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ECS2 – Culture générale – Aimer I

Texte 1. Alain Badiou, Éloge de l’amour, Champs essais, pp. 48-54.

Vous avez d'abord une rencontre. J’ai dit que l’amour commence par le caractère
absolument contingent et hasardeux de la rencontre. C’est vraiment les jeux de l’amour et du
hasard. Et ils sont inéluctables. Ils existent toujours, en dépit de la propagande dont je vous
parlais. Mais le hasard doit, à un moment donné, être fixé. Il doit commencer une durée,
justement. C’est un problème quasi métaphysique très compliqué : comment un pur hasard, au
départ, va-t-il devenir le point d’appui d'une construction de vérité ? Comment cette chose
qui, au fond, n’était pas prévisible et paraît liée aux imprévisibles péripéties de l’existence va-
t-elle cependant devenir le sens complet de deux vies mêlées, appariées, qui vont faire
l'expérience prolongée de la constante (re)naissance du monde par l’entremise de la différence
des regards ? Comment passe-t-on de la pure rencontre au paradoxe d’un seul monde où se
déchiffre que nous sommes deux ? C’est tout à fait mystérieux, à vrai dire. Et d'ailleurs, cela
nourrit beaucoup le scepticisme à l'égard de l’amour. Pourquoi, dira-t-on, parler de grande
vérité à propos du fait, banal, que quelqu’un a rencontré sa ou son collègue au boulot ? Or
c’est justement cela qu’il faut soutenir : un événement d'apparence insignifiante, mais qui en
réalité est un événement radical de la vie microscopique, est porteur, dans son obstination et
dans sa durée, d’une signification universelle. Il est vrai cependant que « le hasard doit être
fixé ». C’est une expression de Mallarmé : « Le hasard est enfin fixé… » Il ne le dit pas à
propos de l’amour, il le dit à propos du poème. Mais on peut très bien l’appliquer à l’amour et
à la déclaration d’amour, avec les terribles difficultés et angoisses diverses qui lui sont
associées. Au demeurant, les affinités entre le poème et la déclaration d'amour sont bien
connues. Dans les deux cas, il y a un risque énorme qu'on fait endosser au langage. Il s'agit de
prononcer une parole dont les effets, dans l'existence, peuvent être pratiquement infinis. C'est
bien aussi le désir du poème. Les mots les plus simples se chargent alors d'une intensité
presque insoutenable. Déclarer l'amour, c'est passer de l'événement-rencontre au
commencement d'une construction de vérité. C'est fixer le hasard de la rencontre sous la
forme d'un commencement. Et souvent ce qui commence là dure si longtemps, est si chargé
de nouveauté et d’expérience du monde que, rétrospectivement, cela apparaît non plus du tout
comme contingent et hasardeux, comme au tout début, mais pratiquement comme une
nécessité. C'est ainsi que le hasard est fixé : l'absolue contingence de la rencontre de quelqu'un
que je ne connaissais pas finit par prendre l'allure d'un destin. La déclaration d'amour est le
passage du hasard au destin, et c'est pourquoi elle est si périlleuse, si chargée d'une sorte de
trac effrayant. La déclaration d'amour, d'ailleurs, n'a pas lieu forcément une seule fois, elle
peut être longue, diffuse, confuse, compliquée, déclarée et re-déclarée, et vouée à être re-
déclarée encore. C'est le moment où le hasard est fixé. Où vous vous dites : ce qui s'est passé
là, cette rencontre, les épisodes de cette rencontre, je vais les déclarer à l'autre. Je vais lui
déclarer qu'il s'est passé là, en tout cas pour moi, quelque chose qui m'engage. Voilà : je
t'aime. Si « je t'aime » n'est pas une ruse pour coucher avec quelqu'un, ce qui peut arriver, si
ce n'est pas cette ruse, qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce qui est dit là ? Ce n'est pas simple du
tout, de dire « je t'aime ». On a l'habitude de considérer ce petit membre de phrase comme
absolument usé et insignifiant. D'ailleurs, quelquefois, pour dire « je t'aime », on préfère
employer d'autres mots, plus poétiques ou moins usés. Mais c'est toujours pour dire : ce qui
était un hasard, je vais en tirer autre chose. Je vais en tirer une durée, une obstination, un
engagement, une fidélité. Alors, fidélité, c'est un mot que j'emploie ici dans mon jargon
philosophique en le retirant de son contexte habituel. Il signifie justement le passage d'une
rencontre hasardeuse à une construction aussi solide que si elle avait été nécessaire.
La fidélité n’a-t-elle pas un sens beaucoup plus considérable que la seule promesse de
ne pas coucher avec quelqu'un d’autre ? Ne montre-t-elle pas précisément que le « je t’aime »
initial est un engagement qui n’a besoin d’aucune consécration particulière, l’engagement de
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construire une durée, afin que la rencontre soit délivrée de son hasard ? Mallarmé voyait le
poème comme « le hasard vaincu mot par mot ». Dans l’amour, la fidélité désigne cette
longue victoire : le hasard de la rencontre vaincu jour après jour dans l’invention d’une durée,
dans la naissance d’un monde. Pourquoi dit-on si souvent : je t’aimerai toujours ? À
condition, bien sûr, que ce ne soit pas une ruse. Les moralistes, évidemment, s’en sont
beaucoup moqués, disant qu’en réalité ce n’est jamais vrai. D'abord, ce n’est pas vrai que ce
n'est jamais vrai. Il y a des gens qui s'aiment toujours, et il y en a beaucoup plus qu’on ne le
croit ou qu’on ne le dit. Et tout le monde sait que décider, surtout unilatéralement, la fin d’un
amour est toujours un désastre, quelles que soient les excellentes raisons qu’on met en avant.
Cela ne m’est arrivé qu’une fois dans mon existence, d'abandonner un amour. C’était mon
premier amour, et j’ai été progressivement si conscient que cet abandon était une faute que je
suis revenu vers cet amour inaugural, tard, bien tard - la mort de l’aimée approchait - mais
avec une intensité et une nécessité incomparables. Ensuite, je n’ai jamais renoncé. Il y a eu
des drames et des déchirements et des incertitudes, mais je n'ai plus jamais quitté un amour. Et
je crois bien être assuré du point que celles que j’ai aimées, ce fut et c’est réellement pour
toujours. Je sais donc intimement que la polémique sceptique est inexacte. Et deuxièmement,
si le « je t’aime » est toujours, à beaucoup d’égards, l’annonce d’un « je t’aime pour toujours
», c’est qu’en effet il fixe le hasard dans le registre de l’éternité. N’ayons pas peur des mots !
La fixation du hasard, c’est une annonce d’éternité. Et en un certain sens, tout amour se
déclare éternel : c’est contenu dans la déclaration... Tout le problème, après, est d’inscrire
cette éternité dans le temps. Parce que, au fond, c’est ça l'amour : une déclaration d'éternité
qui doit se réaliser ou se déployer comme elle peut dans le temps. Une descente de l’éternité
dans le temps. C'est pour cette raison que c'est un sentiment si intense.

