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Christian Dior, un destin

DU MÊME AUTEUR

Bonjour Monsieur Boussac, Robert Laffont-Opera Mundi, 1980.


Prix M. et Mme Louis Marin de l’Académie française.
Agnelli : l’irrésistible, Lattès, 1989.
Nina Ricci, Éditions du Regard, 1992.
Paul Ricard, l’homme qui se ressemble, Éd. P.A.U, 1997.
Marie-France Pochna

Christian Dior, un destin

biographie

Flammarion
© Flammarion, 2021.
ISBN : 978-2-0815-0098-3
À sa sœur, Catherine Dior,
sa force silencieuse.

« Notre civilisation est un luxe, c’est elle


que nous défendons. […] J’ai considéré
l’exercice de mon métier comme une sorte
de lutte contre tout ce que notre temps
peut avoir de médiocre et de démora-
lisant. »
Christian Dior, Je suis couturier
Avant-propos de l’auteur

« Je serais bien ingrat, surtout bien inexact, si je


n’inscrivais en capitales, le mot “hasard” au début de mon
aventure. Celle-ci ayant été heureuse dans sa conclusion
m’amène, par devoir de reconnaissance, à proclamer ma
fidélité aux diseuses de “bonne aventure”. »
C’est par ce préambule inattendu que Christian Dior
introduit le récit de ses mémoires. Un tel aveu n’avait pas
manqué de m’intriguer lorsque j’ai entrepris d’écrire sa
biographie, il y a maintenant vingt-cinq ans ! Christian
Dior est né en 1905 à Granville, port sur la Manche où
l’on avait l’habitude de voir souffler des vents contraires.
Or Dior est un homme qui a toujours cru en son destin,
quels que fussent les obstacles qui surgirent sur sa route.
D’un tempérament plutôt indolent, il y croyait en artiste,
doué d’un imaginaire et d’une sensibilité aux antennes très
fines et pour illustrer cette croyance, il raconte en détail
sa rencontre – il avait alors quatorze ans – avec une
« diseuse de bonne aventure » à laquelle il rendra hom-
mage. L’épisode figure en première page de son récit,
Christian Dior et moi 1, et se situe en 1919, à l’occasion
d’une kermesse de charité au profit des soldats, à Gran-
ville. En gentil garçon, il avait accepté de s’installer sur
le stand d’une cartomancienne afin de vendre ses porte-
bonheur. À la fin de la journée, elle vint le remercier de

1. Christian Dior et moi, Bibliothèque Amiot Dumont, 1956, p. 7.


Christian Dior, un destin

ses bons et loyaux services et proposa de lui lire les lignes


de la main. Et voici en résumé sa prophétie : « Vous ferez
fortune à travers les femmes ! » Si la signification de ces
paroles le laissa sur le moment perplexe, cette histoire s’est
officialisée depuis dans les diverses publications concer-
nant le grand couturier. Notons simplement au passage,
car cela mérite intérêt pour la suite, que c’est une femme
qui lui a mis la puce à l’oreille sur son avenir.

C’est une chance rare pour un biographe de pouvoir ré-


ouvrir son ouvrage. La vie d’un grand homme ne s’arrête
pas avec sa mort et aucun livre ne pourrait en marquer la
fin. Nous voyons aujourd’hui le nom de Dior présent dans
les artères les plus prestigieuses au monde. Mais quelle est
la relation, me direz-vous, à tant d’années d’écart, entre le
personnage et le succès commercial phénoménal actuel
qui est attaché à son nom et qu’il n’aurait pu soupçonner ?
À cela, je répondrais qu’il ne soupçonnait pas non plus, la
veille du New Look, l’explosion mondiale que susciterait
son succès.
Car tout ce que l’on a écrit ou que l’on écrira sur Chris-
tian Dior reconduit à cet événement fondateur, le
triomphe du New Look, le 12 février 1947, qui créa un
phénomène d’une portée inimaginable en faisant sortir de
sa torpeur la population mondiale, décimée et meurtrie
par les destructions, les humiliations et les souffrances
de la Seconde Guerre mondiale. Jamais une collection de
haute couture, de surcroît créée par un inconnu, n’avait
connu un tel retentissement : instantané et international.
Sa reconnaissance universelle est de l’ordre d’une révéla-
tion esthétique qui va résonner comme un hymne à
la beauté et à la joie ; son effet est sidérant et entraîne la
ruée à Paris d’une humanité dispersée et désespérément
en quête d’une énergie libératrice afin de tourner la page
sur la catastrophe et recommencer à vivre. Sans la
moindre préméditation de la part de son fondateur,

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Avant-propos de l’auteur

la naissance de la maison Christian Dior en 1947 repré-


sente donc une date dans l’histoire contemporaine, ne
serait-ce que pour avoir restauré Paris dans son aura de
ville lumière.

Si durant les années 1992 à 1994 où je retraçai son


parcours, la stature du personnage m’avait tenue dans un
état d’auto-surveillance, j’ai éprouvé cette fois un senti-
ment de gratitude, celui que la vie vous accorde lorsqu’elle
vous remet de façon inopinée sur les pas d’un vieil ami
que le temps n’a pas altéré et qui viendrait, en quelque
sorte, à vôtre rencontre. Rien ne laissait présager pourtant
que je retrouverais un jour ma place de départ. Il a fallu
qu’une correspondance éclairante resurgisse par hasard,
entre Christian Dior et un ami prêtre, pour que s’impose
à moi l’évidence de se remettre à l’ouvrage et ce, combiné
à un facteur important dans ma motivation : l’apport de
connaissances qui se sont considérablement enrichies
depuis la publication de mon livre. La maison Dior a
entrepris une chasse aux trésors qui est activement en
cours dans le but de constituer l’inventaire de son patri-
moine artistique et historique depuis l’époque de son fon-
dateur jusqu’à nos jours.
Parmi ces découvertes, un personnage féminin, sa sœur
Catherine, qui était restée trop effacée dans la première
version du livre, retrouve ici son rôle. Dès son jeune âge,
elle a été la sœur préférée de Christian Dior et elle se
révèle par la suite d’une grande maturité, capable de deve-
nir son alliée indéfectible dans les épreuves qui ont fait
sombrer leur famille. Une famille prospère et heureuse au
temps de la Belle Époque, qui fut terriblement ébranlée
sous le choc de la Première Guerre mondiale et la crise
subséquente de 1929. Christian et Catherine Dior se sou-
tiennent comme deux âmes sœurs au milieu du naufrage
familial, marqué par la mort de leur mère entraînant dans
la folie leur plus jeune frère et suivie de l’effondrement, au

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Christian Dior, un destin

début des années 1930, de la fortune de leur père. Frère


et sœur unis dans la tempête apprennent à subir les priva-
tions, les séparations, et Christian tombe gravement
malade. À force de courage, il reprend confiance dans son
étoile. Catherine, engagée dans la Résistance, est torturée
par la Gestapo et déportée pendant dix mois dans les
camps en Allemagne. Christian Dior raconte n’avoir sur-
vécu à cette épreuve que grâce aux prédictions d’une
voyante qui n’avait cessé de lui affirmer son retour.
Et puis, que serait la musique sans les notes blanches ?
Or, en revenant sur les pas de Christian Dior, je me suis
aperçue que j’avais laissé des blancs dans son histoire.
C’est en me relisant que j’ai pris conscience de la présence,
voire de l’omniprésence, des femmes dans sa psyché et de
la place qu’elles tiennent dans la genèse de son génie. Quel
homme, me suis-je dit, s’est senti, comme lui, blessé dans
sa chair par le malheur des femmes sous l’Occupation et
en premier lieu, sa sœur Catherine, à vingt-six ans, reve-
nue méconnaissable de sa captivité et dans un état phy-
sique déplorable. En se promenant à pied dans les rues de
Paris défigurées par d’affreux caractères noirs gothiques,
il se disait meurtri devant le sort de ces Parisiennes, mon-
tées sur des vélos, chaussées de lourdes semelles compen-
sées, arborant dans leurs tenues fabriquées avec les
moyens du bord tous les signes d’une époque de douleurs,
de pénuries, de subterfuges, et cependant traversant la
tête haute ces années de tourmente. Ces blessures ressen-
ties constituent à l’évidence les prémisses du New Look,
enfanté par cet inconnu qui s’est imposé comme le libéra-
teur et le glorificateur de la femme.

Notre époque, bouleversée par la mondialisation, la mort


lente des promesses du libéralisme, la montée de la violence
et de l’intolérance, s’interroge… la femme a-t-elle encore
vocation à incarner le sens du bonheur au cœur de nos
vies ou, au contraire, doit-elle se trouver assignée dans des

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Avant-propos de l’auteur

attitudes identitaires antagonistes, par méfiance du genre


humain, et qui ne la protègeront qu’un temps ?
L’œuvre de Christian Dior se résume en un discours
amoureux avec les femmes. Il n’a poursuivi qu’un seul
but, celui de « les rendre non seulement plus belles mais
plus heureuses ». Au lendemain du New Look, on verra
courir à ses pieds les plus belles femmes de son temps.
Mais, sans être destiné à en épouser aucune en raison de
ses tendances, Dior avait appris à les regarder sans se
contenter d’un coup d’œil superficiel. Il posait sur elles
son fameux regard « qui les déshabillait » et il s’en justi-
fiait, en disant que c’était « pour les habiller autrement ».
Il fallait qu’il puisse ressentir, pour mieux l’exprimer, la
force intérieure animant chacune d’entre elles afin de leur
donner les outils pour se réaliser. Pour Marlene Dietrich,
il inventa une souplesse inédite dans la coupe de ses pan-
talons de smoking afin de lui donner une totale liberté
de mouvement en chantant sur scène. Ce fut, pour Zizi
Jeanmaire, le béret Gavroche qu’il lui fit porter pour par-
faire son allure de garçon dans sa tournée en Amérique.
Dior s’est plu tout autant à habiller la jeunesse de Saint-
Germain-des-Prés et son égérie, Juliette Gréco, que les
stars hollywoodiennes exubérantes, Ava Gardner et
Lauren Bacall. Comme si par une sorte d’osmose, cet
homme longtemps en quête de lui-même puisait sa créati-
vité dans la force et le don même de la vie qui appartient
aux femmes.

Rien n’étonnait Christian Dior, rien ne le dépassait, rien


n’était assez beau ou assez fou pour la femme. Le passé
ne nous atteint qu’à travers le présent, lorsqu’il sait lui
redonner sa vie et son sens. Christian Dior a été un coutu-
rier en quête d’absolu qui se voulut architecte pour exal-
ter, selon ses propres mots, les proportions du corps
féminin, musicien dans l’art d’aboutir à une harmonie par-
faite chez sa créature entre son allure et sa sensualité,

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Christian Dior, un destin

homme de théâtre lorsqu’il s’agissait de rendre ses manne-


quins renversantes devant l’objectif du photographe et
enfin, peintre et magicien en parant la femme d’une
gamme infinie de couleurs, se confondant pour lui avec
les teintes du ciel de Paris qu’il vénérait par-dessus tout.

C’était Dior ! Et c’est bien ainsi qu’il survit et qu’il sur-


vivra, aussi longtemps que la Maison qui porte son nom
continuera de croître sur ses racines en mettant sa fierté
dans ses valeurs avant de l’investir dans ses produits.

Marie-France Pochna, 21 mai 2020


Chapitre 1

Du côté de Granville

« J’en garde l’image d’un temps heureux,


empanaché, où tout n’était fait que pour le bon-
heur de vivre. Pour tous l’avenir semblait ne
pouvoir apporter que davantage d’aisance.
Quoi que la vie m’ait accordé depuis rien ne
pourra jamais égaler le doux souvenir de ce
temps-là. »
Christian Dior et moi.

Dès septembre, le temps pâlit, la terrasse du Casino se


vide de ses fauteuils, les volets des grands hôtels se ferment
jusqu’à la prochaine saison, et c’en est fini de Granville et de
sa gaieté d’opérette. Durant les neuf mois à venir, l’élégante
station balnéaire va troquer ses bals musettes pour le charme
flegmatique du dimanche anglais et les Granvillais s’adonne-
ront dorénavant aux joies de la promenade traditionnelle, le
jour du Seigneur, le long du Plat-Gousset, vaste esplanade
encadrée par la mer d’un côté, les hautes falaises de l’autre,
surmontées à gauche par la vieille cité corsaire et à droite par
les villas noyées dans la verdure. Les bons bourgeois,
épouses au bras, se saluent cérémonieusement au passage, en
ôtant leurs chapeaux à bords roulés. Silhouettes timides
flottant dans les toiles d’Eugène Boudin, mâts fondus dans
un ciel détrempé de Pissaro, ou marines brumeuses de Léon
Carré, le grand artiste local : le paysage redevient la posses-
sion des peintres et des rêveurs solitaires.

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Christian Dior, un destin

Pièces à séduction

Ce temps immobile fait le bonheur du petit garçon


qu’est Christian Dior. Nous sommes en 1906, il a tout
juste un an quand ses parents emménagent dans une villa
située à l’extrémité de la falaise surplombant la mer. La
zone encore dénudée accentue l’impression qu’elle donne
d’être une île isolée. Madame Dior a hâte de s’entourer
d’un jardin. Un bois de pins aussitôt planté mais qui
n’atteint que cinquante centimètres de haut est le premier
repaire du petit enfant. Il s’y sent perdu comme au fond
de la forêt vierge. Les arbres qui vont grandir en même
temps que lui resteront toujours son refuge enchanté.
Quand se lèvent des crépuscules qui annoncent des nuits
de tempête, il aime aussi rester accroché pendant des
heures à la fenêtre de la lingerie et regarder les nuages
qui s’amoncellent, brouillant la ligne d’horizon, tandis que
les femmes de chambre à côté de lui manient l’aiguille
autour de la lampe à pétrole. Les histoires de Diable
qu’elles racontent font rire son frère aîné, Raymond, mais,
à lui, elles donnent autant de frissons que la pensée du
cabinet noir dans la pièce de jeux à côté, où Raymond le
pousse parfois à entrer de force et se livre à toutes sortes
de facéties. Pour Christian, la lingerie est sa pièce favorite.
Là où le bercent les voix traînantes des femmes qui lui
chantent L’Hirondelle du faubourg ou La Berceuse de Jocelyn,
là où se dissolvent comme dans un nid douillet les heures
inquiètes, où s’impriment en transparence les motifs chan-
geants que dessine sur les murs la flamme de la lampe à
pétrole, tous les bruits du monde extérieur qui lui par-
viennent atténués : le signal des trois-mâts rentrant au
port, le crachin normand, la corne de brume, le glas des
enterrements.
À Noël, la famille s’en va rendre visite aux grands-
parents de Paris. Un long voyage dans de grandes limou-
sines où les enfants sont rangés sur des banquettes, coiffés

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Du côté de Granville

de Jean-Bart, entourés de dames surmontées d’encom-


brants chapeaux à plumes, le visage voilé de gaze pour se
protéger de la poussière. On s’entasse sans confort,
parents, grand-mère, gouvernante, femme de chambre,
mécanicien, plus un amoncellement de bagages sur le toit,
mais au bout du voyage, après de multiples pannes et cre-
vaisons, c’est l’éblouissement de Paris, ville de toutes les
lumières. Les fées ici s’appellent électricité, cinémato-
graphe, place de la Concorde, scène du Châtelet. Michel
Strogoff apparaît grandeur nature, le tour du monde se
fait en quatre-vingts jours, et Lucifer dans Les Pilules du
Diable porte des cornes « pour de vrai » qui sont absolu-
ment terribles.
Voilà un monde merveilleux qui entraîne son imaginaire
encore au-delà des albums illustrés que Christian feuillette
à Granville. Le décor du grand salon du Nautilus dans
Vingt Mille Lieues sous les mers représente à ses yeux
d’enfant le comble de la splendeur. Les chimères qui
s’affrontent sur les coffres et les crédences de l’antre du
capitaine Nemo rivalisent dans son imagination avec les
japonaiseries et les panneaux en bambou qui ornent à
Granville le vestibule et s’envolent dans la cage d’escalier.
Le petit garçon va jusqu’à se hisser sur les tabourets pour
contempler ces curiosités de plus près. Pendant des
heures, il s’amuse à effleurer les ailes brodées des oiseaux,
faire cliqueter les perles d’un store ou essayer d’attraper
un papillon. Combien de bosses ne s’est-il pas faites en
s’écroulant par terre de ces tripodes en cuir pyrogravé !
L’enfant se prend pour Aladin et la maison lui paraît un
trésor qui s’illumine à chaque pas. Les merveilles renfer-
mées dans les vitrines du salon le plongent dans d’égales
extases : marquises en porcelaine, pagodes rococo, éven-
tails à plumes, verres de Murano, bergers et bergères
enlacés sur des bonbonnières et le plus beau, ornant la
cheminée, de grands plumeaux, des panaches de gynérium
et de monnaie-du-pape. Bric-à-brac d’objets mystérieux

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Christian Dior, un destin

qui, le soir, quand il s’endort en contemplant la rosace


contournée du plafond d’où pend une veilleuse de verre
multicolore, réapparaissent en dansant la farandole dans
ses rêves.
Mais rien n’éveille autant l’imaginaire de Christian Dior
que la joie du carnaval. Véritable institution pour les habi-
tants de Granville, les enfants y sont initiés en sortant du
berceau. Il a trois ans quand il assiste à son premier carna-
val, habillé en costume marin avec chapeau blanc à ruban,
en compagnie de Raymond et d’une ribambelle d’enfants
de bonne famille dûment chaperonnés. Un temps de fête
brillant, orné, fleuri, léger. Toutes ces petites têtes ouvrent
des yeux écarquillés devant l’arrivée de Sa Majesté Carna-
val qui réapparaît chaque année sous une incarnation dif-
férente. Tantôt en royauté exotique, S. M. Abd al-Aziz VIII,
tantôt en protecteur de la pêche, S. M. Carnaval roi de la
côte et prince des pingouins, tantôt en divinité gastronomique,
S. M. Carnaval baron des crêpes et des tourtias. Le petit Chris-
tian Dior reste des heures à contempler le spectacle du
défilé de chars, les Cavaliers-Trompette de la basse-cour para-
dent en tête, suivis des Bibi-Tapins, vieux grognards de la
32e lançant leur fanfare, viennent ensuite les Longs Jours
sans fin, géants grotesques, et les non moins grotesques
lilliputiens explosant sous une profusion délirante de cou-
leurs et de gesticulations cocasses.
Dans ses dessins d’enfant, Christian Dior retrace ces
fabuleuses images : marquises embrasées dans un gigan-
tesque disque solaire, cornacs aux bracelets d’émeraude
conduisant des éléphants blancs. Moments inoubliables
que la cavalcade enchantée caracolant au milieu d’arcs de
triomphe de fleurs dans un concert de musiques qui garde
la ville éveillée durant quatre nuits et quatre jours, animés
de bals, de danses, de feux d’artifice…
La tradition du carnaval remonte au temps glorieux du
départ des marins pour les bancs de Terre-Neuve. Gran-
ville, port de la Manche, dressé orgueilleusement sur son

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Du côté de Granville

éperon rocheux, a été jusqu’au début du XXe siècle un


grand centre de la pêche à la morue et de l’industrie
d’armement (le deuxième après son rival, Saint-Malo).
Avant de s’embarquer, généralement aux alentours du
Mardi gras, et d’affronter les naufrages, les maladies, le
froid, les terre-neuviers faisaient la fête. Bien qu’au tour-
nant du siècle l’activité maritime soit entrée en déclin,
l’institution du carnaval est restée vivante. Rien ne l’égale,
pas même le spectacle magnifique au large de la baie du
Mont-Saint-Michel et des îles Chausey des régates de bis-
quines, déchaînant Granvillais contre Cancalais dans des
compétitions acharnées. Jamais la population n’est dans
un tel état de liesse que lors du carnaval. L’été, le carnaval
se prolonge pour un public tout à fait nouveau : avec
l’essor des chemins de fer et la mode des bains de mer, le
Granville de la Belle Époque quitte progressivement son
passé de port austère pour se métamorphoser en une élé-
gante station balnéaire.
À cette heure bénie, pour ne pas dire triomphante, de
la bourgeoisie, on construit et on s’amuse sans relâche. Le
premier casino se voit remplacé par un nouvel établisse-
ment plus luxueux en 1911. La Société hôtelière de Nor-
mandie, financée par les capitaux des Gould et
responsable de ce développement touristique, entreprend
la construction de l’hôtel Normandy qui vient détrôner le
Granville Palace et l’hôtel des Bains. Grâce enfin à sa
plage de sable fin et ses multiples distractions sportives et
musicales, Granville s’enorgueillit donc du titre de
« Monaco du Nord » et devient un des lieux de rendez-
vous de la meilleure société, venant y renouer chaque été
ses habitudes avec malles, nurses et enfants.
Christian Dior est donc né le 21 janvier 1905, à une
heure et demie du matin, deuxième enfant d’Alexandre
Louis Maurice Dior, âgé de trente-deux ans, et de Marie-
Madeleine Juliette Martin, son épouse, sans profession,
âgée de vingt-six ans, née à Angers (Maine-et-Loire).

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Christian Dior, un destin

Physiquement, une grande différence sépare l’aîné du


cadet. Raymond est solide, râblé, la tête carrée ; Christian,
bâti tout en finesse, a le visage en forme d’amande, des
yeux extrêmement vifs, légèrement bridés. L’aîné tient du
côté normand tandis que le second emprunte au côté
maternel angevin. Maurice Dior a épousé Madeleine
Martin en 1898, à l’âge de vingt-cinq ans. Fille d’un
avocat d’Angers, elle se trouve néanmoins à moitié nor-
mande par sa mère, Juliette Surosne, originaire de
Condé-sur-Ludot dans le Calvados. Veuve de très bonne
heure, Madame Martin a élevé seule cette enfant unique
et s’est tout naturellement repliée sur ses racines au
moment de marier sa fille. Les photos à l’époque de ses
fiançailles montrent une silhouette mince, brune, avec un
joli maintien, un profil volontaire, et un air à soi qui
tranche sur les mines de bons vivants et de forts mangeurs
qui l’entourent. Maurice Dior a un visage carré, mais les
traits fins. Sa moustache effilée, ses yeux bleu Pacifique
respirent l’abondance et la santé.
Suivant Raymond et Christian, Jacqueline naît quatre
ans plus tard en 1909, puis Bernard en 1910. Le contraste
morphologique continue de différencier le second, qui
montre une délicatesse de tige de bambou par rapport aux
solides arbustes que sont ses frères et sœurs. Davantage
de ressemblances le lieront plus tard à sa dernière sœur,
Ginette née en 1917 (qui se fera appeler plus tard Cathe-
rine, car ce prénom semble plus joli à son frère Bernard).

Châteaux de ma mère

Maurice Dior ne songe qu’à faire le bonheur des siens,


et, en tout premier, celui de sa femme. C’est en grande
partie pour lui faire plaisir qu’ils ont emménagé dans cette
nouvelle propriété, la villa Les Rhumbs (nom qui désigne
les trente-deux divisions de la rose des vents). On se

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Du côté de Granville

trouve loin du petit commerce, de l’auberge à cidre et des


odeurs incommodantes de la basse ville. En effet, quand
le vent souffle dans la mauvaise direction, des émanations
nauséabondes provenant de l’usine d’engrais de Maurice
Dior, dans le village limitrophe de Donville, se propagent
sur le bas de la ville ; les Granvillais usent d’une expres-
sion peu flatteuse : « Ça pue Dior. » De ces menus incon-
vénients, Maurice Dior et son épouse sont désormais
épargnés, dans leur villa face à la mer. Madame Dior
s’adonne aussitôt à la tâche qui l’occupera de nombreuses
années : s’entourer de verdure et, pour sa première œuvre,
s’attaque à la façade de la maison, une bâtisse de style
anglo-normand simple en crépi rose, à laquelle elle fait
ajouter une véranda destinée à l’agrément d’un jardin
d’hiver. Le petit Christian attrape par contagion la passion
de sa mère pour les fleurs. Il apprend par cœur leurs noms
et leurs descriptions dans les catalogues en couleurs de
la maison Vilmorin-Andrieux dont il guette l’arrivée au
courrier. Seul des enfants Dior à avoir attrapé la main
verte de sa mère, il la suit comme son ombre, assiste à ses
discussions avec les jardiniers, ressent ses soucis, car la
création du jardin est une tâche ingrate à cause des vents.
Malgré les remparts végétaux dont Madame Dior a fait
entourer la propriété, la végétation a du mal à s’enraciner,
et l’on devra se résoudre à faire édifier une serre au bout
du jardin potager où rentrer les pots en fin de saison pour
les ressortir au printemps.
Maurice Dior ne saurait rien refuser à sa femme,
content de la rendre heureuse, et la suit aveuglément dans
ses goûts, et aussi parce qu’il se rend compte de ce qu’il
y a d’utile et d’élevé dans cette ambition.
En 1911, la famille vient s’installer à Paris, dans le quar-
tier de La Muette, reléguant ainsi la maison de Granville
au rang de lieu de vacances. Christian Dior a donc six
ans, il n’aime pas tout d’abord ce changement de cadre,
se sentant brusquement arraché à sa douce et traînante

21
Christian Dior, un destin

enfance protégée dans le cocon de verdure et de fleurs


dont il répugnait à sortir. Et puis il se passionne pour le
nouvel appartement.
Madame Dior a ostensiblement voulu mettre sa rési-
dence parisienne au goût du jour et son fils est conquis
par la décoration « Louis XVI-Passy », moulures laquées,
portes vitrées, panneaux de damas sur les murs, le comble
du modernisme à l’époque, un style qui dépoussière le
« haute époque » 1880 ou le Napoléon III surchargé
jusque-là en vigueur dans les intérieurs bourgeois. Le
bonheur ouaté dans ce bel appartement de quartier chic,
les promenades au bois de Boulogne, l’école au cours
Gerson, où il fait la connaissance de ses premiers petits
camarades : il baigne dans le cocon d’une enfance
douillette et réglée.
Madeleine Dior est aussi méthodique dans l’éducation
de ses enfants que dans la planification de ses grands tra-
vaux d’horticulture. En cette génération victorienne, où
les marques d’affection ouvertes sont censées comporter
le risque d’affaiblir le caractère des futurs adultes, la règle
de la sévérité est de rigueur. Même à l’égard de la toute
dernière, Catherine : « Ma mère était encore plus sévère
avec les filles qu’avec les garçons. » En revanche, elle
n’impose pas le vouvoiement entre les enfants et leurs
parents, ce qui indique l’existence de relations de rapports
moins stricts que dans les familles aristocratiques et de la
haute bourgeoisie où cet usage était la norme 1. Disons
qu’elle était austère dans ses principes d’éducation, incul-
quant à sa progéniture le sens du devoir et du respect de
l’autorité dans un esprit plus proche du siècle dernier que
des changements qui allaient se produire au sortir de la
guerre de 1914-1918. Christian est bien le seul qui par-
vient à combler la distance qui sépare les deux mondes en
se rapprochant de sa mère. Il passe pour son « favori »

1. Entretien de l’auteur avec Hubert des Charbonneries.

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Du côté de Granville

auprès de ses frères et sœurs, et pourtant il a dû forcer la


porte pour se faire admettre dans son univers. Apprendre
les noms des fleurs par cœur, passer des heures à la suivre
dans ses activités et la contempler silencieusement dans
son décor avant qu’ils ne commencent à donner le change
autour d’eux de cette complicité gagnée au fil des méta-
morphoses intervenant dans les jardins et les maisons qui
entourent sa première enfance.

Pièces à répulsion

L’usage du téléphone commence à peine à se répandre


et, quand Maurice Dior le fait installer dans la villa Les
Rhumbs, il est dans les tout premiers : le numéro 12 à
Granville. Le retentissement de la sonnerie magique qui
se trouve bien loin de leur portée provoque chez les
enfants une excitation dont on ne se lasse pas. On ne peut
« visiter » le téléphone que sur autorisation parentale. Il
faut pour cela être admis dans les quartiers réservés à
Monsieur Maurice Dior. Son bureau est situé sur la
façade arrière de la maison et dispose de son entrée indé-
pendante qui lui permet de recevoir ses visiteurs sans
gêner la vie privée de la maison. On y accède par une
petite véranda aux baies vitrées et dont le sol, carrelé de
mosaïques, est incrusté en son centre du motif en losange,
de la rose des vents ou rhumbs. C’est dans cette petite
pièce que le téléphone a été installé, bien caché : on l’a
placé dans le coffre d’une grande horloge en bois dont la
porte se ferme à clé et dont Maurice Dior conserve la
propriété.
Christian Dior ne pénètre dans l’antre de son père que
glacé de respect. Un cartel Renaissance en étain avec des
hallebardiers particulièrement redoutables et un masque
de négresse toujours prête à vous dévorer le remplissent

23
Christian Dior, un destin

d’une terreur sacrée. Des gravures de mousquetaires, fra-


cassants et moustachus, ne le rassurent pas davantage.
Bref, tout en sachant son père très bon, il n’entre jamais
dans cette pièce sans appréhension. Le lieu, étant celui
où l’on vient recevoir remontrances ou punitions, en reste
marqué, malgré la récompense de pouvoir approcher les
mystères du téléphone. La salle à manger, située à côté,
se trouve englobée dans le même périmètre intimidant.
Son lourd mobilier Henri II est comme incrusté de la rai-
deur des repas qui s’éternisent sous le regard d’un père
en col dur qui surveille les propos et fait tomber de sa
bouche un ensemble de certitudes. Monsieur Dior exerce
sur le même registre directorial ses prérogatives de père
et son rôle de président de ses nombreuses sociétés.
Belle réussite, en effet, que celle de Maurice Dior, qui,
en association avec son cousin Lucien, député et futur
ministre, fait gravir à la famille échelon par échelon
l’échelle sociale, la faisant passer de ses souches paysannes
à la bourgeoisie d’affaires. Originaires de Savigny-le-
Vieux, à la frontière du Calvados et de la Manche, les
Dior ont connu une destinée originale, celle d’agriculteurs
devenus industriels qui ont su construire en trois généra-
tions un des fleurons de l’industrie chimique française.

Gloires de mon père

Son fondateur, Louis-Jean Dior (1812-1874), le grand-


père de Maurice, cultivateur à Savigny-le-Vieux et maire
de son village, crée en 1832 une entreprise de fabrication
d’engrais (le noir animal, à base de racines calcinées) à
Donville-les-Bains, juste à côté de Granville. Puis il a
l’idée d’importer du guano du Chili et du Pérou et
d’exploiter aussi les algues du littoral. Ses cinq fils qui lui
succèdent essaiment dans toute la région. La génération
suivante voit arriver aux commandes les deux cousins,

24
Du côté de Granville

Lucien et Maurice Dior, qui portent en 1905 le capital de


l’affaire à 1 500 000 francs. La société prospère et étend
son activité à la fabrication d’acide sulfurique pour le
phosphate d’engrais, ce qui n’existe nulle part ailleurs. À
cette époque, la France occupe le premier rang mondial
parmi les nations industrielles dans ce domaine : la région
normande où domine la société Dior y contribue pour
15 %. Elle possède des exploitations de phosphates dans
la Meuse et les Ardennes.
En 1912, Lucien et Maurice Dior transforment l’entre-
prise, jusque-là en nom collectif, en société en commandite
par actions, sous la raison sociale « Dior Fils & Cie » dont
ils sont les deux seuls gérants. Le capital est alors de
quatre millions de francs, âge d’or pour la société, qui
entre pendant les vingt années suivantes dans sa plus belle
phase d’expansion. Des succursales sont créées à Lander-
nau, à Rennes et près de Brest, à Saint-Marc, qui connaî-
tra une destinée prestigieuse, avec la création des lessives
du même nom. En 1923, la société devient anonyme et
bénéficie de plusieurs augmentations de capital.
L’enfance de Christian Dior correspond donc au démar-
rage de la fortune de son père, contemporain de l’essor
économique de la France au tournant du siècle. L’installa-
tion de la famille à Paris, rue Albéric-Magnard, à La
Muette, en est un signe qui suit de près celle du siège
social de la société Dior, au 9, rue d’Athènes. Par compa-
raison, Henri Dior, frère de Maurice, a gardé l’accent nor-
mand et, tout docteur en droit qu’il est, ne songe pas à
quitter son voisinage. Fin lettré qui taquine volontiers la
muse, il a choisi de rester un partenaire silencieux dans
l’usine, content de toucher ses rentes. Et si leur père,
Alexandre, s’était retiré à Paris pour ses vieux jours, Mau-
rice, lui, commence dès la trentaine à y faire vivre sa
famille sur un grand pied. Les dîners rue Albéric-
Magnard sont servis par des maîtres d’hôtel en gants
blancs. On vit dans une atmosphère d’argent facile.

25
Christian Dior, un destin

Madame Dior, réputée pour ses bouquets, se fournit chez


Orêve, le fameux fleuriste de Passy, où l’accompagne sou-
vent son petit garçon. L’époustouflante transformation des
Rhumbs, le train de vie parisien, cette course à la splendeur
ne sont pas étrangers, chez Madeleine Dior, à la rivalité
secrète qu’elle entretient avec sa belle-cousine, Charlotte
Dior, l’épouse du député. Les femmes des deux associés
sont d’ailleurs brouillées, mais cela ne les empêche pas
de s’observer de loin et Charlotte Dior, qui partage son
existence entre un petit château en Normandie et son
appartement place Malesherbes, ne regarde pas non plus
aux frais.
La grande figure de la famille reste en effet Lucien Dior
(1867-1932), polytechnicien, qui se fait élire député de la
Manche, dans la circonscription d’Avranches, en 1905, et
le demeure jusqu’à sa mort, sous l’étiquette de l’Union
nationale. Son père, Lucien Ier, avait été maire de Gran-
ville, mais Lucien II a des ambitions autrement étendues.
Sur le plan local, il occupe de nombreuses fonctions : pré-
sident du tribunal (1903-1906), codirecteur de l’usine qu’il
contribue à développer, et il favorise par là même l’emploi
à Granville et dans la proche région ; il joue surtout un
rôle important dans le développement du port de Gran-
ville. Quand il deviendra ministre du Commerce dans les
cabinets Briand et Poincaré (1921-1924) sous le Bloc
national, il montrera un intérêt particulier, dans le
domaine du commerce extérieur, pour le pétrole et la soie.
Un boulevard Lucien-Dior conserve aujourd’hui la
mémoire du personnage qui, de son vivant, se fit durement
épingler dans la presse régionale. Le climat politique est
chahuteur sous la IIIe République ! Les Dior sont plutot
catholiques et républicains, ce qui est un moyen terme
malaisé à définir dans le contexte de cette époque qui n’en
a pas fini avec l’affaire Dreyfus. Que l’on en juge par
le positionnement de Lucien Dior qui gagne sa première
élection grâce au concours des voix dites réactionnaires

26
Du côté de Granville

malgré le fait qu’il se proclame progressiste. Ce qui lui


vaut d’être régulièrement écorché dans Le Granvillais, qui
le traite de « monarchiste » et d’autres épithètes du même
acabit !
Que circule-t-il d’autre dans le sang de cette famille ?
Des cinq branches issues du rameau initial de Louis-Jean
Dior, fondateur de l’usine, dans la descendance de Louis
Dior, l’aîné des cinq (les Dior-Bouttevillain) qui a quitté
l’usine pour fonder la brasserie de Val-ès-Fleurs, on
trouve un fils, Georges, qui se lance dans le traitement du
charbon et de bouchons de liège en profitant de l’accès à
la rivière du terrain de Val-ès-Fleurs (rivière bien connue
des Granvillais qui la lui louaient pour laver leur linge),
une fille Marguerite qui devient médecin ; dans la descen-
dance de Victor (les Dior-Perrier), plus original, on
trouve un chansonnier, Edmond, de son vrai métier pos-
tier, et qui exerçait son art tout en distribuant le courrier ;
un fils, employé de banque, et un autre pédicure ; chez les
fils d’Armand Dior (les Dior-Lelièvre), c’est de nouveau
l’industrie qui prédomine avec un ingénieur chimiste, mais
il est clair que, parmi ces différentes lignées, ce sont
Lucien le ministre et Maurice, le père de Christian, qui
ont le mieux percé. Et quelle ascension ! Leurs pères res-
pectifs, Lucien Ier et Alexandre, avaient épousé les deux
sœurs, Anida et Ernestine Angé, elles-mêmes filles d’une
femme de forte personnalité, qui poussait courageusement
sa carriole dans le village pour récupérer les vieux chif-
fons. Ainsi la chiffonnière n’en faisait-elle pas moins vivre
sa famille, ayant épousé un homme beau mais peu entre-
prenant. Il y a de la nonchalance qui traîne dans les carac-
tères génétiques des Dior. Surtout chez ceux que la nature
a favorisés du côté physique. Alexandre Dior, l’un des
deux gendres de cette maîtresse femme et le grand-père
de Christian, était un personnage jovial qui tenait table
ouverte le dimanche, mais que l’on voyait aussi attablé au
casino, fervent du baccara : un homme qui aurait été plus

27
Christian Dior, un destin

heureux sans doute de faire sa fortune au jeu qu’en tra-


vaillant !
Comme dans les tableaux de Le Nain, où il est impos-
sible de se méprendre sur le caractère français des paysans
qui sont peints, cette galerie de portraits des Dior, grands,
râblés, rustiques, un rien indolents, et dotés de bons esto-
macs, paraît bien sortir des sillons tracés à l’infini dans la
terre gauloise depuis près d’un millénaire. La question
s’est cependant posée à la Chambre des députés, où
Lucien Dior se vit contester l’origine française de sa
famille lors d’un débat parlementaire où il se trouva aux
prises avec l’historien Salomon Reinach qui laissait
entendre que Dior serait un nom juif d’Espagne. Des
recherches généalogiques plus approfondies sont alors
entreprises, montrant la trace des Dior dans la région jus-
qu’au XVIIe siècle, mais l’homme politique, poussé ainsi à
remonter la chaîne de ses origines, ne s’arrête pas en
chemin et poursuit la quête de ses ancêtres sur les routes
du Nord où l’histoire rejoint inéluctablement les invasions
vikings. Les Dior seraient venus avec la deuxième vague
de colonisation viking, alors que le pouvoir du duc de
Normandie était déjà en place et que se constituait un
État normand, symbiose des traditions scandinaves et du
système gallo-franc. Granville, antérieurement à la créa-
tion de la place forte par les Anglais en 1493, aurait été
un fief englobant la presqu’île de Lihou et attribué à un
chef normand nommé Gran. Mais si les historiens locaux,
dont l’autorité est Charles de La Morandière, ne préjugent
pas avec certitude de l’invasion viking, le lien des Dior
avec cette origine pré-normande reste aussi hypothétique.
Toujours est-il que les recherches généalogiques entre-
prises par Lucien Dior au Danemark font ressortir que la
famille serait originaire d’Elseneur, et venue en France
après le traité de Saint-Clair-sur-Epte 1, à la demande du
1. Par ce traité, le roi Charles le Simple abandonna à Rollon, chef
des Normands, la région allant de l’Epte à la mer.

28
Du côté de Granville

duc de Normandie. Selon ce précieux document de


famille, « il est probable que le premier Dior qui se soit
installé en Normandie ait eu certains droits sur l’abbaye
de Savigny-le-Vieux, ce qui expliquerait l’origine des actes
détenus dans les archives départementales ». Dénué de
valeur historique authentique, le parchemin danois n’en a
pas moins un caractère poétique, donnant aux membres
de la famille Dior le droit d’élucubrer autour d’une ascen-
dance que rien n’interdit de croire baignée dans une
aurore ossianique !
Mystérieuses voies qu’empruntent pour se construire
les identités : Christian Dior ne se sent aucune attirance
pour l’univers paternel. Le retour des terre-neuviers ou
d’un trois-mâts rapportant du guano pour les entrepôts de
sa famille le laisse complètement froid. L’indifférence
passe même au dégoût, quand il s’agit pour lui de visiter
les usines paternelles, dont l’expérience le laisse « terri-
fié » : « De là, écrira-t-il plus tard, datent certainement
mon horreur des machines et ma détermination formelle
de ne jamais travailler dans un bureau, une administration
ou quoi que ce soit qui y ressemble. » Son guide, incontes-
tablement, c’est sa mère : il suit son sillage et ses affinités
s’éveillent au contact de son monde fleuri, orné, opulent.
En dehors de tout désir d’ascension sociale, sentiment
bien légitime, peut-on déceler dans le consumérisme
esthétique de Madame Dior une tentative inconsciente de
racheter l’aspect peu reluisant du métier de son mari ?
Peut-on voir dans ses grands travaux d’horticulture
comme un besoin obscur d’étouffer, sous les fleurs embau-
mées de son jardin, les odeurs incommodantes associées
aux produits qui font la fortune de son époux ? Les
enfants ont des antennes et une finesse d’entendement qui
nous échappent. Là où ils vont le plus sûrement, c’est vers
les choses qu’on voudrait leur cacher.
Ce qui reste fascinant, c’est la façon dont, très tôt,
Christian Dior se positionne instinctivement dans ses

29
Christian Dior, un destin

rapports avec son père. « Tandis que Raymond, l’aîné, a


développé un esprit caustique et s’est trouvé en opposition
plus ouverte avec son père, Christian s’est toujours
montré docile », témoigne un cousin, Michel Dior. Tout
se passe comme si le second avait déjà intégré le futur –
la succession du père – et s’était par avance délié de l’obli-
gation d’assumer la suite en décidant, dès son premier âge,
qu’il n’entrerait pas dans les affaires paternelles ; il
n’éprouve, lui, nul besoin de rechercher l’affrontement.
Christian se montre plein de respect pour son père avec
qui il a peu de contact, par l’effet de ces éducations for-
melles, où les générations restent séparées et les conversa-
tions semées de sujets tabous. Dans la bourgeoisie bien-
pensante, il est d’usage de ne parler ni affaires ni argent
en présence des enfants. C’est un principe auquel tient
particulièrement Madame Dior : « Mes premières années,
écrira plus tard Christian Dior, ont donc été celles d’un
petit garçon très sage, bien élevé, surveillé par des Fräu-
lein, c’est-à-dire tout à fait incapable de se débrouiller dans
la vie. »
Cependant, derrière ces enfances cloisonnées, chacun
est d’autant plus libre de construire son univers que règne
partout le sous-entendu. Mais il faut à la fois vouloir et
pouvoir s’échapper. Là où Raymond, l’aîné, lutte contre
ses parents – et, dans quelques années, on verra quel être
rebelle il est devenu –, Christian, le second, fait une fugue
à l’intérieur même de son monde familial qu’il recrée en
le parant de couleurs merveilleuses. Le manque de contact
avec son père, la difficulté vaincue d’atteindre sa mère :
tous ces obstacles sont contournés par un imaginaire qui
lui permet de s’évader de sa solitude. C’est plus tard, dans
ses Mémoires, que Dior lui-même nous donne les clés de
cette interprétation. Il promène le lecteur, pièce par pièce,
dans la maison de Granville, dans l’appartement de La
Muette, du jardin d’hiver à la lingerie. Par le biais des
atmosphères, des lieux, des objets demeurés là comme

30
Du côté de Granville

autant de vestiges de son imaginaire, de refuges à sa sensi-


bilité, se recompose l’univers de l’enfant. Dior – intention-
nellement ou non, c’est bien la seule question que l’on
puisse se poser – a laissé un rébus facile à reconstituer
une fois qu’on en a saisi le code d’entrée. La maison de
Granville, qu’il décrit isolée comme une île au milieu des
intempéries, est l’allégorie, pour le petit Christian, de sa
toute première solitude.

L’île au trésor

Une vive intelligence se sent inévitablement à l’étroit


dans un monde parental qui programme ses enfants
comme des petits modèles tayloriens en les encadrant par
des gouvernantes et en les mesurant en termes de rende-
ment scolaire, de notes de conduite, d’aptitude au piano,
etc. Mais, par bonheur pour Christian Dior, il se trouve
une grand-mère maternelle, Madame Martin, qui s’est très
tôt aperçue qu’elle avait un petit-fils différent de ses frères
et sœurs ne serait-ce que physiquement : Raymond est
batailleur, Jacqueline cultive une allure de garçon manqué,
et Bernard est doux comme un ange, même un peu
trop sage peut-être. Christian est tout le contraire : gai,
affectueux, curieux de tout et où a-t-il été dénicher cette
imagination ? Il est en soi une parfaite illustration du mer-
veilleux de l’enfance.
Il suffit de voir l’état d’excitation dans lequel il attend
l’arrivée, chaque année, du carnaval. Au fil des ans et des
répétitions, Christian ne s’en lasse pas, éternel enfant. Les
flonflons, les chars de fleurs, les bals travestis le mettent
dans un état de joie indescriptible. Mais ce qui l’amuse
par-dessus tout, c’est l’invention des costumes pour
laquelle il témoigne très tôt d’un don véritable. Non seule-
ment il trouve des idées de déguisement, mais il sait les
dessiner. Ses frères et sœurs s’adressent à lui pour leurs

31
Christian Dior, un destin

propres costumes. Très vite, il s’est sorti de la routine des


Nénette et Rintintin, Pierrot et Colombine ou de l’éter-
nelle marquise. Incroyable, parfois, ce qu’il va inventer :
un habit de Neptune pour sa sœur, corsage en coquillages
et jupe en raphia dont l’effet est étonnant. Et, le jour où
il ne trouve pas un morceau de tartan pour confectionner
la jupe d’un costume de joueur de cornemuse, il peint lui-
même à la main le motif écossais. D’où sort-il tout cela ?
On le voit noter fébrilement sur des petits carnets les idées
qui lui passent par la tête. Tandis que ses camarades
aiment mieux se bagarrer à l’épée de bois, il prend un tel
plaisir à s’occuper des costumes qu’il se trouve bientôt à
la tête d’un… carnet de commandes. Il s’enferme pendant
des jours entiers dans la lingerie en compagnie de Juliette,
la lingère de la maison, qui veut bien perdre un peu de
son temps avec lui, et ainsi, elle à la machine à coudre et
lui au bureau de création ont donc atelier ouvert au
deuxième étage de la maison. Grand-mère Martin, qui suit
avec amusement tout ce processus, est invitée solennelle-
ment, quand un costume est fini, à venir s’asseoir au pre-
mier rang pour donner son avis sur le modèle. Pour rien
au monde elle ne manquerait les séances d’essayage de
son petit-fils !
Christian Dior aime beaucoup cette grand-mère qui
s’est rapprochée et vit non loin d’eux en Normandie
depuis qu’elle a vendu sa maison d’Angers. Son beau
salon Napoléon III avec ses fauteuils crapaud a déménagé
à Granville où il meuble maintenant, un peu plus ramassé,
le petit salon tendu d’un papier moiré jaune, la pièce favo-
rite de Christian Dior, celle où il prend ses leçons de
piano. Surtout, cette grand-mère présente cette qualité qui
fait qu’on peut parler de tout avec elle : des étoiles dont
elle connaît les noms par cœur, des Chinois, des Égyp-
tiens, des Grecs, de tous les pays du monde à propos des-
quels, sans avoir eu l’occasion de voyager, elle a toujours

32
Du côté de Granville

quelque chose à raconter. Une grand-mère aux idées origi-


nales, qui croit dans les signes du destin, les cartes, la
voyance, et toutes sortes de choses vivifiantes quand on
est à l’âge des premières interrogations.
Madame Martin mère vient déjeuner tous les
dimanches et, à partir de 1918, s’installera même définiti-
vement, quand ses modestes rentes auront par trop fondu
avec la chute du franc. Son petit-fils préféré est enchanté
de l’avoir encore plus près. Tout le monde autour de lui
semble la trouver un peu trop bavarde. C’est une femme
qui a ses opinions, qui lit L’Écho de Paris, et assaisonne ses
commentaires sur la politique de nombreuses prémoni-
tions. On la taquine volontiers sur ce goût de la prospec-
tive, et son gendre en particulier ne manque pas de
rappeler les occasions où ses prédictions se sont révélées
fausses. La cohabitation avec sa belle-mère, malgré la
bonté avec laquelle Maurice Dior l’a prise spontanément à
sa charge, donne parfois lieu à des scènes à la Feydeau,
chicaneries qui ne vont jamais jusqu’aux piques mortelles,
même si le gendre, une fois ou l’autre, se laisse aller à
quelque brusquerie. Un jour, lors d’un déjeuner aux
Rhumbs où une quinzaine de personnes se trouve à table,
Madame Martin mère, servie la première à table étant
donné la préséance de l’âge, remplit son assiette d’une
copieuse portion de bœuf en daube. Maurice Dior, le der-
nier servi en tant que maître de maison et un rien impatient
à l’autre extrémité de la table, ne peut s’empêcher de lancer
à la malheureuse qui en reste mortifiée : « Savez-vous,
mère, qu’il y a encore quatorze personnes derrière vous ! »
Il serait pourtant faux de dire que cette remarque tra-
hissait chez Maurice Dior des démangeaisons à l’égard
de sa belle-mère. Homme foncièrement bon et généreux
envers sa femme, il a toujours tout fait pour la rendre
heureuse. « La splendeur de leur jeunesse, témoignent
Monsieur et Madame Michel Dior, c’était elle. Dépen-
sière, ambitieuse, volontaire, il est probable que Made-
leine ait souffert d’un certain sentiment de privation

33
Christian Dior, un destin

durant son enfance, et qu’il se traduise par cet arrivisme. »


La gêne de sa grand-mère, le besoin de compensation chez
sa mère, les petits secrets bons ou misérables qui
pimentent la vie de toutes les familles : rien de tout cela
ne transparaît dans le portrait que Dior reconstruit de son
enfance. Embellie par son imaginaire, sa mère est sans
conteste la plus merveilleuse, parée des qualités aériennes
d’un ange. D’une femme que le monde mesquin des
adultes a tôt fait de juger arriviste, le fils ne voit en elle
qu’une merveille de douceur et de délicatesse, bref son
cœur ne bat que pour l’amour et la beauté.
Regardons par exemple la métamorphose que le petit
Christian opère sur la maison de Granville : « Comme
toutes les bâtisses anglo-normandes de la fin du siècle der-
nier, la maison de mon enfance était affreuse. J’en garde
cependant le souvenir le plus tendre et le plus émerveillé. »
Beau coup de baguette magique ! Affreuse ? Non, la
beauté n’était qu’endormie et le baiser du chevalier l’a mira-
culeusement réveillée. Le « palais » que délicieuse maman
Dior s’est évertuée à créer ressemblerait plutôt à nos yeux
critiques d’adultes à celui de Madame Hautgoult-Dujour,
le personnage inénarrable dont Philippe Jullian campe si
spirituellement le ridicule dans le Dictionnaire du snobisme.
De la salle à manger Henri II au salon Louis XV, « où le
vrai et le faux se mélangeaient à ravir », Madame Dior
tombe allégrement dans tous les clichés de l’époque aux-
quels l’œil du fils n’est pas aveugle. Mais il passe au-
dessus des erreurs : peu importe que sa mère ait, « sans le
moindre souci d’harmonie, bosselé la façade d’une protu-
bérance : le jardin d’hiver aux ferrures 1900 ». Le mauvais
goût, les excès de mélange – les fausses pagodes, les
vitrines où trônent des marquises plus ou moins en saxe
et des bonbonnières en tout genre – disparaissent dans
une vision lyrique et attendrie de la maison. L’entreprise
de sublimation de son enfance lui fait prêter un charme

34
Du côté de Granville

rococo et une grâce néo-romantique là où l’on sent la pré-


tention du doré et du précieux. Et, dans cette visite éna-
mourée, non seulement sont pardonnées toutes les
faussetés, mais les œuvres de sa mère deviennent « motifs
à d’inépuisables émerveillements ».
L’enfance est pour l’homme sa première re-création.
Ainsi, il est tout à fait possible que le petit Christian Dior
ait su intuitivement discerner à travers les objets, les
sentiments ou les ambitions qu’ils expriment. De même
qu’il y a des jeunesses dans une famille ruinée qui peuvent
laisser un souvenir d’abondance, de même Christian a-t-il
probablement ressenti le manque que traduisait ce besoin
de paraître dans la sienne qui, pourtant, disposait de tout.
C’est donc dans la douceur de la Belle Époque, qui ne
devient plus belle qu’au fur et à mesure qu’elle s’éloigne
de nous, que Dior a modelé son enfance : « J’en garde
l’image d’un temps heureux, empanaché, tranquille, où
tout n’était fait que pour le bonheur de vivre. L’insou-
ciance générale venait de ce que l’existence et les capitaux
des riches, comme la vie et les économies des humbles, se
croyaient préservés de toute embûche. Pour tous, l’avenir
semblait ne pouvoir apporter que davantage d’aisance.
Quoi que la vie m’ait accordé depuis, rien ne pourra
jamais égaler le doux souvenir de ce temps-là. »
Voilà cependant que, dans le calme de Granville, un
coup de tonnerre éclate : la guerre !

Le paradis perdu

1914 : la mobilisation générale, déclarée au mois d’août,


surprend les Dior en pleines vacances qu’ils passent
comme chaque année aux Rhumbs. L’événement les incite
à rester à Granville, hors de portée de la déferlante alle-
mande sur la Marne qui menace – réédition de la guerre
de 1870 – d’entrer dans Paris. L’avance est stoppée in

35
Christian Dior, un destin

extremis à Château-Thierry, mais le flot des réfugiés fuyant


les zones occupées lui succède et ces circonstances
convainquent définitivement Monsieur et Madame Dior
de rester repliés en Normandie où leurs enfants seront
mieux à l’abri. L’existence à Paris est donc abandonnée et
Christian Dior vivra à Granville de sa neuvième jusqu’à
sa treizième année. La rupture est brusque : c’en est fini
du cocon de la Belle Époque.

Granville s’organise comme ville de l’arrière qui reçoit


ses trains de combattants blessés. Après l’hôpital-hospice
vite saturé, l’hôtel Normandy accueille les grands blessés,
et bientôt c’est le casino qui héberge des malades. De par
un réflexe automatique dans les heures graves, Granville,
dont les habitants aux visages burinés sont étrangement
semblables aux gisants sculptés dans la pierre de Notre-
Dame de Granville – visages courageux d’amiraux, de
corsaires, de pêcheurs en terre lointaine, visages fiers d’un
passé glorieux qui a su triompher des ténèbres –, Gran-
ville donc, qui a le patriotisme dans le sang, se mobilise
avec toute sa population.
Les dames de la société ne sont pas en reste, les pre-
mières même à s’offrir pour les services d’assistance au
front. Finis, pour Madame Dior comme pour les autres,
les ouvrages de tapisserie, révolus les travaux de jardin,
remplacés par les urgences, les envois de colis aux prison-
niers, les séances récréatives pour les hospitalisés, aux-
quels on donne son temps sans compter.
Dispensés de participer à ce devoir de mobilisation, les
enfants n’en ressentent que les bons côtés pratiques : relâ-
chement dans la surveillance, études plus fantaisistes, un
temps de grande liberté. Mais l’on reste tout de même
étonné de constater que l’œil de Christian Dior, devenu
très averti, jette sur sa mère et les dames qui s’affairent
avec elle dans leurs nouvelles œuvres de bienfaisance le
regard humoristique d’un analyste de la comédie humaine,

36
Du côté de Granville

féminine en l’occurrence : « Elles furent soudain boulever-


sées par l’arrivée d’un journal de mode de Paris, annon-
çant que les Parisiennes portaient des jupes courtes et des
“bottes d’aviateur” à tiges noires, écossaises ou mordorées,
lacées jusqu’aux genoux. La réprobation fut unanime et
épouvantée. Toutefois, le jour même, chacune s’empressa
de commander bottes et jupes courtes à Paris, par le cour-
rier du soir.
Telle fut la frivolité inconsciente d’une époque qui
vécut, à la manière d’une guerre en dentelles du
XVIIIe siècle, le grand conflit qui a tout emporté sans
retour. »
Comme si, de tout ce conflit, Dior préférait se rappeler
l’insouciance plutôt que la gravité. Comme si le rêveur, en
se bouchant les oreilles, pouvait éviter d’entendre le bruit
des bombes. Comme si le malheur pouvait être écarté :
pourquoi occulte-t-il dans ses Mémoires le courage
insensé de son frère Raymond, qui s’engage comme volon-
taire en 1917, à l’âge de dix-huit ans. C’est pourtant un
acte héroïque, au moment de la terrible offensive sur la
Somme, alors que la guerre a déjà fait, à la suite de
Verdun, un million de morts. Raymond voit sa batterie
sauter et tous les hommes de son peloton mourir. Seul
rescapé, il en garde, étant donné son âge, un traumatisme
durable. C’est peut-être de là que viennent son cynisme et
la difficulté qu’il aura à entrer dans la vie.
Quelle raison à ce silence ? Indifférence ? Frivolité ?
Non, la suite de l’histoire de Christian nous permet déjà
d’écrire que la guerre est le premier signe où se révèle,
dès son enfance, un formidable amour de la vie dont
l’autre face est une aversion du malheur qui le pousse dès
lors à rechercher instinctivement une échappatoire.
Chapitre 2

Parents et enfants terribles

« La bande de Dior, c’étaient des mangeurs,


des baffreurs, des lettrés, des bons vivants…
Dior appartient à la famille “Goncourt” tandis
que Chanel est du côté “Morand”. »
Edmonde CHARLES-ROUX

Les après-guerres favorisent les tables rases. Pour un


adolescent de quinze ans, le monde paraît naturellement
commencer avec lui. Après quatre ans d’exode à Gran-
ville, la famille reprend ses habitudes à Paris, mais, pour
Christian Dior, la capitale est une véritable découverte.
Il prépare son bachot et son aspect extérieur tout à fait
tranquillisant de garçon placide, poli, au corps paresseux,
aux allures un peu molles, dissimule l’état d’impatience,
de fébrilité intense – que dire ? –, le vertige qu’il éprouve
devant le Paris qui se rallume pour lui au lendemain de la
Première Guerre. Un Paris où les rues sont bondées de
monde, les théâtres pleins, les cabarets ouverts jusqu’à
l’aube, où les gens dépensent sans compter. Comme si la
joie de célébrer la victoire avait déclenché un déchaîne-
ment de plaisirs qui semblait ne plus devoir s’arrêter.
Jetant en miettes ses souvenirs d’enfant, les merveilles du
Châtelet, les lumières de la place de la Concorde, ce Paris-
là lui paraît inconnu, bizarre, inquiétant. Les femmes se
sont coupé les cheveux, les musiques sont nègres, les
ballets sont russes, les peintures sont abstraites, et les

39
Christian Dior, un destin

cerveaux se font psychanalyser. Comme si Paris s’était


accordé tacitement le droit de vivre à la folie, offrant à
celui qui veut s’y perdre plusieurs villes en une : Mont-
martre, où les corps se déchaînent au son du saxo ; Mont-
parnasse, le nouveau rendez-vous des artistes bohèmes
qui ont quitté la Butte : Picasso, Derain, Matisse, et ont
élu au Dôme ou à la Rotonde leur quartier général ; les
Champs-Élysées, où le spectateur des revues de music-
hall se laisse aller béatement au rythme athlétique et
voluptueux de deux jambes nues.
L’atmosphère que Dior respire chez ses parents est bien
filtrée contre tous ces dangers. Il s’y dégage l’oxygène à l’état
pur du bonheur domestique. Les affaires de Maurice Dior
n’ont jamais été aussi prospères. Le déménagement dans un
nouvel appartement à Paris a été rendu nécessaire par la
naissance de la dernière sœur, Ginette, venue au monde à
Granville en 1917. Il se situe au 9, rue Louis-David, une
petite rue sombre qui fait jonction entre l’avenue Henri-
Martin et leur ancien quartier de la Muette. Madame Dior,
toujours élégante et mince, un peu lointaine parfois, se fait
aider pour gouverner les enfants par Mademoiselle Marthe
que ceux-ci adorent. Un nouveau décor a pris place sans
pour autant verser dans les styles dernier cri que l’on voit
surgir un peu partout, la mode du pouf tango, des vases de
marbre qui remplacent le lustre en cristal, des paravents
laqués noir funéraire, et toutes sortes de mobiliers en faux
bois de Macassar. Ces nouveaux goûts du jour font mauvais
genre. Chez Madame Dior, le beau style retrouve sa place.
Mais ce n’est plus le Louis XVI « 1910 » avec ses boiseries
laquées et ses teintes aquarellées à la Helleu que Christian
aimait tant. Le Louis XVI « 1920 » retrouve de la couleur,
des tissus damassés, des boiseries réchampies – on le croit
ainsi plus proche de l’authentique XVIIIe et le mobilier, bien
entendu, reproduit ses classiques : appliques en bronze,
guéridons, fauteuils en tapisserie et mignardises pour agré-
menter le tout. Monsieur Dior, sur les conseils d’un ami anti-
quaire, a acquis des œuvres de valeur, un Lépicié et surtout

40
Parents et enfants terribles

un tableau de Boucher qui apportent la note définitive à cette


demeure par-dessus tout exemplaire du Louis Seizième Arron-
dissement : triomphe des valeurs sûres, un ensemble qui s’har-
monise parfaitement avec les enfants en uniforme, les femmes
de chambre en tablier blanc, les récitations apprises par cœur,
les repas du soir en famille, le franc Poincaré et la vie devant
soi.
Christian Dior est le genre de garçon capable de s’ennuyer
sans le montrer, habitudes inculquées par la scolarité et de
longues heures où il faut faire semblant de s’investir. Il offre
la surface d’un visage ovale, avec un menton rentré et peu de
cheveux, qui lui donne un air de Pierrot lunaire et ses notes
sont tout juste suffisantes. Dior raconte dans ses Mémoires :
« Bon élève paisible à Gerson, je n’attrapais guère de pen-
sums ni de consignes en dépit de l’agacement causé à certains
professeurs par ma manie de couvrir mes livres de classe du
galbe indéfiniment répété d’une jambe de femmes à hauts
talons 1. » Parallèlement, il a vite fait de repérer parmi les
jeunes, Dailly, du Luart, Ganay, Sargenton, Bertrand,
Leroy-Beaulieu, etc., qui fréquentent comme lui l’excellent
cours Gerson (il y est inscrit en troisième puis passera son
bachot au cours Tannenberg), ceux de ses camarades qui
sont dans le vent. Il se découvre avec deux d’entre eux, Jean
Bertrand, élevé dans les tableaux, sa mère ayant été intime
de Nissim de Camondo, et Hubert Sargenton, originaire de
Granville, un goût commun pour les escapades en dehors des
beaux quartiers traditionnels.

