BRAGAGNOLO Florine
Promoteur :
Grégory CORMANN
1
Remerciements
Je tiens à remercier toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont permis la réalisation de ce
travail de fin de cycle.
D’autre part, je remercie et rend hommage à mon grand-père, M. Cornet, qui a mis Sartre et,
plus globalement la philosophie, sur mon chemin.
2
Introduction
La motivation de base de ce travail est la liberté radicale. Cependant, dès les premières
discussions que j’ai eues avec mon promoteur à propos de Sartre, nous avons mis le doigt sur
un problème, qui semblait alors insurmontable. Ce problème réside dans une citation de
Sartre : « En se choisissant, l’homme choisit tous les hommes1. » Cette phrase paraît, à cause
des termes qu’elles emploient et de la manière dont ces termes mêmes sont articulés, assez
complexe. Elle semble également renfermer un paradoxe sur la liberté. En effet, si l'homme
choisit pour tous les autres, alors les autres sont privés de liberté puisque un choix est fait
pour eux. Or chaque homme choisit pour l'humanité. Mais si tel est le cas, alors plus personne
ne choisit pour personne, vu que tout le monde choisit pour tout le monde. La compréhension
de cette phrase nécessite en fait de comprendre l’idée sartrienne de liberté radicale ainsi que
tous les concepts qui lui sont associés (mauvaise foi, angoisse, responsabilité, conscience
transcendantale, etc.). En effet, nous verrons que la philosophie sartrienne a quelque chose de
complexe et d’intéressant : sa phénoménologie et sa philosophie mettant en avant la liberté
radicale sont très complémentaires. Elles sont même plus que cela, elles sont intriquées l’une
dans l’autre. Et ce, à tel point qu’il est difficile de savoir de laquelle parler en premier parce
que nous aurions envie de les exprimer toutes les deux en même temps. En effet, sa
phénoménologie n’a pas grand intérêt si elle est prise uniquement pour elle-même. Son intérêt
est justifié par les considérations morales qu’elle implique, à savoir, la liberté radicale. Sa
philosophie quant à elle, nécessite une justification par sa phénoménologie.
Ce travail est divisé en trois chapitres. Le premier est centré sur la phénoménologie
husserlienne que nous trouvons dans les Idées directrices pour une phénoménologie2. Nous
devons passer par Husserl pour comprendre la phénoménologie de Sartre parce que celui-ci
s’en inspire énormément. Ce détour nous permet d’une part de comprendre l’origine des
concepts utilisés par Sartre (conscience transcendantale, intentionnalité transversale, etc.).
D’autre part, nous avons besoin de voir la conclusion des développements de Husserl, qui est
une conscience habitée par un Je, pour comprendre en quoi Sartre en vient à critiquer Husserl
et aboutit à une conscience sans Ego, qui permet la liberté radicale. Le deuxième chapitre est
une analyse la phénoménologie sartrienne. Pour ce faire, nous nous aiderons de La
Transcendance de l’Ego, ainsi que de l’introduction et des notes que Vincent de Coorebyter
en fait. Cette partie met en avant la critique de Husserl par Sartre. En effet, ce deuxième
1
J.-P. SARTRE, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, 1996, p. 32.
2
E. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, [1913], Paris, Trad. P. Ricœur, Gallimard, 1950.
3
chapitre montre les conclusions que Sartre tire de la phénoménologie husserlienne,
notamment concernant le Moi pur et déroule le raisonnement de Sartre aboutissant à une
conscience transcendantale sans Je. Enfin, ce chapitre met en avant une des conclusions de
La Transcendance de l’Ego, qui consiste en une esquisse de description de la liberté radicale,
sans toutefois la nommer. Le chapitre trois prend en compte les considérations éthiques de la
philosophie sartrienne. Nous y développons la liberté radicale, sur la base des descriptions que
nous livre L’Être et le Néant. Ensuite, nous tentons de dégager les implications éthiques qu’a
la liberté radicale. Nous soutenons que la liberté radicale permet de mettre au jour une
conduite de vie qui vise à résoudre certains problèmes liés à une identité illusoire que nous
nous imposons pour suivre les normes de la société. L’exemple qui nous tient à cœur dans
cette dernière partie est celle du féminisme. En effet, nous verrons que le sexisme n’a plus
lieu d’être une fois que nous comprenons que nous ne sommes plus soumis à un être, un Ego,
qui nous conditionne.
4
Chapitre I : Développement husserlien de la conscience dans les Ideen
Introduction de l’intentionnalité
Regardons maintenant de plus près cette philosophie et les concepts qui sont
nécessaires à sa compréhension avec, pour commencer, une étude du §28 des Ideen I, où
Husserl introduit la notion de Cogito.
C’est à ce monde, à ce monde dans lequel je me trouve et qui en même temps m’environne,
que se rapporte le faisceau des activités spontanées de la conscience avec leurs multiples
variations : l’observation dans le but de la recherche scientifique, l’explicitation et
l’élaboration des concepts mis en jeu dans la description, la comparaison et la distinction, la
colligation et la numérotation , les hypothèses et les conclusions, bref la conscience au stade
théorique, sous ses formes et à ses degrés les plus différents. Ajoutons les actes et les états
multiformes de l’affectivité et de la volonté : plaisir et désagrément, joie et tristesse, désir et
aversion, espoir et crainte, décision et action. Si l’on y joint encore les actes simples du moi
par lesquels j’ai conscience du monde comme immédiatement là, lorsque je me tourne
spontanément vers lui pour le saisir, tous ces actes et états sont englobés dans l’unique
expression de Descartes : Cogito. Tant que je suis engagé dans la vie naturelle (im natürlichen
Dahinleben), ma vie prend sans cesse cette forme fondamentale de toute vie actuelle, même si
je ne peux pas me diriger « réflexivement » vers le « moi » et le « cogitare ». Si telle est ma
conscience, nous sommes en face d’un nouveau « Cogito » de nature vivante, qui de son côté
est irréfléchi et pour moi par conséquent n’a pas qualité d’objet 3.
Nous pouvons identifier dans cet extrait plusieurs points clés de la philosophie de
Husserl. Il met ici en avant plusieurs notions fondamentales de la phénoménologie, sur
lesquelles il va pouvoir s’appuyer par la suite. Il commence par montrer qu’il existe un lien
entre le monde et la conscience. Ce lien, c’est l’intentionnalité, ou la tendance qu’a la
conscience de se diriger, de se tourner vers le monde. En effet, que cela soit pour établir un
discours théorique ou pour des actions pratiques, la conscience s’oriente sans arrêt vers
l’extérieur, vers le monde. L’intentionnalité est donc un fil entre la conscience et le monde.
Husserl donne une caractéristique de l’intentionnalité qui n’est pas sans importance : sa
spontanéité. Il est à noter qu’il est question deux fois de spontanéité dans cette citation. En
effet, il parle d’abord du « faisceau des activités spontanées de la conscience ». Cela signifie
3
E. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, [1913], Paris, Trad. P. Ricœur, Gallimard, 1950,
§28, p. 91.
5
que lorsque nous nous dirigeons vers le monde, nous n’y réfléchissons pas, la conscience se
porte d’elle-même vers le monde. Nous sommes donc ici dans ce qu’il appelle l’attitude
naturelle. C’est-à-dire l’attitude de la conscience qui va vers le monde sans se poser de
question, qui vit une existence « actuelle ». Il ne dit pas que cela signifie que la conscience ne
peut se tourner ni vers le passé, ni vers le futur, mais que cette actualité ne lui permet pas de
se diriger vers le Moi. L’attitude naturelle, c’est le fait d’avoir une intuition immédiate du
monde, par les sens, l’expérience, mais également de manière plus « mentale » pour penser
l’arithmétique. Dans les deux cas, ces choses sont « là », « présentes » pour nous, et nous y
croyons spontanément. L’utilisation des guillemets vise à montrer qu’être là n’est pas à
prendre au sens d’une présence physique, mais dans un sens plus large, c’est-à-dire, présent,
de quelque manière que ce soit, à la conscience. Il est une deuxième fois question de
spontanéité lorsqu’il dit que « je me tourne spontanément vers le lui (le monde) pour le
saisir ». En fait, parler de faisceau d’activité spontané de ma conscience ou se tourner
spontanément vers quelque chose sont des manières communes de parler de l’intentionnalité.
Il parle également ici de Cogito qui est une expression cartésienne. Le lien entre
Descartes et Husserl est fort parce qu’ils ont tous les deux le même but : trouver un
fondement, une évidence sur laquelle construire une science rigoureuse. Nous verrons plus
loin que Descartes utilise le doute alors que Husserl se sert de l’épochè. Toujours est-il qu’ils
en arrivent à la même évidence : le Cogito. Or il ne s’agit pas du même Cogito. Le Cogito,
chez Descartes, est la seule chose qui résiste au doute parce que tant que je pense, je suis,
j’existe. Mais à la suite de cette affirmation, il en dit une autre : « […] je ne suis donc,
précisément parlant, qu’une chose qui pense [...]4 ». Il passe du Cogito à la chose pensante, de
la subjectivité à la matérialité. Il commet se retrouve dans un réalisme transcendantal, c’est-à-
dire qu’il confond l’ego psychique et l’ego transcendantal. C’est pour cette raison que Husserl
parle du nouveau Cogito, il n’est donc pas question de reprendre le Cogito cartésien. Le
Cogito husserlien est donc l’ensemble des moyens par lesquelles la conscience se dirige vers
le monde. C’est l’intentionnalité qui permet d’en arriver à cette évidence qu’est le Cogito. En
effet, Husserl dit plus loin :
4
R. DESCARTES, Méditations Métaphysiques, [1641], Paris, Hatier, 2011, p. 41.
6
[…] il suffit que je porte le regard sur la vie qui s’écoule dans sa présence réelle et que dans
cet acte je me saisisse moi-même comme le sujet pur de cette vie […], pour que je puisse dire
sans restriction et nécessairement : Je suis, cette vie est, je vis : cogito5
Nous avons vu plus haut que l’intentionnalité était le fait de se tourner vers l’extérieur,
or ici, nous portons « le regard sur la vie qui s’écoule », ce qui évoque clairement
l’intentionnalité. L’intentionnalité nous permet de saisir que cette vie est vécue par un sujet
qui est le sujet pur, c’est-à-dire formé d’un seul élément, à savoir la conscience. C’est cette
saisie qui permet d’arriver à l’évidence du Cogito.
Husserl ajoute notamment, dans le § 28, qu’à ce stade, la conscience ne peut pas
énoncer le Cogito, parce que le faire, ce serait déjà se tourner réflexivement vers le Moi. En
d’autres termes, nous avons conscience ici de faire une action, mais pas que c’est nous qui
faisons cette action. Il s’agit ici de la conscience irréfléchie, celle qui se contente de saisir les
choses de la réalité, sans se tourner vers elle-même, parce qu’elle ne le peut pas et ce,
justement parce qu’elle est déjà occupée à saisir les choses de la réalité.
Après avoir exprimé ces notions assez générales, Husserl se penche davantage sur le
monde :
Ce texte débute en exprimant encore une fois comment fonctionne l’attitude naturelle. Il
rajoute cependant une précision quant au comportement de la conscience dans cette attitude.
