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Mais il arrive que des gauches de pouvoir, de raison de


parti ou de raison d’État, lui tournent le dos, incarnant
Alain Krivine, un intègre en révolution
PAR EDWY PLENEL
à leur tour l’injustice au point de saccager leur
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 14 MARS 2022 promesse. Or, si Alain Krivine fait figure à part dans
le monde politique, c’est parce que sa fidélité jamais
démentie à sa révolte initiale s’est accompagnée d’un
rejet des ambitions et compromissions, carrières et
places, où l’idéal s’égare et se corrompt.
Sur mediapart.fr, un objet graphique est disponible à cet endroit.

Le moment de sa mort rappelle combien ces raideurs,


chez lui dénuées de sectarisme, peuvent sauver des
Alain Krivine, en 2009. © François Guillot / AFP
lucidités. La vie engagée d’Alain Krivine a en effet
Avec le décès d’Alain Krivine, le 12 mars, à 80 pour point de départ la contestation de l’imposture
ans, s’en va la dernière figure militante de Mai dont le désastre et la débâcle ont aujourd’hui enfanté
68 restée fidèle à ses révoltes de jeunesse, mêlant le nouvel impérialisme russe porté par Vladimir
anti-impérialisme, anti-stalinisme et anticapitalisme. Poutine, avatar monstrueux du stalinisme soviétique,
Sa personnalité ajoutait à cette fidélité une évidente du tsarisme grand-russe et du capitalisme sauvage.
intégrité, à rebours des ambitions de pouvoir et des
sectarismes de parti. Il s’agit de l’opposition de gauche au socialisme réel
« Ça te passera avec l’âge. » Quand, en 2006, tel que l’URSS et ses satellites l’ont instauré au
Alain Krivine accepta de raconter non pas sa vie XXe siècle à partir de 1917, dans le sillage d’une
mais une « aventure collective » à l’emblème du « révolution trahie », selon la formule de Léon
« possible d’une révolution démocratique », il choisit Trotsky. Loin d’un passé révolu, englouti avec la fin
cette phrase pour titre de son récit. de l’Union soviétique en 1991, la guerre d’invasion
de l’Ukraine par l’armée d’un dictateur issu du KGB
Écouter l’article
nous en démontre l’actualité persistante. Comme
De ses engagements communistes de jeune lycéen en résonance de ce présent du passé, il se trouve
parisien dans les années 1950 jusqu’au passage de que la famille paternelle d’Alain Krivine est venue
témoin, un demi-siècle plus tard, à la nouvelle d’Ukraine, son grand-père Albert Meyer Krivine
génération du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), en (1869-1946), juif athée plutôt anarchiste, ayant fui les
passant par son rôle constant de porte-parole de la pogroms antisémites de l’empire russe pour rejoindre
Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) en 1968,
la France au début du XXe siècle.
puis de la Ligue communiste (1969-1973) et, enfin,
de la Ligue communiste révolutionnaire (1974-2009), Quelles qu’en aient été les variantes sectaires, nées
« ça » ne lui est jamais passé, en effet. de situations minoritaires, voire groupusculaires, le
trotskisme, dont Alain Krivine est indissociable, fut
Ça ? Cette idée toute simple que l’émancipation, la
une insurrection éthique qui obligeait à affronter
quête de liberté, l’espérance d’égalité, l’exigence de
la vérité d’un système totalitaire au lieu de céder
justice, sont d’abord un refus, une négation de l’ordre
à l’alignement, au prix de l’aveuglement et du
existant, un sursaut contre ses misères, ses mensonges,
mensonge. Dans sa version la plus libertaire, proche
ses dominations. Ce qu’on appelle d’ordinaire la
notamment du surréalisme, ce fut le refus aussi bien de
gauche naît de ce mouvement infini, toujours
moyens inavouables contredisant les fins proclamées
renouvelé et inachevé, face aux conservatismes de tous
que d’un repli nationaliste ou impérial tournant le
ordres, sans cesse renaissants.