« Familles, je vous hais »

« Courir aux quatre coins du nouveau Paris inventif,


cosmopolite, intelligent, prodigue de nouveautés vraiment

1. Christian Dior et moi, op. cit., p. 191.

41
Christian Dior, un destin

neuves » : voilà son programme. (C’est ainsi qu’il le racon-


tera plus tard dans ses Mémoires.) Ce Paris en pleine
effervescence délivre l’adolescent Christian Dior de l’iso-
lement dans lequel il était plongé à Granville. Enfin un
monde en mesure de répondre à sa curiosité si précoce et
d’assouvir sa sensibilité exaltée. Seuls ses parents seraient
bien en peine de le reconnaître dans ce portrait. Ils sont
loin de se douter encore que, en se réinstallant à Paris
après quatre années de refuge en Normandie, leur fils leur
fausse compagnie et les quitte pour un univers qu’ils ne
soupçonnent même pas. La façon dont notre jeune héros
mène son existence ressemble étrangement à celle de son
contemporain, André Gide, réagissant contre le carcan
imposé à sa jeunesse dédiée aux études et au travail pour
se jeter dans la découverte des plaisirs. Enfances simi-
laires, solitaires et confinées, dans des milieux aisés libérés
de tout souci matériel, soumise chez Gide, enfant unique
élevé par sa mère, à un respect excessif de la morale reli-
gieuse et familiale, et rendue sévère chez les Dior par le
poids de préjugés étroits et de mentalités rigides. On
retrouve chez l’un et l’autre le besoin de se libérer du joug,
mais sans pour autant se dresser en rebelles. La Porte
étroite, où Gide transpose sa propre expérience, offre une
similitude très proche avec la vie de Dior. Le roman se
situe d’ailleurs en Normandie, qui devient le symbole des
contraintes bourgeoises. L’auteur des Nourritures terrestres
a été un personnage clé pour toute cette génération, et a
su prouver que la libération du comportement personnel
pouvait s’accorder avec la conduite d’une vie sociale par-
faitement normale. Christian Dior est trop timide pour en
vouloir à ses parents de représenter une caricature des
préjugés liés à leur époque, mais il a su de très bonne
heure satisfaire aux exigences imposées par sa famille tout
en assouvissant ses besoins de liberté. Concilier ces
contraires procède cependant d’une telle gymnastique

42
Parents et enfants terribles

qu’il faut sans doute garder cela secret pour soi. La timi-
dité de Christian Dior lui sert alors de paravent commode
et va lui coller à la peau : « Dior est un gros garçon d’une
timidité de collégien ancienne manière, comme l’écrit
Michel Ciry, fort gentil dans sa gaucherie juvénile. »
Puisque le monde est ainsi fait, pourquoi ne pas laisser
les parents dans leur rôle ? D’un côté, un père qui mérite
avant tout d’être respecté, le type parfait du grand bour-
geois tel qu’on le représente au théâtre, sûr et content de
lui comme du reste du monde, occupé de ses présidences
de sociétés avec cet aspect mystérieux que donnent les
grosses affaires ; de l’autre, une mère, sévère comme il se
doit, mais auprès de laquelle Christian a réussi à faire sa
petite place, un peu jalousé par ses frères et sœurs qui le
croient son favori. Madame Dior poursuit inlassablement
ses travaux d’embellissement à Granville. Un jardin ne
laisse jamais en repos et celui-là est l’œuvre d’une vie.
Son fils Christian aime toujours autant l’assister dans cette
tâche et les initiatives, maintenant, viennent souvent de
lui. Il suggère que l’on construise, en contrebas de la
maison, sur le chemin muletier qui longe la falaise, une
petite rotonde en pierre d’où l’on pourra contempler la
mer assis à l’abri du vent et où, quand il fera beau, on
prendra le thé en jouissant de la vue qui va jusqu’aux îles
Chausey. À Paris, il accompagne sa mère chez le fleuriste
Orêve, rue de la Pompe, et l’aide à composer ses bou-
quets. Étant né gourmand, il aime à discuter des menus
du jour. Enfin, il s’invite aussi chez sa couturière –
Madame Dior s’habille chez Rosine Perrault, rue Royale
– privilège que ses sœurs ne se soucient pas de revendi-
quer. Peu coquette, l’aînée, Jacqueline, est tout le
contraire de sa mère. Son sens de l’accoutrement choque
parfois son frère, qui se fait systématiquement rabrouer
quand il tente une suggestion : « Mais, Christian, tais-toi,
tu n’y connais rien ! »

43
Christian Dior, un destin

Fils aimant et fidèle, il sait aussi s’échapper de chez lui


quand il faut. Chaque époque a son lieu de rendez-vous.
Le bar le plus célèbre de l’après-guerre, Le Bœuf sur le toit,
demeure légendaire pour avoir joué un grand rôle dans
« l’éducation » des adolescents de ce temps : Maurice
Sachs en fait une brillante chronique dans son journal de
jeunesse, Au temps du « Bœuf sur le toit ». Succès instantané
de cette boîte lancée un beau jour par les gens à la mode.
On connaît l’histoire : l’incontournable Jean Cocteau,
déjà célèbre à l’époque, se rend dans l’endroit, attiré par
le pianiste Jean Wiener. Jean Wiener se met au piano,
Cocteau se fait prêter par Stravinski un matériel complet
de drums. Tous leurs amis suivent et, dès le lendemain, il
n’y a plus une place de libre. Le prince de Galles, de pas-
sage à Paris, s’y retrouve entre Arthur Rubinstein, la prin-
cesse Murat et cent personnes des Ballets russes. Si bien
que, trop à l’étroit rue Duphot, sa première adresse (son
premier nom fut d’ailleurs Gaya), le bar se transporte rue
Boissy-d’Anglas.
Les jeunes garçons comme Maurice Sachs, Christian
Dior, et tant d’autres, se juchent sur des tabourets du bar
comme au spectacle et ne se rassasient pas de « contem-
pler Picasso, Radiguet, Cocteau, Milhaud, Fargue, Auric,
Poulenc, Honegger, Sauguet, Satie, Jean Hugo, Breton,
Aragon, Marie Laurencin, Léger, Lurçat, Derain et toute
l’avant-garde de ces années-là […]. Les hommes du
monde y viennent en habit, les peintres en chandail. Il y
a des femmes en tailleur et d’autres couvertes de perles et
de diamants. » Ainsi Maurice Sachs décrit-il l’atmosphère.
Le jeune Christian Dior court aussi les galeries – si on
peut nommer galeries des échoppes minuscules où
s’exposent primitifs et naïfs. Ces nouveaux lieux d’exposi-
tion lui posent de sérieuses questions. L’art classique est-il
donc mort ? Quel choc que le cubisme après ces siècles
de peinture figurative ! Faut-il renier Bonnard, Vuillard,
et, en musique, Ravel, Debussy, pour laisser la place à

44
Parents et enfants terribles

Picasso, Matisse, Braque, Stravinski, Schoenberg et


suivre les dadaïstes qui prétendent même délivrer « le lan-
gage de la tyrannie de la signification précise » ? Le
théâtre aussi est secoué par un vent libérateur. Les bavar-
dages et minauderies de la pièce de boulevard sont relé-
gués au magasin d’accessoires par un plateau de scène qui
ne montre que des tréteaux nus. Christian Dior et ses
amis accourent au Vieux-Colombier pour découvrir
Jacques Copeau et son assistant Louis Jouvet. Charles
Dullin, qui s’installe à l’Atelier sur la Butte Montmartre à
la rentrée de 1922, est une autre excursion obligatoire. Lui
aussi renverse l’enseignement du Conservatoire. Sur les
tabourets de bar ensuite, que de discussions acharnées !
Parmi tant de distractions, c’est à se demander comment
Christian parvient à passer ses deux baccalauréats. Quel
tourbillon que ce Paris où le mot cubiste se dit comme
bonjour, où l’on ne boit plus que des cocktails, où l’on fré-
quente les surprises-parties, où l’on attrape le nervous break-
down comme une grippe et où le vocabulaire à la mode ne
spécifie pas la différence entre surréalisme et cocaïne !
Juin 1923, voilà notre jeune homme bardé de son
diplôme. Reste le choix des études et d’un avenir. Lui se
voit aux Beaux-Arts. Son goût des maisons et des jardins
a suscité une vocation d’architecte et l’idée de l’art le
hante. Au moment où s’engagent ses années d’étudiant, il
se veut avant tout libre et disponible : libéré de toutes
contraintes et résolu à vivre dans l’instant présent… La
disponibilité : voilà bien le mot d’ordre de sa génération, et
qui dénote, ici encore, l’influence du maître à penser,
André Gide, selon lequel il faut s’affranchir d’une éduca-
tion trop austère et adopter pour règle de goûter la vie
avec une gourmandise ingénue et vagabonde, loin de la
morale de l’efficacité.
Mais Dior a-t-il oublié, dans ses vagabondages, la résis-
tance des certitudes parentales ? Ignorant ses attentes

45
Christian Dior, un destin

d’enfant, ses parents méconnaissent tout autant les aspira-


tions du jeune homme. Parti seul à la conquête de ce Paris
qui le fascine et le façonne à la fois, il a dû protéger soi-
gneusement ses mouvements de leurs regards. L’étonne-
ment qu’il provoque en annonçant ses intentions fait l’effet
d’un coup de tonnerre : « On se récria. Ma place n’était
pas parmi les bohèmes. »
Certes, ce n’est pas ce jour-là qu’il découvre son père.
Maurice Dior entend établir solidement ses enfants dans
la vie, et la vision qu’il se fait de l’École des beaux-arts,
depuis son fauteuil de président ou d’administrateur de
sociétés, est celle d’un lieu maudit qui ne peut que
conduire au sort tragique auquel se voue irrémédiable-
ment l’artiste, tel le malheureux Van Gogh mourant avant
d’avoir pu recueillir les fruits de son travail. Une telle
perspective ne s’envisage même pas.
Il doit paraître à Christian beaucoup plus dur de se
heurter au refus de sa mère. Partageant son goût des mai-
sons et des jardins, sans doute espère-t-il trouver un ter-
rain d’entente avec elle. Sans doute même pense-t-il
secrètement que cette vocation, c’est elle qui la lui a inspi-
rée. Il s’entend à merveille avec elle, il reste de loin le plus
affectueux et le plus attentionné de ses fils. Mais Made-
leine reste inflexible : ce que l’on apprend aux Beaux-Arts
n’est pas un métier.
Christian désarme donc. « Familles, je vous hais ! » Il
faudra encore une génération avant que les slogans et les
pièces de théâtre où il court et qui stigmatisent l’esprit
bourgeois aient raison des préjugés qu’ils dénoncent. Il
faut renoncer aux Beaux-Arts. Maurice Dior ne démord
pas de l’idée que son fils doit faire des études sérieuses.
Comme celui-ci ne manque pas d’habileté, après avoir
tenu front, il comprend vite que son intérêt est de trouver
un terrain d’entente qui, en faisant luire de faux espoirs,
laisse en fait chacun sur ses positions : « Pour gagner du
temps et jouir de la liberté la plus complète, je me fis

46
Parents et enfants terribles

inscrire aux Sciences politiques, rue Saint-Guillaume, ce


qui n’engageait à rien. C’était un moyen hypocrite de
continuer à mener la vie qui me plaisait. » Tout le monde
est content et Madame Dior, avec ses idées très arrêtées
sur les métiers convenables, se voit rassurée : son fils sera
diplomate.
L’École des Sciences politiques n’était pas alors la
machine à fabriquer des énarques qu’elle est devenue, on
y rencontrait nombre de fils de famille que l’on reconnais-
sait dans la rue Saint-Guillaume à leur façon inimitable
de manier le parapluie comme s’ils étaient à la City de
Londres. André Ostier, qui y fut élève les mêmes années
que Christian Dior et qui en sortit… photographe – ce
qui atteste de l’éclectisme de la rue Saint-Guillaume en
ces temps plus libéraux –, raconte ceci : « L’on y allait
surtout pour écouter les conférences d’André Siegfried 1,
un personnage d’une grande élégance qui maniait son
face-à-main et qui parlait des États-Unis. Il était passion-
nant. On venait juste de découvrir le cinéma américain et
c’était le début du “mirage” des États-Unis. »
C’est bien dans cet esprit que Christian y envisage son
séjour. Ainsi reprend la partie de cache-cache avec ses
parents, qui lui permet de poursuivre ses aspirations et de
rejoindre rapidement son coin de tabouret au Bœuf sur le
toit.

Artistes, je vous aime

Christian Dior a dix-huit ans. Il éprouve le sentiment


grisant d’être là où les choses se passent. C’est de ce lieu

1. Fils de Jules Siegfried (sénateur [1897-1900] et ministre du


Commerce et de l’Industrie [1892-1893]), André fut professeur au
Collège de France. Il est l’un des fondateurs de la science politique
moderne.

47
Christian Dior, un destin

catalyseur qu’est parti le mouvement de renouvellement


de la création artistique. C’est là que toutes les discussions
qui agitent le public sont soulevées. C’est la grande
époque de Cocteau. Enfant prodige à seize ans, coque-
luche du Tout-Paris, il vient de monter, en 1921, Les
Mariés de la tour Eiffel et il est alors au sommet de sa gloire,
entouré d’une nuée de jeunes gens qui viennent chaque
matin rue d’Anjou, « au lever du génie ». Parmi les plus
chanceux se glissera Maurice Sachs, charmant et intri-
gant, qui suivra toutes les modes cocteauiennes et songera
ainsi, sérieusement, à entrer au couvent ! Les autres, dont
Dior, se contentent de former le jeune public admiratif
de ce ballet-spectacle où Cocteau a bouleversé toutes les
conventions. En revanche, réaction scandalisée du public
tout juste habitué aux Ballets russes et à l’infaillibilité de
Diaghilev !
L’impertinence de Cocteau avec Les Mariés dépasse tout
ce qu’on aurait pu imaginer. Plongeant en magicien dans
le magasin des accessoires propres à l’enfance – la sour-
noiserie innocente, le coq-à-l’âne –, il a imaginé une pure
fantaisie burlesque, un ballet parlé, animé par des parti-
tions musicales d’une cocasserie intrépide, écrites par le
« groupe des Six 1 », dans les costumes et masques bouf-
fons de Jean Hugo et les décors naïfs d’Irène Lagut.
Christian Dior ne manquera pas les spectacles suivants,
plus fasciné par les inventions visuelles de Cocteau que
par ses poèmes ou ses romans. Cet artiste total, qui
domine les avant-gardes, joue magistralement le rôle de
grand imprésario et de lien entre peintres, musiciens, cho-
régraphes, danseurs, sculpteurs et poètes.
En compensation de sa soumission aux desiderata
paternels, Dior a obtenu le droit d’apprendre la composi-
tion musicale. Depuis sa jeunesse à Granville, il joue du
1. En 1918, à Paris, de jeunes musiciens décident de s’associer :
Milhaud, Honegger, Auric, Poulenc, Durey et Germaine Tailleferre
forment le groupe des Six. Erik Satie sera leur chef de file.

48
Parents et enfants terribles

piano 1. Son professeur, Cesare Celoso, grand amateur de


Massenet est réputé et dispose de son propre quatuor. Il
apprécie son élève qu’il juge appliqué. Il l’engage à faire
partie d’une représentation donnée par de jeunes étu-
diants le 30 août 1921. À seize ans, Christian Dior entre
donc en scène et joue deux pièces : La Tristesse de Dulcinée
de Massenet et Le Clair de lune de Werther. Puis il va se
passionner pour la réaction amorcée sous l’influence de
Stravinski et de Satie par le groupe des Six. Christian
Dior faisait-il partie des jeunes étudiants sorbonnards qui
composaient l’essentiel du public dans la petite salle du
Collège de France où l’on assista, le 11 juin 1923, à la
naissance confidentielle d’un groupe de jeunes musiciens
qui donnaient, sous la direction du Bordelais Henri Sau-
guet, leur premier concert parisien et allaient s’appeler
l’école d’Arcueil 2 ? Avec l’espoir de rejoindre un jour leur
cohorte brillante, Dior a composé quelques pièces pour
piano auxquelles il a donné le nom de Françaises. Il se
trouve en tout cas qu’Henri Sauguet a écrit des pièces
pour piano qu’il a, lui aussi, baptisées Françaises.
Or, peu de temps après, un ami hollandais, Robert de
Roos, qui étudie la musique avec Darius Milhaud, et à
qui Christian Dior offre l’hospitalité chez ses parents, lui
présente ce jeune musicien du Sud-Ouest qui vient tout
juste d’arriver à Paris. Dior a prévu de donner une soirée
en l’honneur de son ami hollandais. On éteint les lumières.
À tour de rôle, Henri Sauguet et Christian Dior jouent
leurs Françaises respectives. Puis toutes ces adolescences
s’assoient sur le tapis et, tandis que la lourde pendule
Boulle du salon annonce les heures de la nuit, dans le

1. Le piano sur lequel jouait Christian Dior a été retrouvé et a


rejoint les collections du Musée Christian Dior à Granville.
2. L’école d’Arcueil, créée en 1921, regroupe de jeunes musiciens
(Henri Sauguet, Maxime Jacob, Henri Cliquet-Pleyel et Roger
Desormière) ; elle est patronnée par Erik Satie.

49
Christian Dior, un destin

bruissement ininterrompu du calorifère à air chaud, on


confronte ses goûts, ses idées, ses espoirs.
Et il n’en faut pas plus, à vingt ans, pour nouer une
longue amitié. Plus tard, Henri Sauguet et Christian Dior
rapporteront l’un et l’autre dans leurs Mémoires cette pre-
mière soirée. « J’ai rencontré chez [Dior] ce soir-là, écrit
Sauguet, la plupart de ceux qui sont devenus mes plus
intimes et mes meilleurs amis 1. » Dior est immédiatement
séduit par le musicien : « Son regard pétillant de malice
derrière ses lunettes, la prodigieuse mobilité de son visage,
l’intelligence et la drôlerie de son propos, tout ce qu’il y a
de latin et d’alerte dans ce Girondin de Coutras, éblouit
le Normand taciturne et lent que je suis. »
Bientôt d’autres amis se joignent à eux et le petit groupe
que Sauguet surnomme « le Club » prend l’habitude de se
réunir chaque semaine dans un bar de la rue Tronchet, le
Tip Toes, tenu par des dames aux allures très britanniques.
On s’empiffre de pâtisseries en avalant des cocktails. Il y
a là le peintre Christian Bérard, le poète Max Jacob,
l’acteur Marcel Herrand, l’écrivain René Crevel et l’histo-
rien Pierre Gaxotte. On discute de tout, de théâtre, de
littérature, de peinture, on potine, on médite, on singe, on
est surtout là pour s’amuser.
À neuf heures, on court au spectacle ; le vendredi, au
cirque Médrano, pour applaudir les Fratellini ou Bar-
bette. Le petit groupe loue toujours la même loge au
centre. Le samedi, aux Bouffes du Nord, la troupe de
Solange Dumiens joue le grand répertoire, mais avec pos-
tiches et « en y croyant » : Les Misérables, La Porteuse de
pain, Chaste et Flétrie, Le Crime d’une sainte : « Nous y
retrouvions, écrit Sauguet, la naïveté scénique dont nous
nous inspirions pour fuir la littérature que nous avions
alors en horreur. C’était sublime par absence de tics
sublimes 2. »
1. Henri Sauguet, Ma vie, mon œuvre (voir sources).
2. Henri Sauguet, op. cit., p. 253.

50
Parents et enfants terribles

Ainsi se constitue en l’espace de ces trois années le


groupe d’amis auquel Christian Dior restera fidèle toute
sa vie. Ces galopins de génie sont tous encore en train de
chercher leur voie. André Fraigneau, lecteur chez Gras-
set, accomplira sa vocation d’écrivain. Ce Nîmois volubile
a l’ingéniosité verbale, le talent mimétique d’un dévot de
Jean Cocteau. Jean Ozenne, modéliste, deviendra plus
tard acteur, Georges Geffroy, dessinateur de mode au lan-
gage chantourné, se tournera vers la décoration, Marcel
Herrand poursuivra une carrière de comédien à la voix
métallique, étrange, des Mariés de la tour Eiffel aux Enfants
du paradis.
Bérard est un jeune homme imberbe tout mince avec
un immense regard bleu, qui habite chez ses parents. Il a
annexé le petit salon de la villa Spontini pour y installer
son atelier et, dans un désordre hétéroclite, vêtu d’une
vieille salopette délavée, il brosse des toiles à l’aide d’une
mixture de bougie fondue et de peinture. Christian Dior
tombe en arrêt devant ses croquis, ses panneaux inspirés,
et il en couvre les murs de sa chambre. Il convainc même
son père de la valeur du futur grand artiste et réussit à lui
faire acquérir quelques œuvres. Un simple billet de cent
francs achetait alors un Bérard !
D’autres membres du groupe sont purement dilettantes,
un Arménien richissime, Parouir Béglarian, né dans une
famille de collectionneurs et de lettrés, aussi cocasse et
raffiné que disgracieux physiquement ; Jean Bertrand,
ex-camarade de Gerson de Christian Dior, qui nourrit
l’ambition d’être écrivain et va se passionner pour Dalí,
dont il sera l’un des plus grands collectionneurs. « Que
nous nous sommes donc amusés, résume Sauguet, que de
paroles ont été dites, d’idées brassées et de projets. Il se
passait tant de choses que nous avions à raconter, à vivre,
à commenter, qu’elles soient artistiques, littéraires, poli-
tiques. » Tout le contraire d’une école dans ce petit groupe
qui cultive l’amour de l’art et la vie de bohème avec une

51
Christian Dior, un destin

fraîcheur et une malice de premiers communiants : Chris-


tian Bérard et Max Jacob portent le foulard et le pantalon
taché du peintre montmartrois, mais, pour la plupart, on
se salue en chapeaux melon. Dior ose une pointe d’anglo-
manie du côté vestimentaire. Côté club aidant, ces jeunes
gens ne seraient pas offensés qu’on les compare à leurs
aînés londoniens de Bloomsbury. Aimables dandys, ils
mettent de la ferveur et de l’exigence dans leurs décou-
vertes artistiques, de la sensibilité et de la coquetterie dans
leurs jugements, de la spontanéité et de l’esprit ludique
dans leurs rencontres, non sans entretenir d’inévitables
jalousies (à côté des brouilles de Maurice Sachs avec
presque tout son entourage, il y aura aussi les rivalités
fréquentes de Sauguet et Bérard à propos de mise en
scène), ni tomber dans quelques excès ou maniérismes de
langage. Le trait d’union entre ces jeunes gens, on l’a
deviné, est, pour la plupart d’entre eux, l’homosexualité.
Henri Sauguet et Jacques Dupont, ou Pierre Gaxotte et
Jean Fazil laissent voir la nature de leurs relations. Chris-
tian Dior, lui, se boutonne contre ses attirances ou n’en
veut rien afficher. L’influence libératrice de Gide en ce
domaine ne passe que timidement du mental au vécu.
Il se trouve en particulier un lieu que ce groupe fré-
quente volontiers, Les Quatre Chemins, une librairie animée
par Raoul Leven, « le lutin bienfaisant du monde des
jeunes, ainsi le présente Philippe Soupault : et qui les rece-
vait au milieu de ses tableaux et de ses livres. C’était le
lieu où l’on se retrouvait avant d’aller au spectacle au
Bœuf. » On vient y découvrir Ulysse de Joyce, les traduc-
tions des romans américains que publie Stock. Parmi les
auteurs français, Proust occupe les esprits, et surtout
Gide, le maître à penser. Discussions avides autour de la
parution de Si le grain ne meurt : « Des fenêtres ouvertes
sur les cachotteries intérieures, dit André Ostier. Il eut
une énorme influence pour nous aider à vivre le plus près
possible de la vérité. » Mais là où l’écrivain se livre à un

52
Parents et enfants terribles

inventaire de ses plaisirs sensuels au mépris des morales


toutes faites, les consciences individuelles ont du mal à
se résoudre à heurter leurs familles. Jean Cocteau quitte
l’appartement de sa mère rue d’Anjou afin de vivre plus
librement ses amours homosexuelles et son goût de
l’opium.

Dandys, potaches et Années folles

Au sommet de cet Olympe donc, le phare incontesté,


Jean Cocteau, et le poète Max Jacob (nés tous les deux
avant le début du siècle), représentent les deux héros de
cette jeunesse. Le premier lance les bons mots, le second
déclenche les fous rires contre tout ce qui pense « bien ».
Max Jacob règne sur leur fraternité de manière aussi
influente mais sur un ton aussi estudiantin et ludique que
Cocteau est mondain et médiatique. Si Jean fait le pro-
gramme de la rentrée littéraire, Max se met toute l’année
en grandes vacances. Il accueille sur le ton de la camara-
derie. Le tutoiement est automatique, la conversation
éblouissante. Du Bateau-Lavoir (qui n’était qu’un ramas-
sis de planches où l’on campait dans la misère par amitié
pour Picasso et Apollinaire), jusqu’à ses visions du Christ,
bavard et blagueur, astrologue et mystique, solitaire et
commère, Max Jacob est un fauteur d’histoires et d’intri-
gues, d’une vitalité ensorcelante, prodigue et prodigieux.
L’ami « Max » illustre par excellence le credo selon lequel
la vie est aussi importante que l’œuvre. À son contact, les
êtres refoulés se sentent libérés, les êtres rêveurs se
laissent emporter : Christian Dior présente donc les deux
qualités requises pour tomber sous le charme du per-
sonnage.
Et il tombe.
Max Jacob, qui vit souvent à Saint-Benoît-sur-Loire, a
pris l’habitude, lorsqu’il vient à Paris, de descendre dans

53
Christian Dior, un destin

un petit hôtel du IXe arrondissement, aux prix modiques,


l’hôtel Nollet, au 55 de la rue du même nom, et ce « petit
palace vu par le bout de la lorgnette », comme le décrit
Christian Dior, est le théâtre de soirées assez loufoques,
de jeux rendus célèbres par la cour qui se réunit autour
de lui.
Un témoin raconte : « C’est en fin d’après-midi que se
forme autour de Max une cour quotidienne. Elle est le
plus souvent jeune, joyeuse. Il quitte sa chambre et des-
cend parmi nous. La musique est alors à l’honneur. Henri
Sauguet, Cliquet-Pleyel se disputent le piano, improvi-
sant, chantant, mêlant des bribes de leurs œuvres aux
morceaux en forme de poire de leur maître Satie. Un très
jeune homme, aux formes molles, au comportement pares-
seux, les accompagne souvent. Christian Dior aspire à
devenir lui aussi compositeur.
Tristement dort
Christian Dior
Au creux néant musicien,
chantonne Max en singeant Mallarmé. Mais Christian
ne dort jamais que d’un œil, et il a tôt fait de l’ouvrir
quand une occasion se présente de faire des folies. C’est
ainsi qu’un soir nous avons assisté à l’historique rencontre
de Madame Poincaré et de la reine Mary venues inaugu-
rer à Arpajon la foire internationale du haricot. Le mince
et long René Crevel était la Queen, Bébé la rondouillarde
présidente. À Christian revenait le soin de les vêtir. Il a
fait beau le voir tout culbuter dans la maison pour habiller
ces extravagants personnages. »
Le témoin de cette scène est un autre membre de la
bande, Jacques Bonjean, qui s’est lancé avec Maurice
Sachs dans une activité d’édition d’œuvres littéraires illus-
trées par des artistes. C’est à cette occasion qu’il fait la
connaissance de Christian Dior, et on les verra bientôt
faire un bout de chemin ensemble.

54
Parents et enfants terribles

Se costumer, pour Dior, est une seconde nature. L’adoles-


cent qui s’attarde en lui est loin d’avoir rangé le carnaval de
Granville dans le vestiaire de son enfance. Les flonflons, les
chars de fleurs, les bals travestis : c’est ce sens du mer-
veilleux et sa force d’attraction qui l’a conduit au pouvoir
d’enchantement que Jean Cocteau, jouant du jazz comme
batteur, ou Erik Satie, ne quittant jamais son parapluie, ont
fait surgir au Bœuf sur le toit, ainsi qu’aux jeux d’improvisa-
tion et de portraits qui jaillissent autour de Max Jacob
comme un festival de la cocasserie : « Au son d’un Gramo-
phone, raconte Christian Dior, Max, resté le plus jeune de
tous, quittait ses souliers et dansait en chaussettes rouges,
mimant tout un corps de ballet sur des préludes de Chopin.
Sauguet et Bérard, dans un frégolisme stupéfiant, deve-
naient, à grand renfort d’abat-jour, de dessus-de-lit et de
rideaux, tous les personnages de l’histoire… »
On comprend le bonheur de Christian dans ces Années
folles douées d’une sorte de surréalisme de la fête qui carac-
térise l’atmosphère de Paris. Nuits peut-être uniques dans
l’histoire de notre capitale : Paris appartient à la jeunesse.
Une boutade jetée dans un bar, une charade improvisée
peuvent devenir, quelques semaines plus tard, un ballet ou
un opéra-bouffe entre les mains des mécènes d’alors : les
Étienne de Beaumont ou les Charles et Marie-Laure de
Noailles. Ces derniers vont se « mouiller » en parrainant
L’Âge d’or de Buñuel et le film de Cocteau, Le Sang d’un poète,
au grand scandale des milieux bien-pensants, et friser
l’excommunication. Étienne de Beaumont, lui, est le pre-
mier aristocrate à dire que le snobisme doit faire passer le
talent avant les quartiers de noblesse, donne ses fameuses
Soirées de Paris – Christian Dior y assiste assidûment – et
des bals qui lui sont inspirés par sa passion du déguisement.
Raymond Radiguet fait son pastiche quand il décrit le pro-
cessus de la naissance du bal chez le comte d’Orgel : « Il
mettait le salon à sac, se coiffait d’un abat-jour, essayait
mille mascarades qui réveillèrent en Anne la passion la plus

55
Christian Dior, un destin

profonde des hommes de sa classe à travers les siècles : celle


du déguisement. » L’idée d’un bal naît inopinément, au
détour d’un mot, d’un thème lancé, d’une inspiration spon-
tanée, ou du moins doit faire semblant.
Années folles où la fête comme prétexte à s’évader de
soi ne sert pas seulement de défoulement à une société qui
s’ennuie ou à une jeunesse qui veut se libérer. Paris, dans
lequel Christian Dior plonge cul par-dessus tête, est le
« centre de l’orgie heureuse de la France et du monde » –
la formule est de Maurice Sachs –, la capitale où les étran-
gers viennent voir ce qu’ils ne peuvent pas s’autoriser chez
eux. Ils viennent danser dans nos bals populaires où l’on
s’adonne, comme dans la haute société, au goût du mime,
de la mascarade, du déguisement, de la fête costumée. Le
plus exotique est le Bal Nègre de la rue Blomet, où le
peintre Foujita se taille un beau succès, déguisé en fille
publique. La gaieté parisienne n’exclut personne et
accueille l’amour sous toutes ses formes. Interdite par la
loi en Allemagne et en Angleterre, l’homosexualité est
légale à Paris qui, en fermant les yeux, tend les bras aux
couples de « folles », de fairies, de « tatas », des « beautés
d’azur » du monde entier qui en ont fait leur Mecque sen-
timentale. Une institution célèbre, le dancing du Magic-
City, organise chaque année au moment de la mi-carême
une grande fête qui est l’occasion d’un rassemblement de
tous les homosexuels de France et d’ailleurs, pour laquelle
le Tout-Paris égrillard et voyeur se dérange, pas fâché de
venir se rincer l’œil. Tandis qu’au-dehors la police alignée
fait semblant de ne rien voir, la foule massée à l’entrée se
régale de l’arrivée des « sodomites » en plumes de cygne,
diadèmes et maquillages multicolores. C’est au fond
l’audace qui est le thème de la fête 1.
1. Voir, à ce sujet, Gilles Barbedette et Michel Carasson, Paris
Gay 1925, Presses de la Renaissance, 1981, p. 16-19. Willy (Henri
Gauthier-Villars, le premier mari de Colette) et René Crevel en
parlent, le premier dans Le Troisième Sexe, l’autre dans Mon corps et
moi.

56
Parents et enfants terribles

Moins frivole qu’elle n’y paraît, la petite histoire de ce


groupe d’amis qui se sont d’abord reconnus derrière le
refus du sentimentalisme dans l’art et des ornements de
style dans la littérature, c’est leur aventure commune dans
le goût. Ils ont poussé le même cri du cœur devant la
fraîcheur, la spontanéité et la cocasserie qui jaillissent de
la musique du groupe des Six et ils ont tous applaudi
quand Cocteau a lancé : « Satie a enseigné la plus grande
audace à notre époque : être simple. » Ils ont frémi de
bonheur devant l’apparition des personnages de Bérard :
« Il a l’audace de ne pas se laisser influencer par Picasso,
écrit Maurice Sachs. C’est ce qu’un jeune peintre peut
faire de plus intéressant. » En effet, si leur parcours a
commencé sous le signe du premier choc moderniste, le
radicalisme et l’abstraction cubiste, leur sensibilité est
restée maîtresse en continuant d’aimanter leurs recherches
et de guider leurs choix. Il est vrai que cette petite bande
d’amis, issus d’horizons divers, sont pour la plupart des
fils de bourgeois pétris de tradition classique. C’est sans
doute pourquoi leur goût, qui s’élabore entre cubisme et
surréalisme, résistera à toute conception d’un art nouveau
surgi d’élucubrations gratuites, comme chez les dadaïstes,
ou aux tentatives d’endoctrinement d’André Breton. Cette
petite histoire portera ses fruits. On les verra mûrir
quelques années plus tard en peinture avec le groupe des
« néo-romantiques ».
Pour Christian Dior, ils refleuriront, mais beaucoup
plus tard.
Chapitre 3

La pergola, une affaire prêtant à confusion

« Mon jardinier, dit Madame Dior, c’est


mon fils Christian. Il est à Sciences Po mais
il a la passion des fleurs. »

Madeleine Dior n’a jamais été aussi heureuse que


depuis la création de la pergola, avec ses rosiers grimpants
et son bassin de nénuphars, sous laquelle désormais les
déjeuners ont lieu à la belle saison. De cette terrasse, on
jouit d’une vue incomparable sur la mer qui s’étend par
beau temps jusqu’à l’archipel des îles Chausey. Dernière
addition apportée à la villa Les Rhumbs, cet embellissement
est une idée de Christian, qui en a dessiné les plans et
composé amoureusement avec elle les motifs végétaux.
Ce n’est pas dans le petit monde grouillant d’activité de
la Haute Ville, la cité ancienne des armateurs et des
marins, que Madeleine Dior peut se sentir chez elle. Ni
dans les rues commerçantes de Granville où elle éprouve
un peu d’agacement de voir le nom Dior mercantilisé sous
la forme de produits divers : charbon, combustibles, limo-
nade, eaux gazeuses, signalisations urbaines, piscine, etc.
C’est fou ce que les Dior ont le sang d’entrepreneurs dans
les veines : que ce soit chez une branche ou chez l’autre,
on a l’impression que Granville leur appartient !
Avec sa « douceur angevine », que Christian se plaît à
relever chez sa mère, l’univers auquel on l’associe, le bon-
heur qui est le sien, c’est vraiment la culture des roses et

59
Christian Dior, un destin

des agapanthes bleues. Madeleine Dior est une grande


dame jouissant d’une aura que lui donne son port altier,
son élégance et son apparence toujours parfaite. On la
traite avec déférence mais on la trouve froide et lointaine,
sans se rendre compte qu’elle est au fond une femme
bonne aux intentions généreuses. Dans sa famille – c’est
de là que viennent les critiques –, ses belles-sœurs ont
décidé une fois pour toutes qu’elle était dépensière, ambi-
tieuse, arriviste 1. Ajoutons que celles qui parlent ainsi
d’elles ne possèdent ni ses talents, ni les moyens de ses
ambitions et qu’il est donc inévitable qu’elle leur porte
ombrage.
Quelles n’ont pas été, en effet, ses audaces dans la réno-
vation des Rhumbs où elle s’est investie sans tarder dans
des travaux de rénovation représentant une tâche herculé-
enne ! Madeleine Dior n’est pas une femme à se laisser
contrarier lorsqu’elle a une idée en tête. S’étant rendu
compte que le jardin qu’elle projetait était incompatible
avec la puissance des vents, elle avait résolu, tout simple-
ment, de les dominer ! La propriété était construite sur
une majestueuse falaise battue, creusée, rongée depuis des
siècles par les vents. Son idée était de la combler et de la
transformer en une terre fertile.

« Mais vous n’y pensez pas, madame, dut lui répondre,


ébahi, son entrepreneur, il vous faudrait déplacer des
tonnes et des tonnes de terre pour combler la falaise !
Vous n’y pensez pas ? Votre idée ne tient pas la route ! »
C’est tout de même ce qui arriva. Des machines agri-
coles chargèrent des tonnes et des tonnes de terre fertile
sur laquelle on fit pousser des arbres, des arbustes, des
plantes vivaces et tout un rideau végétal créant une oasis
autour de la maison. Madeleine Dior avait accompli son
but et réussi à réguler l’élément perturbateur de son
1. Entretien de l’auteur avec Monsieur et Madame Michel Dior,
le 17 mai 1993.

60
La pergola, une affaire prêtant à confusion

projet. En glissant sur le rideau de végétation, le vent se


trouvait détourné de sa course et renvoyé en sens
contraire, vers la mer.
Pour pouvoir s’imaginer aujourd’hui le jardin tel qu’il
était de son temps, il faut penser aux villas de la Côte
d’Azur environnées de palmiers, de caféiers, de citron-
niers, témoins de ce parfum exotique de la Belle Époque
qui l’ont inspirée. Terminons maintenant par la maison :
Madeleine s’attaqua aussi à la pelouse devant la maison,
une bâtisse assez simple, qu’elle entreprit d’excaver afin
de lui donner une allure théâtrale en lui ajoutant des bow-
windows à l’anglaise et une véranda dont la verrière se
déploie gracieusement sous la forme d’ailes de paon.
Christian vivait en osmose avec une mère que rien
n’arrêtait dans son désir de faire des Rhumbs un paradis,
un désir qui ne pouvait que stimuler son propre imagi-
naire. Il avait grandi en même temps que le jardin se
déployait dans une apothéose de couleurs, de senteurs, de
nuances ; les massifs et les pelouses peignés, frisés, manu-
curés ; les cactus et les plantes tropicales apportant leur
note exotique et les arbres ayant un air presque cente-
naire. Au fil de ces étapes, il prenait conscience de la
constance et de la détermination de sa mère ainsi que de
son tempérament de bâtisseur.
Madeleine accomplissait assurément, à travers Les
Rhumbs, une œuvre, « son œuvre » et peut-être
échappait-il à Christian une part de mystère cachée der-
rière l’ambition qui la poussait ainsi à se transcender ? Il
avait remarqué, malgré tout, que son énergie à poursuivre
son idéal de perfection ne la laissait jamais au repos, non
sans le laisser sur un doute.

Une ambition démesurée peut avoir été causée par un


manque. Madeleine Dior avait été privée d’un père,
décédé tôt dans sa jeunesse, et elle était restée fille unique.
On peut supposer, sans l’affirmer, qu’elle ait ressenti un

61
Christian Dior, un destin

manque, d’une souffrance restée enfouie dans sa jeu-


nesse ? Certains membres de sa famille l’ont dit considé-
rant son mariage avec Maurice Dior 1 comme une
revanche pour elle sur la vie.
Maurice Dior s’est toujours comporté en mari aimant,
ne sachant rien refuser à son épouse et cela aurait dû
suffire à faire taire les mauvaises langues. Mais Madeleine
avait provoqué un phénomène dérangeant à travers
l’atmosphère d’opulence qui régnait au Rhumbs, rompant
avec les habitudes locales et les us et coutumes en vigueur
chez la sixième génération des Dior. À l’origine de cette
mauvaise guerre autour de Madeleine Dior lui faisant une
réputation « d’arriviste », ses belles-sœurs, et principale-
ment, Charlotte-Marie, l’épouse de Lucien Dior, person-
nage éminent de la vie politique et économique de
Granville, fort de ses titres de député de la Manche et de
ministre du commerce et dont le prestige rejaillissait sur le
nom des Dior. Sa stature et, partant, celle de son couple,
les plaçaient suffisamment au-dessus du rang, tout en leur
permettant de rester proches des gens, sans qu’il soit besoin
d’aller chercher ailleurs des signes de prétention sociale
dont ils n’avaient que faire.
Madeleine, environnée par la beauté de son jardin,
l’extravagance de ses plantations et de ses variétés saison-
nières les plus inimaginables, provoquait un décalage par
rapport à son milieu ambiant et il était inévitable que cela
jette un froid dans les relations familiales. Elle n’en avait
sans doute pas mesuré les conséquences. Son unique
préoccupation était d’élever les siens dans une forme
ennoblie d’existence et Maurice, qui n’y voyait aucun mal,
se laissait guider par sa femme, qui trouvait un tel accom-
plissement dans son monde à elle, qu’il n’aurait jamais
songé à l’en priver.
Voilà qu’aux Rhumbs désormais, on était accueilli par
des domestiques en uniforme, que la maison était fleurie
1. Ibid.

62
La pergola, une affaire prêtant à confusion

de bouquets dans toutes les pièces, les repas servis dans


de la porcelaine et les vins dans de la verrerie en cristal
fin gravé, en harmonie avec les nappes d’organdi brodées,
l’argenterie soigneusement choisie auprès d’une maison de
renom portant la garantie de leur valeur, comme chacun
des objets faisant partie de l’univers de Madeleine Dior.
Ses possessions au même titre que ses principes, destinés
à se transmettre de génération en génération. Madeleine
croyait dans cet ordre des choses car elle y voyait la
garantie d’un bonheur durable.
L’avenir était devant soi et la prospérité un bien acquis.
Chaque année ou à intervalles réguliers, les cinq enfants
étaient alignés par rang d’âge devant l’appareil du photo-
graphe. Clic ! On ne bouge plus. Regards sérieux, attitudes
figées – le sourire n’était pas de mise dans cet instant solennel
de la séance de portrait – et voici Raymond et Christian, vêtus
selon l’année, en costumes marins ou en habits de commu-
niants, puis Jacqueline, en robe blanche, coiffées de boucles à
l’anglaise, et Bernard, le plus jeune au visage d’ange, Cathe-
rine, la dernière n’étant encore qu’un bébé. Il ne reste plus qu’à
encadrer les portraits des enfants modèles 1.

Un secret bien gardé

Le fils aîné, Raymond, courtise les jeunes filles, il a de


beaux traits, et malgré un air sévère et un caractère un
peu brusque, il sait plaire quand il le veut car il est intelli-
gent. Madeleine Dior ne s’est jamais fait de souci au sujet
de son aîné. Raymond vient de se marier. Son alliance a
tout pour satisfaire ses parents : la belle-fille, qui porte éga-
lement le prénom de Madeleine, est charmante et apporte
en outre une très jolie dot. Pour le second, elle y songe, et

1. Collection de photos, Cahiers du Patrimoine : Parfums Christian


Dior.

63
Christian Dior, un destin

il lui semble qu’il faudrait qu’elle y mette un peu du sien


pour Christian, navrée de voir qu’il ne pense qu’à s’amuser
avec ses amies comme au temps du Carnaval. Il les déguise,
et c’est ridicule à son âge de passer du temps à composer
des tenues de music-hall ! Elles raffolent de lui, mais c’est
déraisonnable ! Comme Madeleine Dior dispose d’un aréo-
page garni de jeunes filles de bonne famille autour d’elle,
elle croit bien avoir trouvé, parmi les candidates en vue,
une certaine Anglaise, excellente joueuse de golf, avec un
visage empreint de taches de rousseur, qui lui plairait bien
et devrait sans doute s’accorder avec les penchants anglo-
philes de Christian. Le père de cette Peggy est le colonel
Evans, retiré de l’armée britannique et venu s’installer à
Granville dont il préside le Cercle. En réalité quelque chose
l’agace chez son second fils. Elle se lamente avec son époux
de le voir toujours aussi incapable de se préoccuper de
choses sérieuses. Ses goûts pour la musique ne leur disent
rien de bon. Soit, il a fallu accepter qu’il étudie la composi-
tion musicale, et même régulièrement, en bons parents, ils
accèdent à sa demande de lui prêter leur salon à Paris pour
des répétitions. Ces séances musicales sont d’un genre peu
ordinaire. Les jeunes gens sont assis par terre, sur le tapis,
toutes lumières éteintes. Quant à eux, ils n’ont plus, ce soir-
là, qu’à aller se réfugier au fond de leurs appartements en
espérant bien voir un jour cesser ces jeux d’adolescents.

Madeleine Dior a plus de mal à cerner son second fils


dont le caractère a ceci de particulier, qu’il sait ne jamais
heurter personne. L’habileté de Christian Dior à manœu-
vrer son existence consiste aussi à ne pas cacher à ses
parents ses amitiés dans un autre univers que le leur. Chris-
tian Bérard, Henri Sauguet, Jacques Bonjean, et d’autres
amis encore sont ses hôtes à Granville dont il est heureux
de faire découvrir les charmes. Max Jacob aurait même
promis de faire un crochet par la Normandie lors d’un pro-
chain séjour qu’il s’apprête à faire avec sa mère à Quimper.

64
La pergola, une affaire prêtant à confusion

La largesse de l’hospitalité aux Rhumbs fait la réputation


des Dior et, s’il y a un trait dans son caractère dont Chris-
tian ne fait pas mystère, c’est son sens de l’amitié.
Il se montre tout aussi fidèle à ses anciens camarades
de jeu qu’il retrouve régulièrement chaque année pour une
vie estivale de golf, de natation, de pique-niques, de
tennis, de charades, de croquet, de fêtes de charité et de
bals costumés. Et, toute sa vie, il restera lié avec ces amis-
là, fils d’armateurs, de commerçants, de bonnes familles
du lieu : Serge Heftler-Louiche, qui habite à proximité,
superbe jeune homme dont la famille est très fortunée,
Nicole Riotteau, fille d’armateur et déjà la plus courtisée,
Suzanne Lemoine et sa sœur, Jeannette, dont les parents,
d’un milieu plus simple, tiennent une épicerie et qui sont
des jeunes filles sportives et pleines de gaieté. Suzanne,
surtout, qui excelle au tennis et au golf. Christian n’aime
rien tant que la compagnie de ses amis sans jamais devenir
le meneur de la bande. Son naturel nonchalant fait que,
sur la plage, on le voit plus souvent allongé sur le sable à
se prélasser qu’en train de nager ou de pêcher. Le sport
n’est pas son loisir favori et, s’il assiste volontiers aux com-
pétitions, son rôle à lui consiste le plus souvent à remettre
les trophées aux gagnants. Une « coupe Dior » fera, plus
tard, partie des institutions de la saison du golf de
Granville. On remarque son élégance en costume d’été et
chapeau mou, quand il sort de la belle automobile pater-
nelle. Pourtant, Dior se déplaît et se trouve ingrat sur le
plan physique, et, sans doute, s’il est toujours riche d’his-
toires à raconter et drôle avec ses amies, c’est qu’il se place
avec les femmes sur un autre terrain que celui sur lequel
il sait ne pas pouvoir triompher ! Le beau Serge Heftler-
Louiche fait tourner toutes les têtes. Dior n’en a pas moins
autant d’amies autour de lui : il les appelle ses « petites
biques », leur dessine des croquis pour leurs robes de bal,
et signe ses lettres « Tian ». Certaines ont conservé ses
jolis dessins, telle Suzanne Lemoine à qui il envoie par

65
Christian Dior, un destin

courrier un modèle de déguisement en « négresse des


îles », ajoutant au bas de la page cette remarque : « La
jupe est plus longue dans le dos et aussi la basque du
corsage, tenir la jupe légèrement relevée avec la main. »
Suzanne Lemoine deviendra une amie inséparable et
déjà elle le devine, aimant en lui ses deux côtés, « pas-
sionné et timide », et sachant aussi parfaitement à quoi
s’en tenir sur les réticences que cache sa timidité. Mais
Christian Dior a choisi de maintenir toutes les apparences
d’un garçon de bonne famille, animé des meilleures inten-
tions et qui va gentiment s’exercer au fox-trot dans les
bals de jeunes filles. Car ses parents devront toujours
ignorer son secret : « Il savait, dit Suzanne, qu’il aurait
horriblement blessé sa mère. »
Le jour arrive cependant où il est devenu impossible de
leur cacher que ses études à l’École des Sciences poli-
tiques n’ont été qu’un paravent, et Madame Dior, à son
grand dam, va devoir renoncer à l’espoir de voir son fils
trôner dans quelque ambassade.
Dans l’intervalle, il a tenté de leur proposer une alterna-
tive. Imaginant qu’une solution plus acceptable à leurs
yeux pourrait être la voie des musées, il leur a demandé
l’autorisation de s’engager dans la filière de l’École des
chartes. Mais, là non plus, l’idée n’a pas été acceptée. Or,
Christian Dior sait pertinemment qu’à Sciences Po il court
à l’échec. Que ne peut-il continuer de vivre heureux entre
ses deux « familles », et poursuivre ses allées et venues entre
son bonheur bourgeois et sa vie de bohème ? Mais il a
vingt-deux ans et a déjà « tiré » un an en redoublant sa
troisième année rue Saint-Guillaume. Jusque-là, il avait
réussi tant bien que mal à passer en dernière année – dans
la section « Finances publiques » –, mais celle du diplôme ne
pardonne pas. Ayant les examens en horreur, il s’est arrangé
pour les repousser. Lettre d’excuse sur lettre d’excuse pour
demander le droit de se représenter à la session de
septembre : les motifs en sont divers ; 15 mai 1926, pour

66
La pergola, une affaire prêtant à confusion

des raisons de santé, une forte grippe le retient au lit ;


27 avril 1927, parce qu’il est à Londres où il apprend
l’anglais (mais se préoccupe surtout d’assister à la repré-
sentation du ballet La Nuit, qui sera d’ailleurs une cause
de brouille sévère entre ses deux meilleurs amis, Sauguet,
compositeur de la musique, et Bérard, auteur du décor
qui veut tirer toute la couverture à lui). Une autre lettre,
de protestation cette fois : son professeur a refusé de le
recevoir pour ses inscriptions au motif qu’il se présentait
à l’école « en tenue de voyage » ! En dehors des cours de
Monsieur André Siegfried sur « les politiques commer-
ciales des grandes puissances », l’année 1927, où il obtient
un 18 et un 14, les appréciations de ses autres professeurs
répètent les banalités d’usage dans ce cas : « Élève doué
qui n’a pas fourni toute l’assiduité qui aurait été souhai-
table. » Ses exposés oraux manquent d’assurance – Dior
a une voix fluette –, ses compositions écrites montrent
une écriture filiforme, sensible, par moments emballée, qui
répugne curieusement aux majuscules, et se singularise
plus encore dans la signature où la première syllabe du
prénom fait défaut : « tian dior ». Bref, Christian aura eu
beau reporter les épreuves en redoublant sa troisième
année, l’échec est définitif le 1er juillet 1927, les registres
portant la mention « absent dès le début » et sa signature
précédée de « se désiste » en 1928. Seul avantage à ces
années perdues : le report de la date de son incorporation
sous les drapeaux. Mais l’édifice derrière lequel il a mené
joyeuse vie ne tient plus désormais. C’est la fin d’un
compromis de façade au sujet duquel sa mère ne se fait
désormais plus d’illusions.
N’avait-il pas passé une bonne partie de son temps aux
Rhumbs, l’année précédente, ne s’inquiétant pas trop de
ses études car il redoublait, et préférait s’occuper de la
construction de la pergola dont il avait pris l’initiative,
convainquant sa mère de le suivre dans ce projet ?

67
Christian Dior, un destin

Or la question se présente dans des conditions plus


malaisées que quatre ans plus tôt. Maurice Dior a de
graves raisons d’être déçu dans ses attentes. Ses deux aînés
se refusent à grandir. Le cas du premier est le plus déplo-
rable : Raymond Dior travaille depuis plusieurs années
dans les affaires familiales au 9, rue d’Athènes, siège pari-
sien de la société, mais, quoiqu’il ne manque pas d’intelli-
gence, il n’a pas les capacités pour reprendre le flambeau.
Doué d’un esprit sarcastique, il s’amuse à jouer les provoca-
teurs en étalant ses idées subversives. On a longtemps cru
que jeunesse se passerait, mais l’esprit de rébellion n’est pas
parti avec l’âge. Jacques Bonjean, qui fut son camarade de
régiment, en trace ainsi le portrait : « Raymond, l’aîné, avait
été durant quelques semaines mon compagnon d’embusque
au vieux fort de Vincennes. Il se plaisait alors à affoler, par
l’étalage d’opinions plus ou moins avancées, une clique de
nantis bien décidés à se faire étriper pour l’Alsace-Lorraine.
Je m’en étais amusé avec lui. Dix années ont passé sans
paraître l’avoir changé. »

Profession : ami

Où en sont les considérations de Christian Dior quant


à son propre avenir ? Juge-t-il avoir terminé son parcours
socratique ? Veut-il poursuivre sa vie de dilettante ? Il est
vrai qu’elle est fort plaisante, cette atmosphère de bonheur
consommé dans l’instant, d’école buissonnière, de chasse
au naturel, de culte de la légèreté dans laquelle évolue
sa pléiade d’amis et de jeunes talents. Pourquoi la vie ne
serait-elle pas une précieuse quête du beau entre un bou-
quet d’êtres choisis ?
Christian ne manifeste aucune ardeur à persévérer dans
la musique ni dans la peinture où son œil sait bien capter
les nuances. L’invention, la création le hantent, mais pas
au point de quitter le bonheur de la contemplation. Un

68
La pergola, une affaire prêtant à confusion

formidable enthousiasme est né de sa rencontre avec


Bérard. Trois ans à peine séparent les deux Christian. Et
tant de ressemblances entre ces deux garçons de bonne
famille habitant le XVIe arrondissement. Bérard, tout
enfant, a commencé à remplir des albums à dessins de
scènes de cirque et de ballets que ses parents l’emme-
naient voir, ainsi qu’à copier les modèles de robes parus
dans les revues de mode que recevait sa mère. Dior est
conquis par le sourire énigmatique des personnages de
Bérard. Mais on dirait que le choc a masqué définitive-
ment pour lui l’intérêt de ses propres griffonnages.
Bérard, écrit-il dans ses Mémoires, « s’était déjà aperçu
que le visage humain, la vie des êtres méritaient plus
d’attention et d’honneur que les natures mortes simplifiées
des cubistes ou les figures géométriques des abstraits […].
Chacun de ses dessins réapprit à voir, à transfigurer l’exis-
tence quotidienne en une féerie intense et nostalgique.
J’achetai tout ce que je pus de ses croquis, de ses pan-
neaux inspirés, et j’en couvris les murs de ma chambre. »
Dior est réellement convaincu d’avoir rencontré « un des
premiers peintres de l’époque ».
Le même phénomène se produit avec Henri Sauguet.
Le musicien entame tout juste sa carrière à Paris. Voilà
que, incidemment, Dior et lui découvrent donc qu’ils ont
au même moment composé leurs Françaises. Mais, en se
prenant d’une admiration sincère pour le talent de Sau-
guet, Dior a comme perdu toute sa capacité de s’intéresser
au sien. Ses Mémoires gardent la trace de cette émotion :
« Il était déjà connu, mais il me parut très célèbre […].
Sa musique abolit toutes nos différences. Elle était celle
que j’eusse rêvé d’écrire si le ciel m’avait accordé le don
d’être vraiment musicien. Henri Sauguet, dès ses pre-
mières œuvres, s’annonçait comme le rénovateur du style
spontané, amoureux, anti-scolaire. »
Il faut le croire puisqu’il l’écrit : « L’admiration et
l’amitié suffisaient à mon bonheur. » Il n’empêche que la

69
Christian Dior, un destin

contemplation devient vite paresse et que l’ennui d’agir


peut aussi trahir des susceptibilités plus profondes,
comme le manque de confiance en soi ou l’orgueil de ne
vouloir être que le premier. Dior ne peut non plus nous
cacher que son confort matériel le protège (ou le para-
lyse ?) contre la nécessité de se battre pour gagner sa vie.
Aucun désir chez lui de se mettre en avant : sa délicatesse
morale le rendrait bien incapable, par exemple, de mener
le genre de manœuvres habiles auxquelles se livre un
Maurice Sachs, dévoré par l’ambition d’être écrivain, et
qui réussit à séduire tous les hommes de lettres, passant
du poste de secrétaire de Cocteau à celui de Max Jacob
(sans que cela le prive, une fois qu’il les a quittés, de les
écorcher vifs avec sa plume 1). Dior n’est pas non plus
démangé par le désir de briller en société et d’être choyé
comme son plus proche ami, Christian Bérard. Les portes
des salons parisiens s’ouvrent aux artistes. Toutes les
femmes du monde, les Marie-Laure de Noailles, Marie-
Blanche de Polignac, Daisy Fellowes, Dolly Radziwill,
Lili Pastré, et d’autres encore, s’arrachent Cocteau.
Bérard attend encore son tour, qui arrive dès qu’il com-
mence à faire de la mise en scène. Il ne rêve alors que
de se lover aux pieds de ces belles madones, de devenir
l’attraction de toutes leurs fêtes, l’invité permanent de
Dolly Radziwill ou de Daisy Fellowes, de se faire cueillir
au bas de son hôtel de la place Cambronne où il habite
avec son ami, Boris Kochno, par le chauffeur de Marie-
Laure de Noailles et déposer pour dîner place des États-
Unis. Maurice Sachs, grand séducteur polyvalent, guette
plutôt la riche commanditaire, Gabrielle Chanel, et il par-
viendra à se faire ouvrir la porte de son hôtel particulier
rue du Faubourg-Saint-Honoré, où il décroche la mission
rêvée de lui constituer sa bibliothèque, pour laquelle il se

1. Max Jacob a vécu comme une trahison le pastiche de son per-


sonnage, César Blum, dans Alias.