En effet, il ne s’agit plus ici de parler de spontanéité. Il dit que la conscience, à ce niveau, ne
se pose pas de question, ne doute pas de l’existence du monde. Elle se contente d’exister à ses
côtés, en ayant en lien immédiat avec celui-ci. La réalité est quelque chose d’extérieur à la
conscience. S’il en était autrement, si le monde était dans la conscience, il ne serait pas
question de lien entre les deux. L’attitude naturelle, c’est la croyance spontanée en l’existence
du monde naturel.
5
E. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, §46, p. 149.
6
Ibid., § 30, p. 95.
7
Husserl poursuit en disant qu’il est possible de « douter » de cette réalité. Tenons bien
compte ici qu’il ne s’agit pas du doute cartésien. Nous voulons dire que la réalité peut
m’apparaître trompeuse à certains égards. Dans l’attitude naturelle, rien ne nous empêche de
réfléchir sur le monde qui nous entoure, que cela soit pour le juger, le questionner, en douter
ou même pour essayer de le nier. Aucun jugement fait sur le monde ne le fera disparaître.
Husserl exprime ici l’idée que le monde peut apparaître « changé », ou pour reprendre les
termes de Husserl : « autrement que je le présumais ». C’est à partir de ce moment précis qu’il
va se questionner quant à la manière d’envisager, d’appréhender le monde. Alors, comme
Descartes avant lui, il commence par constater que certaines choses peuvent apparaître
comme des possibles hallucinations. L’attitude naturelle se montre alors faillible, nous ne
pouvons pas fonder une science sur une croyance qui montre des faiblesses. Il décide alors
que ces choses dont nous ne pouvons être certains doivent être exclues du monde. Le fait qu’il
parle ici d’exclusion annonce déjà la suite de son développement. Il est à noter qu’il n’est pas
question ici de douter des choses physiques, du monde extérieur, mais tout simplement de les
balayer d’un revers de main, du champ de l’étude phénoménologique. Il sera question de
cette distinction fondamentale dans la suite.
Revenons un instant sur ce qui a été dit plus haut : dans l’attitude naturelle, le monde
est présent à la conscience parce que celle-ci peut le saisir de différentes manières. Cependant,
Husserl dit que certains objets du monde naturel peuvent être des hallucinations et que rien ne
peut venir objecter cette hypothèse. Il faut donc exclure ces objets du monde, qui reste un
monde existant. C’est sur cette base que va se construire l’argumentation visant à introduire
ce que Husserl appelle la réduction phénoménologique.
Tout ce qu’à chaque instant je perçois ou présentifie de façon claire ou obscure, bref tout ce
qui, venant du monde naturel, accède à la conscience par le canal de l’expérience et
antérieurement à toute pensée, est affecté globalement et dans toutes ses ramifications de
l’indice « là », « présent » ; c’est sur ce caractère que peut par essence se fonder un jugement
d’existence explicite (prédicatif) qui ne fasse qu’un avec lui7.
7
Ibid., §31 p. 96.
8
En bref, Husserl définit l’attitude naturelle, qui est, rappelons-le, la croyance spontanée en
l’existence du monde naturelle.
Un procédé de ce genre, possible à chaque instant, est par exemple la tentative de doute
universel que Descartes a entrepris de mener à bien, mais dans un dessein tout différent, dans
l’intention de faire apparaître un plan ontologique absolument soustrait au doute. Nous
adoptons ce point de départ, mais pour souligner en même temps que pour nous la tentative
universelle du doute ne doit servir que de procédé subsidiaire (methodischer Behelf) destiné à
faire ressortir certains points qui grâce à lui peuvent être dégagés avec évidence comme étant
enveloppés dans son essence.
[…]
Réfléchissons sur ce qu’un tel acte enveloppe dans son essence. Qui tente de douter, tente de
soumettre au doute n’importe quel « être », tel qu’il est explicité sous la forme prédicative :
« cela est », « il en est ainsi », etc. L’espèce de l’être n’est pas ici en question. Si par exemple
le doute porte sur le point de savoir si un objet, dont l’être n’est pas mis en doute, a bien telle
ou telle propriété, le doute atteint le fait même « d’avoir telle propriété ». Ce qui est dit du
doute peut être transposé à la tentative de douter. En outre il est clair que nous ne pouvons
mettre en doute un être, et dans la même conscience (entendons : sous la forme unitive du « en
même temps ») appliquer la « thèse » au substrat de cet être, et donc en avoir conscience avec
le caractère de « présent ». Autrement dit : nous ne pouvons en même temps mettre en doute
une même matière (Materie) d’être et la tenir pour certaine. Il est également clair que la
tentative de douter de quelque objet de conscience en tant que présent a nécessairement pour
effet de suspendre (Aufhebung) la « thèse » ; c’est précisément cela qui nous intéresse. […] Et
pourtant : la thèse subit une modification : tandis qu’elle demeure en elle-même ce qu’elle est,
nous la mettons pour ainsi dire « hors de jeu » (ausser Aktion), « hors circuit », « entre
parenthèses ».8
Ne perdons pas de vue que le but de Husserl est de constituer une connaissance
certaine. Pour cela, il doit en trouver le fondement. Cela passe par le doute universel pensé par
Descartes pour édifier une connaissance indubitable sur des bases certaines. Cependant,
Husserl précise directement que ce doute ne peut être qu’un début et non une fin en raison de
l’absurdité qui le hante. Sa critique du doute universel se fonde sur l’objet du doute. Nous
pouvons douter, de par notre liberté, d’absolument tout ce qui compose le monde et le doute
s’applique toujours à l’être, peut importe de quel être il est question. La première étape de son
argumentation est donc de voir quelle est la portée du doute. Ensuite, il montre que pour
douter d’un être, il faut tenir cet être comme existant parce qu’il serait absurde de douter de
quelque chose que nous jugeons inexistant (douter de l’existence des licornes par exemple). Il
conclut sa démonstration en disant que l’être dont nous voulons douter doit toujours être
présent de quelque manière que ce soit à la conscience.
8
Ibid., §31, pp. 97, 98, 99.
9
dire qu’il pourrait ne pas exister (ou ne pas exister tel que je le perçois), et qu’en vertu de
cette incertitude, je ne peux édifier la science. Il opère alors un doute méthodique pour
retrouver les fondements indubitables sur lesquels construire la science. Chez Husserl, il ne
s’agit pas de cela, même si cela peut y ressembler. En effet, la réduction permet de mettre
l’existence du monde entre parenthèses pour accéder aux choses mêmes, à leur essence, leur
vérité, en dehors de tout ce qui pourrait venir affecter cette connaissance pure. La réduction
phénoménologique ne pose donc pas de question sur l’existence du monde en elle-même.
Cependant, Husserl voit quand même quelque chose d’intéressant dans le doute : la
mise en suspens qu’il présuppose. Cela signifie que nous pouvons mettre à l’épreuve l’attitude
naturelle sans tomber dans les travers du doute. La mise en suspens, ou mise entre parenthèses
s’applique au jugement d’existence. Il s’agit de ne pas « se questionner » et ne pas « établir »
de jugement sur l’existence du monde naturel. Notre croyance spontanée en celui-ci ne fait
d’un coup plus partie de l’équation. Cela ne veut pas dire que l’attitude naturelle est mauvaise
et doit être bannie, mais bien que celle-ci, ainsi que la réalité qu’elle saisit ne doit pas être
prise en compte. Nous voyons donc bien en quoi il était important pour Husserl de passer par
le doute pour introduire la mise entre parenthèses du monde.
Ce que nous mettons hors jeu, c’est la thèse générale qui tient à l’essence de l’attitude
naturelle ; nous mettons entre parenthèse absolument tout ce qu’elle embrasse dans l’ordre
ontique : par conséquent tout ce monde naturel qui est constamment « là pour nous »,
« présent », et ne cesse de rester là, à titre de « réalité » pour la conscience, lors même qu’il
nous plait de le mettre entre parenthèse. Quand je procède ainsi, comme il est pleinement au
pouvoir de ma liberté, je ne nie donc pas ce « monde », comme si j’étais sophiste, je ne mets
pas son existence en doute, comme si j’étais sceptique ; mais j’opère l’ἑποχή
« phénoménologique » qui m’interdit absolument tout jugement portant sur l’existence spatio-
temporelle »9.
Dans ce second extrait portant sur la réduction phénoménologique, Husserl donne plus
de précisions en donnant notamment le nom d’épochè phénoménologique à cette méthode.
Nous voilà donc dans la deuxième manière de saisir le monde. C’est ce que nous mettons
entre parenthèses qui va provoquer une cassure dans la philosophie de Husserl. Comme nous
l’avons vu, il commence par dire que ce qu’il faut mettre entre parenthèses, c’est le monde, au
sens de tout ce qui nous entoure, tout ce à quoi nous accédons par l’expérience. C’est d’abord
une réduction de la transcendance, entendons transcendance comme tout ce qui est extérieur à
l’immanence.
9
Ibid., §32, p. 102.
10
Les limites de la réduction phénoménologique : le moi pur comme résidu
Husserl introduit les concepts de « conscience pure » et de « moi pur » dans le §33
comme ce qui résiste à la réduction phénoménologique.
« Dans l’attitude naturelle », que nous gardons aussi dans la pensée scientifique sous la
pression d’habitudes que l’absence de déceptions a rendues fort tenaces, nous voyons dans
tous ces faits découverts par la réflexion psychologique des événements naturels du monde,
précisément des vécus d’êtres animés. Il nous est si naturel de les considérer uniquement sous
cet aspect, que nous avons beau nous être familiarisés avec la possibilité de prendre une autre
attitude et être en quête d’un nouveau domaine d’objets, nous ne remarquons même pas que
c’est de la sphère même du vécu que procède ce nouveau domaine d’étude. Il s’ensuit que, au
lieu de continuer à diriger notre regard sur cette sphère, nous voudrions le détourner et
chercher les nouveaux objets dans les empires ontologiques de l’arithmétique, de la géométrie,
etc. –où nous n’aurions en réalité rien de spécifiquement nouveau à conquérir10.
Husserl commence en écrivant que les hommes, dont je fais partie, appartiennent au
domaine de l’attitude naturelle parce qu’ils sont dans le monde naturel, au même titre que les
objets physiques de ce même monde. Cependant, un point nous différencie des êtres
inanimés : c’est que nous sommes capables de produire des actes de conscience. Mais le plus
important ici n’est pas tant que nous avons des actes de consciences, mais que ceux-ci sont
inclus dans un seul et unique flux. L’unité de ce flux est rendue possible par la conscience qui
« englobe » celui-ci. Ces actes de conscience, étudiés auparavant par la science (psychologie),
ont été considérés uniquement par l’attitude naturelle. En effet, Husserl dit : « Il nous est si
naturel de les considérer uniquement sous cet aspect ». Par ce fragment de phrase, nous
comprenons qu’il est possible d’envisager la conscience, ainsi que ce qu’elle englobe, sous un
autre aspect. La suite de cette même phrase est de confirmer qu’il y a un nouveau domaine
d’étude qui s’attaque à la sphère des vécus de conscience. Or nous avons pour habitude de
vouloir chercher de nouveaux « empires ontologiques », lorsque nous voulons édifier une
nouvelle science. Cela ne nous mène pourtant pas à quelque chose de nouveau, peut importe
le bout par lequel nous les prenons.
