ironique et volontiers pervers, Glissant lui a aussi aménagé des passages
où visiblement il ne lui déplairait pas de le voir s’égarer.
Avance donc, lecteur, mais te méfie de l’écrivain railleur.12
12
René Ménil, « Une quête de courants souterrains », CARÉ, n˚10, Éditions Caribéennes,
avril 1983., p. 31.
13
Carminella Biondi, « Édouard Glissant : du lieu d’origine au lieu commun », Jacques Che-
vrier (dir.), Poétiques d’Édouard Glissant, op. cit., p. 134-140.
14
Diva Barbaro Damato, « La répétition dans les essais d’Édouard Glissant », Jacques Che-
vrier (dir.), Poétiques d’Édouard Glissant, op. cit., p. 150.
15
Carla Fratta, « Quelques réflexions rhétoriques et stylistiques sur les “Poétiques” d’Édouard
Glissant », Jacques Chevrier (dir.), Poétiques d’Édouard Glissant, op. cit., p. 211.
16
La majeure partie de son étude se trouve être plutôt d’orientation thématologique (« la
religion », « le corps », « le nom »), mais son approche de la matérialité de l’écriture glis-
santienne est intéressante à maints égards. Suzanne Crosta, Le marronnage créateur : dy-
namique textuelle chez Édouard Glissant, op. cit., p. 11.
195
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Il y aurait donc moyen d’inventorier les stratégies qu’il utilise pour s’ériger
en maître d’œuvre critique, pour se fabriquer un « Lecteur Modèle capable
d’agir interprétativement comme lui [l’auteur] a agi générativement »19.
Frances Fortier, interrogeant les stratégies textuelles de Michel Fou-
cault, soulignait, à l’orée de sa recherche combien « [p]iéger un discours
déjà piégé nécessite une vigilance à peine moins retorse. »20 Précisément,
notre vigilance critique devra nous permettre de nous orienter dans l’œu-
vre-labyrinthe que constitue le texte glissantien, où la parole de l’auteur se
donne pour (seul) fil d’Ariane. Nous montrerons, dans un premier temps,
comment Glissant place son lecteur dans des conditions de lecture favori-
sant, à terme, une intégration optimale de réflexes interprétatifs conformes
à sa propre intention. Dans un second temps, nous mettrons en évidence
la complexité du jeu autométatextuel qui piège le discours glissantien, ba-
lisant le processus de lecture en proposant au lecteur un sens prédigéré,
pensé et construit par l’auteur lui-même. Dans un troisième temps, nous
interrogerons les processus narratifs de type spéculaires qui assurent, à
17
Suzanne Crosta, Le marronnage créateur : dynamique textuelle chez Édouard Glissant, op.
cit., p.11.
18
Stratégies discursives, Actes du colloque de Centre de recherches linguistiques et sémiolo-
giques de Lyon, 20-22 mai 1977, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1978, p. 7.
19
Nous reprenons ces termes à Umberto Eco : Lector in fabula, ou la coopération interpré-
tative dans les textes narratifs, op. cit., p. 71.
20
Frances Fortier, Les stratégies textuelles de Michel Foucault. Un enjeu de véridiction, Qué-
bec, Nuit Blanche Éditeur, 1997, p. 11.
196
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
échelle des textes fictionnels, la prolifération des marques d’un ego sou-
cieux de ne se laisser jamais oublier.
Afin que l’œuvre atteigne ses objectifs pragmatiques, elle doit être reçue par
son lecteur telle que l’auteur l’a pensée. Autrement dit, s’il faut paraphraser
Eco, l’intentio lectoris doit rencontrer avec succès l’intentio auctoris. Habile
stratège, Glissant consacre une bonne part de son énergie créatrice à mettre
en place des stratégies visant à paralyser le récepteur, de façon à l’inviter à
la docilité et à le prédisposer à la paraphrase critique. Des procédés comme
l’opacité ou la répétition, la mise en place d’une structure qui fonctionne
sous le signe du relais ainsi qu’une pratique systématique de l’autoréféren-
tialité sont autant de stratégies qui désorientent son lecteur.
S’il est un aspect qui fait l’unanimité de la critique, c’est le caractère « diffi-
cile »21 du texte et de la pensée d’Édouard Glissant. Opaque, il compte au
nombre des textes « de jouissance » au sens où il « met en état de perte »,
« déconforte », et :
21
Les premières lignes de l’étude récemment publiée par Carminella Biondi et Elena Pessini
présentent Glissant comme un « auteur difficile » et son œuvre comme une « œuvre diffi-
cile. » (Rêver le monde. Écrire le monde. Théorie et narrations d’Édouard Glissant, op. cit.,
p. 9).
22
Ainsi que les citations qui précèdent, Roland Barthes, Le plaisir du texte, op. cit., p. 25-
26.
197
Le roman-monde d’Édouard Glissant
23
Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communication, n° 27,
Paris, Seuil, 1996, p. 20.
198
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
avoir été écrit comme en un seul souffle, sous le coup d’un langage à la dé-
rive, dans l’élan d’une spirale inflatoire qui prive le lecteur de tout repère
en supprimant toute ponctuation, ces signes chargés de faire sens, sans les-
quels le discours est délire. Le pacte de lecture, ici, est un pacte autoritaire :
le lecteur est invité à la fusion, à l’abandon. S’il s’y refuse, le texte, impéné-
trable, le rejettera « sur l’autre rive »24.
Parfois, la diégèse elle-même est source d’opacité. Souvent mince, elle
peut être évacuée durant des pans entiers du roman. La Case du comman-
deur, à cet effet, se décline selon un parti pris déconstructiviste qui fait
fonctionner le récit à rebours et élit la rupture, le cahot, pour règle d’or.
Remontant dans la généalogie de Marie Celat, le récit progresse par sauts
générationnels sans parvenir à découvrir un objet susceptible de cristalliser
son attention et d’assurer ainsi une forme de cohérence ou d’homogénéité
au discours. Le lecteur, désemparé, s’épuise à rassembler des fragments
épars, simples prétextes à l’épanouissement d’un discours auctorial enva-
hissant, au point de se trouver dans l’incapacité, sa lecture achevée, de ré-
sumer sans balbutier la progression diégétique qui eût dû le mener de la
première page à la dernière.
L’opacité des romans de Glissant provient également du traitement
opéré à certains motifs. La quête généalogique, notamment, qui compte au
nombre des axes structurants de l’œuvre, est source de confusion dans l’es-
prit du lecteur. En effet, l’arbre généalogique se décline selon une modalité
énonciative particulière, fondée sur le principe du retour des personnages.
Pourtant, il arrive que certains personnages, d’un texte à l’autre, perdent leur
identité d’origine pour revenir dans la narration sous de nouvelles identités,
provoquant chez le lecteur un état d’incertitude qui le déstabilise encore
un peu plus. Ainsi en va-t-il du personnage de Papa Longoué, que Glissant
« tue » dans La Lézarde (et avec lui le spectre de la négritude, la figure de
l’Afrique mythique) mais qu’il « ressuscite » dans Le Quatrième siècle, pour
le convoquer ensuite sporadiquement d’un texte à l’autre, jusqu’à en faire,
dans Tout-monde, le porte-étendard de toute une relation à l’histoire, au
passé et à la terre antillaise. Sans cesse métamorphosé, le personnage de
Papa Longoué échappe au contrôle du lecteur, migre dans les réseaux dié-
gétiques, contribuant à rendre plus opaque l’univers symbolique dont il est
l’une des pierres angulaires.
24
Qu’on nous pardonne ce clin d’œil au roman éponyme d’Henri Lopès (Paris, Seuil, 1992).
199
Le roman-monde d’Édouard Glissant
200
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
L’auteur avait écrit un autre roman, L’An II, qui tenait autant, mais dont il
n’était pas satisfait […] « Et de fait, » faisait observer Maurice d’une petite
voix à peine soutenue, « avez-vous noté les analogies de titres avec les ro-
mans de Glissant ? L’un a écrit La Lézarde, l’autre La Tarentule, celui-là Le
Quatrième Siècle, celui-ci L’An II, vous ne trouvez pas ça troublant ? » (TM,
266)
On remarque combien l’œuvre de Glissant peut se faire labyrinthique,
jouant de la rencontre entre la fiction et le vécu, tissant un réseau serré qui
mêle l’« effet » au « réel ».
L’opacité va s’accentuant encore sous l’effet d’un procédé rhétorique, la
digression, qui se redouble d’une invasion, dans le texte, de signes typo-
graphiques supposés faire sens, mais qui, en réalité, viennent opacifier un
peu plus encore le récit. Le Quatrième siècle est, de ce point de vue, exem-
plaire. Des segments en italiques se multiplient, sans que le lecteur par-
vienne à mettre un sens sur ce recours auctorial à une telle typographie.
Ce sont tour à tour des comptines, des questions placées entre parenthèses
que le narrateur omniscient semble se poser à lui-même (« Pourquoi était-il
quimboiseur dans les bois ? » — QS, 137 ; « (et comment, comment peut-on
mettre tout ce temps dans une barrique ?) » — QS, 158), des segments mé-
tatextuels orientant la lecture (« Il arrêtait le cours de la vie au-dessus de
la plantation Senglis, où l’autre végétait. » — QS, 97 ; « Et ainsi, une fois
201
Le roman-monde d’Édouard Glissant
qu’on avait consenti que le combat était inévitable, il fallait accepter que la
violence tue la grâce. » — QS, 143), ou de longues sections de monologue
de Papa Longoué (sa propre histoire de vie, son amour pour Edmée), ou
encore des vocables ou expressions en créole. Sur le plan typographique, le
texte s’impose ainsi comme un matériau hétérogène, l’énonciation s’exhibe,
mais sans révéler les clés de son fonctionnement, le sens qu’il convient de
donner à sa monstration.
Enfin, l’ancrage du roman dans le registre poétique achève de nimber le
texte d’opacité. Mahagony en est probablement la plus belle illustration : le
récit quitte sans cesse le narratif et bascule dans l’onirique. La symbolique
des arbres (comme, dans La Case du commandeur, celle des roches) est
prétexte, pour le romancier, à abandonner à tout moment la trame diégéti-
que pour se laisser aller au lyrisme de l’évocation poétique. Ce qui rend un
texte comme Mahagony décidément opaque, c’est peut-être, précisément,
la minceur de la diégèse au regard de la place accordée à la méditation
poétique.
Quant à l’appareil titulaire et intertitulaire qui encadre la lecture, loin
de fournir des clés susceptibles de dissiper l’opacité du propos, il contri-
bue souvent à la densifier davantage. Si la seconde et la troisième parties
de La Lézarde, intitulées respectivement « L’Acte » et « L’Élection » et qui
retracent, effectivement, l’assassinat perpétré de Garin et les frasques du
dimanche électoral de 1945, les titres de la première et de la dernière par-
ties – « La Flamme » et « L’Éclat » – marqués du sceau de la pratique sym-
boliste, semblent rayonner de façon tout à fait autonome, sans relation de
causalité avec la diégèse. Quant aux intertitres de La Case du commandeur
(« Contes de la foi qui sauve », « Mémoire des brûlis »…), ils se placent ex-
plicitement sous le parrainage du conte et de la légende et défient le lecteur
de les connecter efficacement au récit dont ils sont supposés ponctuer le
déroulement. Il n’y a guère que Le Quatrième siècle, structuré à partir d’une
logique spatiale (« La Pointe des Sables », « Roche Carrée »…) ou Maha-
gony, qui voit le nom du narrateur supposé produire le récit servir de titre
à chaque chapitre (« Mathieu », « Celui qui sert de mari », « Eudoxie »…)
qui souscrivent un tant soit peu à la fonction explicative et métatextuelle
caractérisant généralement les éléments titrologiques.
On touche à ce qui fonde la revendication d’opacité chez Glissant. Si
le texte est opaque, c’est au sens où l’auteur ne veut pas être compris. La
notion d’intention est d’importance, elle introduit une dimension perlocu-
202
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
25
Hugues Fouras, entrevue, « Le Prix Renaudot à “La Lézarde” par 5 voix contre 4 à “L’outra-
ge”, de Paul Tillard. Portrait minute d’Édouard Glissant », art. cit.
26
Roland Barthes, Le plaisir du texte, op. cit., p. 24.
