Unité-Progrès-Justice
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MINISTERE DE L’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR, DE LA RECHERCHE
SCIENTIFIQUE ET DE L’INNOVATION
(MESRSI)
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UNIVERSITE JOSEPH KI-ZERBO
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INSTITUT BURKINABE DES ARTS ET METIERS
(IBAM)
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Distinguer la RSE en fonction de sa finalité pour l’entreprise — stratégique ou non — peut être
un moyen d’avancer sur cette question. Cerner les contours de la RSE stratégique permet alors
de mieux comprendre les pratiques d’entreprise quant à leur responsabilité sociale, et le rôle
qu’elles lui assignent dans leur gouvernance.
Dans une première partie, nous revenons sur les définitions de la RSE qui, dans leur variabilité,
illustrent la difficulté à relier la RSE et la performance économique. Cette difficulté, que l’on
retrouve dans la théorie des parties prenantes, peut être dépassée en distinguant RSE défensive
et RSE stratégique. Dans une deuxième partie, nous nous centrons sur la RSE stratégique, dont
Porter et Kramer (2006) développent une première conceptualisation. Nous montrons qu’elle
est un moyen pour l’entreprise de différencier ses produits, d’accroître sa réputation, et de
mettre en place des barrières à l’entrée. La RSE stratégique ne se limite toutefois pas à la
captation de rentes de monopole. Elle participe aussi d’une nouvelle gouvernance d’entreprise,
dans un contexte marqué par le développement de formes organisationnelles d’entreprise qui
mettent en échec la gouvernance traditionnelle (troisième partie).
I. DEFINITION
Les définitions sont diverses et non harmonisées, l’entreprise ne peut devenir responsable et
s’engager dans le développement durable que si elle se transforme en profondeur : en élargissant
ses finalités, en adoptant des comportements plus éthiques et en acceptant un vrai débat sur
l’amélioration de notre modèle de développement.
1
L’expression « la responsabilité sociale de l’entreprise » couvre les responsabilités qu’ont les
entreprises envers les sociétés au sein desquelles elles sont basées et elles opèrent. Il est certain
que la RSE ne veut pas dire la même chose, tout le temps et pour tout le monde. Pour certains,
la RSE rejoint la responsabilité juridique ; pour d’autres, elle se rapporte à l’éthique ou au
comportement social responsable ; d’autres encore l’associent aux actions de charité ; alors
certains autres y voient une action de conscience sociale. En nous penchant sur le sens direct de
l’expression RSE, il s’avère que le terme de « responsabilité » n’est pas pris ici au sens d’«
obligation » puisque l’action est présumée « volontaire ». En plus, cette responsabilité sous-
tend un engagement de la part de l’entreprise, ce qui implique des conséquences sur elle-même
et sur autrui. L’entreprise ne peut devenir responsable et s’engager dans le développement
durable que si elle se transforme en profondeur : en élargissant ses finalités, en adoptant des
comportements plus éthiques et en acceptant un vrai débat sur l’amélioration de notre modèle
de développement.
Dans son livre vert publié en juillet 2001 la commission européenne en donne sa version : « le
concept de la responsabilité sociale des entreprises signifie essentiellement que celles-ci
décident de leur propre initiative de contribuer à améliorer la société et rendre plus propre
l’environnement(…) cette responsabilité s’exprime vis-à-vis des salariés et plus généralement
de toutes les parties prenantes (stakeholders) qui sont concernés par l’entreprise mais qui
peuvent, à leur tour, influer sur sa réussite » la responsabilité sociale d’une organisation fait
référence à des concepts philosophico-éthiques.
2
Sustainable Development (WBCSD)) définit la RSE comme étant : « L’engagement des
entreprises à adopter des comportements éthiques et à contribuer au développement
économique tout en améliorant la qualité de la vie des employés, de leurs familles ainsi que de
la communauté locale et de la société dans son ensemble. » (Field L., 2008).
Archie B. Carroll (1979) considère que la RSE correspond aux attentes qu’à un moment donné
la société a de l’entreprise aux niveaux économique, juridique, éthique et discrétionnaire.
Effectivement, l’entreprise est soumise de nos jours à de grandes pressions de la part de la
société : les actionnaires, les employés, les clients, les fournisseurs, les lois et les
réglementations, les groupements de la société civile, etc. En intégrant à ses objectifs le
développement durable (DD), l’entreprise finit par avoir une responsabilité illimitée de par les
innombrables responsabilités économique, sociale, et environnementale auxquelles elle est
confrontée (Joras M., Igalens J. et Mancy F., 2002). Le temps où la seule production
économique est attendue de la part de l’entreprise est révolu (Frederick Wc, Davis K., Poet J.,
1988). N’assistons-nous pas à un changement dans la nature de l’entreprise et ses
responsabilités ? Peut-on dire que l’entreprise s’est finalement dirigée vers le social de sorte
que l’intérêt public soit devenu son intérêt privé ? (Drucker P., 1957).
3
Respecter des principes de Wood (1991) « La signification de la responsabilité sociétale ne
déclinant au niveau peut être appréhendée qu’à travers l’interaction de
4
Le concept en tant que tel paraît être largement accepté. Il est diffusé à grande échelle et utilisé
par les universitaires et par les entreprises. Certains auteurs le trouvent néanmoins jusqu'à
présent confus, et ne manquent pas de le contester. Les différences dans les appréhensions
proviennent des divergences se rapportant à la définition de l’entreprise et à son rôle. Y a-t-il
une théorie universelle de l’entreprise ? Cette question nous conduit à nous interroger sur le but
des affaires et de tout système économique : Pourquoi l’entreprise existet-elle ?