Texte 2. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, livre II, chapitre XX, §5, GF,
p.128.

J’ai donné aussi à peu près cette définition de l’amour lorsque j’ai expliqué les
principes de la justice, dans la préface de mon Codex juris gentium diplomaticus [Code
diplomatique du droit des gens, un texte juridique Leibniz datant de 1693], savoir qu’aimer
est être porté à prendre du plaisir dans la perfection, bien ou bonheur de l’objet aimé. Et pour
cela on ne considère et ne demande point d’autre plaisir propre que celui-là même qu’on
trouve dans le bien ou plaisir de celui qu’on aime ; mais dans ce sens nous n’aimons point
proprement ce qui est incapable de plaisir ou de bonheur, et nous jouissons des choses de cette
nature sans les aimer pour cela, si ce n’est par une prosopopée [une personnification fictive],
et comme si nous imaginions qu’elles jouissent elles-mêmes de leur perfection. Ce n’est donc
pas proprement de l’amour, lorsqu’on dit qu’on aime un beau tableau par le plaisir qu’on
prend à en sentir les perfections. Mais il est permis d’étendre le sens des termes, et l’usage y
varie. Les philosophes et théologiens même distinguent deux espèces d’amour, savoir l’amour
qu’ils appellent de concupiscence, qui n’est autre chose que le désir ou le sentiment qu’on a
pour ce qui nous donne du plaisir, sans que nous nous intéressions s’il en reçoit, et l’amour de
bienveillance, qui est le sentiment qu’on a pour celui qui par son plaisir ou bonheur nous en
donne. Le premier nous fait avoir en vue notre plaisir et le second celui d’autrui, mais comme
faisant ou plutôt constituant le nôtre, car s’il ne rejaillissait pas sur nous en quelque façon,
nous ne pourrions pas nous y intéresser, puisqu’il est impossible, quoi qu’on dise, d’être
détaché du bien propre. Et voilà comment il faut entendre l’amour désintéressé ou non
mercenaire, pour en bien concevoir la noblesse, et pour ne point tomber cependant dans le
chimérique.
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Texte 3. Zygmunt Bauman, L'Amour liquide, 2003, Pluriel, pp. 19-20.

