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John Stuart MILL – L’Utilitarisme

1. Définition

« L’école qui accepte comme fondement de la morale le principe d’utilité ou du plus grand
bonheur pose que les actions sont moralement bonnes (right) dans la mesure où elles tendent à
promouvoir le bonheur, moralement mauvaises dans la mesure où elles tendent à produire le
contraire du bonheur. Par bonheur, on entend le plaisir et l’absence de douleur ; par malheur,
la douleur et la privation de plaisir » (31).

Plaisir et finalité : « le plaisir et l’absence de douleur sont les seules choses désirables comme
fins », « toutes les choses désirables … le sont soit en raison du plaisir qui leur est inhérent
soit comme moyens pour la promotion du plaisir et la prévention de la douleur » (32).

Hiérarchisation des plaisirs

- conformément à l’épicurisme authentique : « il n’y a pas de théorie épicurienne connue


qui n’assigne aux plaisirs de l’intellect, de la sensibilité et de l’imagination, ainsi qu’à
ceux que procurent les sentiments moraux une valeur, en tant que plaisirs, bien plus élevée
qu’aux purs plaisirs des sens » (33)
- cette hiérarchisation n’est pas seulement quantitative et extrinsèque (la supériorité des
plaisirs de l’esprit sur ceux du corps serait fondée sur leur plus grande permanence,
sécurité, économie, etc.), comme chez Bentham. Elle est aussi qualitative et intrinsèque.
On peut établir une hiérarchie entre les espèces de plaisir (33-34).
- la différence de qualité entre les plaisirs est établie par l’expérience (ce n’est pas une
évaluation morale, c’est un argument de fait) : « si, de deux plaisirs, il en est un auquel
tous ceux, ou presque, qui ont expérimenté les deux accordent une nette préférence, sans
qu’intervienne aucune obligation morale de le préférer, c’est ce plaisir là qui est le plus
désirable » (34). Cf. Platon : le philosophe est compétent pour comparer les plaisirs.
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« C’est un fait incontestable que ceux qui connaissent également bien l’un et l’autre
modes de vie, et sont également capables de les apprécier et d’en tirer une satisfaction,
accordent une préférence très marquée à celui qui fait appel à leurs facultés nobles.
Peu de créatures humaines consentiraient à être changées en l’un quelconque des
animaux inférieurs en échange de la promesse de la quantité maximale des plaisirs de
la bête ; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun être
instruit à être un ignorant, aucune personne capable de sentiment et de conscience à
être égoïste et vile, même si on les persuadait que l’imbécile, l’ignorant ou la canaille
sont plus contents chacun de son lot respectif qu’eux ne le sont du leur. Ils ne
voudraient pas renoncer à ce qu’ils possèdent de plus que ces gens-là en échange de la
satisfaction la plus complète de tous les désirs qu’ils ont en commun avec eux. S’ils en
avaient jamais la moindre envie, ce serait dans des cas d’infortune telle que, pour y
échapper, ils échangeraient leur sort contre presque n’importe quel autre, si peu
désirable qu’il puisse être à leur propre yeux. Un être possédant des facultés plus
élevées demande davantage pour être heureux : il est probablement capable de
souffrance plus intense et y est certainement plus vulnérable en plus de points qu’un
être d’un type inférieur ; mais, en dépit de ces risques, il ne peut jamais réellement
souhaiter sombrer dans ce qu’il sent être une forme inférieure d’existence. Nous
pouvons donner l’explication que nous voulons à cette répugnance ; nous pouvons
l’attribuer à l’orgueil – nom qui est donné de manière indiscriminée à certains des
sentiments les plus honorables et à certains des moins estimables dont l’humanité est
capable ; nous pouvons l’attribuer à l’amour de la liberté et de l’indépendance
personnelle qui, pour les Stoïciens, était l’un des moyens les plus efficaces d’inculquer
cette répugnance ; à l’amour du pouvoir ou à l’amour d’une vie excitante, sentiments
qui, tous deux, en font certainement partie et y contribuent. Mais si l’on veut l’appeler
de son vrai nom, c’est un sens de la dignité que tous les êtres humains possèdent, sous
une forme ou sous une autre en proportion … de leurs plus hautes facultés et qui est
une partie si essentielle du bonheur de ceux chez qui il est développé que rien de ce
qui entre en conflit avec lui ne pourrait être, autrement que pour un instant, l’objet de
leur désir. Quiconque suppose que cette préférence s’exerce au détriment du bonheur –
que l’être supérieur, dans des circonstances équivalentes, n’est pas plus heureux que
l’inférieur – confond deux idées extrêmement différentes, celle de bonheur et celle de
satisfaction. Il est incontestable que l’être dont les capacités à éprouver de la
satisfaction sont faibles a les plus grandes chances de les satisfaire pleinement ; et un
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être très doué aura toujours le sentiment que le bonheur, quel qu’il soit, qu’il peut
rechercher sera imparfait, le monde étant ce qu’il est. Mais il peut apprendre à en
supporter les imperfections, dans la mesure où elles sont supportables ; et elles ne le
rendront pas envieux de celui qui, à la vérité, est inconscient de ces imperfections
seulement parce qu’il n’a aucune idée du bien qu’elles limitent. Il vaut mieux être un
être humain insatisfait qu’un pourceau satisfait, Socrate insatisfait qu’un imbécile
satisfait. Et si l’imbécile ou le pourceau sont d’un avis différent, c’est parce qu’ils ne
connaissent que leur version de la question. L’homme à qui on les compare connaît les
deux côtés » (35-37).

