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FR - 16/05/2020 13:41 | UNIVERSITE DE SAVOIE

Au nom du peuple Qui a le dernier mot en matière constitutionnelle ?

Issu de Revue du droit public - n°4 - page 1027


Date de parution : 01/07/2005
Id : RDP2005-4-012
Réf : RDP 2005, p. 1027

Auteur :
Par Larry Kramer, Doyen de la Law School de l'Université de Stanford

Qui a le dernier mot lorsqu'il s'agit de déterminer le sens du texte constitutionnel ? Qui décide en dernier ressort si un État est compétent pour
réglementer ou interdire l'avortement ? Ou si le Congrès peut légiférer en matière de protection des personnes âgées ou des handicapés ? Qui
détermine quel est le vainqueur d'une élection présidentielle contestée ? Sur ces sujets et bien d'autres, d'une importance essentielle pour la société, la
réponse, ces dernières années, a été la Cour Suprême. En effet, si l'on en croit des études récentes, telle était, selon la plupart des individus, l'intention
de nos Pères fondateurs. Et la plupart des Américains semblent désireux, et même satisfaits, d'en rester là. Ce que les avocats dénomment « suprématie
judiciaire », _ c'est-à-dire l'idée selon laquelle les juges décident en dernier ressort et pour l'ensemble de la population ce que la Constitution signifie _
rencontre aujourd'hui largement les faveurs du public. Bien sûr, d'autres acteurs ont leur mot à dire. Le sens du texte constitutionnel peut faire l'objet
d'opinions de la part du Président, du Congrès, des États et des citoyens. Mais les juges décident si ces derniers ont raison ou tort, et les arrêts des juges
sont censés régler les questions pour tout le monde, ne s'inclinant que devant la procédure formelle de l'amendement, impossible en pratique.

Il n'en a pas toujours été ainsi. Au contraire, et étonnamment, la suprématie judiciaire n'est largement acceptée que depuis peu de temps, puisqu'il
s'agit d'une évolution qui ne date véritablement que du début des années soixante et qui ne parvint à maturité que dans les années quatre-vingt. Il ne
fait aucun doute que les hommes et les femmes qui vécurent à l'époque de l'élaboration de la Constitution n'auraient pas accepté _ et n'acceptaient
pas _ l'idée que la Constitution soit confiée à une élite juridique, et auraient douté si on leur avait dit (ce que l'on nous dit fréquemment aujourd'hui)
que la principale raison de s'inquiéter de l'issue de l'élection présidentielle était la possibilité offerte au vainqueur de contrôler les nominations des
juges. James Madison songeait en 1788 que le fait de confier à un corps de juges non-élus une telle importance et de les traiter avec tant d'égards «
rend le pouvoir judiciaire suprême dans les faits », « ce qui n'a jamais été prévu et ne pourra jamais être approprié ». La Constitution de la génération qui
fut le témoin de son élaboration était une Constitution populaire : la charte du peuple, élaborée par le peuple. Et elle était, selon les propres termes de
Madison, « le peuple lui-même » _ agissant et interagissant avec ses représentants _ qui « seul peut énoncer le sens véritable [de la Constitution] et
imposer son respect ». L'idée de transférer cette responsabilité à des juges était tout simplement inimaginable.

Ceci est révélé tout autant par le comportement que par les déclarations des Américains qui vécurent à l'époque de l'élaboration de la Constitution. La
Révolution elle-même fut provoquée par des contestations relatives au sens de la constitution britannique. Le droit naturel joua un rôle minime dans la
cause américaine jusqu'à ce que l'indépendance fut officiellement déclarée et, même dans ce contexte, il servait seulement à expliquer pourquoi les
pratiques inconstitutionnelles répétées des britanniques justifiaient que les Américains se détachent de la couronne. Tous les griefs sous-jacents à la
Déclaration étaient relatifs à la violation par les agents de la Couronne britannique de la constitution coutumière. Malgré cela, personne, à aucun
moment, que ce soit d'un côté de l'Atlantique ou de l'autre, ne songea jamais à suggérer que ces contestations devraient être soumises à l'appréciation
d'une juridiction. Au lieu de cela, les Américains manifestèrent, rédigèrent des pétitions, provoquèrent des émeutes et s'en remirent à une panoplie de
procédés populaires pour protester contre les agissements inconstitutionnels du pouvoir. L'exemple le plus connu est la « Boston Tea Party », organisée
dans le but d'empêcher l'Angleterre d'asseoir son pouvoir de lever des impôts sur les colonies pour se créer un revenu. Plutôt que de tenter d'obtenir
d'une juridiction que l'impôt sur le thé fût déclaré inconstitutionnel, les Américains décidèrent par eux-mêmes qu'il en était ainsi, et contrecarrèrent les
effets de la loi en empêchant le débarquement des cargaisons de thé.

Les Américains n'abandonnèrent pas non plus soudainement ce type de constitutionnalisme populaire une fois l'indépendance acquise. Les années qui
suivirent offrent des exemples innombrables en ce sens. En 1793, les autorités fédérales poursuivirent en justice Gideon Henfield pour avoir servi à bord
d'un navire corsaire français. Les juges ordonnèrent aux jurés d'adhérer à l'opinion selon laquelle son moyen de défense constitutionnel _ qu'il ne
pouvait pas être poursuivi en justice au motif que ses agissements n'étaient pas interdits par un texte de loi du Congrès _ était futile. Mais les jurés
ignorèrent ces instructions et acquittèrent Henfield, provoquant ce que le président de la Cour Suprême, Marshall, qualifia de « manifestations
extravagantes de liesse et d'exultation » chez un public qui loua les jurés pour avoir défendu la Constitution malgré les efforts d'agents corrompus.
Selon un journaliste de l'Albany Register, plusieurs années plus tard, écrivant pendant la controverse relative aux Alien and Sedition Acts1, affirmer que
le pouvoir de déterminer la constitutionnalité des lois « n'appartient qu'au pouvoir judiciaire », « c'est supprimer la pierre angulaire sur laquelle notre
contrat fédéral est fondé ; c'est retirer au peuple la souveraineté suprême ».

L'idée de constitutionnalisme populaire est suffisamment étrangère aux sensibilités modernes pour justifier au moins quelques explications. Le droit
constitutionnel, dans sa conception originelle, était différent du droit ordinaire. Il désignait le droit directement issu du peuple afin de contrôler et de
contenir l'État, contrairement au droit ordinaire, qui est édicté par l'État pour contrôler et contenir le peuple. Le juge William Nelson, de Virginie, écrivait
dans les années 1790 qu'« une constitution est aux gouvernants, ou plutôt aux organes de l'État, ce qu'une loi est aux individus ». La fonction du droit
constitutionnel était de contrôler les agents publics, qui se trouvaient ainsi dans la position de citoyens ordinaires vis-à-vis de lui : il était exigé d'eux
qu'ils fassent de leur mieux pour déterminer sa signification tout en s'acquittant de l'exercice quotidien du pouvoir, mais sans disposer de l'autorité
finale. Au lieu de cela, leurs agissements et leurs décisions étaient soumis à la surveillance et à la possibilité de rectification directes de la part de
l'autorité supérieure du peuple.

La question de savoir comment « le peuple » exerça cette autorité évolua selon les époques. Au cours du XVIIIe siècle, alors que la politique relevait
principalement du niveau local et que l'application du droit était tributaire du soutien et de la participation actifs de la société, la résistance populaire
était informelle et extralégale _ tous les moyens étant utilisés depuis la rédaction de pétitions polies afin d'obtenir un retrait jusqu'à l'entrave pure et
simple à la loi sous la forme de l'annulation par un jury et d'émeutes violentes. La création d'une République fédérale conduisit à des efforts pour
encadrer ce type d'activités. Alors que le constitutionnalisme du XVIIIe siècle avait imaginé un peuple complètement indépendant contrôlant l'État
depuis l'extérieur, le républicanisme permit de penser le peuple comme agissant dans et au travers de l'État, les différents pouvoirs réagissant
différemment à la pression populaire en fonction de leur structure et de leur place par rapport au corps politique.

