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Année Académique 2020– 2021

GRAND SÉMINAIRE SAINT PAUL D’ABADJIN-KOUTÉ/ ABIDJAN

CYCLE DE PHILOSOPHIE

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LICENCE 1
PHILOSOPHIE AFRICAINE

TITRE DU COURS

HISTOIRES DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE

M. BOA Thiémélé L. Ramsès


Professeur titulaire
Département de philosophie
U F H-B. COCODY
Prof. BOA Thiémélé Ramsès. Philosophie africaine. 1
Grand séminaire Saint Paul d’Abadjin-Kouté. Année académique. 2020-2021
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HISTORICITÉ DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE

SYLLABUS

L1. Philosophie :

DESCRIPTION :

Nous partirons de la problématique de l’existence d’une philosophie africaine.


Après avoir passé en revue, les positions théoriques et les présupposés
idéologiques des différents courants, nous exposons la richesse des pensées issues
du débat à travers par exemple l’Afrocentricité et les efforts de production de
savoirs endogènes de Biyogo. Nous terminerons par la présentation d’une
philosophe africaine d’origine nigériane, Sophie B. Oluwole.

OBJECTIFS DU COURS:
(1) développer chez l’étudiant une connaissance des positions relatives à la
problématique de l’existence d’une philosophie africaine ;
(2) familiariser l’étudiant avec l’historicité de la philosophie et les problèmes
non philosophiques
(3) faire connaître la littérature for riche et complexe que le questionnement
sur l’existence d’une philosophie africaine a engendrée.

THEMES :

Les thèmes abordés sont : le fondement et l’origine de la question de l’existence


d’une philosophie africaine ; les différentes positions relatives au
questionnement ; la littérature issue de ce débat, l’Afrocentricité.

Résultats attendus :
A l'issue du cours, l'étudiant sera capable d’/de :
- connaître le livre de Tempels à l’origine de ce questionnement ;
- reconnaître les différentes réponses soulevées par la question d’une
philosophie africaine.
- connaître la pensée de Sophie B. Oluwole, une philosophe africaine
contemporaine ;
- comprendre quelques limites de la philosophie : conforter les préjugés et
stéréotypes;
- décrire le processus de l’analyse rationnelle;
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MÉTHODE :

La méthode d’enseignement active est basée sur :


- La lecture et le commentaire du support du cours ;
- Recherche multimédia (internet, livres) sur des questions soulevées durant
les échanges.
- Discussions sur les prérequis culturels des étudiants.
- Travaux pratiques en bibliothèque les après-midis sur les textes d’auteurs
africains.

Evaluation
L’évaluation de ce cours se fera par :
- une étude de l’article sur Sophie Oluwole joint en annexe.
- Un commentaire tiré du livre de Niamkey Koffi, Controverses sur la
philosophie africaine, Paris, L’Harmattan 2018, p. 42-43.
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INTRODUCTION

Dans les années 40, un missionnaire belge, le R.P Tempels publie un ouvrage
dans lequel il ose parler de la « philosophie bantoue ». Si cet ouvrage fut bien
accueilli par quelques philosophes européens comme Bachelard, G. Marcel et
Jean Wahl, il ne provoqua pas moins un scandale chez les gardiens de l’orthodoxie
occidentale.
En effet, comment oser parler de philosophie chez « ces sauvages à la mentalité
primitive et prélogique » ? « Ces primitifs » à qui l’on déniait toute civilisation et
qui étaient considérés comme des sous-développés mentaux plongés dans les
ténèbres de la superstition, avaient donc une philosophie.
A partir de cet ouvrage vont s’ouvrir des polémiques qui constituent de nos
jours l’historicité de la philosophie africaine ou de la philosophie en Afrique. Ce
questionnement inaugural donne lieu à une interrogation à la fois essentielle et
existentielle : existe-t-il une philosophie africaine ? Cette question peut se ramener
à deux idées essentielles :
1) Peut-on retrouver dans la multiplicité des philosophies africaines, une qui
soit la synthèse ou l’essence de toutes les philosophies existantes ?
2) Peut-on dire qu’il y a en réalité une philosophie africaine spécifique
différente des autres philosophies occidentales, asiatiques ou
américaines ?

Dans le premier cas, il est question de l’éventuelle unité d’une pluralité


philosophique ; dans le second, c’est la question de l’existence même de cette
philosophie qui est posée. Mais cette seconde approche, qui sera la nôtre, n’inclut-
elle pas l’idée d’une unité ? Car s’il apparaît qu’il existe une philosophie africaine,
on pourrait se poser la question de l’unité de la pluralité de cette philosophie
africaine.
Comment et pourquoi en est-on arrivé à rendre problématique l’existence d’une
philosophie africaine ? Quelles ont été les différentes positions ? et comment se
présente de nos jours la philosophie africaine ?

I LE FONDEMENT ET L’ORIGINE DE LA QUESTION


1.1 LE FONDEMENT DU QUESTIONNEMENT

Dans son livre « La philosophie bantoue », Tempels recherche, classifier et


systématise les éléments du système ontologique bantou. Son objectif est double :
d’une part saisir le mode de pensée des Africains pour les amener à assimiler la
civilisation judéo-chrétienne, d’autre part se rendre maître de l’esprit des
Africains afin de mieux aider les autorités coloniales belges et surtout l’Union
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minière, société belge installée au Congo, actuellement RDC et anciennement


Zaïre.
L’intention de l’ouvrage était de faire comprendre aux Européens qui
travaillaient au Congo-Belge ce que son auteur avait compris de l’esprit et du
comportement des Africains. Il était par conséquent destiné en premier lieu à des
non africains. L’ouvrage se voulait non technique. L’Européen qui allait en
colonie devait connaître la mentalité de ceux avec qui ils allaient désormais
travailler : « une meilleure compréhension du domaine de la pensée bantoue est
tout aussi indispensable pour tous ceux qui sont appelés à vivre parmi les
indigènes…si cela concerne tous les coloniaux de bonne volonté, cela s’adresse
tout particulièrement aux missionnaires. 1»
Ce livre provoqua un scandale car il osait parler de « philosophie bantoue » à
une époque où une image dévalorisante des Noirs circulait dans la culture
occidentale. Parcourons dans l’ensemble, quelques florilèges de ces époques de
supériorité raciale.
En effet les préjugés raciaux contre les Noirs remontent à des siècles. Si les
Grecs n’en firent pas systématiquement mention, il n’en reste pas moins que leurs
descriptions des Noirs comportaient des clichés défavorables. Hérodote fit des
Africains des êtres se nourrissant de locustes et de serpents, pratiquant le partage
des épouses et communiquant à l’aide de cris aigus comme des chauves-souris.
Cette image dévalorisante s’accentue au Moyen âge qui fit de l’Afrique un
continent sauvage habité par des hommes monstrueux.
Le XVIIIe siècle fourmille d’une littérature qui maintient l’inégalité entre les
Noirs et les Blancs. Le christianisme a spécifiquement donné par l’intermédiaire
de certains exégètes une justification théorique à cette inégalité par le recours à
un texte biblique, Genèse 9 : 18-27. Ce texte parle de la malédiction de Cham.
Celle-ci sera orientée sur la tête des Noirs d’Afrique2. Le mythe hébreux de la
malédiction des Noirs et par extension des Négro-africains sera utilisé par les
Occidentaux pour justifier la traite des Noirs, l’esclavage voire la colonisation. Il
va contribuer à ternir l’image des Noirs. C’est ainsi que pour Chambonneau, la
couleur noire de la peau des Africains s’explique par la présence d’une force
inhérente aux indigènes, « étant descendus de la lignée du dit Caïn par son père,
ils ont été ainsi distingués des autres hommes pour mémoire3 ».
La couleur noire perçue comme inesthétique a été considérée en tant que
manifestation externe et visible de la perversion morale des Négro-africains.
Selon cette tradition occidentale qui associe couleur noire et perfidie, la race
incarne le mal absolu à savoir le diable. Un auteur a pu écrire à propos de l’Afrique

