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N° 3  | 4 MARS 2022

RÉGIS
DEBRAY
DES MUSÉES
AUX MISSILES
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mars 2022 à matteo caranta
P
 as de panique. C’est toujours ainsi que les choses se passent.
La guerre, c’est quand l’histoire se remet en marche. La paix,
c’est quand dominent les arts de la mémoire. Guerre et paix. Cela
alterne. Diastole, laisser-faire laisser-dire, systole, on serre les poings
et les rangs. Les sociétés aussi ont un cœur qui bat. Tout se passe
comme si les grandes vacances allaient devoir se terminer en Europe,
que nous sortions du régime mémoire, pour aborder, once again, le
régime histoire. Il y a un temps pour tout. Pour le patrimonial et pour
les arsenaux. Pour le musée et pour le missile. Le passage de l’un à
l’autre est toujours déconcertant, mais l’Européen a assez d’expérience
pour ne pas s’étonner du changement de phase, et de pied.

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Ce n’est pas encore la grande culbute, mais l’ordre de mobi-
lisation est déjà là. Et donc, on sonne la fin de la récréa-
tion. Le tout à l’ego ne fait plus loi, le nous se reconstitue,
sourdine sur le moi-je. Les alliances se referment, et donc
se reforment. Un pays voisin à feu et à sang, c’est l’Europe
qui retrouve ses frontières, sur la carte, en même temps que
ses religions – l’un ne va pas sans l’autre. Mauvais temps
pour les esprits forts, les dissidents et les bougons. Force
est de s’aligner, c’est le cœur qui l’exige. Dans chaque camp,
on ne veut, on ne peut plus voir qu’une seule tête. Les
mauvais coucheurs se voient ici congédiés, et bel et bien,
en Russie, embarqués dans le panier à salade. Ce n’est pas
le moment de la pensée complexe, encore moins des mille
nuances de gris et des notes en bas de page. Bloc contre
bloc. Noir ou blanc. On sera ceci ou cela, pas de troisième
terme, plus le temps de biaiser. Le militaire repasse devant
l’économiste : les argentiers ne tiennent plus le manche. On
ressort les cartes de géographie. Il y aura des ponctions sur
les avoirs, mais le fonds culturel des êtres reprend le dessus.
On verra après, pour les détails et les restrictions mentales,
les mais et les pourtant. Le déclenchement d’une guerre
est toujours une mauvaise nouvelle pour l’esprit de finesse,
et une bonne pour le gouvernement, qui préfère toujours
l’esprit de géométrie. Et puis, chaque tribu a besoin de
chef, et quand on en a un, on le garde. C’est l’hiver pour les
Partis, le printemps pour l’autorité. Plus besoin d’élections
ni d’inutiles bisbilles. Avouons-le : au pied du canon, on se

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sent mieux. Dans la vive clarté, la bonne santé des choses
simples et naturelles. Les bons et les méchants. Nous et
eux. Et tous à pied d’œuvre.
Voilà qui donne encore plus de relief au vieux monde
d’hier, celui du culte de la mémoire, des mémorials et
des memento. Les baby-boomers, au cours des Grands
Glorieuses, n’ont pas connu la guerre à domicile. Ils ont
eu cette chance, si c’en est une, de voir l’Histoire quitter la
maison, et les mémoires s’installer à la place. La Grande
Hache contre le couteau de poche : on a gagné au change,
en sécurité et en bien-être. Non qu’il n’y ait des conflits
de mémoire, mais ceux-là opèrent à fleuret moucheté, par
colloques et bouquins interposés. C’est là un changement
de portage dont, chez nous, on aurait tort de se plaindre.
D’abord, parce qu’on court toujours moins de risques à
commémorer une guerre ou une révolution qu’à se mêler
d’en faire une. Ensuite, parce qu’avec l’allègement du cahier
des charges, notre vie devient moins aléatoire. Remplir son
devoir d’histoire, c’est s’exposer un jour ou l’autre à mouiller
sa chemise dans des combats toujours douteux, avec ou
sans pistolet, alors que le devoir de mémoire se fait à la
maison, avec un stylo-feutre, France Musique en sourdine.
Ne négligeons pas pour autant les obligations qui étaient
celles de la cuvée mémorielle, côté mains à plume : une
thèse, maints séminaires, moult colloques, de poisseuses
polémiques, voire un best-seller à la clé. Pas de quoi se
tourner les pouces mais au moins n’avions-nous plus à

