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Hiller Anne. Lamartine, poésie et perception. In: Romantisme, 1977, n°15. pp. 71-81.
doi : 10.3406/roman.1977.5075
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1977_num_7_15_5075
Anne HILLER
constitutive, il n'est pas étonnant que cette réalité parût également aban
donner toute prétention à une originalité d'apparence : les nombreux
antécédents que les exégètes peuvent attribuer à ses divers éléments semb
laient justifier abondamment l'opinion que, trop souvent, « le paysage
n'est que mots. » ^ Et partant que seule l'harmonie de la versification
parvenait à soustraire ces configurations composites et impersonnelles
à un dédain critique mérité. Ses intentions diluées à l'extrême et une express
ivitéindividuelle refusée à ses images, la réalité sensible lamartinienne
se réduisait alors à l'évidence de ses clichés. Mais si nous nous efforçons
de retrouver l'acte même dans lequel une conscience imaginante inaugure
une forme poétique inextricablement figurative du monde et autofigurat
ive du moi, nous pourrons restituer à cette réalité sa fraîcheur et son
unicité, et à ses éléments leur rôle organique dans le développement inté
rieur du poème, leur participation à son agencement thématique.
Nous offrons à titre de démonstration, nécessairement restreinte dans
le cadre de cette étude, une lecture de « L'Isolement », méditation poé
tique dont le réel a été particulièrement discrédité par la critique. On a
déjà pu mesurer notre dette envers une critique d'orientation phénoménol
ogique, et celle-ci « assumant la tâche de saisir l'être éphémère » et « s'ins-
truisant par la brièveté même de l'image » 26, on ne fera pas dès lors grief
à notre commentaire de son caractère minutieux, parfois jusqu'à l'exagé
ration: « II nous a bien fallu insister sur ces impondérables », écrivait déjà
Louis estève dans son analyse du « Crucifix » 27. Le texte de « L'Isolement »
figurant dans d'innombrables anthologies, nous n'avons pas cru nécessaire
de le citer ici.
S'ouvrant par l'annonce d'une réitération, la situation de « L'Isolement »
substitue à la précision de l'instant le vague de moments confondus dans
une expérience habituelle. Cette solitude désenchantée, cette recherche
d'un champ de vision pour ainsi dire sans limites sont familières, et l'éten
duequi s'offre à cette perspective aérienne, dans un éclairage privilégié
parce qu'indécis, l'est également. Le coucher du soleil, la dilution anti
cipée des contours nets, correspondent avec justesse à ce « Souvent » qui
nie une détermination temporelle. A cette fuite progressive des formes,
caractéristique des stances descriptives, s'apparenteront ultérieurement la
« désincarnation » que souhaitera le Je de « L'Isolement » et le mouvement
par lequel cette absence intolérable, qui l'incite à s'évader du réel, perdra
rapidement les contours d'un être pour se couler dans le modelé imprécis
d'un idéal. La réalité indistincte s'immatérialisant peu à peu dans le flou
crépusculaire est remarquablement évocatrice, d'autre part, de la tonalité
de la conscience contemplative, de la détente de cette conscience dans une
pénombre intérieure recueillie, que nous révèlent l'attitude mélancolique
et le regard qui s'égare du spectateur.
Désertant ce dernier, le mouvement reflue vers le paysage, le pénètre,
l'anime. Dans la perception qu'en a l'être immobile sur son belvédère,
cette plaine de la première strophe a pour principe, en effet, le mouvem
ent, elle n'est vraiment que cinétique. Mais nous sentons bien qu'il
n'y a aucunement dans cette dialectique du mouvement et de l'immobile la
suggestion d'une rupture entre le Je et la réalité sensible, qu'il s'agit sim
plement du mode sur lequel un rapport s'établit. Ainsi que dans la magnif
iqueexpression de Bachelard : « L'immensité est le mouvement de l'homme
immobile. » ^ A ce prélude pourtant succède aussitôt un retrait marqué
par l'effacement du Je qui disparaît des stances purement descriptives
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Nous pouvons alors apprécier cette étoile dans le ciel de l'eau, image mer
veil eusement adéquate dans cette « Première méditation », qui figure l'état
d'une conscience où l'infini se réverbère, qui manifeste une aspiration
à l'idéal éclose à la surface de celle-ci et bercée dans son intimité rêveuse.
Une horizontalité mouvante, fuyante (plaine, fleuve), qui entraîne à
perte de vue et qui porterait la conscience, dans son évasion vers l'exté
riorité, au-delà d'elle-même, et une immobilité à texture verticale (mont
agne, chêne, reflet liant l'eau à l'étoile), qui ancre le regard et exprime
le désir d'une concentration intérieure : telles sont donc les deux sollic
itations simultanées qui, parce qu'elles occupent la conscience, structurent
la géographie de ce paysage selon deux plans thématiques. Tout au long
de « L'Isolement » se décèlera cette coexistence. On la reconnaîtra dans
sa dimension la plus étendue, par exemple lorsqu'elle préside à l'organi
sationde la partie médiane du poème (strophe 5 à 9), qui oppose à un centre
perceptif immobile « tous les points de l'étendue » et un soleil à l'extrême
mobilité ; on la distinguera aussi sous des espèces miniaturisées, tel le
son de l'angélus qui, envolé, s'épend aussitôt, nappe sonore irradiant'
d'un axe vertical.