1
Tempels, La philosophie bantoue, Paris, Présence Africaine, 1961, p. 17.
2
Lire Alphonse Quenum, Les Eglises chrétiennes et la traite atlantique du XVe siècle au XIXe siècle,
Paris, Karthala, 1993.
3
Chambonneau, cité par William Cohen, Français et Africains : les Noirs dans le regard des Blancs,
1530-1880, Paris, Gallimard, 1981, p. 35.
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que « les habitants sont presque aussi noirs d’âme que de corps, et leurs corps
sont aussi noirs que l’on vous peint les démons. 4 »
La religion des Africains va exciter leur curiosité au point que pour les
Européens « …ce peuple est si sot, bestial et aveuglé de folie qu’il n’a divinité en
sa fantaisie que la première chose qu’il rencontre le matin en se levant. 5» Pour
le père Labat, la seule possibilité de convertir ces irréductibles païens d’une façon
durable était la mise en esclavage.
On peut considérer que cette perception était due aux préjugés nés de
l’ignorance et des observations de trop courte durée des Européens sur le
continent. Cette ignorance ne peut à elle seule expliquer cette vision négative.
Dans la première moitié du XIXe siècle, l’attitude envers les peuples non
européens fut influencée par plusieurs sciences. La physiognomonie (science des
structures du corps), la phrénologie (étude de l’homme par son crâne),
l’ethnologie, l’anthropologie physique et sociale, vont se mettre du côté des
préjugés. Ces sciences justifiaient les inégalités raciales ; elles fournissaient des
explications aux esprits désireux de comprendre les différences existant entre les
diverses sociétés humaines. Elles concluent pour la plupart à une parenté entre les
Nègres et ces primates, mais bien plus, elles placent les Nègres dans une position
intermédiaire entre les races humaines et les primates : ils occupent la dernière
position dans la chaîne humaine, mais la première dans la chaîne des primates 6.
Les plus grands philosophes occidentaux n’échappèrent pas à ces préjugés.
Prenons pour exemple un seul. Ainsi Hegel, le philosophe que nous allons prendre
pour illustrer notre thèse, considérait l’Afrique comme le pays de l’enfance
enveloppée dans la couleur noire de la nuit. Il faut faire abstraction de tout respect,
de toute moralité quand il s’agit de comprendre l’homme noir. « Comme il a été
déjà dit, le nègre représente l’homme naturel dans toute sa sauvagerie et sa
pétulance ; il faut faire abstraction de tout respect et de toute moralité, de ce que
l’on nomme sentiment, si on veut bien le comprendre ; on ne peut rien trouver
dans ce caractère qui rappelle l’homme.7»
Des sciences vont naître, pour étudier les peuples que l’Occident rencontrait
dans sa conquête du monde. Ces sciences dont certaines auront une existence
éphémère, confirmeront à la fois les stéréotypes anciens et donneront lieu à des
représentations nouvelles: la physiognomonie (science des structures du corps),

4
Cité par W. Cohen, ibidem, p. 40.
5
Ibidem, p. 43
6
Cf. Georges Gusdorf, Introduction aux sciences humaines. Essai critique sur leurs origines et leur
développement, Paris, Edition Ophrys, 1974 ; V. Y. Mudimbe, L’autre face du royaume. Une
introduction à la critique des langages en folie, Paris, Edition l’Âge d’Homme, 1973 ; Cheikh Anta
Diop, Nations nègres et culture, Paris, Présence africaine, 1979 ; Stephen Jay Gould, La mal-mesure de
l’homme, Paris, Nouveaux Horizons, 1983 ; El Hadji Ibrahima Diop, Racialité et rationalité. De
l’altérité de l’Afrique noire en Allemagne au Siècle des lumières, Editions Hermann, 2015.
7
Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. par J. Gibelin, troisième édition remaniée, Paris,
Vrin, 1987, p. 76.
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la phrénologie (étude de l’homme par son crâne), l’anthropologie descriptive ou


ethnologie, l’anthropologie physique et sociale, l’anthropologie générale.
Ainsi, Anthropological Review, organe officiel de la Société
Anthropologique de Londres, recevait en sa séance du 1er décembre 1864 le Dr
Hunt. Celui-ci ouvre la séance par la lecture de travail portant « Sur la place du
nègre dans la nature ». Voici, selon le compte-rendu de cette séance ses résultats :
« 1°. Il y a d’aussi bonne raisons pour faire du nègre une espèce distincte de
l’Européen, que pour faire de l’âne une espèce distincte du zèbre ; et si, dans la
classification, on fait entrer en ligne de compte l’intelligence, il existe une
différence bien plus considérable entre le nègre et l’Anglo-Saxon qu’entre le
gorille et le chimpanzé. 2° Les analogies sont plus nombreuses entre le nègre et
le singe qu’entre l’Européen et le singe. 3°Le nègre est inférieur
intellectuellement à l’Européen. 4° Le nègre est plus humanisé quand il se trouve
dans sa subordination naturelle à l’Européen que dans toute autre circonstance.
5° Le nègre ne peut être humanisé et civilisé que par l’Européen. 6° La civilisation
européenne n’est pas adaptée aux besoins et au caractère du nègre. »8

En somme, l’anthropologie vire insensiblement vers l’ethnologie ou études


des sociétés de l’altérité. À l’intérieur de l’espèce humaine est créé un espace
scientifique étroit pour des espèces singulières. La race blanche, de civilisation
chrétienne, incarne la raison et la vertu, tandis que la noire, païenne par essence,
a pour contenu la folie et le vice. Mudimbe a raison donc d’écrire : « Cloisonné,
immobilisé, le nègre découvre que le mal ne lui est pas extérieur, que le vice
comme l’irrationalité c’est lui qui les incarne le plus parfaitement au monde : il
est à la fois le manque par rapport au plein, la maladie par rapport à la santé,
l’obscurité par rapport à la lumière, le non-sens par rapport au sens. 9»
La colonisation prendra le relais de la négation de l’altérité négro-africaine,
négation opérée depuis la Renaissance européenne. Toute la période coloniale
fonctionnera avec la conviction que, seule compte, la civilisation occidentale, et
que les coutumes autochtones méritent d’être taxées de barbares ou de
disparaître10. La philosophie, discipline par excellence de l’esprit humain et crème