C’est donc quand même un jugement de fait : on fait appel au jugement, soit de
l’homme qualifié par la connaissance des différentes espèces de plaisir, soit de la majorité
(38-39). On trouve en l’homme un sentiment de sa propre dignité par rapport à l’animal, et
la satisfaction de ce sentiment de dignité fait partie de son bonheur, de même que
l’exercice de toutes ses facultés, notamment des facultés supérieures. La dignité, la
différence entre le noble et le vulgaire, sont admis comme des faits. Mais ils permettent de
faire la différence entre bonheur et satisfaction. Le bonheur humain inclut davantage que
la satisfaction (des désirs physiques) : il inclut a) l’ensemble et la hiérarchie des plaisirs
liés à l’exercice de toutes ses facultés ; b) le respect de sa dignité (le respect de soi-même).

Le bonheur universel

- le critère utilitariste « n’est pas le plus grand bonheur de l’agent lui-même, mais la plus
grande somme du bonheur au total » (39). Cela consolide la pertinence de la hiérarchie
noble/non noble : « s’il est possible de douter qu’un caractère noble soit toujours plus
heureux que les autres en raison de sa noblesse, il n’en demeure pas moins qu’il rend les
autres plus heureux et que le monde en général en tire des bénéfices immenses » (39-40).

- En conclusion : « Selon le principe du bonheur, … la fin ultime, celle en fonction et en


vertu de laquelle sont désirables toutes les autres choses désirables (que nous considérions
notre bien propre ou celui des autres), consiste à pouvoir mener une existence aussi
dépourvue de souffrance que possible et aussi riche que possible de satisfactions tant en
quantité qu’en qualité ; le critère de la qualité, et la règle qui permet de la comparer à la
quantité étant représentés par la préférence que manifestent ceux qui, tant par leurs
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possibilités d’expérience que par leur pratique de l’analyse et de l’observation de soi-


même, sont les mieux à même d’établir des comparaisons. Etant donné que c’est là, selon
l’opinion utilitariste, la finalité de l’action humaine, c’est précisément également la norme
de la moralité ; celle-ci peut donc, en conséquence, être définie comme l’ensemble des
règles et des préceptes de la conduite humaine dont le respect serait de nature à assurer,
dans la plus large mesure possible, une telle existence à toute l’humanité ; et il faut ajouter
que cela s’applique aussi, autant que le permet la nature des choses, à l’ensemble des
créatures capables de sensation » (40-41).

