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Anne Hiller

Lamartine, poésie et perception


In: Romantisme, 1977, n°15. pp. 71-81.

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Hiller Anne. Lamartine, poésie et perception. In: Romantisme, 1977, n°15. pp. 71-81.

doi : 10.3406/roman.1977.5075

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1977_num_7_15_5075
Anne HILLER

Lamartine : poésie et perception

Atténuer, éventuellement abolir, la distinction fondamentale entre le


moi et le non-moi : c'est ce geste existentiel, spontané et dominant chez
Lamartine que la création poétique se donne pour but d'actualiser. Elle
le fera en s'adressant essentiellement à l'expérience sensible. Démarche
conséquente puisque celle-ci est toujours un facteur de connaissance ana
logique pour le moi lamartinien, et qui introduit d'emblée notre perception
au cœur d'une poésie que distingue la reprise d'événements sensitifs, que
caractérise plus particulièrement la primauté de la vision. Tout familier
de cette œuvre sait prévoir le moment où le poème va fatalement retrouver
l'évanouissement des objets perceptibles à la tombée du jour, l'éblouisse-
ment du regard devant la nuit constellée. La haute symphonie entre le
monde de la matière et le monde qui nous hante, célébrée par Valéry et
régoureusement exprimée chez Lamartine \ suscite ensuite un langage
poétique qui vise à la spiritualisation des formes, ce vocabulaire méta
physicien des paysages que critiquait Sainte-Beuve, ces sonorités élues
parce qu'elles collaborent à une convergence de l'extériorité et d'une réa
lité toute subjective :
Et la moitié du ciel pâlissait, et la brise
Défaillait dans la voile, immobile et sans voix,
Et les ombres couraient, et sous leur teinte grise
Tout sur le ciel et l'eau s'effaçait à la fois ;
Et dans mon âme, aussi pâlissant à mesure,
Tous les bruits d'ici-bas tombaient avec le jour... 2

Omniprésente dans le discours poétique parce que matériau indispen


sable à son projet, cette extériorité est immédiatement dépassé, dans les
textes mêmes, au profit d'un imperceptible dont elle n'est que le signe.
Puisque, pour Lamartine, l'opacité du réel dérive de l'insuffisance foncière
de la perception courante, puisque les objets du monde sensible affirment
leur valeur allusive, leur virtualité de transparence dans l'instant même
de leur appréhension, l'entreprise poétique consistera à « Écrire pour les
72 Anne Hiller

yeux les choses en symboles » 3. On entend généralement par là ceci : à


instaurer l'alternance de deux modes de perception, la représentation du
monde extérieur et une représentation imaginaire de cet imperceptible
qui élude le regard. La réalité sensible particulière, parfois insolite, propo
sée par les textes, ne manifeste pourtant presque jamais la fidélité envers
un modèle précis que le premier mode de perception invoqué présuppose.
Tout au contraire, c'est sa dépendance absolue d'une intention subjective
qui sous-tend explicitement l'expérience et la jouissance sensibles :
Je les entends encor ! mais si je fais un pas,
Si je double le cap ou franchis la colline,
Ce grand bruit, expirant sur la plage voisine,
Sera comme s'il n'était pas !... 4

L'intuition des rapports constitutifs de la perception et du mouvement,


que la citation précédente révèle aussi, anticipe véritablement chez Lamart
ine la pensée bergsonienne. Si pour cet écrivain « Marcher seul affran
chit,penser seul divinise !... » 5, si tant de ses poèmes sont formellement
les itinéraires perceptuels d'un sujet en marche 6, c'est que je prends le
mieux conscience en me déplaçant dans l'espace de ce que, selon l'expres
sion concise de Merleau-Ponty, « Le monde visible et celui de mes projets
moteurs sont des parties totales du même Être. » 7 C'est-à-dire de l'imposs
ibilité « de concevoir la vision comme une opération de la pensée qui
dresserait devant l'esprit un tableau ou une représentation du monde »,
et de l'obligation d'interpréter mon propre mouvement comme « la suite
naturelle et la maturation d'une vision. » 8 II en est certainement ainsi
pour le promeneur de « La Solitude » qui « s'enfonce à pas lents » sous
les pins d'un paysage alpestre :
II monte, et l'horizon grandit à chaque instant ;
II monte, et devant lui l'immensité s'étend
Comme sous le regard d'une nouvelle aurore ;
Un monde à chaque pas pour ses yeux semble éclore !
Jusqu'au sommet suprême où son œil enchanté
S'empare de l'espace, et plane en liberté9.