8
Cf. Defert Sur la Revue anthropologique de Londres (suite). In: Bulletins de la Société d'anthropologie
de Paris, I° Série. Tome 5 fascicule 1, 1864. pp. 861-862. http://www.persee.fr.
9
V.Y. Mudimbe, « ‘’Niam M’Paya’’ Aux sources de la philosophie africaine » in, Présence Africaine,
Hommage à Alioune Diop fondateur de Présence Africaine, Paris, Editions des amis italiens de
Présence Africaine, p. 196. [pp. 192-201]
10
Cf. Louis-Jean CALVET, Linguistique et colonialisme: petit traité de glottophagie, Paris, Payot,
1979; Gérard LECLERC, Anthropologie et colonialisme: essai sur l’histoire de l’africanisme, Paris,
Fayard, 1972; Albert MEMMI, Portrait du colonisé précédé de portrait du colonisateur, Paris, Payot,
1973; Adam HOCHSCHILD, Les fantômes du roi Léopold, un holocauste oublié, Paris, Belfond, 1998;
L’Autre et Nous, "scènes et types", (sous la direction de) Pascal BLANCHARD, Stéphane
BLANCHOIN, Nicolas BANCEL, Gilles BOËTSCH et Hubert GERBEAU, Éditions Syros/ Acnac,
1995; Images du Noir dans la littérature occidentale, Tome II: De la conquête coloniale à nos jours, (
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de la civilisation, ne peut naître hors de l’Occident. Qui dit Occident dit


philosophie et qui dit philosophie pense Occident également. Pour Fichte par
exemple, les Allemands sont, en 1808, plus que les autres peuples, en mesure de
réaliser la fin de l’humanité sur la Terre : « Nature, religion et philosophie
trouveraient en effet leur véritable expression dans la seule langue allemande, de
sorte que la vraie philosophie n’est qu’allemande et que seul ‘’un véritable
Allemand’’ peut philosopher au plus proche de l’originel et du divin.11 » En 1961,
l’historien de la philosophie suisse Olof Gigon, parlant de la philosophie grecque,
prend soin de souligner l’exclusivité occidentale de la philosophie : « Il n’est pas
inutile de souligner avec énergie que la philosophie, aussi bien la chose que le
mot, est née chez les Grecs et qu’il n’existe de philosophie, au sens vrai du mot,
qu’exclusivement dans la tradition qui nous vient des Grecs. Sans doute ne peut-
on empêcher personne d’appeler philosophies la sagesse chinoise et les
spéculations de l’Inde…. Mais ces derniers n’ont rien de commun avec ce que
l’histoire, depuis Platon et Aristote, nous oblige à nommer ‘’philosophie’’ 12». En
somme, l’Europe est conçue comme l’espace vital, le biotope de la philosophie.

1.2 L’ORIGINE DU QUESTIONNEMENT

C’est dans ce contexte général de langage en folie que Tempels ose parler de
philosophie bantoue. Il le fait également à une époque où la colonisation
prolongeait la vision négative du Noir puisque cette colonisation fut pensée
comme humanisation et sortie du noir de l’obscurité de la malédiction.
En affirmant l’existence d’une philosophie bantoue, Tempels allait contre ces
théoriciens et tous les penseurs de la mentalité primitive. L’audace de Tempels
fera de lui une pierre angulaire de la philosophie africaine moderne. Désormais
c’est par rapport à lui que se situera le plus souvent le débat de l’existence ou de
la non-existence de la philosophie africaine.
Avant de voir différentes positions prises dans ce débat, signalons quelques
lignes fondamentales du livre de Tempels, La philosophie bantoue.
Tempels tente de réduire la pensée bantoue à des cadres aristotéliciens, cadres
qu’il considère comme structurant nécessairement la pensée de tout homme. C’est
pourquoi là où l’aristotélicien a vu l’être comme réalité et comme concept
fondamental, il pense que le Bantou voit la force vitale ; l’être est force, l’être est
la chose qui est force ; la force est inséparablement liée à l’Être, et c’est pourquoi
ces deux notions demeurent liées dans leur définition de l’être : l’être est force, la

collectif), Notre Librairie, Paris, Éditions Clef, 1988 ; Théophile OBENGA, Le sens de la lutte contre
l’africanisme eurocentriste, Paris, Éditions Khepera/ L’ Harmattan, 2001.
11
Catherine Kônig-Pralong, La colonie philosophique. Ecire l’histoire de la philosophie aux XVIIIe et
XIXe siècles, Paris, Editions EHESS, 2019, p. 120
12
Catherine Kônig-Pralong, La colonie philosophique, Ibidem, p. 111.
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force est être. Notre notion d’être c’est « ce qui Est », la leur « la force qui est ».
Là où nous pensons le concept « être », eux se servent du concept « force »13.
Le dénominateur commun de tout c’est la force. Si une parcelle de cette force
réside dans toute chose, alors, aucun élément terrestre n’est hors de son
rayonnement. Les objets et les êtres vivants en sont imprégnés. Les objets et les
êtres vivants en tant que partie du cosmos sont des forces partielles. A ce titre, ils
reçoivent de la grande force cosmique une partie de sa force. La force est un
principe matériel et spirituel déterminé par trois lois. Tempels systématise alors
ce concept en évoquant les différentes lois qui les régissent : la hiérarchie des
forces, la variation de la force, l’interdépendance des forces.

a) La hiérarchie des forces.


La force est spécifiquement et numériquement différente selon la place de la
chose dans le cosmos. D’abord il y a la force du dieu. Force en soi, c’est elle qui
créé et dispense la vie. Puis vient la force des ancêtres fondateurs et protecteurs,
c’est-à-dire les fondateurs des divers clans et les défunts de la tribu. Enfin arrivent,
par ordre de décroissance, la force des hommes, celle des animaux, des plantes,
etc.

b) La variation de la force.
Toute force peut se renforcer ou s’affaiblir selon qu’on est malade ou en bonne
santé. L’état mental et physique a une influence sur la qualité de la force.

c) L’interdépendance des forces.


Aucune force n’est isolée. Il y a une interaction des forces. Un être influence
nécessairement un autre. Tous les êtres et toutes les forces de ce monde et du
monde invisible sont en interdépendance : « les créatures gardent entre elles un
lien, un rapport ontologique intime, comparable au lien de causalité qui relie la
créature au créateur. 14» Plus loin il précise son idée en ces termes : « Rien ne se
meut dans cet univers de forces sans influencer d’autres forces par son
mouvement. 15»

En somme la force vitale explique tout. C’est du reste elle qui justifie la prière,
la magie, la sorcellerie. La magie et la sorcellerie sont des moyens licites ou
illicites de manipuler à son profit ou au profit de la collectivité la force vitale
universelle. L’ontologie bantoue aboutit inévitablement à une éthique car
l’accroissement de la vie ou la restauration vitale se fait d’après un ordre de
valeur : le bien ou le mal, le permis ou l’interdit, le juste ou l’injuste. Cet ordre de

13
Tempels, La philosophie bantoue, op. cit., p. 36.
14
Ibidem, p. 40.
15
Ibidem, p. 41.
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valeur ne doit pas se réaliser au détriment de l’homme car celui-ci est « la force
suprême, la plus puissante parmi les autres êtres créés. 16»

II- LES ASPECTS DU DEBAT

La philosophie africaine est représentée et animée par un large éventail de


penseurs. On peut cependant tenter de les regrouper. Ces catégories ne sont pas
étages. Il est possible de retrouver un auteur dans d’autres catégories dans la
mesure où les préoccupations philosophiques recouvrent plusieurs domaines.
Nous allons nous appuyer, après l’avoir mise à jour, sur la schématisation fournie
par A. J. Smet17. Selon son approche, nous avons ces courants-ci :