- Objection du bonheur impossible, ou qui ne saurait être la fin de la moralité ni d’aucune


conduite rationnelle (cf. Carlyle, mais aussi Kant). Même dans ce cas, le principe
utilitariste reste valable . « En effet, puisque l’utilité ne comporte pas seulement la
recherche du bonheur, mais également la prévention ou l’atténuation du malheur, si le
premier but s’avère chimérique, le second en gagnera d’autant plus d’ampleur et une
nécessité d’autant plus impérieuse » (42).

Mais l’idée même que la vie humaine ne peut pas être heureuse est une exagération, qui
repose sur une fausse conception du bonheur.

« Si l’on entend par bonheur une série continue d’excitations très agréables, il est
évident qu’une telle chose est impossible. Un état de plaisir exalté ne dure qu’un
moment, dans certains cas quelques heures, quelques jours même, et encore avec
des interruptions ; c’est l’embrasement occasionnel et éclatant de la jouissance, ce
n’en est pas la flamme permanente et stable. C’est là une chose dont étaient
pleinement conscients aussi bien les philosophes qui ont enseigné que le bonheur
est la fin de l’existence humaine que ceux qui les ont fustigés. Ce qu’ils
entendaient par bonheur n’était certes pas une vie de délices, mais une vie qui
connaît des moments de ce genre avec des douleurs peu nombreuses et passagères,
des plaisirs nombreux et variés, avec une nette prédominance de l’action sur la
passivité, et dont le fondement est l’idée qu’il ne faut pas attendre plus de la vie
que ce qu’elle peut donner. Une vie ainsi constituée a toujours, semble-t-il, mérité
d’être appelée heureuse par tous ceux assez fortunés pour l’obtenir. Et, même
aujourd’hui, une telle existence est le lot d’un grand nombre de gens durant une
partie considérable de leur vie. L’état déplorable de l’éducation et de l’organisation
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sociale actuelles sont les seuls obstacles réels qui empêchent que presque tout le
monde y ait accès » (43).

En un mot, Mill retrouve l’idée de contentement, en répondant à deux objections


distinctes : 1. la confusion entre l’utilitarisme et l’apologie du plaisir sensuel/physique ; 2.
l’idée que le bonheur étant impossible, il ne saurait fournir le but de l’activité rationnelle et
morale.

On voit comment l’utilitarisme fait appel à des éléments épicuriens, mais aussi
stoïciens (indépendance personnelle, ne pas attendre de la vie ce qu’elle ne peut donner) et
chrétiens (la visée du bonheur universel, le dépassement de l’égoïsme hédoniste).

2. Passage de l’égoïsme hédoniste à l’utilitarisme proprement dit (le bonheur universel).

Le paradoxe de l’hédonisme

« Quand des personnes relativement favorisées par leur sort apparent ne trouvent pas dans la
vie assez de satisfactions pour qu’elle ait du prix à leur yeux, cela vient, en général, de ce
qu’elles ne se soucient que d’elles-mêmes. Pour ceux qui n’ont ni affections publiques, ni
affections privées, la vie est beaucoup moins intéressante et, en tout cas, elle perd de sa valeur
avec le temps qui passe et l’approche de la mort qui met fin à tous les intérêts égoïstes ; au
contraire, ceux auxquels survivent les objets de leur affection personnelle et, en particulier,
ceux qui ont en outre développé une réelle sympathie pour les intérêts collectifs de l’humanité
conservent jusqu’au seuil de la mort le même intérêt passionné pour la vie que dans la vigueur
de la jeunesse. Après l’égoïsme, la principale cause d’une vie décevante est l’absence de
développement mental. Un esprit cultivé … trouvera dans tout ce qui l’entoure des sources
inépuisables d’intérêt, que ce soient les objets de la nature, les œuvres de l’art, l’imagination
poétique, les événements historiques, les coutumes de l’humanité passée et présente ainsi que
ses perspectives futures » (44-45). Il s’agit d’un intérêt humain et moral pour le monde, et pas
seulement d’une curiosité rapidement épuisée.