Gardons par conséquent le regard fixé sur le plan de la conscience et étudions ce qui se trouve
dans ce plan à titre immanent. Pour commencer, et sans encore opérer les exclusions
phénoménologiques du jugement, soumettons la conscience à une analyse eidétique
systématique quoique nullement exhaustive. Ce qu’il nous faut absolument acquérir, c’est une
certaine évidence universelle appliquée à l’essence de la conscience en général, cette
conscience nous intéressant tout particulièrement dans la mesure où c’est en elle, et en vertu
de son essence, que la réalité « naturelle » accède à la conscience. Nous poursuivons cette
étude aussi loin qu’il est nécessaire pour obtenir l’évidence à laquelle nous avons visé, à
savoir que la conscience a en elle-même un être propre (Eigensein) qui, dans son absolue
10
Ibid., §33, p. 107.
11
spécificité eidétique, n’est pas affecté par l’exclusion phénoménologique. Ainsi elle subsiste
comme un « résidu phénoménologique » et constitue une région de l’être originale par
principe, et qui peut devenir en fait le champ d’application d’une nouvelle science, -bref de la
phénoménologie.
C’est seulement grâce à cette évidence que l’épochè « phénoménologique » méritera son nom,
et que la réalisation pleinement consciente de l’épochè s’avéra être l’opération nécessaire qui
nous donnera l’accès à de la conscience « pure » et ultérieurement de toute la région
phénoménologique.11
Husserl fait ici quelque chose de nouveau, en prenant pour objet d’étude la sphère des
vécus. Il ne s’attarde pourtant pas sur les vécus eux-mêmes, mais plutôt comment ceux-ci sont
saisis par la conscience. C’est en fait grâce aux vécus qu’il peut tourner son étude vers la
conscience et dire qu’une étude phénoménologique doit partir de la conscience, du moi. La
première chose qu’il fait est de se demander ce qui est immanent à la conscience, ce qu’il y a
dans celle-ci.
Il faut garder en tête que la méthode de Husserl est d’analyser chaque région de l’être et
de voir laquelle résiste à la réduction phénoménologique. Nous avons vu que le monde naturel
ne résistait pas à la réduction. Il essaye alors de voir si la conscience, qui ne fait pas partie de
ce monde naturel mais qui le saisit par l’intentionnalité peut aussi être réduite. Il cherche à
voir si l’être de la conscience n’a pas quelque chose de particulier par rapport à l’être du
monde. C’est une « évidence universelle » qui va lui faire remarquer que l’être de la
conscience est un être différent étant donné qu’il résiste à la réduction phénoménologique. Il
le qualifie alors de « résidu phénoménologique ». Il n’en dit pas plus à ce stade. Il explique
d’ailleurs que la phénoménologie ainsi que tout ce qui lui est lié doit rester dans l’inconnu
étant donné que celle-ci ne fonctionne pas sur le même mode que l’attitude naturelle. Les
choses ne peuvent être « vues », perçues. Il doit encore penser la manière dont nous
appréhendons cette nouvelle façon de saisir le monde. Nous en sommes donc au point où tout
ce qu’il reste de l’épochè phénoménologique, c’est la conscience pure.
Nous allons maintenant voir ce qu’est le moi pur chez Husserl, en quoi il est différent
du moi empirique et plus généralement des vécus. Nous allons également expliquer pourquoi
il est une transcendance de type particulier.
11
Ibid., §33, pp. 107,108.
12
Un point du moins est clair dès le début : une fois exécuté cette réduction, si nous parcourons
le flux des multiples vécus qui seul subsiste à titre de résidu transcendantal, nous ne nous
heurtons nulle part au moi pur comme à un vécu parmi d’autres vécus ni même comme un
fragment original d’un vécu, qui naîtrait avec le vécu dont il serait le fragment et s’évanouirait
à nouveau avec lui. Le moi parait être là constamment, même nécessairement, et cette
permanence n’est manifestement pas celle d’un vécu qui s’entête stupidement d’une « idée
fixe ». Il appartient plutôt à tout vécu qui survient et s’écoule ; son regard se porte sur l’objet
« à travers » (durch) tout cogito actuel. Le rayon de ce regard (Blickstrahl) varie avec chaque
cogito, surgit à nouveau avec un nouveau cogito et s’évanouit avec lui. Mais le moi demeure
identique. Du moins, à considérer les choses dans le principe, toute cogitatio peut changer,
venir et passer, même s’il est loisible de douter qu’elle ait une caducité nécessaire et non pas
seulement, comme nous le découvrons, une caducité de fait. Par contre le moi pur semble être
un élément nécessaire ; l’identité absolue qu’il conserve à travers tous les changements réels et
possibles des vécus ne permet pas de le considérer en aucun sens comme une partie ou un
moment réel (reelles) des vécus mêmes.
Sa vie s’épuise en un sens particulier avec chaque cogito actuel ; mais tous les vécus de
l’arrière-plan adhèrent à lui et lui à eux ; tous, en tant qu’ils appartiennent à un unique flux du
vécu qui est le mien, doivent pouvoir être convertis en cogitationnes actuelle, ou y être inclus
de façon immanente ; en langage kantien : « le « je pense » doit pouvoir accompagner toutes
mes représentations.
Si la mise hors circuit du monde et de la subjectivité empirique qui s’y rattache laisse pour
résidu un moi pur, différent par principe avec chaque flux du vécu, avec lui se présente une
transcendance originale, non constituée, une transcendance au sein de l’immanence. Etant
donné le rôle absolument essentiel que cette transcendance joue en chaque cogito, nous
n’aurons pas le droit de la mettre hors circuit, quoique pour bien des études il sera possible de
laisser en suspens les questions du moi pur12.
Cette citation est tirée du §57, qui est, avec le §80, l’endroit où Husserl délivre le plus
d’informations sur le moi pur. Il est ici question d’expliquer si le moi pur doit être réduit,
comme le reste du monde naturel, ou si au contraire, il échappe à la réduction, enfin, si c’est
le cas, il faut savoir pourquoi.
Husserl explique d’abord que l’homme naturel (en tant que corps et même en tant
qu’âme) est réduit parce que celui-ci fait partie du monde naturel et s’appréhende de ce fait
par l’attitude naturelle. Cependant, il se demande si le moi pur subit le même sort et
entreprend de faire subir la réduction à tout ce qui est en lien avec le flux des vécus de la
conscience pure. Il se rend compte, que lorsque nous opérons la réduction aux vécus, le moi
ne se retrouve pas dans ceux-ci, ni à titre de vécu, ni même comme un fragment de vécu. En
conclusion, le moi pur ne fait pas partie des vécus. Les vécus ont pour qualités d’être
éphémères à la conscience. Ils naissent et meurent, dans un flux qui ne s’arrête jamais. Or le
moi, lui, « paraît être là constamment ». Il est donc « au-dessus » de ce flux, ou en arrière de
chaque cogito, dont il ne subit par ailleurs aucune transformation. Il est nécessaire à la
conscience car il permet de réunir tous les vécus sous la même unité. C’est lui qui constitue
12
Ibid., §57, pp. 188, 189, 190.
13
l’unité du flux. Ce moi est une transcendance dans de l’immanence qui ne peut être réduite car
c’est elle qui permet aux vécus, aux cogitos, d’être les miens. Cette expression de
transcendance dans l’immanence est surprenante. Elle signifie chez Husserl qu’il y a dans
l’immanence, donc dans la conscience quelque chose, qui ne lui est pas extérieur, comme le
monde naturel peut l’être, mais qui est transcendant d’une toute autre manière. Cet objet
transcendant, c’est le moi pur. C’est une transcendance au sein de l’immanence car par
principe, rien ne peut être dans la conscience, mais ce moi pur, accompagne chaque vécu et
est à ce titre au-dessus de la conscience, il la surplombe.
14
Chapitre II : La position de Sartre par rapport à la phénoménologie
husserlienne
Nous croyons volontiers pour notre part à l’existence d’une conscience constituante. Nous
suivons Husserl dans chacune de ses admirables descriptions où il montre la conscience
transcendantale constituant le monde en s’emprisonnant dans la conscience empirique ; nous
sommes persuadés comme lui que notre moi psychique et psycho-physique est un objet
transcendant qui doit tomber sous le coup de l’épochè. Mais nous nous posons la question
suivante : ce moi psychique et psycho-physique n’est-il pas suffisant ? Faut-il le doubler d’un
Je transcendantal, structure de la conscience absolue13.
Ce petit extrait sert à montrer que Sartre s’est en effet inspiré de Husserl pour ce qui est
de la conscience transcendantale, où le moi n’est pas immanent à la conscience, n’est pas
« au-dessus » de chaque conscience, faisant leur unité. Il est à noter qu’il ne parle pas ici du
moi pur mais du moi empirique, c’est-à-dire un objet naturel, qui opère des actes de
conscience. C’est dans le §33 des Ideen que Husserl le fait tomber sous le coup de l’épochè.
Le moi est donc un objet transcendant et, comme toute transcendance, comme le monde
naturel par exemple, il doit être réduit. Or, à la suite de cela, Sartre se demande si ce moi doit
être doublé d’un Je transcendantal, comme Husserl décide de le faire. C’est notamment sur ce
point que ces deux philosophes vont s’écarter.
On croit ordinairement que l’existence d’un Je transcendantal se justifie par le besoin d’unité
et d’individualité de la conscience. C’est parce que toutes mes perceptions et toutes mes
pensées se rapportent à ce foyer permanent que ma conscience est unifiée ; c’est parce que je
peux dire ma conscience et que Pierre et Paul peuvent aussi parler de leur conscience, que ces
consciences se distinguent entre elles. Le Je est producteur d’intériorité. Or, il est certain que
la phénoménologie n’a pas besoin de recourir à ce Je unificateur et individualisant. En effet, la
conscience se définit par l’intentionnalité. Par l’intentionnalité elle se transcende elle-même,
elle s’unifie en s’échappant. L’unité des milles consciences actives par lesquelles j’ai ajouté,
j’ajoute et j’ajouterai deux à deux pour faire quatre, c’est l’objet transcendant « deux et deux
font quatre ». Sans la permanence de cette vérité éternelle il serait impossible de concevoir
une unité réelle et il y aurait autant de fois d’opérations irréductibles que de consciences
13
J.-P. SARTRE, La transcendance de l’ego, Paris, Vrin, 1965, pp. 18, 19.
15
opératoires. Il est possible que ceux qui croient « 2 et 2 font 4 » le contenu de ma
représentation soient obligés de recourir à un principe transcendantal et subjectif d’unification,
qui sera alors le Je. Mais précisément Husserl n’en a pas besoin. L’objet est transcendant aux
consciences qui le saisissent et c’est en lui que se trouve leur unité14.
À la question de savoir si le moi doit être doublé d’un Je transcendantal, Husserl répond
deux fois. Sartre parle brièvement de la première réponse d’Husserl dans les Recherches
Logiques, qui est donc que le Moi, étant transcendant, doit tomber sous le coup de l’épochè,
comme n’importe quel autre objet du monde. Néanmoins, dans les Ideen, il réintègre le Je
transcendantal comme étant nécessaire au fonctionnement de la conscience et plus
précisément, des consciences. Dans la suite, Sartre va dérouler les arguments d’Husserl en
faveur de cette thèse pour les critiquer après coup. Vincent de Coorebyter, dans son
introduction à La Transcendance de l’Ego15, souligne que cette critique du Je transcendantal
se fait en trois étapes avec d’abord la démonstration de son inutilité, puis celle de sa nuisibilité
et enfin de son caractère transcendant.