2.1. LE COURANT IDÉOLOGIQUE.

Il recherche le dynamisme d’une action politique et sociale dans le donné


culturel africain. Au nom d’une spécificité africaine, il se fixe un programme
politico-culturel : l’unité de l’Afrique.
2.1.1. African Personality : W. B. Burghardt Du Bois, Marcus Garvey,
Dr Price-Mars.
2.1.2. Le panafricanisme : W. Dubois ; F. Fanon ; P. Lumumba ; S.
Touré, K. Nkrumah.
2.1.3. La Négritude. A. Césaire ; L. Sédar Senghor
2.1.4. L’humanisme africain : Alioune Diop ; K. Kaunda ; M. Hebga.
2.1.5. Le socialisme africain : J. Nyerere ; Mamadou Dia ; L. S. Senghor.
2.1.6. Le consciencisme : Kwame Nkrumah
2.1.7. L’authenticité : Mobutu, L. S. Senghor

2.2. LE COURANT DE RECONNAISSANCE D’UNE PHILOSOPHIE


AFRICAINE TRADITIONNELLE
Selon ce courant, toute population a une philosophie ; la philosophie africaine
existe depuis toujours. Le concept de philosophie est élargi au point de signifier
toute manifestation de l’esprit.
2.2.1. Recherches d’éléments philosophiques : Amadou H. Bâ, Mulago
Musharhamina.
2.2.2. Affirmation de l’existence de philosophies africaines
traditionnelles : M. Towa, Sophie B. Oluwole, Kwasi Wiredu.

Ibidem, p. 66.
16
17
Jean M. Van Parys, Une approche simple de la philosophie africaine, Editions Loyola, Publications
Canisius, Kinshasa-Gombe (RDC), 1993, pp. 63-64.
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2.2.3. Elaboration systématique de ces philosophies africaines


traditionnelles : Okolo Okonda18.
2.2.4. Savoir ou sagesse ésotérique : Amadou H. Bâ ; D. Zahan.

Selon Niamkey Koffi, Hountondji est victime du positivisme qu’exerce sur sa


conscience la tradition conjoncturelle de l’écriture. Ce dernier n’aurait pas vu
pourquoi l’écriture est restée confinée et monopolisée par une infime classe
sacerdotale. En réalité, il serait le représentant de l’idéologie de la classe
dominante. Niamkey Koffi s’appuie sur les travaux d’Althusser pour dire que les
philosophes professionnels ont une philosophie spontanée. Toute philosophie naît
de l’exploitation des sciences à des fins apologétiques. Au départ d’une
philosophie, il y a une opinion, c’est-à-dire une pensée implicite. Le système
s’élabore pour la mettre en valeur, la défendre et la rendre explicite.
La philosophie collective n’est pas un mythe. Elle est plutôt la sédimentation
philosophique ou la matérialisation d’une philosophie implicite qui a conquis le
consensus social grâce à l’efficacité des superstructures et des appareils
idéologiques du groupe au pouvoir.

2.3. LE COURANT CRITIQUE

Il réagit contre la dilatation du concept de philosophie. Il exige une philosophie


écrite et soumise à la critique.

2.3.1. Contestation du statut philosophique des traditions orales : E.


Njoh-Mouelle
2.3.2. Récusation de l’Ethnophilosophie : P.J. Hountondji, F. E. Boulaga
2.3.3. Critique de la conception occidentale de la science et de la
philosophie : Biyogo

L’un des représentants du courant est Paulin Hountondji. Il substitue à la


question traditionnelle « existe-t-il une philosophie africaine ? », une autre
question d’un type différent : « Que faut-il entendre par philosophie africaine ? ».
Cette question sur le sens précède en droit la question d’existence. Il maintient
l’univocité du concept de philosophie. S’il faut, pour démontrer l’existence d’une
philosophie africaine, commencer par distendre le concept habituel de philosophie
pour lui faire dire autre chose que ce qu’il désigne, s’il faut le rendre pratiquement
synonyme de culture, il voit mal ce qu’on gagne à une démonstration si laborieuse
qui a toutes les apparences d’une pétition de principe. Pour lui, la philosophie

18
OKOLO Okonda, Pour une philosophie de la culture et du développement. Recherche
d’herméneutique et de praxis africaine, Kinshasa, Puz, 1986.
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africaine existe et doit se développer selon les mêmes modalités que toutes les
philosophies du monde : sous la forme d’une littérature. La philosophie africaine,
c’est la littérature africaine : J’appelle philosophie africaine un ensemble de
textes : l’ensemble, précisément, des textes écrits par des Africains et qualifiés
par leurs auteurs eux-mêmes de "philosophie"19.
Pour P. J. Hountondji, il n’y a pas de philosophie implicite ; la philosophie
n’existe historiquement que sous la forme de discours explicite donnant naissance
à des textes. Il s’oppose vigoureusement au concept ethnologique ou
anthropologique de la philosophie africaine, conçue comme un système de pensée
implicite auquel adhéreraient spontanément tous les Africains, ou de manière plus
restreinte, tous les membres de telle ou telle ethnie africaine. En somme, la
philosophie africaine est à venir. C’est sous la forme d’une confrontation de
pensées individuelles, d’un discours, d’un débat que la philosophie africaine
existera20.

On pourrait citer ici l’exemple du philosophe Dibi Kouadio Augustin. Il est à


la recherche de l’absolu ou de l’universel. Il mentionne son approche de la
philosophie dans son livre, L’Afrique et son autre : la différence libérée, Abidjan,
Edition Stratéca diffusion, 1994. Dibi voudrait libérer la différence enfermée
selon lui par certains penseurs africains dans un particularisme stérile. Il préconise
de rendre la différence à sa propre raison, dans la fluidité de l’identité absolue.
Son livre a selon lui, pour dessein, de chercher à rendre présente à elle-même
l’Afrique, en la reconduisant, dans l’élément de la pensée, à son unique sol de
crédibilité. Un tel souci fait attention au sens, toujours en effort d’expression de
soi dans les particularismes et les contingences propres à chaque culture. Mais se
réfugier en soi-même, dans sa différence comme dans son plus sûr logis, est un
risque que l’Afrique ne doit guère prendre car elle s’interdirait toute chance de
laisser venir au jour un monde où puissent fleurir la liberté, la vérité et la beauté.
La différence elle-même ne se trouve comprise que dans le souvenir de cela
même qui lui rend raison. Ce fond est l’universel. L’Africain doit penser
l’universel et vivre en fonction de lui car c’est la seule manière de devenir libre
en soi, de se sentir libéré. Afin d’avoir valeur de philosophie, les pensées
africaines doivent opérer leur mutation par leur mise en concept, en soumettant à
l’interrogation leurs fondements. Elles doivent quitter le stade de l’oralité car la
philosophie ne se peut pleinement accomplir que dans une civilisation de
l’écriture.
La philosophie de Dibi, très abstraite, se fonde sur celle de Hegel dont l’auteur
est du reste un commentateur.