Pour les libéraux, l’entreprise a des préoccupations économiques pures. La seule responsabilité
sociale de l’entreprise est de dégager autant que possible des profits aux actionnaires. Milton
Friedman est la référence la plus célèbre de ce courant. Pour résumer ses principales idées datant
de 1970, l’entreprise (business) ne peut pas avoir des responsabilités ; seules les personnes telles
que les propriétaires ou les dirigeants en ont. Ces derniers ont des responsabilités envers les
propriétaires qui les emploient dans le sens où ils doivent mener le travail comme ceux-ci le
désirent, travail qui se réduit à produire de l’argent autant que possible, tout en se conformant
aux règles de base de la société dictées par les lois et l’éthique. En tant que personne, le dirigeant
peut avoir des responsabilités, qu’il assume volontairement, envers sa famille et son pays. Il
peut délibérément verser une partie de son revenu pour des causes qu’il juge valables et il peut
tout à fait refuser de travailler pour le compte de certaines entreprises. Ainsi, il agit et dépense
sa propre énergie et son propre argent. Mais il ne peut nullement agir au nom de ses employeurs
et juger à leur place pour un intérêt social d’ordre général. Il est engagé dans l’entreprise pour
la diriger en tant qu’expert dans la gestion et non pas pour résoudre les problèmes de la société,
surtout quand de telles actions affectent les coûts de l’entreprise. Les dépenses des entreprises
en faveur des actions sociales ne sont pas justifiées et vont à l’encontre de l’esprit même de la
pure concurrence. Ces actions ne seraient admises que dans le cas où elles font bénéficier
l’entreprise d’une déduction des impôts. Finalement, pour Friedman qui qualifie la RSE de
doctrine, c’est contraire aux principes du système libéral que d’imposer à l’entreprise des
actions sociales qui la contraignent dans sa recherche du profit. Pour lui, le bien-être collectif
est garanti non pas par le comportement éthique, mais par la main invisible et le libre
fonctionnement du marché.
Friedman avait un prédécesseur, Theodore Levitt (1958), qui pensait que l’entreprise devrait
être concernée par l’amélioration de sa production et l’augmentation de ses profits en suivant
les termes du jeu (du marché) – auxquels il a associé l’action honnête – alors que les problèmes
sociaux devraient être laissés à l’Etat. Ce point de vue diffère de celui d’Albert Carr, qui
considère que le but ultime de l’entreprise est de faire des profits, mais pour atteindre cet
5
objectif, l’entreprise emprunte des voies malhonnêtes, car les affaires ne peuvent pas être
guidées par l’éthique comme dans la vie privée (Carr A., 1968)!
Il n’y a donc pas de consensus ni d’unanimité sur la définition de l’entreprise et ipso facto sur
celle de la RSE. Ce concept semble difficile à cerner et a accumulé plusieurs significations au
fil des ans. Ceci a amené Peter Frankenthal, tel que cité par Dima Jamali (2008), à dire que la
RSE est un terme vague et intangible qui peut ne rien signifier. Il est donc, pour lui, dénué de
sens. Nous préférons ne pas arriver à une telle conclusion, mais plutôt avouer que le concept de
RSE est très complexe, un consentement général sur sa définition serait quasiment impossible
vu que les problèmes sociaux diffèrent d’un pays à un autre (Masaka D., 2008).
La RSE est un concept très évolutif. On pourrait même se demander s’il s’agit vraiment d’un
concept. Ce serait plutôt un « concept fuyant difficilement mesurable », « une grande idée »
fondée sur une position morale, et donc relative. Or une certaine réglementation de l’action
sociale de l’entreprise s’avère quand même nécessaire. Nous constatons qu’une veille plus
importante au niveau de l’encadrement des activités des entreprises s’est produite après
l’avènement de scandales devenus des exemples (Turcotte M.-F et M’Zali B., 2004). La RSE
est également un concept dynamique qui relie divers éléments et différents niveaux de
l’entreprise entre eux. Les valeurs et les attentes changent avec le temps et avec les
circonstances qui sont elles-mêmes changeantes (Okoye A., 2009). Il est donc normal que le
sens de ce concept diffère selon les pays, les cultures et les idéologies. Certains auteurs, tels que
Guillaume Delalieux (2005), le qualifient de « concept ombrelle qui abrite en son sein des
revendications variées et parfois totalement contradictoires ». Pour Jean Pasquero (2005),
chaque époque sécrète ses propres exigences de responsabilité sociale, mais celles-ci s’appuient
sur les acquis des périodes qui les ont précédées. De nos jours, nous assistons à une
normalisation de la RSE qui la transforme en une sorte de « croisade morale » ou « humanitaire
».
Notons aussi que le phénomène de RSE ne se limite pas à l’entreprise privée et il s’étend aux
gouvernements et aux organisations mondiales. On le désigne alors par « la responsabilité
sociale des organisations ». De la même façon, les concepts qui lui sont relatifs, telle la bonne
gouvernance, s’appliquent aussi dans les institutions de l’Etat, les organisations mondiales et
les associations coopératives.
II. Fondements théoriques de la RSE
6
société. Les imperfections du marché se dressent donc pour eux comme une condition sine qua
non de l’existence de la RSE. Les grandes écoles de la RSE sont généralement présentées selon
l’évolution historique du concept : Business ethics, business & society puis social issues in
business management. Mais, dans le cas de la RSE, tout comme dans d’autres cas d’ailleurs,
certains courants théoriques se chevauchent chronologiquement. Pour cela, nous essayerons de
présenter ci-dessous les théories marquantes sur lesquelles se base le concept de RSE et les
principaux modèles, tout en évitant de reproduire le schéma classique (3 courants) et prenant
en compte la nature multidisciplinaire de ce concept (économique, social et développement
organisationnel).
