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Les recherches en analyse des réseaux sociaux existent depuis près d’une trentaine d’années en France,
avec notamment les travaux d’Alain Degenne, Alexis Ferrand, Michel Forsé, Emmanuel Lazega,
Claire Bidart, etc. Cependant, constatant la difficulté à coordonner les recherches sur ce thème en
France, un certain nombre de chercheurs prirent l’initiative en 2005 de créer un groupe. La première
étape fut de créer une liste de discussion, gérée par Lise Mounier, qui fonctionne depuis novembre
2005. La deuxième étape fut celle de créer un groupe thématique au sein de l’Association Française de
Sociologie (AFS), qui deviendra par la suite le Réseau thématique (RT) 26, coordonné par Catherine
Comet et Michel Grossetti, qui a été remplacé en 2009 par Ainhoa de Federico. En 2006, fut
également mis en place par Olivier Godechot un site internet dédié aux activités et membres du groupe
(http://www.cmh.pro.ens.fr/reseaux-sociaux/). L’interface du site a été pensée pour faciliter la
mutualisation d’informations (signaler les séminaires et enseignements) et assurer la visibilité des
activités du groupe (organisation de journées d’études, écoles thématiques, sessions dans les congrès
de l’AFS).
Les évènements organisés depuis par le RT26 témoignent de la vitalité de l’analyse des réseaux
sociaux en France. Le groupe a organisé en 2006 quatre sessions sur le thème « Relations et réseaux
comme ressources sociales » au congrès de l’AFS à Bordeaux, au cours desquelles une vingtaine de
communication ont été présentées sur les thèmes des réseaux de professionnels, des entourages et
mondes sociaux, des rapports entre réseaux et communication ou entre réseaux et politique. Les
communications ont démontré une forte convergence des cadres de référence théoriques et
méthodologiques. Pour le congrès de l’AFS de 2009 à Paris, six sessions ont été organisées sur le
thème « Les réseaux sociaux, entre coopération et concurrence », avec également une vingtaine de
communication. Entre 2006 et 2010, le nombre d’inscrits à la liste de discussion « Réseaux sociaux » a
en outre plus que doublé, passant d’une soixantaine à environ 140 membres.
Notons par ailleurs le succès des écoles d’été et journées d’études organisées sur le thème des réseaux
sociaux. Une première école « Introduction à l’analyse des réseaux sociaux » avait été organisée à
Lille en 2006 par Annie Laurent et Ainhoa de Federico. La seconde, intitulée « Réseaux sociaux :
enjeux, méthodes et perspectives », organisée par Claire Bidart et Michel Grossetti en 2008 à Cargèse
a réuni 90 participants, soit la limite supérieure qui avait été initialement fixée. Plusieurs journées
d’études ont également rassemblé de nombreux chercheurs sur le thème des nouveaux développements
de l’analyse de réseaux sociaux. La journée « Nouvelles approches, nouveaux outils en analyse de
réseaux sociaux » organisée par Elise Penalva, Lise Mounier, Ainhoa de Federico et Catherine Comet
en 2008 à Lille a réuni 60 participants. La journée « Les réseaux sociaux : quoi de neuf ? », organisée
par Ainhoa de Federico, Michel Grossetti, Béatrice Milard, Marie-Pierre Bes et Johann Chaulet les 16-
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17 mars 2010 à Toulouse, a accueilli environ 70 participants. Il était intéressant d’y constater la forte
présence de chercheurs venant d'institutions étrangères (un tiers des intervenants) et la présence
croissante de doctorants (près des deux cinquièmes).