27
Notre recherche, qui se concentre sur la production romanesque de Glissant, laisse de côté
l’opacité discursive et méthodologique qui caractérise les essais. Une analyse de ses déve-
loppements autour de la notion de « relation » suffirait, pourtant, à mettre en évidence
combien le caractère opaque du discours auctorial participe largement d’une politique
générale d’imposition du sens. Depuis L’Intention poétique jusqu’à Poétique de la relation,
en effet, le raisonnement de Glissant autour de cette notion glisse (sans mauvais jeu de
mots) vers une variation libre, où le souci méthodologique est évacué au profit de la glose.
De la relation, de sa « poétique », tout sera dit, mais rien qui nous éclaire. Seul le verbe
habille le mot de haillons sublimes, palliant de la sorte aux approximations, aux insuffi-
sances de la thèse qui se dilue, insaisissable – vif argent fuyant devant qui veut la saisir.
Plus l’écrivain aiguise et approfondit l’outil, plus celui-ci s’enfonce dans un flou définitoire
qui finit par égarer totalement le lecteur. Développements, illustrations, références, tout
ce qui devrait tendre à éclaircir le propos contribue, au contraire, à l’opacifier. L’accumu-
lation de données, loin d’éclairer la pensée, la rend confuse. Le poète prend explicitement
le pas sur l’essayiste, jusqu’à ce que la relation devienne un véritable « fourre-tout » théo-
rique. Glissant, qui veut proposer un discours total sur le monde, glisse insensiblement du
« total » vers le « totalitaire ». On retrouve ici le phénomène de « clôture du langage » que
203
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Barthes retraçait dans l’écriture marxiste, une écriture « litotique », où « c’est finalement
une valeur qui est donnée comme explication à une autre valeur » (Roland Barthes, Le
degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 20-21).
28
Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 290.
29
Ibid.
204
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
205
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Le lien est ainsi aménagé d’un roman au prochain. Et, si l’effet d’annonce
proleptique manque, un « effet de retour » depuis un texte vers celui qui l’a
précédé s’en chargera. Ainsi en va-t-il dans Tout-monde qui s’ouvre, nous
l’avons signalé, sur un long « Rappel des péripéties qui ont précédé » (TM,
11-13), faisant ainsi le lien entre l’œuvre échue et l’œuvre à venir, dans une
visée globalisante30. Glissant y rappelle, à titre de préambule, les grandes
articulations de la quête menée dans les textes déjà produits.
La stratégie (proleptique ou analeptique) est transparente : elle propose
de l’œuvre une lecture prédéterminée, préfigurée. Le relais mis en place
d’un roman à l’autre balise la lecture, encadre la réception, et clôt le texte
sur lui-même. La digression du lecteur devient impossible (quand l’auteur,
quant à lui, la cultive). Les liens aménagés entre les textes visent à rallier le
lecteur à l’idée d’une œuvre qui se veut un « projet global » : la validité du
« monde refondé » est à ce prix.
Enfin, le retour sporadique des personnages, déjà évoqué, est une autre
forme de cette poétique du ressassement, ou du relais. Le temps du récit se
distord et se démultiplie sous l’effet des procédés ressassants. Papa Lon-
goué, mourant dans La Lézarde, ressuscite dans les textes qui suivent, et
meurt sept fois de suite dans Tout-monde. Mathieu Béluse, épuisé au point
de tomber malade, à la fin de La Lézarde, se retrouve adolescent dans Le
Quatrième siècle, et revient, à la fin du roman, au temps précis où s’inter-
rompait La Lézarde, par une brusque contraction de la temporalité qui fait
retour sur elle-même. Thaël et Mycéa, abandonnés à la fin de La Lézar-
30
Ce désir de faire œuvre globale, totale, est repérable à échelle de la production essayistique
tout autant que l’on peut la retracer dans la geste romanesque. Il suffit pour s’en convaincre
de prêter attention au processus de re-nomination de ses essais auquel s’est livré Glissant
depuis son entrée chez Gallimard. Rédités, Soleil de la conscience, L’Intention poétique
et Poétique de la relation ont vu leur titre initial s’enrichir respectivement des mentions :
Poétique I, Poétique II et Poétique III. Tout-monde et La Cohée du Lamentin tiennent lieu
de Poétique IV et V, tandis qu’une nouvelle série s’est amorcée en 2006 avec Une nouvelle
région du monde. Esthétique I. Sans aller jusqu’à aller accuser Glissant de mégalomanie,
on peut sourire de le voir ainsi se poser en héritier d’Aristote et autres Boileau… Mais au
fond, en termes strictement institutionnels, son rayonnement dans le champ intellectuel
contemporain ne l’autorise-t-il pas à se poser comme tel ?
206
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
31
Diva Barbaro Damato, « La répétition dans les essais d’Édouard Glissant », art. cit.,
p. 148.
32
Dans L’Intention poétique, il légitime ainsi les « redites » : « Tant de “redites”, d’évidences
depuis un si long temps, et ces multiples strates de l’écriture, chaque pensée déblayée du
terreau, chaque pan déboulé du poème concourait à ce rassemblement. » (IP, 17) Dans
Poétique de la relation, il intitule « Répétitions » l’un de ses chapitres (PR, 57), et il en fait
de même dans Traité du tout-monde (TTM, 33), pour y chanter plus confortablement les
louanges du procédé. Enfin, dans Introduction à une poétique du Divers, il pose l’entrela-
cement et la reprise des thèmes comme sa « manière de travailler » (IPD, 11).
207
Le roman-monde d’Édouard Glissant
[…] on ne manquera pas de penser que pour répondre aux commandes d’édi-
teurs ou pour être diffusé plus largement Glissant s’est parfois livré à des com-
pilations […] On sera sensible cependant au fait que les œuvres de Glissant
[…] se donnent toujours à voir et à lire à l’état de brouillons qui attendent
d’autres copies et d’autres réécritures […] L’entreprise littéraire chez Glissant
se caractérise par la volonté d’écrire inlassablement le brouillon.34
33
Daniel Aranjo, « L’opacité chez Édouard Glissant ou la poétique de la souche », art. cit.,
p. 96.
34
Romuald-Blaise Fonkoua, Essai sur une mesure du monde au XXème siècle. Édouard Glis-
sant, op. cit., p. 272.
35
Diva Barbaro Damato, « La répétition dans les essais d’Édouard Glissant », art. cit.,
p. 148.
208
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
l’accent sur le fait qu’« à plusieurs reprises, Glissant a affirmé qu’il se répète
pour se faire entendre. » S’appuyant sur les deux passages suivants :
Ces propositions, même s’il est arrivé qu’elles fussent décalquées par d’autres,
doivent être répétées, tant qu’elles ne seront pas entendues. (TTM, 37)
Ces propositions doivent être répétées, jusqu’à ce qu’elles soient au moins en-
tendues. (TTM, 39),
36
Diva Barbaro Damato, « La répétition dans les essais d’Édouard Glissant », art. cit.,
p. 150.
37
Les deux termes sont empruntés à Roland Barthes, voir Roland Barthes et Maurice Na-
deau, Sur la littérature, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1980, p. 49.
209
Le roman-monde d’Édouard Glissant
L’autoréférentialité et le paratexte
le lieu privilégié d’une pragmatique et d’une stratégie, d’une action sur le pu-
blic au service […] d’une lecture plus pertinente – plus pertinente, s’entend,
aux yeux de l’auteur et de ses alliés.39
38
Gérard Genette, Seuils, op. cit., p. 13.
39
Ibid., p. 8.
40
Ibid., p. 15.
41
Ibid., p. 145.
42
Idem.
210
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
Les épigraphes qui émaillent le texte glissantien se distinguent par leur carac-
tère généralement fictif et/ou anonyme. Elles peuvent se présenter comme des
maximes ou des proverbes. La Lézarde s’ouvre par un « proverbe africain » :
43
« L’épigraphe est à elle seule un signal (qui se veut indice) de culture, un mot de passe
d’intellectualité. En attendant d’hypothétiques comptes-rendus dans les gazettes, prix lit-
téraires et autres consécrations officielles, elle est un peu, déjà, le sacre de l’écrivain, qui
par elle choisit ses pairs, et donc sa place au Panthéon. », Gérard Genette, Seuils, op. cit.,
p. 148-149.
44
Ibid., p. 148.
211
Le roman-monde d’Édouard Glissant
« Quel est ce pays ? » demanda-t-il. Et il lui fut répondu : « pèse d’abord chaque
mot, connais chaque douleur. » (LL, 7)
« Et le conte dit qu’ils connurent le vaste monde, et que le monde était en
eux… » (LL, 167)
Une seule longue respiration sans césure, une parole qui surprend le Divers
dans sa plus haute monotonie et le rehausse de ses propres accidents flam-
boyants. Une mesure de la Démesure du monde.
Commentaires sur Saint-John Perse (S, 13)
45
Gérard Genette, Seuils, op. cit., p. 142.
212
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
46
Gérard Genette, Seuils, op. cit., p. 140.
47
Ibid., p. 141.
48
Ibid., p. 142.
49
Le traitement épigraphique est quelque peu différent au niveau des essais, où l’on signale
quelques épigraphes revendiquant une affiliation intellectuelle toujours prestigieuse (Fa-
non, Perse, Deleuze…). Mais cet aspect intéresse moins notre étude, laquelle interroge le
corpus romanesque, cadre de la refondation du monde.
213
Le roman-monde d’Édouard Glissant
L’onomaturge
214
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
50
Romuald-Blaise Fonkoua, Essai sur une mesure du monde au XXème siècle. Édouard Glis-
sant, op. cit., p. 149.
51
Ibid., p. 157.
52
Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 169-170.
53
Il en va de même chez Foucault, comme Frances Fortier le montre bien : la « double articu-
lation, critique et poétique, du discours foucaldien […] construit dans le texte, l’exclusion
de l’énonciataire » (Les stratégies textuelles de Michel Foucault. Un enjeu de véridiction,
op. cit., p. 27)
215
Le roman-monde d’Édouard Glissant
L’univers est créé par les mots, et les mots sont suscités par l’univers, dans
une sorte de cycle cabalistique dont l’écrivain est le centre… La « création »
littéraire se confond avec la création ontologique, divine, cosmique ou verbale
[…] 56
54
Par exemple, sans l’avoir nommé de la sorte, Leiris a abondamment décrit, dans Contacts
de civilisation en Martinique et en Guadeloupe, le processus que Glissant baptise « créoli-
sation ».
55
Sur le plan pragmatique, la création d’un nouveau code et son imposition au lecteur
permettent, de surcroît, à Glissant, d’obtenir de son lecteur qu’il porte à son comble le
principe de coopération interprétative (Umberto Eco, Lector in fabula, ou la coopération
interprétative dans les textes narratifs, op. cit.), Le lecteur glissantien qui consent à cette
nouvelle rhétorique se fait lecteur idéal, au sens où l’entend Wolfgang Iser (« Le lecteur
idéal devrait avoir le même code que l’auteur », Wolfgang Iser, L’acte de lecture, op. cit.,
p. 62).
56
R. M. Albérès, Métamorphoses du roman, op. cit., p. 254.
57
Césaire en fit l’expérience avant lui. Il déclare, dans sa préface de 1994 au Cahier d’un
216
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
[…] le sens est une force : nommer, c’est assujettir, et plus la nomination est
générique, plus l’assujettissement est fort.58
retour au pays natal : « En nommant les objets, c’est un monde enchanté, un monde de
monstres, que je fais surgir sur la grisaille mal différenciée du monde ; un monde de puis-
sances que je somme, que j’invoque et que je convoque. En les nommant, flore, faune, dans
leur étrangeté, je participe à leur force ; je participe de leur force. » (Cahier d’un retour au
pays natal, op. cit., p. 5)
58
Roland Barthes, Le plaisir du texte, op. cit., p. 124.
59
« […] il est stupide et injuste que vous sembliez détenir l’exclusivité du concept, et que
l’homme muet soit considéré comme le réceptacle privilégié de la passion du monde. » (IP,
19-20)
60
Mais le mot n’est-il pas, suivant la formule de Bakhtine, « le phénomène idéologique par
excellence » ? (Mikhaïl Bakhtine, Marxisme et philosophie du langage, Paris, Éditions de
Minuit, 1977, p. 31).
61
Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essai d’herméneutique II, op. cit.
217
Le roman-monde d’Édouard Glissant
paralysé, devrait faire bon accueil aux injonctions de lecture et aux explici-
tations sémantiques.
62
Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p.10.
63
Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres, Paris, Société nouvelle des
Éditions Pauvert, 1985.