70
La pergola, une affaire prêtant à confusion

fait payer à prix d’or avant qu’une brouille née de ses


indélicatesses ne les sépare.
Henri Sauguet conquiert vite les salons et cultive parti-
culièrement l’amitié de Charles et Marie-Laure de
Noailles, dont il est aussi l’hôte l’été à Hyères dans leur
fameuse villa construite par Mallet-Stevens. Christian
Dior ne s’est pas propulsé dans cette mouvance, tout en
étant invité à certains bals, de même qu’il assiste aux soi-
rées musicales du comte Étienne de Beaumont, en son
hôtel de la rue Masseran. La scène l’amuse, mais sa timi-
dité vient souvent tempérer sa curiosité. Question d’édu-
cation, il trouverait inélégant de courir après les
invitations, puis, ce qu’il ressent de son manque de charme
physique le paralyse et le prive de l’assurance qui le ferait
briller dans le monde. Il est à l’aise dans le commerce
intime avec ses amis, où toutes ses qualités de cœur et
d’esprit se dispensent ; il sait se montrer le même à l’égard
de tous et tout aussi accueillant envers ceux qui restent
un peu à la traîne dans l’univers parisien.
Mais va-t-il pour autant se contenter de jouer les
seconds rôles au milieu de cette compagnie brillante ?
Pour s’être « branché » de lui-même dans ce milieu, il fal-
lait une paire d’antennes ultrasensibles. Dommage que ce
don n’ait pas été cultivé ! Seule sa grand-mère l’avait
remarqué dans sa jeune enfance ! Ce qui est remarquable
chez Dior, c’est son sens intuitif de la création artistique.
Rien en lui du Parisien automate qui se drogue à l’« avant-
garde » et subit le terrorisme des modes. Sa fascination
pour les ballets, son admiration pour Cocteau montrent
qu’il a tout de suite identifié le courant majeur qui a
marqué l’art des années vingt : force et beauté de ces spec-
tacles opérant un rapprochement étonnant, et détonant,
entre rythmes chorégraphiques et cinématographiques,
modes picturaux et musicaux, formes athlétiques et poé-
tiques. Alors que les grandes révolutions artistiques qui
continuent de dominer le siècle datent des années dix,

71
Christian Dior, un destin

c’est l’art chorégraphique des années vingt qui a été le


brillant théâtre de leur vulgarisation et a donné à Paris
son ton unique. Et peut-être que le plus grand titre de
gloire de Cocteau aura été d’avoir mis à la portée de
l’homme de la rue une beauté que celui-ci ne pouvait pas
percevoir dans l’art trop hermétique d’un Picasso, d’un
Stravinski ou d’un Picabia.
Or, si ces phénomènes de création, et particulièrement
la force d’expression de l’art, fascinent Christian Dior, il
les aborde comme s’il avait par avance renoncé à toute
implication autre que celle de spectateur en ce domaine.
Sans doute est-ce la conscience qu’il a de l’opposition de
ses parents qui bloque mentalement chez lui toute velléité
de tenter une aventure personnelle. À vingt-deux ans, le
courage peut attendre et aucun choix ne semble irrémé-
diable. Il reste que le destin, parfois, se charge de rattra-
per les erreurs… il le fera vingt ans plus tard. Mais, pour
lors, Christian lui-même s’autocensure, le poids de l’oppo-
sition parentale n’étant jamais qu’une échappatoire. Sa
vocation est étouffée avec son consentement, condamnée
sans appel, abandonnée au hasard.
Arrêtons-nous sur une dernière image avant de suivre
Christian Dior dans le choix du métier qu’il va finalement
faire. Un souvenir rapporté par Henri Sauguet dans une
interview datant de 1984 : le musicien raconte l’état d’exci-
tation délirante dans lequel lui-même et son ami Christian
se trouvèrent lors d’un événement qui a marqué leur jeu-
nesse, l’exposition des Arts décoratifs en 1925. Un spec-
tacle comme nul n’en avait encore jamais vu, réunissant à
la fois l’éblouissement du feu d’artifice et l’intérêt captivant
du laboratoire. Depuis le pavillon de l’Esprit nouveau de Le
Corbusier jusqu’aux fontaines de Lalique, du pont
Alexandre-III enguirlandé de cascades lumineuses jusqu’au
fanal de la tour Eiffel, tout ce que l’art nouveau produisait
de plus beau s’y trouvait rassemblé. Les Parisiens y retour-
naient tous les jours, croyant découvrir le monde, et les

72
La pergola, une affaire prêtant à confusion

étrangers vivaient à l’heure de Paris. Dior, Sauguet et leurs


amis y passèrent toutes leurs soirées. Le Bœuf sur le toit
s’était installé pour l’occasion sur une péniche au bord de
la Seine. Un peu plus loin, trois embarcations plus belles
que toutes : Amours, Délices, et Orgues. Elles appartenaient à
Paul Poiret, surnommé le Magnifique. Le couturier les
avait converties pour l’occasion en restaurants et une
joyeuse foule allait ainsi de l’une à l’autre.
Dior approche ici le premier couturier à se poser avant
tout comme un créateur et un décorateur, concevant la
mode comme l’une des formes de l’expression artistique.
Les robes de Poiret étaient inspirées avant-guerre des Bal-
lets russes et avaient transformé les femmes en odalisques.
L’orientalisme n’a qu’un temps mais, plus important, Paul
Poiret a bouleversé le pouvoir de la mode en jouant à
l’enchanteur, au magicien, en devenant lui-même collec-
tionneur, marchand, mécène, promoteur d’idées, fonda-
teur d’école, en remplissant cette fonction de catalyseur
des courants de son temps que Dior apprécie dans la
démarche de Cocteau et qui inspirera aussi plus tard la
sienne. Mais à quoi bon s’intéresser à des chimères ? Non,
Dior n’a même pas songé un instant qu’il pourrait devenir
couturier : une situation impensable pour un garçon de
bonne famille. Sauf le cas Chanel, à cause de sa personna-
lité hors du commun, les couturiers n’ont encore qu’un
statut de fournisseurs. Poiret, tout flamboyant qu’il est,
reste en marge de la société qui ne songerait pas à se
rendre à ses fêtes. Mais Christian Dior ne renonce pas
malgré tout à se forger une place dans ce milieu de la
création qui le fascine. Or, il existe des personnages qui
ne se tiennent pas sous les feux de la rampe mais n’en
jouent pas moins un rôle crucial dans la production du
spectacle : que seraient les artistes sans les marchands, les
prophètes, les critiques, les mécènes ?
Christian Dior a pris sa décision, le reste n’est qu’affaire
de circonstances : « Je me décidai pour le plus sage, c’est-
à-dire pour celui qui dut apparaître le plus fou à mes

73
Christian Dior, un destin

parents : directeur d’une galerie de tableaux. » L’idée s’est


présentée presque naturellement sur son chemin. Jacques
Bonjean, avec qui il s’est pris d’amitié, envisage d’ouvrir
une galerie de tableaux et cherche un partenaire. Cet ex-
diamantaire est avant tout un passionné d’art ; il a com-
mencé par s’associer avec Maurice Sachs dans une petite
activité d’édition d’œuvres originales illustrées, mais ce
dernier a trouvé meilleur emploi avec la bibliothèque de
Chanel. Max Jacob, qui aime bien placer ses protégés,
lui refile un incapable, Gaspard Blu, qui part au bout de
quelques mois. L’opportunité se présente alors pour Chris-
tian Dior. Il lui reste à la soumettre à ses parents. Il lui
semble qu’ils se récrieront sans doute à l’idée de cette gale-
rie de tableaux mais qu’ils finiront par convenir qu’elle est
moins folle qu’il n’y paraît.
Un temps de répit supplémentaire lui est donné par le
service militaire avant l’affrontement. Il est convoqué en
octobre 1927 et affecté comme sapeur de deuxième classe
au 5e génie au camp de Satory, à côté de Versailles. On
lui fait transporter des rails de chemin de fer, ce qui lui
endolorit l’épaule. Ses capacités en couture lui sont utiles,
il se confectionne un petit coussin qui amortit le frotte-
ment. Durant son service, il entend parler parmi ses cama-
rades de chambrée d’un certain conscrit qui connaît
Picasso. Quelques jours plus tard, Dior s’arrange pour le
rencontrer. Il s’agit de Nicolas Bongard, un ami qui lui
restera fidèle la vie entière. La mère de ce jeune homme
élégant est la sœur de Paul Poiret ainsi que de Nicole
Groult, la modéliste, et de Paule Boivin, la femme du
joaillier. Pendant la guerre, Germaine Bongard avait orga-
nisé une exposition dans son hôtel particulier de la rue de
Penthièvre, pour venir en aide aux peintres mobilisés. Elle
reçoit régulièrement chez elle Picasso, Derain, Kisling,
Marcoussis, ou des musiciens comme Erik Satie. Dior fait
partie, après sa sortie de l’armée, des invités de ces soirées.

74
La pergola, une affaire prêtant à confusion

Le moment est donc venu de conclure son projet de


galerie avec Jacques Bonjean. Maurice Dior s’est finale-
ment rangé aux désirs de son fils et accepte de lui donner
les moyens d’investir – quelques centaines de milliers de
francs –, afin de démarrer dans un local que Jacques
Bonjean a déniché, au fond d’une impasse au numéro 34
de la rue La Boétie. Dior est assez satisfait mais il aurait
dû s’en douter : sa mère y voit une supercherie de plus !
Quand la nouvelle lui est annoncée, ses traits se raidissent,
son regard se rembrunit. Voilà des années qu’elle le voit
mener sa vie à sa guise, poursuivant des activités frivoles
sans songer sérieusement à son avenir. Madeleine Dior
est si troublée qu’elle oublie de se rappeler qu’elle en
porte, malgré tout, sa part de sa responsabilité. Les mères
les mieux intentionnées sont parfois inconséquentes :
n’aurait-elle pas dû le chasser du jardin quand il concoc-
tait les plans pour construire la pergola ? Ne pouvant
ignorer qu’il redoublait sa troisième année à Sciences Po,
que faisait-il là, à jouer le paysagiste, au lieu de se consa-
crer à la préparation de ses examens ?
Quoi qu’il en soit, la colère maternelle éclate.
En est-il surpris ? Impossible, car il avait gravé dans sa
mémoire cette belle journée de l’été 1926 où il avait la
connaissance de James de Coquet 1, venu en visite aux
Rhumbs. Le chroniqueur parisien du Figaro se promenant
en compagnie de sa mère était tombé en extase devant le
jardin. La pergola venait d’être inaugurée aux Rhumbs et
Madeleine Dior recevait des invités pour le thé. James de
Coquet a livré ses souvenirs de cette journée :
« C’était un jardin ravissant fait de sauges-cardinal et
d’héliotropes. Avec cette flore pour jardin de curé on avait
1. Correspondant de guerre puis chroniqueur parisien au Figaro,
dont il a été aussi le chroniqueur gastronomique, décédé en 1988.
Source de ses souvenirs : www.lefigaro.fr/histoire/archives/2015/
01/21/26010-20150121ARTFIG00104-il-y-a-110-ans-la-naissance-du-
couturier-christian-dior.php

75
Christian Dior, un destin

composé un parterre dans le style de Le Nôtre, dont les


allées se perdaient dans les franges blanches de la mer. La
propriété […] surplombait la Manche, juste à l’entrée de
Granville, et ce qui faisait la grandeur de ce jardin, c’est
qu’il s’intégrait à ce paysage marin. Les nuages vaporeux
du ciel normand lui tenaient lieu de bosquets et de char-
milles et composaient, sur une structure fixe, un décor
qui se renouvelait au gré du vent. Je fis compliment à la
maîtresse de maison de cette réussite et je lui dis que son
jardinier avait l’étoffe d’un paysagiste. »
Christian, en entendant cela, ne put s’empêcher de
rougir de plaisir jusqu’aux oreilles. L’humeur allait chan-
ger rapidement !
« “Mon jardinier, dit Madame Dior, c’est mon fils Chris-
tian ! Il est à Sciences Po mais il a la passion des fleurs.”
Je sentis dans sa voix une nuance de réprobation. Somme
toute, les fleurs sont une passion un peu frivole pour un
garçon d’une vingtaine d’années dont le père est fabricant
d’engrais chimiques depuis trois générations et dont
l’oncle est sous-secrétaire d’État. Autre signe de frivolité,
c’était Christian, m’apprit-on, qui dessinait, et bâtissait au
besoin, les costumes de ses frères, de ses sœurs et de ses
cousins pour les bals masqués au casino. Soyons justes :
ce n’est pas ainsi qu’on se prépare à devenir préfet des
Deux-Sèvres et encore moins ambassadeur. […] À l’heure
du thé, je fis la connaissance de cet amateur de jardins et
de colifichets. Je découvris un garçon d’une sensibilité
exquise, mais qui, loin d’être impulsif, analysait à mer-
veille ses émotions et ses préférences 1. »

La pique de sa mère n’était pas passée loin. Cette fois,


sa colère rentrée déferle en une avalanche de paroles qu’il
aurait préféré ne pas entendre : qu’il s’est joué d’eux
durant toutes ces années et qu’elle en est fort mécontente !

1. Ibid.

76
La pergola, une affaire prêtant à confusion

Que ce nouveau stratagème lui reste en travers de la gorge


et qu’elle refuse d’être mêlée à ce projet de galerie, tout
aussi farfelu à ses yeux !
Et Madeleine Dior de dicter sa condition : « Ne jamais
voir paraître mon nom dans la raison sociale. »
Les deux hommes restent cois devant la véhémence de la
réaction maternelle.

Madame Dior ne fait aucune différence entre galerie de


tableaux ou petit commerce. Avoir son nom sur la façade
d’une boutique est chose vulgaire dans une famille comme
la leur, autant dire une déchéance ! S’évertuant à gommer
les manières un peu trop rustiques à son goût de la lignée
Dior pour donner à sa progéniture la respectabilité de la
bonne bourgeoisie, le nouvel avatar de Christian contra-
riait ses plans… Quelles mères ne rêvent pas, pour leurs
filles et fils de beaux mariages ou de belles situations qui
alimentent les conversations dans les réunions mon-
daines ! On ne s’étonne pas trop de sa réaction. Néan-
moins, comme personne dans son entourage n’oserait la
contredire, Madeleine conserve des opinions étriquées.
Or, il lui faudrait avoir une vision plus sophistiquée de la
vie parisienne pour savoir que dans certains salons mon-
dains que son fils fréquente, les poètes et les artistes sont
mis à l’honneur.
Ah ! Madeleine, vous ne pouviez pas le savoir mais ima-
ginez que James le Coquet qui vous a tant complimentée
sur votre jardin est celui qui, quelque vingt années plus
tard, remettra à votre fils les insignes de la Légion
d’honneur !
La galerie s’appellera donc « Galerie Jacques Bonjean » !
Et Christian, que pense-t-il au fond de lui-même ? Il est
tout simplement envahi par la tristesse. Sa mère n’est pas
un mystère pour lui, il devine sans effort les pensées qui
la traversent. Madeleine Dior est allée de déception en
déception avec ses fils aînés dont aucun ne veut répondre

77
Christian Dior, un destin

à ses attentes. Raymond n’a pas l’étoffe suffisante pour


reprendre le flambeau dans les affaires familiales et Chris-
tian, son préféré… ? Elle a un peu compris et n’espère
plus beaucoup dans un mariage mais du moins lui restait-il
celui de le voir briller dans une ambassade.
Saura-t-elle se résigner sans trop souffrir ? Sa mère vit un
drame et il sait qu’il lui a fait une peine considérable.
Pouvait-il en être autrement ? Il l’aime et il l’aimera toujours.

Le talent des autres

« Galerie Jacques Bonjean » : les amis, toujours à l’affût


du mot d’esprit, l’ont aussitôt rebaptisée « Galerie
Jambon-Dior » ! Et c’est bien ainsi que naît l’aventure,
sous le signe de l’amitié et de l’amusement. Dior et Bon-
jean sont tous deux des enfants du sérail Max Jacob, dont
ils ont gardé l’esprit de jeu, et la galerie n’est qu’une exten-
sion de la « famille » où l’on s’applique à défendre avec un
certain sérieux les artistes qui vous sont proches. Dior, en
outre, s’est découvert avec la jeune épouse de Jacques
Bonjean un goût commun pour la musique. Une fois par
semaine, il a son rendez-vous avec Germaine Bonjean
pour jouer du piano à quatre mains et, quand leur fille
Geneviève naît – la future actrice Geneviève Page –, Dior
est aussitôt choisi comme parrain.
Après deux associations avec des personnages fantai-
sistes, Jacques Bonjean est content d’avoir trouvé un par-
tenaire plus responsable. Première déception tout de
même : en donnant sa bénédiction au mariage Bonjean-
Dior, Max Jacob a promis ses gouaches. Le contrat signé,
l’on s’aperçoit bien vite que l’ermite de Saint-Benoît-sur-
Loire, dans sa bonté un peu oublieuse, les a déjà offertes
à d’autres.
Telle est la différence entre jeu et réalité qu’il faut désor-
mais apprendre, les années d’insouciance et de gratuité sont

78
La pergola, une affaire prêtant à confusion

terminées, même si l’on traite entre amis. Dior et Bonjean


se partagent en ce domaine les rôles : « Je n’aime pas le
monde, écrit Jacques Bonjean, et j’y suis maladroit. Pour-
quoi me forcerais-je ? Christian m’épargne cette peine qui
n’en est pas une pour lui. J’admire son aisance. Je fais
confiance au don qu’il a de plaire sans effort. »
Et la « fraternité » entre les deux Christian aidant, la
galerie peut s’enorgueillir de produire son artiste phare,
« Bébé » Bérard, dont les vernissages sont un succès
assuré : « Le gratin frétille entre nos murs. Bébé virevolte,
aimable, souriant. Paraît Jacques-Émile Blanche qui tint
longtemps avant lui, dans ses mains de bon peintre, le
sceptre des succès mondains. Bébé quitte précipitamment
Marie-Laure de Noailles pour accueillir cet illustre prédé-
cesseur. Il s’offre à faire avec lui le tour de l’exposition, et
les voilà, l’un commentant ses toiles, l’autre les regardant en
silence. C’est devant l’une d’elles que le maître, jusqu’alors
réservé, demande innocemment : “Qui donc est cette grosse
dame ?” Bébé vacille. Il s’agit de son autoportrait, entre
deux barbes, la première ayant été sacrifiée à la passagère
amitié d’un sergent de ville, la seconde n’ayant pas encore
eu le temps de pousser. »
Ce commentaire humoristique est extrait du journal de
Jacques Bonjean, non publié, mais dont sa fille, Geneviève
Page, m’a autorisée à citer quelques extraits. Il retrace
d’une plume savoureuse les aventures des deux marchands
en herbe qui espèrent, comme tous, devenir rapidement des
Vollard ou des Kahnweiler et qui, en l’occurrence, ont de
bonnes chances de penser qu’ils tiennent peut-être, comme
l’écrit Bonjean, « l’œuf du siècle ».
En 1928-1929, les révolutions radicales sont loin ; les
uns et les autres, artistes, critiques, marchands, en prenant
de l’âge, ont un peu perdu le goût des débats sur les tabou-
rets de bar de leur jeunesse. Un courant, dont la galerie
est un des lieux laboratoires, se cherche autour d’une
peinture dont Christian Bérard est le fleuron et qui se

79
Christian Dior, un destin

manifeste aussi à travers une forte composante slave,


Pavel Tchelitchev, qui peint des tableaux bleus et trois
têtes sur le même corps, les deux frères Leonid et Eugène
Berman, ainsi que d’autres artistes étrangers qui
apportent une valeur ajoutée d’imaginaire, tel l’Allemand
Helmut Kolle, ou l’Anglais Sir Francis Rose. Leur point
commun est d’exprimer un retour sur l’homme, une redé-
couverte du corps, du visage humain, en réaction contre
le cubisme, le surréalisme et le dadaïsme.
Ce courant a ses mentors : Jean Cocteau, Max Jacob,
Gertrude Stein, en France. Edith Sitwell, amoureuse pla-
tonique de Tchelitchev, s’en fait le porte-parole en Angle-
terre. René Crevel est l’ami de tous ces peintres, ainsi que
le tout jeune poète Georges Huguet, déjà collectionneur.
Darius Milhaud considère cette veine humaniste avec
bienveillance et elle se traduit dans la musique d’Henri
Sauguet, de Francis Poulenc, de Virgil Thomson, qui s’en
fait ainsi l’écho : « Notre nouveauté, écrit-il, – et je parle
d’une poignée d’une douzaine de poètes, peintres et musi-
ciens – consiste dans l’exploitation de notre sentiment per-
sonnel comme sujet […]. Néo-romantisme est le terme
journalistique pour le définir. La spontanéité du sentiment
est la chose recherchée. L’internationalisme, son humeur.
L’élégance, sa vraie préoccupation. »
Opposition farouche, on peut l’imaginer, d’André
Breton à ce mouvement qui lui paraît purement rétro-
grade. Le poète dictateur prône une spontanéité bien plus
canalisée, avec ce mélange de technique et de freudisme à
l’œuvre dans l’écriture automatique. Quoi qu’il en soit, le
monde de l’art a besoin de ces batailles pour qu’on parle
de lui, et la galerie Bonjean-Dior ne tire qu’avantages à
se trouver à la pointe du remous, puisqu’il s’agit toujours,
en dernier ressort, d’enjeux commerciaux.
Du reste, l’excitation provoquée autour des néo-roman-
tiques tient beaucoup aux visites répétées à la galerie de
Gertrude Stein, la fameuse, accompagnée de sa compagne

80
La pergola, une affaire prêtant à confusion

Alice B. Toklas, qui parle volontiers d’une petite clochette


qu’elle a dans la tête et qui ne fait drelin qu’en face du
génie. Forte de sa réputation d’avoir découvert (et acheté)
Picasso avant tout le monde, Gertrude Stein joue avec ces
jeunes peintres comme le chat avec la souris. Elle décide
capricieusement qui, d’entre eux, cette année-là, sera le plus
grand, pour finir par les rejeter tour à tour. Par un heureux
hasard, la galerie se trouve non loin de son vétérinaire et
chaque fois qu’elle conduit son chien Basket se faire donner
son shampooing, la collectionneuse va regarder les tableaux
en attendant qu’il se sèche. Un jour, elle tombe en arrêt
devant une toile représentant un jeune homme assis près
d’une cascade. « De qui est-ce ? – D’un jeune Anglais,
Francis Rose. » Elle paie le tableau trois cents francs et s’en
va. Mais elle reviendra et en achètera trente…

La petite galerie au fond de l’impasse peut déjà s’imagi-


ner qu’elle a pignon sur rue : « Les supporters de nos
jeunes artistes forment un petit monde actif qui veut se
croire élite, écrit l’associé de Dior. Forts de la conviction
qu’ils ont chacun de couver l’œuf du siècle, ces mécènes
sont prêts à surmonter toutes sortes d’épreuves pour en
favoriser l’éclosion. Dans les visites qu’ils nous font, je ne
les ai jamais entendus pester contre notre impasse mal
éclairée, encombrée de sacs blancs ou noirs selon qu’on
ravale les plâtres ou qu’on nous livre du charbon. » Le
critique d’art Waldemar-George soutient fermement les
néo-romantiques dans sa revue Forme et salue régulière-
ment dans ses colonnes la jeune galerie. À propos d’une
exposition en 1931 sur la peinture allemande contempo-
raine : « Messieurs Bonjean et Dior ont réuni encore en
leur galerie des œuvres intéressantes de MM. Paul Klee,
Henrich Campendonk, Max Ernst, Otto Dix. » La même
année encore : « Voici la meilleure sélection qui ait été
établie. Elle pourrait servir de départ à un salon de
Paris. » Sur les murs, on peut voir rassemblées les œuvres

81
Christian Dior, un destin

d’artistes aussi différents que Dalí, Léon Zack, Filipo


De Pisis, Giacometti, Bérard, Miró, Pavel Tchelitchev.
Dès 1927, Jacques Bonjean a sous contrat le chef de file
de la peinture italienne, De Chirico, et ses paysages oni-
riques. Avec Dior ils rachètent les Dufy de la collection
Poiret, dont les grandes tentures qui décoraient les trois
péniches de l’Exposition universelle de 1925. La galerie
va bon vent et peut se flatter, comme l’écrit Bonjean,
d’entretenir « des contacts tant professionnels qu’amicaux
avec les quelques galeries attachées comme la nôtre à pro-
mouvoir de nouvelles valeurs » : le grand Pierre Loëb, qui
défend Miró, la galerie Percier, qui s’intéresse aux naïfs
et leur inspire l’idée d’exposer un choix de « primitifs amé-
ricains » en association avec Balzac Galleries à New York,
et Léonce Rosenberg qui s’intéresse aux laissés-pour-
compte que la gloire de Picasso et de Braque fait oublier,
et fait naître chez Bonjean et Dior le projet d’une exposi-
tion « L’Âge héroïque du cubisme ».
Actifs donc, et, quand il reste un peu de place dans les
mois creux, les murs servent à renvoyer quelques clins
d’œil mondains : ainsi exposent-ils les paravents d’Étienne
de Beaumont, faits de collages de fleurs joliment coloriées
à partir de découpages de catalogues horticoles. Aimables
sujets dont nul n’est dupe, surtout pas Jacques Bonjean :
« Ce n’est pas du surréalisme mais de l’excellente décora-
tion. Le spectacle que nous offrons s’adresse aux yeux,
non à l’esprit. » Conciliant le penchant de Dior pour
l’architecture avec un usage tout aussi avisé du snobisme
mondain, l’exposition d’Emilio Terry, dont le talent sera
phagocyté par Charles de Beistegui, présente – c’est une
première – des dessins de mobilier et de motifs architectu-
raux qui s’inscrivent dans le registre exquis du néo-classi-
cisme. Tout l’art de cultiver une galerie dans le meilleur
des mondes possibles. Dior a intitulé ces années : « les
années millésime » !
Chapitre 4

Le miroir brisé

« Dior était comme une cathédrale avec son


côté ecclésiastique rondouillard et porteur de
multiples secrets auxquels on n’avait pas accès. »
Geneviève PAGE

Une brise de fin de saison souffle sur la plage de Gran-


ville, entraînant avec elle là un foulard délaissé, ailleurs
quelques détritus, restes de pique-niques enchantés. Le
paysage, pas encore tout à fait désolé de l’hiver, mais déjà
empli d’absence et d’abandon, a retrouvé ses couleurs
naturelles. Demeurent des traces de châteaux de sable que
la marée n’a pas encore engloutis, des piles de transats
savamment imbriqués et leurs parasols assortis repliés
dont on ne fait plus que deviner les flamboyantes rayures,
parfaites illustrations d’après-midi rayonnants.
Les vacances s’achèvent ici comme elles s’achèvent
ailleurs sur toutes les autres plages, comme elles s’achè-
vent tous les ans aux premiers signes de l’automne :
nuages grisonnants, horizon dégagé de ses baigneurs
bruyants et bariolés, calme retrouvé d’un sable à nouveau
paisible. Aux Rhumbs, chez les Dior, on range costumes
de bain et service à citronnade, on fait ses adieux aux
jardins et aux longues siestes ombragées, on range cet été
de plus – 1930 – dans l’album de famille. À Paris, l’appar-
tement de La Muette a pris, lui aussi, son temps de repos,
volets clos et toiles de coton sur chaque meuble. Dans le

83
Christian Dior, un destin

silence de l’été, dans un temps immobile puisque les hor-


loges, elles aussi, ont fini par s’arrêter faute d’être remon-
tées, il attend patiemment le retour de ses propriétaires.
Et pourtant, là comme partout, on n’est jamais à l’abri
d’un coup de vent ou d’une porte qui claque. Justement,
un courant d’air malveillant a balayé la pièce, décrochant
l’un des miroirs fixés au mur. Rien de très grave, somme
toute. La fidèle Marthe s’empresse de faire disparaître les
bris de glace scintillants et coupants qui jonchent le par-
quet. Ni vu ni connu, un petit incident domestique. Mais
qui n’a pas échappé à Christian : sept ans de malheur,
voilà ce qui traverse son esprit. Et s’y installe comme une
fatalité contre laquelle on ne peut pas lutter. La supersti-
tion est sa seconde nature. Ces morceaux de lumière épar-
pillés sont à ses yeux autant de parcelles d’un bonheur
peut-être perdu. Ce miroir en mille morceaux n’était-il
qu’un miroir aux alouettes, dissimulant à coups de simples
petits drames quotidiens de véritables tragédies ? Ce soir
de septembre 1930, rue Albéric-Magnard, lorsque le jeune
homme trouve enfin le sommeil, il y découvre des images
d’avenir aux couleurs de froid et d’hiver.

La mort de ma mère : de la réalité au rêve

L’Europe connaît un sursis dont elle n’a pas encore


conscience. La tempête qui gronde aux États-Unis, l’oura-
gan boursier de 1929 et son Jeudi noir aujourd’hui ancré
dans toutes les mémoires ont, là-bas déjà, tout emporté sur
leur passage, valeurs, actions, épargnes, petites et grandes
fortunes, précipitant les désespérés au suicide et tout le
pays à la ruine. Mais ils n’ont pas encore de répercussion
en Europe. La vague, le raz de marée n’est qu’un lointain
écho et le virus n’a pas atteint la France. D’ailleurs, Mau-
rice Dior ne s’en fait pas : prospère, bien assis sur une
fortune honnêtement acquise, il n’a aucune raison de

84
Le miroir brisé

craindre quoi que ce soit. Son esprit est malgré tout préoc-
cupé. Madeleine, son épouse, souffre d’un fibrome et il
faut l’opérer. Au printemps, elle entre en clinique aux
environs de Paris. Un mois plus tard, elle y décède d’une
septicémie.

Le drame a surgi en mai 1931. Madeleine Dior n’avait


que cinquante et un ans. Christian note sobrement dans
ses Mémoires : « Ma mère, que j’adorais, secrètement
minée, mourut de chagrin […] ; cette mort me marqua
pour la vie […] 1. »
L’inhumation a lieu à Granville, dans l’intimité. Sa mort
laisse un mari dévasté et plonge ses cinq enfants dans le
deuil : Raymond, trente-deux ans, Christian, vingt-six ans,
Jacqueline, vingt-deux ans, Bernard, vingt et un ans, et
Catherine qui n’a que quatorze ans, et va devoir reporter
toute son affection sur Marthe, la gouvernante qu’elle
appelle désormais du nom de Ma. Sombre, affecté, Chris-
tian Dior y cristallise à tout jamais la réalité de cette
femme qu’il a suivie comme son ombre et vénérée comme
personne malgré leurs désaccords sur ses aspirations artis-
tiques. Elle ne quitte pas son esprit, et c’est en sa présence
réinventée qu’il fait le tour du jardin, son domaine, décli-
nant le nom de chacune de ses plantes dont il avait appris
tous les mystères pour mieux la séduire. Elle n’est plus là,
mais il la voit dans chacun de ces délicats pétales, dans
chacune de ces pousses dansant au vent, au détour de
toutes les allées, tantôt riante, tantôt sévère… Cette
femme, « élégante et fine, lointaine par moments, gra-
cieuse toujours », comme l’évoque Jacques Bonjean,
devient à tout jamais le modèle par excellence. Les mois
qui suivent son décès nous révèlent un Christian Dior
éteint, absent. Il visite l’Exposition coloniale installée à
Paris au mois de juin en compagnie de Fernand Gampert,

1. Christian Dior et moi, op. cit., p. 199.

85
Christian Dior, un destin

un ami suisse et de sa sœur, mais elle le touche à peine. Il


se promène de stand en stand sans y prêter une réelle
attention et voit tout sans rien regarder.
Lorsque, au mois d’août, la famille se retrouve une fois
de plus à Granville, le soleil et le cœur n’y sont plus.
Effondré, Maurice Dior semble baisser les bras. Aveuglé
par son amour disparu, par l’absence de Madeleine,
l’épouse qui a toujours été l’ornement, la perle fine, l’éner-
gie rare et précieuse, l’indispensable trésor de sa prospé-
rité, son illustration même par son élégance et sa
distinction, il est perdu. Comme si c’était elle qui avait su
faire peser sur cet homme apparemment indolent une
sorte de secrète injonction, un devoir continu de produire
d’année en année encore et toujours plus de bonheur
matériel.
Maurice Dior erre, silencieux et triste. Il ne prend pas
encore pleinement conscience de la catastrophe financière
dont il sera l’une des nombreuses victimes. La raison,
cependant, lui dicte de congédier le chauffeur. Il perçoit
que le temps n’est plus aux luxueuses dépenses. Il ne tar-
dera pas à découvrir que l’époque n’est plus à la moindre
dépense, mais aux dettes sans possible recours.

La ruine du père : du rêve à la réalité

Maurice Dior continue-t-il de rêver que son fils cadet


pourra un jour poursuivre son œuvre d’entrepreneur ?
Christian n’a plus à désobéir. En cette année 1931, Mau-
rice Dior se retrouve ruiné de façon irrémédiable. Dès
1923, profitant du brillant essor de son industrie et désor-
mais à la tête d’importants revenus, l’industriel s’était
lancé dans l’immobilier. À cette époque, l’entreprise fami-
liale était devenue une société anonyme et cela lui avait
permis d’acquérir une partie de son capital. Il « était alors

86
Le miroir brisé

l’homme le plus riche de toute la famille », raconte Jean-


Luc Dufresne, petit-cousin de Christian Dior et co-
créateur du Musée Christian Dior à Granville en 1987.
Parce qu’il préfère se consacrer à sa fortune personnelle
et craint de ne pouvoir compter sur aucun de ses fils pour
assurer la relève, Maurice Dior commence à prendre de
la distance par rapport à la gestion quotidienne de l’entre-
prise, tâche qu’il laisse volontiers à Lucien Dior, son
cousin qui est toujours député de la Manche mais qui a
quitté son poste de ministre depuis 1924.
En 1916, Maurice Dior a acquis 4 321 m2 de terrain à
Neuilly, aux angles des boulevards Bineau et du Château,
pour 190 000 francs. En 1929, ses « terres » représentent
déjà une valeur de deux millions de francs. Aucune raison
pour qu’elles ne continuent pas à grimper. Plantées
d’arbres et de pavillons, Maurice Dior entend préserver
les premiers, abattre les seconds et bâtir là quatre luxueux
immeubles qui devraient rapporter à sa descendance des
rentes sûres et régulières. En bon père de famille préoc-
cupé par l’avenir de ses enfants, il prévoit de les mettre
ainsi à tout jamais à l’abri du besoin. Pour financer
l’ensemble et créer en octobre 1929 sa Société immobilière
du parc de Neuilly, à laquelle il compte associer ses trois
aînés, il est prêt à vider son portefeuille d’actions. Mais,
avec l’effondrement de Wall Street, elles perdent déjà
vingt pour cent de leur valeur en l’espace de quelques
jours. Pas de panique, c’est la loi de la Bourse : Maurice
Dior estime déraisonnable de s’en défaire à la baisse et
choisit d’attendre. La compagnie d’assurances « La Séqua-
naise » lui consent un crédit pour deux ans d’un montant
de neuf millions et demi de francs. Deux ans durant les-
quels, sans aucun doute, le complexe immobilier aura vu
le jour et pourra rapidement commencer de rapporter.
Rien, comme il est facile aujourd’hui de le deviner, ne
se passe comme prévu : en deux ans, le raz de marée
boursier qui a englouti l’Amérique s’abat à son tour sur la

87
Christian Dior, un destin

France. Non seulement la construction des immeubles a


pris du retard, mais les conditions du marché ont, en plus,
changé : dans l’immobilier, les prix sont en chute libre…
« La Séquanaise », qui entend avant tout sauver son
propre navire, comme c’est toujours le cas lors de nau-
frages en tout genre, somme Maurice Dior de procéder
au remboursement immédiat de son emprunt. Capital et
intérêts sur-le-champ. De toutes parts les traites affluent,
et le père de Christian, dont les titres ne valent plus rien,
dérouté, est incapable de rembourser. Pour ne rien arran-
ger, l’entrepreneur auquel il s’était adressé se révèle peu
scrupuleux et tente de l’escroquer en lui réclamant autant
de fausses factures que de vraies.
Acculé par tous, désespéré, seul sans sa tendre épouse,
soulagé sans doute qu’elle n’ait pas connu un tel désastre,
mais désemparé loin d’elle, elle qui en toutes circonstances
savait toujours faire bonne figure, Maurice Dior se laisse
porter par le courant et part un temps se réfugier chez
son frère Henri, à Clamart. Son cousin Lucien ne pourra
pas lui venir en aide en cette période critique. Depuis que
Maurice s’était converti dans l’immobilier, Lucien dirigeait
seul les entreprises familiales mais l’ex-ministre commen-
çait à montrer des signes de fatigue et avait décidé de ne
pas se représenter à la députation aux élections de
mai 1932. Voilà qu’il décède quelques jours plus tard :
Maurice est vraiment seul ! Bientôt il sera contraint de se
défaire de tous ses biens, bijoux, meubles, propriétés… Il
en prend peu à peu conscience sans pour autant savoir
que penser, ni moins encore que faire.
Autour de lui, les réactions divergent : Raymond, l’aîné,
pris en charge par sa jeune épouse, Madeleine, aussi
douce, patiente et harmonieuse qu’il est excessif, bourru,
provocateur, n’est certainement pas un homme d’action.
Au contraire, c’est sa femme, toujours présente, qui lui
évitera de succomber – Raymond a des tendances suici-
daires – au drame survenu à sa famille et dont il semble

88
Le miroir brisé

désespéré. « La faillite de son père l’a définitivement


achevé », témoignera Madeleine.

Quant à son dernier fils, Bernard, Maurice savait


depuis quelques années déjà qu’il ne pourrait pas compter
sur lui. Bernard, avec son visage d’ange, a toujours été un
être à part, en dehors du monde, perdu dans son univers
propre où Bourse, valeurs, actions, faillites n’ont aucun
sens. Christian, lui, comme tout au long de son existence
lorsqu’il se trouve confronté à un trop-plein de réalité,
ressent le besoin pressant de s’enfuir. Pas question de
lâcheté de sa part, mais le besoin de s’autoriser un peu de
temps et de recul et mieux « digérer » ce qui arrive. Il
n’est pas encore artiste, mais il en a déjà certains attributs :
cette constante attirance pour un ailleurs idéal, ce goût
d’exhumer les visions fantasmatiques enfouies au fond de
soi, cette soif de trouver, retrouver, découvrir… Nulle
autre chose que lui-même, en fin de compte, lui-même et
sa conception du « beau », du « bien », du « bonheur ».
Cependant, il aura la prudente idée de déménager un cer-
tain nombre de meubles, tableaux et autres objets de valeur
de l’appartement parisien avant qu’ils ne soient saisis et de
les stocker chez le père de son ami et associé, Jacques
Bonjean. Celui-ci se souvient d’avoir admiré le « sang-froid,
la présence d’esprit avec lesquels un garçon apparemment
frivole, favorisé jusque-là, faisait face aux revers ».

Le voyage : de l’ici vers l’ailleurs

Tout juste informé d’un voyage d’études en URSS orga-


nisé et entrepris par un groupe d’architectes, il récolte tant
bien que mal les fonds qui lui sont nécessaires et décide
de les accompagner. L’URSS attire Christian Dior à
plusieurs titres : comme tout fils de bourgeois qui se res-
pecte, il a, dans les années vingt, flirté avec le bolche-
visme. La révolution russe, l’idéal d’un bonheur pour tous,

89
Christian Dior, un destin

l’envie d’un changement radical revêtent inévitablement


un aspect romanesque pour le jeune homme, d’autant plus
que, vus de loin, ils semblent aller dans le sens d’une vie
libre où tout est à inventer et se confondre presque avec
l’anarchisme confortable, la vie de bohème dans lesquels
il s’est longtemps complu. D’ailleurs, la conjoncture
d’alors s’y prête : au moment même où le capitalisme
paraît perdre tout son crédit, le communisme ne serait-il
pas, effectivement, une possible solution ? « J’avais avec
mon père de fréquentes discussions qui se terminaient par
une porte claquée et l’invective majeure : “Sale bour-
geois !” », raconte-t-il dans ses Mémoires.
Son voyage en URSS, il le nomme, aussi dans ses
Mémoires, « sa fuite vers l’Est ». Autre visage séduisant
de ce pays : sa richesse artistique, qu’il s’agisse de musique
et de ballet avec Stravinski, Scriabine, Chostakovitch,
Prokofiev, Diaghilev, Nijinski… ou de peinture avec Cha-
gall, Soutine, Rodtchenko, Archipenko, Kandinsky,
Kupka, Malevitch, Tchelitchev, Leonid et Genia Berman
et tant d’autres… Un pays capable de produire une telle
somme de talents, de génies – même s’ils ne sont pas tous
au goût de Christian Dior – ne peut manquer d’attirer sa
curiosité. Enfin, l’opportunité d’effectuer un voyage aux
côtés d’architectes, ce métier qu’adolescent il rêvait
d’exercer, achève de le convaincre. À l’époque, le pèleri-
nage vers Moscou est un passage quasi obligé pour tout
intellectuel français. Jules Romain, en particulier, a célé-
bré la chute du tsarisme et la fascinante et lumineuse vic-
toire d’une démocratie prolétarienne. C’est cela encore
que Christian Dior veut aller regarder de plus près.

Le choc va dépasser tout ce qu’il aurait pu imaginer.


On est loin du paysage insolite, de la ferveur révolution-
naire, des visions de peintres, des accords symphoniques
auxquels il s’attendait. Au lieu de cela, c’est une non-
couleur, une non-vie, une non-liberté qu’il découvre. Ce

90
Le miroir brisé

qui le frappe, ce sont les « façades des palais qui


s’écaill[ai]ent, des magasins aux vitrines désertes,
l’affreuse misère »… Longues promenades, images grises
et sales, existence sans outrance ni opulence, visages sans
sourires, rues et avenues où rien n’attire l’œil sinon
l’absence, le sentiment de vide. Aux antipodes de tout
rêve, l’URSS, c’est quelque chose de triste, pire, d’aban-
donné, de médiocre, de laid. Cette laideur va marquer
Christian Dior et déclencher chez lui un réflexe déjà sys-
tématique : décliner l’avenir, envisager des temps
meilleurs, construire des lendemains plus chantants en
fouillant le passé : « Rien ne m’ôtera de l’idée que la
Russie des tsars a connu un niveau de vie meilleur. » En
résumé, ce voyage en URSS, en 1931, fut fertile en sur-
prises, en émerveillements devant ce qui avait été la civili-
sation de ce pays aux temps passés. Déçu, alors, Christian
Dior, d’avoir perdu ses illusions, d’avoir découvert de tout
près une misère plutôt qu’un enthousiasme, une langueur
plutôt qu’un entrain, une immobilité en route vers la rési-
gnation plutôt qu’une foule en marche vers tous les
espoirs ? Non, Christian Dior n’est pas déçu, il n’est pas
homme à penser en termes idéologiques. La politique le
préoccupe dans la mesure où elle explique la réalité du
monde autour de lui.
C’est pour les mêmes raisons qu’en février 1934 il parti-
cipe à Paris à la manifestation antiparlementaire devant la
chambre des Députés par des groupes de droite et
d’extrême droite à la suite du pseudo-« suicide » du cor-
rupteur Stavisky. Les gens sont fatigués, en furie, face à
une classe politique pourrie, accumulant scandales poli-
tiques sur scandales financiers. Dior s’est rallié aux Croix-
de-Feu du Colonel de La Rocque qui se distinguent des
autres ligues et ne forceront pas les portes du Palais
Bourbon alors que la manifestation a tourné à l’émeute.
Une fois de plus, ce ne sont pas de réelles convictions
politiques qui lui servent de moteur, mais, de même qu’en

91
Christian Dior, un destin

Russie, le besoin de répondre à des interrogations sur la


marche de son temps et de comprendre dans cette époque
troublée où est la juste fin. Il échange à cette époque une
lettre avec un ami allemand se montrant préoccupé par la
montée des périls en Europe.

Tout le monde va en Russie ? Lui aussi. Et il y dévore


tout de son avide regard et il y apprend ce qu’il ne veut
pas. Plus la réalité lui déplaît, plus ses rêves, sans qu’il en
ait encore forcément conscience, prennent forme ou en
tout cas ébauche. Par contraste, le long périple du retour,
lui, « tout en beauté », l’enchante, le conduisant des ports
de la mer Noire à Constantinople et Athènes. Il retrouve
avec soulagement son « Occident, même en pleine crise,
même pour [lui] assombri de deuils cruels et de soucis ».
Il s’émerveille des « bazars de Trébizonde » bourrés de
pacotille, où il croit pénétrer dans la caverne féerique d’Ali
Baba. Parenthèses d’enfance, nostalgie souriante d’his-
toires qui finissent bien, instants bénis d’évasion vers des
flots de soleil, de chaleureuses gorgées de couleurs, de
vagues incessantes de sourires. Trêve de grâce qu’il
aborde avec la même curiosité que l’URSS, mais qui, là,
le conquiert d’emblée pour sa beauté vivace, intense. Il ne
se soucie plus dès lors des bonheurs, malheurs, misères
des peuples, l’entrain qui règne partout lui suffit comme
seul garant d’une vie meilleure. Et il en profite, il sait qu’à
Paris le drame, celui de sa famille, un « voyage au bout
de la nuit », comme il l’exprime lui-même, l’attend. Il res-
pire à pleins poumons, se gonfle d’énergie.
Mais les problèmes le surprennent plus tôt que prévu :
à Marseille, un télégramme de Jacques Bonjean l’informe
qu’à son tour il est ruiné. Logique implacable d’une crise
qui se répand telle une épidémie. Les deux associés vont
devoir désormais faire métier à part.

92
Le miroir brisé

La faim : du manque de ressources aux sources


du sourire

Lorsqu’il débarque à Paris, Christian Dior est seul. Sa


famille s’est repliée à Granville, dernier bastion d’une
splendeur passée et si proche pourtant. L’appartement
parisien a été saisi.
Seul et sans adresse, mais entouré d’amis, intimes ou
plus éloignés, auxquels il s’est si longtemps consacré…
Aucun d’eux n’hésite à témoigner chaleur et reconnais-
sance à un homme qui a su les comprendre et les admirer,
eux, ces artistes acharnés à s’élever au-dessus du confor-
misme, à refaire le monde à leur image. Pas un qui ne lui
offre un lit, un coin de pièce, une nuit à l’abri. Christian
Dior est un homme bien élevé. Il sait se faire le plus dis-
cret possible, presque invisible. Il n’avoue jamais sa faim
– il lui arrive souvent de rentrer sans dîner –, il accepte
sans jamais rien demander. Lorsqu’avec Jacques Bonjean
ils doivent se quitter et partager le stock, c’est « le cœur
gros », comme l’écrira plus tard son associé. Mais les deux
ne renonceront pas pour autant à leur complice amitié.
Au moins une fois par semaine, Dior continuera de déjeu-
ner chez les Bonjean, de jouer du piano à quatre mains
avec Germaine. Incontournable rituel et bonté obligent, il
n’oublie jamais non plus d’apporter un cadeau ou
quelques sucreries à sa filleule de cœur…
Quant aux œuvres d’art, elles trouvent refuge chez
Pierre Colle, dans sa galerie de la rue Cambacérès. Ami
de Bérard, de Max Jacob, de Balthus, passionné par les
surréalistes, il connaît depuis longtemps déjà les deux
compères. Ils ont même organisé une exposition commune
en 1929. La générosité d’un séduisant Pierre Colle tombe
à pic et resserre à tout jamais les liens de l’amitié.
Septembre 1932. Dans ce nouveau local, Christian Dior
emploie ses journées à tenter d’écouler ses tableaux, « de

93
Christian Dior, un destin

pertes en saisies, tout en continuant d’organiser des expo-


sitions surréalistes ou abstraites qui [font] fuir les derniers
amateurs ». La crise est partout, il ne s’agit plus de vendre
mais de bazarder, il n’est plus question de négocier mais
de brader au meilleur prix. « En moins d’un an après la
chute de Wall Street, pratiquement tous les étrangers
riches ont quitté Paris. Les Argentins ont vendu leurs
yachts, les Américains rembarqué leurs fourrures et leurs
enfants, laissant les maîtresses derrière », écrit le musicien
Virgil Thomson, Parisien de cœur qui, de son appartement
du quai Voltaire, s’émeut au spectacle désolé des grands
hôtels vides, des visages attendant en vain le pourboire…
De la rue aux boutiques, l’époque n’est plus aux prome-
nades nonchalantes de curieux prêts à se laisser emporter
par un coup de cœur. L’argent s’est envolé. Les porte-
monnaie ont subi le coup de grâce. « Hormis de rares
mécènes ou amateurs, tels que le vicomte et la vicomtesse
de Noailles ou Monsieur David Weill, note Christian
Dior, les marchands en [sont] réduits à se vendre les
tableaux entre eux et à des prix toujours décroissants. »
Certains jours, pas un curieux ne passe la porte de la gale-
rie… Ainsi se solde une aventure de trois années, qui
laisse nombre de factures qu’il s’agit de payer au plus vite
en écoulant un stock à la moitié, parfois même au quart
de son prix.
Pourtant, au bilan ne figurent pas seulement des aspects
négatifs, mais une somme d’expériences, de moments exal-
tants, de rencontres fascinantes avec d’illustres clients ou
d’échanges avec des esprits sensibles qui compensent lar-
gement le lot d’illusions perdues, de déceptions, de perfi-
dies, de rancœurs inexpugnables dont le monde de l’art
n’est point exempt. Artistes qui ne tiennent pas leurs pro-
messes, autres qui oublient commodément les contrats
signés, et tous plus ou moins frères ennemis qui se
jalousent. Christian Dior, d’ailleurs, a lui aussi appris la
loi du métier. Julien Green, que Dior a eu l’occasion de

94
Le miroir brisé

rencontrer car l’écrivain s’intéresse à Bérard et à de jeunes


peintres, se trouve par hasard, le 7 février 1931, dans le
petit appartement de Tchelitchev à Grenelle, où il croise
Bonjean et Dior qui sont là pour lui acheter des toiles.
« Ma présence les gênant pour parler affaires, ils m’ont
quitté un instant pour aller discuter tous les trois dans
l’antichambre. J’ai entendu tout à coup la voix de Tchelit-
chev qui s’écriait (cela m’a paru un peu triste) : cinq cents
francs pour les écrevisses ! 1 »
C’est dire que Dior sait éventuellement se montrer loup
parmi les loups et qu’il apprend vite à se roder à un nou-
veau type d’existence. Il goûte, à sa manière et pour la
première fois, à la liberté de ceux qui n’ont plus rien à
perdre. Il a vingt-sept ans, mais c’est seulement mainte-
nant qu’il atteint véritablement sa majorité et éprouve cer-
taine fierté dans cette condition toute neuve de l’homme
qui doit se débrouiller seul. De plus, il s’agit d’un sort
commun : « La situation paraissait sans issue non seule-
ment à mes yeux, mais à ceux de toute une génération. »
Le malheur des uns n’aide pas forcément au bonheur des
autres, mais il rassure : à vivre ensemble une même
catastrophe, on en fait une fatalité plutôt qu’une erreur de
jugement personnel. Ce n’est la faute de personne. Du
coup, Christian Dior et ses amis poursuivent leurs habi-
tudes d’antan. Ensemble dans le confort, ensemble dans
la misère, ils s’obstinent à ne rien perdre de cette mentalité
de gamins prêts à s’amuser, prêts à s’échapper par le rire
et le jeu. Ils se moquaient de la bourgeoisie, ils se moquent
à présent de la crise. « Combien de fois, lassé d’attendre
dans mon magasin la venue de clients improbables, me
suis-je réfugié pendant des heures auprès de Marcel Her-
rand à l’hôtel Rochambeau dont le crédit – comme celui
de l’hôtel Vouillemont, dirigé rue Boissy-d’Anglas par les
charmants Delle Donne – était inépuisable ! Il le fallait,

1. Journal de Julien Green, les années 1926 à 1934.

95
Christian Dior, un destin

car certains d’entre nous étaient bien décidés, quoi qu’il


arrivât, à ne jamais rien payer. Maurice Sachs, riche et
ruiné avant tout le monde, avait mis au point les règles du
nouveau savoir-vivre au pays du Désespoir 1. »

Et plus le désespoir est grand, plus l’échappée doit être


belle… D’abord, pas question d’abandonner les bonnes
habitudes : Le Bœuf sur le toit reste le rendez-vous privilé-
gié, l’endroit où l’on est sûr de se trouver. Louis Moysès,
son directeur, n’a pas lui non plus été épargné par le
désastre. Il a dû changer d’adresse et se replier dans un
immeuble en démolition de la rue de Penthièvre. Là, sa
fidélité à l’égard de ses clients qu’il a adoptés comme sa
famille, sa générosité sans limite pour tous ceux qui depuis
si longtemps ont tant fait pour l’ambiance et la réputation
de son établissement s’expriment naturellement. Il ne
refuse jamais un couvert à ces nouveaux « clochards » que
sont Christian Dior et ses amis, tout en maintenant, dans
ses locaux mélancoliques, l’éclat et le brio de la rue
Boissy-d’Anglas. Les clients qui ont de quoi payer sont
toujours aussi satisfaits.
Il va même jusqu’à trouver pour Dior et Bongard (autre
membre de la troupe) deux mansardes au-dessus du res-
taurant. Rien de glorieux, aucun confort, tout y fuit, l’élec-
tricité manque, mais c’est un toit. Et la frivolité reprend,
et les folles nuits continuent, et les rires fusent à l’heure
où sortent les étoiles. Dès qu’une petite somme est touchée
par l’un d’entre eux, la fête s’organise. Il suffit d’un phono
ou d’un piano, de quoi boire, et les rites retrouvent leur
entrain : « La charade déguisée s’était élevée à la hauteur
d’une institution. Je nous vois encore, Bongard, son ami
et moi déguisés en Dieu sait quoi, trottant de porte
cochère en porte cochère pour nous rendre à pied, sans
nous faire remarquer, à quelque bal masqué 2. »
1. Christian Dior et moi, op. cit., p. 201.
2. Ibid., p. 202.

96
Le miroir brisé

Mais même pris avec un tel sérieux, le jeu ne peut rem-


placer complètement la vie. Le rire du désespoir s’épuise
vite, il demande une telle énergie. Les lendemains de fête
sont de plus en plus difficiles, et, lorsque s’arrête la partie,
le vide est d’autant plus intolérable.