Le désir est le souhait de consommer. De boire, dévorer, ingérer puis digérer –


d'annihiler. Il n'exige d'autre souffleur que la présence de l'altérité. Présence qui constitue
toujours et déjà un affront et une humiliation. Le désir est l'irrépressible envie de venger le
premier et d'éviter la seconde. Il est une obligation de combler le vide menant à l'altérité,
puisque celui-ci attire et repousse à la fois, dans la mesure où sa promesse de l'inexploré est
séduisante et sa différence, évasive et butée, irritante. Le désir est une impulsion visant à
retirer sa différence à l'altérité ; et ainsi lui nier toute reconnaissance. Si on la goûtait,
l'explorait, si on se familiarisait à elle et si on la domestiquait, l'altérité en ressortirait délestée
du dard de la tentation, dès lors même brisée. À compter qu'elle survive à ce traitement, bien
sûr. II est cependant plus probable que, dans le processus, ses restes non digérés auront été
déchus du domaine des produits de consommation à celui des déchets.
Les produits de consommation sont attirants ; les déchets, repoussants. Après le désir
vient la mise au rebut des déchets. Il semble que ce soit l'extraction de l'étrangeté hors
l'altérité ainsi que l'évacuation de la carapace desséchée, qui se figent en la joie de la
satisfaction, qui se dissipera sans doute dès que le boulot sera terminé. De par son essence, le
désir est une soif de destruction. Et, certes indirectement, la soif d'autodestruction : il est
contaminé, dès sa naissance, par le désir de mort. C'est là néanmoins un secret qu'il cache
jalousement ; surtout de lui-même.
L'amour, quant à lui, est le souhait de prendre soin, et de préserver l'objet de ses soins.
Impulsion centrifuge, à la différence du désir centripète. Une impulsion à s'étendre, aller au-
delà, à s'étirer vers ce qui est « tout là-bas ». À ingérer, absorber puis assimiler le sujet dans
l'objet, et non le contraire comme dans le cas du désir. L'amour se préoccupe d'ajouter au
monde – chaque ajout étant la trace vivante du moi aimant ; dans l'amour, le moi est, fragment
par fragment, transplanté au monde. Le moi aimant se développe en s'abandonnant à l'objet
aimé. L'amour est la survie-du-moi-par-son-altérité-même. Ainsi signifie-t-il une soif de
protéger, de nourrir, d'abriter ; mais aussi de caresser, dorloter et bichonner, ou bien de garder
jalousement, séparer par une clôture, incarcérer. L'amour signifie être-en-service, se-tenir-à-
disposition, attendre un ordre – mais il peut également signifier expropriation et prise de
responsabilité. Le contrôle par la reddition ; le sacrifice qui rejaillit en accroissement. L'amour
est un frère siamois de la soif de pouvoir ; aucun ne survivrait à leur séparation.
Si le désir veut consommer, l'amour veut posséder. Alors que la satisfaction du désir
est contemporaine de l'annihilation de son objet, l'amour s'accroît avec ses acquisitions et
trouve satisfaction dans leur durabilité. Si le désir s'autodétruit, l'amour, lui, se perpétue de
lui-même.
  Comme le désir, l'amour est une menace pour son objet. Le désir détruit son objet, se
détruisant lui-même ce faisant ; par la toile protectrice que l'amour tisse avec soin autour de
son objet, il l'asservit. Il fait prisonnier et met le prévenu en détention ; il procède à une
arrestation pour la protection même du prisonnier.
Désir et amour sont en désaccord. L'amour est une toile jetée sur l'éternité, le désir un
stratagème visant à s'épargner la corvée du tissage. Fidèles à leur nature, l'amour s'efforcerait
de perpétuer le désir ; quant au désir, il fuirait les chaînes de l'amour.

Texte 4. Descartes. Les Passions de l’âme, Tel Gallimard, pp. 191-192.

Art. 56. L’amour et la haine.


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[… ] Mais lorsqu’une chose nous est représentée comme bonne à notre égard, c’est-à-
dire comme nous étant convenable, cela nous fait avoir pour elle de l’amour ; et lorsqu’elle
nous est représentée comme mauvaise ou nuisible, cela nous excite à la haine.

Art. 57. Le désir.