La théorie néo-institutionnelle est apparue au milieu des années 1970. Elle se fonde sur le vieil
institutionnalisme de Selznick (1949) quoiqu’elle en diverge au niveau des principes d’analyse
et des approches de l’environnement. Elle englobe un ensemble de courants distincts qui font
partie de domaines très variés tels que l’économie, la sociologie ou même les sciences
politiques. Elle s’intéresse aux contraintes culturelles et sociales exercées par l’environnement
sur les organisations. Elle rejette le modèle de l’acteur rationnel et l’« indépendance » des
institutions. L’approche néo-institutionnelle s’intéresse à l’influence du contexte institutionnel
sur l’adoption de pratiques ou sur l’architecture institutionnelle (Delalieux G., 2005). Les
théories néo-institutionnelles sociologiques analysent les organisations comme des systèmes
organisés opérant à l’intérieur de structures sociales composées de normes, de valeurs et
d’hypothèses largement acceptées. En nous basant sur les travaux de Di Maggio, et Powell
(1983), nous pouvons confirmer que la société institutionnalise certaines pratiques en leur
conférant une symbolique proche du mythe. Le comportement de l’entreprise est influencé par
les pressions institutionnelles. Les entreprises adoptent des structures que les institutions
exigent d’elles afin d’accroître leur légitimité institutionnelle et leur pouvoir. L’entreprise paraît
s’engager à promouvoir les comportements éthiques (Mercier S., 2004). La RSE se présente
ainsi comme une innovation institutionnelle.
Certaines entreprises, telles que les firmes pétrolières et les banques, sont mal vues par la
société.
7
(Enrègle Y. et Souyet A., 2009). [Les entreprises se préoccupent davantage des conséquences
de leurs pratiques et tentent d’améliorer la qualité des relations qu’elles entretiennent avec leurs
stackeholders en identifiant et en rendant publiques les valeurs auxquelles elles croient]
(Mercier S., 2004). [Organizations…conform (to institutional pressures for change) because
they are rewarded for doing so through increased legitimacy, resources, and survival
capabilities] (Scott ,1997) cité par Nicolas Berland dans son cours sur la théorie des
organisations à Beyrouth en 2010. « La légitimité sociale d’une entreprise lui est accordée par
ses diverses parties prenantes. Cette légitimité est maintenue dans la mesure où l’organisation
est perçue par ces dernières comme ayant un comportement conforme aux valeurs sociales
environnantes. » (Girard D. et A. Marchildon 2006).
Selon l’approche néo-institutionnelle, l’isomorphisme institutionnel peut se résumer en trois
types : mimétique, normatif et coercitif.
- L’isomorphisme mimétique correspond à l’imitation des entreprises entre elles. Certains
concepts tendent à s’imposer dans les discours des entreprises. Les entreprises finissent par
s’imiter les unes les autres et elles mobilisent certains concepts dans leurs pratiques. Di Maggio
et Powell, tels que cités par Bodet C. et Lamarche T., 2007, ont décrit les fonctionnements
mimétiques. Le copieur rentre à nouveau dans la sphère de concurrence avec le copié. Les
agences de rating favorisent le mimétisme en produisant un système de référence entre les
firmes.
- L’isomorphisme normatif a le même effet que l’isomorphisme mimétique. Dans
l’approche normative, il est dicté ce que l’entreprise doit faire et ce qui est bon pour elle. Les
normes professionnelles influencent les comportements des entreprises qui finissent par se
ressembler au niveau de la profession. De nos jours, nous assistons avec la globalisation à de
tels phénomènes au niveau international dans certains domaines notamment ceux qui sont
focalisés par le public. On peut citer à cet effet les recommandations du Comité de Bâle aux
établissements financiers.
- - L’isomorphisme coercitif correspond au cadre légal qui influence le comportement des
entreprises. On peut citer à titre d’exemple les réglementations imposées par les autorités de
tutelle aux banques commerciales ou autres.
En définitive, l’entreprise finit par subir les effets combinés des trois isomorphismes. Et il
devient difficile de séparer l’effet de l’un ou de l’autre.
Selon Davis et Johnson (cités par Kashyap R, Mir et Mir Ali, 2004), la RSE est pratiquée dans
une vision de profit de long terme. L’entreprise cherche dans certains cas à s’afficher
responsable socialement pour capter l’attention des organisations mondiales ou des entités
8
internationales, gagner leur confiance et s’emparer d’une part plus importante du marché. En
fait, dans la plupart des cas, les entreprises sous l’effet des pressions institutionnelles déclarent
des missions et des politiques socialement acceptables. Mais de là à pouvoir les suivre, cela
dépend des rapports de force des différents acteurs internes à l’entreprise tout aussi bien
qu’externes. La RSE est une relation à double sens ; l’entreprise est, d’une part, une partie de
la société alors que d’autre part, elle a besoin d’être reconnue pour ce qu’elle apporte à cette
société. « La légitimité est une condition ou un statut qui existe quand le système de valeurs
d’une entité est congruent avec le système de valeurs d’un système social plus large dans lequel
l’entité est une partie. Quand une disparité réelle ou potentielle existe entre les systèmes de
valeur, il y a un risque pour la légitimité de l’entité. » Ainsi s’expliqueraient toutes les actions
menées par l’opinion publique, le grand public, les meneurs d’opinion (journalistes et medias)
et les hommes politiques locaux. (Lindblom cité par Decock Good C., 2001)
Plusieurs études empiriques ont été menées sur l’impact de la théorie néo-institutionnelle sur la
RSE des pays en transition. L’étude faite par Jamali D, Safieddine A. and Rabbath M, (2008)
insiste sur les facteurs de légitimité des entreprises opérant au Liban, en Syrie et en Jordanie.
Cette dimension mériterait une attention particulière surtout que très rares sont les fois où les
entreprises expliquent les raisons qui les ont induites à devenir responsables socialement.
Cependant, la Commission européenne, tel que cité par Fuentes Garcia F. et al., (2008), a listé
les motifs énumérés par les entreprises elles-mêmes, comme suit :
L’éthique des affaires
Améliorer la concurrence
9
Plusieurs chercheurs ont poussé leurs études dans le cadre de la théorie néo-institutionnelle, ils
se distinguent les uns des autres par la typologie qu’ils ont pu dégager. Citons à titre d’exemple
celle de Scott (1995) qui repose sur trois piliers : Le pilier de la régulation, le pilier normatif, et
le pilier cognitif qui explique les actions d’un individu par la façon dont il se représente le
monde, et de ce fait, certains individus poursuivent des idéaux collectifs et souvent des
croyances (qui peuvent être fausses).