Le bonheur ainsi défini est à la portée de l’humanité. Les obstacles sont liés à l’organisation
sociale et à l’insuffisance des connaissances : « Des affections privées authentiques, un intérêt
sincère pour le bien public, voilà ce dont est capable, bien qu’à des degrés variés, tout être
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humain qui a reçu l’éducation qui convient. Dans un monde où tant de choses méritent notre
intérêt et sont une source de plaisir, où tant de choses demandent également à être corrigées et
améliorées, toute personne possédant ne serait-ce que le minimum nécessaire de capacités
morales et intellectuelles est capable de mener une vie qui peut être qualifiée d’enviable ; à
moins d’être privée, en raison de lois mauvaises ou d’une soumission à la volonté des autres,
de la liberté d’utiliser les sources du bonheur qui sont à sa portée, une telle personne ne
manquera pas de vivre cette existence enviable – à supposer qu’elle échappe aux grands maux
de l’existence humaine, aux principales sources de la souffrance physique et mentale que sont
l’indigence, la maladie et l’affection pour des êtres méchants, indignes ou trop tôt disparus »
(45-46). Voir la suite.

47 Réponse à l’objection selon laquelle on pourrait apprendre à se passer du bonheur. La


question du sacrifice de soi.

C’est la version utilitariste du « qui veut garder sa vie la perdra ». La variété et l’intensité des
plaisirs tient à la satisfaction d’intérêts objectifs = tournés vers des objets extérieurs, vers les
autres, vers le monde environnant. Celui qui ne s’intéresse qu’à soi, dont l’intérêt est
principalement subjectif, tourné vers lui-même, rétrécit le champ de ses plaisirs.

D’où le paradoxe de l’hédonisme (cf. Sidgwick) et son rapport à la présence pratique.

pour atteindre le plaisir subjectif, il faut le « détour » par un intérêt objectif. Il faut
« s’oublier », s’intéresser à autre chose, pour trouver une satisfaction personnelle. Ce
paradoxe nous mène directement à l’idée de présence pratique : le plaisir n’est pas plaisir du
sujet, sinon par accident : c’est le plaisir lié à l’activité qui est effectuée par le sujet, mais par
laquelle le sujet est tourné vers le monde. Le retour sur soi suppose la suspension de
l’activité ; il produit la dissociation entre le soi (qui devient l’objet « transcendant » de
l’attention, au lieu d’être simplement le sujet « immanent » de l’acte) et le plaisir que le soi
devrait se procurer (comme une propriété, ce qui explique que la possession, le pouvoir,
devienne le substitut du plaisir).
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La règle d’or et le christianisme

« le bonheur qui constitue la norme utilitariste de la conduite bonne (right) n’est pas le
bonheur propre de l’agent, mais le bonheur de tous ceux concernés » (50).

« Dans la règle d’or de Jésus de Nazareth se lit l’esprit tout entier de l’éthique de l’utilité.
Traite autrui comme tu voudrais être traité et aime ton prochain comme toi-même, voilà ce
qui constitue la perfection idéale de la morale utilitariste » (50).

Réconciliation de l’intérêt individuel et de l’intérêt collectif par la réforme sociale et les


progrès de l’éducation (51).

Right et Good

Note de Catherine Audard (19) :

« Le bien et le mal (right and wrong) sont, pour l’utilitarisme, des propriétés de l’action. La
traduction de right est délicate puisque l’anglais distingue assez nettement entre la norme
morale qui s’applique aux actions (right) et celle qui s’applique aux personnes et à leur
caractère comme à leurs motivations (good), ce que ne fait pas le français. Ce qui caractérise
l’utilitarisme, justement, c’est de limiter l’évaluation morale aux actions et à leurs
conséquences pour le bonheur général et à refuser de juger le caractère moral (worthiness) de
la personne ».