L’inutilité du Je transcendantal
Ensuite, Sartre vient contredire cet argument en affirmant que la phénoménologie n’a
pas besoin de ce Je. La réponse se trouve en fait dans les Ideen même, lorsque Husserl parle
de l’intentionnalité. Il la définit comme un fil liant le monde à la conscience, par lequel la
conscience saisit le monde. Or il ne remarque pas que c’est justement elle qui fait l’unité de la
conscience. L’intentionnalité de ma conscience est justement celle de ma conscience et pas
celle de quelqu’un d’autre. C’est elle qui unifie mes consciences car c’est par elle et par elle
14
Ibid., pp. 20, 21, 22.
15
V. de Coorebyter, « Introduction et annotations », dans J.-P. SARTRE, La transcendance de l’ego, [1936],
Paris, Vrin, 2003, p. 40.
16
seule que passent les vécus intentionnels. La conscience s’unifie d’elle-même. Sartre compare
cette « auto-délimitation » de la conscience par elle-même à la substance de Spinoza qui ne
peut être bornée que par elle-même. Husserl ne respecte donc pas sa propre définition de la
conscience, qui passe par l’intentionnalité. La conscience s’unifie par un « jeu
d’intentionnalité transversales » qui permet à la conscience de s’unifier. Ces intentionnalités
« gardent » en elles chacune des consciences et les rapportent à la conscience. Il n’y a donc
nullement besoin d’un Je transcendantal pour l’unifier étant donné qu’elle joue déjà le rôle de
ce Je dont Husserl pense avoir besoin.
Cette expression d’intentionnalité transversale est reprise à Husserl, dans Leçons sur la
conscience intime du temps16. Husserl exprime en fait une distinction entre deux types
d’intentionnalité : l’intentionnalité transversale et l’intentionnalité longitudinale. Husserl
distingue trois moments : la rétention (la conscience retient ce qu’elle a perçu), le présent
immédiat et la protention (la conscience appréhende la suite d’une perception) et un flux où la
protention devient à chaque fois la rétention et ce à l’infini. Les deux types d’intentionnalité
permettent de faire une distinction dans le moment de la rétention. Un article d’Eustache nous
permet de comprendre cette distinction17. L’intentionnalité transversale est celle qui saisit les
objets directement, en tant qu’ils sont présents et permet aussi de saisir les perceptions
passées, les souvenirs. L’intentionnalité longitudinale est, quant à elle, une perception de
perception, pas au sens d’une perception passée, mais au sens de la perception elle-même.
C’est cette intentionnalité qui permet de dévoiler la conscience absolue, en tant qu’elle est
constitutive du flux de la conscience.
Le regard peut, d’une part, se diriger à travers les phases qui « coïncident » dans le progrès
continu du flux, comme intentionnalités du son. Mais le regard peut aussi porter le long du
flux, sur un intervalle du flux, sur le passage de la conscience qui flue de l’entrée à la fin du
son. Qu’est-ce que cela veut dire au regard de la constitution ? Comment est-ce possible ? Je
réponds que toute esquisse de conscience du genre « rétention » a une double intentionnalité :
l’une sert à la constitution de l’objet immanent, du son, c’est-à-dire celle que nous nommons
« souvenir » du son (tout juste senti) ; l’autre est constitutive de l’unité de ce souvenir primaire
dans le flux18.
16
E. HUSSERL, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, [1905], Paris, Trad. H.
DUSSORT, Epiméthée, 1996.
17
M.-L. Eustache, « Mémoire et identité dans la phénoménologie d’Edmund Husserl : liens avec les conceptions
des neurosciences cognitives », dans Revue de Neuropsychologie, vol. 2, 2010, pp. 157-170.
18
Husserl E. Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, Partie B. 1893-1917. Traduction
française par J.F. Pestureau, Grenoble ; Jérôme Million, 2003, p. 247, dans M.-L. Eustache, « Mémoire et
identité dans la phénoménologie d’Edmund Husserl : liens avec les conceptions des neurosciences cognitives »,
Revue de Neuropsychologie, vol. 2, 2010, pp. 157-170.
17
Sartre reprend ce terme de Husserl pour soutenir que Husserl lui-même a tort d’utiliser le Je
transcendantal. En effet, dans cet ouvrage de 1905, donc, avant les Ideen, Husserl soutient que
l’unité de la conscience est assurée par l’intentionnalité. La différence avec Sartre, c’est que
pour Husserl, l’unité du flux de la conscience est assurée par l’intentionnalité longitudinale
qui est, rappelons-le, la perception de la perception elle-même, la perception du flux de la
conscience. Or Sartre ne reprend pas le terme d’intentionnalité longitudinale, mais
d’intentionnalité transversale. Vincent de Coorebyter explique qu’il s’agit en fait d’une erreur
de Sartre, qui a confondu les deux notions19.
La nuisibilité du Je transcendantal
Cependant, Sartre va beaucoup plus loin que cela. Il ne se contente pas seulement de
dire que le Je est inutile, il ajoute que celui-ci est également destructeur pour la conscience.
19
V. de Coorebyter, « Introduction et annotations », dans J.-P. SARTRE, La transcendance de l’ego, [1936],
Paris, Vrin, 2003, note 15, p. 179.
20
Ibid., pp. 23, 24.
18
La transcendance du Je
Mais une confusion est possible quant à l’interprétation de cette phrase. En effet, nous
pourrions croire que cette conscience est à la fois conscience d’un objet transcendant et
conscience de la conscience de cet objet. Sartre vient compléter la description de cette
conscience et en même temps lui donne un nom.
Il faut ajouter que cette conscience de conscience – en dehors des cas de conscience réfléchie
sur lesquels nous insisterons tout à l’heure – n’est pas positionnelle, c’est-à-dire que la
conscience n’est pas à elle-même son objet. […] Nous appellerons une pareille conscience :
conscience du premier degré ou irréfléchie21.
Sartre nous parle une première fois ici de la conscience irréfléchie. La conscience
irréfléchie est justement cette conscience qui est conscience d’un objet transcendant. Mais le
plus intéressant dans cet extrait, c’est la précision fondamentale qu’il donne de la conscience
irréfléchie : elle est non-positionnelle d’elle-même. En effet, son objet est un objet
transcendant, elle ne peut donc être à elle-même son objet, parce qu’elle n’est pas
transcendante. La seule chose qu’elle pose comme existant, c’est l’objet transcendant dont
elle est consciente. Par conséquent, la théorie mise en place par Husserl sur le Je
transcendantal ne peut être acceptée si nous suivons la définition sartrienne de la conscience
(irréfléchie). En effet, le Je transcendantal est immanent à la conscience et, en tant
qu’immanence, il ne peut être l’objet de cette conscience parce que celle-ci ne peut saisir que
des objets transcendants. Il ne peut donc être que « quelque chose pour la conscience ».
Sartre écrit dans la suite une phrase, qui nous sera d’ailleurs très utile dans le chapitre
III de ce travail : « La conscience s’est alourdie, elle a perdu ce caractère qui faisait d’elle
l’existant absolu à force d’inexistence22. » Cette phrase, qui suit la démonstration sartrienne
de l’impossibilité d’un Je transcendantal dans la conscience irréfléchie, nous fait réfléchir.
Nous savons que si Sartre écrit que la conscience s’est alourdie, c’est parce que le Je y est
entré. Nous avons également expliqué pourquoi il dit de cette conscience qu’elle est un
existant absolu (parce qu’elle est conscience d’elle-même). En revanche, nous nous
demandons pourquoi il ajoute à la suite « à force d’inexistence ». Pour comprendre, il faut
revenir en arrière et nous rappeler que cette conscience est non positionnelle d’elle-même,
c’est-à-dire qu’elle ne se pose pas elle-même comme existante, parce qu’elle n’est pas son
propre objet. Elle est « inexistante » parce que pour elle, elle n’existe pas, ou en tout cas il
n’est jamais question de son existence pour elle.
21
Ibid., pp. 24.
22
Ibid., p. 26.
19
Ajoutons que la conscience irréfléchie est spontanée, dans le sens où elle ne choisit pas
ses objets. Elle va vers eux par le biais de l’intentionnalité et ce, sans réfléchir, sans penser
qu’elle va vers eux. La seule chose qu’elle pense, c’est ses objets transcendants.
Au début de La Transcendance de l’Ego, Sartre évoque Kant qui disait, dans la Critique
de la Raison pure : « Le Je pense doit pouvoir accompagner toutes nos représentations 24. » Il
s’agissait pour Kant d’une question de droit. Or pour Husserl et Descartes, il y a là une
nécessité de fait, ce qui signifie que le Je pense accompagne, en fait, toutes nos
représentations. Comme l’annonce Sartre dans la première phrase de cet extrait, cette idée lui
« paraît juste ».
Sartre ajoute que « le Cogito est personnel », c’est-à-dire qu’il est toujours accompagné
d’une Je. Il n’y a jamais de Je pense sans Je, sans personnalité. En effet, il écrit dans la
suite: « Ainsi apparaît-il qu’il n’est pas une de mes consciences que je ne saisisse comme
pourvue d’un Je25. » Cela veut dire qu’à chaque fois que je me tourne vers une de mes
consciences, je la saisis toujours comme accompagnée d’un Je, il est impossible qu’une de
mes conscience, lorsque je l’appréhende réflexivement, sois dépourvue d’un Je. Le Je apparaît
donc au sein du Cogito et n’appartient pas à l’immanence de la conscience comme le pense
Husserl. C’est aussi pour cela qu’il dit que c’est du Cogito qu’une Egologie doit partir. En
23
Ibid., p. 27.
24
E. KANT, Critique de la Raison pure, [1781,1787], France, Trad. A. RENAUT, 2001, GF Flammarion
Deuxième partie, chapitre II, §16, p. 198.
25
J.-P. SARTRE, La Transcendance de l’ego, p. 27.
20
effet, étant donné que c’est seulement lors de l’acte réflexif, avec le Cogito, que le Je apparaît,
il est évident, que c’est à ce moment, et pas avant, que le Je, l’ego, peut être étudié.
La suite est d’autant plus éclairante. Il faut mettre en évidence une partie de phrase, qui
est assez courte, mais qui pourtant en dit long : « chaque fois que nous saisissons notre
pensée ». Il est à noter ici que la conscience ne saisit pas un objet quelconque, tel qu’une
pomme, ou qu’elle ne fait pas une action, comme changer une roue de voiture. À ce niveau, la
conscience saisit la pensée elle-même. Et elle la saisit par une intuition immédiate, c’est-à-
dire au moment même où cette pensée a lieu, ou par une intuition appuyée sur la mémoire, ce
qui signifie qu’elle fait revenir « au présent » une pensée qui a existé il y a un certain temps.
Autrement dit, nous ne saisissons pas la pomme (qu’elle soit réellement présente devant moi
ou dans un de mes souvenirs), nous saisissons « je vois la pomme », il y a un Je qui voit la
pomme et ce Je, c’est moi. Si nous saisissons cette pensée, et non pas l’objet de cette pensée,
nous saisissons directement un Je, qui est le Je de cette pensée, le Je du Je pense. Il n’est,
encore une fois, pas question du Je transcendantal dont nous parlait Husserl dans les Ideen. Le
Je dont nous parlons ici n’est pas un principe d’unité ou d’individualité de nos
représentations, comme nous l’avons vu précédemment, c’est un objet transcendant, que la
conscience peut saisir par un acte réflexif, qui fait apparaître le Je.