La théorie qui en découle, qui ne se fit jour véritablement que dans les années 1790, est connue aujourd'hui sous l'appellation de « départementalisme
». Madison et Jefferson furent ceux qui l'exposèrent le plus clairement, et l'idée est finalement simple. Chacun des pouvoirs _ le législatif, l'exécutif et le
judiciaire _ serait habilité à faire état de son point de vue sur la Constitution et à agir en conséquence toutes les fois qu'il serait nécessaire à l'occasion
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de ses tâches ordinaires. Dans la plupart des cas, les organes étaient supposés s'entendre et, en cas de désaccords, ceux-ci devaient pouvoir être réglés
par la voie de la négociation et du compromis. Si cette dernière solution s'avérait impossible, le Sénateur de l'État du Kentucky, John Breckinridge,
expliquait qu'« [une] adhésion entêtée des deux organes à leurs opinions ferait rapidement naître le problème suivant : des deux interprétations du
pouvoir d'élaborer les lois, laquelle faire prévaloir ». Breckinridge voulait dire que si les pouvoirs se cramponnaient à leurs positions, ce serait à l'autorité
suprême, c'est-à-dire au peuple lui-même, qu'il appartiendrait de trancher.

Les lecteurs qui connaissent bien Le Fédéraliste2, et surtout le célèbre cinquante-et-unième essai, reconnaîtront dans ce raisonnement un
élargissement de la théorie générale de Madison relative à la séparation des pouvoirs. En 1788, Madison ne mettait pas l'accent sur les juridictions parce
que le contrôle de constitutionnalité ne constituait pas encore un élément important de sa pensée. La théorie départementaliste ajouta au cadre plus
général exposé par Madison la question des juridictions, mais sans modifier son attachement essentiel au débat démocratique et à l'autorité du peuple.

La réponse apportée par Madison au problème de la politique républicaine n'avait jamais consisté à limiter l'élaboration démocratique des décisions à
l'aide de moyens antidémocratiques. Elle n'avait jamais consisté non plus à éliminer le peuple de l'exercice du pouvoir de gouverner. Sa solution était
de compliquer la politique : de la ralentir à l'aide de freins internes afin de faire prévaloir au final, non pas les réactions immédiates d'un peuple
irréfléchi, mais plutôt une opinion populaire raisonnée, affinée par un processus de débat public prolongé. L'une ou l'autre des chambres du Congrès,
ou l'exécutif au moyen de son pouvoir de veto, pouvait empêcher l'entrée en vigueur d'un projet de loi. Mais leur frein était en réalité un moyen de tester
les avantages de la législation et le soutien dont elle bénéficiait, en forçant ses partisans à répondre aux objections et à faire appel à davantage de
soutien populaire. Le système de freins et de contrepoids entre les différents départements du gouvernement servait ainsi de procédé permettant de
prolonger et d'enrichir la discussion de propositions controversées.

La théorie départementaliste ajouta le contrôle de constitutionnalité à ce processus. Une mesure adoptée par le Congrès et signée par l'exécutif était
encore susceptible d'être écartée pour des motifs constitutionnels par une juridiction. Mais la décision du pouvoir judiciaire ne résoudrait pas, qui plus
est ne pourrait pas résoudre, le problème de la constitutionnalité de la mesure. Il s'agissait plutôt d'un point de repère pour des débats approfondis, le
peuple lui-même tranchant le problème par son attitude vis-à-vis des appels concurrents émanant des membres des différentes branches, cette
attitude revêtant la forme de pétitions, de manifestations et de réactions populaires en réponse à la législation et à l'action ou l'inaction de l'exécutif.

Le départementalisme ne fut pas la seule théorie relative au contrôle de constitutionnalité à naître dans les années 1790. L'idée moderne de suprématie
judiciaire date également de cette période et fut mise en avant par des Fédéralistes conservateurs, inquiets de la direction prise par la politique au sein
de la toute jeune République. Les Fédéralistes qui étaient à la tête du mouvement pour l'adoption d'une nouvelle constitution à la fin des années 1780
pensaient que la création d'un État fédéral fort mettrait fin à l'agitation politique qui avait accablé la nouvelle nation au cours de sa première décennie
d'existence. Ils étaient convaincus que la taille et l'échelle du nouvel État fédéral porteraient des hommes comme eux aux commandes et ils
s'attendaient à gouverner harmonieusement une population passive satisfaite d'être soumise à leur direction éclairée. Mais des tensions terribles se
firent jour tandis que les Américains adoptaient des avis différents sur des questions controversées de finances et d'affaires étrangères. La Révolution
française fut un facteur important de divisions, et les Américains descendirent dans la rue pour manifester en faveur de la France ou de l'Angleterre et
pour exhorter le gouvernement à se montrer ferme envers l'une ou l'autre de ces puissances européennes. Les citoyens mirent sur pied des campagnes
de pétitions et firent des réunions publiques ; ils défilèrent, plantèrent des poteaux de la liberté3 et brûlèrent des effigies, organisèrent des banquets et
portèrent des toasts publics. Alexander Hamilton fut attaqué à coups de pierres au cours d'une réunion de protestation pour avoir suggéré que la
constitutionnalité du traité négocié par Jay entre les États-Unis et l'Angleterre était une question qui devait être tranchée par le Président et le Sénat,
plutôt que par le peuple lui-même.

Cependant, les conflits relatifs à la banque fédérale créée par Hamilton ou à la Révolution française n'étaient eux-mêmes que l'expression d'un
désaccord plus profond sur le véritable rôle des citoyens ordinaires dans l'exercice quotidien du pouvoir. Sous la direction de Jefferson et de Madison,
les Républicains4 adhéraient à un large idéal de l'autorité du peuple, soutenant le droit pour le peuple d'exercer un contrôle sur leurs représentants à
tout moment et sur toute question. Les Fédéralistes hamiltoniens, au contraire, devinrent progressivement plus conservateurs et anti-populistes, en se
faisant les défenseurs d'une philosophie qui admettait le pouvoir politique des citoyens ordinaires le jour de l'élection mais les exhortaient entre les
élections à se soumettre passivement aux « pouvoirs constitués ». Il s'agissait, dans un sens, d'une extension logique de l'idéologie Fédéraliste des
années 1780, mais les tendances antidémocratiques au sein de la pensée Fédéraliste devinrent beaucoup plus prononcées dans les années 1790 _
résultat d'une opposition politique d'un acharnement inattendu sur le territoire et de la peur à l'idée que la violence en train de détruire la société
française pourrait atteindre l'Amérique.

Confrontés à l'échec apparent de leur stratégie constitutionnelle de 1787, les Fédéralistes, désorientés, se mirent à chercher frénétiquement de
nouveaux moyens de contrôler un public de plus en plus indiscipliné et exigeant. Il n'est pas surprenant que certains aient remarqué des liens avec le
pouvoir judiciaire qui, précédemment, n'avaient pas été mis en avant. En 1795, ces Fédéralistes, dits ultras, commencèrent pour la première fois à
évoquer la suprématie judiciaire _ leur idée que le dernier mot en matière constitutionnelle devrait être confié aux juges étant fondée sur l'affirmation,
novatrice à l'époque, selon laquelle les juridictions fédérales avaient été spécialement créées pour protéger les valeurs constitutionnelles contre des
majorités manipulées par des factions. À la fin de la décennie, tandis que les luttes politiques s'exacerbaient et que les Fédéralistes tentaient d'étouffer
leurs opposants à l'aide du Sedition Act (aux termes duquel la simple critique du gouvernement était constitutive d'un crime), certains juges
exercèrent leur pouvoir sur le fondement de ce nouveau constitutionnalisme judiciaire, notamment en interdisant aux jurés d'exercer leur autorité
traditionnelle et de se prononcer sur des questions comme celle de la constitutionnalité de cette loi controversée.