19
Paulin J. Hountondji, Sur la "philosophie africaine", Yaoundé, Editions Clé, 1980, p. 11.
20
P.J. Hountondji, ibidem, p. 82.
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2.4. LE COURANT SYNTHETIQUE

Il cherche à construire, soit par une reprise des données culturelles


traditionnelles, soit dans une visée plus radicalement prospective, une pensée
africaine moderne, systématique et critique.
2.4.1. L’herméneutique philosophique.
2.4.2. Une philosophie fonctionnelle.
2.4.3. Recherche de nouvelles problématiques.
Nous allons prendre l’exemple de la doctrine philosophique du philosophe
Adou Koffi.
Dans son ouvrage L’Annihilisme, essai sur la vie, Adou Koffi, reprenant à son
compte les fragments de vérités qu’il a décodés dans l’histoire de la philosophie,
les intègre, en les dépassant dans une doctrine philosophique qu’il appelle
l’annihilisme. Cette doctrine donne un nouvel éclairage sur le phénomène de la
vie. Pour lui, la vie est purement accidentelle. La liberté de l’homme passe par la
compréhension du caractère accidentel de la vie et aussi par la saisie du fait que
rien ne l’astreint à la reproduction. L’eudémonisme est le fondement de cette
doctrine21.
Elle préconise une tout autre conception de la responsabilité. Assumer sa
responsabilité, c’est entretenir la force qu’on aura déclenchée par manque de
prévision, jusqu’au bout. La pensée annihiliste vise à occasionner la disparition
complète de l’exploitation de l’homme par l’homme. Il s’agira pour les opprimés
d’user de façon tactique de leur pouvoir de procréer.
On pourrait également ajouter l’école de Cheikh Anta Diop dans cette
catégorie. Cette école est très active et très féconde du reste. S’inspirant des
travaux de Cheikh Anta Diop sur la continuité historique, linguistique,
philosophique de l’Egypte antique avec l’Afrique noire, Théophile Obenga,
distingue 4 périodes dans l’histoire de la philosophie africaine écrite :
1. Période de la philosophie pharaonique.
2. La période patristique (I - Ve siècle) qui comprend les philosophes et
penseurs d’Alexandrie, de Cyrène, de Carthage et d’Hippone.
3. La période de la philosophie maghrébine des écoles philosophiques
médiévales de Tombouctou, du VII-XVIIe siècle.
4. La philosophie moderne et contemporaine. Elle a commencé depuis
le XVIIIe siècle avec Anton William Amo qui étudia et enseigna la
philosophie et les arts libéraux en Allemagne.

Obenga reproduit des textes d’une valeur inestimable de la période


pharaoniques. Pour lui, ses textes soutiennent la comparaison avec des textes bien

21
Adou Koffi, L’Annihilisme, essai sur la vie, nouvelle édition revue et corrigée, Abidjan, Edition
Dagekof, 1995, p. 140.
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plus récents. L’auteur montre que les premiers philosophes grecs furent les élèves
des Egyptiens et des Chaldéens. C’est donc la mère Egypte et non la Grèce qui
fut le premier berceau connu de la philosophie.
Pour T. Obenga, une histoire de la philosophie africaine est possible. Mais son
élaboration est fort exigeante. Elle requiert en effet la connaissance parfaite de
l’égyptien ancien, du grec, du latin, de l’arabe, en sus des techniques et des
méthodes propres à l’histoire de la philosophie. Sans égyptien ancien, pas de
restitution possible de l’authentique tradition philosophique négro-africaine en sa
dimension temporelle la plus ancienne, la plus fondamentale22.

III- L’ACTUALITÉ PHILOSOPHIQUE

Le débat initial sur l’existence d’une philosophie africaine donne désormais


lieu à des productions d’une grande richesse.23 Le discours philosophique africain
est souvent contextualisé. Cette contextualisation discursive prend de plus en plus
forme. Si nous prenons comme point de départ, le début de ce millénaire, bien
avant Hountondji, des recherches avaient montré le rôle du localisme
épistémologique. Les travaux de Biyogo, de Bilolo, de Théophile Obenga et de
Souleymane Bachir Diagne, par exemple sont des rappels à l’ordre, des invitations
à dialoguer avec notre temps, dans le domaine de la philosophie. Par exemple
Molefi Kete Asante et Grégoire Biyogo nous montrent des chemins et des pistes
de réflexions d’une grande variété.
Commençons d’abord par Molefi Kete Asante, le théoricien de l’Afrocentricité.
Avant de voir comment Biyogo, de manière singulière investit la production
endogène des connaissances, retournons, à la manière dont l’Afrocentricité refuse
de s’installer dans le confort des idées reçues en construisant un espace discursif
de rupture.
3.1. L’AFROCENTRICITÉ

L’Afrocentricité rime avec endogénéité. Elle suppose un investissement


intérieur, endogène. Elle montre la nécessité de faire de la science, de manière
générale, le centre des préoccupations actuelles des sociétés africaines. Elle
constitue un mouvement de regain de la dignité, une reconstitution de l’histoire
véritable de l’Afrique et de l’humanité. Elle est une considération ouvrant la
mentalité sur la grandeur de la culture endogène. Le combat de l’Afrocentricité a
pour socle le bien commun immatériel ou la culture endogène africaine. Seul ce

22
Cf. Théophile Obenga, La philosophie africaine de la période pharaonique, 2780-330 avant notre
ère, Paris, L’Harmattan, 1990.
23
Cf Sévérine Kodjo-Grandvaux, Philosophies africaines, Présence Africaine, Paris, 2013
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bien commun peut permettre de remédier à sa situation de subalterne et de


reprendre confiance en soi. Il s’agit de revisiter sa culture, de se positionner face
au miroir de ses origines revisitées afin de retrouver son être véritable. C’est donc
une sorte de retrouvailles de soi-même par le détour réflexif de la pensée
autonome. C’est pourquoi, « Etre afrocentrique, c’est porter positivement
l’Afrique dans son cœur, en faire une promotion active, consciente et prendre
l’engagement de faire preuve de grandeur et d’excellence. 24»
L’Afrocentricité est à distinguer de l’africanité car elle ne fait pas de l’Afrique
le seul référent et elle ne concerne pas que les seuls Négro-africains. Le lieu de
naissance ne suffit pas à déterminer la nature afrocentrique. Être né en Afrique, y
avoir vécu et y avoir l’essentiel de ses expériences historiques, fait de l’individu
un Africain, mais pas un Afrocentrique, de même que, être noir ne fait pas de vous
un Afrocentrique. A partir du moment où un individu établit un cadre de
références au sein duquel tout phénomène est perçu du point de vue des Africains ;
à partir du moment où cet individu étudie les idées et les événements du point de
vue des Africains perçus comme agents plutôt que comme victimes, alors celui-
ci adopte une attitude afrocentrique.
La pratique détermine également le caractère afrocentré. L’on est afrocentré
lorsqu’on pratique sa culture et que l’appréhension de son identité coïncide avec
celle-ci. Cette attitude inclut ainsi à la fois l’identité et la disposition vis-à-vis de
cette identité en tant que sujet capable de se projeter positivement vers l’avenir.
C’est pourquoi, pour Molefi Kete Asante, le représentant le connu de ce
mouvement, « L’Afrocentricité, en tant que science et méthode, cherche à changer
notre rapport à nous-mêmes et à notre histoire. Elle dicte la restauration du projet
culturel africain dans son intégralité. 25»
Selon Ama Mazama, sa traductrice, bien qu’on puisse trouver les bases de
l’Afrocentricité chez Blyden, DuBois, Garvey ou Cheikh Anta Diop, c’est à
Molefi K. Asante que revient l’approche intellectuel fondée sur la centralité de
l’expérience africaine : « C’est à Molefi Asante, néanmoins, que nous devons
d’avoir transformé l’Afrique comme ultime point de référence en principe
scientifique, de la même façon que Cheikh Anta Diop avait transformé
l’appartenance des Égyptiens anciens à la race noire en principe scientifique
opérationnel.26 »
Asante identifie quatre bases conceptuelles de l’Afrocentricité : « le
Garvéyisme, la Négritude, la Kawaida et l’historiographie diopienne. 27»
24
BOA Thiémélé Ramsès, « L’Afrocentricité consiste à porter positivement l’Afrique dans son cœur »
in Le Nouveau Courrier, n° 922 du vendredi 8 novembre 2013, p. 6. Cf. BOA- Thiémélé L. Ramsès,
Le pouvoir des origines : la culture du souvenir chez Nietzsche et Cheikh Anta Diop. Editions
universitaires européennes, Saarbrücken, 2012, 394 p.
25
Molefi Kete Asante, L’Afrocentricité, trad. de l’anglais américain Ama Mazama, Paris, Menaibuc,
2003, p. 183.
26
Ama Mazama, L’impératif afrocentrique, Paris, Menaibuc, 2003, p. 224.
27
Ibidem, p. 225.
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Le garvéyisme s’est construit en transformant le nationalisme noir en