La course jusqu’à épuisement

Et puis, voilà qu’après trois ans d’existence au jour le


jour, après un sursis étiré jusqu’à son maximum, la galerie
de Pierre Colle doit à son tour fermer ses portes.
Commence alors pour Christian Dior une course
angoissante aux petites annonces, la crainte de ne pas être
le premier à postuler, de manquer une occasion, humiliant
et décourageant porte-à-porte où chaque fois la réponse
est la même : « Nous n’avons rien pour vous. » Ce qu’il
recherche : modestement, un emploi de bureau dans
l’administration, les assurances, les banques… La page
des offres d’emploi en poche, il court Paris de part en part,
de plus en plus découragé, avec, pourtant, une inépuisable
obstination. Au cœur un sentiment d’injustice : non seule-
ment il sollicite des postes qui ne l’intéressent pas, mais
en plus on ne veut pas de lui. Dans la plupart des sociétés
qu’il contacte, l’heure est plutôt au licenciement. Christian
Dior ne se fait aucune illusion. Mais il tient bon, grâce
aussi aux amis, toujours et encore présents, qui le dis-
traient le soir, l’hébergent la nuit, l’encouragent au petit
matin. Ils l’admirent aussi. Henri Sauguet dira : « Les mal-
heurs n’ont pas fait de lui un pauvre et lui ont appris
beaucoup de choses. » Les soirées déguisées continuent,
mais le cœur, pour Christian, n’y est plus tout à fait de la
même manière.
Tous les jours à la première heure, le même rituel se
reproduit, c’est déjà une habitude. Course au kiosque,
coup d’œil rapide sur les offres, course encore de maison

97
Christian Dior, un destin

en maison. Plus le temps passe, plus il élargit le cercle des


possibilités. Il essaie partout, sans sélection, frappe à
toutes les portes, jusqu’à celle du couturier Lucien Lelong,
chez qui il se rend pour un quelconque emploi administra-
tif. Nouveau refus, « vous ne faites pas l’affaire ». Phrase
maudite et tant entendue, phrase haïe. Quelle solution ?
On ne peut pas éternellement vivre à la solde de ses amis,
on ne peut pas éternellement avancer sur une corde raide
qui menace, chaque jour, de se casser.
« Je crois que je serais encore plus capable de m’occu-
per de couture 1 ! »
La phrase est lâchée, au sortir de chez Lelong, alors
que de nouveau sur le trottoir il ne contient plus sa frus-
tration. La phrase. Il entend, il écoute, il répète. Une fois,
puis deux. Immobile, troublé. « Je crois que je serais
encore plus capable de m’occuper de couture ! »
Couture, couture, couture. Et pourquoi pas ?
Telle une écharde que l’on cherche depuis longtemps,
qu’on sait là sans pouvoir la localiser, le mot est sorti.
Couture.
Et le voilà qui reprend sa déambulation de rue en bou-
levard, peu importe lesquels, il ne sait plus à quelle
adresse il a prévu de se rendre ; il ne voit plus ni les
immeubles ni les passants que son regard hagard, absent,
doit étonner. Et le voilà qui entreprend une autre prome-
nade dans la promenade, à travers des flashs d’enfance
et de paradis, flonflons, chars en fleurs, bals de charme,
masques et mascarades, rôles échangés, du matelot qui
devient marquis au bourgeois qui se fait forçat, et les
jeunes filles en pierrots, et les jeunes hommes en vieillards
sérieux et distingués… Absurdités ?
Non, la vie elle-même est un carnaval. Il suffit du
masque pour recréer l’insouciance et remettre en jeu le

1. Christian Dior et moi, op. cit., p. 203.

98
Le miroir brisé

hasard qui est l’étoile magnétique de la rencontre. Ren-


contres fortuites de soi avec l’autre, carambolages fous
entre passé et présent, images inversées du vrai et du faux.
Il manque se faire renverser par un conducteur rendu
furieux contre ce piéton distrait qui ne se donne même
pas la peine de faire attention. Attention ? Mais si, il vient
de manquer de se faire renverser, son esprit divague.
Couture, couture, couture. Et pourquoi pas ?
Mettre tous ses efforts dans des prodiges de costumes,
un ruban par-ci, une épingle par-là, et déployer toutes les
étoffes du grenier. Éclats de rire, éclats de couleurs, éclats
de fêtes. Couture, couture, couture. Il a l’idée, lui, Christian,
d’un drapé amusant, d’un chapeau fait de bouts de rien,
d’une boutonnière dorée… On l’appelle, on le sollicite. À
l’aide, à l’aide, Christian !
Il ne sait plus dans quel quartier il s’aventure, carre-
fours inconnus qu’il traverse pour poursuivre tout droit,
toujours tout droit. Se défouler, abandonner les bonnes
manières au profit de maniérismes pleins d’humour. Et
échapper enfin aux règles de l’obéissance, transcender les
interdits, devenir, un jour, l’enfant héros, point de mire
d’un monde d’adultes où il n’est pas question, autrement,
de faire entendre son point de vue. Couture, couture, couture.
Quelle idée ! Mais…
Vertige du souvenir, retrouver ce temps où lui, Chris-
tian, admiré pour ses dons à imaginer et concevoir la
tenue « pour rire » des uns et des autres, lui, petit garçon
timide et réservé, pouvait sans remontrance, sans moque-
rie, sans souci, exercer ses talents sans que personne
puisse lui reprocher d’être une « fille manquée ». Couture,
couture, couture.
Christian Dior a marché la tête dans les nuages, il ne
sait plus où il se trouve. Il s’arrête soudain. Il tousse, il
s’assied sur un banc. Une quinte de toux le reprend, il
crache dans son mouchoir. Quand il le regarde, il s’aper-
çoit qu’il est taché de sang ! Depuis tant de mois que notre

99
Christian Dior, un destin

personnage vit sur un capital de forces qui ne se renou-


vellent pas, voilà qu’il tombe gravement malade. La tuber-
culose. Il lui faut partir sans délai au grand air. Il n’a
pas un sou en poche et, en 1934, les assurances sociales
n’existent pas encore. Mais son culte de l’amitié lui sera
rendu au centuple. Lui qui, en orbite autour de ses compa-
gnons de génie, n’a jamais manqué d’applaudir à leur
talent et de se dépenser pour eux, est comme récompensé
de sa fidélité. Parmi ses amis, une dizaine ne va pas hésiter
à se cotiser en vue de sa guérison.
Chapitre 5

Une famille naufragée

« Les malheurs n’ont pas fait de lui un


pauvre et lui ont appris beaucoup de choses. »
Henri SAUGUET

Maurice Dior n’est pas épargné en cette année 1931.


On s’attendrait à ce qu’il se batte comme un lion pour
sauver sa fortune mais, en réalité, l’homme est brisé. La
disparition de son épouse lui a porté un coup fatal et sa
vie en est bouleversée. Il semble avoir perdu, sans elle,
toute son énergie. Sans doute ressent-il peser plus lourde-
ment sur ses épaules le poids des épreuves qu’elle l’aidait
à supporter. Livré à sa solitude, il se sent terrassé et sa
propre existence prend soudain une noirceur qui l’effraie.

Deux mois après la perte de son étoile polaire, leur fils


Bernard, le plus jeune des trois, dont la santé mentale ne
laissait pas d’inquiéter, manifeste de nouveau des troubles.
Il est à craindre que la mort de sa mère ait aggravé son
état et on parle cette fois d’internement.

Le drame de Bernard

Bernard est le quatrième enfant de la famille, il naît en


1910 et devient en grandissant un joli petit garçon aux
cheveux noirs et aux yeux gris avec un visage d’ange,

101
Christian Dior, un destin

comme certains l’ont remarqué. Il pose, à divers âges, à


côté de ses frères et sœurs dans les albums de photos de
la famille et il aurait certainement été le plus beau des
trois frères si la vie n’avait pas cruellement changé de
cours pour lui. Sur une prise de vue quand il avait vingt
ans, où il est vêtu d’une veste sport avec chemise et cra-
vate, il fait l’effet d’un jeune homme très élégant. On
aurait envie de pouvoir approfondir sur ce portrait
l’expression de son visage : pourquoi cette fixité dans le
regard et au niveau du menton ?
C’est à dix-sept ans qu’on s’aperçut du mal dont il souf-
frait et sa famille consulte un premier médecin à Paris.
Bernard vient de rater son baccalauréat et il semble que
cet échec ait déclenché une première crise. Il est devenu
sombre et mutique avec un « complexe refoulé d’Œdipe »
selon son médecin qui le juge néanmoins « intelligent et au
caractère parfois exalté 1 ». Les connaissances en matière
psychiatrique sont faibles et hésitantes. Il est conseillé
d’éloigner Bernard pour un temps de sa famille et de le
faire voyager. Malheureusement, l’état de Bernard ne
s’améliore guère et il est sujet à des délires christiques.
En juillet 1931, Bernard est envoyé en Belgique, à la
maison de santé de Schaerbeek, et examiné par Jean
Titeca, l’éminent médecin-chef, spécialisé dans les mala-
dies mentales, pionnier dans son domaine et qui devien-
dra, en 1951, président des sociétés royales de médecine
mentale et de neurologie. Bernard est donc pourtant en
d’excellentes mains. Il est diagnostiqué de constitution
cyclothymique et schizophrénique. Le 17 septembre 1932,
un nouveau bilan est rédigé en vue du transfert de Ber-
nard à Paris sous l’autorité du premier médecin que la
famille avait consulté en 1927. Mais Maurice Dior est
désemparé en cette fin d’année 1932 et la mort de sa mère

1. Les Cahiers du patrimoine, no 16 : Parfums Christian Dior,


Maison Dior, p. 95.

102
Une famille naufragée

va laisser Bernard bien seul face à sa situation. Les der-


niers diagnostics ne laissent guère d’autre choix à la
famille que celui d’un placement d’office à l’hospice de
Pontorson, dans la Manche, non loin de Granville : « Ber-
nard est irritable et violent envers son entourage. Il pré-
sente des signes cardinaux de la schizophrénie et refuse
de s’alimenter. » Son enfermement dans l’établissement de
Pontorson va durer près de trente ans. Les visites ne sont
pas autorisées car elles pourraient avoir un effet nocif.
Bien sûr, Maurice Dior a continué d’écrire régulièrement
au directeur de l’établissement pour s’enquérir de l’état de
son « malheureux garçon ». La tragédie de Bernard termi-
nera avec sa mort en 1960. Le décès, en 1945, de Maurice
Dior, intervient donc avant celui de son fils. Michel Dior,
un cousin, s’est bien préoccupé à sa suite de la situation
de Bernard, puis le silence se fait et la page se tourne sur
le malheureux 1.
Si ce n’est à la dérobée et résonant comme un reproche
à soi-même à peine formulé, Christian Dior a noté un soir
à Granville : « le crépuscule s’étirait et je m’attardais,
oublieux de mes livres, de mon frère, regardant les
femmes manier l’aiguille autour de la lampe à pétrole » 2.
Ce drame, il l’a vécu intérieurement, il lui suffisait de lire
dans les pensées de sa mère qu’il voyait décliner de mois
en mois, dévastée devant l’état de son fils. Mais rien de
plus ne transparaît au sujet de Bernard dans les récits
autobiographiques de Christian, si ce n’est à la déro-
bée, comme un reproche à soi-même à peine formulé,
noté un soir à Granville : Ce qui ne l’a pas privé de parta-
ger la souffrance de sa mère et de la soutenir dans son
calvaire.

1. Les rapports médicaux de Bernard, conservés par l’hospice de


Pontorson, ont été communiqués à la Maison Dior.
2. Christian Dior et moi, op. cit.

103
Christian Dior, un destin

La tragédie de Raymond

Raymond, le frère aîné, est un être dépressif et lorsque la


mort de sa mère survient, il se laisse sombrer. Son épouse
qui a toujours joué pour lui le rôle d’une seconde mère, le
protège et ainsi en témoigne-t-elle : « Le choc de la mort de
ma belle-mère fut terrible, d’autant qu’il fut suivi de peu par
la faillite de son père qui l’a achevé. Raymond avait ten-
dance à la neurasthénie et il a tenté de se suicider. »
Durant l’hospitalisation de sa mère, il lui avait écrit une
lettre, le 5 avril 1931, au demeurant pleine d’affection mais
qui dénote qu’il est inconscient des enjeux de sa maladie,
à la différence de son frère cadet, Christian :
« Chère petite mère.
J’ai été ému, comme tous, en apprenant ton opération.
J’ai pensé très souvent à toi et si je ne t’ai pas écrit plus tôt,
c’est que j’attendais de connaître ton adresse et aussi,
qu’étant très embêté en ce moment, comme tu sais, je suis
plus excusable. Te remets-tu rapidement ? À quelle clinique
es-tu ? Fais-moi donner de tes nouvelles, je t’en prie, par
Ma ou quelqu’un d’autre. Je fais des vœux, comme tu
penses, pour que d’ici un mois peut-être, avec l’aide du beau
temps, tu aies retrouvé toutes tes forces. Ton fils qui t’aime
et pense souvent à toi.
R. Dior 1 »
Raymond emploie un ton léger dans cette lettre, suggé-
rant que son rétablissement n’est qu’une question de
quelques mois. En réalité, il ne partageait pas la même
intimité que Christian avec leur mère et il ignorait la cause
profonde de son mal. Madame Dior était minée devant
l’état incurable de Bernard. Christian l’évoquera plus tard
dans ses mémoires. Raymond a donc ressenti d’autant
plus violemment le choc provoqué par sa mort subite.
1. Les Cahiers du patrimoine, no 16 : Parfums Christian Dior,
Maison Dior.

104
Une famille naufragée

Raymond est un homme doué et intelligent mais qui a


gâché sa vie et peut-être est-ce pour avoir pris le mauvais
départ ? À peine venait-il d’avoir dix-huit ans qu’il s’enga-
geait comme volontaire pour partir au front. Nul n’a vrai-
ment élucidé dans son entourage pourquoi il était parti
s’inscrire sans prévenir quiconque le 20 décembre 1917, à
la mairie du XVIe arrondissement. Or, Raymond, classe
19, aurait dû être recruté en 1919, après avoir atteint l’âge
de vingt ans. Pourquoi cet engagement ? La raison vient
en grande partie de l’État français qui renforce le patrio-
tisme dans les programmes d’éducation. Depuis la perte
de l’Alsace-Lorraine en 1871, les leçons tournent autour
de l’ennemi allemand et de récits sur nos héros militaires
qui distillent le goût de l’engagement et du sacrifice pour
la patrie. Le message est également prêché le dimanche
dans les églises et on sait combien ils ont été nombreux à
s’engager dans la fleur de l’âge 1.
Madeleine Dior, étant une femme de devoir, s’occupait
des blessés, à l’instar de milliers de femmes, investies
comme bénévoles dans les hôpitaux militaires et dans les
associations envoyant des colis aux prisonniers. Des
photos en témoignent 2, montrant Madeleine Dior dans
une salle d’opération au chevet d’une victime de guerre et
portant un voile blanc d’infirmière.

Après huit mois d’une guerre atroce, le jeune engagé


revient traumatisé. Évacué d’urgence en plein cœur de la
terrible offensive dans la Somme, il reste le seul survivant
de son peloton qui a été anéanti par un obus. Raymond
restera définitivement meurtri par les atrocités de la
guerre. L’électrochoc de la bataille a été trop violent pour
les défenses du jeune homme. Il lui a fallu ensuite passer
1. Les informations inédites puisées dans le dossier militaire de
Raymond Dior sont archivées par la Maison Dior.
2. Les Cahiers du patrimoine, no 16 : Parfums Christian Dior,
Maison Dior.

105
Christian Dior, un destin

par neuf hôpitaux pour soigner son souffle court, son foie
congestionné, ses poumons gazés et se débarrasser d’une
épouvantable dysenterie. Il en est ressorti, comme bien
des hommes de sa génération, irrémédiablement dégoûté
de ce qu’il a vécu, n’ayant qu’une expression à la bouche :
« La guerre, cette saloperie ! »
Cette tragédie, qu’ils furent des millions à subir, a fait
de lui un pacifiste et ce fut peine perdue quand son père
lui offrit par la suite le poste d’attaché de direction au
siège des Usines Dior à Paris. Il y travailla pendant six
ans jusqu’à ce que la faillite mît fin aux activités du siège.
Si l’on retient le témoignage de son ami, Nicolas Bongard,
son ancien camarade de régiment, son rôle dans les
affaires n’a pas été brillant : « […] son passage n’y fut
qu’une façade, un vague espoir, et en fin de compte une
sinécure de fils à papa si l’on admet que tout, dans la
nature révoltée et sarcastique de Raymond, le poussait
dans le sens opposé 1. »
À son retour à la vie civile, la chance néanmoins lui
sourit. Il a trouvé une charmante épouse en la personne
de Madeleine Leblanc, qui porte le même prénom que sa
mère et vient avec une jolie dot, et ils se marient le
22 juillet 1925. Nicolas Bongard en fait ainsi le portrait :
« […] Une jeune femme – sa vivante antithèse – l’accom-
pagne à présent. Prudente et sage en propos quand il se
plaît à soutenir de sulfureuses théories, Madeleine se
montre toujours aérienne quand il joue les bourrus, tou-
jours patiente parce qu’aimante, harmonieuse parce qu’ai-
mée. Ce couple disparate compose, en fin de compte, un
ménage parfait. 2 »

Raymond Dior avait subi de plein fouet l’enfer des tran-


chées et c’est là aussi qu’il avait appris le métier de journa-
liste. Il écrivait pour la chronique « Le Journal des
1. Entretien précité de l’auteur avec Nicolas Bongard.
2. Ibid.

106
Une famille naufragée

tranchées » publiée dans Le Crapouillot, le fameux journal


satirique de Jean Galtier-Boissière, son fondateur et
rédacteur en chef, qui s’en souviendra et fera de nouveau
appel à lui quelques années plus tard. Mais Raymond pro-
fesse déjà des idées qui sont carrément bolcheviques : du
monde, il n’y a plus qu’à faire table rase, comme le pro-
clame L’Internationale.
Le contraste qui oppose les caractères des deux frères
s’était manifesté dès leur jeunesse. Alors que Christian a
fait de l’univers de Granville le paradis de son enfance,
Raymond reste imperméable à tout instinct de sublima-
tion. Il avait six ans en 1905 quand son petit frère est né.
Deux années plus tard, leurs parents quittent leur pre-
mière maison, rue Maurice Orange 1, afin d’acquérir la
villa Les Rhumbs qui possède un grand terrain. Raymond
aurait-il été perturbé par les changements intervenus dans
la vie de famille : l’arrivée du petit frère et les grands
travaux entrepris par sa mère et qui avaient duré plusieurs
années. Raymond ne gardera rien de la magie de ce nouvel
environnement. Serait-ce parce qu’il a perdu sa place
d’enfant choyé, adulé, qu’il avait été pendant six ans ? Les
photographies ne manquent pas, en effet, où le petit Ray-
mond est exhibé dans des costumes les plus inimaginables
de la Belle Époque : en petit marin, en petite fille, en petit
juge, en petit marquis poudré, en petit Normand 2.

Revenant plus tard sur les traces de son enfance, il


décrit son sort comme celui « d’enfant perdu de la bour-
geoisie » ou de « rejeton anarchisant de la classe bour-
geoise ». Il se déguise dans un roman en se réfugiant
derrière un double nommé Jean. Le roman, Les Vaches, a
été publié en 1945. Raymond revient sur les souvenirs liés
1. Peintre né à Granville qui a représenté Napoléon Ier aux Pyra-
mides.
2. Les Cahiers du patrimoine, no 17 : Parfums Christian Dior,
Maison Dior.

107
Christian Dior, un destin

à sa mère, de façon lancinante, glaçante, en laissant parler


son double, le héros meurtri : « Sa mère, droite et aimable,
ouvrait son ombrelle, bordée de dentelle, et répondait d’un
sourire altier au salut des passants. Mais ces retours au
passé lui glaçaient le cœur et Jean s’efforçait de les chas-
ser de sa mémoire. Il ne lui restait rien de cette époque
guindée et tendre que des souvenirs maternels trop émou-
vants, ces bonnes manières qui étonnaient ses petites
amies de rencontre 1. »
Toujours sur un ton sarcastique et sous couvert de son
personnage de roman, il écrit : « Ces barreaux magiques
que constituaient la famille, le respect humain, la timidité,
l’amitié, la notion de classe. » Passablement fielleux, il
poursuit : « On pourvut ma jeunesse d’œillères bien façon-
nées. Je pouvais suivre, ainsi équipé, la route paisible à
laquelle me donnaient droit et ma qualité de Français et
ma bonne éducation, et le labeur de mes aïeux et ma pre-
mière communion. »
Raymond s’interroge aussi sur une « tare secrète qui
s’éveillera » et il se demande : « Sera-t-elle héréditaire,
spontanée, transmise ? » Est-ce une allusion à la maladie
de Bernard ? La question l’a laissé rêveur mais il n’ira pas
plus loin.

Ma mère, que j’adorais

« Dans la maison vide, une glace s’était décrochée seule


et brisée sur le parquet en mille morceaux. Le malheur
entrait dans notre famille heureuse et protégée. Mon frère
fut atteint d’une maladie nerveuse inguérissable. Ma mère,
que j’adorais, secrètement minée, mourut de chagrin. »

1. Raymond Dior, « Les Vaches (1918-1935), Petite chronique


privée », Paris, La Nouvelle Revue critique, 1945. Documentation four-
nie à l’auteur par Direction Patrimoine Christian Dior Parfums.

108
Une famille naufragée

C’est ainsi que Christian a décrit l’effroi qui le saisit au


retour des vacances à Granville. Pour avoir éprouvé un
tel choc faisant naître ce noir pressentiment, il fallait,
comme lui, avoir vu se creuser au fil des semaines et des
mois, l’expression d’infini désespoir qui voilait les yeux de
sa mère. Une photographie de Madeleine Dior, prise peu
de temps avant la fin de sa vie 1, est saisissante à cet égard
et elle révèle un regard pétrifié. À cette époque, la maladie
mentale était ressentie comme une tare et si l’on devait
parler de ce malheur, que ce soit au sein de la famille
ou vis-à-vis des tiers, ce n’était qu’à mots couverts. La
souffrance de Madeleine Dior, si soucieuse de donner une
image parfaite de sa famille, n’en était que plus aiguë.
Quant à Christian, terrassé lui aussi par la mort de sa
mère et vivant enveloppé dans sa présence, il parviendra
malgré tout à trouver une forme de consolation dans cette
pensée : « À la réflexion, cette mort, qui me marqua pour
la vie, devait m’apparaître ensuite opportune. L’épouse, la
mère exquise qui s’en alla si tôt, nous quitta avant de s’être
doutée de l’avenir plus que difficile qui s’annonçait pour
nous 2. »
Que signifie cette réflexion qui lui vient quelque temps
plus tard ?
Dans ses pensées intimes, commence-t-il à réfléchir sur
les souffrances épargnées à sa mère ? Entend-il remercier
le Ciel après coup ? Se tourne-t-il vers Dieu dans sa prière
en Lui rendant grâce d’avoir épargné à sa pauvre Maman
de voir la ruine de leur famille et l’effondrement de
l’œuvre qui a été toute sa vie ! Merci mon Dieu de m’avoir
épargné en même temps la douleur de voir souffrir ma
mère tant aimée car cela aurait été au-dessus de mes
forces ! Merci encore, Mon Dieu, de lui avoir épargné
l’épreuve de l’internement de Bernard ! Existe-t-il de

1. Collection photos Direction Patrimoine Dior Parfums.


2. Christian Dior et moi, op. cit., p.199.

109
Christian Dior, un destin

plus grand déchirement pour une mère que d’être là, au


moment où arrivent les infirmiers et de les voir se saisir
du corps de son enfant, l’attacher dans une camisole de
force, le sangler dans l’ambulance et d’entendre résonner
à l’infini dans ses oreilles le bruit fatal du claquement des
portes se refermant sur son petit ange emmuré dans son
enfer ?

Quand Christian Dior prendra la plume pour écrire ses


Mémoires 1 parues en 1957, l’année même où il va dispa-
raître, les années noires n’y figurent qu’en mode mineur
et c’est aux souvenirs de son enfance heureuse et de sa
mère adorée que sont dédiées les plus belles pages de son
récit. S’ingéniant, car c’est sa nature, à tourner son regard
vers un ailleurs quand surgit le malheur, Dior n’a d’yeux
que pour sa maman, poétisée en reine des fleurs et fée des
jardins. On s’émerveille devant ce petit garçon gambadant
dans son univers onirique et filant un parfait roman
d’amour avec sa mère, une maman qu’il veut, par-dessus
tout, rendre heureuse. Tout se résume dans la joie qui
est la sienne de l’accompagner dans la création de son
magnifique jardin. Tandis que son frère Raymond, occupé
par des jeux de son âge, se moque de Christian lorsqu’il
le voit se précipiter à l’arrivée du postier car il attend
fébrilement la livraison du catalogue illustré de la maison
Vilmorin-Andrieux. Il espère bien y trouver, parmi les
nouveautés offertes en cette saison, telle ou telle plante ou
tel ou tel arbuste qui conviendra si bien pour créer un peu
d’ombre sur le plant de bégonias qui souffre de trop de
soleil, et de là, renouer de plus belle le dialogue amoureux
qui s’est tissé entre mère et fils, avec pour langage, les
douces appellations de rose, réséda, troène, chèvrefeuille.

1. Christian Dior et moi, op. cit., quatrième partie, « L’aventure de


ma vie », p. 185.

110
Une famille naufragée

Christian voulait garder cet amour secret, de peur


d’attiser la jalousie de son frère Raymond ou de sa sœur
Jacqueline, mais aussi parce qu’il ressentait quelque chose
qui l’attristait chez sa mère, quelque chose qui restait à
l’état de mystère dont il se sentait l’unique dépositaire et
qu’il n’aurait voulu confier à personne. Quelque chose qui
l’appelait, lui, à faire tout son possible pour rendre sa
Maman heureuse. Car, sa Maman chérie prenait parfois
un air fermé, un regard ombrageux, et ne parlait plus à
personne. Madame Dior disparaissait dans ses apparte-
ments et on ne la voyait plus pendant plusieurs jours.
Pauvre petit garçon, il souffrait de ce silence ! Ou bien à
d’autres moments, elle passait sans le voir et son regard
était méconnaissable. Un regard inconnu. Il aurait voulu
se jeter à son cou et la couvrir de baisers mais il était alors
comme paralysé. Marthe, leur gouvernante, faisait comme
si tout était normal et continuait de vaquer à son habitude.
Christian restait seul dans son coin, suspendu à son
unique espoir, celui d’attraper le regard de sa Maman, de
le voir s’éclairer, débarrassé de cette lueur fixe, insoute-
nable pour le petit garçon qu’il était.
Personne n’en parlait dans la maisonnée, mais les
domestiques, eux, savaient. On se prévenait : « Attention !
Madame a son caractère aujourd’hui » et puis, par habi-
tude, chacun retournait à sa tâche sans y prêter plus
d’attention et Marthe savait comment occuper les enfants.
Personne non plus ne semblait remarquer que, la crise
passée, c’était Christian qui avait trouvé le moment favo-
rable pour s’approcher de sa mère, parfois en lui glissant
sur les genoux le dessin d’une plantation qu’il lui proposait
de faire ou en lui montrant quelque chose dans le jardin
qui réclamait son attention et ranimerait sa bonne humeur.

Christian avait donc perçu chez sa mère un mystère et il


avait découvert de façon innée que l’amour et la tendresse
avaient le pouvoir de ressusciter une Maman éteinte.

111
Christian Dior, un destin

Point besoin de savoir mettre un nom sur une maladie


dépressive pour ressentir un appel au fond de son cœur,
quand on est un enfant poète, né avec des antennes aussi
sensibles.

Le nœud de la discorde

La débâcle de la famille en 1931 a définitivement achevé


Raymond, comme en témoigne son épouse. Dans l’entre-
tien qu’elle m’a accordé, elle révèle l’existence de désac-
cords survenus au moment où Maurice Dior décidait de
se lancer dans son grand projet de construction
d’immeubles à Neuilly. Ainsi l’explique-t-elle : « Mon
beau-père a confié le projet à un architecte et à un entre-
preneur qui ne faisaient pas le poids. […] J’ai défendu à
Raymond à se mêler de cette affaire. Et il l’a fait quand
même ! […] Je soupçonne ma belle-mère d’avoir incité
son mari à entrer dans cette affaire. Elle était ambitieuse,
autoritaire. Maurice n’était peut-être pas un grand homme
d’affaires, mais il était délicieux. L’entrepreneur a fait une
faillite retentissante. Le travail de mon mari s’est arrêté
en même temps que la faillite de son père. Cela a été un
bouleversement terrible pour la famille 1. »
Raymond se trouve réduit au statut de bourgeois déchu
et entretenu (il dépendra toute sa vie de la fortune héritée
de sa femme). Le traumatisme subi va exacerber sa haine
du capitalisme, des banquiers et de la ploutocratie, qui
vient se mêler à son aigreur et mieux masquer son état
d’humiliation. Il va tenter de se recréer une raison sociale,
ce qui le pousse de nouveau vers le journalisme politique
et il essaie par tous les moyens de proposer des articles
aux revues et aux intellectuels de son temps. Il assiste,
en juin 1935, au congrès de l’A.E.A.R., l’Association des

1. Entretien de l’auteur avec Madame Raymond Dior, juin 1993.

112
Une famille naufragée

écrivains et artistes révolutionnaires, proche du Parti


communiste, où Malraux, Nizan, Aragon, Brecht, Breton
et d’autres intellectuels antifascistes prennent la parole.
Raymond est dans la salle de la maison de la Mutualité
parmi les 3 000 participants. Il doit se sentir en parfaite
osmose avec les tribuns qui prennent la parole, sans pour
autant être invité à jouer d’égal à égal. Le Parti commu-
niste est alors considéré comme étant l’avant-garde du
pacifisme et de la lutte contre les régimes fascistes 1.

Durant la même année, il renoue avec Jean Galtier-


Boissière, le charismatique patron du Crapouillot qui
l’apprécie et lui confie des enquêtes publiées dans des
numéros spéciaux qui sont conséquents (entre 30 et 70
pages), sur les Juifs, sur la Franc-Maçonnerie, le Vatican,
les deux cents familles. Raymond retrouve une certaine
fierté d’être lu et écouté. En septembre 1936, paraît le
numéro spécial sur les Juifs, de 72 pages (Léon Blum est
devenu président du Conseil en mai) dont son rédacteur
en chef attend beaucoup. Il s’agit d’avertir les lecteurs
contre le danger croissant de la montée du nazisme, Ray-
mond, pas normand pour rien, montre qu’il sait naviguer
entre des vents contraires. Dans un premier temps, il loue
hautement les mérites de la diaspora qui a « noué des liens
spirituels entre les peuples ; le génie des philosophes, des
médecins, des musiciens juifs est un bien commun à tous les
hommes ». Mais c’est simplement la fin du premier mouve-
ment, puis : « Quant à la finance, nous verrons plus loin 2 » !
Plus généralement, il enfourche son obsession qui est en
même temps le cheval de bataille du Crapouillot : les puis-
sances d’argent et, d’un jour sur l’autre, il trempe sa plume
1. L’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, créée en
France en 1932, est une section de l’Union internationale des écrivains
révolutionnaires fondée à Moscou en novembre 1927. Sources : Les
Cahiers du patrimoine, no 16 : Parfums Christian Dior, Dior Heritage.
2. Le Crapouillot, p. 9.

113
Christian Dior, un destin

tantôt dans le vitriol, tantôt dans le curare. Nicolas Bongard


plaisante au sujet de son ancien camarade de régiment et
relève le piquant de la situation : « Raymond vient d’inventer
pour ses amis du Crapouillot le slogan des “deux cents
familles” qui va gaillardement son bonhomme de chemin !
Ces familles sont responsables, selon lui, de tous les malheurs
de la France. Il ne dit pas si la sienne est du nombre ! »
Maurice Dior vit désormais loin de tout cela, replié
dans le Midi, où il a été recueilli chez leur ancienne gou-
vernante. Tandis que son aîné s’obstine à jouer les fils de
bourgeois révoltés et n’est pas près de désarmer 1 !

Mon père, cet homme si bon

Si Raymond éprouve de la rancœur devant la faillite de


son père, Christian n’a pour lui que de la compassion. Il
se navre de le voir humilié, ayant perdu son combat contre
la Séquanaise (la compagnie d’assurances qui avait
garanti son emprunt dans le projet immobilier à Neuilly),
ses biens saisis et mis aux enchères, Les Rhumbs, vidés
pièce par pièce, la proie des marchands, des dépeceurs 2.
Et comme s’il venait de prendre conscience chez ce père
des causes de sa ruine, il ne veut voir que sa bonté. Si leur
malheureux père s’est engagé dans cette aventure, n’est-ce
pas dans le but de protéger ses enfants, qui ne sont pas des
génies, en leur assurant la jouissance paisible d’un capital
et de revenus, pour au moins une génération ? Christian
refuse de s’égarer dans des arguties, et de perdre son temps
à s’interroger pour savoir qui a grugé qui dans les travaux
1. Les informations sur Raymond Dior ont pour sources : Les
Cahiers du Patrimoine, no 16 : Parfums Christian Dior, Dior Heritage.
2. La vente aux enchères publiques de la villa Les Rhumbs par
maître Garnier, commissaire priseur, s’est déroulée sur cinq jours du
27 avril au 2 mai 1935 ; Cahiers du Patrimoine, no 17 : Parfums Chris-
tian Dior du 25 mai 2020.

114
Une famille naufragée

de construction. Il est trop tard pour faire l’inventaire de


cette histoire et à quoi bon remuer la boue alors que le
malheureux homme est à terre ? Ce qu’il attend de ses
enfants aujourd’hui, c’est de l’aide et de l’affection.
Christian se morfond de ne pouvoir vendre le dernier
tableau qui lui reste de la galerie, le fameux Dufy qu’il
avait acheté à Paul Poiret dit « Le Magnifique », le coutu-
rier, ruiné au point de finir sa vie en clochard. Il
s’accroche à cet espoir qui lui permettrait d’aider son père,
il ne veut voir chez lui que ses intentions généreuses, son
désir de faire le bonheur des siens, son côté bon père de
famille qui, dans sa magnanimité, a tourné la page sur les
amères déceptions que lui ont causées ses fils. Faisant un
bilan de sa propre conduite, il regrette certains manque-
ments à ses devoirs : n’aurait-il pas dû au moins contenter
son père en décrochant un diplôme à la fin de ses études !
Il se reproche son ingratitude passée. Des scènes de
confrontations lui reviennent en mémoire. Des claquements
de portes après des discussions âpres. Des mots lancés à
la hussarde qu’on regrette ensuite, « Sale bourgeois ! », ou
d’autres apostrophes insolentes.
Par-dessus tout, il maudit la malchance qui veut que le
mal trouve trop souvent le moyen de s’infiltrer au cœur
des meilleures intentions.

Une âme blessée

Il y avait près de soixante ans que tout cela s’était passé


lorsque la veuve de Raymond Dior m’a accordé le 17 mars
1993 cet entretien qui eut lieu à Paris à son domicile. J’ai
retrouvé intacte en elle l’image de l’épouse aimante, toute
en douceur que m’avait décrite Nicolas Bongard 1 lors-
qu’elle était toute jeune mariée. En évoquant les relations

1. Christian Dior et moi, op. cit., p. 73.

115
Christian Dior, un destin

entre les deux frères, elle ne voulait garder que les bons
souvenirs en s’efforçant d’arrondir les angles quant aux
dissentiments entre les deux frères et leurs convictions se
situant à l’opposé : « Raymond était très à gauche, c’était
une des raisons pour lesquelles il ne s’entendait pas bien
avec Christian qui était à droite. » Mais, souligne-t-elle :
« Il y avait une amitié entre eux, une complicité qui ne
faisait ombrage à personne. Ils s’entendaient très bien
même si Madeleine Dior avait une préférence pour Chris-
tian. Christian avait la préférence de sa mère, mais mon
mari n’en a pas souffert. Raymond n’était pas du tout
mondain, il n’aimait pas sortir. » La veuve de Raymond 1
s’épanche avec attendrissement sur les qualités et les fai-
blesses de son mari : « Mon mari était quelqu’un de doux,
d’intelligent et d’intéressant. Il était très cultivé et avait
beaucoup de charme. Ses opinions de gauche étaient
plutôt par défi. J’ai été très à gauche, moi aussi, quand
j’étais jeune. Mais Raymond était, avant tout, un homme
déprimé. »
Puis elle ajouta : « Christian ensuite, ne s’est jamais
occupé de son frère, il a été absorbé par ses amis de la
couture et de toutes ces femmes possessives autour de
lui. » et en disant cela, elle ne cherchait pas à exprimer
une critique. Bien au contraire, elle a servi de lien entre
les deux frères ainsi qu’en témoigne un de leurs voisins.
Au cours de l’année 1947, les deux frères avaient acquis
des maisons de campagne, Christian Dior à Milly-la-
Forêt, et les Raymond Dior à Noisy-sur-École. Sans qu’ils
l’aient cherché, leurs propriétés se trouvaient à peine à
cinq kilomètres l’une de l’autre et ce n’est pas pour autant
qu’ils se voyaient souvent. Le couple Raymond Dior
s’étant lié d’amitié avec l’adjoint au maire de Noisy, Jean-
Louis Bouchut, celui-ci leur rendait volontiers visite le
dimanche après-midi et l’habitude était venir de se réunir,

1. Décès de Raymond Dior en 1966.

116
Une famille naufragée

tantôt chez les Raymond à Noisy tantôt chez Christian à


Milly : « C’était Madeleine qui favorisait le contact entre
les frères raconte Jean-Louis Bouchut qui avait remarqué
le caractère bourru et peu sociable de Raymond qui ne
voulait pas s’attarder dans ces rencontres. Il me confia
quel fut son étonnement le jour où il apprit que Raymond
ne voulait même pas accompagner son épouse au Maroc
où elle effectuait chaque année un voyage pour y contrôler
ses investissements. Pour sa part, il redoutait les interven-
tions des Raymond lors de débats au sein de la com-
mune. » Ainsi, conclut-il : « C’était un rêveur, un idéaliste
assez renfermé sur lui-même 1. »

Raymond reprend la plume durant l’été 1936 et fait


paraître une nouvelle charge dans la revue Regards où il
accuse le patronat de faire une « campagne de défaitisme »
pour empêcher le redressement national. Ses interventions
s’arrêtent pendant les années de guerre. Après la libéra-
tion de Paris, il publie quelques articles dans la revue
Europe où écrivent Éluard, Tzara, Aragon, Jean-Richard
Bloch mais aussi un ouvrage personnel qui sort en
avril 1945 aux éditions, La Nouvelle Revue critique, Les
Vaches, Petite chronique privée.
Cette fois, il ne s’agit pas d’un roman déguisé. La pos-
ture nihiliste du héros principal, Jean Le Centenier, né
comme Raymond un 27 octobre, lui ressemble comme un
frère. Il revient sur les années 1918-1935 et un second
tome est annoncé sur la période 1936-1945, qui n’est
jamais paru. Son projet « est de partager toutes les “vache-
ries” de l’existence. Les “vaches”, ce sont les autres, les
méchants, les gradés, les planqués, les femmes qui ne l’ont

1. Interview de Jean-Louis Bouchut, adjoint au maire de Noisy-


sur-École, 26 novembre 2018. Source : Les Cahier du patrimoine,
no 16 : Parfums Christian Dior.

117
Christian Dior, un destin

pas assez aimé. » 1 Mais aussi les pensées sombres qui ne


cessent de le hanter.
Les Cahiers du Patrimoine ont publié une interview pas-
sionnante de l’historien Pascal Ory avec Frédéric Bourde-
lier 2, qui l’avait sollicité à propos de Raymond Dior afin
d’analyser sa trajectoire atypique de ce fils de famille
devenu un intellectuel d’extrême gauche et notamment ses
écrits qui fustigent les nantis, les banques, les complotistes
de la finance et rejoignent les courants de pensée d’écri-
vains et artistes, tels Paul Éluard, Romain Rolland, Tris-
tan Tzara, déjà cités. La question qui traverse leur
entretien très riche est en résumé : comment expliquer
que Raymond Dior qui publie à côté de ces signatures
réputées et s’échine à mettre un pied dans toutes les
portes, ne soit pas parvenu à acquérir une place reconnue
parmi les intellectuels de ce bord ?
Je remercie Pascal Ory et Frédéric Bourdelier de
m’avoir autorisée à utiliser des extraits de leurs échanges :
Frédéric BOURDELIER : Pourrait-on dire, sans détour,
que Raymond Dior est un « intellectuel raté » ?
Pascal ORY : « Intellectuel », c’est certainement son
ambition. « Raté », oui, parce qu’il n’a pas les titres ini-
tiaux qui aident : des diplômes universitaires élevés ou
une œuvre scientifique, littéraire ou artistique en voie de
reconnaissance. Il ne dépassera pas le stade de journaliste
intermittent. Son sommet, ce sont les dossiers du Cra-
pouillot. La guerre cassera net ce modeste envol.
Frédéric BOURDELIER : Selon vous, Raymond Dior
a-t-il été marginalisé intellectuellement après-guerre ou
a-t-il laissé la place à son cadet, dont la notoriété explosait
dans le monde entier ?

1. Les Cahiers du patrimoine, no 16 : Parfums Christian Dior.


2. Directeur de Culture de marque Héritage. L’interview a été
réalisée le 24 octobre 2018 et publiée dans Les Cahiers du Patrimoine,
no 16 : Parfums Christian Dior.

118
Une famille naufragée

Pascal ORY : Comme Raymond Dior, après avoir raté


son avant-guerre, a aussi, et a tout de suite, raté son après,
le succès fulgurant de son frère a été le coup final : le nom
de Dior entrait dans un tout autre Panthéon que celui
qu’ambitionnait Raymond. Mais de toutes les façons, en
1947, il a déjà baissé les bras. Christian ne l’écrase pas ni
ne l’éclipse. Il s’est déjà éclipsé et écrasé de lui-même.

Tout est dit sur les souffrances de Raymond. Son der-


nier livre, Les Vaches, où il n’épargne personne et encore
moins lui-même, se résume en un aveu de son malaise
existentiel. Il y expose ses angoisses morbides : « Ce que
je me dégoûte. » On s’aventure avec lui au bord de la folie
et le livre s’achève dans une forme de chaos apocalyp-
tique :
« “Les vaches”, murmura-t-il, mais ce n’était plus une
affirmation, ni une constatation, c’était la plainte d’une
âme blessée. »
Un objet appartenant à Christian Dior est réapparu
tout récemment, ce qui laisse penser que de heureux
hasards sont toujours possibles dans la vie posthume de
Christian Dior ! Lors d’une visite au musée de Granville,
le 20 novembre 2019, en compagnie de Vincent Leret, qui
collabore avec Frédéric Bourdelier aux Cahiers du Patri-
moine, nous avons appris que le musée venait de recevoir
un don privé. On a mis sous nos yeux une boîte qui conte-
nait le dernier agenda personnel dont Christian Dior s’est
servi, celui de l’année 1957. À la page du 12 octobre, est
inscrit de sa propre main un déjeuner avec son frère Ray-
mond, avant qu’il ne parte pour une cure à Montecatini,
en Italie, où son destin l’attendait.
Dans la soirée du 23 octobre, il devait mourir subite-
ment dans sa chambre d’hôtel, victime d’une crise car-
diaque.

119
Christian Dior, un destin

En conclusion, les deux frères avaient gardé des liens


fraternels en dépit de leur allégeance à des visions du
monde opposées, à l’instar des deux soldats auxquels
s’adresse le poème allégorique de Louis Aragon 1, écrit
sous la Résistance et que la voix du poète exhorte à sur-
monter leurs divisions pour combattre ensemble. Nous
reconnaissons Christian dans celui qui croyait dans la
beauté du monde et Raymond, le rebelle, qui n’y croyait
pas et ne voulut voir que son effrayante noirceur.

Doit-on s’étonner que Christian Dior répugne à évo-


quer dans ses récits autobiographiques les drames qui ont
ravagé la vie de ses deux frères ? Cette retenue ne facilite
pas la tâche de ceux qui cherchent à comprendre comment
il a pu résister au tsunami dans lequel la moitié de sa
famille a péri. Essayons !
S’étant éveillé de bonne heure au mystère de la souf-
france – les humeurs noires de sa mère –, puis la tragédie de
son petit frère révélant l’existence supposée d’une patholo-
gie génétique, on comprend que ces phénomènes inquié-
tants aient alerté sa vigilance. On a remarqué que Christian
s’est éduqué : il voit venir le malheur de loin et il s’en écarte
le plus possible. Il n’en parle pas, le silence dont il s’est fait
la règle lui a paru le plus sûr moyen de se préserver et il
observe. Sa lucidité dans les épreuves est son arme et il ne
faiblit pas dans sa résolution de tenir le mal à distance, se
protégeant comme s’il portait des gants pour ne pas être
contaminé par son pouvoir maléfique.
Son frère Raymond lui a montré la voie à ne pas suivre :
se laisser dominer par la rancœur ou le désespoir ne peut
conduire que dans l’abîme. Face aux intempéries qui ne
l’ont pas épargné, il a bien fallu qu’il improvise une ligne

1. « La Rose et le Réséda ».

120
Une famille naufragée

de conduite. Sa lucidité dans les épreuves est son arme


et il ne faiblit pas dans sa résolution de tenir le mal à
distance.
Si Jacqueline Dior, la sœur aînée et troisième dans
l’ordre de la fratrie, a été ignorée jusqu’ici, la raison en
est qu’elle fut la moins exposée aux épreuves traversées
par la famille : « Cette vie ordinaire la rend unique au
regard des destins extraordinaires de ses frères et sœur »
comme l’écrit Sandrine Damay Bleu 1. Jacqueline se
marie deux mois après la mort de sa mère en juillet 1931
avec Marcel Vasseur, ancien HEC et agent de change
comme son père. Ils auront deux enfants, Christiane et
Patrick, mort prématurément dans un accident automo-
bile. Le couple mène la vie bourgeoise traditionnelle de
cette époque, habitant un appartement dans le XVIe
arrondissement au 1, rue Charles Dickens, où tout est
resté à l’identique jusqu’au moment où ils le quitteront en
1995 pour s’installer dans une maison de retraite. Jacque-
line a fait des études d’infirmière mais ne pratiquera aucun
métier. Elle est restée très attachées à Granville et ils
passent leurs vacances en Normandie. Chacun a ses
passe-temps favoris : pour Marcel, c’est la photographie,
il est amoureux de son Leica qui lui permet de faire des
stéréo-chromes. Les deux passions connues de Jacqueline
sont les courses – elle se rendait au tabac-PMU de la rue
de Passy pour parier et pour y acheter son paquet de
cigarettes, un autre petit plaisir.

Catherine, ma sœur : un autre moi-même

Catherine a quatorze ans lorsqu’elle quitte l’apparte-


ment de la rue Louis-David et laisse derrière elle ses frères

1. Les Cahiers du patrimoine, no 17 : Parfums Christian Dior, le


25 mai 2020, Direction Patrimoine Christian Dior Parfums.

121
Christian Dior, un destin

et sa sœur, son milieu, ses études, et l’univers dans lequel


elle a vécu sa jeunesse pour partir vers un avenir qu’elle
ne connaît pas. Perdre sa mère si jeune, c’est un sort ter-
rible, mais elle a, au moins, la consolation de pouvoir
s’appuyer sur une femme merveilleuse : « Ma », la gouver-
nante, entrée au service de sa mère en 1915, et qui l’a
donc prise dans ses bras dès sa naissance. « Ma », pour
Maman, c’est ainsi que Catherine l’a surnommé d’emblée.
Marthe Lefebvre recueille dans sa petite maison de Cal-
lian, plutôt une bicoque, dans le Var, les deux membres
les plus fragiles de la famille : Maurice Dior et la jeune
Catherine. Selon toute vraisemblance, la maison a été
achetée par Maurice Dior et donnée à Marthe Lefebvre
qui a servi de prête-nom. Elle joue désormais le rôle de
pilier de la famille.
Quelle que soit l’affection qui les unit, Catherine aura
vécu une jeunesse sacrifiée. Elle a dû quitter son collège de
jeunes filles à Paris et se trouve coupée de ses amies de
classe. Aucun établissement scolaire n’est proche de leur
village et l’argent fait défaut pour l’inscrire comme pension-
naire dans un bon collège de la région. Trop bien élevée
pour se plaindre, on ne l’entendra jamais se prononcer sur
ce sujet ni évoquer le choc brutal qu’elle a dû subir en quit-
tant le confort douillet de l’appartement de Passy. Ni renâ-
cler devant la difficulté de s’accoutumer à la rusticité de la
vie à la campagne et à la simplicité rudimentaire de leur
habitat dans ce petit coin isolé de la Provence.
Ce changement de vie l’a néanmoins plongée dans une
grande tristesse. Le plus dur à supporter a été la sépara-
tion d’avec Christian : « Malgré leurs douze ans d’écart, il
y avait une véritable complicité entre lui et sa petite sœur.
Christian a toujours été très généreux avec Catherine. Elle

122
Une famille naufragée

adorait aller au concert avec lui, visiter les musées, regar-


der la peinture et elle avait même entretenu l’idée plus
tard de suivre les cours du Louvre 1. »

Christian souffre tout autant de leur éloignement et il se


sent mortifié de voir sa sœur condamnée à sacrifier sa vie de
jeune fille. En lieu d’études, Catherine tient compagnie à
son père, elle lui fait la lecture et ils écoutent ensemble les
informations à la radio car Catherine se passionne pour la
politique. Le souvenir qu’elle a gardé de son père n’est pas
celui d’un homme aigri mais bien plutôt d’un être résigné et
doux, se contentant de vivre au jour le jour, hormis les deux
voyages par an qu’il faisait à Paris. Christian ne pourra pas
leur envoyer de l’argent au début. C’est dire qu’on vit pau-
vrement aux Naÿssès. On se couche aux heures paysannes
sans s’attarder après le repas du soir afin d’économiser les
lampes à pétrole, car au début la maison n’a pas l’électricité.
L’habitude de vivre avec un minimum d’argent s’apprend
plus facilement au milieu d’une campagne verdoyante et
sous la protection d’une personne comme Ma, qui prend
soin d’eux avec amour. Dans cette existence repliée sur soi,
Catherine se forge une force de personnalité peu commune.
Silencieuse parce que profonde, réservée parce que réflé-
chie, elle va devenir une jeune femme exemplaire, méritant
de partager avec son frère la remarque d’Henri Sauguet à
son adresse : « Les épreuves n’ont pas fait de lui un pauvre
et elles lui auront appris beaucoup de choses 2. »
La complicité entre le frère et la sœur ne cessera de
grandir au cours des prochaines années.

1. Entretiens dans Les Cahiers du patrimoine, no 17 : Parfums


Christian Dior, avec Hubert des Charbonneries, fils d’Hervé des
Charbonneries dont Catherine va s’éprendre en 1941.
2. Citation du chapitre 4, « Miroir brisé », p. 57, index English
Edition.

123
Christian Dior, un destin

La descendance de Maurice et de Madeleine Dior

Christian, Bernard et Catherine n’ont pas eu d’enfants.

Raymond et Madeleine Dior ont eu deux filles, Fran-


çoise et Marie-Christine, puis, leur branche s’est éteinte.

Jacqueline Dior a épousé Marcel Vasseur. Ils eurent


deux enfants : un fils, Patrick, et une fille, Christiane,
mère de Marie-Noëlle Goulard qui est la seule descen-
dante du clan et n’a pas d’enfant.

À l’exception de cette dernière, la branche issue de


Maurice et de Madeleine Dior demeure sans descendance.

Maurice Dior a été le plus infortuné des pères : il


décède à Callian le 9 décembre 1946 et il n’aura donc pas
connu la gloire de son fils, Christian et le triomphe mon-
dial du New Look, le 12 février 1947, pour se savoir
récompensé dans sa descendance.
Chapitre 6

Fiat Lux

Il me semble que si imparfaite soit-elle, ma


vie a pris un sens chrétien.
Lettre de Christian Dior, 25 septembre 1935.

Christian Dior doit partir en cure au soleil au plus


pressé ! Sitôt le mot lâché, il n’en faut pas davantage pour
que les amis s’agitent : Bébé, Ozenne, Sauguet, Bongard,
Herrand, Colle, et une flopée d’amies, entre Paris et Gran-
ville. À chacun sa mission : certains se lancent dans la
recherche d’un établissement qui convienne aux besoins
de leur ami. Sachant qu’il n’a pas les moyens de s’offrir
une hospitalisation, d’autres décident de constituer un
groupe pour le décharger de cette inquiétude et que tout
soit arrangé à son insu. La bande de Dior, composée réso-
lument de joyeux fêtards en toutes circonstances, il va de
soi qu’on ne le laissera pas partir sans dîner d’adieu.
Connaissant ses faiblesses, on veille aussi à ce que son sac
de voyage soit bourré de friandises et de chocolats pour
le long trajet en chemin de fer.
On comprend quel rôle capital a pu représenter
l’entraide à cette époque où aucun système d’assurances
sociales n’existait. Sans cette solidarité, on redoute ce qui
aurait pu advenir de Christian Dior ! Ils furent dix à
s’engager pour assurer mensuellement le paiement des

125
Christian Dior, un destin

frais de sa cure, chacun y contribuant pour fournir l’équi-


valent de mille cinq cents euros par mois 1. Catherine Dior
me cita les noms de ceux qu’elle avait gardés en mémoire :
Henri Sauguet, Jacques Bongard, Jean Ozenne, Pierre
Colle, et Parouir Beglarian 2. Une correspondance réappa-
rue tout récemment nous apprend qu’un personnage hors
de sa tribu, se joignit à eux : il s’agit d’un collectionneur,
client de la galerie Bonjean-Dior. Klaus Gebghard, vivant
à Wuppertal auquel Dior avait vendu un tableau de Salva-
dor Dalí. Il le remercie dans une lettre de son soutien
amical, en ajoutant qu’il lui fait parvenir gracieusement un
dessin de Bérard et conclut en écrivant que, vu le climat
catastrophique des affaires, il est contraint de fermer sa
galerie 3 !
La génération d’avant-guerre a vécu dans une hantise
permanente de la tuberculose. La maladie pouvait entraî-
ner la mort et chacun redoutait de devoir apprendre la
perte d’un parent ou d’un ami. Christian Dior est loin
d’avoir été le seul à être frappé ; il apprit durant sa cure
le décès d’un de ses camarades de Sciences Po, originaire
du Sud-Ouest, avec lequel il avait noué amitié. La dispari-
tion ayant le plus frappé sa génération est celle du poète
surréaliste René Crevel. Dior et lui s’étaient connus dans
la bande joyeuse autour de Max Jacob et ils se retrou-
vaient aussi parmi les assidus des discussions littéraires
animées par Raoul Leven à la Librairie des Quatre Che-
mins. René Crevel était un favori de Charles et de Marie-
Laure de Noailles, le couple de mécènes mythique, ceux-
là mêmes qui avaient fait l’honneur à Christian Dior de se
rendre à l’inauguration de sa galerie.

1. Échange de lettres, 28 mars et 29 avril 1934. Dépôt au musée


Christian Dior de Granville.
2. D’une famille de collectionneurs vivant à Paris ayant souffert
de la tragédie du génocide arménien, en 1915.
3. Ibid.

126
Fiat Lux

René Crevel trouva la mort le 18 juin 1935, à l’âge de


trente-cinq ans. Ce fut une fin affreuse : il se croyait enfin
guéri lorsqu’il apprit, le 16 juin, qu’il était atteint d’une
tuberculose rénale. La nuit suivante, il se suicida au gaz
dans son appartement.
La mort de René Crevel, « Cet être charmant et déses-
péré », comme le décrivit son amie Liane de Pougy,
ébranla son entourage qui l’avait vu peiner courageuse-
ment sous une pareille épreuve. Il se soignait en Suisse,
multipliant les séjours sans pour autant parvenir à se
débarrasser de ses bacilles. Il avait commencé sa cure au
sanatorium de Davos. Puis il le quitta pour celui de Ley-
sins, lorsque la station commença à devenir une enclave
nazie. Son état de lassitude est largement décrit dans la
biographie que lui a consacrée François Buot 1. Rien ne
semble le tirer de son ennui face à la monotonie du temps
et selon toute apparence, c’est un être qui tourne autour
de lui-même, vivant de l’espoir que ses amis pourront lui
rendre visite et meublant son temps en écrivant des lettres.
Il évolue dans le beau monde : le comte Étienne de Beau-
mont, l’académicien Marcel Jouhandeau, la comtesse Lili
Pastré, la comtesse Marie-Laure de Noailles : tout un
beau monde dont il a fait sa véritable famille. Il espère
publier le récit de son séjour qui « passe de la plaisanterie
à la confession tragique sans transition » et qui tient plutôt
lieu de « règlement de compte avec lui-même 2 ». Il
confiera le manuscrit à son ami, l’éditeur Raoul Leven,
mais le projet restera sans suite.
Le traitement de la tuberculose était largement empi-
rique et nul ne se berçait d’illusions quant à ses chances
d’en guérir. Le traitement consistait, pour l’essentiel, à
faire confiance aux rayons du soleil bienfaiteur pour doper
les capacités de l’organisme à combattre l’infection.

1. René Crevel par François Buot, Grasset, 1991.


2. Ibid.

127
Christian Dior, un destin

L’incertitude dans laquelle le patient demeurait pendant


sa cure n’était donc pas de nature à doper le moral et
représentait bien souvent la principale épreuve à sup-
porter.

Montagnes magiques

Le sujet de cette maladie était même si prégnant qu’il


avait trouvé place en littérature. On connaît le chef-
d’œuvre de Thomas Mann, La Montagne magique, cou-
ronné en 1929 par le prix Nobel de littérature et paru en
français en 1931. Ce roman envoûtant se déroule dans le
cadre d’un sanatorium à Davos, en Suisse. L’intrigue a
pour personnage principal un jeune ingénieur allemand,
Hans Castorp, dont la vie toute tracée devant lui le destine
à une belle carrière. Il se rend à Davos pour rendre visite
à son cousin, en cure au sanatorium, et lui tenir compa-
gnie pendant trois semaines. Ceux qui ont lu le roman
n’ont pu oublier leur sidération en découvrant qu’au terme
de son séjour, Hans Castorp décide, de manière imprévi-
sible, de rester à Davos ! Le jeune ingénieur a vécu pen-
dant ses trois semaines au sanatorium une expérience
existentielle, un choc le révélant à lui-même et boulever-
sant le sens et les valeurs qu’il entendait donner à sa vie !
Je ne veux pas déflorer la suite de cet épisode afin de
laisser entièrement au lecteur le plaisir de se plonger dans
ce roman absolument extraordinaire.
J’imagine d’ailleurs que l’idée de lui offrir le livre a dû
traverser plus d’un esprit parmi les amis de Christian
Dior, ne serait-ce que par goût de la provocation.
N’oublions pas qu’ils étaient une bande de potaches !
Celui qui m’a paru le plus à même de lui concocter cette
plaisanterie aurait pu être l’acteur Marcel Herrand, connu
pour ses rôles de « méchant ». C’est lui qui incarna (en
1943) le rôle de Lacenaire, le dandy assassin du boulevard

128
Fiat Lux

du Crime dans Les Enfants du Paradis. Or, à l’époque où


nous nous situons, il était pétri de littérature germanique
car il venait de jouer, au théâtre du Vieux Colombier, une
pièce mise en scène par Sacha Pitoëff (1933) d’après
Arthur Schnitzler, Libeleï : l’histoire donne le frisson et se
déroule dans le climat ambigu de la société viennoise
d’avant-guerre.
Christian Dior pouvait être rassuré de se savoir soigné
dans le meilleur endroit en Europe pour la qualité de l’air.
Plus l’altitude est haute, plus il est pur, et Font-Romeu
l’emporte, par exemple, sur Davos. La station des Pyré-
nées Orientales est à 1 800 mètres contre 1 200 mètres
pour la station suisse dans les Grisons. Et mieux encore
si on s’élève jusqu’aux massifs culminants à plus de 2 900
mètres d’où le panorama est à couper le souffle. Font-
Romeu est au cœur de la Cerdagne qui est réputée comme
étant la région la plus ensoleillée d’Europe. Voilà pour les
avantages ! Mais il fallait alors une journée entière pour
s’y rendre depuis Paris, par le train jusqu’à Perpignan et
après de multiples arrêts et un changement, la dernière
étape du voyage se faisait par le Train Jaune menant jus-
qu’à la destination finale : Font-Romeu. Le Train Jaune
avait été inauguré en 1910, en même temps que la station
se dotait d’un palace dans le style art nouveau et d’un
casino. Une clientèle aisée venait y faire du ski en hiver
et profiter du bon air pendant les mois d’été. Dès la des-
cente du train, on apercevait, dominant le village, le sana-
torium héliothérapique de la Fédération des Écoles
publiques, ressemblant à une grosse barre rectangulaire
construite sur le même modèle qu’une série d’établisse-
ments créés entre 1920 et 1924 pour répondre aux besoins
accrus de la population. La brochure publicitaire que Dior
avait pu consulter avant son départ vantait parmi tous les
avantages de la station la vue spectaculaire depuis la ter-
rasse du sanatorium à hauteur du toit, une vue spectacu-
laire sur tout le panorama des Pyrénées-Orientales,

129
Christian Dior, un destin

ponctué par un chapelet de sites aux noms pittoresques,


tels le Cambre d’Aze, le pic du Canigou, la vallée d’Aigne,
le Puigmal, Bolquère, le Calvaire du Christ-Roi.