L'élection de 1800 joua, entre autres, le rôle d'un référendum sur le détenteur de l'autorité en matière constitutionnelle, dans la mesure où le pouvoir de
la Cour Suprême et la question de la suprématie judiciaire furent avec d'autres problèmes au coeur du débat. Les Républicains proclamèrent haut et
fort le droit pour le peuple et les États fédérés de décider de la constitutionnalité des lois et des actions de l'État fédéral ; les Fédéralistes répondant que
de telles décisions étaient exclusivement de la compétence des juges. La victoire écrasante des Républicains, suivie rapidement par l'abrogation de la
loi sur l'organisation du pouvoir judiciaire de 1801 ainsi que par un autre triomphe des Républicains aux élections législatives de 1802, sembla résoudre
de façon concluante cette lutte contre les Fédéralistes. Le constitutionnalisme judiciaire et la suprématie judiciaire étaient complètement rejetés au
profit du constitutionnalisme populaire, remanié par la théorie départementaliste.

La décision Marbury v. Madison, rendue en 1803, témoigne de ce rejet. La question soumise à la Cour était éminemment politique : la Cour Suprême
(Fédéraliste) pouvait-elle enjoindre à l'Administration Jefferson (Républicaine) d'adresser leurs actes de nomination aux juges de paix nommés par
John Adams dans les dernières heures de son mandat présidentiel ? Conscients qu'une réponse positive à cette question serait très certainement
ignorée, les juges contournèrent la question en déclarant inconstitutionnelle la loi qui leur conférait le pouvoir de trancher le problème. En procédant
ainsi, le président de la Cour Suprême, Marshall, évita, d'une manière aussi délibérée qu'élaborée, d'utiliser ne serait-ce qu'un seul des arguments des
Fédéralistes relatifs à la suprématie judiciaire, tout en reproduisant mot à mot des arguments de la théorie départementaliste, empruntés à des juges
Républicains tels que Spencer Roane et St. George Tucker. La différence, à peine visible pour nous aujourd'hui, était flagrante à l'époque. Si Jefferson et
les Républicains ignorèrent l'affirmation par Marshall du pouvoir de la Cour Suprême de contrôler la constitutionnalité des lois du Congrès, cela ne
résulta pas de la façon dont il avait habilement minimisé son autorité en l'espèce. Ils étaient parfaitement capables d'anticiper et de comprendre que
ce pouvoir pourrait être utilisé à d'autres fins. Mais ils acceptèrent la théorie telle qu'elle était formulée par Marshall, car, replacée dans son contexte,
elle correspondait à un abandon de l'idée de suprématie judiciaire. La façon dont la Cour Suprême d'aujourd'hui cite Marbury en tant que l'arrêt qui a

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établi sa suprématie est éminemment ironique _ ou erronée.

Bien que discréditée auprès du public, l'idée de la suprématie judiciaire ne disparut jamais complètement. Les Fédéralistes et les anciens Fédéralistes
ne changèrent pas tous d'avis au seul motif qu'ils avaient perdu l'élection de 1800 et qu'ils avaient subi l'abrogation de la loi sur l'organisation judiciaire
de 1801. Ce fut peut-être le cas pour certains, mais un nombre non négligeable de radicaux _ tels que John Marshall et Daniel Webster _ demeurèrent
attachés à l'idée que c'était le pouvoir judiciaire qui devait être principalement et ultimement responsable de l'interprétation de la Constitution. C'est
précisément le caractère diffus et décentralisé du constitutionnalisme populaire qui permit à ces partisans de la suprématie judiciaire de continuer à
entretenir leur prétention. Au début des années 1840, le constitutionnalisme populaire et la suprématie judiciaire se partageaient la scène de la culture
politique américaine, non sans entretenir des rapports incertains et parfois tendus.

La lutte ne fut pas permanente. Elle consista en des disputes périodiques intervenant après des années ou parfois des décennies au cours desquelles
des partisans actifs des deux théories essayaient de manoeuvrer pour se positionner avantageusement, pendant que les citoyens ordinaires
demeuraient largement indifférents au problème. Cependant, à chaque fois qu'une question ou un dirigeant parvenaient à attirer l'attention de
l'opinion publique _ c'est-à-dire, en d'autres termes, à chaque fois que les circonstances imposaient aux Américains de cristalliser leurs convictions
latentes et de prendre parti _ celle-ci choisit systématiquement le constitutionnalisme populaire plutôt que l'idée que la Constitution était soumise en
dernier ressort au contrôle juridictionnel.

Les controverses les plus importantes sont liées à des évènements historiques bien connus : le conflit relatif à l'esclavage dans les territoires au cours
des années qui précédèrent la Guerre de Sécession ; la controverse relative à la gestion par le Congrès de la Reconstruction5 ; le combat entre les
Progressistes et les juridictions au sujet de la législation sur la protection sociale ; et, bien sûr, la crise du New Deal. En décidant, en 1857, que le Congrès
n'était pas compétent pour interdire l'esclavage dans les territoires de l'Union, la Cour Suprême de l'époque, trop sûre d'elle, rendit ce qui fut peut-être
la décision la plus vilipendée de toute l'histoire du droit constitutionnel américain. La réaffirmation par Abraham Lincoln de la théorie
départementaliste en réponse à Dred Scott est célèbre, mais Lincoln fut loin d'être le seul à exposer ce raisonnement. Des éditorialistes et des hommes
politiques à travers tout le Nord et l'Ouest des États-Unis critiquèrent violemment la Cour pour l'« impertinence » qu'elle manifestait en prétendant «
agir en tant qu'interprète de la Constitution pour les autres branches du gouvernement ».

Il fallut presque le temps d'une génération à la Cour Suprême pour se remettre des atteintes à sa réputation causées par Dred Scott. Le Congrès de la
période de la Reconstruction menaça d'« annihiler » la Cour et l'obligea à faire marche arrière à la fois en lui retirant la faculté de connaître des affaires
qui lui auraient permis de limiter le pouvoir du Congrès et en augmentant et en diminuant sa composition par fournées en fonction de l'occupant de la
Maison Blanche. Lorsque la Cour réaffirma de nouveau son autorité au début du siècle, elle fut confrontée à une vive opposition de la part des
Progressistes qui exigeaient « les limitations nécessaires au pouvoir des juridictions pour que soit laissée au peuple l'autorité suprême de trancher les
questions essentielles en matière de protection sociale et de politiques publiques ». Theodore Roosevelt exigeait en 1912 que le peuple américain soit «
le maître et non le serviteur, même de la juridiction la plus élevée du pays ».

Les Progressistes réussirent moins bien que leurs prédécesseurs à maîtriser la Cour, mais le combat continua. L'idée que le « peuple » devait avoir le
dernier mot dans l'interprétation de la Constitution restait importante parmi les juristes libéraux et les intellectuels. Pour diverses raisons, les choses
n'atteignirent pas leur paroxysme avant 1936, date à laquelle la Cour Suprême déclara inconstitutionnels des éléments essentiels du New Deal de
Franklin D. Roosevelt au motif que le Congrès avait outrepassé ce que les juges considéraient être l'étendue du pouvoir fédéral. Le rôle de la Cour devint
une question politique disputée pour la population parallèlement à la réaffirmation par les partisans du New Deal du droit du peuple à décider quand
et comment la Constitution autorise l'État fédéral à aborder les difficultés sociales et économiques graves. Tout comme son cousin et prédécesseur à la
Maison Blanche, FDR6 plaida sa cause en se fondant directement sur l'héritage du constitutionnalisme populaire. Il soutenait que « la Constitution des
États-Unis est un document pour les profanes, et non un contrat pour les avocats ». Bien que l'attaque la plus ouverte de Roosevelt à l'encontre de la
Cour _ son plan de fournée de juges _ n'ait pas recueilli un large soutien, sa victoire définitive résulta du changement de comportement des juges qui
acceptèrent le second New Deal en 1937, ce qui rendit toute pression supplémentaire inutile. Grâce à une conjugaison de facteurs alliant un
changement dans les votes et le renouvellement des membres, la Cour abandonna des éléments clés de sa jurisprudence de l'ère Progressiste7 : un
nouveau compromis se fit jour, définissant des frontières plus durables pour une suprématie judiciaire assagie ainsi qu'un constitutionnalisme populaire
renaissant.