Loin d'être, dans cette œuvre, une représentation d'ordre statique de


son objet, la perception n'est pas seulement suspendue au mouvement
corporel ; ce n'est pas non plus seulement avec un geste de la conscience
que le mouvement perceptuel coïncide exactement (« Ainsi que mon regard,
mon âme se déploie » 10, ou, à l'inverse, quand «... l'horizon voilé par les
brumes glacées, / Ainsi que mes regards, rétrécit mes pensées » u), c'est
au mouvement même du poème que la perception s'assimile, mouvement
qui prend naissance en elle et qui se termine délibérément avec elle. Reli
sons par exemple « Le Soir ». Un rayon de lune, qui vient « toucher [les]
yeux » du Je lyrique, éclaire et transfigure un paysage nocturne : les « ombres
chéries » du passé apparaissent. Mais le ciel se couvre. Et simultanément,
la perception perd son objet, les formes qui s'étaient levées dans la mémoire
s'évanouissent, le mouvement poétique s'achève : « Et tout rentre dans
les ténèbres. » 12 A la limite la perception n'est plus distincte de son objet.
Ainsi lorsque la vision procède selon un trajet irrégulier, selon une ligne
brisée, en zigzag, l'objet qui se trouve au bout de ce regard est littéralement
cette actualité fragmentaire de la perception :
Lamartine, poésie et perception 73

Le regard égaré dans ce dédale oblique,


De degrés en degrés, de portique en portique,
Parcourt en serpentant ce lugubre désert,
Fuit, monte, redescend, se retrouve et se perd.
Là, comme un front penché sous le poids des années,
La ruine, abaissant ses voûtes inclinées,
Tout à coup se déchire en immenses lambeaux. 13

Nous devons à l'idéologie dont est tributaire la poétique lamartinienne


un infléchissement mystique du second mode de perception invoqué, pré
valant depuis l'étude classique d'Albert Béguin sur l'âme romantique. En
fonction de la croyance en une unité qui transcenderait la multiplicité des
apparences objectives, ce mode, représentation imaginaire, est en effet
défini comme visionnaire. Le rapport spirituel entre la conscience et un
Dieu perçu dans ses manifestations surdétermine les relations qu'entre
tiennent la sensibilité et l'univers extérieur. Une unique fonction est alors
censée spécifier la nuance particulière de l'écriture analogique chez Lamart
ine : évoquer une réverbération du Divin à l'échelle cosmique ainsi que
dans la subjectivité. La récurrence d'un motif symbolique, celui d'un jeu de
réflexion entre Dieu et sa création autorise, certainement une telle lecture :
L'univers tout entier réfléchit ton image,
Et mon âme à son tour réfléchit l'univers. 14

Mais, non moins certainement, l'écrivain lui-même la conteste tout au


long d'une œuvre où l'idée que « Dieu n'est qu'un mot rêvé pour expliquer
le monde » 15 s'exprime généralement par l'intermédiaire d'une vision
déconcertée ou sceptique : « J'ai jeté sur la terre un regard confondu » ie,
« Mes yeux dans l'univers n'ont vu qu'un grand peut-être. » 17 L'annexion
exclusivement mystique du symbolisme lamartinien ne se justifie donc
pas nécessairement par l'image du miroir, dont la connotation est d'ailleurs
loin d'être toujours religieuse. La puissance du souvenir, par exemple,
est évoquée en termes similaires :
C'est toit que j'entends, que je vois,
Dans le désert, dans le nuage,
L'onde réfléchit ton image,
Le zéphyr m'apporte ta voix. 18

Puisque l'image spéculaire est bien essentielle à un discours poétique


qui en appelle constamment aux facultés perceptrices, on doit avant tout
l'interpréter selon le contexte qu'elle établit, et voir en elle, comme dans
le miroir de la peinture hollandaise, une figuration du travail de la vision.
La reflexivitě du miroir instaure en premier lieu chez Lamartine un cir
cuit visuel, une perception qui se referme infiniment sur elle-même ; ce
n'est qu'ensuite que sa signification se diversifie. Ce mouvement poétique
aboutit à l'expression d'une immanence qui est attribut divin mais aussi
expérience humaine : « II pense, et l'univers dans son âme apparaît ! » 19
II suffit de relire « Le cri de l'âme », « Utopie » ou « Raphaël » pour s'assurer
que la conscience poétique est envisagée dans une plénitude absolue et que
pour elle, comme pour le Créateur, le monde matériel naît du mouvement
narcissique d'une perception intérieure lovée sur soi :
Le monde est mon regard qui se contemple en soi,
Formes, substance, esprit, qu'est-ce qui n'est pas moi ? **
74 Anne Hiller