Ne serait-ce que pour la beauté du paysage, le voyage


valait le déplacement, surtout si l’on est, comme Christian
Dior, un amoureux de la nature. Sa sœur Catherine, qui
est venue le voir, est restée enthousiasmée par ses prome-
nades en montagne dont elle a tiré un reportage photogra-
phique. Christian reçut également la visite de son ami
Jean Ozenne et de son compagnon américain, Max
Kenna. Ils étaient en route pour Barcelone et firent une
halte à Font-Romeu. La correspondance de Jean Ozenne
étant consultable à la Bibliothèque Nationale, on dispose
d’une observation précise sur l’état du malade : « Il va
mieux. La fistule à l’aine se referme, mais il ne fait que
commencer à marcher et il boite considérablement. Un
petit tour d’une demi-heure lui a tout de même donné
37°5. Le pauvre n’est pas encore en état de reprendre la
vie courante. » Une photographie confiée par Catherine
Dior montre Christian et son ami Jean prenant la pose
côte à côte, ce dernier l’entourant d’un bras fraternel. On
voit nettement qu’il flotte dans sa robe de chambre en
velours chaussé de mules fines en caoutchouc et bien qu’il
esquisse un gentil sourire, on remarque ses traits tirés.
Les deux amis poursuivent leur route vers Barcelone et
ensuite Palma et grâce à la correspondance précitée de
Jean Ozenne, on tombe tout à coup sur de sacrés
coquins ! Le périple de ces deux amis mentionne, comme
on peut s’y attendre, la Sagrada Familia, chef-d’œuvre de
Gaudi et sommet de l’art catalan, mais ils vont aussi
s’égarer dans les bas quartiers de Barcelone. Ozenne
raconte la chose dans une lettre adressée à leur ami Henri
Sauguet, dans laquelle sont décrits avec une délectation
non voilée, les « cabinets spéciaux » où les deux complices
sont allés assouvir leurs fantasmes sexuels !

130
Fiat Lux

Quel tour allait prendre pour Christian Dior cette


retraite forcée dans les Pyrénées ? Il approche du cap de
la trentaine et il est un homme brisé qui se sent totalement
désemparé. Comment se relever de tant d’épreuves ?
Sait-il seulement par où commencer pour mettre de
l’ordre dans sa vie ? Les seuls remparts auxquels il puisse
se raccrocher sont sa dignité et son courage. On sait qu’il
n’en manque pas au point même où il se défend de se
livrer sur ce qui le touche de près : never complain, never
explain !

Mais voilà que le hasard d’une certaine manière est


venu le déjouer en faisant resurgir en 2018 des lettres qu’il
a écrites durant sa guérison. Des lettres mises aux
enchères puis achetées par un collectionneur anonyme et
dont Christian Dior Parfums ont réussi à retrouver la
trace. Cette correspondance fait partie depuis du fonds
d’archives, ce qui a permis d’enquêter sur le passage de
Christian Dior à Font-Romeu. Les premières indications
qui en ressortent démontrent qu’il a fait preuve de prag-
matisme dans l’adaptation à son nouvel environnement.
On s’aperçoit qu’après s’être familiarisé avec le mode de
fonctionnement du sanatorium, il opte pour une organisa-
tion différente qui lui convient mieux. L’ensemble des frais
de séjour du sanatorium étant certainement trop coûteux
par rapport à ses ressources, malgré l’aide de ses amis, il
s’arrange pour suivre uniquement les soins au sanatorium
et pour prendre pension dans un petit hôtel qu’il a repéré
dans le village où les prix s’accordent mieux avec ses
moyens. Il s’installe donc à l’hôtel Stella situé en plein
centre de Font-Romeu et collé par hasard au casino. N’en
déduisons pas que la passion de Dior pour les jeux de
cartes a été pour quelque chose dans ce choix ! Le fait
d’habiter au centre de Font-Romeu a ses avantages pra-
tiques. Le village est situé à l’altitude de 1 600 mètres et
le sanatorium n’étant que 200 mètres plus haut, il n’a donc

131
Christian Dior, un destin

que cette montée à gravir à pied pour s’y rendre, si tant est
que son état lui permette de faire cet exercice salutaire !
Lieu vivant, été comme hiver, la station de Font-Romeu
attirait selon la saison les familles du Sud-Ouest amatrices de
randonnées en montagne ou les voisins espagnols s’initiant à
la pratique du ski. On devine que Christian Dior apprécie
dans cet arrangement le fait de pouvoir frayer avec les gens
du cru. Ayant toujours été éclectique dans le choix de ses
amis, le hasard des rencontres ne lui déplaît pas. On note
au passage qu’il a su bien manœuvrer dans ses relations avec
le sanatorium afin d’obtenir cette souplesse dans son organi-
sation lui permettant de se soustraire au rituel des repas
à heure fixe et des menus dictés d’avance. L’ensemble des
dispositions qu’il prend dénote le comportement d’une per-
sonne qui s’assume et s’engage donc sur la bonne voie pour
ne pas tomber dans un état amorphe. On lit malgré tout
dans une des lettres qu’à un moment ce mal le guette. On
sait à quel point Dior se barricade contre les dangers du
malheur – il a été témoin de l’attitude pernicieuse qui a été
celle de son frère Raymond, le menant en fin de compte au
bord du suicide. Conscient de devoir s’armer contre la soli-
tude, il ne prend pas le risque de rester isolé ni sans lien
avec son monde à lui. C’est ce que nous révèlent des lettres
qui ont été retrouvées.

Les lettres oubliées

À peine arrivé à Font-Romeu, il entame une correspon-


dance avec un jeune séminariste qu’il avait rencontré,
selon toute vraisemblance, peu de temps avant son départ
par l’intermédiaire de Max Jacob. On se souvient du
poète, personnage décoiffant, inspirateur de toutes les
farces et scènes d’improvisation qui firent de lui le gourou
du petit groupe de génies en herbe dont Dior faisait
partie. Or, Max Jacob était entré en 1921 dans une autre

132
Fiat Lux

phase de son existence. Il avait abandonné sa résidence à


l’hôtel Nollet et la vie nocturne agitée de Montparnasse
et s’était converti au catholicisme. À la suite de ce change-
ment de vie radical pour un juif agnostique et homosexuel,
il s’était retiré pour y vivre une vie « plus conforme à sa
foi » à Saint-Benoît-sur-Loire, un petit village à 160 kilo-
mètres de Paris, connu pour sa belle abbaye Notre-Dame-
de-Fleury.
Le jeune séminariste se nomme Maurice Morel, il est
âgé de vingt-six ans, ce qui fait de Christian son aîné de
trois ans. La correspondance s’instaure dès le début du
mois de mars 1934. Voici le texte de sa première lettre et
il me semble justifié de livrer celle-ci au lecteur dans son
contenu intégral afin de lui permettre de se rendre compte
de l’état d’abattement dans lequel le malheureux se trouve
à ce tournant de sa vie :

« Mon cher ami,


Permettez-moi, malgré votre état auquel je dois tout mon
respect, de vous donner ce nom qui me rapproche de vous
et que, dans mes pensées, je vous donne.
Me voici à Font-Romeu, grâce à la générosité de quelques
amis qui me permettent de passer ici quelques mois néces-
saires pour guérir d’une légère atteinte de tuberculose.
Je ne sais plus si cet adjectif “légère” a un sens heureux
pour moi étant donné les circonstances de ma vie. Je n’ose
pas me demander si je n’eusse pas préféré pour ma maladie
l’issue que tant redoutent.
Enfin, priez bien pour que cette épreuve soit la dernière qu’Il
me réserve. S’il me faut affronter de nouvelles luttes et de nou-
velles déceptions, je crains de n’en plus avoir le courage. Vos
encouragements m’ont bien souvent aidé à ne pas perdre
confiance, mais à quoi sert ma vie inutile, même à moi.
tian dior »
Je signale, au passage, une particularité dans la signa-
ture de Dior – la première syllabe « Christ » a disparu au

133
Christian Dior, un destin

profit d’un trait barré – ainsi qu’une seconde habitude qui


est d’ignorer l’usage des capitales et enfin, parfois, celle
d’oublier de dater ses lettres.
Qui était ce jeune séminariste qui se démarque des pro-
fils habituels ensoutanés et s’est découvert, tout jeune, une
double vocation : artistique et sacerdotale ? L’abbé Mau-
rice Morel, originaire du Doubs et né dans une famille
modeste, fait en 1925 au sortir du collège la connaissance
de Max Jacob. Celui l’emploie comme son secrétaire et il
devient en même temps son mentor. Car il a découvert
chez ce garçon des dons artistiques et l’encourage dans
ses aspirations. Il va même jusqu’à lui ouvrir son carnet
d’adresses qui est un vade-mecum prodigieux dans le
milieu artistique et où le jeune Maurice va parvenir à se
faire accepter.
Maurice Morel est un personnage étonnant : il est
capable de déployer une énergie infatigable tout en restant
un homme simple et droit, fidèle à ses origines modestes.
C’est ainsi qu’il conquiert des amitiés durables avec Pablo
Picasso et Georges Rouault. Dans la foulée, il devient un
familier de Georges Braque et de Pierre Matisse. Dès
1933, Maurice Morel organise la Première Exposition
d’Art Religieux moderne, puis il s’affirme comme confé-
rencier, critique d’art, auteur d’articles qui font autorité
sur Picasso et Rouault. Grâce à ce tempérament entrepre-
nant, sa notoriété s’installe alors qu’il avait dû attendre
l’âge de douze ans pour posséder sa première boîte de
couleurs et encore, en échange d’une paire de cravates !
Côté peintre, il est passionné par la couleur depuis son
enfance, côté prêtre, son art pictural est inspiré par le
désir de faire partager au plus grand nombre la parole de
l’Évangile par la voie de la contemplation et il vit « ses
deux vocations comme se nourrissant mutuellement ».
Dior, d’ordinaire si réservé, s’est donc lié avec un ami
à distance qui va devenir un correspondant épistolaire
régulier, ayant senti qu’il pouvait faire confiance à cet

134
Fiat Lux

homme ouvert d’esprit qui se montre affable et discret


dans ses rapports humains. Ils se sont trouvés des affinités
naturelles et l’on peut penser que leur sensibilité pour l’art
a joué dans ce rapprochement, car Dior évoque dans ses
lettres le projet d’organiser une rencontre entre l’abbé
Morel et Christian Bérard. L’approche picturale novatrice
du jeune abbé a certainement intrigué Christian Dior.
Sachons que c’est par Maurice Morel que l’art sacré non
figuratif pénétrera au Vatican en 1973.
Lorsque débute sa cure en mars 1934, l’état moral de
Christian Dior est aussi inquiétant que son état physique.
Les lettres en sont témoin et permettent de suivre son
évolution tout en montrant que la remontée a été lente et
douloureuse. Nous ne disposons que d’une partie de leurs
échanges, car les lettres que lui adresse l’abbé Morel ne
figurent pas dans le lot retrouvé. Mais Dior se livre tout
entier dans les siennes en se confiant en toute sincérité à
son ami séminariste qui répond à ses attentes en étant
amené à remplir tous les rôles à la fois : il va être son
confident, son confesseur et son intercesseur auprès de
Dieu.
On apprend dans une lettre non datée que l’abbé Morel
va recevoir son ordination. Ne pouvant y assister, Chris-
tian lui confie ses prières, en y mettant une effusion parti-
culière :

« […] Je vous suis reconnaissant de ne pas m’oublier.


Malgré une foi de plus en plus sincère, j’ai tant besoin qu’un
cœur plus digne que le mien offre à Dieu les petits efforts
que je fais vers lui. […] Quelles prières vaudront les vôtres
ce jour-là. […] j’en attends des bienfaits. Soyez sûr que,
pour ma part, en ce jour, et bien que si loin, je joindrai mes
prières aux autres. Dimanche prochain, je consacrerai ma
messe à prier pour vous si tant est que mes prières vaillent
grand-chose. […]
Priez Dieu pour moi ! »

135
Christian Dior, un destin

Huit mois se sont écoulés et comme en témoigne cette


lettre datée de la fin de l’année 1934, Dior traverse encore
des moments de désespoir :

« Cher Monsieur l’abbé,


Votre lettre vient à point. Elle m’est d’un providentiel
réconfort au moment où je commence à désespérer vraiment
de la vie. Les préoccupations constantes du lendemain et
pour les miens et pour moi finissent en effet par ronger toute
mon existence. Et pourquoi tous ces tracas ?
Faut-il donc sacrifier tout bonheur matériel pour obtenir
quelques grâces du ciel. Excusez-moi de vous dire tout cela
que je n’oserais exprimer même à un intime ami. Mais je
sens que vous pouvez m’aider mieux que quiconque et votre
aide ne sera efficace qu’en vous laissant me connaître en
bien comme en mal.
Je suis désolé, au bout d’un an passé d’efforts de me trou-
ver encore si bas. […] »
Puis, une lettre reçue de l’abbé contribue à lui remonter
le moral :

« Je reçois votre lettre qui m’empêche de remettre plus


longtemps le désir que j’avais de vous écrire. Excusez, la
sotte paresse de la maladie qui me détourne de la foi. Les
longues journées passées dans une inactivité imposée
finissent par vous ôter tout courage. Et pourtant, je pense
bien à votre dernière lettre et plus une fois. En ce jour, dans
la beauté, la grandeur et l’importance de quoi, je veux
m’étendre […]. »
La suite de cette correspondance nous apprend qu’il
souffre de ne pouvoir communier. Il évoque les freins qui
le paralysent et le retiennent de se confesser à un prêtre
local inconnu qui pourrait s’offusquer du contenu de ses
aveux en précisant qu’il ne peut « pas renoncer à ses habi-
tudes […] qui ne font pas de [lui] quelqu’un de plus mau-
vais qu’un autre homme ».

136
Fiat Lux

Le temps des conversions

Comme l’écrit Béatrice Mousli dans sa biographie


consacrée à Max Jacob : « Être homosexuel dans les
années 1930 était compliqué, il fallait se cacher. » Or, on
commence dans les milieux catholiques éclairés à tenter
un rapprochement prenant sa source dans les paroles du
Christ : « Je suis venu non pour juger le monde, mais
pour sauver le monde 1. » L’Église s’engage dans cette voie
avec un esprit bienveillant et missionnaire, encouragée par
un mouvement de renouveau de la foi qui a commencé à
se manifester avant-même la guerre de 1914-1918 et se
poursuit dans les années vingt. Le nombre de convertis à
la fin du siècle est considérable. À côté de conversions
foudroyantes, comme celles de Paul Claudel, de Charles
de Foucauld ou d’Edith Stein, on recense vingt mille
conversions par an Angleterre et cent mille aux États-
Unis 2.
On assiste alors à un phénomène qui bouleverse le
monde de l’art et de la pensée : la conversion de l’intelli-
gentsia au catholicisme et l’on voit surgir une génération
d’écrivains catholiques qui jouissent d’un prestige sans
précédent dans le monde des lettres, qu’il s’agisse du
théâtre avec Claudel, du roman et de la polémique avec
Bernanos et Mauriac, ou de la poésie avec Péguy. Plus
surprenant, le phénomène touche des auteurs issus de
familles traditionnellement laïques et républicaines,
comme Jacques Maritain, petit-fils de Jules Favre, un des
fondateurs de la IIIe République et Ernest Psichari, dont
le grand-père, Ernest Renan, auteur d’une Vie de Jésus, un
essai critique qui était très mal vu par les tenants de la
doctrine chrétienne.

1. Saint Jean 12,46.


2. Les Convertis du XXe siècle, collection dirigée par Fernand Lelotte,
Éditions Foyer Notre-Dame, 1953.

137
Christian Dior, un destin

« On a bel et bien le sentiment que les petits-enfants


répudient les idées de leurs grands-pères pour revenir à
la foi de leurs ancêtres », pour citer le commentaire de
Bernard Meha à propos du livre de René Rémond et
Marc Leboucher, Le Christianisme en accusation 1.
Les relations de l’abbé Morel dans les milieux artis-
tiques étaient connues de Rome qui observait d’un œil
favorable l’influence dont il jouissait auprès de sujets a
priori éloignés du catholicisme. La conversion de Max
Jacob n’est pas passée inaperçue. Ce fut aussi une conver-
sion fulgurante qu’il rendit publique par les récits qu’il en
a fait lui-même.
Le 22 septembre 1909, Max est saisi par l’apparition de
« l’Hôte » sur les murs de sa chambre, et à d’autres
reprises, semble-t-il. Il raconte également qu’il a parlé
avec les anges. L’originalité du personnage soulève des
doutes en provoquant des moqueries et des accusations
de mystification. L’Église lui impose un temps de matura-
tion et il devra attendre la date du 18 février 1915 pour
recevoir le sacrement de baptême et la communion. Le
parrain qu’il s’est choisi, Pablo Picasso, lui offre un exem-
plaire de l’Imitation de Jésus Christ en précisant dans sa
dédicace : « Qu’il n’oublie pas ce jour. » 2
Certains convertis restent discrets dans leur foi. Max,
lui, est carrément pour l’apostolat et son sens inné de
l’improvisation lui inspire cette formule originale : « Affi-
chons nos sentiments religieux, manifestons ! Ferons-nous
moins pour la foi que Cadum Monsavon ? »
Dans sa retraite à Saint-Benoît-sur-Loire, il suit une
conduite conforme à sa foi. Il adopte les règles d’une vie

1. www.bmehafms.fr/Les-Convertis-du-XXos-Maritain-Peguy-
Claudel-etc.html ou aussi Les Convertis du XXe siècle, collection dirigée
par Fernand Lelotte, Éditions Foyer Notre-Dame, 1953.
2. Sur la conversion de Max Jacob, voir Sources bibliogra-
phiques en fin d’ouvrage.

138
Fiat Lux

monastique rythmée par la prière, les messes quotidiennes


et l’observance d’horaires stricts qu’il consacre au dessin et
à la peinture, à la lecture, à l’écriture et à la méditation.
Malgré quelques écarts car c’est un être qui reste en conflit
avec des tentations coupables, il demeure fidèle à son enga-
gement : « Je n’ai pas la force de changer ma vie terrestre
qui me fait horreur, dit-il, sans une aide, et qui me donnera
de l’aide, sinon les prêtres catholiques ? Les Juifs sont des
hommes de l’esprit ; j’ai besoin des hommes de cœur… »
Max Jacob ne quittera plus l’abbaye jusqu’à son arresta-
tion par la Gestapo, en février 1944. Il portait en tant que
juif la croix jaune et le voilà désormais interné au camp de
Drancy en attendant sa déportation. Un mois plus tard, le
5 mars, il succombe à une congestion pulmonaire. Au
moment de son arrestation, il avait écrit au chanoine Fleu-
reau, son curé : « J’ai confiance en Dieu. Je le remercie du
martyre qui commence. » Max Jacob repose au cimetière
de Saint-Benoît où il a été inhumé en 1949.
En 1935, alors que Christian Dior se soigne dans les
Pyrénées, il est intéressant de noter le rapprochement for-
tuit entre les deux hommes : Max et lui se trouvent au
même moment en train de partager le même sort, éloignés
des distractions du monde et réunis dans une quête spiri-
tuelle. Max, fort du lien dont il a été l’initiateur entre
Christian et l’abbé Morel continue de manifester sa pré-
sence au sein de leur amitié. Il veille avec un tel empresse-
ment sur la bonne marche de leurs relations qu’il est même
la cause involontaire d’un quiproquo un peu gênant entre
Christian et son directeur de conscience. Car Max a cru
bon d’intervenir auprès de l’abbé Morel en l’invitant à
répondre plus prestement aux lettres que lui envoie son
protégé. Christian en l’apprenant est surpris et il s’emploie
à dissiper le malentendu en s’expliquant dans une lettre à
l’abbé Morel : « Max a exagéré sensiblement le rapport
que j’avais fait d’être sans nouvelles de vous. Je lui ai
simplement exprimé mon désir de vous voir et de savoir

139
Christian Dior, un destin

quels étaient vos projets début septembre. » (Lettre du


28 septembre 1935.)
L’influence de Max Jacob ne s’arrête pas là. Son prosé-
lytisme s’était déjà manifesté auprès de Jean Cocteau en
1925, à un moment où le poète est très ébranlé par la mort
soudaine de son secrétaire et amant, le jeune Raymond
Radiguet 1. Les amis de Cocteau, Max Jacob, Georges
Auric et le poète Pierre Reverdy, s’inquiétant de le voir
plonger dans la dépression et se remettre à consommer
de l’opium, lui représentent le catholicisme comme le seul
moyen de se relever et l’introduisent auprès de Jacques
et Raïssa Maritain.
Jacques et Raïssa Maritain formaient un couple lumi-
neux. Lui avait une formation de philosophe et Raïssa, sa
collaboratrice de tous les instants était non moins curieuse
que lui d’art et de science, de poésie et de métaphysique.
Ils partageaient la passion du vrai et étaient des catho-
liques fervents. Ils accueillaient dans leur maison à
Meudon des personnalités d’origines très différentes pour
les initier à la foi. Jacques Maritain avait créé en 1925
« Le Roseau d’or », une collection chez Plon donnant la
primauté au spirituel et se voulant une réplique chrétienne
à l’influence de La Nouvelle Revue française de Gallimard,
fondée par André Gide et ses amis libre penseurs, revue
dont le magistère s’exerçait auprès des intellectuels de
pensée laïque ou athée.
La maison du couple Maritain à Meudon dispose d’une
petite chapelle où ils ont été autorisés à célébrer la messe.
La religion fait en quelque sorte partie de la vie quoti-
dienne et leur domicile est un lieu privilégié pour les
conversions au catholicisme. C’est ainsi que Cocteau est
accueilli à l’été 1925, à l’initiative de ses amis Georges

1. Radiguet, génie précoce qui publia en 1923 à l’âge de 20 ans,


Le Diable au corps, roman qui remporta un succès foudroyant, fut
emporté la même année par une fièvre typhoïde.

140
Fiat Lux

Auric, Max Jacob et Pierre Reverdy. Raïssa Maritain


note dans son journal, à la date du 19 juin 1925 : « Coc-
teau a communié avec nous. »
La conversion du poète est saluée peu de temps après
par Paul Claudel qui a noté dans son Journal, à la date du
22 décembre 1925 : « Visite de Cocteau converti. Figure
inquiète, sensible et fine. Des yeux maintenant pleins de
lumières […]. »
Les Maritain voient bientôt se présenter à Meudon dans
le sillage de Cocteau de jeunes admirateurs, notamment son
secrétaire, Maurice Sachs, qui se fait baptiser le 29 août
1925 après avoir reçu une courte instruction religieuse
auprès de Raïssa. Sachs 1 va pousser le zèle jusqu’à entrer
au séminaire. Une imprudence qu’il regrettera car à
quelque temps de là, il provoque un scandale en affichant
son homosexualité et se fait chasser du séminaire. Le bon
Max Jacob le repêche et l’encourage à écrire. Mais décidé-
ment, ce mauvais garçon ne réussit qu’à se brouiller avec
tous ceux qui tentent de l’aider, y compris avec une bienfai-
trice, pourtant bien rodée du côté des artistes, Mademoi-
selle Chanel. Il s’était engagé à lui constituer sa
bibliothèque et là aussi, sa mission a tourné court.
Peut-être est-ce à ceux-là que la pensée de Julien
Green (1919-1998), écrivain converti, s’adresse lorsqu’il
écrit : « Dieu entre peut-être plus facilement dans une âme
ravagée par les sens que dans une âme barricadée derrière
ses vertus… »
Quant au retour de Cocteau à la foi, il a été « aussi
retentissant que sa conversion fut éphémère » comme
l’écrit Diane Gautret dans un article ayant pour titre
« Cocteau entre la frivolité et la grâce » et rapportant qu’il
se trouvait en décalage : « Trop bourgeois pour les surréa-
listes (André Breton fut son plus fidèle ennemi), trop

1. La Décade de l’illusion : Maurice Sachs, mauvais garçon absolu ? La


chronique de Jean Rouzaud, 27 avril 2018, Grasset.

141
Christian Dior, un destin

immature pour les catholiques, qui laissent éclater leur


désarroi en 1928. » Le plus affecté est Jacques Maritain :
« Je sais quelle souffrance tragique habite son cœur. Je
voudrais pouvoir me taire. Mais souffrir la profanation de
l’Évangile, la confusion d’une sensualité délirante avec la
religion, cela est impossible ! » Il s’insurge devant la pré-
face de Cocteau au livre J’adore de Jean Desbordes, un
autre de ses amants terribles.
Le chemin suivi par Christian Dior pour revenir à la
foi s’est déroulé dans la discrétion. Telle était son intention
et Max Jacob, mis dans la confiance par les deux protago-
nistes, n’a pu que respecter le silence. Dior avait connu
Jean Cocteau au même moment que Max Jacob dans la
période pétillante des années 1920. Mais les liens véri-
tables entre Dior et Cocteau se sont scellés plus tard, lors-
qu’il fut parmi les premiers à pressentir le succès de Dior
en février 1947 et à faire partie de sa garde rapprochée.
Durant la même année, ils devinrent voisins à la cam-
pagne, Cocteau achetant une ancienne demeure dans le
village de Milly-la-Forêt et Dior, le Moulin du Coudret.
Les occasions devinrent alors fréquentes.
Ces deux figures qui comptent parmi les plus originales
du siècle ont été pour Dior des amitiés de toute une vie :
Jean Cocteau n’est-il pas l’inventeur de cette formule
clairvoyante nourrie par son goût du jeu de mots à la
manière des poètes surréalistes : « Dior, ce génie propre à
notre temps dont le nom contient celui de Dieu et or » ?

Le temps de l’apaisement

Christian Dior a recherché en aparté sa propre voie


pour se ressourcer dans sa foi et regagner une sérénité qui
lui permette d’affronter ses difficultés. À la différence de
ses amis et de ses connaissances, convertis de fraîche date,
son besoin était de s’extraire d’un carcan d’éducation et

142
Fiat Lux

de pratique religieuse formalistes ne l’autorisant pas à


vivre sa croyance de manière à pouvoir accueillir la misé-
ricorde divine. Il a trouvé en l’abbé Morel l’interlocuteur
qui lui convenait, de formation ignacienne (réputée et cri-
tiquée par certains) et qui l’a guidé avec discernement tout
en lui offrant le réconfort qu’apporte une véritable amitié.
Ainsi que leur correspondance le laisse percevoir, Chris-
tian Dior s’est engagé dans cet échange en n’hésitant pas
à se mettre à nu et se livrer en toute sincérité, ce qui l’a
conduit au bout du chemin à se réconcilier avec lui-même
et à pouvoir considérer avec confiance son avenir.
Le séjour en cure à Font-Romeu touche à sa fin. Entre-
temps, Dior avait changé d’établissement et quitté le sana-
torium pour la clinique L’Espérance, dirigée par le doc-
teur Capelle, considéré comme le pionnier du traitement
de la tuberculose dans la station. Une carte postale et une
lettre de Dior nous informent de ce changement qui mani-
feste, une fois encore, sa propension à rester autonome.
Puis, son état s’améliorant, il décide de quitter Font-
Romeu avant la date prévue et d’aller poursuivre sa
convalescence à Ibiza, la vie étant moins chère aux Baléa-
res qu’en France. Et là, il va s’intéresser aux ressources
locales et découvrir la fabrique artisanale de la tapisserie,
qui va l’attirer, le passionner même. Rien d’étonnant à
cela, lui qui si souvent déjà a manié l’aiguille, de déguise-
ment en déguisement. Il se jette à l’ouvrage et commence
tout d’abord par dessiner des cartons, ce que personne
encore ne fait là-bas. Incapable de rien accomplir à moitié,
il envisage même d’ouvrir un atelier sur place. Seuls le
manque de moyens et le peu d’enthousiasme dont font
preuve les autochtones l’arrêtent dans son entreprise.
Mais il n’en vient pas moins de prendre conscience de son
besoin de « faire », et de faire avec ses mains. C’est dans
ce nouvel état d’esprit qu’il regagne Paris, en juin 1935.
Les deux dernières lettres que Christian Dior adresse à
l’abbé Morel témoignent de cet apaisement, de la tranquil-
lité d’âme recouvrée par cet homme au ton joyeux :

143
Christian Dior, un destin

« Mon bien cher et bien précieux ami,


J’attends avec impatience le mois de juin. J’espère que
vous reviendrez à Paris et que je pourrai vous voir souvent
et recevoir souvent de vous les sacrements. C’est vous dire
que cette nouvelle me rend heureux […] car je compte
beaucoup sur vous. Sachez que j’attends votre première
messe.
Soyez sûr de toute ma reconnaissance de ce que vous avez
fait pour moi.
tian. »
Et voici sa dernière lettre à l’abbé Maurice Morel, datée
du 25 septembre 1935 ; celle-ci lui est adressée depuis
Paris :

« La chance semble vouloir me sauver, j’en remercie Dieu


tous les jours. Pour la première fois depuis plus de quatre
ans, ce que j’entreprends réussit. Quelle joie et quel encou-
ragement. Des amis m’ont conseillé d’occuper mes loisirs à
faire des dessins de mode. J’ai essayé et je les ai si bien
vendus que j’ai décidé d’en faire mon métier. Outre que j’y
gagne bien, c’est un métier agréable qui me permet de tenir
compte de ma santé. Puisse cela continuer mais il me semble
vraiment que la Providence divine y est pour quelque chose
et comme vous avez raison de me parler de l’infinie et pré-
voyante générosité de Dieu. À mon évolution, succède la
consolation nécessaire. »
Aussi et il conclut :

« Il me semble tout au moins que, si imparfaite soit-elle,


ma vie a pris un sens chrétien. »

Qu’est devenue leur amitié ?

Une amitié tenue secrète, comme le fut la leur, crée un


lien ineffaçable même si la vie vous éloigne. Rien de concret

144
Fiat Lux

ne nous renseigne à ce sujet. Mais leurs succès ont été si


éclatants, à l’un et l’autre, qu’ils n’ont pas pu se perdre de
vue, dans des domaines si différents soient-ils. Même si rien
n’est comparable au retentissement du New Look, l’abbé
Maurice Morel a reçu, de son côté, de belles récompenses
dans son combat pour faire apprécier par le plus grand
nombre l’art moderne et promouvoir l’expression non figu-
rative de l’Évangile dans l’art sacré. Parmi ses hauts faits,
il s’est vu confier par le pape Pie XII, en 1957, une mission
de réflexion sur la création d’un musée d’art moderne au
Vatican. L’inauguration du musée aura lieu en 1973. Aupa-
ravant, l’année 1946 avait été le moment phare de la ren-
contre de Maurice Morel avec le grand public, à l’occasion
d’une conférence qu’il a donnée sur Picasso dans le grand
amphithéâtre de la Sorbonne et en présence du maître, qui
lui vaudra le surnom de « Curé d’Art », décerné par… Le
Canard enchaîné ! Dès les années quarante, il est le défen-
seur de La Nouvelle École de Paris : Jean Bazaine, Alfred
Manessier et Georges Rouault. Sa complicité artistique
avec Georges Rouault se traduit sous de multiples formes :
travail sur le vitrail, conférences, publications, et un film en
son hommage, Miserere, projeté en juin 1951 au Palais de
Chaillot. En 1968, Maurice Morel est décoré par André
Malraux pour le rayonnement culturel de son action. Deux
expositions lui ont été consacrées à Paris, en 1984 à la
Galerie La Pochade et en 2013 à la Galerie de l’Exil, grâce
auxquelles la mémoire de son œuvre nous est parvenue.
L’abbé Maurice Morel s’est éteint à l’âge de quatre-vingt-
trois ans, le 15 février 1991 à Paris.
Une de ses citations : « Je fais de la peinture, comme
on dit, par une exigence aussi indispensable à ma vie spiri-
tuelle que le sommeil et l’exercice le sont à ma vie phy-
sique et qui affecte du reste jusqu’à cette dernière. La
peinture mobilise mes diverses forces pour la même fin,
mais mieux que n’y parviendrait dans mon genre d’esprit
la méditation ignacienne. C’est dire que l’art doit avoir

145
Christian Dior, un destin

pour moi dans mon ordinaire le même désintéressement,


la même disponibilité, la même liberté, mais aussi les
mêmes conditions que la contemplation. » 1

1. Les citations de même que les informations concernant l’abbé


Morel ont pour source le catalogue de l’exposition consacrée à l’abbé
Morel en 2013 par la Galerie de l’Exil, 18, avenue Matignon ainsi
que l’article de Famille chrétienne : www.famillechretienne.fr/culture-
loisirs/sorties/exposition-a-paris-l-abbe-morel-le-cure-d-art-50004
Chapitre 7

Les amis de toujours

« Je griffonne partout, au lit, au bain, à


table, en voiture, à pied, au soleil, sous la
lampe, le jour, la nuit. »
Christian Dior et moi.

À son retour à Paris, une bonne nouvelle, enfin, atten-


dait Christian Dior !
« À ce moment, ma descente aux enfers marqua un
temps d’arrêt. J’eus le bonheur inespéré de vendre à la
Compagnie parisienne de distribution d’électricité une
grande toile de Dufy qui me restait : le plan de Paris.
Poiret la lui avait commandée pour décorer ses péniches,
Amour, Délices et Orgues, aux temps fastueux de l’exposition
des Arts décoratifs de 1925. Quelques années plus tard,
ruiné, il me l’avait vendue. Cette aubaine me permit de
respirer, d’interrompre ma quête vaine dans les bureaux
et d’aider ma famille » : enfin une bouffée d’oxygène ! Et
puis, depuis Ibiza, le regard ne lui suffit plus, il sait qu’il
est capable de créer avec ses mains. N’ayant toujours pas
de toit au-dessus de sa tête, il se voit proposer par Jean
Ozenne, le cousin de Christian Bérard, à l’époque dessina-
teur de mode – qui se découvrira plus tard acteur – de
s’installer chez lui, dans son appartement du quai Henri-
IV « où l’on jouissait de la plus belle vue sur la Seine, le
square de l’île Saint-Louis et le lointain Panthéon 1 ».
1. Christian Dior et moi, op. cit., p. 203

147
Christian Dior, un destin

Et ce sera sa chance… plus qu’un beau coin de Paris dont


Dior raffole, ce séjour chez Jean Ozenne lui ouvre un accès
inespéré à l’apprentissage de son métier. Son ami se révèle
l’interlocuteur idéal. Il a vu Christian à l’œuvre lorsqu’il
s’agissait de confectionner des déguisements à la bonne fran-
quette et l’encourage fortement à suivre son exemple. Il lui
fait profiter de son expérience, lui montre ses façons de faire.
Dior se lance dans cette nouvelle aventure avec obstination.
Pas un croquis de magazine qu’il ne décalque pour apprendre
les proportions, pas une minute qu’il ne consacre à sa toute
nouvelle occupation avec une concentration extrême. Jean
Ozenne partage son appartement avec Max Kenna, son com-
pagnon américain qui exerce lui aussi la profession de créa-
teur de modèles. Il va enseigner à Christian l’art de tenir un
pinceau, de manier les couleurs et l’encourage à son tour.
Christian ne quitte plus son crayon, et il recommence mille et
mille fois. Dans sa chambre le sol est jonché de feuilles, les
unes jetées en vrac, les autres déchirées avec découragement,
d’autres encore froissées, mises en boule. Grand amateur de
peinture, il découvre qu’il n’a jamais vraiment su tenir un
crayon. Mais il pressent que c’est là, malgré toutes ses diffi-
cultés, que se trouve ce qu’il a à dire. Plus rien dès lors ne peut
l’arrêter. Et puis, un soir, Jean Ozenne rentre triomphant
d’avoir vendu pour cent vingt francs ses dessins : « Le pre-
mier argent que j’eusse réellement gagné par le travail de mes
mains ! Je fus émerveillé. Ces cent vingt francs apportés par
l’amitié vigilante et fidèle étaient comme le premier soleil au
sortir d’une longue nuit ; ils décidèrent de mon avenir, et ils
étincellent encore dans ma vie 1. »

De la sortie de la nuit à l’entrée chez soi

Fort de cette première ébauche de reconnaissance, il


décide de quitter Paris pour le Midi. Il veut retrouver sa
1. Ibid., p. 204

148
Les amis de toujours

famille et s’isoler dans le silence de la campagne pour par-


faire son apprentissage. Il a trente ans et toute l’excitation
de celui qui se lance dans une véritable existence. À Cal-
lian, il ne lâche pas ses crayons, de traits en lignes, il
invente des maquettes, se lance, s’exprime. Mécontent de
lui, plutôt satisfait, peu importe, il continue avec une fer-
veur que ni son père, ni Marthe, ni Catherine ne lui ont
jamais connue. Deux mois durant, il ne quitte pas sa
table : inspiré par le chant des grillons et les parfums de
lavande, le temps passe sans qu’il s’en aperçoive. Mais il
a hâte de se mettre une fois de plus à l’épreuve, celle du
regard des autres, il a besoin d’être jugé, il doit rentrer à
Paris pour montrer ce dont il est capable. Parmi les pre-
miers consultés, ses amis Michel de Brunhoff, rédacteur
en chef de Vogue et Georges Geffroy, dessinateur et déco-
rateur : critiques sincères et constructives, encourage-
ments toujours, Christian les écoute d’une oreille plus
qu’attentive et, tenant compte de toutes leurs remarques,
rectifie, réajuste, recommence. Élève modèle, il ne croit
qu’en la meilleure note, grisé de n’être le sujet d’aucune
moquerie, d’aucune condamnation sans appel.
Le voilà prêt pour un nouveau porte-à-porte. Mais qui
n’a, cette fois, rien à voir avec la course-cauchemar des
petites annonces dont il garde un affreux souvenir. Dis-
posé à attendre toute la journée d’une antichambre à
l’autre s’il le faut, il sait maintenant qu’il est sur la bonne
route, la sienne.
Il a raison, son travail plaît. Ses chapeaux en particulier,
plus que ses robes, trouvent rapidement acheteurs :
notamment Claude Saint-Cyr qui lui prend tous ses cro-
quis « pour être sûre qu’il ne les vende pas ailleurs ». Petit
à petit, à force d’observation, de temps, d’expérience
acquise sûrement, ses idées de toilettes séduisent à leur
tour : il vend peu à peu chez Rose Valois, Nina Ricci,
Schiaparelli, Molyneux, Paquin, Balenciaga, Patou… Les
grandes maisons, en quelque sorte, ce qui lui permet, du

149
Christian Dior, un destin

coup, de se faire un nom dans le milieu de la mode. Mais


la liste est bien plus longue encore. Dior a noté dans un
petit carnet, à partir de septembre 1935, les ventes de ses
dessins qui représentent au moins une cinquantaine de
clients, parmi lesquels des confectionneurs, des fourreurs,
des modistes, des magazines de mode. Vivotant au début,
vivant de mieux en mieux au fil des mois, la raison de
son succès apparaît dans ses croquis très expressifs où
le volume, le mouvement, l’énergie de la ligne esquissent
l’image vivante de la femme qui portera cette tenue.
Sa vie est transformée. Son existence a trouvé son sens,
et lui assez de bon sens – mais toujours timoré – pour
avancer sagement, à petits pas. Depuis 1936, il habite
l’hôtel de Bourgogne, qui jouxte la place du Palais-Bour-
bon, avec sa sœur Catherine qu’il a fait venir de Callian
et à laquelle il a trouvé un emploi. Pendant dix-huit mois
ils vont habiter ensemble cet hôtel. C’était un lieu bien
connu alors des artistes et intellectuels désargentés : habi-
ter l’hôtel offrait l’avantage d’être exempté de payer les
impôts locaux. Catherine est vendeuse dans une maison
de mode, de chapeaux et de gants. Mais peut-être un autre
projet se profile-t-il car une série de photos de Catherine
à vingt ans est prise dans le cadre de l’hôtel de Bourgogne
et font penser à des tests destinés à être envoyés à des
agences de mannequins. Ou est-ce Christian Dior lui-
même qui utilise sa sœur comme mannequin 1 ?
Mais Christian Dior ne songe qu’à habiter son propre
chez-soi et c’est ainsi qu’il découvre, en se promenant, une
annonce pour un appartement qu’il va aussitôt visiter au
10, rue Royale. L’appartement idéal malgré les quatre
étages qu’il faut monter à pied : cinq grandes pièces à
louer pour huit mille francs par an.
Mais enfin, grâce à une profession qui lui permet de
subvenir à ses besoins, il peut se permettre de songer à
1. Photos-archives, Les Cahiers du patrimoine, no 16 : Parfums
Christian Dior.

150
Les amis de toujours

s’offrir un appartement à lui. Succède le bonheur de


l’installation : chintz, petits fauteuils crapauds capitonnés,
vases en opaline, canapés recouverts de châles espagnols
blancs, chinés, çà et là… Son fidèle ami Bérard l’aide dans
ses recherches et ses arrangements, ensemble ils par-
courent les brocantes des Puces et Dior s’offre à nouveau
les charmes du bonheur bourgeois : « Il avait recréé chez
lui, raconte Alice Chavannes de Dalmassy, comme un
petit Granville dans une grande ville. » Petite et délicieuse
« madeleine » qu’il complétera, pour en retrouver toute la
saveur, par une merveilleuse cuisinière martiniquaise,
Denise, et une façon de recevoir ses amis, avec ce mariage
d’intimité, de confiance et de bonnes manières dont il a le
secret. Catherine qui a le bonheur d’avoir retrouvé son
frère le dit ainsi : « Il a toujours su cultiver l’amitié et tous
ses amis lui ont été fidèles jusque par-delà la mort. C’est
un être qui a attiré vers lui l’amitié, la sympathie et l’affec-
tion 1. » Elle le voit prendre son envol dans le dessin de
mode et percer dans ce milieu. Dior s’est lié d’amitié avec
Georges Geffroy dont il a fait la connaissance à l’hôtel de
Bourgogne et qui était un protégé de Michel de Brunhoff,
rédacteur de l’édition française du magazine Vogue (de
1929 à 1954), avant de devenir un décorateur couronné
de succès. Il présente Dior à Robert Piguet, l’un des cou-
turiers en vogue.

Robert Piguet : du bout du cauchemar aux prémices


du rêve

Robert Piguet commence par lui acheter plusieurs des-


sins. Puis, conquis par son talent, il lui demande de réali-
ser quelques robes pour sa prochaine collection. Du
dessin à l’étoffe, la différence est de taille : non seulement

1. Interview de Catherine Dior par Garfunkel, juillet 1983.

151
Christian Dior, un destin

Dior va pouvoir assister à la réalisation de certains de ses


modèles, mais cette marque de confiance le pousse à être
plus lui-même encore dans ses propositions.
Jusqu’alors, il a formé son propre goût en se nourris-
sant des maîtres qu’il admire : Mademoiselle Chanel, « son
élégance, même pour un profane, [est] éblouissante. Avec
un pull-over et dix rangs de perles, elle a révolutionné
la mode » ; et Molyneux : « les robes que j’y [vois] me
[semblent] être exactement celles que j’[aimerais] voir
porter aux femmes avec lesquelles je [sors] ». Mais Piguet
réclame du « Dior », c’est donc du « Dior » qu’il doit lui
proposer. Il ose se montrer un peu plus audacieux et
découvre à cette occasion qu’il possède, effectivement, des
idées bien à lui. Et qui plaisent : le succès qu’il remporte
chez Piguet ne manque pas de lui faire de la publicité et
il passe d’emblée du rang de dessinateur demandeur au
statut de dessinateur demandé. Plus question pour lui
d’attendre. Il arrive même parfois en retard à un rendez-
vous, retenu un peu trop longtemps dans une autre
maison… Finie la période d’apprentissage, ses dessins
paraissent régulièrement dans les pages du Figaro ne se
contentant pas d’y reproduire les robes des plus grands
couturiers, mais se permettant sans plus de complexes ses
touches personnelles.
En juin 1938, Robert Piguet lui offre d’entrer à plein-
temps chez lui comme modéliste. La maison se trouve
rond-point des Champs-Élysées et, sous la houlette d’un
patron intransigeant que sa versatilité ne rend pas tou-
jours facile à vivre, le futur couturier fait ses véritables
classes : « J’allais faire une entrée timide mais attentive
dans l’univers des premières et des ateliers ; j’allais
m’efforcer de démêler les secrets du biais et du droit-fil. »
Mais Piguet est pleinement satisfait de sa nouvelle recrue.
Dès la première collection, un modèle créé par Dior, une
« robe pied-de-poule avec un dépassant de lingerie inspiré
des Petites Filles modèles », baptisée « Café anglais », fait

152
Les amis de toujours

sensation. Christian Bérard, qui veille de près sur le


succès de son ami, présente Christian Dior à Marie-
Louise Bousquet, l’une des grandes figures du Tout-Paris,
qui tient salon dans son appartement place du Palais-
Bourbon. Grande amie de Carmel Snow, la « papesse »
des journalistes de mode et rédactrice en chef de Harper’s
Bazaar, Marie-Louise Bousquet, lui fait connaître à son
tour le jeune espoir qu’elle vient de découvrir. Christian
Dior vient de franchir la porte d’entrée dans le royaume
fermé de la couture.
Rien de tel que le frémissement du succès. Il se répand
comme un parfum et, soudain, dans l’univers artistique où
Dior ne fait pourtant pas figure d’inconnu, ses amis
s’avisent, eux aussi, que son talent pourrait leur être utile.
En 1939, son ami acteur et metteur en scène, Marcel Her-
rand, le sollicite pour concevoir les costumes de L’École de
la médisance de Sheridan qu’il monte aux Mathurins. Sauf
pour qui ignore son côté obsessif du détail, ce n’est pas
une surprise de voir Dior aussitôt à l’aise dans un art qui
le hante depuis son enfance. Tant et si bien qu’il acquiert
d’emblée son propre public : Odette Joyeux raconte que,
lorsque Yolande Laffont rentrait en scène au deuxième
acte de la pièce de Sheridan dans une robe à grandes raies
noires et roses, la salle applaudissait…
Denise Tual, épouse du metteur en scène de la pièce,
Roland Tual, qui a assisté aux répétitions, garde un souve-
nir précis du costumier : « Son dessin presque caricatural,
ses chapeaux exagérément grands, les tournures enlevées,
et surtout les oppositions de couleurs dénotaient une
palette nouvelle, acidulée comme les bonbons anglais […]
j’avais été frappée par l’intérêt, la concentration que ce
jeune dessinateur mettait à l’exécution de ses maquettes.
Même les plus grands artistes (à l’exception de Cas-
sandre) ont l’habitude de vous remettre des dessins
esquissés, des coups de crayon jetés en désordre, que des
dames très savantes, comme les Russes de l’école de

153
Christian Dior, un destin

Madame Karinska, transposent ensuite, en trouvant les


matières, les ornements, la coupe et aussi les rapports de
tons. Ici, je voyais un jeune maniaque du détail, qui don-
nait des indications très précises, qui ne demandaient
aucune interprétation 1. » Conquise par un tel perfection-
nisme, Denise Tual fera de nouveau appel à Dior quelques
années plus tard pour les costumes du film Le Lit à colonnes
réalisé par son mari. C’est que Dior aborde le costume de
théâtre comme ses toilettes griffées Piguet. Cette attitude,
incontestablement, se remarque dans l’univers du théâtre
où l’illusion est la règle.
Plus anecdotique sur le plan de la création mais fort
divertissant, Jean Cocteau demande à Dior de peindre le
collant que porte Jean Marais dans la pièce Les Chevaliers
de la Table ronde dont les costumes sont dessinés par Coco
Chanel. Voilà Christian Dior et Antonio Castillo (modé-
liste chez Piguet en 1941) aux pieds de Jean Marais,
juché sur un tabouret, et au coude à coude dans une
séance de pose très drôle où chacun était chargé de sa
jambe. Dans le petit monde parisien, la première de la
pièce est restée, pour une raison toute particulière, une
soirée mémorable. Tout juste découvert par Jean Cocteau,
le jeune premier, dont la beauté le subjugue, « éclate dans
son habit blanc tissé d’or dans un tissu réservé aux cha-
subles du pape 2 », et voilà qu’à la fin de la pièce, Jean
Marais, donc, déchire sa tunique, mettant sa poitrine à
nu ! Et Marc Doelnitz, de souligner « l’événement » dans
le spectacle : « Le Tout-Paris sut que Jean Cocteau avait
un nouvel ami ! »
Tout en gardant une discrétion extrême, Dior s’est
émancipé sur ce terrain-là. Il partage son existence avec

1. Denise Tual, Le Temps Dévoré, Fayard, réédition numérique les-


libraires.fr.
2. L’Homme et les miroirs, Jean-Jacques Kihm, Elisabeth Sprigge,
Henry C. Behar, La Table Ronde, 1968.

154
Les amis de toujours

un ami qui vit sous son toit rue Royale. Plus grand que le
couturier qui mesure 1,78 m et d’une minceur qui fait
contraste avec la rondeur de Dior, il a dix ans de moins
et se nomme Jacques Homberg. C’est un garçon de bonne
famille qui fera toute sa carrière dans l’administration.
L’aisance revenue, Dior renoue avec son goût des
voyages. On parcourt à deux les musées d’Europe, on fait
la chasse aux antiquités 1900, on échange ses impressions
sur la beauté de la campagne française dont Dior raffole.
Granville s’est éloignée en ces années-là. Mais la vie est
redevenue belle ; s’agit-il d’insouciance ou d’aveuglement
chez les Parisiens ? Pour tous, la crise s’estompe et c’est
à peine si l’on voit arriver, au lendemain de Munich, le
danger qui annonce la sinistre probabilité de la guerre.

Tourbillon sous des lambris dorés

En cette saison de printemps 1939, le Tout-Paris est


plongé dans une gaieté frénétique, on danse dans des
robes à crinoline, un regain de mode viennoise sévit dans
les salons, où les bals continuent, ininterrompus. En fait,
la haute société n’a jamais cessé de danser, l’aristocratie
mélangeant allégrement dans son shaker le monde des
artistes pourvu qu’il voulût bien décorer ses fêtes. On
s’était enthousiasmé des entrées spectaculaires de Serge
Lifar, des décors et des costumes d’une invention inouïe
de Christian Bérard, de Jean Hugo ou de Chanel. On
avait demandé à Poulenc de créer la musique pour le « Bal
des matières » donné chez les Noailles en 1929, une
aubade pour dix-huit instrumentistes qu’il accompagnait
au piano. On admirait aux fêtes des Beaumont le rideau
de scène de Picasso pour le ballet de Satie, Mercure, mais
l’on tâchait vite d’oublier l’impression de malaise qu’avait
donnée son Guernica au pavillon espagnol de l’Exposition
de 1937. Le tourbillon sous les lambris dorés des hôtels

155
Christian Dior, un destin

du Faubourg ne manque pas de choquer par sa frivolité


Janet Flanner, qui l’écrit dans sa chronique parisienne
publiée régulièrement dans le New Yorker.
C’est oublier que le bal le plus spectaculaire de la saison
avant l’irruption de la catastrophe est donné par une riche
Américaine, ayant un pied à Paris et l’autre sur la Côte
d’Azur, Louie Macy, sur une idée qui lui a été suggérée
par le prince Jean-Louis de Faucigny-Lucinge : pourquoi
ne pas rouvrir l’hôtel Salé dans le Marais pour un soir ? Il
suffirait de l’éclairer de lustres aux chandelles, de confier
à André Terrail, le propriétaire de La Tour d’Argent, le
dîner de cinq cents couverts, de fleurir les tables de mil-
liers de roses et de muguet ! Et la magie se produit. Dior
fait partie des invités à cette fête magnifique dont la liste
des happy few va de la duchesse de Windsor aux journa-
listes de mode : « From princes to fellow workers », ainsi
Carmel Snow titre-t-elle son article. Rédactrice en chef
du Harper’s Bazaar, elle a, sous ses ordres Louie Macy, la
pétillante correspondante à Paris du magazine. Louie
Macy consigne dans ses Mémoires le souvenir éclatant de
cette fête : « L’alliance de l’organisation américaine et de
la passion française pour la qualité : la meilleure combinai-
son au monde ! »
Carmel Snow fait partie des Américains inconditionnels
de Paris ; nombre d’entre eux sont restés après le flot des
départs au premier signal de la crise de 1929. Il reste un
art de vivre qui semble toujours triompher des circons-
tances et une manière de faire contre le défaut d’argent
qui le relègue à une place très secondaire dans la société.
Chaque fois qu’elle se rend place du Palais-Bourbon, chez
sa grande amie et collaboratrice Marie-Louise Bousquet,
femme du dramaturge Jacques Bousquet et directrice du
bureau parisien du Harper’s Bazaar. Elle reste émerveillée
de la façon dont son hôtesse, qui dispose de très peu de
moyens, réussit, en offrant de simples verres d’orangeade
et quelques maigres biscuits, à réunir autour d’elle la

156
Les amis de toujours

conversation la plus brillante de Paris. C’est un mystère


qui ne manque pas de fasciner des Américaines bien
concrètes. « C’était une autre époque, constate Geneviève
Page, qui avait pour parrain Christian Dior. J’ai vécu
toute mon enfance au milieu d’êtres singuliers qui, quelles
que soient les mésaventures traversées, n’auraient jamais
pu devenir des ratés. Parrain est un exemple de la façon
dont cela pouvait être élégant d’être ruiné. Dans ses
années noires, quand il venait déjeuner à la maison, on
savait qu’il n’avait pas mangé depuis trois jours, parfois,
mais il ne serait jamais venu sans un petit cadeau dans les
mains, un rien, mais quelque chose qui montrait qu’il avait
pensé à vous. » 1
Ce sont ces choses impalpables qui plaisent à Virgil
Thomson dans l’atmosphère de Paris dont il a fait, lui
aussi, sa ville d’élection. Le musicien américain, proche
d’Henri Sauguet, de Francis Poulenc, et qui se réclame du
groupe des néo-romantiques – cette douzaine de poètes,
peintres et musiciens dont Bérard a été l’espoir en pein-
ture, et Dior le marchand momentané –, en témoigne
ainsi : « Je me suis senti plus heureux en France que je ne
l’avais jamais été nulle part, je me suis senti plus entouré
et plus calme pour travailler ma musique, protégé dans le
cocon de l’amitié, de l’affection, et de la bonne cuisine
contre les anxiétés de l’Amérique, les malheurs de l’Angle-
terre, et la montée certaine du désastre en Allemagne. »
C’est alors que des pas cadencés par une terrifiante dis-
cipline font entendre l’écho de bottes martelant les routes,
traçant un nouveau paysage. La guerre est déclarée.
Christian Dior va devoir réapprendre les privations et la
faim.

1. Entretien avec l’auteur le 8 septembre 1993.

157
Chapitre 8

Ma sœur, mon héroïne

« Rien, pas même le travail manuel auquel


pourtant il répugnait n’entamait sa sérénité. »
James de COQUET

Il fait un temps ensoleillé en ce premier dimanche de


septembre 1939. Dior se trouve à Villerville, invité pour
le week-end par ses amis Bonjean. Ils sont en train de
jouer sur la plage aux ballons musculateurs après une
bonne baignade… Et brusquement, tout s’arrête, on
entend soudain retentir le son du tocsin, ce n’est pas une
erreur, c’est bien le son du tocsin, repris à l’unisson par
toutes les églises de France et ramenant auprès de leurs
postes de radio tous les dimanchiers égarés dans la cam-
pagne. Chacun se regarde en sachant que sa vie vient
d’être confisquée. Confisquée par la guerre. Et pour com-
bien de temps ?
Quelques jours plus tard, Christian Dior est sous les
drapeaux, de même qu’Henri Sauguet, Christian Bérard,
Jean Ozenne, Gaétan Fouquet, Jacques Dupont – jus-
qu’à Leonid Berman qui vient juste de recevoir la nationa-
lité française après vingt ans d’attente. Seul Max Jacob,
trop âgé, peut continuer de servir la messe à Saint-Benoît-
sur-Loire.
Christian fait partie de la deuxième réserve mobilisée à
l’arrière du front. Et durant la « drôle de guerre » – sept
mois pendant lesquels la radio répète « Rien à signaler »

159
Christian Dior, un destin

et les deux armées restent campées derrière leurs lignes


tandis que des inconscients chantent : « On ira bientôt
pendre son linge sur la ligne Siegfried » –, Dior ne reste
pas inoccupé. Il cultive la terre, en blouse et en sabots, à
Mehun-sur-Yèvre, dans le Berry. C’est le cas d’un certain
nombre d’appelés que l’armée met à disposition des
femmes d’agriculteurs ou des vieux pour remplacer les
bras qui leur font défaut, les maris, fils ou frères partis au
front. Cette opération de recyclage appelée la « relève à la
ferme » ne fait pas que des heureux, on l’imagine ! Logé
dans la grange, levé au chant du coq, couché avec le soleil,
intégré au cycle des travaux et des saisons, Dior se prend
de passion pour la culture et en oublie instantanément
tout le reste. Quarante millions de Français enragent
d’impuissance devant la stupidité d’une guerre que la
majorité d’entre eux, hormis leurs gouvernants, ont vue
venir de loin ; peut-on prétendre échapper individuelle-
ment à ce sort ? Dior réagit souvent à sa façon devant
l’épreuve. Ce n’est pas la première fois de sa vie qu’il se
créerait une île au milieu des intempéries… Pas un sou en
poche mais, au-dessus de sa tête, le doux ciel de France
qui en a vu passer des nuages et des orages, et n’en conti-
nue pas moins de luire. Un menu dessiné par lui le 2 jan-
vier 1940 montre qu’à Mehun-sur-Yèvre on avait encore
de quoi fêter le jour de l’an : huîtres, saumon, chapon.
Arrive la débâcle, catastrophe écrite d’avance, et
l’armistice de juin 1940. Au moment où la France est
coupée en deux, Dior a la chance de se trouver du bon
côté, dans la zone non occupée. Mobilisé, lui aussi, et pour
la seconde fois, son frère Raymond a la malchance de se
trouver dans la zone Nord où les soldats français sont
faits prisonniers par les Allemands et regroupés dans des
camps. Ils sont ainsi près de 45 000 à y arriver épuisés,
abattus et affamés après de longues journées de marche.
Le désordre est indescriptible en raison des nombreux
réfugiés jetés sur les routes pendant l’exode. Raymond est

160
Ma sœur, mon héroïne

interné dans le camp A de Châteaubriant, au nord de


Nantes, où les conditions de vie sont atroces, puis trans-
féré dans le stalag XB de Sandbostel, au nord de la ville
de Brême, en Basse-Saxe. Grâce à un accord entre les
autorités de Vichy et le IIIe Reich, il bénéficie tout de
même d’une libération anticipée, en juillet 1941, en tant
qu’ancien combattant. Mais la famille Dior n’en a pas
encore fini avec la guerre, car Catherine Dior va
connaître, à son tour, en 1944, l’univers concentration-
naire des camps en Allemagne.
Leur jolie sœur a vingt-deux ans et est fraîche comme
une rose en 1939, au moment ou Christian est démobilisé
et donc libre de ses mouvements. Elle a perdu son travail
à Paris où beaucoup de maisons de couture et de bou-
tiques de mode ont dû fermer. Elle est donc retournée à
Callian où elle rejoint Ma et son père. Catherine se pas-
sionne depuis quelque temps pour la politique et en suit
avidement les soubresauts. Mais qui aurait pu imaginer
alors qu’elle rejoindrait la Résistance ?
Christian va-t-il se mêler à la ruée des réfugiés qui
refluent sur les routes dans la panique générale, convois
bondés, trains pris d’assaut, migrations en tous sens, com-
munications interrompues, dans cette atmosphère de fin
du monde où Paris se vide de ses habitants ? Certains
trouvent du piment dans les désordres tragiques.