Le compromis du New Deal _ qui établit une frontière entre les questions constitutionnelles déterminant l'étendue du pouvoir fédéral (du ressort de la
politique) et certaines catégories de droits individuels (contrôlées par les juges) _ dura près de soixante ans, de la fin des années trente au milieu des
années quatre-vingt-dix. Les Cours Suprêmes présidées par Warren et Burger, qui siégèrent de 1954 à 1986, étaient sans aucun doute « activistes », en ce
sens qu'elles utilisèrent le contrôle de constitutionnalité pour écarter l'application d'un grand nombre de lois, mais leur activisme demeura largement à
l'intérieur des frontières tracées après 1937. Tout en pesant sur les questions relatives aux droits individuels, ces Cours respectèrent l'espace réservé au
constitutionnalisme populaire à l'époque du New Deal et laissèrent à la politique les questions relatives à l'étendue du pouvoir fédéral.

Cependant, les juges des Cours Warren et Burger, peut-être de façon involontaire, enclenchèrent un processus de fragilisation de ce compromis
constitutionnel. En effet, à l'intérieur de la sphère limitée de compétence juridictionnelle établie à l'époque du New Deal, ils réalisèrent des
changements immenses. Lorsque les partisans du New Deal préconisaient un système de contrôle de constitutionnalité à deux niveaux, ils estimaient
probablement que le rôle de protection des droits individuels par les juridictions demeurerait minime _ ce qui constituait une attente raisonnable à la
lumière de l'expérience antérieure. Mais à partir de sa décision de 1954, Brown v. Board of Education, la Cour Suprême montra ce qu'un pouvoir
judiciaire ambitieux était capable d'accomplir, même à l'intérieur de ce domaine ainsi délimité à l'avance. Compromis constitutionnel ou non, des
décisions audacieuses sur des questions telles que la race, le sexe, l'avortement, la prière à l'école, les droits des accusés en matière pénale et la peine
de mort n'allaient pas passer inaperçues.

Il est possible que les oppositions à ces décisions aient contribué à ce que la Cour se retire de certains domaines, mais elles l'incitèrent également à
réaffirmer avec force sa suprématie. L'exemple le plus célèbre en cette matière date de 1958, lorsque l'Arkansas et d'autres États du Sud tentèrent de
désobéir à la décision de la Cour imposant la mise en oeuvre de la déségrégation scolaire. La décision Cooper v. Aaron fut signée par les neufs juges qui,
dans un jugement extraordinaire, soutenaient que les États étaient tenus de se conformer aux décisions de la Cour, tout en maintenant que Marbury
avait « proclamé le principe fondamental que le pouvoir judiciaire fédéral est suprême dans l'interprétation de la Constitution » et que cette idée « n'a
jamais cessé d'être tenue par la Cour et par le pays comme la caractéristique permanente et indiscutable de notre système constitutionnel ».

Évidemment, Marbury n'avait rien dit de tel. Et malgré les efforts incessants de la Cour en ce sens, la suprématie judicaire n'avait jamais non plus été
acceptée en tant que doctrine constitutionnelle. Les juges auteurs de Cooper faisaient moins le constat d'une vérité qu'ils ne l'inventaient et, malgré la
décision peu enthousiaste de l'Administration Eisenhower d'envoyer des troupes à Little Rock pour faire appliquer la décision de la Cour, la
proclamation de la suprématie judiciaire en matière d'interprétation provoqua à l'époque un scepticisme considérable.

Mais le fait marquant est le suivant : après la décision Cooper v. Aaron, l'idée de la suprématie judiciaire semble avoir été progressivement acceptée. Les
décisions rendues par la Cour furent toujours fréquemment controversées. Il arriva que des législatures d'États fédérés adoptent des lois dont elles
savaient pertinemment que la Cour les déclarerait inconstitutionnelles, et la mise en oeuvre des décisions les plus controversées des juges _ telles que
celles relatives à l'avortement ou à la prière à l'école _ fut délibérément négligente en de nombreux endroits. Mais au cours des années soixante, ces

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incidents de non-respect commencèrent à prendre la forme de protestations plutôt que celle de revendications relatives à la suprématie de la Cour en
matière d'interprétation. La dénégation de l'autorité de la Cour Suprême dans la définition du droit constitutionnel sembla disparaître en grande
partie.

Pendant les années quatre-vingt, la plupart des protestations relatives à des questions constitutionnelles étaient dirigées vers la Cour en tant que telle,
plutôt que contre ses décisions, et l'acceptation de la suprématie judiciaire sembla devenir la règle. Plutôt que de refuser aux juges la suprématie, les
opposants envisagèrent de modifier la législation en modifiant la composition de la Cour par de nouvelles nominations. L'enjeu du processus de
désignation augmenta, entraînant des luttes déplaisantes comme celles qui se produisirent à l'occasion des désignations de Robert Bork ou de
Clarence Thomas.

Il n'est pas facile d'expliquer cette évolution assez surprenante. Il ne fait aucun doute qu'un des facteurs fut le scepticisme général à l'égard du
gouvernement par le peuple, qui devint caractéristique de la pensée occidentale après la Deuxième Guerre mondiale. L'empressement apparent avec
lequel les masses adhérèrent au fascisme et au communisme en Europe entama la foi des intellectuels en ce que, dans les années cinquante, le
politiste Robert Dahl qualifiait avec dérision de « démocratie populiste ». Le nouveau courant de pensée, associé très étroitement à Dahl et à Joseph
Schumpeter, critiquait l'idée que la politique démocratique puisse servir de moteur au développement de valeurs essentielles et la présentait au
contraire comme une concurrence intéressée entre des groupes d'intérêt (bien que Dahl lui-même ne fut jamais très enthousiaste à l'égard de la Cour
Suprême, le fait qu'il réduisit au début de sa carrière la politique démocratique à des négociations entre divers groupes d'intérêt fut utilisé par les
partisans d'une Cour plus autoritaire, pour lesquels il s'agissait de l'espace au sein duquel le raisonnement pourrait l'emporter sur la négociation et les
principes sur les intérêts). Une conception aussi défavorable de la politique électorale favorisa la défense du processus juridictionnel en tant que cadre,
par comparaison plus propice à la préservation des engagements constitutionnels, et à la poursuite du débat moral considéré par tous comme un
aspect crucial du gouvernement démocratique. C'est ainsi que naquit la notion singulière de pouvoir judiciaire en tant que « forum de principe ».

Un autre facteur plus proche de nous, et plus singulier encore, qui contribua à faire accepter la suprématie judiciaire fut la Cour Warren elle-même _
une Cour activiste libérale qui, pour la première fois dans l'histoire américaine, autorisa les progressistes à considérer le pouvoir judiciaire comme un
allié plutôt que comme un ennemi. Les conservateurs n'avaient jamais été confrontés à un tel problème. Ils n'avaient jamais cessé depuis la période
Fédéraliste d'être favorables à ce que le pouvoir judicaire possède une autorité importante, incluant la suprématie judiciaire, et il continua d'en être
ainsi après que Warren fut nommé président de la Cour Suprême. Selon eux, le problème de la Cour Warren était tout simplement que les décisions
qu'elle rendait n'étaient pas bonnes. Leurs protestations visaient les interprétations sur le fond des juges libéraux qui, selon eux, se servaient de façon
déloyale de la Constitution comme d'une couverture pour s'occuper de questions qui n'étaient pas en réalité abordées par le droit constitutionnel. Peu
de conservateurs refusaient le contrôle de constitutionnalité, et presque tous étaient en faveur de la suprématie judiciaire en matière constitutionnelle,
telle qu'ils la comprenaient et l'interprétaient. Ainsi, par exemple, ils continuaient à soutenir que la Cour qui siégeait à l'époque du New Deal avait eu
tort d'abandonner son contrôle sur les limites du pouvoir fédéral.