La conséquence de ce que nous venons de voir est que le Je ne fait pas partie de la
conscience du premier degré, mais qu’il est saisi par un acte réflexif du second degré. Voyons
maintenant ce que sont les trois degrés de la conscience chez Sartre et, plus précisément, ce
que signifie cet acte réflexif dont il a déjà plusieurs fois été question.
Mais il faut se rappeler que tous les auteurs qui ont décrit le Cogito l’ont donné comme une
opération réflexive, c’est-à-dire comme une opération du second degré. Ce cogito est opéré
par une conscience dirigée sur la conscience, qui prend la conscience comme objet.
Entendons-nous : la certitude du Cogito est absolue car, comme le dit Husserl, il y a une unité
indissoluble de la conscience réfléchissante et de la conscience réfléchie (au point que la
conscience réfléchissante ne saurait exister sans la conscience réfléchie). Il n’en est pas moins
que nous sommes en présence de deux consciences dont l’une est conscience de l’autre26.
Premièrement, nous comprenons que la conscience du second degré, le Cogito, est une
opération réflexive. Mais en quoi est-elle une opération réflexive ? Et qu’est-ce qu’une
opération réflexive ? Le second degré, c’est la conscience qui vient réfléchir, penser la
26
Ibid., p. 28.
21
conscience irréfléchie. L’objet de la conscience irréfléchie est un objet transcendant et l’objet
de la conscience réfléchie est la conscience irréfléchie. C’est le moment où, au lieu d’être
« conscience de la pomme » ou « conscience de changer la roue de voiture », nous sommes
« conscience que c’est moi qui voit la pomme », ou « conscience que c’est moi qui change la
roue de voiture ». C’est donc bien à ce moment-là que le moi fait son apparition.
Le vocabulaire que nous employons ici est assez technique et ne nous permet pas de bien voir
ce qui est en jeu ici. Toute l’importance doit être accordée à l’acte réflexif car c’est par lui
qu’un Je peut naître. Présentons les choses de manière plus schématique. « Le Cogito est
opéré par une conscience dirigée sur la conscience, qui prend la conscience comme objet ».
Dans le texte, l’expression « dirigée sur la conscience » est en italiques, pour mettre l’accent
sur le fait que la conscience, par l’intentionnalité, se dirige sur la conscience. Donc la
conscience réfléchie se dirige sur la conscience irréfléchie pour la prendre comme objet. Cet
acte, où la conscience réfléchie se dirige sur la conscience irréfléchie, c’est l’acte réflexif, qui
est opéré par la conscience réfléchissante en réfléchissant la conscience réfléchie. Pour le dire
autrement, la conscience réfléchissante permet à la conscience réfléchie de « se réfléchir elle-
même » (dans le sens où c’est la conscience réfléchissante qui réfléchit la conscience
réfléchie) et donc, de faire naître le Je. Sartre ajoute, « la conscience qui dit Je pense n’est
précisément pas celle qui pense », dans le sens où le Je pense donc le Cogito, l’acte réflexif,
ne pense pas, mais permet la conscience réfléchie de penser. En effet, n’oublions pas ce que
nous avons signalé plus haut : la conscience réfléchissante est irréfléchie et en ce sens,
impersonnelle. Pour le dire autrement, le Je n’est pas dans la conscience réfléchissante, bien
que c’est par son acte qu’elle le fait naître, vu que c’est la conscience réfléchie qui rend la
conscience réfléchissante positionnelle d’elle-même. La conscience réfléchissante est en effet
22
conscience d’elle-même (comme la conscience irréfléchie) mais non positionnelle. Donc bien
qu’elle fait naître le Je, elle n’en a toujours pas conscience, exactement comme la conscience
irréfléchie, qui se contente d’être conscience des objets transcendants et impersonnelle.
Sartre se pose la question de savoir si c’est l’acte réflexif qui fait apparaître le Moi dans
la conscience réfléchie. Pour répondre à cette question, il fait une expérience de pensée : il va
analyser les objets de la conscience irréfléchie, sur le mode de la réflexion, tout en gardant en
tête, ou comme il le dit, « sans perdre de vue » la conscience irréfléchie. Il conclut de cette
expérience que le Moi n’est pas présent dans la conscience irréfléchie, il n’y a que les objets
transcendants. « Tandis que je lisais, il y avait conscience du livre, des héros du roman, mais
le Je n’habitait pas cette conscience, elle était seulement conscience de l’objet et conscience
non-positionnelle d’elle-même27. »
Néanmoins, nous parlons ici des perceptions (passées ou présentes), mais il en est
évidemment de même pour les actions, qui sont elles aussi des actes de consciences. « Quand
je cours après un tramway, quand je regarde l’heure, quand je m’absorbe dans la
contemplation d’un portrait, il n’y a pas de Je. Il y a conscience du tramway-devant-être-
rejoint, etc., et conscience non-positionnelle de cette conscience28 ». Et ce sont les objets,
saisis par l’intentionnalité, qui font l’unité de ces consciences.
Pour conclure, le Je apparaît bien dans la conscience réfléchie, par l’acte réflexif et
n’est absolument pas présent dans la conscience irréfléchie. Cela permet d’expliquer que
« toute pensée saisie par l’intuition possède un Je, sans tomber dans les difficultés que
signalait le précédent chapitre », c’est-à-dire sans avoir un Je transcendantal, comme
l’exigeait Husserl, qui se trouve être inutile, nuisible et finalement, nécessairement
transcendant, comme n’importe quel autre objet. Nous allons voir dans la suite qu’il ne s’agit
pas vraiment dans objet transcendant comme « n’importe quel autre », mais utilisons cette
expression ici, pour expliquer qu’il ne s’agit pas d’une transcendance particulière comme le
suggère Husserl.
Dans cette partie, nous allons nous concentrer sur la nature du Je que nous trouvons dans le Je
pense. Nous allons voir qu’il n’est pas un moment concret, ou un être matériel, et qu’il ne faut
27
Ibid., p. 30.
28
Ibid., p. 32.
23
absolument pas le confondre avec la substance pensante, au risque de faire la même erreur
que Descartes et Husserl.
Or nous nous demandons : quand une conscience réflexive saisit le Je pense, se donne-t-elle à
saisir une conscience plein et concrète ? La réponse est claire : le Je ne se donne pas comme
un moment concret, une structure périssable de ma conscience actuelle ; il affirme au contraire
sa permanence au delà cette conscience et – bien que, certes il ne ressemble guère à une vérité
mathématique – son type d’existence se rapproche plus de celui des vérités éternelles que de
celui de la conscience. Il est même évident que c’est pour avoir cru que Je et pense sont sur le
même plan que Descartes est passé du Cogito à l’idée de substance pensante. Nous avons vu
tout à l’heure que Husserl, quoi que plus subtilement tombe au fond sous le même reproche29.
Dans cet extrait, Sartre nous donne de plus amples informations quant au type d’être du
Je, qui serait donc proche des vérités éternelles. C’est-à-dire non pas quelque chose de
matériel, ou une présence formelle dans la conscience, mais bien une sorte d’entité flottante
hors de l’espace et du temps. Par conséquent, tandis que le Je a une « permanence au-delà de
la conscience », et que son mode d’être se rapproche de celui des vérités, la pensée est le
mode d’être de la conscience, c’est la conscience pensante. Ces deux choses ne sont donc pas
du même type d’être. En effet, le Je accompagne en droit nos consciences et nous avons vu
qu’il les accompagnait en fait, uniquement sur le plan de la conscience réfléchie mais le Je
n’est pas la conscience pensante, ce sont deux choses bien distinctes. S’il fait cela, c’est pour
montrer que le Je, après avoir nié son existence dans la conscience irréfléchie, « réapparait »
au niveau de la conscience réfléchie mais pas comme un être surplombant la conscience et
faisant l’unité des vécus, mais plutôt comme un être transcendant, qui est un objet pour la
conscience, mais qui n’est pas pour autant un moment concret saisit par la réflexion, mais
plutôt une permanence qui peut être saisie à chaque instant par la conscience réflexive. Si il
est permanent, c’est parce qu’il accompagne en fait, toute nos consciences, parce que dès lors
que le regard réflexif se tourne vers la conscience, il saisit un Je.
Sartre explique ensuite que la source des erreurs de Descartes et de Husserl est
précisément d’avoir confondu ces deux choses. En effet, sous prétexte que le Je accompagne
toujours le Je pense dans le Cogito, Husserl a décidé que celui-ci ne devait pas subir la
réduction phénoménologique parce qu’il est une transcendance certes, mais une transcendance
dans l’immanence. De Coorebyter vient nous éclairer sur ce point30. En effet, il nous dit que
Sartre reprend l’argumentation de Husserl, tout en changeant sa conclusion. Ainsi, le Je
apparaît comme une entité nécessaire de la conscience et aussi comme une permanence. Or
29
Ibid., pp. 33, 34.
30
V. de Coorebyter, « Introduction et annotations », dans J.-P. SARTRE, La transcendance de l’ego, [1936],
Paris, Vrin, 2003, pp. 47, 48.
24
Husserl dit clairement : « Le Moi parait être là constamment, même nécessairement, et cette
permanence n’est manifestement pas celle d’un vécu31 ». Nous voyons donc que jusqu’ici, ces
deux philosophes disent la même chose concernant le Je, Sartre reprend clairement Husserl.
L’erreur de Husserl, comme le dit encore de Coorebyter, est de faire une « illusion
transcendantale ». Ce qui signifie d’une part que le moi pur a une plénitude d’être en ce sens
qu’il accompagne chaque vécu, chaque cogitatio et que cet accompagnement forme l’unité de
ces vécus. D’autre part, Husserl dit que le moi pur est « dépourvu de composantes
eidétiques », c’est-à-dire, qu’il ne peut être un objet étudié pour lui-même, seul, car il n’a en
lui aucun contenu. Il est « moi pur et rien de plus ». C’est donc par cette conclusion
husserlienne que Sartre va se détacher de Husserl. En effet, comme nous l’avons vu, il
distingue le Je et la conscience pensante : le Je est « une réalité opaque dont il faudrait
développer le contenu32 », alors que la conscience pensante « possède la clarté et l’évidence
d’une Erlebnis livrée de manière adéquate33. ». La conscience réfléchie peut donc être un
objet d’étude, dans le sens où elle livre un contenu clair et certain sur la conscience
irréfléchie. Le Je est quant à lui un existant qui « se donne lui-même comme transcendant »
qui a une permanence parce qu’il accompagne toujours la conscience réfléchie comme étant
en arrière d’elle et ne peut être saisit qu’à l’occasion d’un acte réflexif.
Enfin, Sartre nous dit que le Cogito affirme trop. En effet, il ne faut pas oublier qu’en
latin, aucun Je n’est mis en évidence. C’est le français qui vient ajouter cette « entité » dans le
Je pense. Dans cette mesure, il ne faut plus autant s’attarder sur le Je et celui-ci ne doit pas
échapper à l’épochè phénoménologique, comme le pense Husserl. En effet, dire « il y a
conscience de » fonctionne tout aussi bien que « j’ai conscience de », et a même l’avantage de
ne pas poser toute les difficultés que le Je pose. Prendre l’expression de « il y a », permet de
s’approcher de ce que dit réellement le Cogito en latin, c’est-à-dire de penser sans intégrer le
Je.
31
E. HUSSERL, Ideen, §57, p189.
32
J.-P. SARTRE, La Transcendance de l’ego, p. 35.
33
V. de Coorebyter, « Introduction et annotations », dans J.-P. SARTRE, La transcendance de l’ego, p. 48.
34
J.-P. SARTRE, La transcendance de l’ego, p. 37.