La TPP est le cadre de référence pour ancrer théoriquement la RSE, qui apparaît alors comme
une modalité particulière du modèle des parties prenantes (ou modèle stakeholder). Ce modèle,
initié principalement par l’ouvrage de Freeman (1984) constitue une remise en cause frontale
du modèle de l’actionnaire (ou modèle shareholder) dans lequel l’entreprise doit être gérée
uniquement dans l’intérêt des actionnaires. A l’inverse, le modèle stakeholder avance que
l’entreprise doit être gérée dans l’intérêt de l’ensemble des parties prenantes. Ces dernières ont
été diversement définies (Mitchell, Agle et Wood 1997) mais la définition la plus
communément retenue est celle de Freeman (1984) : une partie prenante est un «individu ou
groupe d’individus qui peut affecter ou être affecté par la réalisation des objectifs de
l’organisation »
10
Quelques rares travaux théoriques — non cités par Donaldson et Preston 1995 — échappent
toutefois à leur première critique : Une des contributions les plus importantes est celle de Blair
(1995) qui, sans remettre en cause le statut de créancier résiduel de l’actionnaire (au fondement
de sa légitimité dans le modèle shareholder), propose de l’étendre aux salariés dans la mesure
où ceux-ci prennent le risque d’investir en capital humain spécifique à la firme. Une telle
extension, qui signifie pour l’entreprise la mise en place d’un management de type stakeholder,
permet alors d’éviter le sous-investissement en capital humain spécifique que le recours à
l’intégration verticale (Williamson 1981) n’est pas en mesure de solutionner.
Cette conception, qui réduit de fait les parties prenantes aux salariés de l’entreprise, ne fait
toutefois aucune mention de la RSE comme modalité particulière d’un management
stakeholder.
L’autre argument évoqué par Donaldson et Preston (1995) porte sur l’absence de preuve
empirique de la supériorité instrumentale du modèle stakeholder. En la matière, les nombreuses
études empiriques publiées depuis ne modifient pas la teneur de leur conclusion. Certaines
tentent de construire, avec difficulté, une mesure du « management stakeholder » ; d’autres
s’intéressent plus spécifiquement à la RSE en tant que modalité particulière du modèle
stakeholder, ce qui pose des problèmes analogues de construction des variables et n’éclaire pas
davantage le débat. Ainsi, sur les 67 études recensées par Griffin et Mahon (1997) qui portent
sur la relation entre RSE et performances financières de l’entreprise, 33 établissent une relation
positive, 20 une relation négative, et 14 ne trouvent pas de relation significative ; de même, sur
les 310 études recensées par l’ORSE (2004), 182 établissent une relation positive, 46 une
relation négative et 82 ne trouvent pas de relation significative. Au total, la relation reste
largement indéterminée, à la fois quant au signe de la relation et au sens de la causalité, même
si l’agrégation des résultats de 52 études aux résultats contrastés, effectuée par Orlitsky et al.
(2003), concluerait à l’établissement d’une corrélation positive entre RSE et performances
financières. Notons que les études existantes sur l’ISR (investissement socialement
responsable) n’établissent pas non plus de différence notable en matière de performance
financière entre fonds ISR — qui investissent prioritairement dans des entreprises socialement
responsables — et fonds d’investissement. Sauf à souligner que les fonds ISR, en excluant
certains titres de leur portefeuille sur des critères extra-financiers, pratiquent une diversification
insuffisante et ont donc une rentabilité financière corrigée du risque inférieure à celle des fonds
standard, ce qui est pertinent eu égard à la théorie du portefeuille mais non pour la question qui
nous préoccupe, à savoir les performances économiques des entreprises socialement
responsables comparées à celles qui ne le sont pas.
11
Cette absence de preuve empirique mentionnée par Donaldson et Preston (1995) est donc avant
tout liée à la diversité des résultats obtenus ; elle nous amène à nous interroger sur les problèmes
de spécification des variables retenues dans les estimations. Or, le flou dans les définitions de
la RSE et/ou du « management stakeholder », en élargissant les possibilités de choix de
variables pertinentes, entretient cette diversité. Une des démarches les plus prometteuses à notre
sens consiste alors, comme le font Hillman et Keim (2001), à différencier ce qui relève d’actions
vis-vis de parties prenantes dont la participation est essentielle à la survie de la firme et ce qui
relève d’actions de l’entreprise vis-à-vis d’autres parties prenantes plus éloignées . Ils montrent
alors que les actions de la première catégorie sont corrélées positivement avec l’indicateur de
performance économique MVA (Market Value Added), alors que les actions de la deuxième
catégorie sont corrélées négativement avec ce même indicateur. Ce faisant, ils éclairent d’un
jour nouveau les résultats obtenus jusqu’alors en montrant qu’ils ne sont pas nécessairement
contradictoires, mais peuvent être le reflet de deux conceptions distinctes de la RSE : une
conception qui intègre les préoccupations sociales et environnementales dans la fonction
objectif de l’entreprise, sans les relier de manière centrale à la stratégie de l’entreprise et une
conception stratégique, ancrée dans la recherche de l’avantage concurrentiel. C’est cette
dernière que nous nous proposons d’étudier maintenant.
En préambule, précisons que cette étude de la conception stratégique de la RSE n’a pas vocation
à expliquer pourquoi les entreprises se sont emparées de la RSE dans les années 1990, alors que
le concept initialement défini par Bowen en 1953 était tombé en déshérence. Notre objectif ici
est de comprendre comment la RSE peut devenir un élément central de la stratégie des
entreprises. En esquissant un premier cadre analytique, Porter et Kramer (2006) contribuent à
ancrer la RSE stratégique dans l’économie industrielle des stratégies d’entreprise (1). Elle
apparaît alors comme un moyen de captation des rentes de monopole, par différenciation et
mise en place de barrières à l’entrée (2).