Les libéraux eurent davantage de mal à se positionner par rapport à la Cour Warren. En effet, alors même qu'ils étaient fortement convaincus de la
qualité au fond des décisions de la Cour, leurs professeurs et leurs idoles avaient mené l'opposition contre la Cour de l'ère Progressiste, et la plupart
d'entre eux avaient choisi de dévouer leur carrière à l'idée que les juridictions sortaient de leur rôle dès qu'elles interféraient avec la volonté du peuple.
Des innovations jurisprudentielles telles que Brown, Miranda et Roe8 mirent à l'épreuve de façon déchirante le traditionnel engagement des libéraux
en faveur de la limitation du pouvoir judiciaire.

Tandis que l'activisme de la Cour Warren atteignait son apogée au milieu des années soixante, une nouvelle génération de chercheurs libéraux
abandonna son opposition aux juridictions et prit le contre-pied de la tradition libérale en adhérant à une philosophie favorable à une large autorité du
pouvoir judiciaire. Il en résulta _ de nouveau pour la première fois dans l'histoire américaine _ un accord entre conservateurs et libéraux sur le principe
de la suprématie judiciaire. Ils continuèrent à ne pas être d'accord sur le domaine qui devait être le sien et plus encore sur les techniques appropriées
d'interprétation des juges. Mais les libéraux comme les conservateurs estimaient normal que le pouvoir d'interprétation soit confié aux juges et que
leurs interprétations soient définitives et obligatoires. L'idée du constitutionnalisme populaire s'évanouit et la suprématie judiciaire en vint à accaparer
aussi bien la théorie que le discours constitutionnel.

Qui plus est, ce principe n'était plus limité au domaine restreint des droits individuels _ au moins selon la Cour. Telle qu'elle était exprimée par les juges,
la suprématie de la Cour en matière d'interprétation constitutionnelle devait être comprise comme sans réserve, applicable également à toutes les
questions de droit constitutionnel. Dans les faits, le comportement de la Cour ne correspondit cependant pas à cette revendication ambitieuse,
puisque (ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer) les Cours présidées par Warren et Burger continuèrent de se conformer au compromis du New
Deal en laissant le plus souvent les organes politiques libres de déterminer l'étendue de leur propre autorité en matière constitutionnelle.

Il en résulta un fossé manifeste entre l'étendue théorique de la suprématie judiciaire et sa pratique. Peu de temps après, de très nombreuses études
émergèrent pour expliquer la construction postérieure au New Deal du contrôle de constitutionnalité, mais des tensions subsistaient à un profond
niveau intellectuel. Ceux qui s'inquiétaient de ses conséquences politiques s'attachèrent à l'apparente fracture entre une Constitution, censée être
soumise à la surveillance des juges, et la pratique, consistant à laisser les institutions politiques se charger de résoudre les questions relatives aux
limites de la Constitution. Au cours de ces dernières années, ce groupe a été constitué approximativement de conservateurs insatisfaits de ce qui
apparaissait à leurs yeux comme une expansion injustifiée de l'autorité de l'État fédéral. Ils recherchèrent de plus en plus une solution sous la forme
d'une application plus agressive par le pouvoir judiciaire des limites au pouvoir du Congrès. A la fin des années quatre-vingt, cinq d'entre eux _ William
Rehnquist, Sandra Day O'Connor, Antonin Scalia, Anthony Kennedy, et Clarence Thomas _ siégeaient à la Cour Suprême.

La Cour Suprême a en conséquence radicalement modifié sa pratique, la Cour présidée par Rehnquist allant au bout du raisonnement de la théorie du
pouvoir judiciaire élaborée par ses prédécesseurs. Tout en réaffirmant la suprématie judiciaire en matière de droits individuels, la Cour qui siège à
l'heure actuelle est allée au-delà des Cours Warren et Burger, en abandonnant ou en rétrécissant le champ d'application des doctrines qui servirent
après 1937 à limiter l'autorité de la Cour dans d'autres domaines _ déclarant inconstitutionnelles des lois adoptées par le Congrès à un rythme bien plus
important qu'aucune autre Cour dans toute l'histoire américaine. De plus, la nouvelle jurisprudence est explicitement fondée sur l'affirmation que les
juges, et eux seuls, sont en dernier ressort maîtres de l'interprétation de la Constitution. Ainsi, le président de la Cour Suprême déclara récemment qu'«
il ne fait aucun doute que les organes politiques ont un rôle à jouer, mais depuis Marbury cette Cour a toujours été l'interprète ultime du texte
constitutionnel ».

Par le passé, lorsqu'ils se sont trouvés face à des Cours aussi actives, les Américains ont toujours réaffirmé leur droit, ainsi que leur responsabilité, en tant
que citoyens républicains, à déterminer en dernier ressort ce que la Constitution signifie. Sommes-nous toujours prêts à revendiquer notre privilège en
matière de contrôle du sens de la Constitution ?

À écouter le débat politique contemporain, la réponse est certainement négative. Pourquoi sinon le processus de nomination serait-il devenu si
essentiel ? Les libéraux comme les conservateurs luttent autant parce que les deux camps sont persuadés que, une fois en fonction, les juges auront le
pouvoir de décider une fois pour toutes et, ce qui est plus important, devraient avoir ce pouvoir. Le triomphe de l'autorité des juridictions est encore
plus manifeste si l'on observe la disparition presque complète de toute remise en question par l'opinion publique de la suprématie des juges en
matière de droit constitutionnel. À l'exception d'une poignée d'universitaires bougons, à peu près tout le monde est disposé de nos jours à accepter

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que le dernier mot appartienne à la Cour _ et ceci, semble-t-il, quelle que soit la question, quoi que décident les juges, et quelle que soit la couleur
politique de la Cour. Pour identifier la conscience dominante aujourd'hui, il suffit de se tourner vers le Sénateur Patrick Leahy qui, au sein du Congrès,
est censé être le chef de l'opposition Démocrate à la Cour. Bien qu'il conteste souvent les décisions rendues par les juges, le Sénateur Leahy s'astreint à
épurer ses discours de tout indice portant à penser qu'il vise à remettre en question l'autorité de la Cour en tant qu'arbitre ultime du droit
constitutionnel. Selon ses propres termes, « en tant que membre du barreau de la Cour, en tant que Sénateur des États-Unis, en tant qu'Américain, je
respecte bien sûr les décisions de la Cour Suprême... comme constituant l'interprétation définitive de notre Constitution, que je sois d'accord avec elles
ou non ».

« Bien sûr » ? Quoi que l'on puisse penser par ailleurs d'une telle opinion, elle témoigne d'un profond changement d'idées par rapport au passé. A un
moment ou à un autre au cours de ces vingt-cinq dernières années, l'histoire constitutionnelle a été remaniée _ révolutionnée même _ afin d'en faire
une histoire du triomphalisme judiciaire. Le monopole de la Cour Suprême en matière d'interprétation constitutionnelle est aujourd'hui décrit comme
inévitable, comme quelque chose qui devait arriver et qui nous a sauvés de nous-mêmes. Tout ce qui a trait dans l'histoire à l'autorité des juridictions est
privilégié, tandis que l'opposition aux tendances autoglorificatrices de la Cour est ignorée, étouffée ou discréditée.