218
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
entre deux extraits ou passages d’un même texte. La nuance que les déduc-
tions ajoutent portent sur le critère de succession : le texte ou le passage ou
l’extrait en position de commentaire (B) peut être textuellement anticipatif
ou rétrospectif, chronologiquement antérieur ou postérieur.
Gérard Genette a étendu le champ typologique jusqu’au « méta-méta-
texte »64, entendant par là le discours critique C portant sur un autre dis-
cours critique B65. Dans le processus restrictif et réflexif de l’ordre métatex-
tuel entrevu dans nos déductions, nous dirons autométatextuel tout texte,
extrait ou passage B portant sur un texte, extrait ou passage A d’un même
individu, par antériorité, postérité ou simultanéité66.
À travers son étude psychocritique des « métaphores obsédantes »67,
Charles Mauron applique la théorie de la superposition des textes qui, dans
la psychoanalyse, se rapproche, dans l’esprit, d’une forme de traitement in-
tra-intertextuel rappelant la socio-pragmatique. Charles Mauron a offert
l’exemple d’un certain mode de « parenté textuelle » que des textes du même
écrivain entretiennent entre eux pour tisser un réseau riche de signifiance,
lié à une aventure psychique qu’il appelle « le mythe personnel ». Malgré la
spécificité psychocritique de la grille mauronienne, la superposition qu’il
opérait des textes étudiés réalisait, à sa manière, un métatexte interne.
Dans le cadre de l’autométatextualité, le type de parenté entrevu est de l’or-
dre réflexif. À ce titre, on doit spécifier deux modes d’autométatextualité :
L’autométatexte externe
Il évolue en-dehors du texte sur lequel l’auteur l’applique. Tel est le cas des
réponses aux interviews, des mises au point occasionnelles, d’autres modes
64
Gérard Genette, Palimpsestes,op. cit., p.10.
65
Une telle étude rapprocherait Roland Barthes de Gérard Genette.
66
À l’aide de l’exemple de Henri Brulard de Stendhal, Randa Sabry range ce type de com-
mentaire dans le paratexte, L’obsession de Henri Brulard sur le destin de son manuscrit, à
travers les considérations anxieuses sur l’accueil du livre, les caprices de l’éditeur, les cou-
pures des correcteurs sont, à notre avis, de l’ordre d’un commentaire appartenant au récit
et non d’un paratexte, comme le montre le numéro de Poétique où apparaît son article.
Lire à ce propos la présentation de Gérard Genette.
67
Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la Psy-
chocritique, Paris, José Corti, 1980.
219
Le roman-monde d’Édouard Glissant
L’autométatexte interne
Il s’agit des cas où le métatexte est appliqué à des pages, des extraits ou des
passages du (ou des) ouvrage(s) dans lequel (lesquels) il est inclus. Son rôle
est de porter la lumière sur le texte in praesentia. La situation peut se pré-
senter comme démarquée ou marquante. Dans le premier cas, le métatexte
est présent dans un même volume, mais s’énonce par distanciation maté-
rielle par rapport au texte qu’il commente.
L’autométatexte interne marquant est inclus dans le cours du texte. Son
apparition est reçue par le lecteur comme une rupture du mode discursif,
mais sa justification procède du besoin d’explication anticipative ou rétros-
pective ressenti par l’écrivain en même temps qu’il élabore le texte. Il entre-
tient donc une certaine relation de simultanéité avec le texte littéraire et ce
dernier se l’accapare. Il participe de la spécificité intrinsèque de chacun des
textes où il évolue. C’est une manière de métalepse70.
68
Claude Couffon, Visite à Édouard Glissant, Paris, Éditions Caractères, 2001.
69
Ailleurs, et pour une autre finalité, le texte A est enrichi. Ainsi, Étienne Servais, (Les sour-
ces de Bug-Jargal, Bruxelles, Académie royale de Langue et de Littérature, 1923) montre
des ajouts et des abandons que Victor Hugo réalise en passant de la première à la deuxiè-
me version de Bug Jargal. Cette étude psychologique relève de l’analyse des variants.
70
Terme pris à Randa Sabry, art. cit., p. 83 : « Figure de l’infraction et du brouillage des limi-
tes, qui permet au régime français toutes sortes de transgressions, entre autres l’allusion,
dans le texte même, à certaines données paratextuelles ». Nous retenons le seul critère de
rupture dans le cursus narratif, mais ce n’est pas le statut de commentaire qui est évoqué
par Randa Sabry. Aussi, le travail ne le retient pas et se poursuit en désignant ce genre de
commentaire par l’autométatexte.
220
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
Le cas s’annonce déjà dans La Lézarde. Plus tard, avec Mahagony, par
exemple, il accompagne le texte en presque chaque cas de revirement et
peut, tout en restant dans la mouvance de l’histoire qu’il marque, porter
sur d’autres ouvrages de Glissant puis revenir à son point de départ. Ainsi,
l’élaboration du texte en cours reste spécifique, tout en maintenant le lien
avec ceux qui l’ont précédé ou celui qui le suivra dans le programme d’en-
semble de l’écrivain. L’étude de la diégèse peut, en maints endroits, relever
ces situations.
En fonction de ces préliminaires tant soit peu laborieux, et compte tenu
de tout ce qui a été dit dans les chapitres antérieurs, il est clair que l’intérêt
porte ici sur la métalepse. Philippe Lejeune appelle le phénomène « l’enquê-
te sur le récit », le distinguant ainsi de « l’histoire du récit »71. Une nuance
s’impose : même en partant du récit auquel il les incorpore, l’autométatexte
peut avoir une portée extratextuelle, soit qu’il renvoie à l’ensemble de l’œu-
vre de l’auteur, soit qu’il parle de l’art en général.
Dans la perspective de cette dissertation, la métalepse comme pratique
est le fait textuel de l’enquête sur et dans le récit ; comme commentaire sur
cette pratique, elle en désigne le contenu. Ce sont là les deux grands arrêts
auxquels conduisent ces préliminaires.
71
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, op. cit., p. 269.
72
Voire un narrateur-personnage, comme c’est le cas dans La Lézarde et dans Mahagony.
73
Il conviendra de ne pas confondre commentaire sur l’histoire et commentaire sur le récit
(son écriture).
221
Le roman-monde d’Édouard Glissant
J’ai entendu ces mots, pourtant je n’étais encore qu’un enfant, et ils réson-
nèrent en moi. Je fus le témoin et l’objet : celui qui voit et qui subit, qu’on
appelle et qu’on façonne. J’ai connu Thaël et Mathieu et tous leurs amis ; voici
comment. (LL, 17)
J’ai entendu ce cri ; j’étais près d’eux sur la place, ne comprenant pas encore
tout cet assaut de mots. Je les ai vus sur la place et je ne savais pas que ma vie
à ce moment était prise décidée, contaminée déjà par ce jeu. (LL, 21)
222
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
74
Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 265.
75
Au sens foucaldien, le commentaire, en effet, a charge de dire « enfin ce qui était arti-
culé silencieusement là-bas » dans le texte. De ce point de vue, il doit permettre, selon
Foucault, « de construire indéfiniment des discours nouveaux » sur le texte source, lequel,
grâce au « sens multiple et caché dont il passe pour être détenteur » et à « la réticence et la
richesse essentielle qu’on lui prête […] fonde une possibilité ouverte de parler » (Michel
Foucault, L’ordre du discours, op. cit., p. 27)
223
Le roman-monde d’Édouard Glissant
La polygraphie et l’autométatexte
76
L’auteur propose cette répartition de ses publications : « Je crois que j’écris par vagues.
Dans chacune, il y a à peu près un ou deux romans, un ou deux recueils de poèmes et un
ou deux essais, parce que j’ai écrit beaucoup d’essais. Par exemple UN CHAMP D’ÎLES
(poèmes) correspond à LA LÉZARDE (roman), dans une autre vague LES INDES (poè-
mes) correspond au QUATRIÈME SIÈCLE (roman) ; puis BOISES (poèmes) correspond
à MALEMORT (roman) », Claude Couffon, Visite à Édouard Glissant, op. cit., p. 35-36.
77
Benoît Denis, Littérature et engagement, de Pascal à Sartre, op. cit., p. 78.
224
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
De fait, l’ambition de Glissant étant de construire une œuvre totale, tous ses
écrits « l’engagent » dans la même direction, tous se complètent et contri-
buent, de concert, à faire avancer le projet global. Les frontières génériques
ne sont pour lui d’aucune efficacité78 : le roman est nimbé de poésie, l’essai
ne l’est pas moins, et les arguments avancés dans les essais ont tendance à
migrer en direction de l’espace romanesque, en un ballet chorégraphique
déroutant qui participe largement de la « poétique du labyrinthe ».
Quoique polygraphe, Glissant n’ignore pas, pour autant, les spécifici-
tés de chacun des genres auxquels il recourt. Chez lui, l’essai (tour à tour
« essai cognitif » et « essai-méditation », suivant la terminologie développée
par Marc Angenot79) se fait cadre idéal pour diffuser sa propre vision de
l’œuvre, en dicter les mots d’ordre à son lecteur et/ou critique. Depuis sa
pratique d’essayiste, il organise et gère le sens qu’il veut voir donner à sa
production.
Selon Robert Vigneault, l’essai peut se définir comme le « discours ar-
gumenté d’un sujet énonciateur qui interroge et s’approprie le vécu par et
dans le langage. »80. Trois aspects importants affleurent dans cette défini-
tion. D’abord, l’inscription explicite, dans le corps du message de l’essai, de
la subjectivité du sujet énonçant : autant le « je » du roman est, par la voie
du jeu narratif, nécessairement plurivoque et souvent indéterminé (voire
indéterminable), autant celui de l’essai se veut univoque. Le discours de
l’essai est produit par un sujet qui s’affiche, assume l’acte d’énonciation
autant que l’énoncé. Ensuite, la visée pragmatique du discours de l’essai,
dans sa dynamique argumentative. Il s’agit de convaincre le récepteur du
message. Enfin, la posture empirique, expérimentale. L’essayiste confronte
son « vécu » aux exigences du langage, met à l’épreuve un raisonnement,
une position ou des postulats philosophiques. L’essai se donne comme lieu
de discours idéal pour transmettre sa vision, sous prétexte de la mettre à
l’épreuve. De fait, il tient lieu de cadre, dans l’œuvre glissantienne, à une
exposition systématique des partis pris de l’auteur. Précisons.
78
Il en est conscient et le revendique, qui déclare : « J’écris par vagues et je ne crois pas aux
genres littéraires dans le monde d’aujourd’hui. Cette distinction en genres littéraires, qui
a été prodigieuse pour la littérature française, me paraît caduque. Parce que les choses
viennent de partout à la fois et, à mon avis, on ne peut pas figer tout ce flux qui nous arrive
dans des formes trop contraignantes de genres littéraires. Peut-être même en inventera-t-
on de nouvelles. » (Claude Couffon, Visite à Édouard Glissant, op. cit,, p. 36)
79
Marc Angenot, La parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982.
80
Robert Vigneault, L’écriture de l’essai, Montréal, L’Hexagone, 1994, p. 22.
225
Le roman-monde d’Édouard Glissant
[…] je tends à fouiller mon histoire : il faut que je rattrape à l’instant ces énor-
mes étendues de silence où mon histoire s’est égarée. Le temps, la durée sont
pour moi des vitalités impérieuses. Mais il faut aussi que je vive et crie l’actuel
avec les autres qui le vivent. En connaissance de cause. Ce qui dès lors est une
81
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 365-366.
82
En termes de jeu de places à l’intérieur du champ littéraire, l’idéal poursuivi par l’ensem-
ble des agents est de parvenir au monopole de la fonction de consécration : être, parmi les
agents, celui qui détient le pouvoir de consacrer ce qui est Littérature et de disqualifier ce
qui ne doit pas être reconnu comme tel.
83
Régine Robin, « L’auto-théorisation d’un romancier : Serge Doubrovsky », Études françai-
ses, 33-1, Printemps 1997, p. 46.
226
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
Les outils séduisent, et la critique ne manquera pas d’y recourir, afin d’élu-
cider la structure du Quatrième siècle. Suivant la même démarche, Glissant,
pour théoriser sa relation au temps romanesque, recourra à d’autres motifs,
tout aussi inspirants pour la critique. Ainsi la figure de la spirale, le motif
de la Saison unique (SC, 12 ; IP, 23 ; TTM, 166 ; DA, 437…) ou encore cette
image très forte des « casseurs de roche », familière aux lecteurs de l’œuvre
glissantienne. Le temps se voit rapporté à une essence minérale :
227
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Je crois que la hantise du passé (c’est une idée que l’on a largement évoquée)
est un des référents essentiels de la production littéraire dans les Amériques.