Ce dossier rassemble des articles présentés au cours de ces journées d’études à Toulouse et un article
(celui de Catherine Comet) présenté à la journée d’études du groupe ORIO (Observatoire des
Relations Intra- et Inter-Organisationnelles) à l’Université Paris-Dauphine le 20 septembre 2010. Il
fait suite à deux autres numéros thématiques publiés récemment : « Dynamique des réseaux sociaux »
porté par Emmanuel Lazega, Lise Mounier et Tom Snijders dans la Revue Française de Sociologie,
2008 Volume 49, numéro 3 ainsi que « Les relations : la substance des réseaux » porté par Claire
Bidart, Michel Grossetti et Johanne Charboneau dans la revue REDES. Revista hispana para el
análisis de redes sociales Vol 2009.
Le titre des journées « Les réseaux sociaux : quoi de neuf ? » visait moins à faire un état des travaux
en cours, comme cela avait pu être le cas pour les sessions de travail du RT lors des congrès de l’AFS,
qu’à poser le problème du renouvellement théorique et méthodologique de l’analyse des réseaux
sociaux, et des évolutions éventuelles de phénomènes sociaux que nous étudions au moyen des
approches par les réseaux. Depuis quelques années a émergé au niveau international une critique du
centrage de l’étude des réseaux sociaux sur les analyses très mathématisées des structures réticulaires.
Les auteurs de ces critiques demandaient, d’une part, une meilleure insertion de l’analyse des réseaux
sociaux dans des problématiques de sciences sociales, une place distincte pour les réseaux parmi
d’autres formes de structures sociales, une place plus importante pour les études de réseaux
personnels, et une meilleure prise en compte des méthodes qualitatives ou mixtes. D’autres critiques,
plus anciennes, portent sur le caractère souvent trop statique des analyses de réseaux sociaux.
Suite à ces critiques, l’appel à contribution identifiait plusieurs pistes pour renouveler l’analyse des
réseaux sociaux, qui ont été explorées lors des différentes sessions à partir de recherches menées sur
les réseaux personnels, les activités économiques, le marché du travail, les réseaux scientifiques,
l’articulation entre réseaux et territoires ou entre réseaux et migrations. Ce dossier est centré sur les
réseaux personnels. La posture revendiquée, fidèle à l’esprit des journées d’études, défend un
renouvellement de l’analyse des réseaux sociaux fondé sur l’imagination méthodologique, combinée à
une forte exigence théorique. L’approche en réseaux complets, extrêmement fructueuse pour éclairer
les mécanismes sociaux, correspond à l’approche dominante. L’approche en réseaux personnels offre
des voies alternatives pour innover, notamment en matière de collecte de données relationnelles.
La piste théorique
L’analyse des réseaux sociaux est avant tout un corpus de méthodes (générateurs de noms, analyse de
graphes, etc.) et de notions à caractère empirique (densité, centralité, homophilie, etc.). Sur cette base
plus ou moins stabilisée à la fin des années 1960, des auteurs ont tenté d’ériger des théories, certains
mettant l’accent sur les ressources procurées aux individus par leur position dans les réseaux (toutes
les théories du capital social comme celles de Nan Lin ou Ronald Burt), d’autres privilégiant plutôt
des conceptions plus structurelles (Barry Wellman et Stanley Berkowitz) ou plus interactionnistes
(John Padgett et Christopher Ansell).
Harrison White, l’un des fondateurs de l’analyse moderne des réseaux sociaux, a construit sur la base
des réseaux une théorie complexe du monde social qui cherche à décrire aussi bien des ordres locaux
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que des systèmes politiques ou des régimes sociétaux très généraux1. A l’instar d’Harrison White,
l’enjeu est de mieux insérer les théories liées aux réseaux sociaux dans des théories plus générales.
L’apport de l’analyse des réseaux sociaux est aujourd’hui largement reconnu sur certaines questions
telles que la sociabilité, le capital social, les élites, voire le fonctionnement de certaines formes
organisationnelles comme les organisations collégiales ou les clusters. Sur d’autres questions, en
particulier celles qui impliquent un rôle important des normes et des valeurs, ces apports restent à
approfondir. Les résultats obtenus sont néanmoins encourageants, comme ceux concernant les enjeux
cognitifs des configurations relationnelles.