La décision Bush v. Gore est un exemple révélateur de l'importance du changement opéré. Il n'est pas nécessaire de prendre parti sur le fond de l'affaire
pour voir que le consentement de l'opinion publique à la décision de la Cour ne résulte pas de l'indifférence générale, et encore moins d'un consensus
politique. Seule l'acceptation de la revendication par la Cour de son autorité en l'espèce peut expliquer le silence qui suivit. Il suffit de comparer cette
affaire avec celle de 1876, qui offre l'exemple d'une impasse identique, lorsque Samuel Tilden eut davantage de voix au niveau national, mais que
l'élection fut remportée par Rutherford B. Hayes à l'issue d'un vote constesté au sein du collège des grands électeurs. Confrontés à la possibilité d'une
résistance populaire massive, la controverse fut finalement résolue par une commission politique ad hoc composée de représentants des trois pouvoirs.
D'une manière significative, à l'époque de cette précédente élection, personne _ que ce soit au sein ou à l'extérieur de la Cour _ ne songea même à
tenter de résoudre le conflit devant les tribunaux, ce qui était largement dû au fait que la moitié du pays en faveur du perdant ne serait pas resté là
passivement sans rien faire et n'aurait pas permis aux juges de déterminer l'issue de l'élection.

En outre, la réaction à Bush v. Gore est révélatrice d'autre chose. Il est possible qu'une majorité au sein du pays soutienne la Cour présidée par
Rehnquist. Cela n'expliquerait pas pour autant pourquoi tous ceux qui ne l'approuvent pas, voire même pas du tout, se sentent cependant obligés
d'accepter passivement les décisions de la Cour en attendant que les juges décèdent ou prennent leur retraite, dans l'espoir qu'ils soient remplacés par
d'autres aux opinions plus proches des leurs. Cela n'expliquerait pas non plus pourquoi quelqu'un comme Patrick Leahy pense qu'il est de son devoir, «
en tant qu'Américain », d'affirmer que les décisions de la Cour Suprême fixent le droit constitutionnel, même si lui ou d'autres sont convaincus qu'elles
sont erronées.

Qu'est-ce qui expliquerait une telle situation ? Le développement de l'autorité des juridictions au cours des dernières décennies du XXe siècle ne fut
imposé ni par la logique, ni par des preuves, ni par l'histoire, ni par le droit. Il s'agit uniquement, ainsi que Richard Parker l'exposa dans son ouvrage
intitulé Ici le peuple gouverne, d'un changement dans les sensibilités. La sensibilité dominante chez les avocats, les juges, les chercheurs et même les
hommes politiques devint (pour reprendre le terme utilisé par Parker) l'« antipopulisme », c'est-à-dire une sensibilité en proie à la peur de ce que les
citoyens ordinaires pourraient autoriser ou inciter les acteurs politiques à faire. La sensibilité antipopuliste moderne présume que les hommes
ordinaires sont stupides et irresponsables dès qu'il s'agit de politique : intéressés et non empreints de sens civique, arbitraires et non guidés par des
principes, impulsifs et étroits d'esprit et non réfléchis ou logiques. Les individus ordinaires sont en réalité tels des enfants. Et tels des enfants, les
individus ordinaires sont vulnérables et facilement manipulables. Il en résulte que la politique ordinaire, ou peut-être devrions-nous dire la politique
faite par des individus ordinaires, n'est pas seulement stupide mais assurément dangereuse.

Il n'est dès lors pas surprenant que ceux qui ont ce type de convictions au sujet des individus ordinaires s'orientent vers quelque chose comme la
suprématie judiciaire. Concevant la politique démocratique comme inquiétante et menaçante, il leur semble évident qu'il est nécessaire de trouver
quelqu'un pour limiter ses pulsions inconstantes, quelqu'un qui soit moins sensible à la démagogie que les masses et moins enclin à l'imprévoyance. Il
s'agit ni plus ni moins d'un retour à l'ultra-Fédéralisme. Et, à l'instar des ultra-Fédéralistes des années 1790, les commentateurs modernes en sont venus
à concevoir la Constitution uniquement à travers le prisme de l'opposition de la majorité, en tant que protection contre la tyrannie de la majorité _
comme s'il s'agissait d'une évidence en soi, comme si une Constitution ne pouvait rien être d'autre.

D'autres commentateurs ont également constaté que le soutien dont bénéficie la suprématie judiciaire de nos jours est fondé sur des idées
profondément antidémocratiques : des idées qui reposent moins sur des faits empiriques ou un raisonnement logique que sur l'intuition et l'hypothèse.
Mark Tushnet indique une « peur du vote profondément ancrée » chez les intellectuels contemporains et suggère qu' « ils sont plus enthousiastes à
l'égard du contrôle de constitutionnalité qu'ils ne devraient l'être au vu de l'expérience récente, parce qu'ils ont peur du peuple ». Jack Balkin décrit une
« sensibilité progressiste » dominante constituée d'« élitisme, de paternalisme, d'autoritarisme, de naïveté, d'un respect déplacé pour les "meilleurs et
les plus intelligents", d'un isolement par rapport aux préoccupations des individus ordinaires, d'un sentiment de supériorité exagéré vis-à-vis des
individus ordinaires, d'un mépris pour les valeurs du peuple, d'une peur de l'autorité populaire, d'une confusion entre les connaissances factuelles et
morales, et d'un orgueil méritocratique démesuré ». Roberto Unger identifie « le malaise à l'égard de la démocratie » comme étant l'un des « sales
petits secrets de la vision contemporaine des droits ».

Ceux qui s'imaginent être la cible de telles critiques sont susceptibles de s'indigner à la lecture de ces connotations péjoratives, choisissant de présenter
leur opinion au sujet de la politique ordinaire au moyen de termes plus aimables et modérés. Mais l'argument essentiel ne serait ni repoussé, ni
désavoué : que le droit constitutionnel est motivé par la conviction que l'exercice de la politique par le peuple est par nature dangereux et arbitraire ;
que la « tyrannie de la majorité » est une menace qui sévit partout ; qu'un ordre constitutionnel démocratique est par conséquent précaire et très
vulnérable ; et qu'il est nécessaire de prévoir des freins externes puissants sur la politique de peur que l'ensemble ne s'écroule.

Les contresens qui sont constamment faits à propos de la période de l'élaboration de la Constitution illustrent ce type de scepticisme à l'égard du
peuple et de la démocratie. Ces interprétations se concentrent exclusivement sur les déclarations qui font état de craintes à l'égard des majorités
populaires et ne voient même pas le thème plus important, plus répandu, à la gloire de l'essor de l'autorité populaire. Le « culte de la Cour Suprême »
ainsi que l'autosatisfaction qui accompagne même les plus manifestes des interférences du pouvoir judiciaire dans le domaine de la politique
l'illustrent aussi.

Une méfiance profonde à l'égard du gouvernement par le peuple et des assemblées de représentants est, en fait, une des rares convictions (peut-être la
seule conviction) communes à la droite et à la gauche aujourd'hui. La droite préfère la main invisible du marché _ décentralisée, spontanée et
désordonnée _ à un corps au sein duquel sont effectués des choix réfléchis sur la façon de gouverner. Pendant ce temps, du côté de la gauche, on nous
présente la « démocratie délibérative », une théorie selon laquelle l'autorité populaire n'est légitime que si des conditions préalables strictes sont
satisfaites : des conditions préalables dont il se trouve justement qu'elles ne peuvent être remplies que par des organes restreints très éloignés de
l'exercice d'un contrôle direct par le peuple. Et maintenant nous assistons à la naissance de l'économie behavioriste, qui attire au moins certains
praticiens parce qu'elle leur permet de « prouver » à quel point on ne peut attendre des individus ordinaires qu'ils agissent de façon rationnelle et à
quel point ils ont besoin de s'en remettre davantage à des experts et à des spécialistes.