L'identité du sujet perceptif et des objets de la perception, impliquée


par les signes distinctifs de la perception ordinaire dans les textes, confirmée
par cette intimisation radicale du donné extérieur, prélude alors à la « magie
suggestive contenant à la fois [...] le monde extérieur à l'artiste et l'artiste
lui-même » qui définit selon Baudelaire « l'art pur suivant la conception
moderne. » 21 Comment même ne pas sentir au-delà de cette conception
lamartinienne d'un monde analogue à une vision du dedans la conviction
de Max Ernst (et du surréalisme) : « De même que le rôle du poète depuis
la célèbre lettre du voyant consiste à écrire sous la dictée de ce qui se pense,
ce qui s'articule en lui, le rôle du peintre est de cerner et de projeter ce
qui se voit en lui. » 22 Comment aussi ne pas replacer dans ce contexte
l'opinion de Rimbaud sur Lamartine : « quelquefois voyant, mais étranglé
par la forme vieille » !
Si le poème lamartinien devient, à quelque degré, le lieu d'éclosion
d'un monde d'immanence et d'idéalité qui n'est plus celui de la percep
tion courante mais qui s'élabore à partir de ce dernier au fond de la retraite
subjective, s'il devient l'aire de gestes, d'attitudes intimes qui assument
une forme dans l'évocation de ce que l'on appelle ordinairement le réel,
une réévaluation de la réalité sensible qu'il nous présente mérite d'être
tentée. Les formules « paysage introspectif », « paysage d'âme » désignent
habituellement cette réalité, considérée comme l'effusion de Je en ce sens
général que l'écriture poétique lui a conféré la coloration affective de la
subjectivité elle-même. Transfigurer des données sensibles en décors et
en climats correspondants à des moments de la vie affective du moi lamart
inien, telle serait ici l'intention poétique. Tout le monde sait, par exemple,
que l'automne est chez cet auteur la saison choisie de la mélancolie. Une
interprétation aussi vague, et potentiellement allégorisante, ne fait guère
justice à la poétique lamartinienne.
Lieux privilégiés non d'une alternance de deux modes de perception,
ni même de leur simultanéité, mais bien d'une fusion du perceptible et
de la sensibilité, les paysages lamartiniens maintiennent néanmoins la
fiction de leur extériorité par rapport au Je (ou au II) poétique des textes.
Expressions directes du moi lamartinien, ils figurent encore l'univers
extérieur dans la confrontation qui peut opposer à ce dernier une subject
ivitétextuelle. Mais que ce soit dans l'une ou l'autre de leurs fonctions,
ils sont subordonnés à une imagination sensible, solidaire des conditions
et des modalités de la perception courante. Nous proposons alors une
lecture qui tienne compte de l'objectif lamartinien : « L'invisible à mes
yeux visible est apparu » ^ une lecture qui, prenant pour point de départ
le spectaculaire et non l'affectif, s'adresse à cette vision poétique qui se
veut syncrétique, indivisible. C'est en appliquant notre propre perception
aux formes, aux lignes, aux luminosités, aux mouvements du réel des
textes que nous aurons quelque chance de connaître et d'éprouver une
poésie qui, comme l'œuvre du peintre, « offre au regard, pour qu'il les
épouse, les traces de la vision du dedans, à la vision ce qui la tapisse int
érieurement, la texture imaginaire du réel. » u
Considérant cette poésie dans son mouvement essentiel, celui d'une
introspection continuellement extravertie, nous parviendrons peut-être
à libérer la réalité des textes lamartiniens d'une autre interprétation res
trictive, selon laquelle elle ne serait qu'une émanation de la sensibilité
propre à toute une époque, une exemplification d'un certain type de rela
tion entre l'homme et le monde des objets. Déclarée d'une banalité ainsi
Lamartine^ poém et percerpion 75