La piste empirique
Les recherches empiriques sur les réseaux sociaux se poursuivent, sans forcément chercher à
renouveler les cadres théoriques et les méthodes. Certaines études permettent de stabiliser des résultats
déjà connus, en les vérifiant sur de nouveaux terrains. D’autres font émerger des tendances peu
étudiées auparavant ou mettent en question des certitudes. La multiplication d’études de cas et les
comparaisons internationales montrent à la fois des « constantes » des phénomènes relationnels et des
spécificités liées aux contextes spécifiques (organisationnels, législatifs, historiques, religieux…).
Le développement des réseaux du web offre par ailleurs une source de données de choix pour
l’analyse des réseaux sociaux. Facebook, Twitter, LinkedIn, mais aussi Meetic, etc. Lorsque l’on tape
« réseaux sociaux » sur Google, on tombe sur des sites de « réseaux sociaux » qui sont des dispositifs
électroniques d’établissement et de gestion de liens sociaux. Ces dispositifs viennent s’entrelacer avec
toutes les autres formes d’actualisation des relations sociales, depuis le simple face à face jusqu’aux
échanges sur Internet ou par téléphone. L’analyse de réseaux sociaux est particulièrement bien placée
pour étudier les évolutions dans les pratiques relationnelles, et dans les réseaux sociaux eux-mêmes,
liées à ces nouveaux dispositifs. Ces nouveaux terrains d’étude ne manquent toutefois pas de soulever
des questions délicates pour l’analyse, comme en particulier celles liées au contenu, parfois difficile à
qualifier, de ces relations ou à la taille, souvent très grande, des réseaux ainsi formés.
La piste méthodologique
La question des méthodes est évidemment centrale pour l’analyse des réseaux sociaux. Du point de
vue méthodologique, l’analyse des réseaux sociaux se renouvelle sur plusieurs fronts. On peut
identifier quelques chantiers : celui de la dynamique des réseaux et des études longitudinales, celui des
systèmes complexes ou des grands réseaux, celui de l’analyse multi-niveaux, mais aussi celui des
réseaux personnels. Certains de ces chantiers étant interdépendants, il est intéressant de chercher à les
combiner, comme en s’interrogeant par exemple sur la dynamique des réseaux multi-niveaux, mais
cela revient à augmenter encore la difficulté.
Dernièrement, les principales innovations en analyse des réseaux sociaux concernent la modélisation
des dynamiques relationnelles, comme celles permises par le logiciel SIENA. Les sociologues
contribuent à l’élaboration de ces modèles à partir des théories qu’ils proposent et des données qu’ils
collectent. Leurs développements théoriques nourrissent les présupposés des modèles en termes de
comportement des acteurs ou d’interdépendances au sein des structures relationnelles ainsi que les
hypothèses que les modèles permettent ensuite de tester. Cependant, ce sont principalement des
statisticiens et des mathématiciens, comme ceux des équipes de Tom Snijders ou Philippa Pattison, qui
élaborent plus directement ces modèles.
1 Harrison White, 2008, Identity and control. How social formations emerge?, Princeton University Press.
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Le piège pour les sociologues est alors la fascination sans recul pour ces modèles, visible dans les
conférences internationales d’analyse des réseaux sociaux, qui se manifeste par à une réplication à
l’infini d’études empiriques, sans réels enjeux de connaissance outre l’utilisation de nouvelles
variables structurales ou de nouveaux tests statistiques de significativité. Nous avons privilégié dans ce
dossier l’approche en réseaux personnels, pour laquelle il n’existe que très peu de logiciels et
d’applications contrairement à ce qui a été développé pour les réseaux complets. Les procédures
d’analyse des réseaux personnels sont moins figées que pour les réseaux complets, laissant plus de
place à l’imagination méthodologique notamment en termes de collecte de données relationnelles.