1. Un premier cadre d’analyse : l’approche de Porter et Kramer (2006)
13
Tableau 1 : L’approche stratégique de la RSE selon Porter et Kramer (2006)
Aspects sociaux et Aspects sociaux et Aspects sociaux et
environnementaux environnementaux sur environnementaux qui ont un
génériques lesquels la chaîne de valeur a impact sur l’avantage
un impact concurrentiel
Entreprise citoyenne Atténuer les impacts négatifs « Philantropie stratégique » qui
des activités liées à la chaîne de accroît l’avantage
valeur concurrentiel
stratégie de l’entreprise
Porter et Kramer (2006) distinguent alors, dans la RSE, l’approche défensive et l’approche
stratégique (tableau 1). La première est à l’œuvre lorsque l’entreprise, en accord avec les
préoccupations des parties prenantes, se comporte de manière citoyenne et atténue les effets
négatifs, réels ou anticipés, de l’activité productive en se basant sur une liste standardisée de
domaines d’actions (par exemple, les lignes directrices de la GRI). L’approche stratégique doit
aller au-delà de la recherche mimétique de bonnes pratiques, pour essayer de trouver ce qui,
dans la RSE, permet au contraire de se différencier et de renforcer l’avantage concurrentiel.
Cette approche stratégique doit se focaliser sur des objectifs restreints qui intègrent à la fois des
effets inside-out et outside-in. C’est le cas avec le développement de la Prius et de toute la
gamme de voitures hybrides, qui a donné un avantage concurrentiel substantiel à Toyota. C’est
le cas aussi de Microsoft qui, en équipant gratuitement de nombreux établissements
d’enseignement supérieur aux Etats-Unis, contribue à améliorer leur formation en technologies
de l’information et à standardiser les programmes, ce qui aura un impact sur la qualité des futurs
employés de Microsoft, et sur les pratiques, en termes d’utilisation de logiciels par exemple,
des futurs salariés américains.
La contribution de Porter et Kramer (2006) appelle un premier commentaire : le fait même que
Porter s’intéresse à la RSE n’est-il pas le signe que la RSE est en passe de devenir un élément
déterminant de la stratégie d’entreprise ? L’intérêt de leur démarche est alors de montrer que la
14
RSE, abordée de manière stratégique, peut devenir une source d’avantage concurrentiel, dès
lors qu’elle n’est plus guidée par le mimétisme, mais conduit au contraire à se différencier de
ses concurrents. On peut alors intégrer la RSE à l’économie industrielle des stratégies
d’entreprise, en montrant qu’elle a pour objectif la captation de rentes de monopole (2).
L’économie industrielle des stratégies d’entreprise distingue les stratégies par les objectifs
qu’elles s’assignent : constituer une rente différentielle (différences de coût de production) ou
une rente de monopole (Chevalier 1995). Sauf exception, la RSE stratégique n’est pas guidée
par la recherche d’une rente différentielle car dans ce cas, elle n’aurait rien d’une démarche
spécifiquement socialement responsable, mais résulterait d’un processus de minimisation
standard des coûts (même si la baisse des coûts peut être la conséquence bienvenue d’une
démarche socialement responsable, par exemple de baisse de la consommation en pétrole,
lorsque le prix de celui-ci augmente ensuite de manière non anticipée). De manière générale,
l’objectif de la RSE stratégique est donc de constituer des rentes de monopole, via la
différenciation du produit et la mise en place de barrières à l’entrée.
Enfin, la RSE peut être utilisée pour construire des barrières à l’entrée réglementaires. L’étude
de Marvel (1977) sur l’industrie textile britannique au 19 siècle en offre un exemple original,
en montrant que la loi de 1833 (Lord Althorp’s Act) réglementant le travail des enfants
(interdiction du travail des enfants de moins de 9 ans, restrictions sur la durée et les conditions
de travail des 9-18 ans) fut mise en place sous la pression des grands filateurs urbains, en
particulier ceux de Manchester, qui avaient déjà adopté la machine à vapeur, ce qui n’était pas
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le cas des petits filateurs des zones rurales qui utilisaient les machines à eau. Ces filatures rurales
employaient davantage d’enfants, et sur une durée journalière et hebdomadaire qui augmentait
fortement lorsque l’eau était abondante. La loi fut adoptée suite à un changement dans la
composition du Parlement, au profit des zones urbaines (Reform Bill, 1832). Elle accrût le coût
de production du textile dans les filatures rurales, sans affecter celui des filatures à vapeur. Or,
le même type de phénomène peut être à l’œuvre en matière environnementale : la RSE peut
conduire certains entrepreneurs à se positionner sur des modes de production propres et
économes en ressources non renouvelables. Ces entrepreneurs deviendront ensuite les premiers
promoteurs de barrières à l’entrée réglementaires visant à contraindre les modes de production
polluants.
Pourquoi une entreprise a-t-elle intérêt à se lancer dans une démarche de RSE ?
Tout d’abord parce que la RSE est un véritable levier de performance pour l’entreprise, un
moyen d’améliorer son efficacité économique, financière et sociale, sa compétitivité, ses profits
à long terme. C’est un levier de préservation de la valeur de ses actifs, de maîtrise de ses risques,
donc en définitive un facteur de pérennité.
La pratique de la RSE est aussi une façon de s’adapter aux attentes de ses parties prenantes :
c’est une réponse à l’évolution de la demande sociale. En effet, la « durabilité » d’une entreprise
ne dépend pas uniquement de sa maîtrise de la gestion courante mais également de son aptitude
à anticiper les besoins et les crises et donc à prendre au bon moment les bonnes orientations qui
la prémuniront des instabilités futures et lui permettront de saisir les opportunités de demain.