constitutive, il n'est pas étonnant que cette réalité parût également aban
donner toute prétention à une originalité d'apparence : les nombreux
antécédents que les exégètes peuvent attribuer à ses divers éléments semb
laient justifier abondamment l'opinion que, trop souvent, « le paysage
n'est que mots. » ^ Et partant que seule l'harmonie de la versification
parvenait à soustraire ces configurations composites et impersonnelles
à un dédain critique mérité. Ses intentions diluées à l'extrême et une express
ivitéindividuelle refusée à ses images, la réalité sensible lamartinienne
se réduisait alors à l'évidence de ses clichés. Mais si nous nous efforçons
de retrouver l'acte même dans lequel une conscience imaginante inaugure
une forme poétique inextricablement figurative du monde et autofigurat
ive du moi, nous pourrons restituer à cette réalité sa fraîcheur et son
unicité, et à ses éléments leur rôle organique dans le développement inté
rieur du poème, leur participation à son agencement thématique.
Nous offrons à titre de démonstration, nécessairement restreinte dans
le cadre de cette étude, une lecture de « L'Isolement », méditation poé
tique dont le réel a été particulièrement discrédité par la critique. On a
déjà pu mesurer notre dette envers une critique d'orientation phénoménol
ogique, et celle-ci « assumant la tâche de saisir l'être éphémère » et « s'ins-
truisant par la brièveté même de l'image » 26, on ne fera pas dès lors grief
à notre commentaire de son caractère minutieux, parfois jusqu'à l'exagé
ration: « II nous a bien fallu insister sur ces impondérables », écrivait déjà
Louis estève dans son analyse du « Crucifix » 27. Le texte de « L'Isolement »
figurant dans d'innombrables anthologies, nous n'avons pas cru nécessaire
de le citer ici.
S'ouvrant par l'annonce d'une réitération, la situation de « L'Isolement »
substitue à la précision de l'instant le vague de moments confondus dans
une expérience habituelle. Cette solitude désenchantée, cette recherche
d'un champ de vision pour ainsi dire sans limites sont familières, et l'éten
duequi s'offre à cette perspective aérienne, dans un éclairage privilégié
parce qu'indécis, l'est également. Le coucher du soleil, la dilution anti
cipée des contours nets, correspondent avec justesse à ce « Souvent » qui
nie une détermination temporelle. A cette fuite progressive des formes,
caractéristique des stances descriptives, s'apparenteront ultérieurement la
« désincarnation » que souhaitera le Je de « L'Isolement » et le mouvement
par lequel cette absence intolérable, qui l'incite à s'évader du réel, perdra
rapidement les contours d'un être pour se couler dans le modelé imprécis
d'un idéal. La réalité indistincte s'immatérialisant peu à peu dans le flou
crépusculaire est remarquablement évocatrice, d'autre part, de la tonalité
de la conscience contemplative, de la détente de cette conscience dans une
pénombre intérieure recueillie, que nous révèlent l'attitude mélancolique
et le regard qui s'égare du spectateur.
Désertant ce dernier, le mouvement reflue vers le paysage, le pénètre,
l'anime. Dans la perception qu'en a l'être immobile sur son belvédère,
cette plaine de la première strophe a pour principe, en effet, le mouvem
ent, elle n'est vraiment que cinétique. Mais nous sentons bien qu'il
n'y a aucunement dans cette dialectique du mouvement et de l'immobile la
suggestion d'une rupture entre le Je et la réalité sensible, qu'il s'agit sim
plement du mode sur lequel un rapport s'établit. Ainsi que dans la magnif
iqueexpression de Bachelard : « L'immensité est le mouvement de l'homme
immobile. » ^ A ce prélude pourtant succède aussitôt un retrait marqué
par l'effacement du Je qui disparaît des stances purement descriptives
76 Anne Hiller

et qui ne ressurgira formellement dans le corps du poème qu'à la cinquième


strophe. Si la subjectivité se désengage ainsi du dialogue initial, il est clair
qu'elle investit cependant immédiatement les objets supposés de la per
ception des termes de ce dialogue. Le mouvement qui qualifiait le spectacle
de la plaine, maintenant intensifié, agite alors l'eau du fleuve tandis que
par la description du lac, par l'espace sonore étale qu'elle déploie, s'él
abore un véritable mimétisme du recueillement de l'être.
La connotation affective et axiologique de cette antithèse imagée, Lamart
ine la précise dans le Cours familier par la métamorphose fictive du tor
rent de Tuisy auquel il reproche « sa précipitation, sa fuite... » « Ce torrent,
dit-il, s'il connaissait le nom de Dieu, se transformerait aussitôt en lac » :
Tu t'étendrais dans l'abîme
Comme un limpide miroir ;