Que faut-il penser de la théorie utilitariste ?

Au fond, la question est celle des rapports entre bonheur et devoir (débat entre l’utilitarisme et
Kant).

I Bonheur et devoir

D’un côté (1), il y a quelque chose d’étrange, et même de choquant, à centrer le devoir sur la
pureté des intentions. On connaît le principe kantien : est moral celui qui agit par devoir, et
non pas seulement conformément au devoir. Apparemment, c’est un principe de bon sens :
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tout le monde s’accorde à dire que le désintéressement est moralement supérieur à l’intérêt.
On est plus moral en aidant son prochain par devoir que dans l’espoir d’une récompense.
Mais il y a un risque, quand le but de l’action n’est plus son résultat, mais la pureté morale de
l’agent. Dès lors, sa propre pureté est plus importante que l’aide apportée à autrui. D’où la
possibilité d’un égoïsme moral (Eric Weil) : pour garder les mains propres, on évite les
occasions d’agir. On est centré sur soi, sur sa propre pureté morale, et non pas sur les
améliorations objectives auxquelles on peut contribuer autour de soi. Egoïsme moral va de
pair avec le moralisme : on passe son temps à s’accuser soi-même d’indignité (ou les autres
d’avoir failli à la règle).

Donc : il est vrai qu’il vaut mieux agir d’une manière désintéressée qu’intéressée. Mais il est
vrai que le but de l’action doit être un but objectif. Le plus important, c’est ce que l’on fait. Il
faut se fixer un but et s’y tenir, et non pas se demander perpétuellement quelles sont les
motivations secrètes qui nous ont poussés à agir. La morale tient à la recherche des résultats.
L’interprétation correcte du désintéressement me paraît être la suivante : être désintéressé, ce
n’est s’assurer qu’on agit par pur respect du devoir (de la loi de l’universalité), car c’est
impossible (on agit toujours pour une multitude de raisons dont une grande partie sont
inconscientes). Etre désintéressé, c’est s’oublier dans l’action : c’est se fixer un but et se
concentrer sur ce but, sans passer son temps à faire son examen de conscience. Il me semble
que l’utilitarisme proprement dit, c’est-à-dire l’eudémonisme universaliste, nous rappelle à ce
sujet une vérité fondamentale. Au fond, la question est : la morale consiste-t-elle à respecter
des règles ou à faire des « choses bien » ? Les deux vont souvent ensemble, mais pas
nécessairement, comme le montre l’exemple du mensonge à l’assassin. On voit ce qu’il peut y
avoir de choquant dans cette morale des règles : le respect de la règle va de pair avec une
effarante indifférence au sort de l’autre. Le respect de l’humanité en la personne de l’assassin
(ou le respect de soi-même) passe avant le sort de la malheureuse victime, puisque le devoir
de vérité à l’égard de l’assassin est impératif, tandis que le sort de la victime est abandonné au
hasard (ou à la Providence) : peut-être que la victime, entre temps, est sortie de la maison.
Dans certains cas, le moraliste kantien peut se conduire de manière totalement irresponsable.

Maintenant, il est vrai que la morale kantienne elle-même peut être interprétée comme une
morale « conséquentialiste ». En effet, l’expérience mentale de l’universalisation des maximes
vise les résultats que l’on obtiendrait, si tout le monde adoptait la même maxime d’action. Au
fond, cela revient à se fixer pour but a) de sauvegarder les institutions, leur cohérence, leur
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crédibilité, et b) de réduire la violence dans le monde. Ce n’est peut être pas un utilitarisme
positif (la promotion du plus grand bonheur pour tous), c’est au moins un utilitarisme négatif
(la limitation du malheur). Mais il est vrai que cet utilitarisme négatif implicite est complétée
par une visée plus haute : il faut viser un monde où chacun accède à la liberté morale, c’est-à-
dire à l’autonomie. De ce point de vue, les rapports entre morale et bonheur sont doubles chez
Kant : d’une part, la loi morale est une condition limitative de la recherche du bonheur (qui
est naturelle, mais pas moralement admissible à n’importe quelle condition ou sous n’importe
quelle forme) ; d’autre part, le bonheur peut-être un allié dans la moralisation de soi et du
monde (cf. Fichte).