Pour préserver sa rentabilité et la création de valeurs à long terme, l’entreprise doit se préparer
aux évolutions auxquelles elle devra faire face.
Si la raison d’être de l’entreprise n’est pas de sauver la planète, elle ne saurait se désintéresser
de son avenir. Il lui serait, en effet, de plus en plus difficile de créer durablement de la valeur
sur une planète qui serait dégradée par les conséquences négatives du changement climatique,
la disparition des espèces et la raréfaction des ressources.
Vous dites que la RSE est une démarche de création de valeur : pouvez-vous nous donner des
exemples plus précis ?
Ils sont très nombreux ! D’abord parce que la RSE est très souvent facteur de réduction des
coûts grâce aux économies de ressources qu’elle permet de réaliser. Par exemple, si vous
diminuez les consommations d’énergie ou d’eau de vos bâtiments, de vos machines, de vos
moyens de transports par une gestion plus efficace, vous allez automatiquement diminuer vos
charges.
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La RSE est aussi facteur de modernisation et d’innovation, qu’elle soit technologique,
managériale ou sociale. Elle vous incite progressivement à revisiter et à adapter le
fonctionnement et l’organisation de votre entreprise ainsi que la façon de concevoir et de
fabriquer vos produits et vos services. Vous vous adaptez à une demande croissante de vos
clients et consommateurs, modifiez l’image de votre marque et pouvez donc gagner de
nouveaux marchés. C’est particulièrement vrai quand vous êtes une PME et que vous fournissez
un grand donneur d’ordre qui aura lui-même développé une démarche responsable et en fera un
critère de choix.
La RSE permet à l’entreprise de maîtriser plus efficacement ses risques, qu’ils soient
environnementaux, juridiques, financiers, sociaux ou d’image, ce qui rassure les investisseurs
et vos différents partenaires financiers. En accompagnant vos fournisseurs dans ce type de
démarche, vous sécurisez aussi votre chaîne d’approvisionnement.
La RSE va aussi rapprocher l’entreprise de ses collaborateurs et les motiver car elle répond à
leurs attentes grandissantes en tant que citoyens, notamment sur les questions
environnementales et sociales. Une démarche RSE participe au renforcement de la cohésion au
sein de l’entreprise et c’est une réponse à la crise de confiance et aux interrogations sur la
gouvernance du capitalisme. Ainsi, la RSE redonne du sens au travail de chacun.
C’est aussi un élément différenciant dans les opérations de recrutement de nouveaux
collaborateurs. Les jeunes, notamment, considèrent de plus en plus la démarche de
responsabilité sociétale d’une entreprise comme un facteur de choix à niveau de salaire égal.
L’entreprise qui veut recruter les meilleurs tient un argument de poids.
Un autre intérêt de la RSE, c’est de rapprocher l’entreprise des territoires sur lesquels elle
développe ses activités, surtout quand ceux-ci sont déjà eux-mêmes engagés dans des plans
d’actions développement durable à la réussite desquels l’entreprise peut prendre part
directement ou indirectement. Le renforcement de l’insertion d’une entreprise dans son tissu
économique local conditionne souvent son « permis social d’exploiter ».
Que faut-il pour que l’entreprise réussisse sa démarche de RSE ?
Comme la RSE est d’abord un changement culturel, un chef d’entreprise convaincu et moteur
sur le sujet et un état-major au diapason, sont la première condition nécessaire si l’on veut
réussir sa démarche de RSE. Pas suffisante cependant car il faudra associer de façon étroite le
personnel et tous les managers. Il faut que tous soient convaincus que la RSE n’est pas qu’un
petit plus à mettre en œuvre quand il leur reste un peu de temps au sein d’une journée de travail
déjà bien remplie.
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Au contraire, intégrée à leur fonctionnement au quotidien, elle va leur permettre d’atteindre
leurs objectifs professionnels et économiques plus vite et dans de meilleures conditions.
Aussi fructueuse soit-elle, cette intégration de la RSE dans l’économie industrielle traditionnelle
occulte toutefois un aspect essentiel : le rôle de la RSE dans la mise en place d’une nouvelle
gouvernance. Pour le comprendre, il est nécessaire de revenir sur les caractéristiques de la «
nouvelle firme », qui rendent inopérants les anciens modes de gouvernance (1). La RSE apparaît
alors comme un élément essentiel d’une nouvelle gouvernance, qui précise les frontières de la
firme et le périmètre de sa responsabilité, réaffirme le lien hiérarchique et renforce les droits de
propriété de la firme sur les actifs intangibles (2).
Il ne s’agit pas ici de recenser la littérature, prolifique, sur les changements dans la nature de la
firme, mais de s’interroger sur les conséquences de ces changements en matière de gouvernance
d’entreprise — définie ici comme la manière dont les pouvoirs sont répartis au sein de la firme.
Rappelons tout d’abord que « les principes de bonne gouvernance », mis en place massivement
dans les sociétés cotées au cours de la décennie quatre-vingt-dix, ont permis le développement
d’une gouvernance d’entreprise centrée sur l’actionnaire (modèle shareholder). Ce mode de
gouvernance, fondé sur la théorie de l’agence et la théorie des droits de propriété, justifie le
renforcement du contrôle de l’actionnaire et la poursuite exclusive de l’intérêt de l’actionnaire.
La théorie de l’agence représente la firme comme un nœud de contrats entre diverses parties
(Jensen & Meckling 1976) dont seul l’actionnaire détient le statut de créancier résiduel
(Alchian & Demetz 1972). Parce que le rendement résiduel lui est dévolu, l’actionnaire apparaît
alors le mieux à même de contrôler l’allocation des ressources (l’hypothèse implicite est qu’il
est optimal que les décisions soient prises par celui qui a le plus à gagner ou à perdre des
conséquences de ces décisions). C’est pourquoi les droits de vote lui sont distribués à titre
exclusif, comme l’expliquent Easterbrook et Fishel (1991).