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dos à l’internationalisme, tout comme des logiques étaient alors les deux marqueurs décisifs de son
d’appareil produisant des bureaucraties de politiciens engagement, concrétisé par la création, à la Sorbonne,
professionnels. du Front universitaire antifasciste dont il fut l’un des
À cette aune, la vie militante d’Alain Krivine lègue la animateurs avec Henri Weber, disparu en 2020.
promesse d’une gauche intègre quand, trop souvent, La rupture finale avec le PCF survint en 1965, quand
le carriérisme électoral et le cynisme partisan en le secteur Sorbonne-Lettres de l’UEC, où il fédérait
ont blessé les principes et douché les espoirs. Elle une fraction « entriste » trotskiste, refusa de soutenir
commence au mitan des années 1950 quand, jeune à l’élection présidentielle la candidature de François
militant du Parti communiste français (PCF), il devint Mitterrand, à laquelle s’était rallié le PCF. Encore dans
rapidement responsable de l’ensemble des lycéens les mémoires, l’engagement du futur président élu en
communistes parisiens. 1981 contre l’indépendance de l’Algérie et pour la
Dès lors promis à une rapide ascension dans l’appareil guerre contre le « séparatisme » était impardonnable
du PCF, il participa en 1957, l’année de ses 16 aux yeux de cette jeune génération, politisée et
ans, à Moscou au « Festival mondial de la jeunesse radicalisée par les luttes anticoloniales.
démocratique », après avoir été distingué pour un Désormais exclu du Parti communiste et s’apprêtant
record des ventes de L’Avant-Garde, le journal des à devenir professeur d’histoire, Alain Krivine devint
jeunesses communistes. Mais il en revint troublé, progressivement la figure de proue d’une aventure
notamment après y avoir rencontré des militants collective dont il ne s’est jamais voulu le dirigeant
algériens du FLN qui s’étonnaient de l’attentisme du mais plutôt l’un des porte-parole. Se prétendant
PCF, arcbouté sur le mot d’ordre « Paix en Algérie » meilleur organisateur que théoricien, dans tous les
et refusant d’appuyer résolument le combat pour cas excellent orateur, débatteur agile et remarquable
l’indépendance. pédagogue, il s’est toujours affirmé comme un militant
La vie militante d’Alain Krivine lègue la promesse parmi d’autres, sans hiérarchie ni privilège.
d’une gauche intègre quand, trop souvent, le Le trio emblématique qu’il formait à l’origine
carriérisme électoral et le cynisme partisan en ont avec Daniel Bensaïd (1946-2010) et Henri Weber
blessé les principes et douché les espoirs. (1944-2020), devenu duo dans les années 1980 quand
À partir de cette prise de conscience, née de la ce dernier rejoignit les rangs socialistes, rappelle la
question coloniale, d’une nécessaire solidarité avec les jeunesse qui fut au moteur de cet engagement de toute
peuples luttant pour être maîtres de leur destin, Alain une vie. Quand, en 1969, dans la foulée de Mai-68,
Krivine se détacha progressivement du stalinisme il se présente à l’élection présidentielle tout en faisant
qui, régentant alors le PCF, pesait lourdement sur la son service militaire, il n’a que 27 ans. C’est alors
gauche française. Cette évolution fut aussi une affaire toute une génération qui bouscule et déborde ses aînés,
de famille puisqu’il y retrouva son frère aîné Jean- invente et innove, défiant l’ordre établi avec audace et
Michel et son frère jumeau Hubert, déjà adhérents courage.
du Parti communiste internationaliste (PCI), l’une des Toutefois, cette apparente rupture générationnelle
organisations trotskistes et section française de la cachait une continuité essentielle : une histoire juive,
Quatrième Internationale. ainsi que le souligne sa notice biographique dans le
Engagé dans le soutien clandestin au FLN algérien Maitron. Le noyau dirigeant de la Ligue communiste,
avec le réseau Jeune Résistance, tout en restant fondée en 1969 après la dissolution de la JCR en
communiste, Alain Krivine, devenu étudiant en 1968, était en grande part l’héritier du « yiddishland
histoire, milita à la fois à l’Union des étudiants révolutionnaire », ancré dans la culture politique
communistes (UEC) et à l’Union des étudiants
de France (Unef). Anticolonialisme et antifascisme