idéologie : il développe un ensemble d’idées, d’attitudes, et de valeurs à propos
du monde, et de la place et du rôle des Noirs dans ce monde. Sa conceptualisation
repose sur une projection de l’Africain en tant que sujet victorieux, sur un individu
respectueux de ces Ancêtres et sur une subjectivité vivant avec une conscience
panafricaine28.
De la Négritude M. K. Asante retient la foi en une matrice culturelle commune
à tous les Africains. Il retient également un refus identique : celui de l’infériorité
culturelle et ontologique de Négro-africain. La Négritude a refusé le discrédit
porté sur la mentalité africaine et sa civilisation ; elle a été une forme de résistance
à la politique d’assimilation. En somme, pour elle, l’indépendance de l’esprit,
l’indépendance culturelle sont des conditions nécessaires à toute indépendance
qu’elle soit politique, économique ou sociale29.
La Kawaida a émergé aux États-Unis, « dans les années soixante, dans la
mouvance du Mouvement pour les Droits Civiques menée par Martin Luther
King. Elle participait du mouvement du ‘’Black Power’’ et joua un rôle
considérable dans la renaissance culturelle de la communauté africaine américaine
à cette époque. 30» Elle concerne en premier lieu les Africains-Américains que
Karenga appellent les ‘’Nouveaux Africains’’31.
Enfin, l’historiographie diopienne est la quatrième base de l’Afrocentricité,
surtout le projet de réinscription dans la matrice culturelle et historienne africaine :
se tourner constamment vers Kémet (ou l’Égypte ancienne) comme fondement de
notre être culturel32.
Au total, Molefi Kete Asante lance, à travers l’Afrocentricité, un projet de
renaissance identitaire et culturelle. En tant que théorie de changement social, elle
place l’Afrique au centre de son cadre de référence et envisage le monde du point
de vue de la culture et des valeurs endogènes. Refusant le terme
« d’Afrocentrisme » que ses critiques et détracteurs lui accolent, l’Afrocentricité
se comprend comme paradigme de connaissance africaine du monde en général,
de l’Afrique et de ses diasporas en particulier33.

28
Malgré ces points d’accord avec l’Afrocentricité, quelques divergences demeurent notamment « la
définition purement biologique de la race. » Cf. Ama Mazama, L’impératif afrocentrique, Paris,
Menaibuc, 2003, p. 229.
29
Malgré ces points d’accord avec l’Afrocentricité, quelques divergences demeurent notamment :
« L’Afrocentricité n’embrasse nullement l’idée de l’incomplétude culturelle de l’Afrique, pas plus
qu’elle n’a de vénération particulière pour l’Europe et ses peuples. » Cf. Ama Mazama, L’impératif
afrocentrique, Paris, Menaibuc, 2003, p. 235.
30
Ama Mazama, L’impératif afrocentrique, Paris, Menaibuc, 2003, p. 236.
31
Ibidem, p. 239.
32
Ibidem, p. 244.
33
Pour la présentation des critiques de l’Afrocentricité, cf. Théophile OBENGA, Le sens de la lutte
contre l’africanisme eurocentriste, Paris, Éditions Khepera/ L’ Harmattan, 2001
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La nouvelle identité discursive que recherche l’Afrocentricité prône la


nécessité d’une identité multiple sans hiérarchie34. Elle implique une nouvelle
identité basée sur l’exhumation des cultures et valeurs africaines ainsi que sur la
connaissance des enjeux de savoir. Il faut penser dans l’intérêt de soi-même et
chaque manière de penser doit envisager son bien propre. Pour se retrouver face
à l’autre dans une communion fraternelle de pensée, il faut d’abord se connaître,
accepter son être-même. A partir du moment où chaque culture constitue pour une
autre une source nouvelle d’apprentissage et de connaissance, le vivre-ensemble
ne peut se penser sans interculturalité. Par cette démarche, l’idéologie de
l’Afrocentricité enseigne qu’elle sait aller vers l’autre, mais à partir de soi. Elle
s’ouvre à l’altérité sans s’enfermer dans le racisme ou le discours racial. Nous
retrouvons certains aspects d’une recherche productrice de savoirs endogène chez
le philosophe Grégoire Biyogo35.

Avec la publication inaugurale de ses quatre livres, Biyogo nous offre une
histoire de la philosophie africaine. Ces quatre livres sont expressément intitulés
: "Histoire de la philosophie africaine. Livre 1 : Le berceau égyptien de la
philosophie36. "Histoire de la philosophie africaine. Livre 2 : Introduction à la
philosophie moderne et contemporaine"37. "Histoire de la philosophie africaine,
Livre III. "Les courants de pensée et les livres de synthèse"38. Et enfin, "Histoire
de la philosophie africaine. Livre IV : entre la postmodernité et le néo-
pragmatisme39.

Au total, l’entreprise de Biyogo voudrait répondre au désir de production d’une


société de savoirs ouverte sur la diversité culturelle et foncièrement enracinée
dans le contexte d’émergence.

34
Contre les critiques des positions de l’Afrocentricité lire Walker Clarence, L’impossible retour. A
propos de l’Afrocentrisme, Paris, Karthala, 2004.
35
Cf. Grégoire Biyogo, http://afrikhepri.org/lhistoire-de-la-philosophie-africaine/ . Publié 26 octobre
2015.
36
Grégoire Biyogo, Histoire de la philosophie africaine. Livre I : Le berceau égyptien de la philosophie,
Paris, L’Harmattan Gabon, coll. Recherche et Pédagogie, 2006, 238 p.
37
Grégoire Biyogo, Histoire de la philosophie africaine. Livre II : Introduction à la philosophie
moderne et contemporaine. Paris, L’Harmattan Gabon, coll. Recherche et Pédagogie, 2006, 260 p.
38
Grégoire Biyogo, Histoire de la philosophie africaine. Livre III : Les courants de pensée et les livres
de synthèse. Paris, L’Harmattan Gabon, coll. Recherche et Pédagogie, 2006, 209 p.
39
Grégoire Biyogo, Histoire de la philosophie africaine. Livre IV : Entre la postmodernité et le néo-
pragmatisme. Paris, L’Harmattan Gabon, coll. Recherche et Pédagogie, 2006, 252 p. A côté de ce
monumental travail, il faut également signaler celui du philosophe camerounais Hubert Mono Ndjana,
Histoire de la philosophie africaine, Paris, L’Harmattan, 2009.
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CONCLUSION

La philosophie africaine a suscité des débats passionnants. Les prises de


position sont fonction de la conception que chacun a de la philosophie en général.
Des travaux d’une grande richesse sont nés de ce questionnement.
Il reste, dans ce que nous avons dit, un pan entier de la philosophie africaine,
c’est la philosophie africaine non francophone. Le manque de communication fait
qu’il est souvent difficile de savoir ce qui s’y passe. Mais les questionnements ne
seront pas différents des problèmes soulevés dans ce cours.