Par ailleurs, dans le cas où les actionnaires ne détiennent pas l’intégralité des droits de contrôle
résiduels (i.e des droits de prise de décision dans toutes les situations non définies
contractuellement, Grossman et Hart 1986, Hart et Moore 1990), la théorie des droits de
propriété justifie la défense exclusive de l’intérêt des actionnaires. L’impossibilité de
déterminer des contrats complets conduit en effet à définir des « structures de gouvernance
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[qui] peuvent être vues comme un mécanisme pour prendre les décisions qui n’ont pas été
spécifiées dans le contrat initial » (Hart 1995, p. 680). La question centrale est alors celle de la
distribution des droits de contrôle résiduels. Or, dès que les actionnaires sont nombreux et
dispersés, apparaît un problème de passager clandestin : chaque actionnaire, à titre individuel,
ne souhaite pas exercer ces droits de contrôle résiduels et préfère les déléguer aux managers.
Dans ce cas, l’actionnaire supporte seul le risque (en tant que créancier résiduel), sans détenir
l’intégralité des droits de contrôle résiduels. Il est donc bien davantage exposé au risques que
les autres parties prenantes, ce qui justifie que son intérêt soit défendu à titre exclusif, à la fois
pour des raisons de justice sociale et d’efficacité économique (pour éviter le sousinvestissement
en capital, cf. Shleifer et Vishny, 1997).
Les notions de « frontière de l’entreprise » et d’ « intégrité de la firme » ne sont pas définies par
Zingales (2000). Nous pourrions toutefois avancer qu’elles se réfèrent à la question des droits
de propriété de la firme sur les actifs intangibles. Le « capital réputationnel » appartient-il à
Saatchi and Saatchi, ou aux frères Saatchi ? Cette question est d’autant plus cruciale que la part
des actifs intangibles dans la valeur de l’entreprise n’a cessé de croître : par exemple, pour les
entreprises du S&P 500, Lev (2003) montre que la différence entre la valeur de marché de
l’entreprise et la valeur comptable s’est accrue entre 1985 et 2002. Lev (2003) estime qu’entre
la moitié et deux tiers de la valeur de marché de l’entreprise reflèterait celle de ses actifs
intangibles (cf. aussi Nakamura 2001) ; de même, 60% de la valeur de marché des sociétés
britanniques du FTSE100, non reflétée dans leur bilan, serait liée à l’existence d’actifs
intangibles (Beattie & Thompson 2005).
Les travaux sur la « firme-réseau » questionnent aussi les frontières de la firme : définie comme
« un ensemble structuré de firmes reliées dans une dimension d’échange verticale et piloté par
une firme qualifiée de « firme-pivot » » (Baudry 2004, P. 249), la « firme-réseau » succède,
comme forme organisationnelle dominante, à la firme intégrée de l’époque fordiste (Baudry
2003). Cette forme organisationnelle, structurée de manière pyramidale autour d’un donneur
d’ordres qui coordonne les activités d’un ensemble de fournisseurs, parfois eux-mêmes à la tête
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d’un réseau de sous-traitants, est aussi le produit du mouvement de « recentrage stratégique »
(Batsch 2002), dans lequel chaque firme se recentre sur son coeur de métier et s’y renforce.
2. Frontières de la firme, droits de propriété et hiérarchie
Appréhendée dans ce contexte, la RSE stratégique ne se ramène pas seulement à une stratégie
de captation des rentes de monopole : elle permet aussi de préciser les frontières de la firme. En
publiant, en 2005, un rapport détaillé sur les conditions de travail chez les 704 sous-traitants du
groupe, Nike en offre un premier exemple. L’objectif était de signaler l’engagement
socialement responsable du groupe, qui faisait l’objet de vives critiques quant aux conditions
de travail tolérées chez les sous-traitants. La RSE a donc conduit Nike à définir les frontières
de la firme-réseau, en y incorporant le réseau des 704 sous-traitants, et à légitimer le périmètre
de sa responsabilité. Cette légitimation, via la RSE, de la responsabilité de la firme-pivot sur le
réseau de sous-traitants participe aussi d’une politique de prévention des risques. De fait, la
responsabilité de la firme-pivot risque d’être engagée en cas de défaillance sur un produit,
comme l’a montré l’exemple de Mattel qui, en août 2007, a dû rappeler 18 millions de jouets
suspectés d’être dangereux pour les enfants, pour cause de négligence de la sous-traitance en
Chine. Au-delà, on peut s’interroger sur le rôle de la RSE dans les mécanismes d’incitation et
de coordination de la « firme-réseau ». Ce rôle reste à approfondir, mais on peut subodorer que
l’engagement socialement responsable de la firme pivot accroît sa réputation aux yeux des sous-
traitants, qui seront davantage incités à investir en actifs spécifiques sans craindre de hold-up
de la quasi-rente relationnelle (Klein, Crawford & Alchian 1978) par la firme-pivot. Quant à la
contribution de la RSE à la coordination, elle permet l’émergence de procédures et de normes
communes — à l’instar des certifications qualité et de l’intégration logistique, dont Baudry
(2004) avait montré le rôle dans la coordination de la firme-réseau.
La RSE permet aussi de renforcer les droits de propriété de la firme : c’est le résultat d’une
étude originale de Béthoux, Didry & Mias (2007) sur un corpus de codes de conduite émanant
de 166 firmes multinationales opérant dans divers secteurs. L’intérêt des codes de conduite est
qu’ils émanent des entreprises elles-mêmes, et non d’un organisme de certification extérieur
qui normalise le contenu de la RSE (par exemple, le Global Reporting Initiative). Ils sont donc
la représentation la plus fidèle qui existe de la manière dont l’entreprise conçoit et utilise la
RSE. Béthoux, Didry & Mias (2007) procèdent à une analyse lexicale sans catégorisation a
priori, permettant d’identifier les chaînes de mot qui apparaissent le plus fréquemment dans le
corpus. Ils montrent alors que les codes se préoccupent moins de l’environnement que du
travail, qu’ils traitent sous deux aspects distincts : les droits des travailleurs d’une part (souvent
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en référence aux normes de l’OIT) ; la réaffirmation du lien hiérarchique et des droits de
propriété de l’entreprise d’autre part. C’est ce deuxième aspect qui nous intéresse ici.