L'objectif n'est pas de démontrer que les chercheurs contemporains souhaitent supprimer la démocratie ou qu'ils désirent secrètement l'instauration

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d'une autre forme de gouvernement. Il n'est pas non plus de démontrer qu'ils haïssent les individus ordinaires. Mais Parker a raison lorsqu'il explique
que la plupart des commentateurs contemporains partagent une même sensibilité, considérant comme naturels divers stéréotypes peu flatteurs
relatifs aux individus ordinaires, ainsi que leur prédisposition à commettre des actes d'injustice.

Ces doutes profonds à l'égard des citoyens ordinaires expliquent pourquoi les intellectuels modernes sont si inquiets des risques associés au
gouvernement populaire et pourquoi ces risques paraissent si imminents à leurs yeux. Leurs inquiétudes les amènent logiquement à résoudre les
controverses portant sur la structure appropriée des institutions démocratiques en favorisant des solutions qui minimisent ou compliquent la
participation populaire. Selon eux, il s'agit tout simplement d'être « réalistes », et c'est cette sensibilité qui explique pourquoi la question de la
suprématie judiciaire apparaît à autant d'entre eux facile et évidente.

La conclusion inverse paraît tout aussi facile et évidente à ceux dont la sensibilité est différente. Sans une raison valable de croire que les autres
membres de la société abordent les questions en étant moins de bonne foi que nous _ et le fait que nous n'adhérons pas aux conclusions auxquelles ils
parviennent n'est pas en soi une raison valable _ nous ne disposons d'aucun fondement nous permettant de présupposer que « nous » avons raison,
tandis qu'« ils » ont besoin de discipline et de contrôle.

Il convient encore une fois de faire attention à ne pas exagérer le raisonnement. De même que les partisans de la suprématie judiciaire n'ont pas
secrètement hâte de rétablir la monarchie, leurs opposants ne rêvent pas d'un modèle idyllique de démocratie directe athénienne. Ils reconnaissent la
nécessité de la représentation et ne s'opposent pas à des arrangements institutionnels visant à ralentir la politique (par exemple, la séparation des
pouvoirs). Toutefois, il existe une différence qualitative entre des contraintes politiques comme le bicaméralisme ou le droit de veto, et un système de
suprématie judiciaire. Il s'agit de la différence entre des freins qui réagissent directement à l'énergie produite par la politique et ceux qui n'y réagissent
qu'indirectement ; entre des freins qui opèrent explicitement de l'intérieur de la sphère de la politique ordinaire et ceux qui sont présentés comme
opérant de l'extérieur et sur cette sphère.

On reconnaît là, évidemment, un conflit très ancien. Dans un essai rédigé sous la forme d'un dialogue entre deux personnages, « Républicain » et « Anti-
Républicain », publié en 1792, James Madison posait la question suivante : « qui sont les meilleurs gardiens des libertés du peuple ? », à laquelle
Républicain répondait que « le peuple lui-même » constituait le dépositaire le plus sûr _ Madison rétorquant pour Anti-Républicain que : « le peuple est
stupide, suspect, licencieux » et « ne peut pas sans danger se faire confiance à lui-même ». Toujours selon Anti-Républicain, « aussi extraordinaire que
cela puisse paraître, plus l'État est rendu indépendant du peuple et hostile à son égard, plus les droits et les intérêts de ce dernier sont protégés ».

Les mêmes arguments furent repris soixante ans plus tard par Martin Van Buren, en 1857, dans son ouvrage intitulé Recherche sur l'origine et l'évolution
des partis politiques aux États-Unis. À l'instar de Madison, Van Buren expliquait que la politique américaine avait toujours été déterminée par une lutte
entre deux grands principes, qualifiés par Van Buren de « démocratie » et d' « aristocratie » et décrits en fonction de l'attrait qu'ils exercaient sur ceux
qui « respectent réellement le peuple » et ceux qui entretiennent « une méfiance sans limite... à l'égard des capacités et des intentions du vaste corps
de nos concitoyens ». Van Buren partageait l'hostilité de Madison envers la pulsion aristocratique et il n'avait pas tort et ne se méprenait pas quand il
constatait que ces deux points de vue persistaient, et que leur opposition traversait encore la vie politique.

En deux mots, les partisans de la suprématie judiciaire sont les aristocrates d'aujourd'hui. Il est possible de l'affirmer sans être désobligeant, puisqu'il
s'agit seulement d'établir un lien entre les défenseurs de l'autorité des juridictions et cette tendance de la pensée américaine qui a toujours été
préoccupée avant toute chose par « les excès de la démocratie ». Les aristocrates d'aujourd'hui ne souhaitent vraisemblablement pas plus instaurer un
ordre héréditaire que ne le souhaitaient Alexander Hamilton, le Gouverneur Morris ou Joseph Story. Mais, tout comme ces prédecesseurs, ils abordent
le problème de la gouvernance démocratique à partir d'une position profondément ambivalente : attachés à l'idée de l'autorité du peuple, ils font
néanmoins preuve de pessimisme et de crainte à l'égard de ce qui pourrait en découler et tiennent à diluer les risques en prévoyant des garanties
supplémentaires.

Parallèlement, les démocrates d'aujourd'hui ne s'intéressent pas moins aux droits individuels que leurs prédecesseurs : Jefferson, Madison et Van Buren.
Mais, tout comme ces derniers, ceux qui possèdent une sensibilité démocratique ont davantage confiance en la capacité de leurs concitoyens à
gouverner de façon responsable. Ils entrevoient des risques mais ne sont pas convaincus que ces risques justifient que le contrôle par le peuple soit
limité au moyen de procédés ouvertement antidémocratiques. Par le passé, les aristocrates et les démocrates se sont opposés sur des questions telles
que le pouvoir exécutif ou le fédéralisme. Aujourd'hui, le conflit s'est cristallisé sur la suprématie judiciaire et il en a été ainsi pendant presque tout le
XX e siècle.

La différence est qu'aujourd'hui, les forces de l'aristocratie semblent avoir pris l'avantage, ce qui n'a jamais été le cas auparavant. Ceux pour qui la peur
de la démocratie était d'une importance primordiale ont toujours existé par le passé, mais leur point de vue était minoritaire. La plupart des Américains
refusaient de céder leur maîtrise de la Constitution à ce que Van Buren condamnait comme étant « la vision égoïste et étroite d'une oligarchie judiciaire
». Il semble cependant qu'un demi-siècle de scepticisme constant de la part des intellectuels et des faiseurs d'opinion, à la fois à droite et à gauche, ait
laissé des traces : le public semble avoir aujourd'hui accepté leur appréciation pessimiste de la capacité du peuple à résoudre les questions portant sur
le sens de la Constitution.

Les questions que les Américains doivent se poser sont celles de savoir si cette situation leur convient véritablement, s'ils partagent cette absence de
confiance en eux-mêmes et en leurs concitoyens, ou s'ils sont prêts à assumer encore une fois l'ensemble des responsabilités attachées à l'auto-
gouvernement. Et ne vous-y trompez pas : ce choix nous appartient. La Constitution ne le fait pas à notre place. Ni l'histoire, ni la tradition, ni le droit.
Nous pouvons choisir, ce choix étant, selon l'appellation de Sanford Levinson, une question de « foi constitutionnelle », d'abandonner tout contrôle à la
Cour, d'en faire la gardienne platonique des valeurs constitutionnelles. Ou alors nous pouvons choisir de conserver cette responsabilité, tout en laissant
la Cour nous représenter dans la prise de décision. Dans les deux cas, c'est nous qui choisissons.