25
Le retour à soi comme constituant de chaque conscience
Dans le chapitre suivant portant sur le Moi, Sartre commence par évaluer la théorie des
moralistes de « l’amour-propre ». Selon eux, le Moi serait dans tous les états et à tous les
niveaux de la conscience. « Le retour à moi serait constitutif de toute conscience35 ». Cette
théorie d’un Moi présent à tous les niveaux cache une erreur : celle de confondre la
conscience irréfléchie et la conscience réfléchie. Le Moi serait donc présent dans la
conscience irréfléchie, mais ce, de façon inconsciente. En effet, Sartre dit :
On ignore qu’il y a toujours deux formes possibles d’existence possible pour une conscience ;
et, chaque fois que les consciences observées se donnent comme irréfléchies on leur superpose
une structure réflexive dont on prétend étourdiment qu’elle reste inconsciente.36
Il énonce donc l’erreur qui est d’oublier que la conscience se décline sous deux types
d’existence, comme nous venons de le dire : l’irréfléchi et le réfléchi, et que cette erreur mène
à poser au-dessus d’un acte irréfléchi, une « structure réflexive » qui serait inconsciente.
Le désir est d’abord le fait de la conscience irréfléchie. Pour Sartre, le désir, dans la
conscience irréfléchie, n’a rien de plus que la perception d’une couleur, nous nous trouvons
devant le monde objectif, que nous saisissons, sans faire rentrer notre personnalité en compte,
comme il a été expliqué plus haut. Cependant, pour les moralistes, ce moment de la
conscience irréfléchie n’est pas autonome et complet. Il y a derrière lui un acte réflexif, qui
fait prendre conscience à la conscience irréfléchie la qualité qu’a l’objet observé, et cet acte
serait premier. Il est premier car, comme nous venons de le dire, il est reste inconscient, au-
dessus de l’irréfléchi. Cette thèse est absurde pour Sartre étant donné que l’inconscient ne
peut exister, car nous sommes toujours conscients et que même si l’inconscient existe, il est
impossible que des actes spontanés de réflexion en surgissent étant donné que par définition,
la réflexion n’a rien de spontané.
Après avoir critiqué la théorie des moralistes, qui font du Moi un accompagnateur
nécessaire de chaque conscience, qu’il soit conscient ou inconscient, il va tirer des
conclusions qui vont justement dans l’autre sens.
Nous arrivons donc à la conclusion suivante : la conscience irréfléchie doit être considérée
comme une qualité autonome. C’est une totalité qui n’a nullement besoin d’être complétée et
nous devons reconnaître sans plus que la qualité du désir irréfléchi est de se transcender en
saisissant sur l’objet la qualité de désirable. Tout se passe comme si nous vivions dans un
monde où les objets, outre leur qualités de chaleur, d’odeur, de forme, etc., avaient celles de
35
Ibid., p. 38.
36
Ibid., p. 39.
26
repoussant, d’attirant, de charmant, d’utile, etc., etc., et comme si ces qualités étaient des
forces qui exerçaient sur nous certaines actions37.
Dans la suite, il écrit que les objets transcendants ont des qualités et que ces qualités
exercent sur nous des forces qui nous repoussent, qui nous attirent, qui nous charment, qui
nous dégoutent, etc. Mais dans le cas de la conscience irréfléchie, la conscience ne réfléchi
justement pas à ces forces, elle se contente d’être attirée, dégoutée, charmée, repoussée, etc.
C’est la conscience réfléchie qui vient poser pour elles-mêmes ces forces comme étant des
craintes ou des désirs. Ainsi, un objet qui dégoute la conscience irréfléchie, sera craint, haï,
etc. dans la conscience réfléchie et un objet qui attire la conscience irréfléchie, sera désiré,
aimé, etc. dans la conscience réfléchie. Sartre en conclu que c’est dans la conscience réfléchie
que la vie égoïste nait. Pour bien comprendre, prenons un exemple de Sartre.
Sur le plan irréfléchi, je porte secours à Pierre parce que Pierre est « devant-être-secouru ».
Mais si mon état se transforme soudain en état réfléchi, me voilà en train de me regarder agir
au sens où l’on dit de quelqu’un qu’il s’écoute parler. Ce n’est plus Pierre qui m’attire, c’est
ma conscience secourable qui m’apparait comme devant être perpétuée. Même si je pense
seulement que je dois poursuivre mon action parce que « cela est bien », le bien qualifie ma
conduite, ma pitié, etc.38
Nous pouvons conclure que c’est l’acte réflexif qui fait apparaître le Moi, exactement
comme il fait apparaître le Je. D’ailleurs Sartre dit que « nous commençons à entrevoir que le
37
Ibid., pp. 41, 42.
38
Ibid., p. 42.
27
Je et le Moi ne font qu’un. » Dès lors, son projet va être de montrer que le Je et le Moi sont les
deux faces de l’Ego et que celui-ci est à la source de l’unité « de la série infinie de nos
consciences réfléchies ». Il est à noter qu’il ne se contredit pas dans ses propos étant donné
qu’il précise bien que l’Ego est associé à la conscience réfléchie et qu’il ne prend aucune part
à la conscience irréfléchie. Voyons maintenant comment se constitue cet Ego et en quoi le Je
et le Moi en sont ses deux faces.
L’Ego n’est pas directement unité des consciences réfléchis. Il existe une unité immanente de
ces consciences, c’est le flux de la Conscience se constituant lui-même comme unité de lui-
même – et une unité transcendante : les états les actions. L’Ego est une unité des états et des
actions – facultativement des qualités. Il est unité d’unités transcendantes et transcendant lui-
même.
Intéressons-nous dans un premier temps sur le fait que Sartre écrit que l’Ego n’est pas
directement unité des consciences réfléchies. Cela signifie qu’il est unité des consciences
réfléchies, mais uniquement de façon indirecte. Mais qu’est-ce que cela veut dire et en quoi
cette précision est-elle nécessaire ? Il nous explique qu’il existe en fait deux unités : une
immanente et une transcendante. La première, qui est donc immanente à la conscience, n’est
autre que le flux de la Conscience. Le flux de la Conscience, c’est l’ensemble des choses que
la conscience saisit spontanément. En tant que c’est ce flux qui saisit ces choses et pas un
autre, il se constitue comme unité. La deuxième est une unité transcendante à la conscience,
qui est donc, à l’extérieur d’elle. Celle-ci assure l’unité des états et des actions. Donc il assure
l’unité de choses transcendantes et il est lui-même transcendant. Nous allons voir que cette
unité ne prend forme que dans la réflexion.
Voyons ce que Sartre entend quand il parle des états et des actions. L’exemple qu’il
prend pour décrire ce que sont les états est la haine. Nous allons donc faire de même.
L’état apparaît à la conscience réflexive. Il se donne à elle et fait l’objet d’une intuition
concrète. Si je hais Pierre, ma haine de Pierre est un état que je peux saisir par la réflexion. Cet
28
état est présent devant le regard de la conscience réflexive, il est réel. Faut-il conclure qu’il
soit immanent et certain ? Certes non39.
Sartre commence par démontrer que les états sont des objets transcendants. Les états sont
saisis par la réflexion et donc en ce sens, ils ne peuvent être certains. En effet, la conscience
réfléchie a pour objet la conscience irréfléchie et c’est donc de cette conscience dont elle peut
être certaine. En revanche, les objets de la conscience irréfléchie, saisis par la conscience
réfléchie ne peuvent être certains. Il fait ensuite une distinction entre les états (haine, amour,
désir, etc.) et les forces que les qualités des objets exercent sur nous (répulsion, attirance,
dégout, etc.). Les forces sont saisies par la conscience irréfléchie et sont donc des consciences
instantanées, alors que les états engagent le passé et l’avenir (je détestais Pierre avant et je le
détesterai encore après). Or les états sont saisis en même temps que la force qui est en
question : « ma haine m’apparaît au même moment que mon expérience de répulsion. Mais
elle apparait à travers cette expérience40 ». Ce qui signifie que son existence n’est pas la
même que la force que l’objet exerce sur moi, elle va au-delà de celui-ci, son existence ne se
limite pas au moment de mon expérience, elle est permanente alors que mon expérience est
instantanée. Sartre conclut qu’étant donné que la conscience « déborde l’instantanéité de la
conscience41 », elle lui est transcendante, comme la pomme que je vois, et qui existe de façon
permanente même si je ne la vois pas. Les états permettent une unité des consciences et ce,
dans la durée : la haine rassemble les consciences de colère, de répulsion, etc., l’amour
rassemble les consciences d’attirance, de joie, etc. En effet, il dit : « La haine est une créance
pour une infinité de consciences coléreuses ou répugnées, dans le passé et dans l’avenir. Elle
est l’unité transcendante de cette infinité de consciences42. »
Sartre exprime ensuite l’idée que les états sont caractérisés par la passivité et ce, à cause de
leur nature relative. En effet, ils sont relatifs à la conscience réflexive. Ils sont également
inertes parce qu’ils émanent des consciences. Pour continuer avec l’exemple de Sartre, la
haine émane de la répulsion. L’émanation des états est en effet très importante pour Sartre :
« Nous voyons ici pour la première fois cette notion d’émanation, qui est si importante chaque
fois qu’il s’agit de relier les états psychiques inertes aux spontanéités de la conscience 43. »
Cela peut sembler surprenant, mais Sartre explique cela par le fait que ce qui relie les états
39
Ibid., p. 45.
40
Ibid., p. 46.
41
Ibid., p.46.
42
Ibid., p. 47.
43
Ibid., p. 50, 51.
29
aux expériences sont des liens magiques. Il en conclut que « c’est en termes exclusivement
magiques qu’il faut parer des rapports du moi à la conscience44. »
Sartre explique ensuite comment se constituent les actions. Elles sont, comme les états,
des transcendants. C’est assez évident pour les actions portant sur le monde physique, mais un
peu moins pour les actions psychiques telles que douter, raisonner, etc. Sartre définit les
actions comme des « réalisations concrètes » et nous voyons bien que c’est le cas, qu’ils
s’agissent d’action physique ou psychique. Douter, au sens de l’entreprise de douter et non du
doute spontané (est-ce que je vois un lac ou un mirage ?), est une action, car elle permet de
réaliser quelque chose : remettre l’existence du monde physique en cause, par exemple. Sartre
constate également que l’action est une succession de moments présents et ces moments sont
des « consciences concrètes actives ». La réflexion vient rassembler ces consciences sous une
même unité car elle peut appréhender l’action totale en se dirigeant sur ces consciences.
Voici les termes exacts que Sartre emploie : « À ces moments correspondent des consciences
concrètes actives et la réflexion qui se dirige sur les consciences appréhende l’action totale
dans une intuition qui la livre comme l’unité transcendante des consciences actives45. »
Nous venons de voir que les états et les actions prennent leur unité par la réflexion.
Parce que celle-ci engendre un Moi qui permet de les englober : c’est l’unité transcendante. Il
faut donc faire une distinction importante entre le psychique et la conscience. Le psychique,
c’est le Moi, qui est à la source de l’unité des états et des actions et qui est aussi constitutif de
l’unité indirecte des consciences. En effet, nous avons vu que la réflexion, en appréhendant
l’action totale, permet de rassembler les consciences, qui sont les moments successifs de
l’action. Les états permettent également une unité des consciences parce qu’ils rassemblent
les consciences qui leur sont liées (haine : colère, répulsion). Le psychique est intégré et existe
uniquement par la réflexion, c’est un objet transcendant, un objet pour la conscience, un Ego.