Jusqu’au bout de soi

Les foins ne sont pas rentrés et la fermière se demande


bien comment elle va faire, toute seule alors que les sol-
dats s’en vont. Puis : « Mais vous, vous restez ? » dit-elle,
surprise de voir que Christian Dior n’a pas remballé son
sac comme les autres. « Mais oui, madame, je ne vais pas
vous abandonner comme ça. Je reste vous aider jusqu’au
bout. » Il reste donc au milieu des paysans. Il aura passé

161
Christian Dior, un destin

un an dans ce charmant village de Mehun-sur-Yèvre


dominé par les vestiges du fastueux château de Jean de
Berry, où mourut Charles VII. Douce France, pays d’une
enfance proche de la nature, nourrie de l’amour des fleurs
et des plantes et qu’il retrouve dans ce retour inattendu à
la terre qu’il accueille telle une bénédiction du ciel. Heu-
reux de se plier à « ces lents et pénibles travaux », heureux
d’attendre « le cycle des saisons », heureux d’approcher
« les énigmes toujours renouvelées de la germination ». Et
quand les communications deviennent moins hasardeuses
et qu’il décide de rejoindre sa famille, réfugiée dans le
petit village de Callian, il n’aura qu’un désir, c’est d’y
poursuivre à l’identique la vie de paysan sous le ciel de
Provence.
Callian ressemble à un village de carte postale. Une
grappe de vieilles masures accrochées à la colline domine
un admirable plateau entre Draguignan et Grasse. La
petite bicoque de la fidèle Mademoiselle Marthe, qui
prend soin de son ex-patron ruiné, est entourée d’un peu
de terrain. La région se prêtant à la culture maraîchère,
Dior entreprend sans tarder avec sa jeune sœur Catherine
d’arracher les plants de fleurs et de rosiers et de semer à
la place haricots verts et petits pois. En ces temps de
pénurie, ces denrées se vendent bien sur le marché :
l’arrière-pays, à l’exception des tomates, des olives et de
la vigne, ne produit pratiquement rien. Ce ne sont plus,
comme à Granville, les catalogues de fleurs de Vilmorin-
Andrieux qu’on feuillette, mais des carrés de légumes qu’il
s’agit de bêcher et planter de ses mains. En outre, en
attendant la récolte, il faut bien vivre. Et ce ne sont pas
les huit cents francs que Dior a touchés comme prime de
démobilisation qui vont suffire. La maison n’a toujours
pas l’électricité et, pour ne pas trop consommer de bou-
gies, les horaires domestiques sont réglés sur le coucher
et le lever du soleil. La famille Dior mène la vie des pay-
sans dans toute sa simplicité.

162
Ma sœur, mon héroïne

Malgré tout, la scène se passe au pays de Marcel


Pagnol, où le soleil brille sous toutes ses formes : un beau
matin, le facteur apporte un télégramme. « Nous sommes
sauvés », s’écrie Christian Dior en le décachetant. La
bonne nouvelle vient des États-Unis et se compte en
billets verts. Les quelques derniers tableaux ont enfin été
vendus par son ami Max Kenna, les fonds seront achemi-
nés rapidement. Les mille dollars de la chance ! Ils vont
permettre d’attendre jusqu’à la récolte. Le jour venu,
chargeant les cageots de petits pois sur leur carriole, Dior
et sa sœur n’auront plus qu’à aller faire l’article sur les
marchés des environs, de Grasse jusqu’à Cannes.
Un jour, un coup de téléphone le sort de son oubli. Le
métier de la mode se rappelle à lui. Alice Chavannes de
Dalmassy, jeune rédactrice chargée de la page féminine
au Figaro replié à Lyon, a entendu parler de lui par l’illus-
trateur René Gruau qui façonnera plus tard l’image des
parfums Dior. Elle cherche un dessinateur qui lui fasse
des croquis. Plusieurs maisons de mode ont des antennes
à Monte-Carlo, Nice ou Cannes, parmi elles Chanel,
Paquin, Maggy Rouff, Hermès. Mais on ne peut trouver
ni photographes ni pellicules pour reproduire les modèles.
Dior reprend ses crayons. Agriculteur le jour, modéliste
le soir à la lumière de la bougie, il lui faut ensuite aller
livrer ses dessins à Alice Chavannes à Cannes. Le voyage
depuis Callian représente presque une journée. Ne mon-
tant pas à bicyclette, Dior fait quinze kilomètres à pied
pour aller jusqu’à Grasse, où il prend l’autobus qui va à
Cannes. Alice Chavannes raconte : « Un matin, il débar-
qua chez moi après avoir fait trente-cinq kilomètres à pied
et en gazogène. Je le fis déjeuner avec des radis et des
courgettes, parce qu’il était affamé, et un dessert fait avec
des abricots du jardin. Il exhiba 150 dessins de mode,
de quoi remplir tout un album et toute une année du
Figaro-Modes. » La rédactrice de mode n’en revient pas :

163
Christian Dior, un destin

« Est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous


m’apportez ? » et reste étonnée devant sa modestie :
« C’était une véritable collection. Je lui ai dit alors qu’il
avait l’étoffe d’un grand couturier, mais il n’y croyait pas
du tout. »
Cannes sert aussi de refuge à beaucoup de Parisiens et
Dior profite de ces excursions pour rendre visite à un
ou deux amis. Une colonie brillante s’est retrouvée sur
la Croisette : Michèle Morgan, Micheline Presle, Louis
Jourdan, Marcel Achard, etc. Les vedettes du cinéma
français vivent ici dans l’espoir que les studios de la Victo-
rine à Nice deviennent un nouvel Hollywood, et se font
dorer paresseusement en attendant sur les chaises longues
de la plage du Grand Hôtel. Mais les restaurants sont
contingentés et les distractions limitées. Dior est immédia-
tement adopté par un groupe d’amis qui essaient d’oublier
leur ventre creux. Un jour, René Gruau, l’illustrateur, qui
faisait partie de la bande, s’écrie en voyant Christian arri-
ver parmi eux avec une cargaison : « Tiens, voilà Dior
avec ses haricots verts et ses petits pois : on va enfin pou-
voir manger ! 1 » On ne se privait pas pour autant d’orga-
niser des séances récréatives renouant avec la pratique des
jeux de sa jeunesse : charades, déguisements. De vieux
rideaux, quelques postiches, des abat-jour, et une bonne
culture historique, c’est une recette que Dior connaît à
fond. L’atelier du peintre Mac Avoy sert à cette occasion
de « théâtre » pour un public recruté de bouche-à-oreille,
tandis que les membres de la troupe se composent de
René Gruau, André Roussin, Marc Doelnitz, Louis
Ducreux qui dirigeait la compagnie Le Rideau gris à
Marseille, Mary Belewski, André Ostier, Micheline Presle
et Victor Grandpierre, fils de l’architecte, dont Dior fait
ainsi la connaissance.

1. Entretien de Philippe Le Moult (Christian Dior Couture) avec


René Gruau.

164
Ma sœur, mon héroïne

« Nous avons attrapé des fous rires interminables,


raconte Marc Doelnitz. Nous nous donnions de vraies
“colles” pour lettrés : la mère de Proust, Madame Dieula-
foi, Ninon de Lenclos. Pas de devinettes primaires comme
d’Artagnan ou Blanche-Neige. On s’amusait autant à
deviner les personnages qu’à essayer, si on avait deviné
trop tôt, d’égarer les autres, afin de faire durer le plaisir. »
Doelnitz fit ainsi revivre la reine Élisabeth Ire d’Angle-
terre, la reine sans homme, André Roussin, son partenaire
entrant dans la peau d’Henri III, tous deux brodant un
canevas sur les mœurs particulières de ces deux grandes
figures. Un autre soir, Dior enveloppé dans des draps
symbolisait l’Adriatique, dans une scène de « Baptême de
l’Adriatique par les doges ». « Les aventures passagères de
Sherlock Holmes », « Le secret de la duchesse de Mont-
breuse », « Les amours de Casanova », « Les amants de la
Grande Catherine » : chaque thème devenait ample sujet
de broderie.
Mais les esprits sont étroits et le petit monde de la côte
ne tarde pas à jaser sur ces folles soirées. Vichy a interdit
les bals dans les deux zones, en un temps où un million
de Français se trouvent derrière les barbelés en Silésie.
Les rigolades de copains, dénoncées par des langues mal-
veillantes, sont suspectées de servir de divertissement
orgiaque. Et la police du Maréchal fait savoir qu’elle inter-
viendra si nécessaire pour arrêter le scandale.
Étrange atmosphère que celle de Cannes à cette
époque. Beaucoup de monde s’y côtoie, mais les figures
font davantage songer à des ombres. Paul Poiret vient
donner une conférence dans les salons du Miramar. Dior
y assiste. Cécile Sorel y apparaît la semaine suivante. Mais
serrer les mains serre le cœur. Ici un vieux monsieur un
peu terne, ruiné. Là un ami juif à qui l’on dit au revoir en
pensant adieu. James de Coquet raconte qu’à cette
époque Dior venait souvent le voir au Cannet, ayant fait
quelques fois quinze kilomètres à pied, pour prendre un

165
Christian Dior, un destin

car à Grasse : « Jamais je n’ai surpris chez lui la moindre


amertume. Rien, pas même le travail manuel auquel pour-
tant il répugnait, n’entamait sa sérénité. Il acceptait les
épreuves avec une grâce franciscaine. Car il avait une foi
vive et exigeante. Je me souviens qu’un jour un ami nous
avait descendu de la montagne un gigot. Au moment où
Christian en avait une tranche dans son assiette, il s’avisa
que c’était vendredi. Bien que l’obligation de faire maigre
fût suspendue, il refusa d’y toucher et se contenta d’une
salade de pois chiches. 1 » Et au fond, si Dior est heureux
de bêcher la terre, de vendre ses petits pois, de dormir
dans son village, c’est qu’il se sent protégé dans son uni-
vers de conte. La vie de Provence, si simple soit-elle, réus-
sit à faire écran aux bruits sinistres des bottes, des
arrestations, des fusillades, des collaborations, du marché
noir, de toutes les laideurs de la guerre.
Et lorsque, la vie à Paris se réorganisant peu à peu, les
maisons de couture ouvrent à nouveau, et que Dior reçoit,
en juin 1941, une lettre de Robert Piguet l’invitant à
reprendre sa place, ce brusque rappel aux réalités arrive
encore trop tôt et le dérange au milieu de son jardin pota-
ger. Il hésite. Une nouvelle fois, la récolte sert d’alibi pour
cacher la peur d’aller vers un ailleurs moins supportable.
Et donc il reste. Le prétexte est que sa sœur Catherine
n’aurait plus assez d’aide pour cueillir les petits pois… Les
nouvelles de Paris ne sont guère incitatives, particulière-
ment en ce qui concerne les luttes pour se ravitailler. Les
récits que lui font ses amis des aventures invraisemblables
qu’il faut traverser, l’idée que tout s’achète partout sauf à
l’endroit où l’on doit logiquement le faire, le beurre uni-
quement dans l’arrière-boutique de la crémière, le café
chez le pharmacien qui a un filon, la volaille grâce aux
colis de ferme de la tante, etc., le choquent profondément

1. « Il y a 110 ans, la naissance du couturier Christian Dior »,


Véronique Laroche-Signorile, Le Figaro, le 21 janvier 2015.

166
Ma sœur, mon héroïne

car il a le marché noir en horreur. Ici la vie est rude, mais


l’on a au moins la possibilité de se fabriquer un petit havre
de salut. C’est seulement après l’automne que décision est
prise de remonter à Paris.

Plume de geai au chapeau

Les Parisiens ont redécouvert l’habitude de la marche :


la circulation automobile est presque exclusivement réser-
vée à l’occupant. Restent les transports en commun car
les taxis sont rares, sauf à bien vouloir s’esquinter le dos
en empruntant les vélotaxis, ces fragiles cabines montées
sur deux roues et entraînées par des tandémistes aux jar-
rets puissants. Si l’on a le souffle, autant pédaler soi-même
et les boulevards sont d’ailleurs inondés de cyclistes.
Quant aux autres, il faut espérer qu’ils disposent d’un pla-
card bien fourni en paires de chaussures de qualité
inusable achetées avant-guerre à Londres. Il est impen-
sable d’en trouver à Paris, sauf au marché noir et à des
prix exorbitants ! C’est manifestement le cas, heureuse-
ment, de l’homme que l’on voit maintenant sortir chaque
matin du numéro 10 de la rue Royale et se diriger vers la
rue du Faubourg-Saint-Honoré. Il a tout l’air d’un Anglais
se promenant à Piccadilly. Il porte un petit chapeau
marron, rond, à bord plat, dont le ruban est piqué d’une
plume de geai, un bleuet à la boutonnière de son costume
de flanelle grise. Cette manière de s’habiller est pour
Christian Dior une façon de donner son opinion sur le
temps.
Chacun s’y prend comme il peut pour se rebeller contre
les méchancetés qu’il vous inflige sous la botte de l’occu-
pant. Excédées par les restrictions – lumières occultées le
soir, magasins sinistres le jour –, les Parisiennes se ven-
gent en arborant d’énormes chapeaux ornés de fruits,
d’oiseaux, de bizarreries diverses et font exprès de porter

167
Christian Dior, un destin

sur la tête ce qu’elles ne trouvent plus dans leur assiette.


Offensé par le vilain décor fléchant Paris dans toutes les
directions de grosses lettres gothiques sur fond jaune,
« Kommandantur », « Lazaret », « Ober-Kommando »,
Christian Dior affiche un brin de bravoure britannique à
la plume de son chapeau. Oscar Wilde en aurait fait
autant, lui qui découvrit la solution miracle pour éviter de
voir la laideur : ne pas la regarder.
Mais comment y échapper quand le malheur vient vous
chercher ? Dior ne se doutait pas, en quittant son petit
périmètre protecteur de Callian, que l’histoire à laquelle il
espérait échapper allait le rattraper. À vingt-cinq ans, sa
sœur Catherine entrait, peu de temps après son retour à
Paris, dans la Résistance. Le sut-il ? Chaque fois qu’elle
y venait, elle habitait chez lui, 10, rue Royale, dans
l’appartement que son ami Jacques Homberg lui avait
conservé intact.
Lors d’un de ses passages en juin 1944, Christian étant
alors absent, Catherine Dior se servit de son appartement
pour ses activités. Or, par un coup de malchance, il y héber-
geait ce soir-là, Henri Sauguet et Jacques Dupont. Le quar-
tier des Batignolles où ses amis habitaient étant menacé de
bombardement – Radio Londres avait transmis un de ces
messages cryptiques : « Baty boira la gnôle du soir » –, ils
lui avaient demandé refuge le temps de laisser passer l’alerte.
Ils se trouvèrent témoins d’un curieux manège : les allées et
venues de Catherine et de certains membres de son réseau,
qui, d’ailleurs, mécontentaient fort la domestique martini-
quaise de Dior. Sauguet, saisi d’une peur rétrospective,
raconte cet épisode dans ses Mémoires (il n’apprit que plus
tard l’arrestation de Catherine Dior par la Gestapo) : « Nous
l’avions échappé belle : comment aurions-nous pu faire com-
prendre à la Gestapo que, répondant à l’invitation de Chris-
tian Dior, nous n’étions venus que pour coucher loin de chez
nous 1 ? »
1. Henri Sauguet, op. cit., p. 365.

168
Ma sœur, mon héroïne

Catherine, une héroïne

Novembre 1941. Il a suffi d’une rencontre pour faire


basculer la vie de Catherine. Une course banale à faire à
Cannes pour aller acheter une radio à batterie. Les Fran-
çais sont pendus aux nouvelles plus que jamais. Elle entre
dans un magasin rue d’Antibes. Le gérant qui la reçoit est
un homme aimable, aux yeux bleus, au regard pénétrant,
et à peu près dans sa trentaine comme Christian. Rien
d’autre ce jour-là que des propos et des regards échangés,
mais Catherine est tombée sous le charme ! Ils se
revoient : le personnage se nomme Hervé des Charbonne-
ries, descendant d’une vieille famille protestante du
Poitou. L’idylle naît bien qu’Hervé soit marié depuis 1931
à Lucie, et père de trois enfants 1. Catherine loue un
appartement à Cannes pour se rapprocher d’Hervé des
Charbonneries qui semble se séparer de son épouse « en
bonne entente ».
Le 11 novembre 1942, la donne change complètement
avec l’invasion de la zone sud, dite « libre », alors sous
tutelle de Vichy, par l’armée allemande, motivée par l’inva-
sion de l’Afrique du Nord par les forces alliées, quelques
jours plus tôt, le 8 novembre. C’est à partir du début
décembre 1942, que l’on peut dater l’entrée dans la Résis-
tance d’Hervé des Charbonneries (qui devient « Éric »)
avec celle qui restera son épouse, Lucie (« Coal »), ainsi
que celle de Catherine, en juin 1943, qui choisit « Caro »
comme pseudonyme. Catherine prête déjà main-forte sans
être un agent officiel. Le réseau F2 dans lequel elle
s’engage est avant tout un réseau de renseignements et
d’information. La surveillance de la zone sud est cruciale
pour les forces alliées de Londres et la France libre, afin
de mieux comprendre les projets allemands et italiens en
1. Dont Hubert, l’aîné, a bien voulu donner de nombreux témoi-
gnages sur la vie de sa famille et sur la liaison de son père et de
Catherine qui ne s’éteindra qu’avec leur fin de vie.

169
Christian Dior, un destin

France. Catherine prend des risques et s’engage à fond,


comme le détaille une fiche la concernant, datée du
14 novembre 1944 : « N’étant pas encore à notre service,
a accepté d’être le prête-nom pour notre Bureau central
d’études de Cannes. Dans les mêmes conditions, a effec-
tué, lors de la visite de la Gestapo chez Éric, le transport
de tout le matériel et du rapport en cours du Bureau cen-
tral d’études chez Vox, à Nice 1, faisant preuve de sang-
froid, de décision et de prudence 2. »
Un peu plus tard, toujours impliquée dans le réseau F2,
Catherine est considérée comme « secrétaire » et c’est elle
qui tape les rapports de synthèse qui sont envoyés réguliè-
rement à Londres, au bureau de l’Intelligence Service (et
non pas au BCRA, dirigé par le colonel Passy). Elle utilise
une petite machine à écrire qu’elle gardera toute sa vie
pour correspondre avec les interlocuteurs qui l’interroge-
ront sur son rôle passé.
Le 29 mars 1944, le chef du réseau, l’amiral Trolley de
Prévaux, est arrêté à Marseille avec son épouse. Hervé
des Charbonneries est prévenu rapidement que son réseau
est menacé. Il en avertit Catherine par téléphone en lui
communiquant ce message sibyllin : « Nous dînons
demain soir, chez votre frère, à Paris. » Il s’agit donc de
son passage dans l’appartement de son frère qui a tant
ébranlé Henri Sauguet et la cuisinière martiniquaise.
Le 6 juillet 1944, alors que Catherine Dior doit retrou-
ver une camarade de son réseau place du Trocadéro à
Paris, ce sont deux membres de la Gestapo qui se pré-
sentent. Catherine est arrêtée « à la suite d’une dénoncia-
tion ayant amené le démantèlement d’un secteur de
Ramassage et de Transmission des renseignements mili-
taires ». Mais elle a eu le temps de prévenir sa camarade,
1. L’amiral Trolley de Prévaux, le chef de ce réseau.
2. Informations confiées par la Direction du Patrimoine Christian
Dior Parfums et publiées dans Les Cahiers du patrimoine, no 16 :
Parfums Christian Dior, Dossier « Catherine Dior » conservé au ser-
vice historique de la Défense, Château de Vincennes.

170
Ma sœur, mon héroïne

Liliane Dietlin qui fait partie de son réseau sous le nom


de Kinga et dont elle a ainsi sauvé la vie. Comment y est-
elle parvenue ? Cela reste un mystère : « Ma mère, comme
en témoigne sa fille, Anne Crespelle, s’en souviendra éter-
nellement bien que, comme de nombreux rescapés de la
Résistance, elle a gardé toute sa vie le silence sur l’indi-
cible de l’Occupation. 1 » Catherine, elle, a été immédiate-
ment emmenée au 180, rue de la Pompe, antenne de la
Gestapo 2. Les personnes arrêtées subissent les pires
sévices infligés « avec un évident plaisir de faire souffrir »
comme le diront tous les témoins du procès. Or, Catherine
est entre leurs mains et torturée dix jours durant. Un pia-
niste était chargé de jouer pour couvrir les cris des suppli-
ciés. Elle ne donnera aucun nom, sauvant ainsi la vie de
son compagnon Hervé, de ses chefs et de ses camarades.
Son dossier militaire mentionne : « Torturée d’une façon
particulièrement odieuse, a été d’un courage exemplaire et
n’a jamais parlé. Au moment de sa déportation en Alle-
magne, a montré une grande fermeté d’âme. Agent à citer
en exemple. » Emprisonnée à Fresnes puis au fort de
Romainville, qui trie les prisonniers avant leur départ en
Allemagne, elle va subir pendant neuf mois l’enfer des
camps, avec les privations alimentaires, le travail forcé
jusque dans le froid glacial des hivers, et le cortège de mala-
dies auxquelles nul n’échappe et qui font que Catherine est
revenue du camp méconnaissable et en partie invalide.

Le train du 15 août 1944

Le plus affreux est que la malheureuse fut jetée dans


un des derniers trains pour Ravensbrück emmenant
1. Entretien avec l’auteur le 7 juillet 2020.
2. Dirigée par Frédéric Berger qui arrêta près de 26 agents du
réseau F2 dont Jean Desbordes, un ami de Jean Cocteau qui fut
torturé à mort.

171
Christian Dior, un destin

500 autres femmes et plus de 1 500 hommes. On a cou-


tume de dire « c’est le train qui n’aurait jamais dû partir »,
à neuf jours de la Libération de Paris par les Alliés. Chris-
tian Dior remua ciel et terre, s’adressant entre autres à
son amie d’enfance, Suzanne Lemoine, l’inébranlable,
celle vers laquelle on se tourne dans les coups durs. Elle
téléphona à Raoul Nordling, consul général de Suède à
Paris, qui joua, comme l’on sait, un rôle admirable dans
la Libération de Paris. Il lui répondit :
« Tout est une question d’heures. Si son train n’a pas
dépassé Bar-le-Duc cet après-midi à 14 h 45, c’est la
Suède qui la prendra en charge. C’est conclu avec les Alle-
mands. Sinon, il est trop tard, et il n’y a rien à faire… »
À quelques heures près, il fut trop tard et Catherine Dior
vécut un an en déportation. Sans nouvelles pendant
neuf mois, Christian Dior n’était plus soutenu que par les
assurances d’une voyante qui lui prédisait obstinément son
retour. « Ma famille pensait qu’elle ne reviendrait jamais »,
témoigne Hubert des Charbonneries, fils d’Hervé.
Mais, dans la nuit du 27 mai 1945, en effet, Christian
Dior reçut un coup de téléphone de Metz annonçant que
sa sœur arriverait le lendemain matin à Paris dans un train
de déportés. Il se rendit à la gare de l’Est avec quelques
amis pour l’accueillir et ils rentrèrent, larmes et joie
mêlées, au 10, rue Royale où il avait fait préparer un souf-
flé au fromage, spécialité dont Catherine raffolait. Hélas,
il ne se doutait pas que la famine avait anéanti les esto-
macs des déportés et qu’il leur faudrait des mois avant de
pouvoir recommencer à se nourrir normalement.
Une autre disparition l’avait désespéré, intervenue peu
de temps avant celle de sa sœur : l’arrestation par la Ges-
tapo de Max Jacob, au sortir de la messe qu’il servait
chaque jour dans la basilique de Saint-Benoît-sur-Loire.
Victime de la grande rafle qui fut ordonnée dans
l’Orléanais, il avait été aussitôt embarqué au camp de
Drancy en attendant la déportation en Allemagne. Jean

172
Ma sœur, mon héroïne

Cocteau, Pierre Colle, Henri Sauguet, tous ses amis


s’étaient concertés et l’on avait bon espoir d’obtenir sa
libération, quand il décéda d’une congestion pulmonaire
contractée en gare d’Orléans alors qu’il attendait son
transfert à Drancy.

Le bon fil de l’Occupation

Revenons à l’automne de l’année 1941 où Christian


Dior se décide à rejoindre Paris. Prudemment, il se pré-
sente chez Piguet qui l’a rappelé à son poste. Mais il a
trop tardé, et la place est prise par un jeune Espagnol, qui
avait débuté chez Chanel, Antonio Cánovas del Castillo
et qui porte le nom d’un grand d’Espagne : son grand-
père, le duc, ayant été conseiller du roi Alphonse XIII,
une distinction qui flatte dans les salons de couture. (Dior
et Castillo avaient fait brièvement connaissance aux pieds
de Jean Marais en peignant les jambes de l’acteur dans
Les Chevaliers de la Table Ronde). Mais Dior regrette-t-il
vraiment ce contretemps ? Le peu d’enthousiasme apporté
à sa réponse dit vrai. Dior considère qu’il a tiré tout
l’enseignement possible de ses années dans cette maison.
Piguet, qui lui a appris le sens des tissus, la simplicité dans
l’élégance, le chipote à tort, à son avis, sur son goût pour
les « coupes savantes ». Dior éprouve surtout des difficul-
tés à supporter l’atmosphère de sérail et d’intrigues dont
son patron est friand, et qui stigmatise pour lui le côté
confiné de la couture parisienne. Il a donc laissé le sort
décider pour lui et n’en est pas vraiment fâché.
Ce qui le heurte davantage, c’est la mode affreuse qui
a surgi à Paris. Ou plutôt l’anti-mode qui sévit dans ce
style qu’on appelle « zazou », hommes en vestes aux épau-
les amples tombant comme un sac jusqu’aux genoux, pan-
talons en tuyau de poêle sur des chaussures à triples

173
Christian Dior, un destin

semelles, cheveux longs dans la nuque et plaqués, para-


pluie Chamberlain à la main hiver comme été. Passe
encore que ces originaux trouvent là une manière de déri-
sion pour défier la morgue des occupants et l’austérité
vichyssoise ! Mais ce qui le blesse au fond du cœur, c’est
cette femme, montée sur son vélo, qui glisse en silence sur
le gris du bitume et contre le gris du ciel, cette silhouette
sombre qui traverse tête haute ces années de tourmente.
Car elle arbore tous les signes d’une époque de douleurs,
de pénuries, de subterfuges : chaussures aux semelles
épaisses, compensées de liège, bas, ou plutôt, effets de bas,
puisque la couture est marquée en trompe-l’œil d’une
main habile tout le long de la jambe, jupe courte – on ne
badine plus avec le tissu – et fendue – il faut bien pédaler
– sous une veste rigoureusement carrée… Curieusement,
le chapeau, lui, est ludique, imposant même avec son tulle,
ses rubans, turbans en cascade, matières en tout genre,
comme un sourire, comme un souffle de liberté : « Compo-
sés de chutes inemployables à tout autre usage, ils ressem-
blaient à d’énormes poufs qui lançaient tout à la fois un
défi au malheur du temps et au simple bon sens », écrit-il.
La guerre, oui, a terriblement marqué la femme. Elle a dû
s’adapter, et la mode est devenue plus terre à terre, plus
brutale et plus soumise à la fois. Mais ce que dit de façon
émouvante le chapeau, c’est une envie de rester fantaisiste,
une imagination à contourner la pauvreté, un désir de
tenir tête et de s’échapper…
Christian Dior ne manque d’amis en aucune circons-
tance. La parution de ses modèles dans Le Figaro après sa
rencontre à Cannes avec Alice Chavannes a fait son
chemin. Apprenant sa déception chez Robert Piguet, le
journaliste de mode Paul Caldaguès lui annonce peu de
temps après que Lucien Lelong cherche un modéliste et
serait heureux de le recevoir. Maison de premier ordre
qui habille les femmes du monde les plus élégantes et les
« grandes » étrangères – Lelong ayant été marié lui-même

174
Ma sœur, mon héroïne

à la princesse Nathalie Paley, son mannequin favori –, ses


salons 16, avenue Matignon, qui ont la simplicité raffinée
du style des années 1930, reflètent l’homme de goût. Très
grand monsieur dans son allure, Lucien Lelong dirige une
petite écurie de modélistes qui créent sous sa griffe. Chris-
tian est engagé et il entre dans la Maison le 6 octobre
1941, bientôt suivi, le 1er décembre, par Pierre Balmain.
Les deux vont s’entendre à merveille. Il y rencontre égale-
ment Raymonde Zehnacker, remarquable professionnelle
qui dirige le studio de création et dont le regard bleu se
laisse rapidement attendrir par la modestie, la courtoisie
et le talent du nouvel arrivant… Histoire à suivre !
Ayant réintégré sa place dans l’univers de la couture,
Dior en ressent simultanément les soubresauts. Pris dans
le tourbillon de la guerre, il souffre économiquement et
politiquement. Malgré le départ de certaines de ses figures
de proue – Coco Chanel en Suisse, Schiaparelli aux États-
Unis, Molyneux et Worth à Londres, Mainbocher et
Madeleine Vionnet fermés… –, la mode parisienne entend
ne pas sombrer. Il y va de la survie d’une culture et d’un
patrimoine : « Balmain et moi, écrit-il dans ses Mémoires,
n’oublierons jamais que Lucien Lelong nous apprit notre
métier au milieu des pires restrictions, dans la hantise du
point textile 1 et la crainte permanente d’une fermeture
inopinée. » Or, il en va de la vie de douze mille ouvrières,
il en va d’un outil de production qui ne coûte pas (trop)
cher en matières premières et peut rapporter gros : avant
1939, l’exportation d’une seule robe de couturier permet-
tait d’acheter dix tonnes de charbon…
La haute couture comme toute autre forme d’art vit de
liberté, dispense du plaisir et transcende l’ordre établi.
Autant de facteurs que le pouvoir de Vichy, d’une part,
celui de Berlin, d’autre part, répriment et condamnent
comme une manière de provocation et de résistance. Pen-
dant tout ce temps de la guerre, l’un et l’autre tentent
1. Mesure de rationnement des matières premières.

175
Christian Dior, un destin

d’asphyxier l’industrie de la couture. En vain, l’Histoire


l’a prouvé, mais il s’en est fallu de peu…
À Vichy, tout d’abord, le maréchal Pétain brandit un
« Travail, Famille, Patrie » qui exclut, évidemment, la
moindre frivolité. L’heure est au redressement moral : la
France doit retrouver le « droit chemin » des bonnes
mœurs et de la bonne santé… Sont visées, bien entendu,
certaines formes de cinéma, de littérature, de théâtre, de
mode… La consigne est claire : la femme doit avant tout
ressembler à une mère, ses robes montrer l’exemple de la
sagesse, de la raison. Dans Votre Beauté, Lucien François
écrit, en 1941 : « Nous traversons la période la plus pro-
fondément révolutionnaire que la France ait connue. La
défaite de nos armes nous a ouvert les yeux sur la faiblesse
où notre pays a été réduit par de longues années d’un
régime dévoyé et de mœurs faciles. Si nous voulons sur-
vivre, il faut tout changer, tout nettoyer, tout épurer… »
À Berlin, ensuite, l’influence de la mode française sur
le monde entier, l’aura dont elle bénéficie ici et ailleurs fait
des jaloux, tandis que ses airs de « libre penseur » agacent.
En juillet 1940, les fonctionnaires du Reich ont perquisi-
tionné les locaux de la Chambre syndicale de la couture
et saisi ses archives ainsi que la totalité du fichier des
acheteurs étrangers. Leur objectif : transférer l’industrie
de la couture française à Berlin et Vienne qui doivent
devenir les deux nouvelles capitales culturelles de
l’Europe. Les ateliers français fourniront leur inimitable
savoir-faire ; tandis qu’aux créateurs on promet de
« brillantes situations ».
Or, à ce projet totalitaire, insensé, un homme ne craint
pas de s’opposer fermement : Lucien Lelong, président de
la Chambre syndicale de la couture parisienne depuis
1937 : « Vous pouvez tout nous imposer par la force, mais
la haute couture parisienne ne se transfère ni en bloc ni
dans ses éléments. Elle est à Paris ou elle n’est pas. » Dans

176
Ma sœur, mon héroïne

cette affaire, le gouvernement se range du côté du coutu-


rier. Sans aucun doute parce qu’il prend alors conscience
de la catastrophe économique que pourrait impliquer un
tel déménagement. Le ministère de la Production et du
Travail demande donc au couturier de se rendre lui-même
à Berlin pour tenter de convaincre les Allemands. Le
voyage se déroule en novembre 1940. Habile à gagner du
temps, Lucien Lelong a réussi à démontrer à l’ennemi que
la couture forme un tout qui lui-même dépend d’une mul-
titude de petites industries diverses et variées, qu’il ne
s’agit pas seulement de métiers, mais aussi de tout un
patrimoine, de toute une histoire, bref, que l’ensemble ne
peut pas « s’expatrier ». Comme il a par ailleurs constaté
en arrivant que les Allemands sont en train, eux-mêmes,
de mettre sur pied une industrie de la couture fortement
subventionnée, il revendique alors pour chaque pays le
droit de créer sa propre mode et encourage l’Allemagne à
imposer la sienne plutôt que de voler la leur aux Français.
La subtilité de son discours, la maîtrise de ses arguments
prennent de vitesse les autorités allemandes qui aban-
donnent leur projet. Et la couture française demeure auto-
nome. Mais elle perd le droit de s’exporter, et se voit
privée de l’autorisation de photographier des modèles, ce
qui, bien entendu, limite considérablement les possibilités
de diffusion. Ajoutez à cela que les magazines de mode,
victimes d’une pénurie de papier, fonctionnent au ralenti,
voire pas du tout : l’édition française de Vogue cesse de
paraître, son rédacteur en chef, Michel de Brunhoff, refu-
sant toute compromission avec l’ennemi.
La réaction digne de son ami Brunhoff, l’attitude admi-
rable de son patron ne laissent pas Dior indifférent, on
s’en doute. Comme si le destin, en le plaçant au cœur de
la « résistance » à ce moment-là, disposait déjà ses pions.
Car chacun combat, du sommet politique au niveau le plus
matériel. Chaque robe est une lutte contre le manque de
matières premières, de denrées de plus en plus convoitées

177
Christian Dior, un destin

en ces hivers de froid record. Il faut aussi adapter de nou-


veaux textiles à base de pin, de genêt, de chanvre… sans
grand résultat. Alors on raccourcit, on limite poches et
soufflets, on supprime les revers. Tout vêtement achevé
est une victoire contre les mesures d’asphyxie et de
rigueur par lesquelles les Allemands sont persuadés de
pouvoir venir à bout de la couture française. En effet,
durant toute l’Occupation, son existence sera quatorze
fois remise en question par l’autorité nazie. Lucien Lelong
tient bon et organise, en mars 1942, un vaste « group
fashion show » à Lyon, en zone libre. Il s’efforce également
de convaincre les autorités françaises de faire un effort
tout particulier en faveur d’une industrie de prestige. Son
argument est toujours le même : il serait déraisonnable de
ne pas soutenir un outil de production qui emploie un
maximum de main-d’œuvre pour un minimum de
matières. Une fois de plus, son discours convainc : les
maisons de couture « autorisées » – 85 en 1941, 79 en 1944
– bénéficient d’un régime de faveur en ce qui concerne
les métrages de tissu. Mais une stricte réglementation des
collections est instaurée : pas plus de soixante-quinze
modèles et une quantité bien définie de matières pour
chaque catégorie de vêtements, ce rationnement connu
sous le nom du « point textile ». Ce qui n’empêche pas les
Allemands de fermer les maisons de Madame Grès et de
Balenciaga en 1944 sous prétexte qu’elles ont dépassé le
quota de tissu… Seul Jean Patou, qui a toujours eu l’habi-
tude d’acheter à ses fournisseurs toute leur production
afin de protéger son exclusivité, a accumulé assez de stock
pour tenir…
Comment, dans de telles conditions, la couture a-t-elle
pu, non seulement survivre, mais encore quintupler ses
ventes entre 1941 et 1943 ? C’est que les clientes, elles,
n’ont pas manqué un seul de ses rendez-vous. Cette
remarquable histoire est racontée dans l’excellent ouvrage
de Dominique Veillon, La Mode sous l’Occupation.

178
Ma sœur, mon héroïne

En 1941, vingt mille cartes couture, incontournables


passe-droits pour assister aux défilés, ont été vendues par
le groupe « Couture création ». Seules deux cents d’entre
elles ont été délivrées aux femmes d’officiers allemands…
Les Françaises constituent donc l’essentiel de la clientèle,
avec quelques Sud-Américaines également, pour qui la
guerre n’est qu’un décor de fond. Ces Françaises, grandes
bourgeoises, sont rejointes par une toute nouvelle catégo-
rie de femmes, épouses de ceux que l’on baptise alors les
« B.O.F. » (Beurre-Œufs-Fromage), entrepreneurs oppor-
tunistes qui n’hésitent pas à vendre leurs produits à des
prix scandaleusement élevés, bâtissant ainsi en peu de
temps de formidables fortunes. « Il existait de nombreuses
catégories de ces profiteurs, cela changea beaucoup la
qualité de notre clientèle et ainsi eut une influence sur la
mode », comme le notera plus tard Schiaparelli.
Tout cela éveille chez Dior une nouvelle prise de
conscience de son métier. Bien qu’entré par hasard dans
la couture, il situe son travail dans la lignée d’une école
de style et d’élégance dont il admire les grands maîtres.
Dior ne manque pas dans ses Mémoires de leur rendre
hommage : « On n’invente rien, on part toujours de
quelque chose », précisant que c’est le style de Molyneux
qui l’a le plus influencé, mais notant aussi son admiration
pour d’autres « créateurs de génie » : Balenciaga, Alix,
Madame Grès, Madeleine Vionnet – « Jamais on n’a
poussé plus loin et plus haut l’art de la couture » – et enfin
Chanel « qui a révolutionné la mode ». Pour un fervent
comme lui de la grande école, la haute couture doit avant
tout garder ses références, et rien ne lui serait plus préju-
diciable que de tomber au service d’une clientèle
médiocre. Or, elle est en train de perdre l’esprit qui prési-
dait à la qualité de ses créations. Certes, elle est touchante,
cette Parisienne qui essaie de rester élégante coûte que
coûte et qui ne manquerait pas une présentation de collec-
tion de haute couture, cette Parisienne au visage parfaite-
ment fardé, aux lèvres rouges, qui soigne son allure, qui

179
Christian Dior, un destin

porte en elle, dans le métro, dans les abris, malgré


l’oppression qui l’environne, l’instinct des apparences, le
sens des apparats. La malheureuse, elle s’est engagée à
tricoter pour les prisonniers ? Alors qu’importe, qu’elle
n’hésite pas à emporter aiguilles et pelotes de salon en
salon… Et que peut-on lui proposer, désormais, si ce n’est
des modèles qui doivent avant tout être pratiques : une
guêtre de feutre qui gaine la jambe chez Nina Ricci ; une
jupe courte qui s’allonge à l’aide de pressions chez Lucile
Manguin ; des modèles qui portent le nom des stations de
métro chez Madeleine de Rauch, un défilé en plein air
intitulé « Journée de l’élégance à bicyclette »… Et encore
faut-il imaginer ses difficultés pour se faire coiffer : chez
le coiffeur Gervais, pour pallier les pénuries d’électricité,
il n’est pas rare que ce soient deux hommes, installés sur
des vélos à la cave, qui pédalent pour activer son sèche-
cheveux…
Mais tout l’art de parer aux manques essentiels ne réus-
sit pas à effacer la misère qui perce dans des salons défraî-
chis où les clientes viennent s’attarder l’après-midi, bien
souvent faute d’occupations plus excitantes. Cette morne
ambiance n’est pas absente des salons de Robert Piguet
que parachève un décor Napoléon III en satin rose capi-
tonné. Christian Dior ne prisait pas du tout ce style « un
peu cocotteux », au dire de Marc Bohan qui fit, lui aussi,
ses classes chez Piguet. Dior a surtout souffert des moments
de frustration durant son apprentissage. Après son succès
avec le modèle « Café anglais », le jeune Dior en herbe se
sent plus d’audace, alors que Robert Piguet se moque de ses
« recherches de coupes savantes ». « Simplifiez, simpli-
fiez », s’entendait-il dire par son maître qui le renvoyait
chaque fois à l’atelier. Or, susceptibilités mises à part, Dior
n’est tout simplement pas du même avis : « Il n’avait pas
raison de les critiquer car c’est seulement par la technique
que la mode peut se modifier profondément. » Avec son ami
et complice, Pierre Balmain, qu’il rejoindra bientôt chez

180
Ma sœur, mon héroïne

Lucien Lelong, les deux modélistes subiront en silence les


mêmes frustrations. Les deux modélistes sont souvent
déçus d’assister, saison après saison, au même cérémonial
des répétitions au cours desquelles Lucien Lelong, siégeant
en arbitre entouré de son équipe, rectifie, renvoie les
modèles et s’oppose, le plus souvent pour des raisons com-
merciales, à leurs suggestions.

Du dessin à une destinée

En pleine Occupation, un jeune metteur en scène pro-


metteur, Jacques Becker, a l’idée d’une fiction inspirée de
Fath sur la couture, Falbalas, un film avec Micheline
Presle et Raymond Rouleau, illustrant son pouvoir de
faire rêver. Mais l’a-t-elle encore ? Et, tôt ou tard, quelque
chose de conflictuel se produit chez tout homme qui se
sent créateur dans son métier. Quelles que soient les cir-
constances, il se présente sous la forme de ce dilemme :
faut-il se ravaler au goût de la clientèle ou créer en dépit
de tout ? Dior se sent bien trop « artiste » au fond de lui-
même et responsable pour faire l’économie de cette
démarche. Cette période lui sert de temps de maturation :
il se met à réfléchir non plus seulement à son niveau de
bon artisan de la robe, mais aux enjeux plus vastes de
cette création de mode qui remonte à une longue tradition
et dont l’influence s’exerce au-delà des frontières. Or,
Dior est en présence, chez Lucien Lelong, d’un homme
de vision et d’un grand gestionnaire. Il a fondé dès 1934
un département « Éditions » qui crée des modèles tout
faits ne nécessitant que des retouches – le précurseur du
prêt-à-porter de luxe. C’est une maison dynamique sur le
plan commercial et Lelong est certainement le couturier
le plus familier des États-Unis, ayant été chargé avant-
guerre par le ministère des Affaires étrangères d’une mis-
sion d’étude en Amérique dans les industries du vêtement.

181
Christian Dior, un destin

Qu’en est-il précisément, avec la guerre et les restrictions,


de la mode française et des conséquences de la perte de
son prestige à l’étranger, maintenant qu’elle ne représente
plus la référence d’antan ?
À Rome, les grandes clientes bourgeoises ou aristo-
crates qui avaient l’habitude de venir choisir leurs robes
à Paris ont changé avec la nouvelle politique du Duce. À
l’image du marché de la chaussure que l’Italie détient déjà,
le dictateur, Benito Mussolini, entend renforcer la mode
italienne. Dès 1936 donc, 25 % de chaque collection de
couturier italien se doit d’être « d’inspiration italienne ».
Les princesses royales et autres épouses de hauts digni-
taires se font les marraines de telles initiatives.
Le cas de la Grande-Bretagne est différent : lorsque, à
la Libération, Vogue publie des photographies de jeunes
filles à l’élégance joyeuse célébrant l’événement dans les
rues de Paris, les Anglaises sont choquées. Si une certaine
fantaisie vestimentaire traduit, en France, une forme de
résistance à l’ennemi, en Angleterre, en revanche, se mon-
trer patriotique, c’est avant tout se plier aux règles de
rationnement, d’austérité par respect pour les soldats. Et
Vogue, dont on s’arrache néanmoins les numéros, encou-
rage les jeunes femmes à coups de conseils et d’idées à
récupérer, remodeler, transformer, faire de ce dépouille-
ment une mode : « Votre garde-robe, plutôt que de res-
sembler à un roman en trois volumes, est désormais
comparable à une simple nouvelle dans laquelle chaque
ligne compte », y lit-on en 1941… Et dans cet esprit réso-
lument patriotique, Cecil Beaton n’hésite pas, dans un
reportage de mode, à utiliser les décors de ruines et autres
paysages de destruction pour photographier ses modèles.
Quant aux nombreux couturiers de Londres – réputé pour
sa mode masculine mais aussi féminine puisque bon nombre
d’entre eux (Worth, Molyneux, Creed) ont aussi pignon sur
rue dans la capitale anglaise –, ils conçoivent en commun un
certain nombre de modèles au faste sans nuages destinés à

182
Ma sœur, mon héroïne

l’exportation vers l’Amérique du Sud. De même, lorsque le


gouvernement leur demande de concevoir des vêtements
destinés à la production de masse et conformes aux régle-
mentations de la Défense nationale, ils n’hésitent pas et
acceptent. Outre-Manche, la couture joue donc la solida-
rité, tentant d’une part de préserver le marché de l’étranger,
d’autre part de se « démocratiser » en se pliant à de nou-
velles donnes industrielles. Une orientation qui prend
encore un tout autre sens aux États-Unis.
Avant-guerre, les États-Unis étaient le premier marché
de la couture française. Lorsque la capitale française est
occupée, coupée du reste du monde, l’Amérique doit se
débrouiller toute seule. Pour la 7e Avenue à New York,
où sont regroupés la plupart des fabricants, le moment est
décisif : ils s’émancipent rapidement, notamment grâce à
l’arrivée massive de confectionneurs allemands fuyant
l’Allemagne nazie et à certains créateurs américains,
comme Claire McCardell qui trouve d’emblée le ton et le
style justes dont les Américains ont envie et besoin : des
vêtements qui vont droit au confort, pratiques, faciles à
vivre et à la portée de toutes les bourses. Outre le fait
qu’ils ne négligent jamais un certain style, ces modèles
s’adaptent à la fabrication en grandes séries, encore totale-
ment inconnue en Europe. En 1942, le Syndicat des fabri-
cants de vêtements américains investit un million de
dollars dans une campagne de promotion de la mode amé-
ricaine qui soutient activement la confection new-yorkaise
au détriment de la couture française. Face à de telles
offensives, face à une telle efficacité surtout – opérations
rationalisées, assemblages à la chaîne, vaste possibilité de
mariages de formes et de couleurs, tailles standard adap-
tées à toutes les morphologies, etc. –, même les plus opti-
mistes ne sauraient prévoir que la couture française
retrouvera, un jour, son pouvoir d’influence. La couture
parisienne, n’ayant plus pour la soutenir sa clientèle étran-
gère, est condamnée à perdre son éclat, son propre

183
Christian Dior, un destin

marché étant trop restreint pour lui permettre cette dose


d’audace dont Dior se sent privé en voyant ses modèles
rognés par ses patrons. Or, il se persuade que l’issue n’est
pas fatale. Plutôt que ces tendances au laisser-aller aux-
quelles il assiste autour de lui, il faudrait impérativement
redonner à la couture cette tradition de perfection exem-
plaire qui a fait, avant-guerre, sa différence. Et plus le
monde alentour se « démocratise », plus la mode pari-
sienne doit garder sa raison d’être. On l’entendra bientôt
énoncer brillamment cette analyse. Mais, si son opinion
est bel et bien faite, Dior reste à sa place de modéliste
chez Lelong qui ne songe nullement à faire appel à lui
comme consultant !
Lucien Lelong se pose, en effet, les mêmes questions au
niveau de ses responsabilités syndicales. La profession a
bien compris, hélas, que la balance penche incontestable-
ment du côté du Nouveau Monde… Et, dans la liesse de
la Libération, oubliant les querelles de goûts et de concur-
rence auxquelles ils sont depuis toujours habitués, les cou-
turiers français sont unis. Ils savent que c’est ensemble
qu’ils doivent agir pour regagner leur réputation, leur
aura internationale. Et, en 1946, la Chambre syndicale,
dont Lucien Lelong est toujours le président, assisté de
son vice-président très actif, Robert Ricci, associe cin-
quante-trois couturiers pour donner vie au Théâtre de la
Mode : quelque deux mille poupées habillées par leurs
soins pour toutes les heures de la journée, installées dans
des décors imaginés par des peintres et des artistes – dont
Christian Bérard et Jean Cocteau…
Un projet magnifiquement réalisé par chaque couturier,
où le moindre détail, depuis la coiffure jusqu’au plus petit
des accessoires, montre un savoir-faire unique ; une œuvre
qui dépasse le simple fait de la mode pour s’inscrire dans
le domaine de l’art ; un défilé conçu pour englober le
monde et qui entend prouver que c’est avant tout Paris

184
Ma sœur, mon héroïne

qui est à l’avant-scène… Car nulle part ailleurs ne pou-


vaient se trouver un tel esprit d’invention, une telle ingé-
niosité dans le luxe, par le fait même qu’il jaillissait de la
pauvreté.
Parmi les poupées, deux beautés, l’une vêtue d’une robe
de jour blanc et turquoise au buste drapé, à la jupe tour-
noyante, l’autre d’une robe du soir en tulle ivoire brodé
de fleurs et de feuilles, annoncent, sans le savoir, l’avenir :
toutes deux portent des mini-toilettes griffées Lucien
Lelong. Celui qui les a conçues est Christian Dior.
Pour montrer au reste du monde que la couture est
toujours ce qu’elle était malgré plusieurs années d’absence
sur la scène internationale, le Théâtre de la Mode sillonne
l’Europe et s’embarque pour les États-Unis au printemps
1946, où il est exposé à New York puis à San Francisco
au profit de l’Entraide française. C’est là que s’arrête son
voyage, car aucune autre ville ne trouvera, ensuite, les
fonds nécessaires pour l’exposer à son tour. Le Théâtre de
la Mode n’eut pas tout à fait le retentissement espéré par
les couturiers français. Dans un monde où la vie, encore
chaotique, est à réinventer, les miniatures ne sont pas de
taille à rivaliser avec la réalité. Pas plus qu’une initiative
collective ne peut éluder chez le créateur authentique le
choix de sa propre trajectoire.
Chapitre 9

La bonne étoile

« Dior était en avance sur tout, il ne pou-


vait pas se tromper, il savait ce qui était beau
avant tout le monde. »
Susan TRAIN

Les signes précurseurs d’une aventure sans égale dans


l’histoire de la mode flottent déjà dans l’air. Mais les
langues parlent toujours trop vite et essayer de garder le
secret dans une maison de couture équivaudrait à vouloir
stopper une avalanche. Couloirs et ateliers bruissent de
chuchotements à propos d’une nouvelle dont seuls les
intéressés devraient être au courant. Depuis une semaine,
le 16 de l’avenue Matignon bourdonne en conciliabules de
toutes sortes. Il n’y a pratiquement que le patron qui reste
en dehors de tout cela. Il ne faudrait surtout pas que
Lucien Lelong ait vent de la chose. Pour le moment, ce
que l’on sait de certain, c’est que Madame Raymonde
(Raymonde Zehnacker, la directrice du studio) a dit à
Monsieur Christian qu’elle le suivrait où qu’il aille. Ce
n’est pas étonnant, elle le protège comme son « chou-
chou » et n’a d’yeux que pour lui depuis le premier jour
où il est entré dans la maison. Mais la rumeur va plus loin
et prétend que Monsieur Dior et Monsieur Balmain ont
décidé de partir pour fonder ensemble leur propre maison.
On comprend l’émoi suscité : que va devenir la création
sans ses deux meilleurs modélistes ? Va-t-on devoir

187
Christian Dior, un destin

réduire le personnel à cause de leur départ ? Après qua-


rante ans de métier, Monsieur Lelong n’aura-t-il pas envie
de se retirer plutôt que de garder une si grande maison ?
Mais voilà que, deux semaines plus tard, on apprend
que le projet a échoué. Le local dans lequel les futurs
associés avaient prévu de s’installer s’est révélé, au tout
dernier moment, indisponible. On dit que Monsieur Dior
n’a pas voulu poursuivre, dès lors que le petit hôtel parti-
culier sur lequel ils avaient jeté leur dévolu leur a filé entre
les doigts. Celui-ci se trouvait situé avenue Matignon.
Sans vergogne, ces deux-là auraient planté leur mât à cent
mètres de leur ancien patron !
Malgré cette tentative infructueuse, Pierre Balmain est
bien résolu à sauter le pas. Cinq ans d’apprentissage chez
Molyneux, et six ans chez Lucien Lelong : il sent le
moment venu de créer sa propre griffe. Et, le 12 octobre
1945, au 45, de la rue François-Ier, les quarante-cinq
modèles de sa première collection reçoivent un accueil
triomphal de la presse et d’un public brillantissime où voi-
sinent les têtes couronnées et les vedettes du spectacle.
La rédactrice du Vogue américain, Bettina Ballard, écrit
dans ses Mémoires : « Je me souviens de Gertrude Stein,
avec sa fameuse frange et Alice B. Toklas, avec sa mous-
tache, assises aux places d’honneur, regardant défiler les
modèles et annotant méticuleusement leurs programmes
avec la même intensité d’intérêt qu’elles l’avaient fait pour
les Matisse et les Picasso qui étaient passés dans leur vie. »
Au cours du verre d’adieu qui a eu lieu dans les salons
de Lelong, Christian n’est pas parvenu à retenir ses
larmes. Mais ne l’a-t-il pas un peu voulu ? S’il incarne
dans cette affaire la figure du laissé-pour-compte, on ne
peut nier que c’est de sa faute. Balmain a continué de
s’accrocher, après l’échec de leur première idée d’associa-
tion, tandis que Dior a manqué de persévérance. La mère
et deux des amis de Pierre Balmain ont proposé spontané-
ment de l’aider. Le tour de table monté en un instant, le

188
La bonne étoile

voilà propriétaire de sa maison à cinquante et un pour


cent tandis que Christian Dior se retrouve seul face à
Lucien Lelong, et le travail lui paraît d’autant plus
morose. Son entourage s’attriste dans des conciliabules à
son sujet de ne pas le voir manifester la même volonté
pour conquérir sa liberté et de toujours demeurer timoré.
Mais la vérité est tout autre, car, depuis, les épreuves l’ont
mûri et ont fait de lui un homme déterminé, mais qui veut
prendre son temps pour s’assurer de faire le bon choix et
ne confie pas facilement ses pensées. Il l’avoue lui-même
quand Steve Passeur, l’auteur dramatique, l’interroge à ce
sujet et lui demande s’il est plutôt quelqu’un de réservé
ou de timide. Dior lui répond : « Quand j’étais jeune,
j’étais timide mais pas du tout réservé, avec l’âge, je ne
suis plus timide, mais je suis devenu très réservé. »
Durant cette courte période de sa vie qui représente
l’un des rares moments où il peut profiter de sa liberté et
retrouver un peu de l’insouciance de sa jeunesse, il est,
somme toute, un homme heureux. Les malheurs se sont
écartés. Sa sœur Catherine se rétablit peu à peu sous le
soleil de Provence et il apprend avec plaisir que son com-
pagnon, Hervé, est souvent auprès d’elle et qu’ils pro-
jettent de créer ensemble une affaire d’exportation de
fleurs et de s’installer à Paris lorsqu’elle sera complète-
ment remise. Durant l’automne 1945, il se rend à Callian
pour leur rendre visite et ce fut un grand moment de joie
pour la famille de se trouver ainsi réunie. Catherine,
Maurice et Marthe l’accueillent avec bonheur. Quant à
Maurice Dior, il revit depuis le jour où il a appris le retour
de Catherine de captivité. À cette annonce il lui écrivit
cette lettre émouvante, datée du 29 août 1945 :

« Ma si aimée Catherine chérie, les mots manquent pour


t’exprimer la joie immense et si douce que je ressens en
apprenant ta résurrection. Connaissant ton courage, ta
vaillance, ton abnégation, je n’ai jamais désespéré, mais

189
Christian Dior, un destin

j’étais déchiré à la pensée des horreurs que tu subissais et


un silence implacable entourait la montée de ton calvaire.
[…] Quand il te sera possible, ton Papa sera bien ému en
te pressant sur son cœur. Mes plus grandes affections aussi
à Christian
de votre Maurice. »
Christian est venu cette fois, ouvertement, en compa-
gnie de l’ami avec lequel il partage sa vie, Jacques
Homberg. Catherine Dior évoqua pour moi ses souvenirs
de cette visite. En 1993, je lui avais demandé de m’accor-
der un entretien et elle proposa de m’accueillir dans sa
maison, Les Naÿssès. Comme nous faisions le tour de la
maison, elle me montra la chambre de Christian et de
façon inopinée me dit : « Lorsque Christian et son ami
vinrent à l’automne 1945, ils occupèrent des chambres
séparées, mais, ajouta-t-elle, ce n’était pas, je pense, pour
sauvegarder les apparences vis-à-vis de notre père car, à
cette période-là, on ne savait pas si notre père faisait sem-
blant de ne pas savoir ou s’il avait acquis avec le temps
des idées larges. » Je n’avais pas encore osé aborder ce
sujet délicat et je lui demandai alors ce qu’elle pensait du
compagnon de son frère. Sa description, nette et précise,
tint en quatre mots : « Cultivé, froid, distant et sûr de sa
supériorité. » Je faisais tout juste connaissance avec cette
femme admirable et j’ai été d’emblée conquise par sa façon
d’être si naturelle, sa clarté d’esprit, son parler franc et
sans ambages en allant droit au fait. J’appris que Jacques
Homberg était le fils d’un grand collectionneur d’œuvres
d’art. Joseph Homberg, son père avait une prédilection
pour les antiquités médiévales dont certaines figurent
aujourd’hui dans les collections des Cloisters à New York.
L’ami de cœur, ayant eu la chance d’hériter, menait donc
une vie aisée en se dédiant à sa passion pour l’art, tout en
poursuivant une carrière au sein de l’une des fédérations
professionnelles du CNPF, aujourd’hui le MEDEF.