Ta vague, en sa main bercée,


Serait, comme ma pensée,
Tout lumière au dehors, au dedans tout repos ! a

Ce « lointain obscur », où mènent les « sinuosités invitantes » *° de ce


fleuve, où regard et fleuve convergent pour s'y perdre éventuellement, est
une incitation ; il constitue un appel qui anticipe cet ailleurs vers lequel
s'élancera le Je pour y retrouver l'objet indicible de ses vœux. L'extérior
ité lointaine invite de même au voyage vers l'inconnu, mais en attirant
vers les confins de l'horizontalité. La séduction du lac-miroir est tout
autre, non plus celle d'un départ vers l'infini, mais au contraire celle d'un
foyer de concentration où une distance verticale s'absorbe et s'abolit.
Les eaux du lac ramenant l'astre hors d'atteinte au registre humain, appri
voisant l'inaccessible, la réflexion est ici le symbole d'un recueillement
si profond qu'il parvient à intimiser l'immensité. Ainsi en est-il également
d'une goutte de rosée dans les Harmonies :
La goutte de rosée à l'herbe suspendue
Y réfléchit un ciel aussi vaste, aussi pur
Que l'immense Océan dans ses plaines d'azur. M

Nous pouvons alors apprécier cette étoile dans le ciel de l'eau, image mer
veil eusement adéquate dans cette « Première méditation », qui figure l'état
d'une conscience où l'infini se réverbère, qui manifeste une aspiration
à l'idéal éclose à la surface de celle-ci et bercée dans son intimité rêveuse.
Une horizontalité mouvante, fuyante (plaine, fleuve), qui entraîne à
perte de vue et qui porterait la conscience, dans son évasion vers l'exté
riorité, au-delà d'elle-même, et une immobilité à texture verticale (mont
agne, chêne, reflet liant l'eau à l'étoile), qui ancre le regard et exprime
le désir d'une concentration intérieure : telles sont donc les deux sollic
itations simultanées qui, parce qu'elles occupent la conscience, structurent
la géographie de ce paysage selon deux plans thématiques. Tout au long
de « L'Isolement » se décèlera cette coexistence. On la reconnaîtra dans
sa dimension la plus étendue, par exemple lorsqu'elle préside à l'organi
sationde la partie médiane du poème (strophe 5 à 9), qui oppose à un centre
perceptif immobile « tous les points de l'étendue » et un soleil à l'extrême
mobilité ; on la distinguera aussi sous des espèces miniaturisées, tel le
son de l'angélus qui, envolé, s'épend aussitôt, nappe sonore irradiant'
d'un axe vertical.
Lamartine, poésie et perception yy

II est possible de discerner, dans la stance qui sur le manuscrit de Lamart


ine était la troisième de « L'Isolement », une reprise, dynamique bien que
sur le mode mineur, de ces plans qui départagent la configuration du paysage :
Au-dessus des hameaux la rustique fumée
Ou s'élève en colonne, ou plane sur les toits.

Mais leur coexistence se teinte ici, dans la conscience qui hésite à leur
croisée, d'un désir de conciliation aussi subtil que son évocation visuelle.
Mouvement evanescent d'une fumée verticale, légère élévation d'une hori
zontalité vaporeuse, par ce chassé-croisé presque imperceptible de leurs
attributs les deux régimes spatiaux tendent, dans cette strophe supprimée
à l'édition, vers un rapprochement qu'une illusion va prolonger :
Plus loin, dans les chaumières une flamme allumée
Semble un astre nouveau se levant sur les bois.