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verser le sang pour sauver la République, c’était à elle de
nous verser des subventions pour sauver nos vacances.
Vivre à l’ombre des musées plutôt qu’à celle des épées,
c’est toujours un plus pour l’espérance moyenne de vie. La
preuve : nous faisons de vieux os. Le rapport coût-bénéfice
ne se discute pas.
Providentielle, pour notre tranche d’âge, s’était avérée la
concordance des temps, disons la mise en phase de deux
retraites, celle qu’un individu prend légalement après
soixante-cinq ans de bons et loyaux services, quoiqu’assez
inutiles, et celle, non moins légitime, que prend un pays
après quelques siècles de fatigues et sacrifices divers, par-
fois salvateurs. Les armées, défaites, rentrent à la caserne,
les bonhommes, un peu dépités, à la maison. Les avions
et les blindés, c’est pour gagner des sous, en les vendant à
l’extérieur, pas pour faire des morts chez soi ou à côté. En
phase mémoire, rouler des mécaniques n’est pas bien vu ;
en phase histoire, la gêne s’en va, on ressort les matériels.
On ose prendre du poids, pour faire face à l’avenir. En
général, c’est quand on ne pèse plus trop qu’on soupèse
son passé. L’introspection des extravertis de retour en
phase mémoire a ses dédommagements. Elle donne une
juste revanche à l’intime. Un personnage public, dans
l’exercice de ses fonctions, doit garder sous clé sa vie inté-
rieure – sensuelle et sentimentale. Condamné par son
métier à serrer des mains du matin au soir (avant Covid),
il est normal que l’ego du politique prenne sa revanche.

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Ses lettres d’amour sont publiées. La littérature a tout à
y gagner, du moins en France – pas aux États-Unis, où
les mémoires présidentielles ne passent guère le compte
rendu.
« De la nation historique à la nation mémorielle », pour
reprendre les mots de Pierre Nora, le passage s’était fait
sous le couvert d’un même mot, histoire. Désignant à la
fois les res gestae, les choses déjà faites et les res gerandae, les
choses à faire, un domaine d’études et un domaine d’action.
Voilà qui peut inciter tantôt à la bagarre tantôt au colloque.
C’est un mot à tout faire, Histoire, des dissertations comme
des folies. Il est entendu qu’il faut être un peu foldingue
pour vouloir faire l’histoire – un marché de dupes le plus
souvent, car ce que fera demain de ce que nous faisons
aujourd’hui est très souvent le contraire de ce que nous
avions voulu ou cru réaliser. Les ex-révolutionnaires sont
au courant, les anciens combattants, également. Pour faire
de l’histoire, en revanche, il faut beaucoup d’instruction, et
des bibliothèques. La gent politique, qui lit fort peu et n’a
pas de temps à perdre, a inventé une tierce option : faire
histoire, comme on dit « faire sérieux », faire son de Gaulle
ou son Jaurès. En ce cas l’acteur peut remplacer l’agent,
et jouer du Panthéon comme d’un violoncelle, pour faire
vibrer les cœurs et les adjectifs. Certains discours, devant
« l’École normale des morts », s’ils ne font pas l’histoire,
restent en mémoire – Malraux sur Jean Moulin, cela ne
s’oublie pas.

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Les historiens diront un jour – mais Les Lieux de
mémoire l’ont déjà fait (qui ne sont pas qu’en dur, mais aussi
et d’abord dans les têtes, lieux communs y compris) – au
cours de quelles années le rétrospectif a chez nous pris le
pas sur le prospectif, ou quand l’avenir s’est démagnétisé
dans nos têtes et nos allocutions. « L’année du patrimoine »,
1980, en France a sans doute frappé les trois coups. Et celle
du Bicentenaire, 1989, fut un lever de rideau d’Opéra. À
toute avant-garde, sa retraite. C’est en France, le 14 juillet
1989, que l’Histoire est devenue Mémoire, et cela en grande
pompe, sur les Champs-Élysées, sous les yeux au départ
inquiets mais finalement ravis de sept chefs d’État et de
gouvernement occidentaux, qui a priori ne goûtaient pas
trop l’objet de ce rassemblement. Les meilleurs enterre-
ments sont les plus festifs et le « défilé Goude » en fut un. Il
fallait un Bastille Day, façon Broadway à Paris, une parade
humoristique en costumes ethniques, un patchwork de
clips communautaires, avec Michael Jackson en sosie et
Jessie Norman dans La Marseillaise, pour célébrer digne-
ment notre sortie non seulement de l’ère des révolutions
sanglantes mais notre entrée à tous dans le théâtre des
grands souvenirs. Le passage de l’invention à l’inventaire
méritait ce festival funéraire et réussi. La convocation du
passé ne serait plus, dorénavant, un coup de pied aux fesses
pour se remettre en marche, mais un sujet de colloque ou
d’exposition. Et le nouvel ordre du jour fut ainsi résumé
par l’historien Paul Veyne. « Il ne faut plus s’intéresser à