190
La bonne étoile

La rencontre entre Christian et Jacques était donc


aimantée par leurs intérêts d’ordre esthétique alors que
leurs aspects physiques et leurs caractères n’offraient que
des contrastes. L’un est grand, mince, portant beau mais
d’un abord plutôt sec et froid, l’autre a une silhouette qui
tend à s’alourdir avec le poids des années or c’est un
tendre et un affectif qui, sous des dehors réservés, ne
vivrait que d’amitié s’il en avait encore le temps. Les
balades aux puces ne leur suffisent pas pour assouvir leurs
goûts pour les meubles et objets Belle Époque, une
période un peu délaissée en cette fin des années trente et
ils courent l’Europe pour rafler les plus belles pièces. Ils
partagent aussi une même passion pour les petits chiens,
et quant à leur vie conjugale, ayant tous deux reçu le
même type d’éducation, ils l’ont placée sous le sceau de cet
adage bien commode : « Vivons heureux, vivons cachés. »
Le secret du bonheur quand on a tant d’amis et de plai-
sirs qui vous entourent et vous tendent les bras ? Dior n’a
que l’embarras du choix. Veut-il passer son week-end chez
les Bonjean à Villerville, ou bien dans la forêt de Fontaine-
bleau, à Fleury-en-Bière, dans la maison de Pierre et
Carmen Colle ? Il est également le bienvenu chez Roland
et Denise Tual, à Orsay, où il arrive presque toujours en
compagnie de Christian Bérard : « Immanquablement,
raconte Denise Tual, on les voyait surgir de concert quand
sonnait midi. Courtois, affables et potinant… » Toujours
complices, les deux Christian : Bérard couve comme un
grand frère les succès du petit au théâtre où, grâce à ses
costumes de L’École de la médisance, Dior a commencé à se
faire une notoriété. C’est à cette occasion que Denise Tual
s’est découvert une amitié pour lui, « rieur », « un
maniaque du détail » : elle s’adresse de nouveau à lui pour
dessiner les costumes du Lit à colonnes, le film que produit
en 1942 son mari, tiré du roman de Louise de Vilmorin.
Ils ont gardé un souvenir inoubliable de leur expédition
épique pour se procurer du tissu !

191
Christian Dior, un destin

On leur avait indiqué l’existence d’un stock dans un


vieux moulin situé au fin fond d’un village sur les bords
de la Loire, et ils avaient ri comme des fous, partis dans
un gazogène pétaradant à la découverte de cet endroit
envahi par les orties que gardait un vieillard, sorti d’un
conte de Grimm, veillant jalousement sur son stock de
tulle. Au retour, « on nageait dans le tulle », Dior imagi-
nait des « maquettes féeriques » : « Je n’ai jamais vu la
figure de Christian plus illuminée que le jour où l’on fit la
présentation des costumes du bal, raconte Denise Tual.
Il était comme un enfant. Ce soir-là, il donna dans son
appartement de la rue Royale ce qu’il appelait un “petit”
dîner : […] autour d’un énorme crustacé que lui avait
envoyé une bonne vieille personne de Granville. » On
n’est jamais déçu dans ce domaine par Christian Dior.
Et le voilà qui continue de se complaire dans l’image de
bon vivant que ses amis ont de lui, généreux, fantaisiste,
mordant parfois avec son humour pince-sans-rire, et son
perpétuel côté blagueur et enfantin qui s’exprime à travers
les séances de jeux de charades et de déguisements qui ne
cessent de faire sa joie. Il vient de louer une petite maison
de campagne dans le village de ses amis Pierre et Carmen
Colle, à Fleury, et c’est là que la joyeuse bande se réunit
souvent le samedi soir : Christian Bérard, Henri Sauguet,
Jacques Dupont, Marc Doelnitz, Carmen Colle, Jean
Cocteau qui vient également en voisin. Denise Tual se
souvient d’une de ces soirées où « Bébé Bérard était
l’ordonnateur des maquillages », Dior l’auteur « de trou-
vailles inattendues, fantasques. Dans le jardin il avait
cueilli un grand plumet – de ces plantes qui sèchent sur
pied dans les jardins de banlieue. Il s’en était fait une
aigrette majestueuse qu’il avait piquée sur un turban en
serviette-éponge bleu roi. » Jean Cocteau, qui, à l’époque,
avait le goût des plaisanteries macabres, s’était allongé
pendant leur absence sur le divan du salon, les mains croi-
sées sur le ventre, « jouant au mort ». Scène ultra-comique

192
La bonne étoile

car tous s’y laissèrent prendre : « Bérard avait poussé un


cri. Tous les visages maquillés, penchés sur lui, s’étaient
décomposés. Devant l’événement tragique, le ridicule des
costumes devenait effrayant et dérisoire, comme une
image de Fellini. »
Cependant, s’il s’est donné le temps de s’abandonner
dans de douces vacances, c’est aussi pour rassembler ses
forces avant de saisir sa chance car Christian Dior est pro-
fondément convaincu que le moment est venu de voler de
ses propres ailes. Mais cette résolution, à laquelle le départ
de son ami Pierre Balmain a servi de détonateur, est fondée
avant tout sur ses exigences d’artiste et sur la nécessité de
se rendre indépendant dans sa création. Encore qu’il soit
difficile de le suivre dans les méandres de sa prise de déci-
sion dont il s’ingénie à brouiller les pistes. Ses explications
quant aux voies empruntées ne manquent pas de fantaisie.
Si l’on en croit Christian Dior, c’est uniquement le hasard
qui aurait été le moteur de son déclenchement.
Depuis qu’ont paru ses Mémoires, Christian Dior et moi,
en 1956, on peut remarquer, non sans surprise, que le
grand couturier a tenu à rendre à ce pouvoir mystérieux
un hommage quasi solennel en écrivant en tête de son
récit :
« Je serais bien ingrat, surtout bien inexact, si je
n’inscrivais en capitales le mot “HASARD” au début de
mon aventure. Celle-ci, ayant été heureuse dans sa conclu-
sion, m’amène, par devoir de reconnaissance, à proclamer
ma fidélité aux diseuses de bonne aventure. »
Le lecteur qui a suivi les péripéties de sa vie et admiré
au passage avec quelle lucidité, quel courage et quelle
détermination il a traversé les épreuves et non des
moindres, sera peut-être étonné par cette déclaration
officielle. Toujours est-il que sa première rencontre avec
une dame voyante date de l’année 1919. Il avait alors qua-
torze ans et ce fut à l’occasion d’une kermesse de charité
au profit des soldats. Chacun avait tenu à participer à sa

193
Christian Dior, un destin

façon et, pour sa part, le voici accoutré en romanichel,


une corbeille attachée autour du cou par des rubans,
vendant les fétiches d’une chiromancienne. Il poursuit
ainsi son récit :
« Le soir venant, les invités se raréfiant, je me trouvai à
proximité de la baraque de la devineresse. Elle proposa
gentiment de lire dans les lignes de ma main. Sur l’instant,
je n’attachai que peu d’importance à sa prédiction,
d’autant qu’elle me semblait assez incompréhensible, mais
rentrant chez moi, j’en rapportai fidèlement les termes :
“Vous vous trouverez sans argent, mais les femmes vous
seront bénéfiques et c’est par elles que vous réussirez.
Vous en tirerez de gros profits et vous serez obligé de faire
de nombreuses traversées.”
L’équivoque portant sur l’expression “vous tirerez de
gros profits des femmes” est aujourd’hui dissipée mais je
crois bien qu’à l’époque elle était aussi obscure pour mes
parents que pour moi, car ils se trouvaient certainement
aussi mal renseignés sur les bénéfices de la traite des
blanches que sur ceux de la haute couture. »
Malgré tout, les prophéties de la devineresse n’étaient
pas tombées dans l’oreille d’un sourd et l’on connaît l’atti-
rance innée de Christian Dior pour les communications
surnaturelles, ses dispositions oniriques attestées dès son
enfance, son côté superstitieux et collectionneur de porte-
bonheur et sa propension à croire dans les signes du
destin. Les jeux de cartes, les réussites représentent son
passe-temps favori, il collectionne des porte-bonheur et
autres fétiches et enfin, une véritable obsession pour cer-
tains chiffres – le vendredi 13 qui favorise les rencontres
et le chiffre 8, car il a partie liée avec l’histoire de sa
Maison dès son origine – la SARL Christian Dior a été
fondée le 8 octobre 1946 et son siège est dans le
VIIIe arrondissement, l’activité a débuté en 1947 avec
huit ateliers dans un premier, puis second immeuble
chacun de huit étages. Le chiffre 8 symbolise les

194
La bonne étoile

croyances numérologiques de Dior car c’est avec la ligne


Corolle et la ligne « En 8 » (éclipsées au profit de l’expres-
sion New Look lancée par Carmel Snow) et néanmoins
annoncées dans le programme, que Dior introduit l’esthé-
tique révolutionnaire exaltant les courbes de la silhouette
féminine : « Nette et galbée, gorge soulignée, taille creu-
sée, hanches accentuées. 1 » Quoi qu’il en soit, la vie, ses
soucis et ses espoirs ne peuvent se passer pour lui du
réconfort et des lumières qu’il court régulièrement cher-
cher auprès des voyantes. Ce sont elles, on l’a vu, qui
le secoururent de juin 1944 à mai 1945 en lui prédisant
obstinément le retour de sa sœur de déportation.
Or, s’il sent bien frémir le moment de voir se réaliser la
prédiction de la devineresse de Granville, il doit agir.
Cette pensée l’obsède et le met dans un état de fébrilité
intense. Si la planète chance s’approche de lui, comment
la saisir ? Il ne doit ni la brusquer ni la laisser filer. Les
grands joueurs ont en eux cette intuition du kairos et ils
guettent le moment parfait de l’alignement des planètes.
Les Grecs anciens en léguant leurs connaissances en la
matière ont appris à distinguer le kairos, le dieu actif de
l’occasion opportune de chronos, le dieu dit de l’espace-
temps dont il est l’acteur passif.
Que choisir ? Est-ce qu’un coup de dés a jamais aboli
le hasard ?
Pendant ce temps-là, une armée de fourmis s’active sur
terre pour faire réussir son projet et sans rien laisser au
hasard. Laissons la parole à son amie Suzanne Lemoine
qui raconte les faits précis dans son Journal : « Si je
cherche à faire comprendre ce qu’a été pour nous, qui le
connaissions par cœur, la réussite de Christian : une évi-
dence. Oui, je jure : une évidence. À quoi cela tenait-il ?
[…] Il est rare qu’un être qu’on a connu durant toute sa

1. Informations provenant des Cahiers du patrimoine, no 8 :


Parfums Christian Dior, 8 août 2018.

195
Christian Dior, un destin

vie ne vous ait jamais causé de déception, ne vous ait pas,


à un moment ou à un autre, “fondu entre les mains”,
comme le disait justement Christian. Eh bien, il était ainsi,
et, le plus surprenant, c’est que, de cela, dès l’enfance,
nous étions sûrs. Christian, c’étaient deux choses rares et
rarement réunies : la sécurité dans l’affection et le talent.
[…]
« Il faut bien savoir cela, et, dès lors, la suite s’explique.
Oui, je jure que, lorsque Christian m’a dit : “Maintenant,
il faut que j’aie une maison à moi…”, je n’ai pas douté un
seul instant. Il n’y avait aucun problème. Du moment que
Christian entreprenait quelque chose, ça ne pouvait être
qu’exceptionnel. Un merveilleux capital, non ? »
À peine le modéliste a-t-il indiqué son intention d’avoir
une maison à lui que la rumeur se répand et que des forces
invisibles le guident vers son but, comme si une chaîne se
constituait spontanément entre ses amis – de Granville à
Paris, ils sont nombreux – et, comme « par hasard », fai-
sait rebondir la petite « phrase » jusqu’à sa réalisation.
On peut en effet s’étonner de retrouver en 1946
Suzanne Lemoine dans la couture, alors qu’elle travaillait
avant-guerre dans la publicité, vendant de la « réclame »
pour Marcel Bleustein-Blanchet. La guerre a fait faire aux
uns et aux autres des choses inattendues. C’est purement
par amitié que cette grande femme sportive, énergique,
drôle, qui s’était juré de ne jamais travailler avec les
femmes, accepte de seconder la modiste Maud Roser,
lorsqu’elle crée sa propre maison. Or, celle-ci a dessiné
pour la saison d’hiver 1944 les chapeaux de la collection
de Lucien Lelong, lesquels ont donc défilé sur les
modèles de Christian Dior. C’est peu dire de Suzanne
Lemoine – mariée entre-temps et qui s’appelle désormais
Madame Luling – qu’elle possède un tempérament enthou-
siaste ; elle se charge en tout cas de la suite : « L’on en
parlait donc de ce projet, les uns et les autres. Comment
il aboutit ? Il y eut un faisceau de circonstances qui

196
La bonne étoile

finirent par former une évidence favorable. Ce que je sais


pour ma part, c’est qu’à force de dire comme ça : “Chris-
tian cherche à créer sa maison…”, le jour vint où un autre
ami d’enfance, Georges Vigouroux, entre chez Maud
Roser pour demander de faire des chapeaux pour la
maison “Philippe et Gaston”. Cette vieille et bonne maison
qui a une enseigne à la Guy de Maupassant, Georges
Vigouroux s’applique à la rajeunir, la repeindre, à l’orner
de petits massifs de buis. Les défilés ont lieu le soir. Les
hommes viennent y assister en smoking, un œillet à la
boutonnière. Vigouroux se donne un mal fou pour
réveiller la belle au bois dormant. Il a un excellent com-
manditaire qui ne lui ménage pas les fonds pour rafraîchir
la griffe un peu fanée : c’est le puissant Marcel Boussac.
« Qui ne connaît Marcel Boussac ? Il a gagné toutes
les courses de chevaux pendant la guerre ; son champion,
Pharis, confisqué par les Allemands, vient de lui être
rendu, et mieux encore ramené en mains propres par
l’armée du général Patton. Une fortune considérable, on
dit que c’est l’homme le plus riche de France, il est sur-
nommé le “roi du coton”.
« “Tu as des capitaux, c’est très joli, tes embellisse-
ments… mais qui as-tu comme modéliste ?” lui demandai-
je à brûle-pourpoint.
« Vigouroux précisément est à la recherche d’un modé-
liste.
« “Tu en connais un, toi, de modéliste ?
— En tout cas, il y a Christian… qui est chez Lelong.
— Oui…, mais il est chez Lelong.
— Oui…, mais il a l’intention de partir. Lelong le sait.
Il veut sa maison à lui.” »
Cette même histoire, relatée dans Christian Dior et moi,
le montre s’interrogeant par trois fois sur l’intervention de
la providence et la marque du destin avant de se laisser
convaincre. Premier épisode, le 18 avril 1946, au croise-
ment de la rue Saint-Honoré et de la rue Saint-Florentin,

197
Christian Dior, un destin

un parcours que Dior emprunte chaque jour pour se


rendre chez Lelong. Il croise sur son chemin un ami
d’enfance qui s’exclame de joie car le ciel l’a mis sur sa
route : il cherche justement un modéliste pour la maison
« Philippe et Gaston ». « N’en connaîtrais-tu pas un ? »
Non, Dior ne songe à personne. L’idée de proposer sa
candidature ne lui vient même pas à l’esprit car ce n’est
pas à ce genre de proposition qu’il songe !
Deuxième rencontre, quelques jours plus tard, avec le
même ami, au même endroit, lui posant la même question
car il n’a toujours pas trouvé son oiseau rare. Non décidé-
ment, répond Dior, il ne voit pas à qui ce poste de modé-
liste pourrait convenir.
Une troisième fois, le manège recommence, et cette fois
c’est la bonne ! D’où vient ce changement d’humeur ?
Tout bonnement de ce que, à l’instant même, son pied a
trébuché sur une étoile… rien qu’une étoile en métal doré.
Ce morceau de métal provient d’un moyeu de voiture à
cheval qui se sera défait. Pas de doute ! C’est le signe de
la chance. Dior empoche l’objet précieusement. Et, cette
fois, il s’entend répondre : « Pourquoi pas moi ? », aussitôt
effaré de sa propre audace.
Voilà donc Dior en lice pour rencontrer le fameux
Marcel Boussac qui, en dernier ressort, doit donner son
accord pour le choix du nouveau modéliste pour la petite
maison de couture qu’il commandite. Auparavant, Chris-
tian fait la connaissance de son bras droit, Henri Fayol,
au cours d’un déjeuner qui calme ses appréhensions. Un
physique à la Clark Gable, le directeur général des entre-
prises Boussac a la stature de ces grands administrateurs
qui sont aussi hommes du monde. Il est convenu, à la
suite de cela, que Dior se rende à la maison « Philippe et
Gaston ». Mais, dès son entrée dans les lieux, Dior est
convaincu qu’il ne parviendra pas à ressusciter l’entre-
prise. Tant d’autres se sont évertués avant lui à redorer
des blasons prestigieux : « La vie trépidante des maisons

198
La bonne étoile

de couture est plus brève encore que celle des humains.


La pensée de courir tant de risques, de remuer tant de
poussière, d’affronter les intrigues et les exigences d’un
personnel en place depuis des années, de refaire – dans
un métier qui n’est que renouvellement – “du neuf avec
du vieux”, me lassait par avance. En sortant de chez
Gaston, je ne me sentais pas doué pour ressusciter les
morts. »

Un auteur enquête sur son personnage

Va-t-il donc finir ses jours chez Lelong ? Cette visite,


outre qu’elle le déçoit, ravive le regret de se voir de nou-
veau confronté à des portes fermées. C’est sans compter
avec Henri Fayol qui n’a pas l’intention d’en rester aux
préliminaires. Pourquoi le bras droit de Marcel Boussac
s’est-il « entiché » d’un candidat qu’il n’a vu en tout et
pour tout qu’une fois à déjeuner ? Certes, la sympathie
n’a pas besoin de se justifier, mais la véritable raison se
cache ailleurs. L’épouse d’Henri Fayol s’habille chez
Lelong et… ne jure que par Christian Dior. Or, Nadine
Fayol est une femme à qui l’on peut difficilement résister
quand elle conjugue ses arguments et ses talents
d’ancienne actrice de théâtre. Convaincue qu’il est le plus
grand génie de la couture, elle est littéralement « aux
anges » en apprenant que son « petit Christian » est
sérieusement considéré comme candidat. Fayol a été
capable d’affronter de bien plus grands défis pour sa
femme, qui est juive, en osant l’épouser en pleine Occupa-
tion. Si bien que, lorsque Christian Dior le rappelle, à la
suite de sa visite chez « Philippe et Gaston », pour lui faire
part de sa décision défavorable, Henri Fayol ne le laisse
pas partir.
Évidemment, les points de vue sont très éloignés au
départ – Dior a fait comprendre à son interlocuteur qu’il

199
Christian Dior, un destin

n’était prêt à quitter Lelong que pour fonder une maison


à son nom. Tentons tout de même la chance, lui répond
en substance l’éminence grise de Marcel Boussac, qui
déploie des trésors de diplomatie. Il organise une ren-
contre entre Boussac et Dior, dont il sait admirablement
tirer les ficelles. N’ignorant pas qu’une entrevue de cette
importance se prépare, Fayol distille habilement de
chaque côté les arguments appropriés destinés à bien
« chauffer » les protagonistes. Aussi détend-il le modéliste
qui se fait une montagne du face-à-face avec le magnat
du textile en lui racontant une anecdote qui situe bien le
personnage de Marcel Boussac.
Quelques jours après la Libération de Paris, les routes
de Normandie sont toutes encombrées par les colonnes
alliées continuant de déferler sur la France. Fermeture
totale, bien entendu, du trafic aux civils. Or, une Daimler
grise immatriculée à Paris circule toute seule dans le sens
inverse des armées victorieuses ! La voiture se fait réguliè-
rement arrêter aux barrages des militaires. Une casquette
de chauffeur apparaît alors à la vitre : « This is Mr Boussac,
the great owner of racing horses. » (« C’est Monsieur Boussac,
le grand propriétaire de chevaux de course. ») Pour quelle
raison Marcel Boussac, en compagnie de son épouse, l’ex-
diva Fanny Heldy, et de son architecte, entreprend-il cette
folie de rouler en direction d’Évreux ? Tout bonnement
parce que, la Normandie à peine libérée, Marcel Boussac,
avec cette magnifique inconscience de ceux pour qui tout
est possible, juge urgent d’engager des travaux dans son
haras de Fresnay-le-Buffard… Quand un char lui bloque
la route, il ordonne à son chauffeur de rouler à travers
champs. La bizarrerie de la situation est telle qu’il ne se
sera trouvé aucun gradé compétent pour lui faire rebrous-
ser chemin. Arrivé dans son haras, Boussac descend de
voiture, frais comme un gardon, et dicte sur-le-champ un
programme de travaux détaillé, prévu pour les dix ans à
venir.

200
La bonne étoile

Et Fayol de conclure cette anecdote, en un sens terri-


fiante, par une note optimiste : quand une idée plaît à
Marcel Boussac, il va jusqu’au bout !
Pour Dior, ce n’est pas la première fois de sa vie qu’il
a affaire à ce genre de potentat à la trempe balzacienne,
déclenchant la peur chez les petits et l’obséquiosité chez
les grands. Fayol s’est bien gardé, quant à lui, d’entrer
plus avant dans les détails à propos d’un personnage qui
le fascine et l’inquiète tour à tour par son mélange de
volontarisme forcené et d’incontestable génie. Henri
Fayol, qui est le fils du Fayol auteur du fayolisme, théori-
cien du gouvernement de l’entreprise, vient d’être engagé
par le roi du textile pour moderniser le management et
l’adapter à l’importance prise par la société à la faveur de
la guerre ; en somme, il est en train de fourbir ses armes
au sein du groupe. Or, à toute occasion, Marcel Boussac
semble plus ou moins ouvertement lui refuser les pouvoirs
de délégation nécessaires pour mettre en œuvre son
action, comme s’il redoutait d’en relâcher le contrôle.
Fayol s’interroge donc parfois sur ses chances de faire
évoluer la gestion de cet empire modelé sur des méthodes
hiérarchiques assez archaïques et, partant, sur le bien-
fondé de poursuivre sa carrière au CIC, le Comptoir de
l’industrie cotonnière, navire amiral de la flotte. L’affaire
de ce jeune modéliste peut-elle servir de test ? Marcel
Boussac sera-t-il capable de risquer son nom sur une
valeur inconnue et de lui donner ses chances de réussite ?
Le cas qui se présente est fort intéressant.
Le personnage en complet gris, montrant déjà un
aimable embonpoint, qui arrive un matin de juillet 1946
au 21, rue du Faubourg-Poissonnière n’est pas un Dior
timoré. Le siège du CIC est un imposant édifice percé de
trois arcades qui ressemblerait plutôt à une banque égarée
au milieu des rues étroites et des constructions de guingois
du Sentier. Dior franchit le hall d’entrée d’une humeur
légère. Libéré du poids de la décision qui l’a tourmenté

201
Christian Dior, un destin

ces dernières semaines, il n’arrive que chargé de lui-même,


piqué par le petit sentiment de fierté que l’on éprouve à
venir refuser poliment une offre qui vient de haut.
D’emblée, Boussac et le décor dont il s’entoure lui sont
sympathiques. L’homme et son physique carré de paysan
berrichon ressortent sous le vernis du grand bourgeois. Le
bureau ressemble à un fumoir – bibliothèque et mobilier
Empire, bronzes équestres, gravures de ruines romaines –,
et rapidement les deux hommes mènent paisiblement
conversation au coin du feu. On capte parfois plus facile-
ment l’attention d’un grand homme d’affaires qui apprécie
d’entendre des choses nouvelles, que celle d’un confrère
qui croit déjà tout savoir. Si bien que Dior n’éprouve nulle
difficulté à faire comprendre à son interlocuteur que son
désir n’est pas de ressusciter la maison Gaston en tant que
modéliste, mais d’en créer une à son nom et dans le quar-
tier de son choix. Une maison où tout serait nouveau :
depuis l’état d’esprit jusqu’au cadre du décor. Le désir de
renouvellement qui est dans l’air du temps exige un nou-
veau style.
Puis il définit la maison de ses rêves : petite, très fermée,
avec des ateliers peu nombreux ; on y travaillerait selon
les traditions de la meilleure couture à l’intention d’une
clientèle de femmes vraiment élégantes : « Je n’y ferais
que des modèles apparemment simples, mais d’une confec-
tion très élaborée.
« Les marchés étrangers, après la longue stagnation de
la mode due à la guerre, réclament des modèles réellement
nouveaux. Pour répondre à cette demande, il faut revenir
à la tradition de grand luxe de la couture française.
« J’estime pour ma part que la justification de cette
maison, c’est qu’elle devrait ressembler – en un monde où
tout va vers la machine – davantage à un laboratoire qu’à
une usine modèle. »
Rien ne paraît, certes, excentrique à Boussac dans les
propositions du modéliste qui parle de revenir à la tradi-
tion de grand luxe de la couture parisienne et de remettre

202
La bonne étoile

à l’honneur l’artisanat de qualité. Rien que de classique et


de sérieux dans ce retour à la couture, au seyant, à la
bonne coupe, après les excès du style « zazou » qui a sévi
pendant la guerre. Pour ce monsieur bon genre qu’est
Marcel Boussac, il n’y a rien de farfelu non plus dans
l’aspect de son interlocuteur qui n’a ni l’allure d’un pin-up
boy ni celle d’un Pétrone décadent. Boussac n’avait-il pas
lui-même déclenché, un quart de siècle plus tôt, une révo-
lution dans l’habillement en lançant la « fantaisie » ?
Envoyant au rebut les robes sombres des femmes, les
tabliers noirs des écoliers, les trousseaux impérissables des
jeunes mariés pour faire place aux cotonnades imprimées,
aux popelines à petits carreaux, aux rayures multicolores,
il avait modifié la vie de millions de femmes en changeant
la couleur de la France profonde. Son magasin sur les
Champs-Élysées, À la toile d’avion, est un symbole. Ces
mutations et mystères propres à la mode, le roi du textile
n’a jamais cessé de les explorer pour en deviner les ten-
dances et devancer les effets, et voilà que cet homme en
face de lui en possède l’intelligence : « Nos quatre-vingt-
dix minutes de conversation, commentera-t-il plus tard au
Daily Press, – l’analyse de la mode durant les quarante
années précédentes –, ont été absolument fascinantes. Ses
critiques, son savoir, ses jugements de goût étaient absolu-
ment parfaits. »
Marcel Boussac raccompagne son hôte en lui disant que
cette proposition l’a vivement intéressé, bien qu’elle soit
différente de la sienne et qu’il demande à réfléchir. Le
surlendemain, il fait connaître à Dior son accord.
Christian Dior, confondu par la bonne surprise,
retombe aussitôt dans ses inquiétudes. Le mot est bien
trop faible. Il est « paniqué » par sa propre audace. Son
petit monde protecteur vole en éclats. Il se bat désormais
à découvert et en rase campagne. Il discute, lui, le faible
et innocent modéliste, avec un grand bâtisseur, pis, un
grand prédateur. Il porte la « nouvelle femme » tout

203
Christian Dior, un destin

habillée dans sa tête et tremble de frousse. Saisissant le


prétexte d’un désaccord dans les propositions juridiques
qui lui sont faites pour prendre la fuite, il expédie un télé-
gramme de rupture à Boussac. Puis, éperdu, se précipite
chez sa voyante. Il confie en même temps ses angoisses à
René Gruau, qui se tient nuit et jour à la disposition de
son ami et essaie tant bien que mal de calmer son impulsi-
vité. C’est peu dire que Dior est en proie à un débat qui
le met dans tous ses états : est-il prêt à risquer son indé-
pendance ? À contracter ce qui pourrait bien devenir un
marché avec le diable ? Alice Chavannes qui, elle aussi,
lui sert de confidente, recueille ses hésitations à propos de
Boussac, dont l’argent lui fait peur. Dior se pose la ques-
tion de la compatibilité d’image entre la maison qu’il veut
créer, l’esprit même de l’élégance, et la marque Boussac,
synonyme du tissu bon marché. Comment mettre un
terme à tant d’hésitations ?
Dior se confie aussi à Denise Tual, lors d’un dîner à
l’ambassade d’Angleterre donné en l’honneur de Louise
de Vilmorin, après la projection du film tiré de son roman,
Le Lit à colonnes, dont Dior a dessiné les costumes. Vivant
en Hongrie au moment de la sortie du film, elle n’a pu le
voir et cette projection a lieu à son retour, au printemps
1946. Son amie, Lady Diana Duff Cooper, a fait préparer
ensuite un souper à l’ambassade, et Louise, qui fait la
connaissance de Christian Dior ce soir-là, le félicite pour
les costumes. « Elle les aime tant qu’elle voudrait qu’on
lui donne les robes que portait l’actrice Valentine
Tessier ! » Mais ce dont Denise Tual se souvient surtout,
c’est du doute de Christian : « Dior me dit qu’il a reçu
deux propositions pour créer sa propre maison de couture
(pour l’instant il est toujours chez Lucien Lelong). Sa car-
tomancienne, Madame Delahaye, l’assure qu’il faut accep-
ter l’une des deux, et que ce sera un grand succès. Il croit
à sa cartomancienne qu’il dit infaillible, et me conseille
d’aller la voir, ce que je fais : elle me prédit un voyage

204
La bonne étoile

par-delà les mers, mais qui sera remis à la dernière minute.


Je n’en crois rien. »
On aurait tort de sourire du rôle des voyantes à ce
moment décisif dans l’histoire de la mode française. Ce
sont elles qui auront raison des hésitations de cet homme-
enfant en l’adjurant de conclure rapidement l’affaire de sa
vie. L’intéressé n’a rien caché de cet épisode ô combien
capital :
« C’est alors que j’allai voir Madame D. qui m’avait
obstinément prédit le retour de déportation de ma sœur.
Acceptez ! m’ordonna-t-elle, acceptez ! Vous devez créer
la maison Christian Dior ! Quelles que soient les condi-
tions de départ, tout ce que l’on pourra vous offrir plus
tard ne se compare pas à la chance d’aujourd’hui ! »
De son côté, Henri Fayol veille aussi, écartant tous les
grains de sable risquant d’enrayer la machine. Il inter-
cepte le télégramme de rupture et parvient à ramener Dior
à de meilleures raisons. Voilà un homme qui rêve de voler
de ses propres ailes à qui Marcel Boussac propose des
capitaux pour démarrer sa maison de couture, et qui, au
moment de conclure, s’apprête à tout lâcher, comme si on
n’attendait que lui ! Fayol sait tout à la fois apaiser les
inquiétudes de l’artiste, anxieux à juste titre de préserver
son indépendance, et activer ses appétits plus terre à terre,
ayant flairé là qu’il n’était pas différent de ses semblables.
Mais la morale de l’histoire en cache une autre. Christian
Dior peut paraître un sot : son petit manège tout à fait sincère
n’a pas manqué d’habileté. La supériorité des timides, c’est
qu’ils cachent bien leur jeu. À l’inverse des ambitieux, peu
leur importe le désir de briller pourvu qu’ils n’éprouvent
jamais la honte d’échouer : « Devenir son maître, écrit Dior,
est une expression qui, dans mon cas particulier, signifiait
beaucoup moins la liberté et le caprice que la soumission au
plus strict, au plus pressant des devoirs : réussir à tout prix. »
Force est de constater que tous ces états d’âme ont été fort
payants. À travers les méandres de cette négociation, ses ter-
giversations, ses va-et-vient, ses reculs, ses caprices, jusqu’à

205
Christian Dior, un destin

ses menaces de rupture, un Christian Dior méconnu jusqu’ici


a bel et bien trahi une ascendance normande tenace. Le
résultat final est un contrat en or : Dior a obtenu personnelle-
ment un salaire plus un tiers des bénéfices avant impôt et
amortissement, et, sur le plan de l’affaire, un niveau d’inves-
tissement qui constitue un record dans la couture. Plus
important encore que l’aspect financier, il sera nommé gérant
statutaire, donc inamovible, de la future SARL « Christian
Dior », c’est-à-dire entièrement responsable.
Il en fallait de la chance pour réussir à s’imposer face à
Marcel Boussac comme seul et unique maître à bord et on
comprend que la main de Christian Dior ait pu trembler !
Chapitre 10

Entrée des artistes

« En étant sincère et naturel, les vraies révo-


lutions se font sans qu’on les ait recherchées. »
Christian Dior et moi.

Depuis de longs mois déjà, le New Look ne demandait


qu’à venir au monde. Les tergiversations de Christian
Dior autour de la création de sa maison n’ont fait que
retarder son éclosion. La femme-fleur, la femme-corolle
ou plus exactement, la ligne « en 8 », puisque tel est le
nom que lui donnait déjà son créateur, était prête. Dès le
début de l’année 1946, Bettina Ballard, la rédactrice en
chef de la mode du Vogue américain, peu optimiste sur les
chances d’une relève de Paris, était venue pour les défilés
printemps-été 1946, et elle raconte dans ses Mémoires :
« Intriguée par le soudain regain d’intérêt qui se manifes-
tait autour de Lucien Lelong, maison parfaitement réputée
mais qui ne se signalait pas par l’originalité de ses
modèles, et curieuse de savoir qui était responsable de ce
coup de fraîcheur et de séduction dans le climat de créa-
tion léthargique dans lequel Paris se trouvait alors plongé,
je décidai tout simplement de poser la question à Lucien
Lelong. »
« Laissez-moi vous présenter, ma chère Bettina, quel-
qu’un qui possède, je crois, un très grand talent », lui
répond avec son élégance Lucien Lelong. S’ensuivent
quelques minutes d’attente durant lesquelles les couloirs

207
Christian Dior, un destin

de la maison de l’avenue Matignon retentissent d’échos :


« Où est Christian ? Où est Christian ? » et paraît alors
devant elle « un homme jeune au teint rose avec une ron-
deur de bébé et un air de timidité quasi désespéré accen-
tué par son menton en retrait ».
Tout vierge encore devant les compliments des dames
de la presse, qui remontaient jusqu’ici à son patron, Chris-
tian se présente, esquissant « un sourire aussi désarmant
de gentillesse que de tristesse, le visage de plus en plus
rougissant ». La rédactrice américaine en fond d’attendris-
sement. Enthousiasmée par les modèles qu’on lui présente,
elle profite de sa visite pour se commander instantanément
une tenue de soirée.

… une longueur bizarre

Deux semaines plus tard, Bettina Ballard se trouve à


Londres, fière d’arborer cette tenue d’un concept si nou-
veau pour le soir – jupe en satin noir à mi-mollet portée
avec un haut décolleté en mousseline mauve pâle et une
veste cintrée. Elle la porte pour se rendre dans un des
night-clubs les plus chics du moment. Et voilà qu’on
refuse de la laisser entrer au motif qu’elle n’est pas assez
habillée. Sorry, Madam ! Le portier, dans son uniforme
bardé de rangées de boutons, est inflexible. Pendant qu’on
discute, des Anglaises accoutrées dans des robes longues
défraîchies datant d’avant-guerre passent devant elle.
C’est un comble ! Et l’homme qui l’escorte, un Anglais,
de protester vigoureusement, de dire que l’Angleterre ne
peut rester aussi arriérée en matière de mode, qu’il est
scandaleux de claquer la porte au nez d’une rédactrice de
Vogue, que cette affaire est un outrage, qu’elle ira jusqu’au
Parlement ! Et, de fait, l’affaire devient une cause célèbre :
Time Magazine se fait l’écho de l’incident et déclenche une

208
Entrée des artistes

controverse qui occupe momentanément les journaux des


deux côtés de l’Atlantique.
Si l’Angleterre se braque contre toute manifestation non
codifiée de la mode, l’opinion à Paris est au contraire dres-
sée à guetter son apparition.
Un petit événement assez semblable s’est produit,
quelques mois plus tôt, exactement le 13 décembre 1945.
La future actrice Geneviève Page, fille de Jacques
Bonjean, s’en souvient car c’était le jour de ses dix-huit
ans et Christian Dior, son parrain, a créé pour elle à cette
occasion une robe de velours noir, jupe large à plis ronds
mi-longue, le haut décolleté, et fermée par une ceinture
en vernis noir, du plus pur « New Look » avant la lettre !
La jeune fille se sent appréhensive dans cette robe d’une
longueur si bizarre. Lors de l’essayage, elle a bien tenté
de négocier quelques centimètres avec son parrain, mais
celui-ci s’est montré inflexible : « Comme si on attentait, se
souvient-elle, à sa certitude de créateur. Si j’avais insisté,
il se serait fâché ! » Arrive le soir de son anniversaire où
en effet, apparaissant dans sa robe, elle voit tourner
autour d’elle les regards intrigués de ses amies dans des
tenues si différentes de la sienne. Ce n’est pas le cas de
son cavalier, Hubert d’Ornano, qui la trouve ravissante et
qui lui propose d’aller terminer la soirée au Club des
Champs-Élysées. En entrant dans la boîte de nuit, de nou-
veau, elle ne peut s’empêcher de remarquer les visages qui
se tournent vers elle. À peine s’apprête-t-elle à danser
qu’un monsieur qu’elle ne connaît pas s’avance vers elle :
« Je suis Marcel Rochas ; mais dites-moi, mademoiselle,
qui vous a fait cette robe absolument merveilleuse ? »
Marcel Rochas a tout lieu d’être intrigué, car cette taille
extrêmement fine, ce buste bien pris reprennent étrange-
ment l’idée qu’il a eue, dès avant-guerre, de remettre la
guêpière à la mode. Un œil averti dans la couture pourrait
aussi remarquer une tendance voisine chez Jacques Fath
où certains modèles allongent la silhouette. Le plus

209
Christian Dior, un destin

curieux étant Pierre Balmain, ex-collègue de Dior, qui a


montré pour sa première collection, en 1945, à l’ouverture
de sa maison, quelques robes à bustier, des tailles serrées,
des épaules effacées. Il est vrai que nul n’invente jamais
rien dans la mode. En 1939, avant de fermer sa maison,
Chanel avait esquissé dans ses tailleurs la nouvelle ligne.
En 1936 Balenciaga, lui aussi… On pourrait, en remon-
tant à l’infini, retrouver tous les archétypes.

Odeur d’argent, parfum de succès

Quant à Bettina Ballard, ainsi piquée au jeu, elle a envie


d’en savoir plus sur ce modéliste de quarante ans dont on
n’a jamais entendu parler jusqu’ici et qui se cache derrière
une timidité maladive tout en ayant des idées si originales.
Elle interroge Michel de Brunhoff, la tête parisienne de
Vogue, qui se fait un plaisir de lui raconter la saga de ce
« petit Christian », qu’il connaît par cœur : le fils de bonne
famille, qui s’intéresse à la peinture, puis se trouve sou-
dain victime de la ruine de ses parents en 1929, et, comme
il a un certain don pour le dessin, se repêche en cherchant
des petits boulots dans la couture… Brunhoff lui a
d’ailleurs mis le pied à l’étrier, car c’est quelqu’un que tout
le monde aime bien. Il n’en faut pas plus pour éveiller le
romanesque qui sommeille chez toute rédactrice de mode,
lesquelles rêvent sans exception en ce domaine d’être fai-
seuses de roi, la première à avoir découvert le talent.
« Dès les collections d’été 1946, raconte Bettina
Ballard, le nom de Christian Dior était sur toutes les
bouches, cela dû au fait que Marcel Boussac, le roi du
coton et figure illustre du monde hippique, avait décidé
de financer une maison à son nom qui devait ouvrir la
saison prochaine. Lelong m’annonça avec tristesse qu’il ne
pouvait qu’encourager son modéliste vedette à s’installer

210
Entrée des artistes

à son compte, étant donné son talent. Et soudain, ça faisait


bien dans le tableau de présenter Dior comme “un vieil
ami 1”. »
Il n’y a rien de tel que l’argent pour être pris au sérieux,
et, soudain, descendu du poulailler où il tenait gentiment
sa place, voici Dior qui émerge aux premiers rangs, au
point qu’il éclipse l’aventure de son ami, Pierre Balmain,
qui a démarré sa maison l’année précédente avec une mise
de fonds de 600 000 francs. Un gentil conte de fées comme
il s’en produit de temps en temps dans la couture, mais
rien de miraculeux comme le compte en banque de Marcel
Boussac. Le capital de départ de la société Christian Dior
est de 6 millions de francs, ce qui est déjà considérable,
mais le crédit est illimité (en fait, 60 millions de francs
seront investis !). Des chiffres qui font tourner la tête
dans le petit royaume de la mode. La nouvelle a vite fait
le tour, de Paul Caldaguès au Figaro, Michel de Brunhoff
de Vogue, Alice Chavannes, qui est passée à Elle, et son
ami James de Coquet, toujours fidèle au Figaro, Simone
Baron au Jardin des modes. Avec l’incontournable Christian
Bérard en tête, tous se félicitent de leur ex-protégé.
L’argent misé sur le poulain a soudain produit un cheval
de course. Il faut dire que la couture avait bien besoin de
repartir.
Elle offre un spectacle plutôt pâlichon aux yeux de la
rédactrice de mode américaine, qui la commente d’un air
presque dédaigneux : « La mode parisienne n’était pas à
son plus brillant après la guerre, écrit Bettina Ballard.
Encore plongée dans une semi-léthargie, aucune des stars
d’avant-guerre ne montrait de réel leadership. Balenciaga
continuait de suivre sa propre direction, sans prêter aucun
intérêt à ce qui se passait autour de lui, et il n’avait pas
encore trouvé toute sa dimension. Le Suisse Robert
Piguet s’était remarquablement développé pendant la

1. Bettina Ballard, In my fashion, éditions Séguier, 2016.

211
Christian Dior, un destin

guerre et faisait maintenant de jolis modèles, jeunes


d’allure, assez américains d’esprit […]. Pierre Balmain
avait ouvert sa propre maison avec une petite collection
tout à fait charmante qui avait permis à la presse de sauter
sur lui comme sur une “découverte” et de mettre un peu
de carburant à leurs articles […]. Fath, que j’avais connu
bel enfant prodige, en petit garçon que sa mère habillait
toujours trop, avait d’abord créé des vêtements pour
quelques amies de sa mère avant de glisser dans la cou-
ture. Avec un flair instinctif pour la publicité, il s’acharna
à essayer de nous enrôler, Carmel Snow et moi. Toutes
deux, hélas, continuâmes de le considérer comme un
garçon un peu trop voyant avec des idées de mode théâ-
trales qui ne méritaient pas vraiment les pages sacro-
saintes de Vogue et Harper’s Bazaar (ce n’est que quelques
saisons plus tard, après son déménagement rue François-
Ier, qu’il gagna le respect des top fashion magazines) […]. »

Paris s’étire, New York se redresse

Elles sont féroces, ces Américaines ! Il faudrait tout le


temps les faire rêver ou les distraire. Décidant que ce
climat d’assoupissement « ne donne plus matière à repor-
tage pour le Vogue américain », Bettina Ballard plie
bagage, après avoir passé quinze ans à Paris (la guerre
exclue durant laquelle elle s’était engagée dans la Croix-
Rouge), et retourne à New York où elle a beaucoup de
chance puisque la grande patronne de Vogue, Edna
Woolman Chase, lui propose le poste de rédactrice en chef
de la mode, une belle promotion, après avoir fait ses classes
au bureau de Paris sous l’aile de Michel de Brunhoff.
Elle continuera d’y venir, deux fois par an, pour les collec-
tions, revêtue de sa nouvelle autorité, ce qui lui suffit. Elle
nourrit même quelques arrière-pensées, comme celle de
mettre au pas l’« amateurisme » du bureau parisien : c’est

212
Entrée des artistes

un des épisodes d’une guerre idéologique, toujours latente,


à multiples rebondissements, entre le professionnalisme
un peu métallique à la new-yorkaise et le climat de travail
tout en nuances des rives de la Seine.
Gardant le souvenir de la grande époque où Michel de
Brunhoff rayonnait sur le royaume de la mode, faisant de
son bureau des Champs-Élysées une véritable princi-
pauté, fonctionnant à la fois comme première agence artis-
tique de Paris et dernier salon où l’on cause, Ballard s’était
forgé une opinion mitigée, non pas de Brunhoff, mais de
ses habitudes éditoriales. Elle décrit dans ses Mémoires 1
avec une pointe d’humour perfide ce personnage brillant
et brouillon, officiant sous un amoncellement de
maquettes, de dessins, de photographies, incapable de tra-
vailler autrement que dans un brouhaha de gens allant et
venant, et tirant sa fierté d’avoir persuadé un certain
nombre d’artistes célèbres tels Bérard, Dalí, Drian, Coc-
teau, de prêter leurs talents à Vogue. L’ambiance créative
commençait à bouillonner à partir de cinq heures du soir :
Bérard dessinait des croquis en faisant tomber sa cendre
de cigarette et racontait les événements de la veille, un
dîner chez Daisy Fellowes ou un bal chez les Faucigny-
Lucinge, tel récent bon mot de Cocteau, ou la dernière
pique de Chanel, et clôturait immanquablement ces
séances de travail par un de ses numéros favoris d’imita-
tion de « Schiap », le surnom de Schiaparelli. Mais la
jeune stagiaire Bettina Ballard avait eu le loisir d’observer
tout ce petit monde d’un œil pas toujours convaincu.
Munie de ses nouveaux galons de rédactrice en chef de
la mode, Bettina Ballard, devenue entre-temps
Mrs Wilson, prend une décision importante. Elle place
directement sous sa responsabilité éditoriale les deux
numéros annuels du Vogue américain consacrés aux collec-
tions. Amoindrissement considérable du pouvoir d’arbitre

1. Ibid.

213
Christian Dior, un destin

du bureau de Paris, qui jusqu’ici imposait sa vision de la


mode urbi et orbi en se chargeant, pour le compte du maga-
zine new-yorkais, de choisir les modèles à paraître,
d’engager les photographes, etc. Il faut dire que la guerre
a laissé ses séquelles : Brunhoff s’est vu contraint de se
replier avec une équipe amaigrie dans les locaux du Jardin
des modes, rue Saint-Florentin. Le jovial arbitre des élé-
gances a pris un côté rescapé de vieux major anglais, insé-
parable de ses antiques costumes en tweed et de sa pipe,
mais, effet bien plus dramatique, il a perdu son fils à la
guerre et les épreuves lui ont donné vingt ans de plus.
Derrière ce rapatriement du pouvoir éditorial à New
York opéré sans bruit, c’est en fait un changement radical
de rapport des forces qui se produit. Avant-guerre, l’Amé-
rique avait son antenne permanente à Paris, dont
témoigne la floraison entre les deux rives de l’Atlantique
des échanges en littérature, en peinture, en musique, en
faits de société, le nombre des revues, allant des chro-
niques de Janet Flanner dans ses « Paris Letters » du New
Yorker, à la Transatlantic Review de Ford Madox Ford. Plus
une colonie de figures brillantes qui a choisi Paris. On y
trouve Virgil Thomson et Gertrude Stein, Nancy Cunard
et Natalie Barney… C’est donc bien le goût et le raffine-
ment de la vieille Europe qui ont fourni la matrice nourri-
cière du Vogue fondé par Condé Nast au début du siècle.
Au Harper’s Bazaar, son concurrent, les sources d’inspira-
tion sont les mêmes. Sa rédactrice en chef est alors la
pétulante Carmel Snow, qui ambitionne de faire de ses
lectrices des « femmes élégantes à l’esprit élégant ».
Comme l’écrit Carmel Snow, Paris a été l’école de forma-
tion obligatoire. Ce fut l’époque où de jeunes aspirantes,
comme Bettina Ballard, venaient séjourner pendant au
moins deux ans dans des petites chambres louées chez des
comtesses afin d’attraper « the Paris touch ». Le journalisme
de mode passait avant-guerre par ce circuit très fermé
dont les lieux d’escale sont quelques salons parisiens,

214
Entrée des artistes

comme celui de Marie-Louise Bousquet, de Daisy Fello-


wes ou de la duchesse Solange d’Ayen, très appréciée de
Michel de Brunhoff, et dans un mouvement animé par les
migrations de quelques poissons voyageurs, tels Alexan-
der et Tatiana Liberman, Fulco di Verdura, Nathalie
Paley. Cette géographie subtile est en train de changer au
profit d’une nouvelle carte dans laquelle la rédactrice de
Vogue, Bettina Ballard, voudrait enfermer la folie de Paris.

La fée de l’oncle Sam

C’est compter sans l’influence de son alter ego à Harper’s


Bazaar : Carmel Snow, une femme pas jolie mais vibrante
d’énergie et débordante de gaieté, qui affectionne les petits
chapeaux plats sur ses cheveux de couleur bleu pâle et se
tient droite comme si elle montait la garde devant le palais
pontifical. Aux collections, chacune a son canapé attitré
et il va sans dire qu’aucun défilé ne saurait commencer
sans elles. Les deux grands magazines de mode américains
se font pendant en feignant de s’ignorer, mais Carmel
Snow, d’esprit passablement espiègle, ne peut s’empêcher,
à la fin des défilés, d’aller taquiner Bettina Ballard sur
leur prétendue rivalité de façade en espérant bien lui tirer
les vers du nez et essayer de deviner son point de vue. On
ne peut imaginer d’opposition aussi contrastée que leurs
deux personnalités. Bettina Ballard, grande, mince, visage
racé, est aussi puritaine et Nouvelle-Angleterre que
Carmel Snow est irlandaise, catholique, passionnée et
inconditionnelle de la couture parisienne. Quant aux
motifs qui alimentent les luttes de rivalité entre les deux
magazines concurrents, ils sont aussi vains que la question
de goût dans la guerre des Deux-Roses. En l’occurrence,
cependant, on peut mettre le doigt sur un acte de trahison
manifeste : Carmel Snow, qui travaillait à Vogue, n’a pas
hésité, un beau jour de 1932, à accepter la proposition de

215
Christian Dior, un destin

William Randolph Hearst qui fit d’elle la rédactrice en


chef du journal concurrent (ce qui lui donne un grade de
plus que Bettina Ballard, qui n’est que rédactrice de la
mode). Depuis ce temps-là, elle jouit d’un traitement de
faveur à Paris. Les bouquets de fleurs, les coffrets de
champagne, les invitations pleuvent dans sa suite à l’hôtel
San-Régis, et elle compare avec une joie délirante ses
matinées dans sa chambre d’hôtel où le téléphone et les
visites n’arrêtent pas de se succéder aux levers du roi à
Versailles !
Carmel Snow raffole donc de Paris et de la France, et
s’est prise de compassion pour les tribulations de la cou-
ture française pendant la guerre. Le refus de Lelong de
céder devant la volonté allemande l’a ébranlée. Dès 1944,
elle se bat pour obtenir un des premiers visas accordés
pour revenir à Paris. « Pendant la guerre, on entendait
beaucoup de propos plus ou moins fondés selon lesquels
Paris était fini comme centre de la mode. » Mais
Madame Carmel Snow refuse d’y croire. Elle se sent plus
que jamais inconditionnelle de la France que son tempéra-
ment passionné et un rien anarchiste lui fait aimer jusque
dans ses péchés mignons. Rien ne l’amuse autant, ces der-
niers mois de guerre, que la débrouillardise de son chauf-
feur pour dénicher de l’essence, les restaurants qui
continuent d’offrir d’excellents menus grâce au marché
noir, les héroïsmes à la petite semaine des Français pour
assurer leur ration alimentaire que Bettina Ballard, avec
son tempérament puritain, rigoriste, juge au contraire peu
honorables.
Vraiment, tout les oppose ! Quand cette dernière, cou-
verte de ses nouveaux galons de rédactrice, découvre à
son tour les bons traitements parisiens et les honneurs de
l’adulation, elle n’en veut rien connaître. Il y va de son
indépendance, de son incorruptibilité, et elle refuse de
tomber dans le panneau du snobisme faubourg Saint-Ger-
main. C’est bien ce que signifie son geste de dessaisir la

216
Entrée des artistes

rédaction parisienne des Vogue américains consacrés aux


collections : la mode, ce sont les rédactrices qui la font,
pas les duchesses. Finie l’époque où Michel de Brunhoff
se laissait subjuguer par tel point de vue d’un dîner en
ville, ou par les opinions de la duchesse d’Ayen, qui signait
une chronique dans les colonnes de la mode. Finies les
méthodes de travail à la française, le plein rendement
après cinq heures du soir, le voisinage utile et futile des
salles de rédaction et des salons, les conversations à déco-
dage interne. Carmel Snow maîtrise sans émotion appa-
rente les inévitables caprices de Daisy Fellowes, qui
collabore à la rédaction du Harper’s Bazaar et en est en
quelque sorte le porte-flambeau. Communément appelée
Daisy à cause de son prénom Marguerite – et, excusez du
peu, car elle est l’honorable Mrs Reginald Fellowes, du
nom de son second époux et la richissime héritière par sa
mère, née Singer, de l’inventeur des machines à coudre.
Habillée à l’œil par Schiap, son élégance de cygne, ses
fabuleux bijoux, son hôtel particulier à Neuilly avec sa
terrasse fleurie traduisent à la perfection ce mélange de
l’argent, du chic et de la modernité. On ne fait pas mieux
que Carmel Snow pour doper un magazine grâce à un
cocktail brillant de signatures (Virginia Woolf, Jean
Cocteau, Christopher Isherwood, Truman Capote), de
mannequins impromptus (Lauren Bacall, Anita Colby) et
avec l’aide d’une rédaction crépitante de jeunes assistantes
portant des noms à tiroir. Autant Bettina Ballard, une fois
rentrée à New York, ne regrette pas l’ambiance pimentée
dans laquelle elle a vécu durant quinze ans, et semble
même contente d’oublier les malheurs sentimentaux de
Marie-Laure de Noailles, les intrigues amoureuses de
« Loulou » de Vilmorin, les yeux d’un bleu menteur de
Bérard, autant Carmel Snow se plonge avec délices,
quand elle vient à Paris, dans cette atmosphère savou-
reuse. Avec son esprit curieux, sa drôlerie, son côté entre-
prenant, elle est la gaieté parisienne en personne ; ses vies

217
Christian Dior, un destin

privée et professionnelle mélangées s’agitent dans cette


coupe de champagne, qu’elle vide d’ailleurs aussi impar-
tialement que le sherry, le gin, ou le bordeaux ! Autant
Bettina Ballard a du mal à supporter ces Parisiens qui
trouvent plus plaisant d’être spirituels qu’honnêtes, autant
Carmel Snow n’a cure que tous ici mangent à plusieurs
râteliers. Elle ne résistera d’ailleurs pas au plaisir de souf-
fler Bérard en douce à Vogue, avec qui il a un contrat
d’exclusivité, mais qui signe ses croquis dans le Harper’s
sous le pseudonyme de Sam !
Un point, en revanche, sur lequel toutes les deux se
défendent avec la même ténacité : l’exercice plein et entier
de leurs prérogatives éditoriales. « C’est notre rôle,
déclare Carmel Snow, de reconnaître les modes quand
elles ne sont encore que les germes du futur. Les modé-
listes créent, mais, sans les magazines, leurs créations ne
seraient jamais ni reconnues ni acceptées. » Peu importe
le mode d’expression de leur opinion, froide chez l’une,
tropicale chez l’autre, aucune des deux ne déléguerait une
parcelle de son pouvoir exécutif. Aux collections, Carmel
Snow est assise au premier rang et Nancy White, sa colla-
boratrice et future rédactrice du Bazaar, juste derrière,
pour que nul n’ignore qui est la faiseuse de roi. Quant
à Bettina Ballard, ses jugements perspicaces anéantissent
parfois comme des exécutions capitales. Derrière ces
façades redoutables, des cœurs de mères s’éveillent parfois
pour un favori. Chacune de son côté, par exemple, entre-
tient une « romance » touchante avec le grand garçon
simple et authentique qu’est Balenciaga, qui a ouvert sa
maison à Paris en 1937 mais dont l’astre attend encore de
se lever (Carmel Snow s’enorgueillira de l’avoir « décou-
vert »). L’Espagnol n’a que deux amours dans sa vie : la
couture et son petit village de pêcheurs au Pays Basque.
Il y conserve sa maison, Igueldo, qui respire un mélange
religieux d’encaustique, d’argenterie et de dépouillement
ibérique. Tout cela remplit nos deux journalistes d’une

218
Entrée des artistes

émotion mystique. Et quand elles endossent une robe que


le maître a créée pour elles et qu’il s’empare de sa paire
de ciseaux pour retailler un col ou une manche qui ne lui
plaît pas tout à fait, leurs émois franchissent l’ordre du
divin !
Carmel Snow a l’habitude chaque année de faire un
rapport sur les tendances de la mode devant le Fashion
Group, à New York, qui réunit des professionnels : ache-
teurs de grands magasins, publicitaires, rédactrices, etc.
La supériorité américaine réside en grande partie dans un
travail d’équipe et une politique d’échanges d’informations
qui est encore inconnue en Europe. Or, en février 1946,
c’est sur le ton de la harangue que l’éditrice du Harper’s
Bazaar s’adresse à ses interlocuteurs. Elle est incroyable-
ment convaincante avec ses petits yeux vifs et son accent
irlandais rocailleux : « Très peu d’acheteurs étaient venus
en France cette saison. Je les exhortais à y revenir, leur
expliquant que les conditions allaient redevenir
meilleures. Lelong, leur dis-je, a un nouveau modéliste qui
est sensationnel et plein d’idées. Son nom est Christian
Dior. »
Elle a repéré Dior dès 1937, lors du premier frémisse-
ment de son talent : sa création chez Piguet du modèle
« Café anglais », cette robe pied-de-poule noir et blanc,
avec un spencer noir moulant le buste, une création auda-
cieuse que lui avait signalée son amie Marie-Louise Bous-
quet, Paris editor du Harper’s Bazaar. Mais Dior n’est alors
qu’un élément du véritable engagement qu’elle a décidé
de prendre : « J’étais déterminée à faire tout ce qui était
en mon pouvoir pour faire revivre l’industrie de la mode
en France. » Alors que Bettina pratique l’attentisme : « Je
comprenais [le] peu d’enclin [des Français] à la réorgani-
sation de leurs vies et de leurs politiques. Mais je voulais
les laisser bâiller, s’étirer puis se réveiller à nouveau et
ressentir le besoin de stimulation » ; l’éditrice du Harper’s
joue les pasionarias : « Je n’étais pas plus prête à admettre

219
Christian Dior, un destin

la chute définitive de Paris que ne l’était le général de


Gaulle […]. Étant donné que la mode représentait la
deuxième industrie en France, je fis ma contribution per-
sonnelle à la cause alliée d’aider à relever cette industrie. »
Qu’allait être l’effet de cette fougue pro-française ? Le
coup de sang de Carmel Snow était-il susceptible de
redonner à la mode française un second souffle ? Et sur-
tout, Dior se rendait-il compte qu’il était l’objet d’un enjeu
le dépassant ?
Dior l’ignore, ayant bien d’autres soucis en tête, en ce
mois de juillet où il prépare la collection d’hiver, la der-
nière qu’il assure encore chez Lucien Lelong à qui il vient
de donner sa démission, tout en s’occupant de fonder sa
propre maison. Le voilà confronté aux affres d’un produc-
teur de spectacles qui serait tenu de jouer à la fois les
rôles de régisseur, de metteur en scène, d’imprésario, de
directeur artistique, et – rôle essentiel – d’auteur… Il lui
faut non seulement créer le décor de sa maison de couture,
former un personnel entièrement nouveau, assurer l’exé-
cution des modèles par les ateliers, choisir les mannequins,
concevoir le défilé, mais garder, au milieu de tout cela,
l’esprit suffisamment libre pour dessiner sa collection !
Sept mois lui sont accordés pour réaliser ce tour de force
pirandellien. Et encore, deux seulement à temps complet.
Car, après la collection d’hiver, présentée en août, et vu
son succès, Lelong demande à Dior de bien vouloir assu-
rer en outre la demi-collection d’automne (instituée alors
entre les deux principales : hiver et été). Son contrat offi-
ciel ne s’arrête que le 1er décembre. La société Christian
Dior existe juridiquement à partir du 8 octobre. Quatre-
vingt-cinq personnes sont recrutées dans l’intervalle et
devront prendre leur poste le 15 décembre au 30, avenue
Montaigne. La course contre la montre, l’atmosphère de
folie et l’épuisement le préservent de penser à ce qui se
passe à l’extérieur.