Cette flamme des foyers que distance sa transfiguration s'oppose, on


le voit, en exacte contrepartie à l'étoile abdiquant par sa réflexion une
objectivité inaccessible. De la deuxième à la troisième strophe de la ver
sion originale de « L'Isolement », l'écho du verbe accentue des mouvements
ascensionnels dont la symétrie ne peut se comprendre que par rapport à
l'imagination d'une dynamique inversive. Entre les deux ordres de gran
deur d'un espace ouvert sur l'infini et d'un climat intime de repliement
s'effectue ainsi une transaction à double voie selon l'axe vertical. La flamme
promue à la dignité d'astre et ces fumées lamartiniennes, où Jean-Pierre
Richard a vu des « transitions émouvantes d'un registre purement humain
vers son aboutissement céleste » 82, ainsi que bientôt la flèche du clocher,
s'unissent alors à l'étoile perçue dans le ciel renversé du lac pour élaborer
une construction poétique où les sollicitations antithétiques de la cons
cience imaginante cherchent à s'équilibrer et, par leur compensation, à
se neutraliser.
La suppression de ces fumées, de ces hameaux, toits et chaumières,
dans le texte définitif de « L'Isolement » équivaut à un dépeuplement du
paysage qui retient le caractère grandiose d'un spectacle naturel dans le
prolongement du Génie du Christianisme. Le maintien de cette solitude,
dont l'universalité ne saurait qu'être faiblement contestée par la seule
présence de la flèche gothique et du voyageur de la quatrième strophe,
établit visuellement « le vide et les déserts » imaginés qui confronteront
ultérieurement le Je et, de ce fait, préserve évidemment l'harmonie thémat
ique de la « Première méditation ». Que l'immensité déserte du monde
sensible est donc, dans le texte de la contemplation déjà, une donnée de
l'imagination et non un objet de perception n'est guère douteux.
Cette conscience engagée dans un double processus d'écriture et d'ima
gination, nous la voyons aussi indéniablement à l'œuvre dans la troisième
strophe du poème, qui ne conserve du paysage que ses plus vastes contours :
les lignes de faîte et d'horizon, et dont il est aisé d'appréhender formelle
ment la valeur d'expansion. Les deux premiers alexandrins, en effet, ne
sont vraiment qu'une extension de celui par lequel s'ouvrait « L'Isolement »
et de l'hémistiche initial de son second vers :
sur la montagne > Au sommet de ces monts
à l'ombre du vieux chêne > couronnés de bois sombres
Au coucher du soleil > Le crépuscule encor jette un dernier rayon.
78 Anne Hiller

Les alexandrins suivants reprennent de même en amplitude les éléments


visuels des vers 7 et 8 qui terminaient le deuxième quatrain : l'ascension
de l'étoile fait place à celle de la lune et, dans un phénomène semblable
de réflexion, les bords de l'horizon se substitue aux eaux du lac.
L'objectif d'expansion sous-tendant la structure de cette stance prime
donc certainement un matériau littéraire d'une convention désarmante.
Cependant cet évidement de la scène évoquée, dû à un langage classique
où « la lune vaporeuse » occupe tout un alexandrin, est de façon appropriée
au service d'un dessein d'épuration, de stylisation, qui a pour fin expresse
non pas tant de généraliser le paysage que d'en augmenter encore le carac
tère d'immensité. Cette impersonnalité stylistique confirme alors notre
interprétation que l'immensité accrue de la réalité sensible n'est que le
signe d'un mouvement privé de ce Je absent. La conscience est devenue
conscience d'amplitude, elle se déplie dans une espace que l'intimité a
découvert et qu'elle veut maintenant agrandir à volonté.
Cette hauteur stratégique qui encourage la progression d'un regard
allant se perdre au lointain, cette diffusion de la conscience dans un espace
qu'elle ne s'approprie que pour s'y propager plus librement, les voici à
présent transposées, architecturales et auditives, dans la dernière strophe
de la description. L'essor de ce « son religieux », qui ne s'élance de la flèche
que pour se dissoudre dans les airs, préfigure ce charme envolé, qui videra
bientôt de leur substance les objets de la contemplation (v. 26), et plus
essentiellement l'envol imaginaire du Je vers sa « céleste patrie ». En termes
de grande parenté, Lamartine se demande dans « L'Immortalité » ce qu'il
advient de l'âme délivrée de sa « prison d'argile » :
Tombe-t-elle en poussière ? ou, prête à s'envoler,
Comme un son qui n'est plus va-t-elle s'exhaler ? зд

L'union, indissoluble bien que transitoire, de cet angélus et des « der


niers bruits du jour » scelle une harmonisation des contraires que suggérait
précédemment une atmosphère lumineuse où la dernière lueur (encor)
du jour se mêle inextricablement à la clarté naissante (déjà) de la lune.
La relation, enfin, entre cet angélus qui, comme la plaine, est tout mouve
mentet l'immobilité du voyageur, relation ici précisée par un lien causal,
nous ramène au point de départ de ce commentaire, à ce dialogue entre la
réalité sensible et le Je qui s'instituait par la dépendance réciproque du
mouvant et de l'immobile.
Nous comprenons le paysage de « L'Isolement » comme l'effusion du
Je en ce sens qu'il se dessine, par la contexture de ses images, en lieu d'extra-
version d'une tension intime, devenant ensuite l'aire poétique d'une acti
vité de la conscience, de son effort pour résoudre sa double inclination. Si
ce paysage est, à première lecture, le langage d'un spectacle, s'il est aussi
voix intime, il participe enfin d'une structure dialectique, exprimée par
le rapport de l'immobile et du mouvant, que forment ensemble le Moi
et le monde objectif. Et cette structure que les strophes descriptives s'appli
quaient à pacifier, à transformer même en affinité harmonieuse, la partie
médiane de « L'Isolement » la prolonge, mais dans un affrontement de
ses éléments.
Au vagabondage visuel, au mode rêveur et unifiant de la perception
initiale, succède alors la réaffirmation de la subjectivité en tant que sujet
perceptif faisant face à la réalité (v. 19, 23, 30, 34). A l'invitation au voyage
Lamartine, poésie et perception 79