(Ibid.)
84
Italique : nous soulignons.
228
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
Mais ce que nous avons en commun, c’est l’irruption dans la modernité. […]
Nous partageons ainsi un même langage. (DA, 255-256)
229
Le roman-monde d’Édouard Glissant
85
Nous avons évoqué en amont de ce travail la revendication d’affiliation de Glissant en
direction de ces prestigieux parrains, entendez : nobélisés, que sont Saint-John Perse et
William Faulkner.
230
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
Au moment où Faulkner écrit, l’enjeu est bien (pour lui) celui du fondement
absolu de cette communauté du Sud, et la légitimité interrogée est celle de
l’établissement originel absolu, disons : de la Genèse, qui en serait la source
irréfutable. Toute l’œuvre est ainsi décidée à partir d’un a priori infranchissa-
ble, d’une question en vertige : comment éclairer les « commencements » du
Sud […] ? (FM, 37)
Son univers est plein de cette réclamation toujours avortée : l’exigence d’une
Genèse, et son tragique déni. (FM, 266)86
86
Avec cette idée de la Genèse opaque vient planer sur le texte le spectre de l’Ancien Testa-
ment, si prégnant dans La Lézarde : « Absalon ! Absalon ! ». L’écho de l’Ancien Testament
(la référence la plus insistante, avec Shakespeare et la tragédie grecque) dans le processus
sans cesse avorté de la « fondation », de l’établissement sur la terre nouvelle. » (FM, 63)
87
Ce motif sera abondamment exploité par Patrick Chamoiseau dans Biblique des derniers
gestes.
231
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Le discours se fait ici explicitement idéologique. C’est bien Glissant qui par-
le, prend position et profère un discours axiologique, sans plus se masquer,
tant il se sent interpellé dans sa chair par le sujet sensible et douloureux
qu’il aborde. Cette « béance », ce « crime » que constitue la période esclava-
giste sont, en effet, les lignes de force de l’univers romanesque de Glissant
et de son imaginaire. L’œuvre faulknerienne est pré-texte au discours auc-
torial. Le comté de Faulkner, redessiné par le texte glissantien, est réévalué
à l’aune de l’univers antillais, dont il est le double :
Les « raisons » pour lesquelles William Faulkner élit le Sud en une Thèbes
pestiférée, en un royaume pourri de Danemark, digne tout autant qu’eux du
dévoilement tragique et épique, sont aussi fortes : la perversion de la légiti-
mité, la perversion de la filiation, qui fragilisent le droit à la possession de la
terre et l’équilibre même du possédant. (FM, 135)
88
Italique : nous soulignons.
232
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
cet impossible, et s’il se trouve d’y changer quelque chose par la seule force de
cette écriture. (FM, 207-208)
Cette déclaration, aussi sibylline soit-elle, révèle un discours sur soi qui
perce sous le couvert du discours sur l’autre. Glissant établit une généa-
logie littéraire, se pose en relais des investigations faulknériennes, et dans
le même élan invite la critique à orienter ses recherches en ce sens : « La
parenté est avant tout de l’écriture. Mais ce n’est pas à moi de l’illustrer à
cette heure. » (FM, 346)
Faulkner, Mississippi doit ainsi être reçu comme un des hauts lieux du
discours autométatextuel glissantien. Distillant auprès du lecteur des outils
de compréhension et d’analyse dûment avalisés par l’auteur, ce texte est
occasion, pour Glissant, de s’ériger comme premier lecteur et premier cri-
tique de son propre dire, mais sans assumer ouvertement cette posture dis-
cursive. Sous prétexte de lire l’autre, Glissant offre à son lecteur une grille
de lecture qui lui permettra de pénétrer pleinement son propre texte, sans
risque de s’égarer. La « cathédrale de papier » qu’est l’œuvre trouve son sens
dans les lignes de fuite et les perspectives d’un autre monument littéraire,
dûment reconnu sur le plan institutionnel. Le projet global débusqué chez
Faulkner sert, au fond, de faire-valoir. Il invite, indirectement, à rendre
hommage à l’œuvre totale de Glissant89.
89
On pourrait pousser plus loin l’examen des similitudes. La lecture proposée par Glissant
de la trajectoire de Faulkner, en matière de réception et de légitimation dans le champ,
pourrait aisément être rapprochée de sa propre expérience. Faulkner est celui qui a dû,
233
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Au même titre que l’essai se donne pour un lieu propice à l’élaboration d’un
discours sur l’œuvre pensée comme « projet global », le roman est suscepti-
ble de se constituer en espace discursif permettant diverses prises de posi-
tion auctoriales. Dans Mahagony, Glissant élabore ainsi une lecture de sa
propre trajectoire.
Mahagony est un roman sur un roman, un récit spéculaire au sens où
l’entend Lucien Dallenbach, construit sur le principe de la « réflexion »90. Il
est constitué de divers fragments narratifs, dont l’un met en scène le person-
nage de Mathieu Béluse aux prises avec un désir d’écriture. Ce personnage
se veut écrivain, il rêve d’échapper à l’emprise du romancier qui l’objectiva
en faisant de lui « sa chose ». L’argument essentiel est donc le suivant : un
narrateur retrace pour nous, lecteurs, la tentative de ce personnage d’entrer
en littérature, son expérience brève et peu probante de romancier amateur.
Mahagony doit donc être lu comme un roman ayant été écrit en lieu et
place du texte que Mathieu-personnage n’est pas parvenu à mener à son
accomplissement. Dépossédé de son (sa) geste d’écriture, le dernier des Bé-
luse laisse l’initiative à un narrateur qui exerce dans (et sur) le récit une
fonction de régie en attribuant tour à tour un droit (et un temps) de parole
à une série d’instances narratives secondaires, autant de personnages s’im-
provisant narrateurs le temps d’un chapitre. Cinq chapitres de Mahagony
sont ainsi consacrés au personnage de Mathieu, et aux aléas de sa tentative
avortée de s’improviser romancier.
Le premier de ces cinq chapitres est essentiel. Toute la trajectoire du
personnage y est résumée. Les chapitres suivants se contenteront ensuite
de revenir systématiquement sur les événements, pour en approfondir la
portée signifiante. Sur quelque vingt-deux pages, Mathieu, à titre de nar-
rateur-personnage, retrace la naissance et la mort de sa (courte) vocation
d’écrivain. Il explique comment, depuis La Lézarde, qui vit son auteur le
prendre « pour personnage de ses récits » (Mh, 18), une sorte de révélation
dans un premier temps, « renoncer aux faveurs et aux lustres de la littérature, pour aller
plus loin en littérature », mais qui, dans les faits, « n’en continua pas moins de désirer,
toujours en secret, et avec l’égoïsme fabuleux et froid du constructeur et de l’inventeur, la
consécration dont il avait si officiellement (de son point de vue) quitté l’espérance. (FM,
54-55). Et de reconnaître chez son aîné l’« [é]légante réticence de celui qui estime sourde-
ment qu’on l’a reconnu beaucoup plus tard qu’il ne le méritait). » (FM, 76).
90
Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire. Contribution à l’étude de la mise en abyme, Paris,
Seuil, 1977, p. 16.
234
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
91
Italique : nous soulignons.
235
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Mais, quoiqu’il s’en défende, Mathieu ne veut pas seulement prendre le re-
lais de son auteur : il rêve surtout de le dépasser92. Outré d’avoir été objec-
tivé, Mathieu entend, en effet, « se poser en s’opposant » à son créateur. Il
place son projet d’ordonnancement et d’écriture du réel antillais en relation
directe avec celui mené parallèlement par le scripteur qu’il désigne comme
son « chroniqueur ». Son propos est clair, explicite : limiter les affres et les
errances de la création en exerçant sur elles la rigueur de l’ethnographe.
Une rivalité s’installe alors entre le personnage et son créateur. La rigueur
d’ethnographe du premier doit l’armer contre le second, qu’il entend desti-
tuer en faisant valoir la validité de son propre traitement du réel antillais :
J’allais vérifier si, dosant son travail par mes mises au point et par une chrono-
logie sévèrement étudiée, je retrouverais enfin cette ligne de terre rouge et cet
emmêlement d’un cri et d’une écriture. (Mh, 29) 93
92
Voire, de pousser l’émancipation jusqu’à prendre son auteur pour personnage, dans un
juste et ironique retour des choses… « Peut-être ai-je aussi rêvé d’élire à mon tour cet
auteur en personnage de mon cru, en protagoniste. » (Mh, 27).
93
Italique : nous soulignons.
236
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
J’en fus à grappiller les quelques souvenirs qui étaient encore accrochés aux
branles des vérandas et au frais des manguiers. […] À dévaler dans les mémoi-
res, j’obtins confirmation de l’aventure du vieux houeur et récoltai quelques
pièces de sa production, transmises d’âge en âge au plus haut des mornes.
C’était légende, assurément, mais dont on donnait des citations probantes.
(Mh, 75)
Revinrent le charivari des générations, la folie des malheurs mornes, les es-
paces béants d’un lumignon à l’autre, le fracas dans la tête déboulant comme
zébus fuyant le feu […] (Mh, 30)
94
Italique : nous soulignons.
237
Le roman-monde d’Édouard Glissant
238
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
nologie (« n’accusez pas que mes dates trébuchent […] N’accusez pas mes
dates. Elles soulignent continuité, elles dessinent passage. » — Mh, 249-
250). De fait, même vaincu par le flot emporté d’un narrateur qui vogue
vers la poétique du « tout-monde », Mathieu, contre toute attente, s’obstine
à « [s]’agripp[er] à [s]a réserve de dates » (Mh, 31), et continuera de porter
haut le flambeau de l’antillanité. La déclaration péremptoire que lui prête
le narrateur, à la dernière phrase du livre, traduit cette farouche volonté
de durer, attribuable à l’auteur : « Véritablement je m’appelle Mathieu Bé-
luse. Selon la loi du conte, qui est dans l’ordre des arbres secrets, je vivrai
encore longtemps. » (Mh, 252) L’antillanité, reconnue et légitimée dans le
texte, peut désormais être dépassée dans la mesure où, comme Mahagony
en témoigne, elle aura constitué un indispensable préalable à l’ouverture du
monde au « tout-monde ».
Mahagony s’apparente donc à un long métatexte. Glissant, comme il
l’avoue lui-même, ne vise – a posteriori – qu’à écrire une « préface » (Mh,
33 ; 251), celle qu’il eût dû placer « en tête de l’ouvrage, c’est-à-dire au fon-
dement de l’entreprise » (Mh, 33) ». Entendez : au seuil de l’œuvre, pensée
globale. L’objectif, une fois de plus, est l’autolégitimation. C’est pourquoi
Glissant porte sur le travail accompli un regard des plus tendres, se rendant
à lui-même hommage, par la bouche de son personnage. Mathieu se charge
de légitimer son auteur, soulignant la hauteur des ambitions auctoriales, le
caractère ardu de la quête, ce qu’elle comportait « d’obscur et de difficile »
(Mh, 17). Il affirme avoir voulu reconnaître celui qu’on tarde à honorer (« ce
relais du chroniqueur, que je voulais entreprendre, n’était que manière de
le reconnaître » — Mh, 27). Il dénonce, dans cet ordre d’idées, le « contexte
d’écriture peu évident » (Mh, 25) dans lequel son auteur amorça sa pro-
duction, et insiste sur la désillusion de cet écrivain qui « prêchait dans le
désert », en quête d’un « nous bienfaisant » dans lequel il eût tant apprécié
de s’« effacer » (Mh, 85). Mathieu, de fait, en tire une leçon, qui tient lieu
d’hommage :
239
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Les pages d’un livre, ç’avait bien été pour nous, quelques privilégiés ou quel-
ques chanceux, l’image la plus dense ou la plus exaltée du rêve. (Mh, 19)
95
Roland Barthes, Le plaisir du texte, op. cit., p.82.