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d’un mouvement ouvrier juif diasporique qui refusait de toutes les mobilisations, des ouvriers de Lip aux
de se dissoudre dans le nationalisme du mouvement paysans du Larzac, du mouvement des femmes aux
sioniste. luttes des immigrés, des solidarités internationalistes
Nous vengerons nos pères, documentaire de 2017 aux rassemblements altermondialistes, sans relâche.
réalisé par la génération suivante (Florence Johsua et Devenu permanent politique, puis journaliste pour
Bernard Boespflug), montre le poids de la mémoire du Rouge, journal qui fut quotidien de 1976 à 1979,
génocide et le rôle primordial de l’antifascisme dans Alain Krivine fut aussi, le temps d’un mandat
l’engagement au sein de la Ligue des années 1970. Sa (1999-2004), député européen. C’est peu dire qu’il n’y
conséquence logique fut une résistance acharnée face à prit guère goût, se sentant bien plus impuissant dans
la renaissance des idéologies meurtrières du fascisme cette assemblée parlementaire que dans l’activisme
et du nazisme. militant. Décidément, il était en dehors, mettant
Daniel Bensaïd et Alain Krivine, « Mai si ! » (1988) à distance tout ce qui pourrait éroder l’idéal, le
compromettre ou l’amoindrir.
Le second séjour en prison d’Alain Krivine, pour
quelques semaines, après le premier qui avait Mais il avait l’intransigeance bonhomme, ce qui
suivi la dissolution de la JCR à l’été 1968, fut explique une popularité dont témoignent nombre
provoqué par une seconde dissolution : celle de la d’hommages de ses rivaux politiques. Affichant une
Ligue pour avoir organisé une manifestation violente modestie blagueuse, aimant les fraternités rieuses,
contre la tenue d’un meeting d’extrême droite à pratiquant volontiers l’autodérision, il professait un
Paris dont le thème était « Halte à l’immigration ascétisme de bon vivant qu’avait déserté toute envie
sauvage ». Alors que le climat idéologique de de réussite et tout désir de fortune.
l’actuelle campagne présidentielle est empuanti par Sans doute est-ce ce refus entêté de dominer et de
les obsessions xénophobes et racistes, sa disparition posséder qui permit cette rare remise en cause que
souligne, s’il en était besoin, l’actualité d’un combat constitua la fondation du NPA en 2009, passage
qui n’a cessé de l’habiter. de témoin à une nouvelle génération, dont Olivier
Dans la radicalité indissolublement démocratique, Besancenot fut le premier porte-parole, tandis que
sociale et internationaliste qui l’animait, Alain Krivine s’achevait l’histoire à laquelle est associé le nom
campait résolument du côté du mouvement de la d’Alain Krivine, celle de la Ligue.
société plutôt que de la politique institutionnelle. Les Un parmi dix autres, il donna sa dernière
tenants de cette dernière lui opposeront la nécessaire longue interview à Mediapart en 2018, pour une
prise de responsabilités face à l’impuissance de son série documentaire à l’occasion du cinquantième
activisme. Au vu de l’état des gauches aujourd’hui, anniversaire de Mai-68 (la visionner ci-dessous, à
de leurs faiblesses, de leur divisions et de leurs la fin de cet article). Trente ans auparavant, pour le
déchirures, il aurait beau jeu de leur opposer combien vingtième, il avait publié avec Daniel Bensaïd Mai
les luttes concrètes sont le terreau des renaissances, au si !, où ils se dressaient en « rebelles » intraitables face
plus près des premières et des premiers concerné·e·s. aux « repentis » de leur génération.
Sous l’égide de cette « révolution « Comment peuvent-ils abandonner si vite ?, se
permanente »qu’avait théorisée Trotsky, le demandaient-ils. Pourquoi ces hérétiques se sont-ils
mouvementisme du courant politique dont Alain si facilement convertis ? À croire que leur hérésie ne
Krivine fut longtemps la voix et le visage s’est fut jamais qu’un snobisme. […] Autre temps, autre
toujours voulu aux aguets de l’événement fondateur, étoffe. Les anciens se sont trempés à l’épreuve du
de l’improbable et de l’imprévu, cette brèche dans malheur. Les modernes n’ont souvent pas résisté à
la fatalité du présent par laquelle pourrait se glisser la séduction douceâtre de la notoriété. Personne ne
la promesse du futur. L’accompagnant, il fut ainsi

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choisit son époque. On peut seulement s’attrister que «C’est elle que l’on matraque,Que l’on poursuit que
ceux qui réclamaient si fort le droit à la parole se l’on traque.C’est elle qui se soulève,Qui souffre et
soient si facilement contentés du droit au bavardage ; se met en grève.C’est elle qu’on emprisonne,Qu’on
qu’ils n’aient pas supporté le premier retournement trahit, qu’on abandonne,Qui nous donne envie de
d’opinion. Autant en emporte l’air du temps. » vivre,Qui donne envie de la suivreJusqu’au bout,
Des vents favorables aux vents contraires, Alain jusqu’au bout.
Krivine a, lui, choisi de garder le même cap. Concluant « Je voudrais, sans la nommer,Vous parler
C’était la Ligue, leur livre de référence sur l’histoire d’elle.Bien-aimée ou mal-aimée,Elle est fidèle,Et
dont il fut le héraut, Hélène Adam et François Coustal si vous voulezQue je vous la présente,On
placent en exergue un extrait de Sans la nommer, une l’appelleRévolution permanente. »
chanson de Georges Moustaki, écrite et composée Boite noire
en 1969. Elle conviendrait bien pour accompagner le
dernier adieu à cet homme dont la fidélité, l’humilité et Militant à la Ligue communiste dans les années
l’intégrité forcent l’estime, y compris de celles et ceux 1970, j’y ai connu Alain Krivine. Je l’ai notamment
qui n’ont pas suivi le même chemin : fréquenté de janvier 1976 à juin 1978 au quotidien
Rouge, dont il fut l’un des principaux animateurs avec
Jean-Paul Besset, le journaliste professionnel qui m’a
appris les premiers rudiments du métier.

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