De la même considération du bien et du mal naissent toutes les autres passions ; mais
afin de les mettre par ordre, je distingue les temps, et considérant qu’elles nous portent bien
plus à regarder l’avenir que le présent ou le passé, je commence par le désir. Car non
seulement lorsqu’on désire acquérir un bien qu’on n’a pas encore, ou bien éviter un mal qu’on
juge pouvoir arriver, mais aussi lorsqu’on ne souhaite que la conservation d’un bien ou
l’absence d’un mal, qui est tout ce à quoi se peut étendre cette passion, il est évident qu’elle
regarde toujours l’avenir.

Texte 5. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ,
GF, p. 100.

Commençons par distinguer le moral du physique dans le sentiment de l'amour. Le


physique est ce désir général qui porte un sexe à s'unir à l'autre ; le moral est ce qui détermine
ce désir et le fixe sur un seul objet exclusivement, ou qui du moins lui donne pour cet objet
préféré un plus grand degré d'énergie. Or il est facile de voir que le moral de l'amour est un
sentiment factice, né de l'usage de la société, et célébré par les femmes avec beaucoup
d'habileté et de soin pour établir leur empire, et rendre dominant le sexe qui devrait obéir. Ce
sentiment étant fondé sur certaines notions du mérite ou de la beauté qu'un sauvage n'est point
en état d'avoir, et sur des comparaisons qu'il n'est point en état de faire, doit être presque nul
pour lui. Car comme son esprit n'a pu se former des idées abstraites de régularité et de
proportion, son cœur n'est point non plus susceptible des sentiments d'admiration et d'amour
qui, même sans qu'on s'en aperçoive, naissent de l'application de ces idées ; il écoute
uniquement le tempérament qu'il a reçu de la nature, et non le goût qu'il n'a pu acquérir, et
toute femme est bonne pour lui.
Bornés au seul physique de l'amour, et assez heureux pour ignorer ces préférences qui
en irritent le sentiment et en augmentent les difficultés, les hommes doivent sentir moins
fréquemment et moins vivement les ardeurs du tempérament et par conséquent avoir entre eux
des disputes plus rares, et moins cruelles. L'imagination, qui fait tant de ravages parmi nous,
ne parle point à des cœurs sauvages ; chacun attend paisiblement l'impulsion de la nature, s'y
livre sans choix, avec plus de plaisir que de fureur, et le besoin satisfait, tout le désir est éteint.
C'est donc une chose incontestable que l'amour même, ainsi que toutes les autres
passions, n'a acquis que dans la société cette ardeur impétueuse qui le rend si souvent funeste
aux hommes, et il est d'autant plus ridicule de représenter les sauvages comme
s'entr'égorgeant sans cesse pour assouvir leur brutalité, que cette opinion est directement
contraire à l'expérience, et que les Caraïbes, celui de tous les peuples existants qui jusqu'ici
s'est écarté le moins de l'état de nature, sont précisément les plus paisibles dans leurs amours,
et les moins sujets à la jalousie, quoique vivant sous un climat brûlant qui semble toujours
donner à ces passions une plus grande activité.
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Texte 6. Rousseau, Émile ou De l’éducation, GF, p. 308

Le penchant de l’instinct est indéterminé. Un sexe est attiré vers l’autre : voilà le
mouvement de la nature. Le choix, les préférences, l’attachement personnel, sont l’ouvrage
des lumières, des préjugés, de l’habitude : il faut du temps et des connaissances pour nous
rendre capables d’amour : on n’aime qu’après avoir jugé, on ne préfère qu’après avoir
comparé. Ces jugements se font sans qu’on s’en aperçoive, mais ils n’en sont pas moins réels.
Le véritable amour, quoiqu’en dise, sera toujours honoré des hommes : car, bien que ses
emportements nous égarent, bien qu’il n’exclue pas du cœur qui le sent des qualités odieuses,
et même qu’il en produise, il en suppose pourtant toujours d’estimables, sans lesquelles on
serait hors d’état de le sentir. Ce choix qu’on met en opposition avec la raison nous vient
d’elle. On a fait l’amour aveugle, parce qu’il a de meilleurs yeux que nous, et qu’il voit des
rapports que nous ne pouvons apercevoir. Pour qui n’aurait nulle idée de mérite ni de beauté,
toute femme serait également bonne, et la première venue serait toujours la plus aimable. Loin
que l’amour vienne de la nature, il est la règle et le frein de ses penchants : c’est par lui
qu’excepté l’objet aimé, un sexe n’est plus rien pour l’autre.

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