En définitive, pour contrôler la Cour Suprême, nous devons tout d'abord revendiquer nous-mêmes nos droits sur la Constitution. Cela implique de
désavouer publiquement les juges qui déclarent qu'eux seuls, et non le peuple, possèdent l'autorité suprême en matière d'interprétation
constitutionnelle. Cela implique de blâmer publiquement les hommes politiques qui soutiennent qu'« en tant qu'Américains » nous devrions nous
incliner docilement devant la Cour Suprême quoi qu'elle décide. Cela implique de refuser de se laisser détourner par des arguments visant à démontrer
que le droit constitutionnel est trop complexe ou trop difficile pour les citoyens ordinaires. Le droit constitutionnel est en effet complexe, parce que la
légitimation de l'autorité des juridictions a fourni au système judiciaire une excuse pour accentuer les exigences techniques du droit et des
raisonnements juridiques qui ont nécessairement abouti à compliquer les choses. Mais cette complexité a été l'oeuvre de la Cour pour la Cour et est
elle-même un produit de la judiciarisation du droit constitutionnel. En reconquérant la Constitution, nous reconquérons l'héritage de la Constitution
en tant que, selon les termes de Franklin D. Roosevelt, « instrument de gouvernement pour les profanes » et non « contrat pour les avocats ». Par-dessus
tout, cela implique de soutenir que la Cour Suprême est notre serviteur et non notre maître : un serviteur dont le sérieux et les connaissances méritent
beaucoup d'égards mais qui, en fin de compte, est censé céder devant nos jugements sur le sens de la Constitution plutôt que l'inverse.

Nous ne pouvons accomplir ceci que si nous sommes prêts à faire appel aux types d'instruments utilisés par nos ancêtres pour maîtriser les juges. La
Constitution autorise d'innombrables réactions politiques à l'encontre d'une Cour qui irait trop loin : les juges peuvent être empêchés, le budget de la
Cour peut être réduit de façon radicale, le Président peut ne pas tenir compte de ses injonctions, le Congrès peut, quant à lui, réduire sa compétence,
diminuer ou augmenter le nombre de ses membres, lui confier de lourdes nouvelles responsabilités, ou encore réviser ses procédures. Ces moyens sont

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disponibles et ont été utilisés très efficacement en cas de nécessité _ utilisés, devrions-nous préciser, non pas par des dirigeants peu honorables ou
ratés, mais par certains de nos Présidents les plus admirés, tels que Jefferson, Jackson, Lincoln et Franklin D. Roosevelt.

Que le simple fait d'évoquer de telles possibilités fasse de nos jours frémir les avocats et les spécialistes du droit ne fait que révéler une fois de plus à
quel point les choses ont changé. Il n'est évidemment pas question de faire appel à la légère à ces réactions politiques. Mais comme le démontre
l'histoire, le fait de bien faire comprendre que nous sommes capables, et que nous devrions punir une Cour qui irait trop loin, recèle une grande ironie :
c'est en ce cas qu'il ne sera presque jamais nécessaire de le faire. Car, ainsi que Madison et d'autres partisans de la théorie départementaliste l'avaient
compris dès les années 1790, il y a fort à parier qu'une Cour répugnant à prendre des risques et potentiellement vulnérable, adaptera son
comportement aux signes d'agitation populaire émis par l'intermédiaire des autres organes de l'État.

Le fait d'opérer ce changement n'entraînerait pas de modifications majeures dans l'exercice quotidien de la fonction de juger. Il y aurait toujours des
conclusions, des plaidoiries, des précédents et des opinions, et le métier de juge à la Cour Suprême serait toujours sensiblement le même que par le
passé. Ce qui changerait vraisemblablement serait les attitudes des juges ainsi que leur conceptions d'eux-mêmes à l'occasion de leur tâches
quotidiennes. En réalité _ bien que l'analogie ne soit pas à prendre au pied de la lettre _ les juges à la Cour Suprême finiraient par se voir par rapport à
la population de la même façon que les juges des cours inférieures se voient par rapport à la Cour Suprême : la responsabilité d'interpréter la
Constitution de leur mieux pèse sur eux, mais ils sont conscients qu'il existe quelque part une autorité supérieure possédant le pouvoir d'annuler leurs
décisions _ qui plus est une autorité réelle, pas un quelconque « peuple » abstrait qui exprima sa volonté une fois, il y a deux cents ans, puis disparut. La
possibilité concrète de voir ses décisions annulées par cette autorité serait peut-être limitée, mais le sentiment de responsabilité ainsi créé, allié à un
désir naturel d'éviter toute controverse et de protéger l'institution de la Cour, modifierait immanquablement la dynamique de la prise de décision. C'est
précisement ceci qui explique à la fois comment la Cour Suprême a, historiquement, su tirer profit de son autorité même sans avoir recours à la
suprématie judiciaire et pourquoi il n'y a eu des crises qu'à l'occasion de situations dans lesquelles une Cour suffisante, affirmant qu'elle était suprême,
faisait trop peu de cas de l'opinion publique.

1 – (1) Larry Kramer est titulaire de la chaire Richard E. Lang et doyen de la Law School à l'Université de Stanford. Cet article, publié dans le numéro de
février-mars 2004 de la Boston Review, est extrait de son ouvrage The People Themselves : Popular Constitutionalism and Judicial Review, Oxford
University Press, 2004. Traduit de l'américain et annoté par Valentine Fouache, doctorante à l'Université Paris II.
2 – (2) Terme désignant les quatre mesures adoptées en 1798 par le Congrès dans le contexte du conflit latent opposant les États-Unis à la France. La
première augmenta de 5 à 14 ans la période de résidence nécessaire pour pouvoir prétendre à la citoyenneté américaine ; la seconde autorisa le
Président à expulser les étrangers considérés comme subversifs ; la troisième autorisa le Président, en temps de guerre, à arrêter et emprisonner tout
sujet d'une puissance ennemie résidant aux États-Unis ; et la dernière interdit à toute personne, y compris les citoyens américains, de comploter de
s'opposer à l'application d'une loi ou de participer à tout rassemblement à but insurrectionnel (note du traducteur).
3 – (3) Titre donné aux quatre-vingt-cinq essais sur le gouvernement, favorables à la ratification de la Constitution, publiés sous le pseudonyme Publius
dans les journaux new-yorkais entre le 27 octobre 1787 et le 28 mai 1788. Alexander Hamilton en rédigea cinquante-et-un, James Madison vingt-six, et
John Jay cinq. Les trois restants furent co-écrits par tous ces auteurs (note du traducteur).
4 – (4) Équivalents des arbres de la liberté, les poteaux de la liberté symbolisaient à l'époque de la Guerre d'Indépendance la résistance des Américains
au pouvoir des agents de la Couronne britannique de collecter les impôts. Dans les années qui suivirent, ils devinrent plus généralement des symboles
de résistance populaire (note du traducteur).
e
5 – (5) Les deux partis politiques américains à la fin du XVIII siècle étaient le parti Fédéraliste, favorable à un pouvoir fédéral fort, et le parti Républicain,
ou Démocrate-Républicain, favorable aux droits des États fédérés. Ce parti prit ensuite le nom de parti Démocrate. Le parti Fédéraliste disparut après la
guerre de 1812 qui opposa les États-Unis à l'Angleterre. Le parti connu aujourd'hui sous le nom de parti Républicain ne fut créé qu'en 1854 (note du
traducteur).
6 – (6) Période s'étendant de la fin de la Guerre de Sécession en 1865 au retrait des troupes fédérales des anciens États Confédérés en 1877 (note du
traducteur).
7 – (7) Franklin Delano Roosevelt (note du traducteur).
8 – (8) Période s'étendant de la dépression de 1893 à l'entrée en guerre des États-Unis dans la Première Guerre mondiale en 1917 (note du traducteur).
9 – (9) Il s'agit des décisions de la Cour Suprême Brown v. Board of Education of Topeka du 17 mai 1954 qui met fin à la ségrégation raciale, Miranda v.
Arizona du 13 juin 1966 qui oblige la police à fournir des informations relatives à leurs droits aux suspects au moment de leur arrestation, et Roe v. Wade
du 22 janvier 1973 qui oblige les États fédérés à autoriser l'avortement pendant le premier trimestre de grossesse (note du traducteur).

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