240
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
241
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Tandis que le narrateur précise, à la fin de son récit, dans quelles circons-
tances il a été chargé de le rédiger, le lecteur comprend qu’il a affaire à un
témoignage, écrit a posteriori par un narrateur que l’énonciation avait lais-
sé deviner sporadiquement dans les méandres de la narration. Le roman
trouve son sens ultime dans l’élucidation des enjeux qui sont à la source
de sa production. Construite sous forme de « chronique d’une naissance
annoncée », l’œuvre à venir s’annonce au terme de l’œuvre réalisée, dans un
procédé de « bouclage textuel »96 qui sature le roman d’une signification
96
Cette expression de Dominique Maingueneau désigne ainsi la récurrence des phénomè-
nes de réflexivité (ou d’autoréférence) à travers lesquels le discours réfère à sa propre ac-
242
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
[…] la lente divagation d’un vieux voyant et d’un garçon trop attentif : ce se-
rait alors, dans le ciel net et la chaleur sans fin, la somme de ce qui fut souffert,
l’éparpillement des herbes sur l’argile brûlée, le dessin de la côte au fur et à
mesure découverte, l’enracinement dans la motte de terre noire et le rêve rendu
possible après le marronnage et le combat. (QS, 76)
Annoncé sur un mode prophétique, le propos du roman nous est livré par
avance. La lecture critique s’en trouvera d’autant canalisée. Mais, comme si
cela ne suffisait pas, l’auteur renforce cette considération métalinguistique
par un développement, placé à la fin du texte, sur le sens qu’il convient de
donner au titre du roman qui s’achève (cité plus haut, QS, 268-269). Livrant
les clés du décodage titrologique, élucidant la signification qu’il convient
d’attribuer à l’idée d’un « quatrième siècle » martiniquais, Glissant dévoile
le mode de construction du roman. En effet, les considérations qui naissent
dans l’esprit jusque-là désorienté de Mathieu révèlent le code qui a présidé
à l’écriture et doivent dans le même élan, selon les vues de l’auteur, orien-
ter notre lecture. L’Histoire s’articule autour d’une lecture quadripolaire de
l’espace : la mer, espace de la traversée ; la côte, lieu du débarquement du
premier Béluse et du premier Longoué ; la forêt, refuge de la descendance
du premier Longoué ; enfin, la plaine, espace d’enracinement de la descen-
dance des Béluse, fusionnent pour faire émerger le Tout : l’Histoire. Livrant
les grands jalons de son projet de relecture historique sous prétexte de faire
243
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Marie Celat devinait à cette heure. La nuit est dure dit-elle, la nuit c’est une
roche. Patrice Celat est dans la roche, et Odono Celat qui ne demandait rien à
personne. Ils remontent la Trace du Temps d’Avant. […] J’étais dans le conte,
je rêvais que je rêvais. […] Nous avons entendu ce Bruit de l’Ailleurs, feuilleté
toi et moi l’Inventaire le Reliquaire. Nous avons couru ce Chemin des Enga-
gés, dévalé le Registre des Tourments (CC, 235)
244
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
245
Le roman-monde d’Édouard Glissant
98
Nous reviendrons ultérieurement sur la dimension éminemment autobiographique de cet
élément diégétique.
99
Noter ici la réponse indirecte à l’image développée par Césaire relativement à la maison
de sa grand-mère, dans Cahier d’un retour au pays natal : « Et le lit de planches d’où s’est
levée ma race, toute entière ma race de ce lit de planches »…
100
Le projet présidant à la rédaction de Malemort sera divulgué, comme nous l’avons montré
plus haut, dans Le Discours antillais.
101
Michaël Riffaterre, La production du texte, op. cit., p. 10.
246
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
102
Voir celui de Tigamba, chapitre XIV de L’Acte.
103
Voir l’analyse du même phénomène chez Pierre Nepveu, par Anne-Marie Clément, Robert
247
Le roman-monde d’Édouard Glissant
248
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
J’ai dit le chaos de l’écriture dans l’élan du poème. Je le dirai maintenant dans
le brouillon des proses. […] De même que je sus qu’il ne suffit pas qu’un poè-
me soit emporté par un vent de démesure pour qu’il accomplisse de manière
durable l’été d’un être, fût-il démesuré ; de même, j’entrevis enfin que la prose
ordonne ce qui par ailleurs est donné. (SC, 60-61)
La prose, ainsi conçue, est en mesure de décanter le réel, d’en faire l’in-
ventaire, comme le propose le programme de l’antillanité. Parce qu’elle a
vocation d’ordonnancement, elle s’impose. Mais, le poète n’y consent qu’à
regret. Elle est « brouillon » quand le poème est « élan ». Aussi Glissant se
résigne-t-il à entrer dans la prose comme on vient au concret, aux réalités
de la vie :
Alors il faut se fermer au flux, […] mais s’attacher aussitôt à quelques carrés
de terre, à des problèmes quotidiens, à la stricte mesure de la vue. » (SC, 81)
Il ne lui reste alors qu’à se moquer, en un clin d’œil à Molière, de devoir faire
ce choix qui n’en est pas vraiment un.
Mais bien avant cela je hachais des pages de prose, ne pouvant même pas me
consoler à penser que j’en faisais sans le savoir. (SC, 60)
Le roman, ce genre hybride, bâtard en quelque sorte, comme l’a bien mon-
tré Bakhtine, dispose d’un capital symbolique nettement inférieur à celui
de la pure poésie. Aussi est-ce avec beaucoup de difficulté que Glissant,
en quête de capital symbolique, adopte le genre romanesque. Bousculé par
des contraintes d’ordre contextuel et programmatique, Glissant renonce à
sa stricte obédience poétique et produit dans les deux ans qui suivent son
premier roman.
Mais, le jeune écrivain n’en demeure pas moins soucieux de son statut
de « poète avant tout ». Aussi entend-il bien signifier à son lecteur combien
la fonction de simple « raconteur d’histoires » qui échoit au romancier lui
est étrangère. L’énonciation maladroite, cahotante, trébuchante, doit signi-
fier qu’il ne vient à la parole romanesque que parce qu’il y est contraint,
249
Le roman-monde d’Édouard Glissant
105
Ces deux notions d’histoire et de discours étant ici entendues au sens que leur donne
Émile Benveniste, « Les relations du temps dans le verbe français », Problèmes de linguis-
tique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 237-250.
106
Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 264.
107
Idem.
108
Peut-être faut-il voir dans cette spécificité la marque de l’enthousiasme d’un très jeune
romancier, bien décidé à user sans mesure du droit de parole qu’il a choisi de se donner en
250
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
conduira les stratégies ici mises en œuvre dans les romans qui suivront La
Lézarde. De telle sorte que l’analyse du métatexte dans La Lézarde donne
une idée assez juste des stratégies métatextuelles que le lecteur attentif peut
débusquer dans l’ensemble du corpus.
Gérard Genette, dans Figures III, soulignait dans divers romans « la si-
tuation de quasi-monopole du narrateur à l’égard de […] la fonction idéo-
logique »109. Dans La Lézarde, précisément, le narrateur s’attarde souvent
sur des considérations à connotation nettement idéologique. La halte de
l’histoire peut être très brève, et se concentrer sur un simple segment phras-
tique qui explique, complète la diégèse, comme dans l’exemple suivant :
Plus bas encore, la route est semée de pierres – les ingénieurs ici n’achèvent
pas les routes. (LL, 11)
venant au roman.
109
Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 263.
251
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Ces femmes acceptent à la surface des choses, elles paraissent consentir, mais
leur résistance est la plus sûre. Soumises à l’homme, elles dépassent l’homme
par la tranquille certitude qui est en elles, par une douce obstination, parfois
muée en criée sauvage. Elles ignorent le tremblement. (LL, 79)
252
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
les apprenons. Mais qu’ils ont un bien mauvais visage par ici. Dis que nous
disions : là-bas le Centre, pour dire la France. Mais que nous voulons d’abord
être en paix avec nous-mêmes. Que notre Centre il est en nous, et que c’est là
que nous l’avons cherché. […] (LL, 240-241)
Voilà. Il avait compris que cette terre qu’ils portaient en eux, il fallait la
conquérir. Non pas seulement dans la force des mots, mais concrètement,
chaque jour, qu’ils en aient l’usufruit, le bénéfice, qu’ils en fassent l’inventaire
et en disposent librement. Car la terre toujours se donne. (LL, 60)
Je ne sais pas que ce pays est comme un fruit nouveau qui s’ouvre lentement
(lentement) dévoilant peu à peu (par-delà les épaisseurs et les obscurités de
l’écorce) toute la richesse de sa pulpe, offrant la richesse à ceux qui la cher-
chent, à ceux qui souffrent. Je ne sais pas encore que l’homme importe quand
il connaît dans sa propre histoire (dans ses passions et dans ses joies) la saveur
d’un pays. […] je ne sais pas que des légendes de la montagne où cette eau a
grandi jusqu’aux réalités grises, précises, de la plaine le chemin n’a pas de hal-
110
Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 263-264.
253
Le roman-monde d’Édouard Glissant
tes […] ni que ce flot sans retour mène aux delta de nos magies, qui est l’aube
de la vraie et douloureuse science. (LL, 34-35)
111
Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 264.
112
Autant de fonctions distinguées par Dominique Maingueneau, Pragmatique pour le dis-
cours littéraire, op. cit., p. 18.
113
Cette citation et les précédentes, Idem.
254
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
Le long des sables, les cocotiers brûlés par le soleil – quand on connaît la
force terrible de leurs racines, quand on a su leur fraternité sèche – nul ne
peut plus les confondre avec l’image exotique qu’on en donne : leur office est
plus sauvage, et leur présence plus pesante. Ils sont la floraison extrême, la
ligne inflexible et sans cesse menacée, le fil et la frange ; ce moment d’éternel
équilibre entre ce qui demeure et ce qui déjà s’en va. Avec eux la terre s’ouvre
vers le large ; par eux la mer décide du visage de la terre. Lieu de reniement et
d’acceptation, cette couronne d’arbres est dépositaire de l’essentiel, enseigne
la mesure pesante en même temps qu’elle suscite l’audace irréfléchie. (LL,
45-46)
Il en est ainsi de la mer. Tout le chapitre XII de la seconde partie lui est
consacré. Décrivant avec force détails la gamme des émotions, des sensa-
tions, qui assaillent « [c]elui qui découvre la mer », sorte de leitmotiv mar-
qué par l’anaphore, l’auteur s’efforce de circonscrire la charge symbolique
de cette masse aqueuse, faite de clôture et d’ouverture à la fois :
Celui qui découvre la mer […] un grand vent lui bat au cœur, il se sent non
défaillir mais porter sur la nappe d’eau, planer vers le large, dans l’air qui
tremble. […] Celui qui découvre la mer sait qu’il n’est plus un fleuve […] mais
une nappe, un plan immobile, une patience , le temps fini, l’espace éteint dans
sa propre grandeur. […] Celui qui découvre la mer a cette gravité. Pour autant
qu’il connaisse la mer et s’offre sans remords… (LL, 149/150/151),
255
Le roman-monde d’Édouard Glissant
114
Italique : nous soulignons.
256
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
Ainsi, les arbres, à l’orée du roman, gardent tout leur mystère, sollicitant
notre imagination de lecteur, que le texte semble laisser libre de vaquer à sa
guise. Mais, pas pour longtemps… Quelques chapitres plus loin, la symboli-
que des trois arbres nous est dévoilée, comme offerte. Au sens baudelairien
du terme, nous sommes ici en pleine théorie des correspondances :
257
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Deux hommes se détestaient : plus que le sel déteste l’eau, plus que Mangous-
te déteste Serpent, plus qu’un homme déteste avoir soif. L’un d’eux voulait
tuer l’autre. Oui. Il voulait Il voulait l’envoyer rejoindre les anges qui pleurent
dans le ciel – à moins que ce soit en enfer pour jouer au serbi avec Belzébuth.
[…] Et voilà que ces deux hommes se rencontrent et l’un veut tuer l’autre. […]
Et l’un dit à l’autre : je vais te tuer, tu es mauvais, mais continuons la rivière,
je veux que tu partes avec la mer, dans l’œil de la mer […] Et l’autre dit : tu
n’as pas peur de moi, allons. Comme ça ils descendirent la rivière, vers la mer
sans fin. […] (LL, 107)
258
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
Wagner est en art un prophète qui s’est voulu aussi un ordonnateur du culte.