Mais d’un autre côté (2), il faut faire droit à l’objection kantienne. Non seulement, on ne peut
pas moralement admettre n’importe quelle manière de faire son bonheur, mais de plus : le
bonheur est un idéal de l’imagination, donc incertain, fluctuant, de sorte qu’il ne peut pas
nous servir de règle pour l’action. Il faut donc voir comment les utilitaristes définissent le
bonheur et poser une question toute simple : l’individu sait-il ce qui le rend heureux ? N’y a-t-
il pas quelque chose de dangereux, de potentiellement tyrannique, à l’idée de vouloir faire le
bonheur de l’humanité ou même tout simplement de ses proches ? Autrement dit, il faut
prendre en compte l’objection kantienne (FMM, 2e Section).

Réponse de Sidgwick : on l’a vu, une connaissance « statistique », « en moyenne » de ce qui


nous rend heureux, individuellement et collectivement (traditions)

Réponse de Mill : (théorie du bonheur chez Mill). Cf L’Utilitarisme

II. Le paradoxe de l’hédonisme

Cf. Sidgwick

La conclusion que j’en tire, c’est qu’il faut recentrer la question morale sur l’analyse de
l’action. Ce à quoi je reviens, c’est à la thèse aristotélicienne. Il y a un bonheur de l’action
raisonnable. Et en même temps cette action a un but. Il y a la satisfaction d’atteindre le but,
mais il y a un bonheur de l’action raisonnable en tant que telle. C’est en revenant à l’analyse
de l’action qu’on doit pouvoir le mieux articuler la moralité de l’agent et celle des buts
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poursuivis, le bonheur et le devoir (à ce sujet, il est possible que la solution de Weil soit
purement verbale).
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« C’est un fait incontestable que ceux qui connaissent également bien l’un et l’autre modes de
vie, et sont également capables de les apprécier et d’en tirer une satisfaction, accordent une
préférence très marquée à celui qui fait appel à leurs facultés nobles. Peu de créatures
humaines consentiraient à être changées en l’un quelconque des animaux inférieurs en
échange de la promesse de la quantité maximale des plaisirs de la bête ; aucun être humain
intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun être instruit à être un ignorant, aucune
personne capable de sentiment et de conscience à être égoïste et vile, même si on les
persuadait que l’imbécile, l’ignorant ou la canaille sont plus contents chacun de son lot
respectif qu’eux ne le sont du leur. Ils ne voudraient pas renoncer à ce qu’ils possèdent de
plus que ces gens-là en échange de la satisfaction la plus complète de tous les désirs qu’ils ont
en commun avec eux. S’ils en avaient jamais la moindre envie, ce serait dans des cas
d’infortune telle que, pour y échapper, ils échangeraient leur sort contre presque n’importe
quel autre, si peu désirable qu’il puisse être à leur propre yeux. Un être possédant des facultés
plus élevées demande davantage pour être heureux : il est probablement capable de souffrance
plus intense et y est certainement plus vulnérable en plus de points qu’un être d’un type
inférieur ; mais, en dépit de ces risques, il ne peut jamais réellement souhaiter sombrer dans
ce qu’il sent être une forme inférieure d’existence. Nous pouvons donner l’explication que
nous voulons à cette répugnance ; nous pouvons l’attribuer à l’orgueil – nom qui est donné de
manière indiscriminée à certains des sentiments les plus honorables et à certains des moins
estimables dont l’humanité est capable ; nous pouvons l’attribuer à l’amour de la liberté et de
l’indépendance personnelle qui, pour les Stoïciens, était l’un des moyens les plus efficaces
d’inculquer cette répugnance ; à l’amour du pouvoir ou à l’amour d’une vie excitante,
sentiments qui, tous deux, en font certainement partie et y contribuent. Mais si l’on veut
l’appeler de son vrai nom, c’est un sens de la dignité que tous les êtres humains possèdent,
sous une forme ou sous une autre en proportion … de leurs plus hautes facultés et qui est une
partie si essentielle du bonheur de ceux chez qui il est développé que rien de ce qui entre en
conflit avec lui ne pourrait être, autrement que pour un instant, l’objet de leur désir.
Quiconque suppose que cette préférence s’exerce au détriment du bonheur – que l’être
supérieur, dans des circonstances équivalentes, n’est pas plus heureux que l’inférieur –
confond deux idées extrêmement différentes, celle de bonheur et celle de satisfaction. Il est
incontestable que l’être dont les capacités à éprouver de la satisfaction sont faibles a les plus
grandes chances de les satisfaire pleinement ; et un être très doué aura toujours le sentiment
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que le bonheur, quel qu’il soit, qu’il peut rechercher sera imparfait, le monde étant ce qu’il
est. Mais il peut apprendre à en supporter les imperfections, dans la mesure où elles sont
supportables ; et elles ne le rendront pas envieux de celui qui, à la vérité, est inconscient de
ces imperfections seulement parce qu’il n’a aucune idée du bien qu’elles limitent. Il vaut
mieux être un être humain insatisfait qu’un pourceau satisfait, Socrate insatisfait qu’un
imbécile satisfait. Et si l’imbécile ou le pourceau sont d’un avis différent, c’est parce qu’ils ne
connaissent que leur version de la question. L’homme à qui on les compare connaît les deux
côtés » (J.-S. Mill, L’Utilitarisme, tr. Catherine Audard, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1998, p.
35-37).