que propose ce « soleil des vivants », essentiellement nomade (v. 29-36),


le Je installé dans cette attitude de différenciation objecte l'inutilité de
tout départ. Mais son immobilité n'est plus la condition, ni le signe, d'un
repliement contemplatif; elle est maintenant l'obstination d'un désespoir
qui refuse les viatiques de l'extériorité du monde et de l'oubli tout à la
fois. Tandis que le Moi et le monde tendaient à se fondre, à s'estomper
dans un paysage où la subjectivité s'absorbait et ou l'immensité s'intimi-
sait, voici que leur altérité mutuelle maintenant s'exaspère. Dans un même
mouvement, l'être se ferme au monde et celui-ci se vide : le désert d'une
absence intimement ressentie s'est spatialisé, s'est étendu jusqu'à recouvrir
la surface entière de la terre.
Cette absence n'est pas, on le sent, celle d'Elvire, ou plutôt elle ne l'est
plus, car son souvenir en fut peut-être le germe initial. Si l'on voit, avec
Georges Poulet, dans ce « Vague objet » auquel aspire le Je de ce poème
« un objet plus haut, avec qui, à force de fuir et de s'élever dans sa fuite,
elle [Elvire] finit par se confondre » 34, l'absence désolante de ce « bien
idéal » s'assimile à celle d'un infini que la conscience n'est pas parvenue
à s'intérioriser, qui lui est malgré tout resté inaccessible. Résultant de la
spatialisation de cette carence personnelle, l'évidement de l'univers sen
sible double alors explicitement la rupture entre le Moi et le monde de
l'aveu d'une scission intérieure. Rejoignant en ceci l'une des démarches
caractéristiques de l'esprit romantique 35, la conscience découvre qu'elle
ne saurait simultanément aller au-delà d'elle-même et se centrer sur elle-
même. Ce constat définitif : « II n'est rien de commun entre la terre et
moi » (v. 48), s'interprète donc comme la révélation qu'au cœur de la cons
cience l'intime et l'infini demeurent, en dernière analyse, irréconciliables.
Entre l'eau du fleuve et celle du lac, il faut à présent choisir. Mais l'exté
riorité du monde n'est plus la voie de l'infini car, par une curieuse inver
sion relevant de ce revirement qui constitue l'une des constantes de la
poésie lamartinienne, l'immensité de la réalité sensible s'est muée en étroi-
tesse du réel :
Mon âme est à l'étroit dans sa vaste prison :
II me faut un séjour qui n'ait pas d'horizon. 36

Et puisque la puissance intimisante de la conscience est de nature limitée,


que l'étoile dans l'eau ne sera jamais qu'un reflet, il ne reste alors bien sûr
que la voie d'une verticalité imaginaire vers un site aérien, vers ces « Lieux
où le vrai soleil éclaire d'autres cieux » (v. 38). A ce monde qu'elle abandonne
la perception, devenue langage de l'espoir, substitue déjà un autre objet :
« Ce que j'ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux ? » (v. 40).
Dans ce renoncement à l'immobilité méditative, dans l'envolée spatiale
de ce Je immatérialisé, s'effectuera peut-être enfin cette fusion de l'infini
et de l'intime que le paysage de « L'Isolement » annonçait par son écriture
et que d'autres textes lamartiniens laissent pressentir :
Comme une goutte d'eau dans l'Océan versée,
L'infini dans son sein absorbe ma pensée. 37

et « L'espace, mon immensité. » M Alors seulement le Je retrouvera cette


unité ineffable, recouvrera « à la source » même l'harmonie immanente
de l'âme humaine. Il est donc d'autant plus émouvant que, dans l'imagina-
8o Anne Hiller