Bien que peut-être plus limitée, cette approche soulève par ailleurs également la question de
l’articulation des différents niveaux d’analyse.
Les études des réseaux personnels se renouvellent ainsi dans plusieurs directions. L’appel aux journées
d’étude en évoquait certaines qui ne seront pas reprises dans ce numéro malgré leur intérêt, telles les
méthodes spécifiques de l’étude de l’évolution des réseaux personnels dans le temps ou encore les
spécificités des comparaisons internationales concernant les réseaux personnels. D’autres sont, par
contre, bien représentées :
A) Le développement des méthodes mixtes qui combinent des approches qualitatives et les
approches plus formalisées de l’analyse des réseaux sociaux. Des entretiens couplés à la
description formalisée des réseaux personnels permettent de réintroduire le vécu, les
événements biographiques qui laissent des traces, l’interprétation des « groupes » au delà des
agencements sociométriques des liens qui permettent de donner une autre épaisseur et une
meilleure compréhension des données. Les méthodes mixtes sont particulièrement pertinentes
pour réintroduire et développer l’approche par les chaînes relationnelles d’accès aux
ressources. Cette méthode, qui met en lumière les processus de mise en relation pour obtenir
une ressource, en constitue un des grandes classiques et a été utilisée dans l’œuvre séminale de
Mark Granovetter Getting à job (1974), traitant de l’obtention d’un emploi, ou encore par
Nancy H. Lee dans The search for an abortionist (1969), sur les stratégies pour trouver un
médecin qui pratique l’IVG après la révolution sexuelle de 1968, mais avant que cette pratique
ne devienne légale. Cependant, elle est tombée dans l’oubli face au développement des
approches dites de réseaux complets et de réseaux personnels. L’article de Grossetti, Barthe et
Chauvac propose une méthodologie pour étudier les chaines relationnelles, à partir de
séquences identifiées dans les narrations des histoires de créations d’entreprises en France. Le
texte de Berrou et Gondard-Delcroix s’appuie sur une méthodologie similaire pour montrer
l’importance accrue des relations personnelles pour les créateurs d’entreprise du Burkina-
Faso.
B) L’étude des liens négatifs et des effets négatifs des réseaux personnels. La plupart des études
et des travaux montrent l’utilité et les avantages que produisent ou constituent les « bonnes
relations ». Cependant les réseaux sociaux produisent aussi des externalités négatives parfois
tout aussi importantes. Le texte de Catherine Comet explore les mécanismes, favorisés par la
confiance, qui servent à mettre en place des escroqueries.
C) Le souci des analyses multi-niveaux qui tiennent compte des facteurs proprement structurels
des réseaux mais aussi de l’encastrement de ceux-ci dans d’autres structures sociales
davantage organisées (institutions, organisations, collectifs). Le jeu et les interactions entre
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l’encastrement et l’autonomisation des réseaux dans ces collectifs sont également explorés
dans les textes mentionnés précédemment, en articulant les effets des réseaux avec ceux
d’autres ressources de médiation (Grossetti, Barthe et Chauvac ; Berrou et Gondard-Delcroix)
ou bien en examinant l’articulation de la construction de la confiance entre la caution des liens
personnels et la réputation des institutions (Comet).
D) La réflexion sur la construction des données relationnelles et les implications des choix
méthodologiques sur les données produites. L’article de Claude Julie Bourque, avec une
approche méthodologiquement multi-niveaux, s’appuie sur l’importance des cercles sociaux,
en tant que siège de construction des liens, pour construire un outil de dénombrement de
relations. L’article de Stefania Vergati examine systématiquement les ressemblances et
différences entre les données obtenues au moyen de deux méthodes (générateurs de noms) de
production de réseaux personnels.
Nous espérons que ces articles, au delà de témoigner de la vitalité de l’analyse de réseaux sociaux en
France, susciteront de nouvelles pistes de réflexion et de créativité méthodologique pour les
chercheurs intéressés par ce champ.
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