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Mais leur coexistence se teinte ici, dans la conscience qui hésite à leur
croisée, d'un désir de conciliation aussi subtil que son évocation visuelle.
Mouvement evanescent d'une fumée verticale, légère élévation d'une hori
zontalité vaporeuse, par ce chassé-croisé presque imperceptible de leurs
attributs les deux régimes spatiaux tendent, dans cette strophe supprimée
à l'édition, vers un rapprochement qu'une illusion va prolonger :
Plus loin, dans les chaumières une flamme allumée
Semble un astre nouveau se levant sur les bois.
tion de son dernier envol, c'est pourtant encore vers un objet de la réalité
sensible, la feuille des bois tombée dans la prairie, que se tourne la conscience,
et dans l'analogie de leur vertige qu'elle rêve de rejoindre l'inaccessible.
La brève évocation d'un paysage « du soir », sur laquelle se clôt « L'Iso
lement », marque un retour à la fluidité crépusculaire, à l'harmonisation
des différences. Elle repose de la lumière abrupte du « soleil des vivants »,
régime lumineux d'une lucidité de l'esprit, d'une ontologie de la distinc
tion,et se substitue sans heurt à la clarté sidérale du « vrai soleil », à cette
clarté si pure et indéfinie qu'elle défie toute description. C'est selon leur
luminosité particulière, selon leur propre tonalité thématique, que les
trois « réalités » de la « Première méditation » nous introduisent à la triple
dialectique du regard et du spectacle, du Moi et du monde, de l'intime et
de l'infini au sein de la conscience. Rencontrées à mi-chemin dans une
adhésion de leurs images, elles s'intègrent avec bonheur dans la vision
d'un Je contemplant le monde sensible d'une hauteur que Lamartine
nommait « cette perspective aérienne des pures imaginations. » 3e
NOTES
1. « Chaque pensée a son reflet dans un objet visible, qui la répète comme un écho,
la réfléchit comme un miroir. » in Voyage en Orient, 1 1 juillet 1833.
2. L'Occident, Harmonies, in Œuvres poétiques, éd. M.-F. Guyard, Gallimard, « Biblio
thèque de la Pléiade », 1963, p. 342.
^jb La Chute d'un Ange, Pléiade, p. 940.
4. « Poésie, ou Paysage dans le golfe de Gênes », Harmonies, Pléiade, p. 329.
5. Le Désert, ou l'Immatérialité de Dieu, Pléiade, p. 1479.
6. Cf. « Le Temple », Méditations, Pléiade, p. 62.
7 et 8. Maurice Merleau-Ponty, « L'Œil et l'Esprit », Les Temps Modernes 184, p. 196.
9. « La Solitude », Nouvelles Méditations, Pléiade, p. 136.
10. « La Solitude », p. 137.
11. Jocélyn, neuvième époque, Pléiade, p. 737.
12. « Le Soir », Méditations, Pléiade, p. 15.
13. « La Liberté, ou une nuit à Rome », Nouvelles Méditations, Pléiade, p. 168.
14. « La Prière », Méditations, Pléiade, p. 46.
15. « Le Tombeau d'une Mère », Harmonies, Pléiade, p. 420.
16. « L'Homme », Méditations, Pléiade, p. 9.
17. « L'Homme », p. 8.
18. « Souvenir », Méditations, Pléiade, p. 29.
19. « L'Humanité », Harmonies, Pléiade, p. 374.
20. La Chute d'un Ange, Pléiade, p. 944.
21. Baudelaire, « L'Art Philosophique » in Curiosités esthétiques.
22. G. Charbonnier, Le Monologue du peintre, Paris, 1959, p. 34. Cité par Merleau-
Ponty, art. cit., p. 202.
23. La Chute d'un Ange, Pléiade, p. 944.
24. Merleau-Ponty, art. cit., p. 199.
25. Mary Ellen Birkett, « Trois paysages de Lamartine (« L'Isolement », « Milly », v. 17-
56 et v. 57-133), Romantisme 6 (1973), p. 50.
26. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace, 6e éd., P.U.F., 1970, p. 169.
27. Louis Estève, Études Philosophiques sur l'Expression Littéraire, Paris, Vrin, 1938,
p. 18.
28. Bachelard, livre cité, p. 197.
29. Pléiade, p. 1498. Voir A. J. Steele, « Lamartine et la poésie vitale », dans Secondes
Journées Européennes d'Études Lamartiniennes, Actes du Congrès II (Mâcon : 18 au 20
septembre 1965), p. 56.
30. Jean-Pierre Richard, « Vallon et horizon : thématique de l'ouvert et du clos chez
Lamartine », in Sainte-Beuve, Lamartine. Colloques, Colin, 1970, p. 63.
31. « Souvenir d'enfance, ou la Vie cachée », Harmonies, Pléiade, p. 385.
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