« L’Ego n’est rien en dehors de la totalité concrète des états et des actions qu’il supporte46. »
Alors que la conscience est, comme nous l’avons vu, un existant à force d’inexistence qui se
dirige toujours vers l’extérieur en constituant l’unité de ses représentations dans un flux, qui
se constitue lui-même.
44
Ibid., p. 51.
45
Ibid., p. 52.
46
Ibid., p. 57.
30
Une conclusion de La Transcendance de l’Ego : la liberté radicale
Cette conséquence, c’est que la conscience est un « rien ». En effet, Sartre a démontré
que le Moi et tout ce qui s’y rattache n’en fait pas partie. Les objets transcendants sont saisis
par la conscience, mais ne sont pas en elle, ce sont des objets pour la conscience. Puisque que
la conscience n’a plus d’intériorité, elle est un rien. Sartre ajoute ensuite, qu’elle est en fait un
tout étant donné qu’elle est conscience de tous les objets transcendants. Mais l’Ego et ces
autres objets transcendants ne font pas partie de cette conscience. C’est à partir de cette thèse,
de la conscience qui est un rien, que Sartre va pouvoir formuler un discours non plus
théorique, mais bien pratique.
Nous pouvons donc formuler notre thèse : la conscience transcendantale est une spontanéité
impersonnelle. Elle se détermine à l’existence à chaque instant, sans qu’on puisse rien
concevoir avant elle. Ainsi chaque instant de notre vie consciente nous révèle une création ex
nihilo. Non un arrangement nouveau, mais une existence nouvelle48.
47
Ibid., p. 74.
48
Ibid., p. 79.
49
Le Je-concept est le Je de la conscience irréfléchie. C’est un concept vide et objectif qui permet un support
aux actions que je réalise. Il remplit illusoirement la conscience en tant que c’est lui qui réalise les actions
soutenues par ce Je. Sartre le compare à l’exemple d’une chaise : on peut penser une chaise en l’absence de
toute chaise parce que nous avons le concept de chaise.
31
chacune de mes actions crée quelque chose. De Coorebyter explique que l’expression de
« création ex nihilo » est reprise à Bergson50. Bergson l’utilise pour montrer une mauvaise
interprétation de la liberté, qui serait une décision prise « sans antécédent ». De Coorebyter
écrit plus loin que la liberté chez Bergson, crée au contraire, « quelque chose de nouveau qui
découle du passé ». De Coorebyter nous explique que Sartre « prend délibérément le contre-
pied de Bergson » parce qu’il choisit d’adopter la première définition de la liberté. Bergson
affirme que les vécus sont « issus du moi profond et supposés s’y entremêler et s’y fondre51 ».
Sartre critique en fait la liberté du moi profond chez Bergson. Sartre soutient qu’en fait, cette
liberté ne crée rien, tout au plus, elle réarrange parce que le moi est « constitué d’états et
d’actions déjà posés et dont il retient la trace vivante52 ». Donc, la conscience irréfléchie
permet des créations ex nihilo car elle n’est pas gênée par un moi pur ou un moi profond, qui
tenterait d’effacer la spontanéité de la conscience irréfléchie par la réflexion.
Il y a quelque chose d’angoissant, pour chacun de nous, à saisir ainsi sur le fait cette création
inlassable d’existence dont nous ne sommes pas les créateurs. Sur ce plan l’homme a
l’impression de s’échapper sans cesse, de se déborder, de se surprendre par une richesse
toujours inattendue, et c’est encre l’inconscient qu’il charge de rendre compte de ce
dépassement du Moi par la conscience53.
Dans cette citation, Sartre parle une première fois de l’angoisse. Il la définit comme le
sentiment qui nous submerge lorsque nous prenons conscience de cette création de
nouveautés, dont nous ne sommes pas les créateurs. Remarquons que « nous » est mis en
italiques dans le texte. Cela signifie que la création n’est pas le fait d’un Moi. C’est la
conscience transcendantale qui crée spontanément, pas le Je. Et c’est parce que l’homme ne se
sent pas maître de la création qu’il angoisse. Une des solutions pour se débarrasser de celle-ci
est de dire qu’il y a, en fait, un Moi dans l’inconscient, qui est la source de cette création.
Sartre ajoute un peu plus loin : « La conscience s’effraie de sa propre spontanéité parce
qu’elle la sent au-delà de la liberté ». Ici, de Coorebyter vient encore nous éclairer. Il nous
informe que la liberté dont parle Sartre ici n’est pas encore la liberté radicale. Il s’agit de la
liberté au sens classique : « liberté fondée sur la raison ou la volonté ». C’est donc la liberté
que nous pensons avoir quand nous disons : « je veux aller marcher », « je vais lire un livre »,
etc. La liberté qui nous rend libre de faire des actions, quand notre volonté le veut. De
Coorebyter donne une précision capitale : Sartre oppose cette liberté à la spontanéité de la
50
V. de Coorebyter, « Introduction et annotations », dans J.-P. SARTRE, La transcendance de l’ego, note 97, p.
195.
51
Ibid., note 73, p. 192.
52
Ibid., note 79, p. 192.
53
Ibid., p. 79.
32
conscience irréfléchie. Nous comprenons donc en quoi la conscience s’effraie de sa
spontanéité. En effet, la spontanéité de la conscience n’a rien d’une volonté, elle agit
simplement, sans réfléchir, sans le vouloir. Elle est donc bien au-delà de la liberté volontaire
d’un Ego.
Sartre revient ensuite sur l’angoisse en expliquant qu’une jeune femme se sent
« monstrueusement libre54 » après avoir pris conscience de l’ensemble des possibilités qui se
dressaient devant elle pour agir. Cependant, Sartre précise que le vertige qu’entraîne cette
prise de conscience est dû à un retournement de la conscience sur elle-même, qui prend donc
conscience du Je. Elle imagine alors que ce Je doit prendre la décision de choisir entre toutes
ces possibilités. L’Ego vient donc « masquer à la conscience sa propre spontanéité55 ». C’est à
cause de ce retournement que les conduites de mauvaise foi sont possibles. Nous verrons plus
loin de quoi il s’agit.
C’est la liberté radicale qui est en jeu dans la conclusion de La Transcendance de l’Ego.
En effet, elle découle du mode de fonctionnement de la conscience transcendantale. En ce
sens, elle définit l’homme par la spontanéité de l’action. « L’homme est ce qu’il se fait56. » Le
chapitre suivant donne une description de la liberté radicale et de ses conséquences pour
l’Homme.
54
J.-P. SARTRE, La Transcendance de L’Ego, p. 81.
55
Ibid., p. 81.
56
J.-P. SARTRE, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, 1996, p. 29.
33
Chapitre III : La liberté radicale et ses implications éthiques
Nous venons de voir deux théories qui s’opposent. La première, celle de Husserl, qui
fait de l’Ego une structure nécessaire de la conscience, comme si celui-ci la surplombait. Il
devient alors le pôle d’unité de la conscience et accompagne chaque vécu, faisant de la
conscience une intériorité, qu’il s’agisse du plan réfléchi comme du plan irréfléchi. La
deuxième théorie est celle de Sartre, qui scinde la conscience en deux : le plan irréfléchi qui
est vide, extérieur, transcendant et est accompagné d’un Je-concept alors que la conscience
réfléchie se caractérise par l’intimité parce qu’elle permet d’apercevoir le Je concret, l’Ego.
Ce sont les conséquences de la phénoménologie sartrienne qui nous intéresse dans ce travail.
Par conséquent, nous allons donc nous pencher sur celles-ci et surtout, voir en quoi sa
philosophie de la conscience est intriquée dans sa philosophie de la liberté.
57
J.-P. SARTRE, L’être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 81.
34
Son être est d’exister sans jamais se préoccuper de sa propre existence, ce qui signifie
également qu’elle ne se préoccupe jamais de son être. En ce sens, elle est néant, car son but
n’est justement pas d’agir en fonction de son être, mais de nier cet être. Cependant, quelque
chose me ramène à mon moi, à mon existence, à mon être. En effet, cela se passe lorsque je
mens sur moi-même et en même temps, à moi-même. Nous venons de dire que la conscience
existe sur le mode de l’inexistence. Nous avons ajouté que Sartre écrit que le mode d’être de
la conscience est de toujours nier son être. Cependant, il existe des conduites qui vont dans
l’autre sens. En effet, il nous arrive de vouloir nous attribuer un être. Sartre donne quelques
exemples célèbres. Prenons l’exemple du garçon de café, qui joue à être garçon de café, en
empressant ses pas, ses gestes, en prenant les commandes d’un air fortement intéressé, etc. Il
se donne en fait un être, qu’il n’est pas. De fait, il n’est pas garçon de café. Certes, c’est son
travail, mais ce n’est point son être. Nous allons nous plonger dans quelques citations de
L’Être et le Néant pour mieux comprendre ce qui se dresse devant nous, et voir en quoi cela
est directement en lien avec La Transcendance de l’Ego.
Le concept de base qui est ainsi engendré utilise la double propriété de l’être humain d’être
une facticité et une transcendance. Ces deux aspects de la réalité-humaine sont, à vrai dire, et
doivent être susceptible d’une coordination valable. Mais la mauvaise foi ne veut ni les
coordonner ni les surmonter dans une synthèse58.
Ce « devenir n’importe quoi », c’est ce que Sartre nomme la liberté radicale. Et c’est
précisément ce qui nous intéresse dans ce travail. C’est donc ici, comme nous venons de le
58
Ibid., p. 91.
35
dire, que nous allons voir l’intérêt de l’analyse de La Transcendance de l’Ego, faite dans le
chapitre précédent. La liberté radicale est ce pour quoi nous venons de montrer que la
conscience sans Ego est une facticité et une transcendance. Parler de la mauvaise foi n’était
pas non plus sans intérêt. En effet, celle-ci est la conduite qui s’oppose à la liberté radicale,
qui va contre elle. Il est donc intéressant d’aborder la mauvaise foi, comme étant une conduite
à rejeter, pour ensuite parler de la liberté sartrienne.
Un autre point capital est la distinction entre la liberté dont Sartre parle dans La
Transcendance de l’Ego et la liberté radicale, que Sartre ne nommera pas comme telle avant
L’Être et le Néant. La liberté se trouve à l’opposé de la conscience transcendantale. En effet,
nous avons dit que celle-ci était caractérisée par la volonté d’un Je. Cela est dû à un
retournement de la conscience sur elle-même et c’est cela qui permet la mauvaise foi. Pour
reprendre le garçon de café, il se donne d’une part un être, qui est être le garçon de café, et
d’autre part, une volonté, qui serait donc de vouloir faire son travail correctement en allant le
plus vite possible pour ne pas faire attendre ses clients. Cette volonté empêche la conscience
d’agir spontanément, le garçon de café réfléchit à ses mouvements, à ses paroles, à ses
actions, plus généralement. C’est donc en cela qu’il est de mauvaise foi. Cette conception de
la liberté, qui va contre la nature de la conscience, ne plaît pas à Sartre. En effet, celui-ci va
constituer une autre forme de liberté, où les descriptions les plus complètes se trouvent dans
son ouvrage de 1943.