tion de son dernier envol, c'est pourtant encore vers un objet de la réalité
sensible, la feuille des bois tombée dans la prairie, que se tourne la conscience,
et dans l'analogie de leur vertige qu'elle rêve de rejoindre l'inaccessible.
La brève évocation d'un paysage « du soir », sur laquelle se clôt « L'Iso
lement », marque un retour à la fluidité crépusculaire, à l'harmonisation
des différences. Elle repose de la lumière abrupte du « soleil des vivants »,
régime lumineux d'une lucidité de l'esprit, d'une ontologie de la distinc
tion,et se substitue sans heurt à la clarté sidérale du « vrai soleil », à cette
clarté si pure et indéfinie qu'elle défie toute description. C'est selon leur
luminosité particulière, selon leur propre tonalité thématique, que les
trois « réalités » de la « Première méditation » nous introduisent à la triple
dialectique du regard et du spectacle, du Moi et du monde, de l'intime et
de l'infini au sein de la conscience. Rencontrées à mi-chemin dans une
adhésion de leurs images, elles s'intègrent avec bonheur dans la vision
d'un Je contemplant le monde sensible d'une hauteur que Lamartine
nommait « cette perspective aérienne des pures imaginations. » 3e

NOTES

1. « Chaque pensée a son reflet dans un objet visible, qui la répète comme un écho,
la réfléchit comme un miroir. » in Voyage en Orient, 1 1 juillet 1833.
2. L'Occident, Harmonies, in Œuvres poétiques, éd. M.-F. Guyard, Gallimard, « Biblio
thèque de la Pléiade », 1963, p. 342.
^jb La Chute d'un Ange, Pléiade, p. 940.
4. « Poésie, ou Paysage dans le golfe de Gênes », Harmonies, Pléiade, p. 329.
5. Le Désert, ou l'Immatérialité de Dieu, Pléiade, p. 1479.
6. Cf. « Le Temple », Méditations, Pléiade, p. 62.
7 et 8. Maurice Merleau-Ponty, « L'Œil et l'Esprit », Les Temps Modernes 184, p. 196.
9. « La Solitude », Nouvelles Méditations, Pléiade, p. 136.
10. « La Solitude », p. 137.
11. Jocélyn, neuvième époque, Pléiade, p. 737.
12. « Le Soir », Méditations, Pléiade, p. 15.
13. « La Liberté, ou une nuit à Rome », Nouvelles Méditations, Pléiade, p. 168.
14. « La Prière », Méditations, Pléiade, p. 46.
15. « Le Tombeau d'une Mère », Harmonies, Pléiade, p. 420.
16. « L'Homme », Méditations, Pléiade, p. 9.
17. « L'Homme », p. 8.
18. « Souvenir », Méditations, Pléiade, p. 29.
19. « L'Humanité », Harmonies, Pléiade, p. 374.
20. La Chute d'un Ange, Pléiade, p. 944.
21. Baudelaire, « L'Art Philosophique » in Curiosités esthétiques.
22. G. Charbonnier, Le Monologue du peintre, Paris, 1959, p. 34. Cité par Merleau-
Ponty, art. cit., p. 202.
23. La Chute d'un Ange, Pléiade, p. 944.
24. Merleau-Ponty, art. cit., p. 199.
25. Mary Ellen Birkett, « Trois paysages de Lamartine (« L'Isolement », « Milly », v. 17-
56 et v. 57-133), Romantisme 6 (1973), p. 50.
26. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace, 6e éd., P.U.F., 1970, p. 169.
27. Louis Estève, Études Philosophiques sur l'Expression Littéraire, Paris, Vrin, 1938,
p. 18.
28. Bachelard, livre cité, p. 197.
29. Pléiade, p. 1498. Voir A. J. Steele, « Lamartine et la poésie vitale », dans Secondes
Journées Européennes d'Études Lamartiniennes, Actes du Congrès II (Mâcon : 18 au 20
septembre 1965), p. 56.
30. Jean-Pierre Richard, « Vallon et horizon : thématique de l'ouvert et du clos chez
Lamartine », in Sainte-Beuve, Lamartine. Colloques, Colin, 1970, p. 63.
31. « Souvenir d'enfance, ou la Vie cachée », Harmonies, Pléiade, p. 385.
Lamartine, poésie et perception 81

32. Richard, art. cit., p. 64.


33. « L'Immortalité », Méditations, Pléiade, p. 18.
34. Georges Poulet, Les métamorphoses du cercle, Paris, Pion, 1961, p. 197.
35. Poulet, livre cité, chapitre 6 : Le romantisme, p. 135-75.
36. « Dieu », Méditations, Pléiade, p. 71.
37. « Dieu », p. 71.
38. « La Providence à l'Homme », Méditations, Pléiade, p. 25.
39. Cité par J.-P. Richard, art. cit., p. 65.

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