Pour le Grand séminaire Saint Paul d’Abadjin-Kouté

BOA Thiémélé L. Ramsès


Prof titulaire
Université Félix Houphouët-Boigny
Abidjan /Cocody

Version 3 de 2020/2021
Mail : boathie@yahoo.fr

Auteur, sous le nom Ramsès L. BOA THIÉMÉLÉ, de :


 L’ ivoirité entre culture et politique, Paris, L’Harmattan, 2003, 263 p.
 Recherches philosophiques. Tome 1. Quelle philosophie pour l’Afrique?
Abidjan, Educi, 2005, 234 p.
 Nietzsche et Cheikh Anta Diop, Paris, L’Harmattan, 2007, 213 p.
 La sorcellerie n’existe pas. Abidjan, Les Éditions du Cérap, 2010, 140 p.
 Le pouvoir des origines : la culture de la mémoire chez Nietzsche et
Cheikh Anta Diop, Saarbrücken, Allemagne, Éditions Universitaires
Européennes, 2012, 394 p.
 L’ivoirité et l’unité de la Côte d’Ivoire. Abidjan, Les Editions du Cerap,
2015, 184 p.
 Reconstituer le corps glorieux d’Osiris. Abidjan, Les Editions
Kamit2020, 196 p
Prof. BOA Thiémélé Ramsès. Philosophie africaine. 18
Grand séminaire Saint Paul d’Abadjin-Kouté. Année académique. 2020-2021
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

- ASANTE Molefi Kete, L’Afrocentricité, trad. de l’anglais américain Ama Mazama, Paris,
Menaibuc, 2003,
- ADOU Koffi, L’Annihilisme, essai sur la vie, nouvelle édition revue et corrigée, Abidjan,
Edition Dagekof, 1995
- BIYOGO Grégoire, http://afrikhepri.org/lhistoire-de-la-philosophie-africaine/. Publié 26
octobre 2015.
- BOA Thiémélé Ramsès, « L’Afrocentricité consiste à porter positivement l’Afrique dans son
cœur » in Le Nouveau Courrier, n° 922 du vendredi 8 novembre 2013, p. 6.
- COHEN William, Français et Africains : les Noirs dans le regard des Blancs, 1530-1880,
Paris, Gallimard, 1981
- DEFERT Sur la Revue anthropologique de Londres (suite). In: Bulletins de la Société
d'anthropologie de Paris, I° Série. Tome 5 fascicule 1, 1864. pp. 861-862. http://www.persee.fr.
- HEGEL, Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. par J. Gibelin, troisième édition
remaniée, Paris, Vrin, 1987.
- HOUNTONDJI Paulin J., Sur la "philosophie africaine", Yaoundé, Editions Clé, 1980
- MUDIMBE V.Y, « ‘’Niam M’Paya’’ Aux sources de la philosophie africaine » in, Présence
Africaine, Hommage à Alioune Diop fondateur de Présence Africaine, Paris, Editions des
amis italiens de Présence Africaine, p. 196. [pp. 192-201]
- KONIG-PRALONG Catherine, La colonie philosophique. Ecrire l’histoire de la philosophie
aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Editions EHESS, 2019
- MAZAMA Ama, L’impératif afrocentrique, Paris, Menaibuc, 2003
- PARYS Jean M. Van, Une approche simple de la philosophie africaine, Editions Loyola,
Publications Canisius, Kinshasa-Gombe (RDC), 1993
- OKOLO Okonda, Pour une philosophie de la culture et du développement. Recherche
d’herméneutique et de praxis africaine, Kinshasa, Puz, 1986.
- TEMPELS, La philosophie bantoue, Paris, Présence Africaine, 1961
Prof. BOA Thiémélé Ramsès. Philosophie africaine. 19
Grand séminaire Saint Paul d’Abadjin-Kouté. Année académique. 2020-2021
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TABLE DES MATIERES

Syllabus ...................................................................................................................................... 1

INTRODUCTION .................................................................................................................... 3

I LE FONDEMENT ET L’ORIGINE DE LA QUESTION................................................. 3


1.1 Le fondement du questionnement ........................................................................................ 3
1.2 L’origine du questionnement ............................................................................................... 7
a) La hiérarchie des forces. .................................................................................................... 8
b) La variation de la force. ..................................................................................................... 8
c) L’interdépendance des forces............................................................................................. 8

II- LES ASPECTS DU DEBAT .............................................................................................. 9


2.1. LE COURANT IDÉOLOGIQUE. ...................................................................................... 9
2.2. LE COURANT DE RECONNAISSANCE D’UNE PHILOSOPHIE AFRICAINE
TRADITIONNELLE .......................................................................................................... 9
2.3. LE COURANT CRITIQUE .............................................................................................. 10
2.4. LE COURANT SYNTHETIQUE ..................................................................................... 12

III- L’ACTUALITÉ PHILOSOPHIQUE ............................................................................ 13


3.1. L’AFROCENTRICITÉ ..................................................................................................... 13

CONCLUSION....................................................................................................................... 17
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ............................................................................. 18
Texte 1

42019BINASON AVÈKES
SOPHIE OLUWOLE, UN ESPRIT RADICAL DE LA PHILOSOPHIE
AFRICAINE (1935- 23 DECEMBRE 2018)

La communauté philosophique africaine a été secouée tout récemment


par l’annonce du décès d’une philosophe de premier plan, voire d’un
titan de la communauté de réflexion africaine. Je ne parle de personne
d’autre que feu la professeure Sophie Bosede Oluwole, première
Nigériane titulaire d’un doctorat en philosophie. Parmi les Yoruba, la
mort d’un ancien n’est pas déplorée. Au contraire, elle appelle à la
célébration d’une vie bien vécue. Partir à 83 ans n’est pas un événement
triste. Et cela est d’autant plus vrai que la regrettée professeure Oluwole
a vécu une vie digne de la philosophie et de l’esprit de recherche
constante et permanente, en particulier pour l’avenir de l’Afrique et du
Nigeria, après le long passé colonial qui a déformé tout ce que le
continent aurait pu espérer.

Madame Oluwole, affectueusement appelée Mama ou Mamalawo (la


mère des secrets – terme dérivé de Babalawo, le père des secrets), a
obtenu son premier diplôme de l’université de Lagos où elle a étudié
l’histoire, la géographie et la philosophie. Elle a ensuite obtenu son
doctorat en philosophie de l’Université d’Ibadan et sous la tutelle
intellectuelle de mon professeur respecté, le regretté Peter Bodunrin,
philosophe nigérian de renommée mondiale dont l’interpellation entre
l’émergence du discours philosophique africain constitue l’un des
fondements sur lesquels repose la discipline.