Le lien hiérarchique est réaffirmé dans la définition des procédures à suivre par le travailleur en
cas de violation du code de conduite ou de la loi, et dans la prévention des risques par l’équipe
dirigeante qui « contrôle », «inspecte », « évalue », etc. Les codes se prononcent aussi sur les
cadeaux qui reçoivent les employés dans l’exercice de leur fonction : ceux-ci doivent être
occasionnels, de modeste valeur (« nourriture », « divertissements », etc.) et ne doivent pas
mettre le travailleur dans une position d’obligé à l’égard d’un membre d’une autre organisation,
ce qui aboutirait à un conflit d’intérêt entre l’entreprise et son employé. Enfin, les codes de
conduite abordent la question des droits de propriété de la firme : celle-ci affirme sa propriété
sur l’information financière la concernant, sur les données dont elle dispose (en particulier ses
fichiers client) et sur la production intellectuelle des employés. C’est le cas notamment dans les
entreprises high-tech où la valeur-ajoutée est essentiellement créée par les découvertes et les
inventions, ce qui pose le problème de la propriété intellectuelle. Le code de conduite sert alors
à établir que ces découvertes et ces inventions font partie intégrante des actifs de la firme.
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Ainsi, les multinationales sont omniprésentes et ont une influence historique : aux Etats-Unis
par exemple, elles ont un levier sur le champ politique grâce au financement des campagnes
électorales ; elles contrôlent la législation par le biais du lobbying ; elles contrôlent les media
dont elles sont propriétaires ; et enfin elles contrôlent les citoyens qui sont à la fois leurs salariés
et leurs consommateurs. Ainsi, la passation de pouvoir à laquelle nous assistons depuis une
vingtaine d’années entre les Etats et les entreprises du secteur privé amène indiscutablement un
transfert des responsabilités.
Historiquement, l'obligation faite à une entreprise de rendre des comptes est apparue au
XIXème siècle avec la naissance des sociétés anonymes, dont les administrateurs étaient
responsables devant les fournisseurs de capitaux. Le XXème siècle a vu l'émergence
progressive de droits pour les salariés, qui leur ont permis, en Europe Occidentale du moins,
d’être reconnus comme une deuxième catégorie légitime d’ayants droit sur le marché de
l’entreprise. Depuis le début du XXIème siècle une nouvelle étape se dessine, à travers
l'obligation pour les entreprises d’informer et de rendre des comptes auprès de l’ensemble de la
société civile. Ainsi, la transparence est érigée en modèle de vertu.
Le champ de la responsabilité sociale apparaît, en fait, plus ou moins large selon que l’entreprise
prend en compte une gamme plus ou moins étendue de catégories de parties prenantes. Cette
prise en compte peut être strictement limitée aux actionnaires, prêteurs et salariés, mais peut
également s’étendre à toutes les parties prenantes contractuelles, incluant les fournisseurs, les
prestataires et les clients. D’autres acceptions de la responsabilité de l’entreprise vont prendre
en compte son entourage plus large : la responsabilité peut être alors étendue aux communautés
locales voire nationales, et peut également intégrer la contribution de l’entreprise à la
production et à la préservation de biens communs mondiaux, comme le patrimoine ou
l’environnement.
Cette typologie a été développée par R. Edward Freeman dès la première moitié du XXème
siècle dans sa théorie des parties prenantes (« the stakeholder theory »). Le coeur de ce
paradigme est la notion de stakeholder définie par R. Edward Freeman, à partir d'observations
de la vie quotidienne de l’entreprise. Son approche empirique lui a permis de mettre en avant
deux éléments : tout d’abord, l’activité principale des managers consiste à négocier avec
différents partenaires internes et externes à l’entreprise ; ensuite, ces groupes ont un droit vis-
à-vis de l’entreprise, indépendamment de son origine. En conséquence, l'environnement de
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l'entreprise n'est plus centré sur l’entreprise elle-même ou sur ses actionnaires, mais sur ceux
que Freeman appelle les détenteurs d’enjeux ou stakeholders qui deviennent le point
névralgique autour duquel le management doit construire la stratégie de l’entreprise. L’objectif
affiché de cette théorie est de fournir aux managers des politiques de négociation qui exigent
une véritable compréhension des buts des stakeholders.
Depuis le début des années 1990, un véritable éveil à la notion d’éthique des affaires s’est
produit dans les milieux managériaux : articles dans les revues de gestion, publications de
revues spécialisées, séminaires pour entreprise, cours nouveaux dans les écoles de gestion, etc.
Si ce mouvement se présente comme issu de la volonté de réduire l’écart entre les actes et les
discours, il est également le reflet d’une préoccupation visant à donner une plus grande visibilité
à l’utilité sociale de l’activité de l’entreprise.
Le but de l’entreprise ne se réduirait donc pas à la production de valeur pour ses propriétaires.
L’éthique des affaires met l’accent sur la perte de sens de l’action collective et sur le déficit de
valeurs dans la société. Les finalités de l’entreprise sont alors mises en avant comme un exemple
à suivre pour définir les nouvelles modalités de l’esprit de responsabilité et le respect des autres.
Ces messages relatifs à l’éthique sont le fait de dirigeants qui cherchent à faire partager des
normes de comportement, non seulement à leurs salariés, mais également aux autres parties
prenantes de l'entreprise. Les nouvelles directions esquissées tendent à obliger l'entreprise à
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mieux communiquer et à rendre davantage des comptes, se rapprochant ainsi des objectifs de
la RSE.
Conclusion
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