Il est le premier artiste génial à oser nous dire : ce n’est pas tout d’admirer,
voici où et comment il faut que vous m’admiriez, et voici le sens de votre ad-
miration et la mesure de la grâce obtenue : voici comment j’intercède pour
vous. On entre à Bayreuth ; sur votre main se referme une poigne rude : « Sui-
vez-moi les yeux fermés […] » Wagner a resserré à ses extrêmes limites la
liberté de l’auditeur devant son œuvre. Personne peut-être n’a jamais souhaité
posséder aussi monstrueusement son public. Son appareil lithurgique est sur-
chargé de prescriptions, d’appels du pied, de mises en garde […]115
115
Julien Gracq, Lettrines, Paris, José Corti, 1967, p. 177-178.
116
Ibid.
259
Le roman-monde d’Édouard Glissant
récurrente. C’est sur cette dernière stratégie que nous allons à présent nous
pencher.
117
Nous reprenons son expression à Maurice Couturier, dans son ouvrage éponyme (La fi-
gure de l’auteur, op. cit.).
118
Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire. Contribution à l’étude de la mise en abyme, op. cit.,
p. 101.
260
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
119
« Le dessaisissement de l’auteur se poursuit lorsqu’il délègue au narrateur-personnage la
carte suivante : le pouvoir d’écriture […] L’accroissement apparent de l’autonomie du per-
sonnage culmine, et l’effacement de l’auteur également, avec le transfert de la créativité,
c’est-à-dire du pouvoir de fiction qui restait jusque-là l’apanage de l’auteur. Le person-
nage semble alors être devenu un romancier à part entière, en train d’écrire un roman. »,
Gérard Cordesse, « Notes sur l’énonciation narrative », Poétique, n°65, Paris, Seuil, 1986,
p. 45.
261
Le roman-monde d’Édouard Glissant
sane d’une période clé de l’histoire antillaise, à laquelle il a été mêlé à titre
d’acteur. Les évènements rapportés par l’auteur dans La Lézarde retracent
également la trajectoire de l’auteur. Glissant a vécu l’enthousiasme de la
campagne de 1945 dont ses personnages font l’expérience. Douze ans plus
tard, il est désenchanté. Sa position, a posteriori, quant au choix césairien
de promouvoir la départementalisation est bien connue. La Lézarde lui of-
fre donc l’occasion de proposer de son passé récent une certaine lecture,
qu’il aimerait voir son lecteur adopter à son tour. Si la stratégie atteint son
objectif, la réception, une fois de plus, s’en trouvera préfigurée. Il importe
donc d’analyser cette lecture orientée de sa trajectoire, ainsi que les ruses
adoptées pour la déployer efficacement.
Glissant a recours, dans La Lézarde, à une narration à caractère autobio-
graphique120 : le narrateur se présente comme un je-narrant (adulte scrip-
teur) retraçant les aléas d’un je-narré lui-même enfant de l’histoire, mêlé
fugacement, presque incidemment, aux évènements rapportés. Le laps de
temps qui sépare le temps du récit du temps de l’énonciation crée une illu-
sion d’objectivité. Autrement dit, sur le plan pragmatique, la formalisation
de cet écart au niveau narratif permet à Glissant de confronter l’expérience
vécue en 1945 avec la réalité qu’il observe en 1958 et qui exige qu’il se repo-
sitionne, tout en revendiquant pour son discours une valeur objective. Son
discours se veut témoignage avant d’être pure création (« Fais-le comme un
témoignage, dit Luc. » — LL, 237). Le narrateur souligne soigneusement,
à maintes reprises, cette vocation testimoniale, signalant sporadiquement,
au fil de son récit, que ce qu’il rapporte « n’est pas un conte » (LL, 109, 121).
Cette qualité du discours du narrateur joue dans le contexte spécifique du
roman, haut lieu de la feinte ludique, une fonction d’attestation121. Frap-
pant son récit du sceau testimonial, Glissant peut exprimer un point de vue
personnel sur les évènements de 1945, les relire à sa manière.
Mais, dans le même temps, produisant un roman, Glissant se soustrait
à la dimension performative de la déclaration et n’assume le propos que
partiellement, par le biais d’une médiation esthétique. Le narrateur-té-
moin peut, dès lors, en toute liberté, se faire le porte-parole d’un discours
auctorial qui ne saurait être proféré à visage découvert, sous les auspices
120
René Rivara parle, quant à lui, d’« autobiographie fictive », La langue du récit, Paris, L’Ha-
mattan, 2000, p. 22.
121
La « fonction testimoniale » du narrateur est aussi appelée, par Gérard Genette, « fonction
d’attestation », Figures III, op. cit., p. 262.
262
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
122
Nous reprenons sa terminologie, bien connue, à Gérard Genette, Figures III, op. cit.,
p. 213.
123
Pour René Rivara, si le narrateur anonyme, dit omniscient, a pour caractéristique la mobi-
lité absolue dans le temps et l’espace, et son accès à la conscience des personnages, il subit,
en revanche, différentes contraintes, dont la première est qu’« il ne peut normalement se
désigner par le pronom de 1ère personne, ni, à plus forte raison, s’attribuer un nom pro-
pre », René Rivara, La langue du récit, op. cit., p. 151.
263
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Et moi, enfant (l’enfant de cette histoire, et qui grandit à chaque mot), j’ac-
compagne les femmes, je me roule sur le sable […] Et moi, enfant de cette
histoire, je ne sais pas encore que la Lézarde continue vers le soir et la mer
noire […] Je ne sais pas ( je vais grandir en cette histoire) qu’en la rivière est
signifié le vrai travail du jour […] Je ne sais pas que ce pays est comme un
fruit nouveau, qui s’ouvre lentement […] Je ne sais pas encore que l’homme
124
Gérard Cordesse, « Note sur l’énonciation narrative (Une présentation systématique) »,
art. cit. p. 44.
264
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
importe quand il connaît sa propre histoire […] je ne sais pas encore que des
légendes de la montagne […] aux réalités grises, précises, de la plaine, le che-
min n’a pas de haltes […] (LL, 34-35)
J’étais dans les rues, je criais, je courais. J’entrais dans les privés, je cherchais
ce héros qui avait échappé à la barre dans des circonstances si extraordinaires.
(LL, 172)
Tu étais assis, et tes jambes, ton corps, frémissaient : la retraite aux flam-
beaux ! Tu étais là, devant la maison de Mycéa, incertain. Tu avais entendu
les premières notes du trombone et de la clarinette : le rauque tremblement
du trombone, les fausses tendresses, les rires, les soudaines moqueries de la
clarinette. (LL, 221)
Il y aurait moyen de voir comment s’effectue, entre les pages 172 et 221, la
progression du je vers le tu. Un léger mépris vient d’abord nuancer le texte.
Le narrateur s’interroge, se moque de lui-même : « Je voulais connaître Ma-
thieu, ses amis, leur dire que je comprenais (que je comprenais quoi125 ?) »
(LL, 171-172). « Que pouvait comprendre cet enfant, qui n’était bon qu’à
“crier”, “courir” ? », sous-entend l’adulte, caustique. Et de mettre en évi-
dence l’ignorance de novice qui était alors la sienne, multipliant les dis-
125
Italique : nous soulignons.
265
Le roman-monde d’Édouard Glissant
cours amorcés par la formule « je pensais que » (LL, 187) pour les achever
par un implacable : « je ne savais pas » (Ibid.). Les intuitions de l’enfant se
voient ainsi réduites à une ignorance pure et simple, qui vaut pour une ex-
cuse. L’ignorance de la jeunesse rachète bien des erreurs de jugements… De
même, que d’ironie dans cette succession de parenthèses mettant en évi-
dence l’émerveillement rétrospectif du petit enfant qui n’en revient pas lui-
même de s’être trouvé providentiellement associé aux jeux des « grands » !
Quel est donc ce tort dont le narrateur accuse ainsi son « moi enfant » de
s’être rendu coupable ? Quel est ce crime dont « le rouleau » de la mémoire
(joli clin d’œil à Diderot) garde trace ?
Le texte, comme le contexte, invitent à formuler une première hypo-
thèse. Le narrateur dénonce la coupable insouciance de l’enfant, tandis que
Papa Longoué agonise et que Mathieu souffre (« Posais-tu encore l’hypo-
crite question ? Demandais-tu encore : “Que dit Mathieu ? Que dit-il ?” » —
LL, 225). Pourtant, loin des articulations diégétiques, une autre portée in-
cline à voir dans le texte bien plus qu’un témoignage : plutôt un plaidoyer.
Rétrospectivement, l’auteur, dissimulé derrière son narrateur, connaît
les conséquences politiques et institutionnelles du vote de 1946. L’insou-
ciance de l’enfant, dont il lui fait reproche, symbolise celle d’un peuple qui,
ce jour-là, votait pour la première fois et n’a pas mesuré les conséquences de
l’acte posé. La ferveur de l’enfant, tout à sa joie et qui s’enivre du sentiment
126
Italique : nous soulignons.
266
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
267
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Je vais dans ce chemin lorsque la tristesse est trop ardente. Je me place à l’endroit
d’où Thaël vit s’arrêter Valérie. […] Lorsque je pense à cette histoire (elle me mar-
que, m’atteint), je me reporte dans ce sentier que j’imagine toujours bordée de
cannes, je vois grandir l’ombre qui est en moi […] je m’y sens nu, livré impuissant
aux désespoirs […] (LL, 79-80)
Et il est vrai que je simplifie, ne m’arrêtant pas assez à tous les détours, et il est vrai
aussi que tout semble ne pas avancer : mais c’est ainsi. (LL, 80)
268
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
son rôle focal dans le roman. Lorsqu’il convoque ce rôle pour la première
fois, il écrit :
J’ai entendu ces mots, et pourtant je n’étais encore qu’un enfant, et ils réson-
nèrent en moi. Je fus le témoin et l’objet : celui qui voit et qui subit, qu’on
appelle et qu’on façonne. J’ai connu Thaël et Mathieu, et tous leurs amis ;
voici comment. (LL, 17)
269
Le roman-monde d’Édouard Glissant
127
Cette liste est loin d’être exhaustive, elle ne représente qu’un échantillon des occurrences
du vocable dans le roman.
270
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
(Mh, 154), « délégué aux calligraphies » (Mh, 206). La prolifération des lo-
cutions référant à l’image d’une instance productrice de l’œuvre invite le
lecteur à chercher, derrière la silhouette du narrateur-écrivain (producteur
fictif du récit), la figure du producteur réel, c’est-à-dire Glissant lui-même.
Le jeu narratif dépasse le simple mouvement pendulaire du personnage de
Mathieu vers son narrateur, personnage lui-même. Il se prolonge vers une
présence imposante, qui ne parvient pas à se maintenir hors-texte, cède à la
tentation de s’exhiber, mais avec prudence et sobriété. Généralement, l’im-
broglio narratif aidant, l’indétermination de l’identité du scripteur règne
sur le texte, ouvrant à toutes les interprétations. Le personnage de l’écrivain
restera anonyme, afin de mieux faciliter son identification avec la figure de
l’auteur réel. Il ne prendra la parole au discours direct qu’à une seule occa-
sion, dans le chapitre intitulé : « Celui qui commente » (Mh, 228). Voix in-
certaine qui surgit en fin de roman pour élaborer un lexique, le personnage
de l’écrivain supposé gérer le déroulement du récit offre alors un discours
ambigu, qui laisse entendre que son producteur peut être le narrateur, cer-
tes, mais peut aussi être Glissant. Le désarroi du lecteur est à son comble,
jusqu’à ce que surgisse « l’indice », l’aveu à peine masqué, lors de ce dialo-
gue entre Thaël et Mathieu :
128
Italique : nous soulignons.
129
Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, p. 58.
271
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Mon ami l’écrivain ( j’ai déjà dit le temps où chacun lui demandait : « Que
faites-vous dans la vie ? – Je suis écrivain. – Mais quel métier exercez-vous ? –
Je suis écrivain. – Mais est-ce un métier ça ? « Pas un ne pouvait croire. (Mh,
154),
130
Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, op. cit., p. 58.
131
Thomas Pavel, Univers de la fiction, op. cit., p. 34.
272
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
273
Le roman-monde d’Édouard Glissant
gage pour les replacer, comme au jeu de loto, dans les cases correspondantes
qu’il retrouve en lui-même.132
Et Sarraute de poursuivre :
Aujourd’hui chacun se doute bien, sans qu’on ait besoin de le lui dire, que
« la Bovary – c’est moi ». Et puisque ce qui maintenant importe c’est, bien
plutôt que d’allonger indéfiniment la liste des types littéraires, de montrer
la coexistence de sentiments contradictoires et de rendre, dans la mesure du
possible, la richesse et la complexité de la vie psychologique, l’écrivain, en
toute honnêteté, parle de soi.133
132
Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, op. cit., p. 68-69.