Premièrement, ce que nous trouvons intéressant, pour ne pas dire extraordinaire, c’est la
« découverte » de cette liberté radicale. Nous employons les guillemets parce qu’il ne s’agit
pas vraiment d’une découverte, mais plutôt d’un cheminement dont le commencement est La
Transcendance de l’Ego. En effet, cet ouvrage consiste dans un premier temps à montrer la
grave erreur que Husserl a commise en faisant du Je une structure nécessaire de la conscience.
Sartre démontre ensuite que l’Ego ne peut se trouver que dans la conscience réfléchie parce
que la conscience irréfléchie est une spontanéité qui se tourne vers le monde et jamais sur
elle-même. Nous avions dit, en conclusion du chapitre précédent, que Sartre parle à ce
moment de la liberté radicale mais sans la nommer. Il faut attendre L’Être et le Néant pour
36
voir une véritable constitution de la liberté radicale. C’est dans ce texte que nous voyons
apparaître une citation, qui semble résumer en quelque mot la plus grande conséquence de la
liberté radicale.
Cette citation semble être le fruit de nombreux efforts. Sartre donne en effet beaucoup
d’informations avant d’en arriver là. En commençant d’abord par expliquer la facticité, puis la
transcendance, qui sont, comme nous l’avons déjà dit, les propriétés de la nature humaine, du
pour-soi. Il montre par ce biais en quoi le pour-soi se distingue de l’en-soi. Il fait encore
beaucoup d’autres développements, aboutissant à la liberté radicale. Nous ne pouvons
malheureusement pas nous arrêter sur tous ces concepts et démonstrations par soucis de place.
Mais nous voulons montrer ici que la philosophie sartrienne est complète. D’une part, parce
que rien ne semble avoir été laissé de côté. De fait, comme nous venons de le dire, il aborde
tous les points qui constituent notre réalité, entendons ici la réalité comme la totalité de ce qui
nous entoure, qu’il s’agisse du monde physique comme des concepts qui lui sont associés et
qui définissent la manière dont nous sommes au monde. D’autre part, elle est complète parce
qu’il développe en fait deux philosophies qui s’intriquent parfaitement l’une dans l’autre.
Nous l’avons dit, il s’agit de la philosophie de la conscience, que nous retrouvons dans La
Transcendance de l’Ego, et la philosophie de la liberté, qui s’exprime dans l’ensemble de
l’œuvre sartrienne. En effet, nous avons dit qu’il parlait explicitement de la liberté dans
L’Être et le Néant. Cependant, tous ses ouvrages sont imprégnés de cette idée, notamment La
Transcendance de l’Ego, comme nous l’avons déjà montré. Il reste que ces deux philosophies
sont intriquées l’une dans l’autre parce que l’une présuppose l’autre et inversement. En effet,
il n’y a pas d’intérêt à parler d’une conscience sans Ego, si nous ne le faisons pas pour aboutir
à la liberté radicale. Et la liberté radicale a justement besoin de la conscience transcendantale
pour être justifiée ;
La seconde raison de notre intérêt pour la liberté radicale est que la philosophie
sartrienne semble être une philosophie de « résolution de problème ». Le problème qu’elle
résout est le problème de la mauvaise foi. En effet, nous allons voir que les conduites de
mauvaise foi ont parfois de graves conséquences. Le problème de la mauvaise foi, c’est
qu’elle nous empêche de vivre notre vie correctement. En effet, nous sommes soumis à des
conditions qui pèsent sur nous. Le garçon de café, s’il prend sa facticité comme une
transcendance, doit aller vite et montrer de l’intérêt pour les commandes des clients, sinon, il
59
Ibid., p. 477.
37
subira des remarques et pourrait même perdre son travail. Nous pouvons prendre un autre
exemple : revenons quelques dizaines d’années en arrière, quand les femmes ne pouvaient pas
porter de pantalon. L’être de la femme était alors d’être soumise à l’homme et d’être féminine
(au sens le plus général du terme). Leur conduite, qui était non seulement de porter des jupes,
mais aussi d’être en ce sens soumise à l’avis de l’homme, était de mauvaise foi. Elles ne
« pouvaient » pas faire autrement. Or pour Sartre, cela est faux et ce, en raison de la liberté
radicale. Les femmes n’ont pas à s’enfermer dans un être, dans une conduite. Elles ne peuvent
pas prendre l’excuse de leur soumission à l’homme, ou plus généralement, à une pression
sociale quelconque. Elles inversent également leur facticité (être femme avec tout ce que cela
implique dans la société) et leur transcendance (qui est le fait de se déterminer comme
négation). Elles sont, comme n’importe quel autre être de nature humaine, « condamnées à
être libres60 ».
Revenons sur la citation faite plus haut, que nous avons décrite comme étant la
conséquence principale de la liberté radicale. Nous venons de dire qu’être libre, c’était de
pouvoir agir et même plus, d’être condamné à agir. C’est en cela, que la pensée sartrienne est
une pensée de résolution de problème. Nous n’avons plus d’excuse pour agir, nous n’avons
plus d’excuse pour nous sortir de notre condition. Condition que nous pensons être imposée
par la société mais que finalement, nous nous imposons nous-mêmes. Alors le garçon de café
ne doit pas s’empresser, la femme ne doit pas porter de pantalon. Libre à eux, comme à nous
tous, d’agir comme nous le choisissons.
60
J.-P. SARTRE, L’existentialisme est un humanisme, p. 39.
61
Ibid., p. 32
38
l'exemple de Sartre62). À chaque fois que nous nous marions (avec une seule personne), nous
reproduisons ce schéma : nous faisons ce que les autres attendent de nous et nous attendons
aussi d’eux qu'ils fassent pareil. Il y a en effet une pression sociale, due à des normes bien
établies et auxquelles il faut obéir. Répondre à ces normes nous met dans une situation de
bien-être parce que nous pensons que c’est notre seul devoir et qu’en ce sens, il est rempli.
Mais certaines personnes décident de ne pas suivre les choix que les autres ont déjà faits pour
eux. Ces personnes prennent conscience de leur responsabilité envers le monde. La
responsabilité est en effet inhérente à la liberté radicale : notre être est d’agir et agir, c’est
changer la figure du monde. Reprenons l’exemple de la femme qui porte un pantalon : la
première femme qui a porté un pantalon a permis une ouverture, pour les autres femmes, de
choisir entre le port du pantalon ou de la jupe. Cette femme a donc choisi pour elle-même et
en même temps pour toutes les autres. Nos choix ne sont donc pas anodins, ils permettent soit
de changer le monde, soit de le laisser tel quel. Et il est évident que dans l’idée sartrienne, il
faut agir de manière à changer le monde. Cette citation exprime donc la responsabilité que
nous avons chacun à l’égard du monde. Nous avons la responsabilité de nos actions. Sartre ne
parle pas d’assumer la responsabilité de nos actes au sens où nous avons l’habitude de
l’entendre (si je tue quelqu’un, je vais en prison). Sartre dit ici, que les actes que nous faisons
nous rendent responsables de l’Homme que nous créons.
Il ne faut donc pas se torturer l’esprit pour comprendre cette citation, qui est finalement
assez simple. Cependant, cette citation en dit long, dans le sens où elle nous montre que notre
existence est toujours « à faire » et que les choix que nous faisons pour la constituer entraînent
toute l’humanité.
62
Ibid., p. 33.
39
Conclusion
Nous venons d’exprimer en quoi la liberté radicale avait été la motivation de ce travail.
Cependant, elle a également été la source de la principale difficulté dans l’édification de ce
travail. En effet, il a fallu réprimer à de nombreuses reprises l’envie d’exprimer l’idée de
liberté radicale. Il a fallu un certain temps pour comprendre que celle-ci nécessitait un (grand)
détour par une analyse approfondie de La Transcendance de l’Ego, étant donné que, comme
nous l’avons dit plus haut, la liberté radicale se constitue grâce à l’anéantissement de l’Ego
dans la conscience transcendantale. Ce même détour exigeait de commencer par une
présentation de la philosophie husserlienne que nous retrouvons dans les Ideen, afin de
comprendre pourquoi Sartre a jugé que l’Ego surplombant conscience transcendantale était
une erreur théorique et pratique. Nous comprenons ainsi que, comme Sartre auparavant, la
liberté radicale nécessite de nombreuses démonstrations avant d’être atteinte.
Nous concluons donc que Husserl, en essayant de refonder la science par la méthode de
la réduction phénoménologique, aboutissait à une erreur qui était de faire du moi pur, un être
surplombant et alourdissant la conscience. Sartre reprend ensuite l’argumentation de Husserl,
tout en changeant sa conclusion, arrivant à une conscience transcendantale dépourvue d’Ego.
Cette conscience est un « rien » et ce rien nous fait prendre conscience de l’indétermination
par essence, de l’être de l’homme. C’est cette indétermination qui rend la liberté radicale
possible en ce sens qu’elle nous fait toujours agir. Enfin, nous avons vu en quoi nos actions
changent le monde car la liberté radicale nous fait prendre conscience de la responsabilité que
nos choix ont pour l’humanité.
Le fait de dire que la pensée sartrienne est une pensée de résolution de problème n’est
pas anodin. En effet, si l’humanité prenait conscience de sa responsabilité, il n’y aurait plus de
conduites de mauvaise foi, qui nous poussent à rester enfermés dans les cages que la société
nous impose, et nous pourrions vivre plus librement d’une part, mais surtout, d’autre part sans
40
tous les regards réprobateurs lorsque nous sortons du cadre. Nous pensons surtout à la cause
féministe ici. Nous avons exprimé plus haut l’idée que l’être de la femme, dans notre société
est d’être soumise à l’avis de l’homme, à ses envies et, plus généralement, à la pression que
lui impose la société dans ses conduites. Nous avons notamment pris l’exemple de la femme
qui ne peut porter de pantalon, parce que cela ne correspond pas à l’idée de « féminité ». Nous
avons vu que la liberté radicale aide la femme à prendre conscience qu’elle n’a pas d’excuse
pour agir, pour choisir. Si celle-ci veut porter un pantalon, il n’y a pas d’être qui lui empêche
de le faire. Il faut cependant élargir cet exemple parce qu’il n’y a pas que le code
vestimentaire qui caractérise l’être de la femme. En effet, la femme « est emprisonnée » dans
un être qui la caractérise comme faible, féminine, objet, etc., etc. Il faut dès lors, que les
femmes comprennent qu’elles ne sont pas enfermées dans cet être et puissent se libérer. Mais
d’un autre côté, les hommes doivent comprendre à leur tour, que si personne n’est déterminé
par sa facticité, alors les femmes n’échappent pas à cette règle. Si les hommes ont cette prise
de conscience, ils comprendront également que leur être n’est pas d’être supérieur à la femme,
et du même coup, prendront conscience qu’ils n’ont pas à façonner l’être de la femme comme
il leur plaît.
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Bibliographie
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Table des matières
Remerciements……………………………………………………………………………2
Introduction……………………………………………………………………….............3
I. Développement husserlien de la conscience dans les Ideen…………………….5
1. Introduction de l’intentionnalité..........................................................................5
2. Le cogito husserlien découlant de l’intentionnalité et sa distinction avec le
cogito cartésien………………………………………………………………...6
3. L’attitude naturelle comme façon d’être spontanément au monde…………….7
4. La mise entre parenthèse du monde : la sortie de l’attitude naturelle………….8
5. Les limites de la réduction phénoménologique : le moi pur comme résidu…..11
6. Le moi pur : une transcendance au sein de l’immanence……………………..12
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