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l’Histoire de France parce que l’on est Français mais parce
que c’est intéressant. » Et non plus embêtant, demandeur,
harcelant comme un remords, comme un brouillon laissé
en plan, à reprendre et parachever et qui vous disait de
loin : à toi d’enchaîner, toi, là-bas, le petit planqué ! Un
poids en moins. Chic ! On a tourné la page !
Une chose, en tout cas, est sûre. Il y a deux catégories de
mémoires, celle qui fait obligation et celle qui fait diversion.
Il y a le passé garde-à-vous, celui qui vous met un pisto-
let en main et il y a le passé-promenade pour faire trois
petits tours le week-end, d’un château, d’une émission à
l’autre. Si j’en crois mes souvenirs, un révolutionnaire était
un « Monsieur, c’était mieux avant » plus exigeant que la
moyenne : il ne voulait pas seulement restaurer les vieilles
pierres, il voulait voir revenir les beaux jours, en payant de
sa personne. C’est un nostalgique qui a l’esprit d’entreprise
et le sens pratique, un absentéiste qui en veut à son pré-
sent. Disons : un réactionnaire de progrès, qui se donne
pour chef un héros mort et enterré, Zapata, Bolívar, José
Martí. Ou Spartacus, Trotski, Kropotkine. De nos jours, on
sauve la mémoire comme on sauve les meubles ; mais pour
certains, jadis, c’était un feu à rallumer en soufflant sur les
cendres. Un pas en arrière, deux pas en avant. De quoi se
mêle-t-on à Paris en 1848 ? D’un 1789 en mieux. En 1871 ?
Faire rebondir 1848. En 1968, sur le Boul’Mich, de renouer
avec la Commune et sur l’île Seguin, avec les grèves de 1936.
La Rome antique, rappelons-le, fit retour après la prise

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de la Bastille – « le monde est vide depuis les Romains »,
se lamentait Saint-Just. Et déjà Plutarque pointait sous
Robespierre. Cela, de tout temps, fait sourire de pitié les
esprits avancés qui se flattent de ne jamais regarder en
arrière. La science-fiction éduque au rêve, non à l’action.
Elle n’a jamais mis le feu à une plaine quelconque. Les
réalistes ont tort de ne pas prendre les romantiques au
sérieux, ce que se doit de faire le préfet de police, lequel
n’a rien à craindre des modernisateurs. Ce qu’on appelle
le romantisme révolutionnaire – mais c’est souvent celui
des Résistants, des colonisés et des envahis – c’était l’al-
liage, toujours détonnant, d’un « je me souviens » et d’un
« je ne supporterai plus ». Elle n’est pas aussi bête qu’on le
dit, notre classe aux affaires. Elle a trouvé le truc contre les
retours de flamme : réduire toujours plus les horaires d’his-
toire à l’école (et ceux des langues mortes). Il arrive qu’un
« romantique » ne fasse pas que des alexandrins. Quand
le troubadour est conséquent, il appuie sur la gâchette.
Chaque fois qu’un rêve d’avenir met en branle un passé
de légende, les forces d’occupation comme les forces de
l’ordre peuvent s’inquiéter. Mais chaque fois que le présent
se fait omniprésent, la maréchaussée regagne ses casernes.
On peut maintenant dormir à Paris, sur nos deux oreilles.
Le temps de la promesse était un temps de mémoire.
Il semble, en revanche, qu’il y en a beaucoup, et de l’une
et de l’autre, autour du Dniepr, en ce moment. Quand on
a les deux ensembles une longue mémoire et un fort espoir

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en face de soi, l’envahisseur a de quoi se faire du souci.
Monsieur Poutine, qui semble mieux connaître son histoire
que celle de ses voisins, devrait y réfléchir.

RÉ GIS DE BR AY
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À il’heure du soupçon, il y a deux attitudes possibles. Celle de la
idésillusion et du renoncement, d’une part, nourrie par le constat
que le temps de la réflexion et celui de la décision n’ont plus rien en
commun ; celle d’un regain d’attention, d’autre part, dont témoignent
le retour des cahiers de doléances et la réactivation d’un débat d’am-
pleur nationale. Notre liberté de penser, comme au vrai toutes nos
libertés, ne peut s’exercer en dehors de notre volonté de comprendre.
Voilà pourquoi la collection « Tracts » fera entrer les femmes et les
hommes de lettres dans le débat, en accueillant des essais en prise avec
leur temps mais riches de la distance propre à leur singularité. Ces
voix doivent se faire entendre en tous lieux, comme ce fut le cas des
grands « tracts de la NRF » qui parurent dans les années 1930, signés
par André Gide, Jules Romains, Thomas Mann ou Jean Giono –
lequel rappelait en son temps : « Nous vivons les mots quand ils sont
justes. »
Puissions-nous tous ensemble faire revivre cette belle exigence.

antoine gallimard

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Il y a un temps pour tout. Pour le patrimonial et pour les
arsenaux. Pour le musée et pour le missile. Le passage de
l’un à l’autre est toujours déconcertant, mais l’Européen
a assez d’expérience pour ne pas s’étonner du changement
de phase, et de pied.

régis debray


TRACTS.GALLIMARD.FR
D I R E C T E U R D E L A P U B L I C AT I O N  : A N T O I N E G A L L I M A R D
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Des musées aux
missiles
Régis Debray
Couverture :

Cette édition électronique du livre


Des musées aux missiles de Régis Debray
a été réalisée le 04 mars 2022
par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782072993398 - Numéro d’édition : ).
Code Sodis : – ISBN : 9782072993404
Numéro d’édition : .

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