(…) Les colonialistes ont nié l’humanité même des Africains. Prenons la
politique d’assimilation française comme bon exemple. L’objectif de
cette politique était de transformer les Africains en humains plus
cultivés et plus civilisés. Cela impliquait que tout ce que les Africains
pouvaient appeler leur patrimoine culturel et de développement était
soit consigné de manière arbitraire dans les tas d’ordures, soit volé
effrontément. L’Afrique était considérée comme le «continent noir»
peuplé d’animaux monstrueux, de maladies, de calamités et de morts.
Nous ne pouvons donc pas parler de culture, de religion ou de
développement; mais de sauvagerie et de barbarie dont les Africains
avaient besoin d’être sauvés et délivrés. Ainsi, des missionnaires aux
administrateurs coloniaux, l’agenda colonial devait saper l’humanité
des Africains afin de les élever à la hauteur de l’humanité. Et la
philosophie a joué un rôle important dans ce processus, car si
l’humanité est définie par la raison, alors seul l’humain peut y réfléchir.
Et si les Africains sont moins qu’humains, nous ne pouvons donc pas
dire logiquement que les Africains peuvent réfléchir. C’est la raison
même pour laquelle la philosophie de la philosophie a commencé dans
la plupart des régions d’Afrique, et en particulier au Nigéria – à
l’ancienne Université d’Ibadan, à l’Université d’Ife et à l’Université de
Lagos – avec la question de savoir s’il existe ou non un concept de
« philosophie africaine. »Nous comprenons maintenant
immédiatement le contexte dans lequel la feu professeure a obtenu son
premier diplôme puis son doctorat.

L’intervention de la professeure Sophie Oluwole dans le discours


philosophique africain est radicalement récupératrice à un niveau le
plus fondamental. Il peut être situé à l’intersection de la culture, du
développement et de la langue. Ce trépied fondamental est déployé dans
un double objectif: combattre d’abord l’arrogance philosophique
occidentale à l’égard de l’Afrique et de son héritage philosophique ; et
deuxièmement, soulager le continent africain des fléaux du
colonialisme d’une manière qui engendrerait développement et
progrès.

Mama Oluwole menait une vie de farouche opposant à la philosophie


occidentale. Et sa stratégie de récupération va au-delà de simplement
exposer les croyances africaines que les Européens peuvent voir et
applaudir. Au contraire, Mama Oluwole a mené la lutte au seuil même
des antagonistes. Prenez la croyance en la sorcellerie comme un bon
exemple. La sorcellerie est un problème qui, pour les Européens, a été
l’illustration même du retard de l’Afrique. Sophie Oluwole s’est attaquée
de front à cette question dans son premier livre, Witchcraft,
Reincarnation and the Godhead (1992). Pour elle, la sorcellerie et
d’autres croyances religieuses soulèvent la question de la différence
entre la justification métaphysique et empirique. Il est certain que la
sorcellerie ne peut jamais être justifiée au niveau scientifique, mais la
science règle-t-elle tout sur la vie et les croyances? Est-il possible que le
phénomène de sorcellerie lui-même opère à un niveau de
fonctionnement mystique différent qui exige que nous cherchions sa
justification ailleurs que dans la science?

Cependant, ce type d’argument n’est pas assez radical. La stratégie


philosophique globale de Mama consistait à saper la culture
intellectuelle occidentale dans son ensemble et son universalisme
fallacieux, puis à démontrer l’existence de cultures intellectuelles
alternatives, voire imposantes, antérieures à l’Occident. La culture
intellectuelle occidentale est fondée sur l’hypothèse qu’il n’y a qu’une
seule réalité dont l’essence et la circonférence ne peuvent être
appréhendées que par l’analyse scientifique et les outils de la logique.
Dans Philosophy and Oral Tradition (1997), Sophie Oluwole nous
exhorte à revenir à la tradition orale de l’Afrique en tant que source de
fouille d’un authentique fondement de la culture intellectuelle de
l’Afrique que l’Occident s’est efforcé de saper et de détruire. Un
argument qui sous-tend la pertinence de la tradition orale de l’Afrique
est que les pratiques traditionnelles et culturelles du passé doivent avoir
été guidées par une forme de logique et de principes rationnels non
seulement antérieurs au canon scientifique occidental, mais qui ne
peuvent pas en être totalement englobés . Dans Socrates and Orunmila
(2014), Oluwole dépouille de manière critique l’héritage philosophique
de Socrate, qui définit la tradition philosophique occidentale, et
d’Orunmila, qui représente le corpus philosophique africain. Mama
nous laisse prendre notre décision entre l’opposition binaire qui, pour
elle, se situe dans la philosophie occidentale, et la «complémentarité
binaire» prêchée par Orunmila. La philosophie de la complémentarité
est la plus viable pour poursuivre la fraternité de l’humanité.
L’opposition binaire ne pourrait que diviser l’humanité.

L’intérêt pour la littérature orale et la tradition orale de l’Afrique nous


amène au deuxième volet de l’agenda de Professeure Oluwole pour
récupérer le sens de l’Afrique et ses progrès. Et c’est l’argument selon
lequel l’Afrique ne peut commencer sa marche vers le développement et
le progrès que si elle renoue intellectuellement avec sa base culturelle.
Selon Oluwole, une bonne façon de procéder consiste à cartographier et
à explorer les avantages des connaissances et des langues autochtones
par rapport aux langues étrangères de la domination coloniale. Et elle
établit un lien entre les deux: «L’Afrique est le seul continent qui utilise
la langue étrangère comme moyen d’expression dans des
établissements d’apprentissage, en dépit des rapports de nombreuses
études confirmant le fait que la langue maternelle est le meilleur moyen
d’instruction permettant une meilleure compréhension. Nous pouvons
en effet commencer à résoudre l’impasse du développement au Nigéria,
par exemple en abordant le problème des langues, et en particulier le
paradoxe d’un programme qui rend la langue anglaise obligatoire, mais
pas les langues indigènes. Selon la philosophie de Mama, l’idée de
développement national va au-delà de la conception de politiques
esthétiques et englobe des questions plus fondamentales qui font partie
des réflexions philosophiques sur la façon dont nous nous percevons en
tant que peuple et la relation que nous entretenons avec notre
patrimoine autochtone de connaissances et de pratiques locales.
Cependant, si les langues autochtones ne constituent pas une partie
importante de nos programmes, qu’attendons-nous de nos efforts de
développement? Et cela est encore plus vrai lorsque la plupart des États
africains sont convaincus de la supériorité des paradigmes et des
modèles de développement occidentaux, plutôt que de chercher à
l’intérieur des solutions de développement.

La regrettée professeure Sophie Oluwole était une fauteuse de troubles,


comme les autres femmes dont nous avons célébré les legs au Nigeria.
Cependant, sa propre agitation a été réalisée au niveau fondamental du
discours, qui explique la façon dont nous voyons et comprenons la
réalité et comment une telle réalité a la capacité de déterminer la
manière dont nous nous pensons en tant qu’êtres humains, comment
nous nous organisons, ce que nous savons pour parvenir au
développement national et, enfin, comment nous définissons notre
propre place dans le monde où les idéologies se battent pour la
suprématie.

Mamalawo a quitté ce vaisseau terrestre. Il est possible qu’elle nous


regarde maintenant et se demande si nous tiendrons compte de ses
avertissements et de ses arguments pour faire progresser l’Afrique et le
Nigeria.

Par Tunji Olaopa

ibinimori

Source : https://babilown.com/2019/01/24/sophie-oluwole-un-esprit-radical-de-
la-philosophie-africaine/
Consulté le 06/02/2019

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