« Si l’on entend par bonheur une série continue d’excitations très agréables, il est évident
qu’une telle chose est impossible. Un état de plaisir exalté ne dure qu’un moment, dans
certains cas quelques heures, quelques jours même, et encore avec des interruptions ; c’est
l’embrasement occasionnel et éclatant de la jouissance, ce n’en est pas la flamme permanente
et stable. C’est là une chose dont étaient pleinement conscients aussi bien les philosophes qui
ont enseigné que le bonheur est la fin de l’existence humaine que ceux qui les ont fustigés. Ce
qu’ils entendaient par bonheur n’était certes pas une vie de délices, mais une vie qui connaît
des moments de ce genre avec des douleurs peu nombreuses et passagères, des plaisirs
nombreux et variés, avec une nette prédominance de l’action sur la passivité, et dont le
fondement est l’idée qu’il ne faut pas attendre plus de la vie que ce qu’elle peut donner. Une
vie ainsi constituée a toujours, semble-t-il, mérité d’être appelée heureuse par tous ceux assez
fortunés pour l’obtenir. Et, même aujourd’hui, une telle existence est le lot d’un grand nombre
de gens durant une partie considérable de leur vie. L’état déplorable de l’éducation et de
l’organisation sociale actuelles sont les seuls obstacles réels qui empêchent que presque tout
le monde y ait accès » ((J.-S. Mill, L’Utilitarisme, tr. Catherine Audard, Paris, PUF, coll.
Quadrige, 1998, p. 43).
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UTILITARISME – BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

Texte fondamental : J.-S. Mill, L’Utilitarisme, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1998.

BERLIN Isaiah, Eloge de la liberté, ch. IV, Paris, Calmann-Lévy, coll. Presses Pocket, 1969

CANTO-SPERBER Monique, La philosophie morale britannique, Paris, PUF, 1994

LARMORE Charles, Modernité et Morale, Paris, PUF, 1994

MEYER Michel (Ed), La philosophie anglo-saxonne, Paris, PUF, 1995.

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