133
Idem.
134
Italique : nous soulignons.
274
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
Glissant se prend ici au piège du jeu référentiel. Il ne résiste pas à la ten-
tation de faire incursion dans l’espace fictif pour revendiquer, à mots cou-
verts, la paternité de la notion !
De même, la critique bienveillante adressée par Artémise à Mathieu, lui
reprochant son opacité, fait évidemment référence à l’écriture de Glissant :
Tout le monde soupire que vous êtes plus compliqué qu’un bon paquet de ti-
bonm dans une volée de jeunes goïaves, que votre parole n’a pas l’accent de la
lumière mais toute l’odeur de la ténèbre. (TM,180-181)
Les gens savants rigolent que vous êtes plus raide à saisir qu’un bac à vents.
(TM, 184)
Il avait exercé un assez grand nombre de métiers, avant d’entrer dans le grou-
pe très fermé des gérants de plantation. Il n’avait pas pris femme, du moins de
manière régulière, […] À la fin, il devint géreur d’habitation. (QS, 265)
Deux femmes, trois hommes, longs comme des jours sans pain, exceptée donc
Sylvie […] Barbara, Jérôme, Olivier, le poète qu’on appelle Godby. (TM, 54-
55)
Tenez, nous étions dans cet avion, le poète Godby, Sylvie, le petit Mathieu et
moi, et nous volions vers Miami. (TM, 463)
Peut-être quand il fit connaissance de Sylvie, qui était née à la Rochelle […]
et qui avait toujours vécu dans cette ville de Pau où elle mena le déparleur.
(TM, 312)
275
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Roger, c’est Roger Giroux, le poète. Sa femme, qui lui fournissait en fruits,
c’est Damienne.
[…]
Maurice, c’est Maurice Roche, sa mère Loulou nous cajolait bien.
276
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
C’est une peinture, accomplie en cette année 1991, dont le titre est : La Luna,
qui détaille le récit dans sa suite… […] L’illustrateur, devant ce tableau qu’il
a peint, l’a rapporté à notre compatriote, vous savez, celui qui glisse mais ne
tombe pas. (TM, 25-26) 135
Vous aviez dressé un pensiez-vous très bon sujet de réflexion, peut-être une
école ou un atelier d’art ou un magazine d’information, vous êtes parti au
monde, ils disent « pour faire carrière », ils n’imaginent pas ce que peut-être
la pensée du Tout-monde, et alors vous retrouvez ce cercle autour de vous,
l’engrumé-débarqueur qui vous lit le prétexte de leur emparement, la crazia
qui s’affale sur la table, elle a monté l’affaire, elle a toute la patience qu’il faut,
la névro raide dans sa stature, l’Infâme n’est pas là il a laissé procuration, et la
débilo qui tricote sa haine, le mimo-muet qui s’enarôme, la matin-midi-soir
qui prend des notes, le trémulent qui répète sans fin la même phrase (c’est
ainsi du moins que vous les voyez à ce moment-là,) et, oui, le périphrasant
qui halète, — mais il a soin de préciser : « Tout n’est pas de démissionner, en-
core faut-il signer un papier, » et quelques jours plus tard, élu comme prévu à
135
Italique : nous soulignons.
277
Le roman-monde d’Édouard Glissant
J’appellerai ainsi tous les textes de fiction dans lesquels le lecteur peut avoir
des raisons de soupçonner, à partir des ressemblances qu’il croit deviner, qu’il
136
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, op. cit., 381 p.
137
Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Galilée, 1977.
138
Marie Darieussecq, « L’autofiction, un genre pas sérieux », Poétique, nº107, Paris, Seuil,
sept. 1996, p. 378.
278
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
Les parallèles divaguent, les millimètres sur la Carte sont infinis. La géographie
soupire. Toutes les terres sont en terre. Tous les soleils tombent en terre. Pourtant,
c’est les mêmes boisées où tu dévalas, de Bezaudin en Lamentin, vous n’aviez pas
deux mois de pénitence dans l’ici146. (TM, 236).
Tout le texte s’éclaire lorsque le lecteur réalise qu’il s’organise autour d’un
élément clé de la mythologie personnelle de Glissant : sa naissance au Be-
zaudin, et sa descente jusqu’au Lamentin, à travers le chaos végétal du mor-
ne, sur le dos de sa mère, alors qu’il n’était âgé que de quelques semaines :
139
Marie Darieussecq, « L’autofiction, un genre pas sérieux », art. cit., p. 25.
140
Maurice Couturier, La figure de l’auteur, op. cit., p. 237.
141
Marie Darieussecq, « L’autofiction, un genre pas sérieux », art. cit., p. 372.
142
Maurice Couturier, La figure de l’auteur, op. cit., p. 212.
143
Gérard Genette, Fiction et diction, op. cit., p. 87.
144
Ibid., p. 26.
145
Maurice Couturier, La figure de l’auteur, op. cit., p. 22.
146
Italique : nous soulignons.
279
Le roman-monde d’Édouard Glissant
[…] le premier voyage de son corps et de son souffle, la traversée du pays, porté
dans les bras de sa mère, alors qu’il n’avait pas deux mois ; la descente fouaillée
de trous d’ombre, de plaques de soleil, infini départ et initiation, qui lui revinrent
comme un touffu de feuilles d’épini. (TM, 167)
Glissant remonte ainsi à la source. La quête, ici, n’est plus collective, elle
devient individuelle. Le nous est délaissé, au profit du je. Cette évolution
n’est possible que parce que Glissant s’est libéré des enjeux qu’il avait fait
porter sur sa mission d’écrivain, dans la première partie de sa trajectoire.
Libéré des enjeux de la quête nationale – contrairement à Mathieu qui,
dans Mahagony, a échoué à échapper au pouvoir de son démiurge – Glis-
sant fait l’expérience d’une écriture ludique, parce que non subordonnée à
des contraintes externes. Il peut donc sans scrupules se laisser aller à une
certaine auto-complaisance, une forme de narcissisme, qui ont toujours
été présents dans l’œuvre mais de façon moins patente. L’énonciation s’en
ressent, Glissant se laisse aller à recourir à un niveau de langage que le
jeune poète symboliste de La Lézarde n’eut jamais osé porter au texte (« des
chiasses mémorables », TM, 47 ; « rotades et pétarades », TM, 48 ; « je me
sens un pet », TM, 51).
Cette nonchalance nouvelle, qui amène l’écrivain à s’abandonner ainsi
et à en user plus librement avec le langage, tient probablement au fait qu’il
occupe alors, dans le champ littéraire, une position de choix et jouit d’un
capital symbolique élevé. Légitimé, il compte désormais au nombre des voix
autorisées à se laisser aller aux douceurs du narcissisme assumé qu’impli-
que l’écriture autobiographique147. S’il n’ose pas franchir le pas de l’autobio-
graphie pleine et entière, assumée, c’est que la tentation narcissique entre
ici en concurrence avec son image de poète, lequel se doit d’éviter cette atti-
tude prosaïque consistant à parler de soi, et de soigner sa réputation d’opa-
cité. Un passage de Tout-monde, de fait, invite à cette interprétation :
Il n’aimait pas qu’on fouillât dans sa vie, ses ascendances, ses goûts ni ses
malheurs. Il appréciait de fréquenter les gens dès lors qu’une marge d’ombre
les séparait de lui. (TM, 39)
147
Philippe Lejeune insiste sur la nécessaire présence dans « l’espace autobiographique »
de textes antécédents, pour légitimer l’entreprise de rédaction d’une autobiographie ( Le
pacte autobiographique, op. cit., p. 23), ce que Mirna Velcic-Canivez résume ainsi, dans
« Le pacte autobiographique et son destinataire », Poétique, nº110, Paris, Seuil, avril 1997,
p. 246 : « […] pour raconter sa vie, il faut en avoir le droit. »
280
L’écrivain, fil d’Ariane de l’œuvre-labyrinthe
Reste alors la ruse consistant à parler de soi sans en avoir l’air, goûter aux
délices du narcissisme en faisant peindre par un personnage le tableau que
l’on aimerait donner de soi. Ce rôle revient, entre autres, à Amina, la pseu-
do-voyante, qu’évoque en passant la trajectoire de Glissant, la réception de
son œuvre :
Pour exprimer ce que vous voulez, dit-elle, et pour combien d’autres choses
encore, vous rencontrerez de grandes difficultés… D’abord, tout sera compli-
qué pour vous. Ce n’est que très tard que vous serez entendu… C’est-à-dire si
vous voulez être entendu… » (TM, 41)
La complaisance n’est pas loin. L’ego auctorial prolifère et chante ses pro-
pres louanges.
Glissant qui, avant Tout-monde, se contentait d’être présent au texte
sous forme de stratégies balisant la réception, ou dissimulé derrière un jeu
de masques outrageusement complexe, laisse finalement son ego envahir le
texte, dans sa dimension la plus concrète. Le corps graphique qu’est l’œuvre
se fait prétexte au déploiement et au rayonnement du corps biographique
de son auteur. L’entreprise de refondation du monde tourne à l’exposition
du moi, et le moi qui s’impose à la surface du texte vient apposer sa signa-
ture de créateur au monde qu’il s’est chargé de refonder dans la fiction. Tel
Narcisse, l’auteur n’aura, en définitive, refondé le monde que pour mieux
s’y mirer. La genèse de son univers se réduit à un culte rendu à sa propre
naissance, rituel auquel le lecteur est convié d’autorité. La reconstruction
du donné par l’imaginaire, dans la praxis, est réponse à la déconstruction
du sujet, révolté par une condition à laquelle il n’aura jamais consenti.
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Page laissée blanche intentionnellement
Conclusion
L
’une des meilleures études glissantiennes publiées jusqu’ici est coif-
fée de cet éclairant intitulant : Essai sur une mesure du monde au
XXème siècle. Édouard Glissant (2002). En revenant au métatexte
de l’auteur dans son texte, la fin de cette dissertation a aidé à mettre l’accent
sur la même double articulation, la révélant avant tout non comme le but
primordial de l’étude, mais comme la toile de fond de son argumentation.
Non pas qu’il rentre dans nos vues d’éprouver la valeur de l’analyse de l’œu-
vre d’Édouard Glissant en la soumettant au crible des propos métatextuels
de l’auteur, mais parce que ceux-ci marquent constamment le narratif. Ce
qui rejoint l’attitude pragmatique annoncée dès le début.
En renouvelant le contrat de lecture par d’autres modes d’approche, la
critique permet à l’œuvre de révéler, à chaque investigation dont elle est
l’objet, les dimensions ignorées, oubliées ou jugées secondaires par des lec-
tures antérieures. Nous estimons qu’une lecture socio-pragmatique permet
de reconsidérer l’œuvre d’Édouard Glissant dans ce qui apparaissait aux
yeux de Jack Corzani1 ou, récemment, de Carminella Biondi et Elena Pes-
sini2 comme dérisoire évidence, le premier ayant procédé à une sociologie
1
Jack Corzani, La littérature des Antilles-Guyane françaises, op. cit.
2
Carminella Biondi et Elena Pessini, Rêver le monde. Écrire le monde. Théorie et narrations
d’Édouard Glissant, op. cit.
283
Le roman-monde d’Édouard Glissant
284
Conclusion
285
Le roman-monde d’Édouard Glissant
Mais, fait observer J.L. Cabanes, « on ne peut pas vouloir tout expliquer en
art par le seul “jeu régressif du narcissisme” parce que l’œuvre d’art ren-
tre dans le jeu des sublimations et des régressions, dans la mesure où elle
répète et prolonge “la magie infantile” »5. Ainsi, donc, même s’il y a pré-
3
L’expression est de Michel Leiris, Frêle bruit, Paris, Gallimard, 1976, p. 379.
4
Sigmund Freud, L’intérêt de la psychanalyse, cité par J.L. Cabanes, Critique littéraire et
sciences humaines, Paris, Privat, 1974, p. 54.
5
Ibid., p. 55.
286
Conclusion
287
Le roman-monde d’Édouard Glissant
288
Conclusion
d’un discours, sans que, à ses yeux au moins, cela puisse renverser l’ordre
de ses priorités.
En gros, après la publication de La Lézarde, le parcours littéraire
d’Édouard Glissant peut être qualifié de régulier. L’autobiographie (fon-
dant le monde) s’affiche comme l’aboutissement du long prologue dont les
axes majeurs sont le militantisme surréaliste, l’entrée dans l’ethnographie
avec la publication du Quatrième siècle et l’essai d’autopsychanalyse par la
publication de Mahagony. Nous avons suivi à la trace, dans la première
partie de cette recherche, l’évolution de l’écrivain et les relations internes
entre ces différents jalons.
Avec le souci permanent de faire acte poétique même avec la prose, le re-
fus de la ligne droite n’est plus que l’écho sagement amorti des soubresauts
d’une phraséologie qui se voulait avant tout manifestaire. Finalement, il
faut comprendre par « ligne droite », la phrase qui va droit au fait sans s’at-
tarder à butiner à gauche et à droite avant d’aboutir.
On comprend aisément que la quête du souvenir soit aussi recherche
d’occasions de rêver, que la phrase ne soit pas seulement une relation brute
de faits, mais aussi mise en forme d’un besoin de rêves, l’image suggérant
des voies multiples aux gambades de la nostalgie. La recherche (dans la
fondation de ce monde) ne se fait point à la pioche de l’archéologue mais
par glissade de souvenir involontaire en souvenir involontaire. L’art, chez
Glissant, se situe à l’intersection de ces modes de l’écriture. La musique en
phrases se sent, enfin, au niveau du mouvement d’ensemble qui se présente
comme une partition : si le dévoilement de ce monde va de palier en palier,
c’est pour mieux en marquer le prolongement en profondeur, jusqu’à la ré-
vélation dernière. Voyez comme Le Quatrième siècle démarre sur l’impres-
sion d’un vide d’impressions notoires. Puis, d’un rien à un rien, en variant
gammes de recherche et modes d’introduction, en recourant à des rappro-
chements de registres divers, le souvenir semble s’accrocher à de vastes ta-
bleaux. Mais tout cela finit par s’estomper et, par un glissement à peine
perceptible, cède la place à une longue relation sur les débuts, les tenants et
les aboutissements de l’esclavage. Cherchez l’esclavage ! Il se signale par-ci
par-là, puis revient disséminé dans certaines phrases et séquences de la fin.
La phrase fonctionne de la même manière : pas de dominante majeure, pas
de clé exclusive, mais des variations.
Que conserver de tout cela ? C’est le besoin d’abord pressant de « s’ex-
primer » qui, au rythme de l’écoulement du temps et de l’approche de la
289
Le roman-monde d’Édouard Glissant
fin d’une vie, se mue en besoin angoissant de se confier à autrui. Plus que
jamais, et avec la prose que Glissant veut réaliser cet espèce d’écart qui
caractérise le langage poétique : attirer par distanciation par rapport à la
norme, mais sans pour autant créer l’autarcie des recueils poétiques ou la
rupture farouche des vers et des phrases surréalistes ; aller vers autrui par le
tableau de sa propre vie, aller à sa rencontre par un ton séducteur, par son
côté naturel et simple. Nous aimerions conclure cette « glossolalie » sur la
portée métatextuelle, par une note sur une fonction selon nous fondamen-
talement littéraire, qui se dévoile par des espèces de clins d’œil adressés au
lecteur, surtout dans Mahagony, et que l’on appellerait « les voix d’invite ».
Mahagony est à la fois un bilan et l’illustration vivante des deux pans ma-
jeurs et permanents de l’écriture d’Édouard Glissant : le mot et le besoin
de se commenter dans l’écriture. L’autobiographe-poète sait allier besoin
de parole et mode d’expression. Ainsi poésie et confession – face phonique
et face sémantique – s’enrichissent réciproquement, la première évitant à
la seconde les ovations de la sécheresse, grâce au rêve du monde créé, la
seconde évitant à la première le piège de la gratuité de l’art pour l’art.
Les deux points qui précèdent montrent bien qu’il y a à la fois recours
et fidélité. Le souci majeur reste permanent ; les variations se signalant au
niveau architextuel. Pour rester dans les limites de l’autométatexte, il est
mieux indiqué de revenir à Édouard Glissant lui-même. Si, depuis Maha-
gony, l’écrivain atteste un certain revirement, ne peut-il pas s’agir en partie
de l’effet d’une deuxième jeunesse après la tension méticuleuse de plus de
cinquante ans ? C’est « la voix de l’âge ».
Le Édouard Glissant de Tout-monde écrit avec la certitude que ses jours
sont désormais comptés. L’écriture est désormais la seule drogue capable
de le distraire et de lui ménager un refuge où il se convaincrait de son ap-
partenance au monde des vivants actifs. Il est des moments où le savant
regarde d’un œil désabusé l’œuvre qui a fait sa gloire et se considère lui-
même comme un monstre de dérision. Moment tendu et fragile parmi tous,
mais beaucoup plus tragique quand en un cœur bat la fatigue, et que la
mort frappe à la porte. Ainsi s’ouvre le bilan – à travers les ruines de son
village natal, Bezaudin, dans Tout-monde. On est habitué à ce peu d’auto-
macération où Édouard Glissant proclame l’échec ou la dégradation pour
en revendiquer la légitimité, où à biaiser avec la vérité pour pouvoir conti-
nuer la recherche, parce que c’est par la parole écrite qu’il se sent vivre au
cœur d’autrui.
290
Conclusion
Vivre à travers autrui est désormais une obsession chez Édouard Glis-
sant : faire tout pour que ses paroles trouvent un terrain propice dans le cœur
des vivants ou, tout simplement, de ceux qui espèrent vivre encore plus long-
temps que lui. C’est peut-être le besoin de rapprochement qui lui dicte mal-
gré lui un retour de plume vers les pratiques de jeunesse.
Mahagony se présente ainsi comme le roman d’oscillation par excellen-
ce : d’une part, la volonté de poursuivre la quête d’une règle qui soit à la fois
le code de littéraire et éthique, d’autre part, le constat torturé de sa propre
incapacité à se maintenir dans le carcan d’une voie de retenue et de réserve
lors même qu’en lui ne s’éteint pas la voix de l’exubérance. De toutes façons,
sur le plan littéraire et symbolique – voire de l’imaginaire – la nation avait
déjà été fondée.
Nouveau revirement ? Apparemment, il s’agit plutôt de trouver le juste
milieu qui sauve de la marginalisation et, en même temps, aère la rigueur
d’une technique par les bouffées d’un cœur, maintenant qu’il ne peut plus ne
pas compter avec son double écueil, c’est-à-dire une poétique et une éthique.
Au bout de la plume, l’écriture semble trop impétueuse pour que la voix ou la
main d’un vieillard ne maîtrisent pas ses déchaînements. Comme on le voit
dans ses dernières publications, l’écriture va vers une conciliation mesurée
entre l’appel du cœur et la voix de la raison. Mais cela ne vaut-il pas pour
toute l’œuvre de l’âge adulte ?
Au fur et à mesure que l’homme avance en âge et qu’autour de sa so-
litude le silence gagne de jour en jour de l’espace, le ton gagne en gravité,
opérant plus en profondeur. La voix qui marmonne dans certaines pages
de Tout-monde a parfois de sourdes vibrations poignantes et frémissantes.
C’est en ces moments qu’on entend les voix d’invite, c’est-à-dire celles qui
correspondent chez l’écrivain à une sorte d’adresse au lecteur, comme par
un jeu de clins d’œil pudiques.
Si Tout-monde promène encore la plume à la recherche de menus faits
pour conduire l’homme au plus intime des souvenirs, dans une espèce de
fête des mots où la richesse de la phrase rehausse le bonheur de dire, il s’y
assure déjà un ton de séduction implicite par l’instauration de la présence
du narrateur dans les contours de la phrase. Il ne s’agit pas seulement du Je,
mais des propos où l’on voit le scripteur amorcer une percée, revenir sur ses
pas, repartir à zéro et nous faire croire que toutes les ébauches antérieures
sont effacées alors qu’elles se prolongent dans le jeu des allusions ultérieu-
res. C’est dans Tout-monde que Glissant fête de vivantes biffures. L’auteur y
291
Le roman-monde d’Édouard Glissant
élabore son œuvre sur le mode d’un beau « brouillon » d’où rien ne peut être
omis pour que le lecteur soit impliqué dans le processus discursif. L’option
y est faite de s’offrir au jeu d’artifice. Par des riens, sortes de feuilles à la
dérive, l’auteur fait participer le lecteur à la vie dans l’ailleurs tant recher-
ché. L’écriture fait voisiner la gravité d’une prose autobiographique et le
papillonnage de touches poétiques.
Communiquer pour vivre dans autrui, tel est le souci final d’Édouard
Glissant et qui est comme une rencontre heureuse avec l’autre aspect de
l’auto-analyse : s’introspecter pour être mieux compris, se donner à lire à
autrui. Il faut y voir le clin d’œil du vieillard appeler l’adhésion du lecteur,
c’est-à-dire une sorte de lien profond, au-delà du succès saisonnier d’une
vogue : on est très loin de la condescendance – du reste point distante – de
La Lézarde. Tout le travail d’art que s’est imposé Édouard Glissant a visé
l’émotion esthétique et, partant, le cœur même du lecteur. C’est du moins
de cette manière que nous nous expliquons l’amour que lui vouent certains
lecteurs dont les avis sont plus des mises à nu de la jouissance que des ju-
gements de valeurs. Après Tout-monde, Édouard Glissant est une voix de
sollicitation, transportant toutes ses ruminations et ses illuminations de
vieillard sur la page à écrire. Et l’on se plaît à lire des textes de plus en plus
dépouillés, plus aérés autant que l’automne fait circuler l’air et le regard
plus librement que la profusion du printemps : retour au naturel et à la
simplicité, mais signe, aussi, que tout a été dit.
292
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Bibliographie
Textes d’Édouard Glissant
Romans
La Lézarde, Paris, Seuil, 1958.
Le Quatrième siècle, Paris, Seuil, 1964.
Malemort, Paris, Seuil, 1975.
La Case du commandeur, Paris, Seuil, 1981.
Mahagony, Paris, Seuil, 1987.
Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1993.
Sartorius. Le roman des Batoutos, Paris, Gallimard, 1999.
Ormerod, Paris, Gallimard, 2003.
Essais
Soleil de la conscience. Poétique I, Paris, Gallimard, 1997, c1956.
L’Intention poétique. Poétique II, Paris, Gallimard, 1997, c1969.
Le Discours antillais, Paris, Seuil, 1981.
Poétique de la relation, Poétique III, Paris, Gallimard, 1990.
Introduction à une poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996
Faulkner, Mississippi, Paris, Stock, 1996.
Traité du tout-monde. Poétique IV, Paris, Gallimard, 1997.
La Cohée du Lamentin, Paris, Gallimard, 2005.
Une nouvelle région du monde, Paris, Gallimard, 2006.
Mémoires des esclavages. La fondation d’un Centre national pour la mé-
moire des esclavages et de leurs abolitions, préface de Dominique de Vil-
lepin, Paris, Gallimard, coll. « La Documentation française », 2007.
Quand les murs tombent, en collaboration avec Patrick Chamoiseau, Pa-
ris, Éditions Galaade-Institut du Tout-Monde, 2007.
Articles
« Mythologie du vent, par Jacques Charpier », Les Lettres nouvelles, vol.
III, nº26, avr. 1955, p. 594-596.
« Note sur une “poésie nationale” chez les peuples noirs », Les Lettres
nouvelles, n°36, vol. 4, mars 1956, p.392-393.
« Goethe, par Jean Paris », Les Lettres nouvelles, vol. IV, n°39, juin 1956,
p. 916-917.
« Fomahault, par Romain Weingarten », Les Lettres nouvelles, vol. IV,
295
Le roman-monde d’Édouard Glissant
296
Bibliographie
Entretiens
BOUVIER, Jean, « “Je ne suis pas un romancier mais un poète”, nous dit
Édouard Glissant, Prix Renaudot 1958 », Les Nouvelles littéraires,
nº1631, 1958, p. 9.
297
Le roman-monde d’Édouard Glissant
298
Bibliographie
299
Le roman-monde d’Édouard Glissant
300
Bibliographie
Ouvrages cités
ALBERES, R.M., L’aventure intellectuelle du XXème siècle ; panorama de
littérature européenne, 1900-1959, Paris, Albin Michel, 1959.
AUSTIN, John, How to do things with words = Quand dire, c’est faire,
traduit par Gilles LANE, Paris, Seuil, 1970.