220
Entrée des artistes

Mais quelqu’un, dans son entourage, a parfaitement


compris quels étaient les vents porteurs, et que le lance-
ment d’une maison de couture reposait désormais sur la
presse américaine.

Ne le racontez surtout à personne !

Suzanne Luling passe son été à Granville et y reçoit un


télégramme de Christian Dior. Il lui annonce la nouvelle
de la création de sa maison et lui demande de se trouver
d’urgence à Paris le 8 août pour un déjeuner avec le
« groupe ». C’est ainsi que Christian Dior surnomme ses
« financiers », « avec une malice émerveillée dans les
yeux », raconte Suzanne Luling : « Le “groupe”, pour
Christian, représentait un univers merveilleux, terrifiant,
un peu mythique, comme on en rencontre dans les cauche-
mars et les contes de fées. Ce sont “les groupes” qui font
jaillir de rien les maisons de couture comme ces fleurs
japonaises qui éclosent dans l’eau. »
Le but de ce déjeuner : proposer à Suzanne Luling de
prendre la direction des salons et de la vente de la nou-
velle maison « Christian Dior », qui pour l’instant n’a pas
encore trouvé son emplacement. Suzanne travaille tou-
jours pour la modiste Maud Roser, en espérant bientôt
pouvoir reprendre son métier dans la publicité, chez
Marcel Bleustein-Blanchet. Dior sait qu’elle ne lui refu-
sera rien, même s’il lui faut renoncer, une nouvelle fois, à
son serment de ne jamais travailler avec des femmes, car
il a trop besoin d’elle : « Dire qu’elle est dynamique est
insuffisant, explosive convient à peine. » Et la voilà aussi-
tôt engagée dans la nouvelle aventure. Au préalable, elle
devra donner sa démission, pour la fin de l’année, à Maud
Roser.
L’un des mérites de Suzanne Luling est qu’elle n’a pas
froid aux yeux dans son métier. Elle sait qu’on ne peut

221
Christian Dior, un destin

pas compter sur la presse française, trop affaiblie, en tout


cas pas en mesure de promouvoir un succès à l’échelle
internationale. Le magazine Elle, promis à un brillant
avenir, vient juste d’être fondé en 1946 par Hélène Laza-
reff. Marie Claire n’a pas encore repris sa parution. Vogue
Paris, Le Jardin des modes, Femina et L’Officiel de la mode
restent des piliers de la haute couture, mais ne prétendent
pas à la même diffusion que les journaux américains,
Vogue, Harper’s Bazaar ou Women’s Wear Daily. Comment
l’idée est-elle venue à Suzanne Luling de partir en chasse
du Women’s Wear Daily, sans pour autant connaître
Mrs Perkins, l’envoyée du quotidien à Paris ? Toujours
est-il qu’elle se trouve fort renseignée sur les habitudes des
journalistes américaines dont la majorité descendent alors à
l’hôtel Scribe. Elle se poste, sa petite Simca garée non loin,
à la sortie d’une maison de couture où elle sait que la journa-
liste assiste à la présentation de la collection d’hiver.
Mrs Perkins, qu’elle guette en faisant les cent pas, apparaît.
Elle la voit qui cherche à attraper un taxi. Il ne s’en trouve
aucun. « Alors je me suis approchée d’elle et lui ai dit : “Est-
ce que vous allez au Scribe ? – Oui !” Je mentais car je n’y
allais pas, mais je lui dis : “Moi aussi ! Puis-je vous proposer
de vous emmener dans ma voiture ?” »
Et c’est ainsi que durant le trajet, prenant le ton inno-
cent du bavardage, Suzanne Luling se met à lui raconter
toute son histoire, qu’elle est chez Maud Roser, mais
qu’elle s’apprête à la quitter pour entrer chez Christian
Dior. Qui est Christian Dior ? Ah ! vous ne savez pas ?
Eh bien, c’est un secret, il projette l’ouverture à Paris la
saison prochaine d’une nouvelle maison de couture, mais,
insiste-t-elle, il s’agit absolument d’un secret dont il ne
faut surtout pas parler !
Et ainsi, par le truchement du plus antique système
pour propager la rumeur – l’indiscrétion –, l’annonce sort
immanquablement dans le Women’s Wear du 17 novembre
1946, avec une photo de Christian Dior !

222
Entrée des artistes

Suzanne Luling peut se dire « fière et radieuse » d’en


avoir provoqué la parution. Le quotidien Women’s Wear
Daily étant considéré comme la Bible pour tout ce qui
touche à la mode, la nouvelle est reprise dans Life. Et l’on
verra un peu plus loin quels seront les effets immédiats de
cet article, au plus grand étonnement de Christian Dior :
« Je n’avais alors nullement conscience de l’importance
qu’un article dans Life pouvait avoir sur le lancement de
ma maison », ajoutant : « Comme la déesse de la Fortune,
celle de la Publicité sourit parfois à ceux qui la courtisent
le moins. »

Il fallait que ce soit 30, avenue Montaigne

Le 1er décembre 1946, Dior quitte définitivement


Lelong et consacre les quinze jours suivants à imaginer et
dessiner sa première collection. « L’air de Paris est vrai-
ment celui de la couture, écrira-t-il, mais quand j’ai,
durant plusieurs mois, capté ses ondes, le calme de la cam-
pagne m’est absolument nécessaire pour en tirer la leçon
et réfléchir. » Il se retire donc chez ses amis Pierre et
Carmen Colle à Fleury-en-Bière. En cette saison, la neige
vient le surprendre. Et, alors qu’il commence à remplir
ses carnets à dessin des premières esquisses de ce qui va
devenir le « New Look », il apprend, le 9 décembre, la
mort de son père. Il se rend à Callian par le train, où se
rejoignent les frères et sœurs, Raymond, Jacqueline et
Catherine, à l’exception du malheureux Bernard, qui va
devenir un oublié après la mort de son père. La messe
d’enterrement les réunit dans la petite église médiévale de
Montauroux, la paroisse de Callian, avec Ma, toujours
présente, toujours fidèle. Ce sont les seules personnes,
hormis quelques paroissiens, qui entourent la dépouille de
Maurice Dior et l’accompagnent à pied par la route escar-
pée jusqu’au cimetière, en haut du village, où il est

223
Christian Dior, un destin

inhumé. Six mois plus tôt, lorsque Dior avait annoncé à


son père la création d’une maison de couture à son nom,
cet homme brisé par son propre échec n’avait pas caché
une réaction très négative et déconseillé à son fils de quit-
ter un emploi sûr pour se risquer dans une entreprise
hasardeuse !
Le souvenir de sa mère a laissé des traces inaltérables.
Comment va-t-il s’accommoder avec le fameux interdit
moral : que jamais le nom de « Dior » ne figure sur une
enseigne commerciale ! Mais la mort du père, survenant
à ce moment précis, ne peut manquer de frapper un être
aussi tourmenté devant l’action. Lui qui recourt sans
cesse, pour se conforter, aux signes du destin, voilà désor-
mais que ses parents reposent en paix. La dernière amarre
le retenant au passé est larguée à quelques jours de l’inau-
guration. Au seuil de l’aventure de sa vie, Dior a quarante
et un ans : « Je m’aperçus que cet âge était pour moi celui
d’une nouvelle majorité. » Comme tout homme qui s’est
rendu libre d’être lui-même, il peut enfin devenir Christian
Dior.
Le 16 décembre 1946, à 9 heures, Dior inaugure le petit
hôtel particulier du 30, avenue Montaigne. Cinq per-
sonnes franchissent la porte avec lui : la directrice du
studio, Raymonde Zehnacker, celle qui dès leur première
année de collaboration chez Lelong lui avait dit : « Je
vous suivrai, où que vous alliez », Marguerite Carré, pre-
mière d’atelier débauchée chez Patou et qui amène avec
elle trente ouvrières, puis deux hommes, Pierre Cardin,
vingt ans, engagé comme premier tailleur, et Jacques
Rouët, directeur financier mis par Marcel Boussac à la
disposition de Dior pour le décharger des tâches adminis-
tratives, accompagné de sa secrétaire Olga. Petit à petit,
dans la matinée, la maison se remplit de quatre-vingt-
cinq personnes qui débarquent dans un chantier. Il était
prévu que les travaux seraient finis à temps. Mais peut-on
jamais se fier aux entrepreneurs ?

224
Entrée des artistes

« Partout, on peignait, on tendait des fils électriques, on


bouchait les trous, on en faisait. Ici, on abattait une cloi-
son ; là on en élevait une. L’air sentait le plâtre, et, déjà,
vaguement le parfum. Nous étions quatre-vingt-cinq, en
grande majorité des femmes, entassés dans ce chantier.
Un vrai cirque à l’heure de planter les piquets. La ména-
gerie, c’était nous, grimpant, redescendant les escaliers,
toujours une note aux doigts ou un coupon sur les bras.
Le studio de Christian était si petit que son activité débor-
dait sur le palier. Des mètres de toile de coton blanc assu-
raient le secret des modèles et protégeaient les tables, les
coupons amoncelés, d’une poussière perpétuellement en
suspension. Et s’il n’y avait eu que les maçons, les peintres
et nous… »
C’est Suzanne Luling qui décrit cet affolement. Mais,
très vite, un nouveau Dior se révèle, qui débarque avec un
scénario si précis que rien ne saurait gripper la machine.
Il a déjà fallu planter le décor. Dès juillet, Dior s’est mis
à la recherche d’un lieu convenant à sa maison, avec pour
critère la proximité d’un grand hôtel. D’emblée, la maison
Dior vise la clientèle étrangère. Suzanne Luling, partie en
chasse dans Paris, raconte : « Nous avons tout de suite
exclu la place Vendôme, trop démodée ! Le Ritz nous plai-
sait énormément, mais, du point de vue de la couture, ce
n’était plus l’adresse qu’il fallait, ça l’avait été, mais ce ne
l’était plus. Le Prince-de-Galles et le George-V ne corres-
pondaient pas à ce que nous recherchions sur le plan
clientèle et, la circulation avenue George-V étant en sens
unique, nous l’avons tout de suite rayée. Le Bristol eût été
parfait mais le faubourg Saint-Honoré est trop étroit, le
Lancaster représentait l’idéal comme clientèle, mais, la rue
de Berri étant toujours encombrée par les voitures, il ne
nous restait que le Plazza. Il n’avait pas encore pris son
côté “nouveau riche”. »
Un seul endroit, donc, s’impose, l’avenue Montaigne, et
il apparaît que Dior depuis longtemps avait arrêté son

225
Christian Dior, un destin

choix sur un petit hôtel particulier au numéro 30. Malheu-


reusement, il n’est pas disponible : le bail a été pris par
son ami Georges Vigouroux, qui prévoit d’y installer la
maison « Philippe et Gaston » qu’il a toujours sur les bras.
D’autres endroits lui sont proposés : place François-Ier, ou
avenue Matignon, dans un joli immeuble que Jean
Dessès, un peu plus tard, trouvera à son goût. Rien ne
dissuade Dior de changer d’idée : « Il fallait que ce fût 30,
avenue Montaigne, écrit-il. Dans un Paris si vaste, un seul
lieu me convenait : celui que, sans le savoir, j’avais décrit
à Boussac. En effet, bien des années avant cette conversa-
tion décisive, j’étais tombé en arrêt devant deux petits
hôtels contigus de l’avenue Montaigne, le 28 et le 30. J’en
avais vanté les proportions réduites, l’élégance sobre, sans
“pedigree” trop accablant à l’ami qui m’accompagnait, le
cher Pierre Colle si tôt disparu. Pierre, que sa galerie de
tableaux avait enrichi, fut le premier qui m’eût proposé
de financer une maison de couture à mon nom. Ce jour-là,
devant les façades jumelles, je m’étais écrié en plaisantant :
“Pierre, si jamais nous réalisions ton projet, je m’installe-
rais ici et nulle part ailleurs !” 1 »
Mais Vigouroux tient fermement à son bail qu’il a eu
toutes les peines du monde à négocier avec la modiste
Coralie qui occupait l’hôtel particulier précédemment.
Pourquoi devrait-il le lâcher au profit de Dior ? D’autant
que, en ce lendemain de guerre, Paris n’a jamais eu autant
d’hôtels particuliers vides qui ne demandent qu’à trouver

1. L’hôtel particulier possède aussi – Christian Dior ne l’a jamais


su – ses titres de noblesse. Il a été construit par le comte Walewski
sur un terrain acheté en 1865. Or, le comte était le fils naturel de
Napoléon 1er et le fruit de sa liaison torride avec Marie Walewska.
Il profita peu de sa résidence car il mourut trois ans plus tard. Il
avait été ambassadeur de France et ministre des Affaires étrangères
sous Napoléon III., L’hôtel de l’avenue Montaigne est donc lié aux
deux Empires. L’auteur de cette découverte est Philippe Le Moult,
ex-directeur des relations institutionnelles de la maison.

226
Entrée des artistes

preneurs ! Mais a-t-on jamais vu de menus détails contre-


carrer la volonté de l’artiste ? La requête de Dior remonte
au sommet du « groupe », comme il le surnomme…
Comment ce conflit délicat entre le modéliste « future
star » et la petite maison de couture agonisante va-t-il se
gérer ? Eh bien, le « groupe » sait arranger l’affaire au
mieux de l’intérêt général. Et c’est Christian Dior qui
obtient le bail de l’avenue Montaigne !
Un caprice qui ne cadre pas du tout avec le personnage
auquel nous étions habitués, et cette main de fer apparais-
sant sous le gant de velours étonne soudain : c’est bien la
première fois que Dior bouscule quelqu’un, y compris
dans ses relations professionnelles ! Comme nul n’aime se
souvenir de ses moments de défaillance, il a arrangé l’his-
toire à sa façon. Petit mensonge littéraire… Mais est-on
vraiment coupable quand il s’agit d’un cas de force
majeure ?
Pourquoi lui fallait-il cet hôtel particulier et pas un
autre ? Dior s’est fixé des objectifs précis et réalistes lors
de sa rencontre avec Marcel Boussac et la réalisation doit
suivre fidèlement l’architecture de son projet, cohérent et
judicieux sur les plans artistique et économique. S’il a
choisi cet hôtel particulier, pas trop grand, c’est qu’il
convient à l’échelle modeste de « [s]on rêve ambitieux »,
créer « une maison très petite, très fermée […], retournant
à la tradition de grand luxe de la couture française ». Quel
que soit l’état de l’économie, sauf durant les périodes de
grand trouble, il existe toujours un marché de super-luxe,
fût-il étroit, pour une frange de privilégiés. Déjà présenté
à Boussac, ce pari commercial a été mûrement réfléchi par
Dior qui s’inscrit en faux contre la dévalorisation
ambiante de la couture parisienne : « Une époque, comme
il en fait l’observation, où une clientèle peu difficile, née
du marché noir, envahissait les salons des couturiers et
achetait abondamment. »

227
Christian Dior, un destin

Dior, au contraire, a décidé de sélectionner sa clientèle


in and out, comme on dit aujourd’hui. Suzanne Luling, qui
partage avec lui la responsabilité d’établir la liste des
membres de cette « Chambre des ladies » de la haute cou-
ture, raconte : « Le choix fut très simple. Comme nous ne
pouvions et ne souhaitions faire que tant de robes par
saison, nous avons établi la liste des clientes qu’il nous
fallait : dix Américaines, dix Anglaises, dix Italiennes, et
le même nombre à peu près d’Américaines du Sud. Avec
les Françaises, nous voulions rester prudents. Les clientes,
quoi qu’on dise, sont fidèles et nous n’avons pas voulu les
prendre aux autres maisons de couture. Paris est un tout.
Il y avait Balenciaga qui avait sa clientèle très attachée.
Nous aimions beaucoup Jacques Fath, nous voulions que
Marcel Rochas réussisse, nous ne cherchions pas à être
les seuls. »

Travaux de broderie

Ce retour programmé aux happy few nécessite de décro-


cher quelques best, et la duchesse de Windsor semble être
la couronne à atteindre. Suzanne Luling se transforme en
détective pour aller dénicher son ex-vendeuse, une cer-
taine Suzanne Beguin, qui l’habillait chez Mainbocher, et
qui a bien dû se recaser quelque part après que son patron
se soit installé aux États-Unis. Toute la difficulté pour une
maison de couture à naître est de savoir enfreindre délica-
tement le code des bonnes manières selon lequel il est
interdit d’aller solliciter les clientes des autres maisons de
couture.
Évidemment, personne n’ignore qu’il faut bien com-
mencer par la clientèle déjà répertoriée des femmes élé-
gantes si l’on veut s’en attirer une nouvelle qui vous soit
propre. Un terme n’est jamais prononcé au cours de cet
exercice, ô combien subtil, de repêchage : le mot sacrilège

228
Entrée des artistes

et surtout vulgaire de « débauchage ». Pour ne pas cho-


quer ouvertement, l’opération se fait au deuxième niveau,
par le biais des vendeuses, qui jouissent d’une influence
sur leurs clientes. Tout un art de la communication secrète
reposant sur un réseau d’informations souterrain permet
de se guider dans le labyrinthe des maisons de couture
afin d’essayer de répertorier qui se sent malheureux, sous-
payé, ou pas à sa place chez tel ou tel confrère afin
« d’approcher » ladite personne sans éveiller de soupçon.
Il s’agit alors de l’appâter par des conditions plus avanta-
geuses, mais de telle façon qu’il apparaisse, le jour où
celle-ci rejoint son nouvel employeur, que tout cela s’est
fait innocemment. Une fois saisi l’hameçon, les clientes
suivent et le tour est joué. Il n’y a qu’en cas d’accroc que
la Chambre syndicale de la couture se voit appelée, bien
malgré elle, à jouer son rôle d’arbitre. Quand l’affaire
arrive à ce niveau, hélas, il est généralement trop tard
pour arranger les choses, et cela signifie que la brouille se
trouve déjà consommée entre maisons rivales. Cela
explique pourquoi tout le monde préfère s’accommoder
du système tant qu’un abus notoire ne vient pas le déré-
gler. Or, dans le cas de la duchesse de Windsor, Suzanne
Luling joue presque sur du velours. Mainbocher n’a plus
pignon sur rue et la vendeuse de la duchesse a été repérée
chez Hermès. Entre sellier et couturier, le délit de concur-
rence déloyale jouit de circonstances atténuantes, et cette
jurisprudence très en nuances facilite l’acquisition de
Suzanne Beguin, ravie de retourner dans la couture, en
bénéficiant de la compréhension de la maison Hermès, en
particulier en la personne de Jean Guerrand, son patron,
originaire de Normandie et ami de longue date de Chris-
tian Dior.
Ce coin de mousseline levé sur l’écheveau complexe et
subtil que doit tisser dans le monde parisien une jeune
maison de couture montre à quel degré de discrétion se
trament les fils de ses relations. Il faut une science de la

229
Christian Dior, un destin

broderie diplomatique et un art de nouer les intrigues qui


rappellent les jeux de la cour de Versailles, et n’a que
faire du recours de la publicité qui semble si nécessaire
aujourd’hui. Le bouche-à-oreille peut opérer des mer-
veilles là où le tapage au contraire offenserait par sa vulga-
rité. « Trop de gens s’imaginent, écrit Dior, que la maison
Christian Dior s’est montée à grands frais de publicité.
Notre modeste budget initial n’y avait pas consacré un
centime. Je me fiais à la qualité des robes pour faire parler
de la maison. »
Si l’on se demande à quoi sont consacrées les dépenses
de la future maison, elles se concentrent sur le budget de
création. Dior s’offre un luxe inhabituel dans l’organisa-
tion de son studio. Autour de lui, trois femmes, Madame
Raymonde, Madame Marguerite et Madame Bricard.
Trois assistantes personnelles qui ont chacune leur rôle.
La première, Raymonde Zehnacker, forte femme, mais
tout en douceur, avec un regard bleu de sphinx, sera la
directrice du studio. Toute l’organisation pratique passe
entre ses mains. Définir sa tâche revient à dire qu’elle les
remplit toutes ; en un mot, Christian Dior la résume
comme « un second moi-même ». Pour la deuxième, Mar-
guerite Carré, ex-première d’atelier chez Patou, Dior crée
le poste de directrice technique, et son rôle sera de servir
d’intermédiaire entre les croquis de Christian Dior et les
ateliers qui réalisent ses idées. Marguerite Carré arrive
chez Dior avec tout son atelier, c’est-à-dire trente
ouvrières – la tradition veut que celles-ci suivent leur
« première ». Dior s’était renseigné dans tout Paris avant
de jeter son dévolu sur cette femme d’une compétence
hors pair. Son « débauchage » a été une des affaires les
plus délicates de la constitution de la maison. Noué
d’abord par des tractations officieuses avec l’intéressée,
que conduit Jacques Rouët, le jeune directeur administra-
tif et financier, un arrangement final est aménagé sous les
auspices de la Chambre syndicale saisie par la plainte de

230
Entrée des artistes

Patou. L’acquisition de Mademoiselle Carré, avec son


teint transparent de rose et son physique de petit Renoir,
n’a pas été facile. Ne devant pas apparaître personnelle-
ment, Dior téléguide toutes les étapes de la négociation,
comme l’atteste la correspondance qu’il échange avec
Jacques Rouët et montre qu’il n’entend pas céder à
n’importe quelles conditions.
La troisième figure de cet état-major de grande classe
est une « muse » au sens des poètes, ou si l’on veut,
aujourd’hui, conseillère artistique. La singularité de
Mitzah Bricard, avec son profil de Néfertiti, sa désinvol-
ture, son élégance inimitable, est d’être unique en son
genre. Dior l’a choisie pour cette raison : « Inflexible sur
la qualité, elle va d’emblée à l’expression la plus aiguë de
cette chose indéfinissable et un peu surannée qu’est le
chic. » Ce trio qui accompagne le couturier dans sa créa-
tion n’est pas gratuit. Ce n’est pas parce que Marcel Bous-
sac a tiré un chèque en blanc que Dior entend jeter
l’argent par les fenêtres. La maison débute prudemment :
trois ateliers sis dans les combles, un studio minuscule, un
salon de présentation, une cabine, un bureau de direction
et six petits salons d’essayage, en tout soixante ouvrières.
Quand Dior présente son équipe à Marcel Boussac : « Je
ne dissimulai pas que cette équipe constituait un luxe
assez lourd pour une maison installée dans un petit
immeuble et dont la production devait en principe s’adres-
ser à une clientèle restreinte. Mais la qualité que je dési-
rais se fondant sur la perfection de la mise au point, notre
offensive exigeait le déploiement de grands moyens.
Marcel Boussac admit très bien mon point de vue qui
n’était pas celui d’un mégalomane, mais d’un artisan
consciencieux. »
De fait, le commanditaire se montre presque surpris de
constater l’esprit d’économie de Christian Dior : « J’ai
toujours laissé Dior entièrement libre de sa création,

231
Christian Dior, un destin

raconte-t-il. J’étais prêt à ce que tout soit fait à la perfec-


tion. Or, c’était lui, lors des aménagements de l’hôtel parti-
culier de l’avenue Montaigne, qui freinait les dépenses et
ne voulait pas que ça coûte trop cher. » La volonté d’indé-
pendance de Christian Dior, comme en témoigne Suzanne
Luling, exige de bâtir une affaire saine. « Je ne savais pas
si, sur le plan financier immédiat, ce serait un triomphe,
mais, même sur ce plan, l’ensemble constituait une affaire
complètement viable. »

Hirondelles, marraines et mouches du coche

Voilà les réserves constituées pour l’hiver. Seconde


étape : l’annonce du printemps, pour lequel la maison a
besoin d’engager des hirondelles pour seconder Suzanne
Luling et essaimer chacune dans une contrée différente.
Dior s’adresse à la femme de son ami Pierre Colle pour
lui demander de s’occuper de la future boutique. Carmen
a tôt fait de lever l’armée de ses fidèles. Joli personnage
sorti d’une coquille « aristo » à la mode exotique – née
Corcuera, et issue d’une très ancienne famille mexicaine
ayant racine en Europe. Bérard a peint le portrait de cette
reine créole familière du Paris artistico-littéraire et qui a
la spécialité, le dimanche soir, de petits dîners dans sa
cuisine rue de Varenne pour ses intimes, qui ne sont autres
que les Hugo, les Kessel, Marie-Laure de Noailles, le
peintre Balthus, etc. On n’y parle plus en ce moment que
de Christian Dior. Celui-ci fait encore appel à sa ville
natale en engageant Nicole Riotteau, autre amie d’enfance
de Granville. Et puis, Yvonne Minassian dont on repar-
lera, Madame de Laba, qui apporte toute son expérience
de chez Chanel et Alix Grès. Les carnets de téléphone de
ces dames s’affolent. Des amitiés oubliées depuis l’avant-
guerre renaissent d’un seul coup. Et c’est ainsi que,
comme par enchantement, l’on verra apparaître le jour du

232
Entrée des artistes

défilé, assises aux premiers rangs dans les salons, lady


Diana Duff Cooper, l’épouse glamourous entre toutes de
l’ambassadeur du Royaume-Uni, la baronne San Just née
Stern, Carmen Saint, une jeune beauté brésilienne instal-
lée à Paris, la comtesse Marie-Laure de Noailles, le comte
Étienne de Beaumont, la princesse Sixte de Bourbon et
Doris Duke, la riche héritière du tycoon du tabac, dissi-
mulée derrière ses lunettes de soleil, le réalisateur René
Clair et son épouse, Francine Weissweiller, la grande amie
de Cocteau. Comment sont-elles venues, toutes ces
grandes dames qui ont déjà leur couturier ? La surprise
ne sera pas pour tout le monde, mais on comprend que le
silence en cette matière constitue la règle d’or.
À la tête de son service de presse, Dior engage un jeune
Américain, choisi beaucoup plus pour sa sympathie et sa
jeunesse que pour son expérience professionnelle.
Suzanne Luling reçoit un coup de téléphone de Dior :
« Viens, j’ai découvert un garçon merveilleux pour la
publicité… Viens tout de suite le voir. »
« Je trouvai Harrison Elliot qui correspondait bien à
la définition de Christian : c’était un garçon merveilleux.
Américain, il brûlait d’envie de rester en France. Christian
Dior, qui était lui-même le meilleur “public relations” que
l’on puisse imaginer, lui avait clairement défini son rôle :
il lui fallait davantage éviter les excès de publicité que les
provoquer. »
« Intentionnellement, racontera Dior, je n’avais pas
voulu faire de publicité, préférant m’en remettre à la gen-
tillesse de quelques amis sûrs pour qu’on parlât de la
maison dans Paris. » Sa galerie d’amis est bien fournie,
comme il est constant que le succès appelle le succès, la
nouvelle voyage vite. Bettina Ballard, qui voit grossir de
jour en jour sa popularité, le raconte : « Bébé Bérard,
l’artiste, et Georges Geffroy, le décorateur, se procla-
mèrent d’eux-mêmes ses conseillers et se mirent à le
couver. Une forte odeur de succès n’attirait pas seulement

233
Christian Dior, un destin

les amis mais tout chercheur d’emploi sentant quelque


chose bouger dans la couture et voulant sauter dans le
train de cet homme chanceux. » Ses parrains et marraines
se répartissent équitablement dans Paris : rive gauche,
chez Marie-Louise Bousquet, qui tient ses célèbres jeudis
dans son appartement de la place du Palais-Bourbon, rive
droite, à l’ambassade d’Angleterre, pôle majeur de la vie
mondaine autour de Louise de Vilmorin qui y a pris sa
résidence, menant un glorieux ménage à trois avec Lady
Diana et son époux, Duff Cooper, et où les sœurs Mitford
sont déjà sur la liste des futures clientes. Charming Dior,
il a fait – on s’en souvient – de si jolis costumes pour le
film tiré du roman de « Loulou », Le Lit à colonnes ! Denise
Tual, coproductrice du film de son mari, fait de nouveau
appel à Dior, à l’automne de 1946, pour créer le costume
de Jeanne d’Arc, dans le film que prépare Roland Tual et
dont Michèle Morgan doit être la vedette. La maquette
de Dior pour le procès de la « pucelle » est insolite : « pas
d’oriflammes ni armures, une tunique, un bonnet caricatu-
ral, humiliant mais beau ». Hélas, le grand producteur
américain David O. Selznick fait échouer ce projet en
créant pour Ingrid Bergman une Jeanne d’Arc avec des
moyens hollywoodiens. Dior est resté un habitué des
dimanches à la campagne chez Denise et Roland Tual à
Orsay, où se côtoient pêle-mêle Gaston Gallimard, Marcel
Achard, Henri Lartigue, Paul Éluard et sa (troisième)
femme, Nusch. Francis Poulenc et toutes sortes de visages
nouveaux qu’attire la vitalité artistique du couple Tual.
Chez eux, on respire les premières bouffées d’air frais dans
cette période qui suit la Libération, on se sent des envies
de renouer avec les films américains et de faire sortir de
l’ombre des spectacles produits pendant la guerre. C’est
Denise Tual qui a sans doute été la première personne à
prononcer le nom de « Dior » sur le continent américain,
où elle s’est rendue au printemps 1946. Au cours d’un
déjeuner chez Nathalie Paley, mariée à Jack Wilson

234
Entrée des artistes

(depuis son divorce d’avec Lelong), réunissant le coutu-


rier Mainbocher, qui a émigré aux États-Unis à cause de
la guerre mais reste un nostalgique de la France, et les
amies américaines de Marie-Louise Bousquet, dont Diana
Vreeland, Denise Tual parle indéfiniment de Paris et
annonce la naissance prochaine d’un jeune couturier qui
s’appelle Christian Dior. Elle prédit qu’il révolutionnera
la couture, mais tombe sur des regards sceptiques : « C’est
sans doute mon amitié pour lui qui me fait divaguer. Elles
connaîtraient son nom même s’il n’était que dessinateur
chez Lelong. » Ce sera tout autre chose l’année suivante,
lorsqu’elle reviendra, portant la première robe New Look.
« Elles me considéreront avec un certain respect, écrit
Denise Tual. C’est moi qui leur ai parlé pour la première
fois de l’homme qui, maintenant, les fait rêver. Les Améri-
caines ont de la mémoire. »
D’autres amis ne se contentent pas d’en parler mais
s’invitent avenue Montaigne, tel le comte Étienne de
Beaumont qui a pris l’habitude de passer pour observer
et commenter, derrière son monocle, l’avancement des tra-
vaux. Les visites de Christian Bérard sont encore plus
assidues. « Il promenait, raconte Dior, sa barbe et son
chien dans tous les coins du chantier. Nous attendions, le
cœur battant, son verdict. Il approuvait, suggérait même
quelques détails. » Dior projette de créer une boutique de
frivolités dans un espace étroit à gauche dans le hall : « Ce
fut lui qui nous conseilla de tendre la boutique de toile de
Jouy et de prodiguer partout, sur les armoires ou dans les
angles, des cartons à chapeaux portant le nom de la
maison. Sous un apparent désordre, il avait créé la vie. »
Que Bérard, « l’arbitre de toutes les fêtes, de toutes les
élégances, Christian Bérard, [notre] cher “Bébé” au goût
infaillible, vienne, escorté de Jacinthe, [nous] rendre
visite » et donner ses conseils n’est pas surprenant. La
patte de Bérard a traîné dans la boutique de Schiap, elle
griffe les magazines de mode, s’accroche aux frontons des

235
Christian Dior, un destin

théâtres, esquisse des décors de bals, et laisse obligatoire-


ment sa trace à un moment ou à un autre chez tous les
couturiers. C’est la signature la plus répandue de Paris,
mais le grand peintre qu’il est par ailleurs la prodigue de
façon si régalienne à ses amis et relations célèbres que la
recevoir équivaut presque à la Légion d’honneur.
Dior se passerait de tous les conseils dont on le sub-
merge, mais il sait combien sont utiles toutes ces offres de
patronage ; plutôt amusé par ce ballet impromptu autour
de sa personne, il observe en familier la scène dont il se
trouvait jusqu’ici absent mais dont il connaît par cœur le
manège. Et rien ne risque de détourner son attention. En
particulier de la conception du décor qu’il veut donner à
sa maison. Il en a une idée aussi construite et précise que
pour le reste. Plutôt que de s’adresser à ses amis décora-
teurs chevronnés, il en confie la tâche à un nouveau venu
dans ce métier, Victor Grandpierre. Il ne s’agit pas pour
autant d’un néophyte – son père, mort jeune, a été le
grand architecte des années 1900 –, et c’est un geste
d’amitié de la part de Dior qui sait que son ami meurt
d’envie de le devenir à son tour. Le couturier lui envoie
une lettre urgente à Cannes où il se trouve en vacances.
Victor Grandpierre saute sur la proposition et Dior trouve
en lui quelqu’un qui sait fidèlement interpréter ses désirs.
C’est lui qui va créer « dans le charmant hôtel de
l’avenue Montaigne l’atmosphère décorée mais non décora-
tive, comme l’écrit Christian Dior, convenant à la fois à
mes goûts et à mon projet. […] Nos goûts s’accordaient
à merveille dans la commune recherche de nos paradis
d’enfance. » Tout se tient dans le concept commercial et
artistique de Dior : une clientèle triée sur le volet à qui il
veut restituer l’atmosphère d’une élégance du temps
passé… Il demande donc à son ami Grandpierre de repro-
duire le style néo-Louis XVI 1900 qui a charmé son
enfance. On se souvient des boiseries blanches, meubles
laqués blancs, tentures grises, portes vitrées à carreaux

236
Entrée des artistes

biseautés, appliques de bronze à petits abat-jour qui com-


posaient le style du premier appartement parisien de ses
parents. « Son élégance invisible, écrit-il, survit dans les
salons des hôtels Ritz ou Plazza […]. Sobre, simple, sans
sécheresse, surtout si classique et si parisien, ce style ne
pouvait en aucune façon dérouter ni détourner l’œil de la
collection. Je tenais à ce que ma maison de couture ne fût
pas un lieu d’exception comme le théâtre : j’y montre des
robes et non de la décoration. »
Christian Dior n’écoute en fait des sollicitations exté-
rieures que ce qu’il veut, comme un homme qui sait déjà
parfaitement où il va. Cette facilité de conduite donne les
apparences d’un jeu aux soixante jours qui préparent
l’arrivée du New Look.

Comme au temps des pique-niques,


des parties de pêche et de croquet…

Amis, proches, intimes fournissent les premiers collabo-


rateurs dans l’aventure « Christian Dior ». Son besoin de
s’assurer de la confiance fait réapparaître Granville
avenue Montaigne, avec un bon quota de Normands. Ils
vont du directeur financier, Jacques Rouët, jusqu’au por-
tier… La date d’ouverture approche et la maison n’a tou-
jours pas de portier. « Ce portier, raconte Suzanne Luling,
nous le voulions grand, bien de sa personne, souriant avec
mesure, disant juste comme il sied. Le modèle des portiers
pour nous, c’était celui de Molyneux. » Rien de conforme
ne se présente jusqu’au jour où le bruit remonte à Chris-
tian Dior qu’un certain Ferdinand, originaire de Saint-
Lô, qui n’a rien a priori d’un portier puisqu’il est dans la
construction, se propose : « Saint-Lô ? La Normandie ?
C’est bon signe ! Faites-le venir. »
« Et le samedi suivant, raconte Suzanne Luling, il était là,
en blouson. Il nous a bien plu et nous avons tout de suite

237
Christian Dior, un destin

commencé les répétitions. Au volant de ma voiture, je faisais


le chauffeur. Assis à mes côtés, Monsieur Rouët faisait la
cliente. Toujours en blouson, ganté de blanc, Ferdinand se
précipitait, ouvrait la portière, la refermait, et se re-précipi-
tait plus calmement pour ouvrir la porte principale.
Monsieur Rouët entrait et la séance recommençait. » Jus-
qu’au moment où, en redingote et ayant acquis une allure
britannique, Ferdinand fut jugé digne d’accueillir les clientes.
Suzanne Luling, Nicole Riotteau, les camarades de
plage sont suivies de peu par Serge Heftler-Louiche,
directeur des parfums Coty à vingt-six ans et qui n’attend
même pas l’ouverture de la maison pour venir faire une
proposition à son ami. François Coty fut le plus grand
industriel français du parfum du début du XXe siècle. Mil-
liardaire, il vendit des dizaines de millions de flacons de
ses plus célèbres fragrances, dont “Cordon Rouge”, que
portait Christian Dior. Serge Heftler-Louiche est le fonda-
teur de la SFD, société de distribution de parfumerie
installée rue Jean-Mermoz 1. Le bel et élégant Serge
Heftler-Louiche est aussi le père d’une fille, Marie-Chris-
tine, à qui l’avenir réserve de devenir Princesse, épousant
un aristocrate allemand très parisien, Robin Sayn-Witt-
genstein, et d’entrer aux Parfums Dior où elle jouera un
rôle important. Un petit frère est en route qui va naître
un mois avant le New Look, le 12 janvier 1947. Il se
nomme Jean-Marc et Christian Dior sera son parrain.
La rencontre entre les deux amis, Christian et Serge, se
passe un dimanche par un froid après-midi de décembre,
place de la Madeleine, chez le pâtissier Penny. Le parfu-
meur a déjà son idée en tête : le Chypre de Coty qu’il veut
faire évoluer vers un parfum « grand air » dans le langage

1. Serge Heftler-Louiche est également fondateur du CMP


(Consortium méditerranéen de Parfumerie) à Monaco qui jouera un
rôle dans la fabrication des produits de la société des Parfums
Christian Dior.

238
Entrée des artistes

du milieu. Contractuellement Marcel Boussac n’a aucun


droit sur les parfums, mais pourquoi ne pas lui proposer
d’y participer ? Les deux amis se mettent d’accord pour
garder la majorité de la société face à Marcel Boussac qui
en serait le financier. Ils détiendront donc 55 % de la
société, 30 % pour Serge Heftler-Louiche et 25 % pour
Christian Dior.
Reste à créer le parfum et lui donner un nom : Alice
Chavannes, journaliste du Figaro, rapporte que Christian
Dior avait donné comme indications à son chimiste :
« Fais-moi un parfum qui sente l’amour » mais « il se trou-
vait un peu gêné pour le baptiser (tous les noms qui pou-
vaient convenir à un parfum sont déposés, c’est-à-dire
intouchables). Une réunion du conseil a lieu pour trouver
ce nom et sur ce, survient une arrivée impromptue :
Catherine, la sœur préférée ! Et Mitzah Bricard de lancer
aussitôt :
« Tiens, voilà Miss Dior ! »
Miss Dior ! Miss Dior ! Voilà mon parfum, lance
Christian Dior dont l’anglomanie prend tout à coup de
fortes connotations commerciales. Et c’est ainsi que
Catherine, concessionnaire en fleurs aux Halles et levée à
quatre heures du matin, est devenue, un soir, la marraine
imprévue d’un petit flacon qui renferme le muguet, le
printemps et l’amour sous le nom de Miss Dior. »
Lorsque le parfum est prêt – le jus créé par le fabricant
Vacher : une alcidée avec une rose de chêne –, un parfum
plus tenace que les parfums d’alors, Dior le fait essayer
par tous les nez de son entourage féminin, premières, ven-
deuses et amies femmes du monde : de l’avis unanime, il
est détesté. Mais Dior n’écoute personne, convaincu de la
qualité du jus, il l’impose !
Miss Dior ! L’idée de l’emballage pied-de-poule viendra
quelques jours plus tard, à partir d’un tissu de collection :
suggestion de Victor Grandpierre. L’improvisation de
« Miss Dior » se rapproche bien plus du jeu farfelu des

239
Christian Dior, un destin

« cadavres exquis », auxquels s’amusaient les poètes surré-


alistes en ajoutant chacun son grain de sel, qu’à une his-
toire de parfum. Comparé aux opérations actuelles de
lancement de parfums, coûteuses en études de marché, en
tests de vente, en campagnes de marketing et exigeant
des investissements colossaux, sans garantie de séduire le
marché, quelle légèreté de montage ! Époque bénie où il
suffit à Dior de téléphoner à René Gruau : « Je veux
que ce soit toi qui fasses l’affiche publicitaire du nouveau
parfum. » Il donne carte blanche au jeune graphiste. Cela
va de soi. Celui-ci noue un collier de perles et un nœud
en velours noir autour du cou d’un cygne blanc qui glisse
sur une grande page orange et voilà une affiche qui fera
pendant des années le tour du monde. En guise de
musique d’accompagnement, Henri Sauguet compose une
valse impromptue en l’honneur de « Miss Dior ». « Ainsi
nous nous trouvâmes tous réunis, écrit Christian Dior,
comme dans notre jeunesse au temps des pique-niques,
des parties de pêche et de croquet. Mais cette fois, une
autre bataille nous attendait. »
Nullement étonnant que les quatre-vingt-cinq membres
de l’équipe aient le sentiment d’être embarqués dans une
aventure extraordinaire : « Si nous étions “sur les dents”,
si nous comptions les jours qui nous séparaient de la pré-
sentation à la presse, nous n’étions pas inquiets, écrit
Suzanne Luling. Oui, pendant tout le temps que durèrent
les préparatifs, nous étions sûrs que nous nous achemi-
nions vers une chose dont le monde entier parlerait. »
En pénétrant dans son studio de l’avenue Montaigne,
Dior a sorti de sa poche une petite étoile et l’a posée sur
sa table : l’étoile de la chance, la bonne étoile sur laquelle
son pied a trébuché rue du Faubourg Saint-Honoré au
moment où le destin lui a fait rencontrer l’ami de Granville
qui allait le mettre sur le chemin de Marcel Boussac…
L’étoile de la victoire… Imperceptiblement l’on se met à
percevoir sous les traits un peu empâtés, l’arête tranchante

240
Entrée des artistes

du nez, dans le corps mou guetté par l’embonpoint, les


gestes brusques, derrière la voix onctueuse, le ton catégo-
rique, et sous le costume gris un petit général français qui
se dresse au fil des soixante jours de sa guerre en den-
telles. Symbolique, l’objet qu’il tient à la main quand il
officie au milieu des mannequins et des premières d’atelier
et dont il se sert pour rectifier le tracé de la silhouette sur
les modèles de la collection qui lui sont présentés : une
badine au pommeau cerclé d’or. Curieux pour un coutu-
rier ? C’est le langage d’un général qu’il emploie : « la
constitution d’un état-major de grande classe », la « mobi-
lisation de toutes mes pensées et de toutes mes forces », la
« vigilance », le « nerf », la « nécessaire reconquête ». Mais
la guerre ici est un jeu et Christian Dior a surtout besoin,
pour déclencher sa puissance créatrice, de stimulations
ludiques : retour aux images de carnaval de son enfance
et aux soirées d’invention de farces et de charades autour
de Max Jacob.
La légende du New Look est déjà en marche auprès de
ses protagonistes. « Curieuse époque de travail éreintant,
d’improvisation, de course folle, de mise en place,
d’entrain endiablé », raconte dans son journal, Suzanne
Luling. Si l’on avait le temps de s’arrêter en se croisant
dans l’escalier, on se dirait qu’on est en train de vivre les
plus beaux moments de sa vie. Plus tard, quand on en
aura le loisir, on se les racontera… Chaque heure, chaque
jour, chaque minute, presque, une surprise, un défi, un
incident, un fou rire. Il aurait fallu tout enregistrer. Par
chance, la chronique de Suzanne Luling a sauvé quelques
beaux morceaux de cette odyssée heureuse où les choses
semblent arriver toutes seules. Un mois et demi avant la
sortie de la collection, Dior voit déjà pleuvoir des dollars.
Visite impromptue d’un fabricant de bas américain. Celui-
ci a été alerté de la prochaine ouverture de la maison par
la presse en lisant l’article paru dans le Women’s Wear Daily
du 17 novembre 1946. Ce fabricant du nom de Prestige

241
Christian Dior, un destin

vient proposer à Dior des bas multicolores assortis à ses


robes en lui offrant tout de suite 5 000 dollars, si le coutu-
rier veut bien les utiliser dans ses collections. Le fabricant
s’engage à en assurer la promotion par des parutions
publicitaires dans les magazines de mode américains. Une
autre après-midi, l’on voit arriver Messieurs Aschers,
fabricants de soie new-yorkais, qui, ayant entendu parler
de Dior dès l’automne, viennent lui proposer des foulards
de soie portant des dessins de Henry Moore, Graham
Sutherland et d’autres artistes, à vendre dans sa boutique.
Parfois, ce sont des visiteurs plus fantaisistes que l’on
voit débarquer. Le recrutement des mannequins s’accom-
pagne d’un malentendu comique. Dior avait publié une
annonce dans la presse. Ironie du sort : c’est la période
où Marthe Richard obtient la fermeture des « maisons
closes ». L’hôtel est soudain envahi par un lot de prosti-
tuées sans emploi, outrageusement maquillées, confondant
l’art de présenter une robe avec la rapidité à l’ôter, et dési-
gnées pour une tout autre déambulation que les élégantes
pirouettes sur la moquette de la maison Dior. La nouvelle
de cette invasion inattendue se répand instantanément à
tous les étages de l’avenue Montaigne, déclenchant des
fous rires dans les ateliers et faisant aussitôt sortir Dior
de son studio. Ne voulant pas se priver du plaisir d’inspec-
ter en personne l’intéressant étalage, son œil expert réussit
à distinguer dans le lot, égarée, une jolie jeune fille, Marie-
Thérèse, qui va devenir un des mannequins vedettes.
« C’est vrai qu’on menait une existence pas croyable »,
raconte Suzanne Luling. Partageant avec Harrison Elliot
un minuscule bureau qui prend jour dans l’œil-de-bœuf
du hall d’entrée, elle bénéficie certes d’un intéressant
poste d’observation mais souffre aussi de l’inconfort car
un courant d’air insidieux passe par l’ouverture. L’espace
manque, la poussière envahit les lieux, mais il faut bien
s’en arranger : quand il n’y a pas d’autre solution, elle
accompagne les mannequins chez elle, quai Malaquais,

242
Entrée des artistes

pour les faire photographier dans son appartement ou


dans la loge de sa concierge : « Là aussi, il y a un œil-de-
bœuf – ravissant. Les filles passaient la tête par le rond,
et on les saisissait ainsi, le nez à leur fenêtre, la bouche
arrondie par la plus feinte des surprises. » Harassés,
finissant de travailler à dix heures du soir, tous vont
danser ensuite la moitié de la nuit. « On commençait
quelque chose et on le commençait entre personnes qui
s’aimaient bien, qui avaient confiance les unes en les
autres et qui, spontanément, parlaient la même langue. La
province à Paris – parisienne par le goût, provinciale par
le sérieux –, voilà ce que nous étions. Dans la maison
flottait un air de travail et de réussite. »

La collection qui m’a donné le moins de soucis

Christian Dior est entré en répétitions et travaille lui


aussi dans des conditions d’exiguïté invraisemblables. Son
studio a été aménagé dans l’ancien boudoir de l’hôtel par-
ticulier, et le manque de recul pour les essayages nécessite
de déborder sur le palier et même sur les marches de
l’escalier. On essaie, on rectifie le long des degrés. Les
difficultés de toutes sortes font monter la fièvre. Les tissus,
tout d’abord, sont loin d’avoir retrouvé la qualité qu’on en
attend. La maison a reçu la visite inattendue d’un Chinois
qui propose du shantung et c’est dans cette étoffe que se
fabrique le futur célèbre tailleur « bar ». Mais il s’agit sur-
tout pour toutes les ouvrières qui collaborent pour la pre-
mière fois de réapprendre des tours de main oubliés. « Je
voulais que mes robes, raconte Christian Dior, fussent
“construites”, moulées sur les courbes du corps féminin
dont elles styliseraient le galbe. J’accusais la taille, le
volume des hanches, je mis en valeur la poitrine. Pour
donner plus de tenue à mes modèles, je fis doubler
presque tous les tissus de percale ou de taffetas, renouant

243
Christian Dior, un destin

ainsi avec une tradition depuis longtemps abandonnée. »


Une première d’atelier fait une dépression nerveuse, à
force de travail trop ardu. Il faut la remplacer au pied levé
par une ouvrière, Monique, qui se révèle, Dieu merci, à
la hauteur. « C’est elle qui, avec Christiane, raconte Dior,
mena à bien cette collection. Elles eurent même à faire
les tailleurs, le spécialiste que j’avais engagé se révélant
insuffisant. »
La mise au point des modèles tourne au cocasse un jour
où Dior, irrité de la raideur du mannequin sur lequel il
essaie ses toiles, agacé de ne pouvoir obtenir la souple
cassure de la taille qu’il désire, réclame un marteau. « Et
c’est ainsi, à grands coups de marteau nerveux, raconte
Suzanne, qu’il donna au mannequin les formes de la
femme idéale pour la mode qu’il allait lancer. » Il s’agit,
on s’en doute, d’un mannequin en bois de la maison
Stockman, qui se mettra à fabriquer, un peu plus tard, des
mannequins New Look.
Les mannequins en chair ont autant de mal à résister à
ce régime insensé. L’une d’elles, une ravissante Anglaise,
tombe d’évanouissement dans les bras de Christian Dior.
« Je croyais la tenir solidement, raconte-t-il, mais elle
continua de glisser vers le sol en laissant entre mes
mains… sa poitrine ! J’avais oublié que, voulant mettre
cet avantage féminin en valeur, j’avais prescrit à celles que
la nature avait peu favorisées à cet égard de se faire fabri-
quer ce que nous appelons pudiquement une “gorge” pos-
tiche. »
Ce n’est qu’un mini-drame comparé à celui qui survient,
quatre jours avant la sortie de la collection : une grève
syndicale dans les ateliers ! Les ouvrières de chez Dior
restent fidèles à leur poste, mais une bande de petites
mains, échappée d’une maison de couture voisine, fait
irruption dans l’immeuble du 30, avenue Montaigne,
grimpe dans l’escalier et envahit les ateliers, exigeant par
solidarité l’arrêt du travail. « Christian reçut ce coup du

244
Entrée des artistes

sort comme s’il lui était personnellement destiné, il se sen-


tait frappé à l’instant précis où il livrait une grande partie
de sa vie. »
La chronique de cette catastrophe, fidèlement tenue par
Suzanne Luling, illustre encore une fois, s’il est besoin, la
force irrépressible du mouvement qui porte le New Look,
quels que soient les obstacles. La production repart, le
premier moment de paralysie dépassé : « Nous piaffions
d’impatience, ronchonnant, proposant des solutions de
bonne volonté et de sacrifice comme s’il s’était agi d’un jeu
d’autrefois, comme si nous avions dû sauver, in extremis,
la fête champêtre de Granville, menacée par la pluie. » Et,
en effet, l’on voit aussitôt voler au secours Marie-Louise
Bousquet, Christian Bérard, René Gruau, Denise Tual,
tous les amis qui, prenant la place des ouvrières,
s’installent aiguilles et ciseaux en mains dans les ateliers
et s’attaquent aux volants de tulle et aux ourlets de jupe.
Le surlendemain, les choses calmées, certaines ouvrières
rentrent en catimini.
Hormis cette grève, épreuve tragique et angoissante, et
des moments d’épuisement où le couturier s’effondre sur
des piles de tissus, devenues les seuls sièges disponibles,
Christian Dior affiche une sérénité étonnante : « De toutes
mes collections, c’est celle d’ouverture qui m’a coûté le
moins d’effort et causé le moins d’inquiétude. Je ne ris-
quais pas, en effet, de décevoir un public qui ne me
connaissait pas encore, n’attendait rien, n’exigeait rien de
moi. Il me fallait certes lui plaire, mais c’était ma propre
estime qui était en jeu. » S’attendait-il à son succès ?
« Mon idéal était d’être classé “bon faiseur”, expression
rien moins que tapageuse dont j’apprécie ce qu’elle com-
porte d’honnêteté et de qualité. » Avait-il la moindre idée
qu’il allait créer une révolution ? « Je peux cependant
avouer qu’à la veille de la première collection, celle du
New Look, si l’on m’avait demandé ce que j’avais fait et
ce que j’en espérais, je n’aurais certainement pas parlé de

245
Christian Dior, un destin

révolution. Je ne pouvais prévoir l’accueil qui lui serait


fait, tant je l’avais peu imaginé, ayant seulement essayé de
réaliser de mon mieux. »
Autour de lui, au contraire, le pressentiment du succès
est très fort et Christian Dior ne peut plus indéfiniment
se soustraire à la curiosité de ses amis qui piaffent d’impa-
tience durant les préparatifs. La présence fraternelle de
Bérard, la ferveur maternelle de Marie-Louise Bousquet,
les visites tournoyantes de ses proches, les vœux des
« supporters », les requêtes pressantes de ses relations
dans la presse, tous les mouvements dont Dior s’est
jusque-là protégé – un des symptômes de la réussite est la
place qu’y réclament les autres – se liguent pour lui
demander le privilège de voir la collection en avant-pre-
mière. Bérard, qui a la prescience de ce qui va lui arriver,
lui dit, la veille du grand jour : « Sois heureux, ce soir,
profites-en. À partir de demain, il faudra chercher à te
surpasser. Tu ne seras plus jamais tranquille. »
Devant cette manière d’initiation venant de son ami qui
n’a jamais connu que le succès, Dior est pris de vertige.
« N’allait-on pas trop attendre de moi ? Ne me faisait-on
pas trop confiance ? » Mais il n’est pas angoissé, comme
le décrit Suzanne Luling, « devant ce qu’il a fait – oh non !
– mais à l’idée qu’il va lui falloir le montrer à des gens.
C’est cette audace-là qui l’effraie. Un peu comme si on lui
avait annoncé, lorsque plus jeune il jouait à des charades
avec Max Jacob, Christian Bérard, Jean Ozenne ou
André Fraigneau, qu’on exigeait de lui qu’il recommence
les mêmes jeux et les mêmes travestis, le soir même, sur
scène et devant un millier de personnes. »
Christian Dior s’exécute à grand regret. Dans le salon
qui n’a vu se dérouler, les jours précédents, que des répéti-
tions hâtives au milieu de travaux inachevés, encombrés
d’ouvriers, il tient un simulacre de répétition générale et
présente ses modèles à son cercle d’amis intimes. Christian
Bérard crie au miracle, Marie-Louise Bousquet renchérit,

246
Entrée des artistes

Étienne de Beaumont applaudit à tout rompre… Cela ne


fait qu’aggraver son angoisse. Superstitieux comme il est,
il se précipite sur le moindre morceau de bois à toucher. Il
aurait voulu reculer le plus longtemps possible le moment
d’affronter le public. Même les vendeuses de la maison
sont exclues de ce spectacle : « Pour elles comme pour la
presse, le rideau se lèvera le jour fixé », décide-t-il. Au
sortir, Christian Bérard, incapable de garder ce qu’il a eu
le privilège de voir, répand aussitôt son enthousiasme dans
tout Paris. Il baptise la nappe du restaurant où il dîne de
griffonnages de la nouvelle silhouette en proclamant la
révolution que Christian Dior s’apprête à apporter au
monde. Bettina Ballard, qui fait partie des dîneurs attablés
ce soir-là autour du saint Jean-Baptiste de la mode,
dévore les croquis des yeux…
« Christian Dior, poursuit Suzanne Luling, s’apprêtait
à tout bousculer en revenant, d’un coup, aux robes
longues, aux tailles fines, aux jupes larges, à tout ce dont
la guerre nous avait dépouillés. Mais à ce sujet aussi, on
pouvait lui faire confiance. Christian était le contraire d’un
révolutionnaire ; il ne faisait jamais rien pour épater ; il
détestait l’audace gratuite et avait le plus grand respect
des traditions – en souhaitant qu’on les renouvelât sous
l’angle de son temps. S’il paraissait “gaspiller” du tissu,
comme certains l’ont absurdement insinué à l’époque,
c’était non pour combler les vœux de ses commanditaires,
mais tout simplement parce qu’il sentait ainsi la mode de
cette année-là. Peu d’êtres possédaient comme lui le sens
de l’air du temps, la perception exacte des évolutions en
cours, la prémonition de ce que, sans le savoir, demain,
on adorerait. Il aurait entendu mûrir un fruit. Pourquoi ?
Peut-être parce que Christian aimait à se taire, à écouter,
qu’il ne cherchait jamais à briller, qu’il était attentif aux
désirs et aux bonheurs de ceux qu’il aimait, qu’il avait la
tendresse, la curiosité et la discrétion à fleur de peau. Et
aussi, bien sûr, parce qu’il était un artiste authentique

247
Christian Dior, un destin

[…]. Oui, quitte à décevoir ceux pour qui une telle révéla-
tion soudaine doit forcément tenir du miracle, je jure que
cette première collection était tout le contraire d’un coup
de dés. Nous étions impatients, certes, d’en connaître le
résultat, mais, avant tout, nous étions heureux.
« À minuit, quand nous sommes sortis sur le trottoir,
devant l’hôtel de l’avenue Montaigne, enfin rendu à la
nuit, il s’est retourné pour le contempler. Il faisait doux ;
nous étions tous dans cette torpeur qui suit les grands
efforts et précède immédiatement les examens. Christian
a souri, a eu un petit geste de la main et, montrant son
nom sur la façade, il a dit : “Si Maman avait vécu, jamais
je n’aurais osé.”
Le lendemain, c’était son triomphe ! »
Chapitre 11

Le marchand de bonheur

« Mon rêve ? Rendre les femmes plus


belles et plus heureuses. »
Christian Dior et moi.

Le 12 février 1947

C’est l’un de ces jours qui n’arrivent pas à se lever.


Dans la rue, les passants sont rares, les voitures aussi. Il
n’y en a guère, ces temps-ci, dans la capitale. On manque
d’essence, on manque de charbon, on manque de tout. Ce
matin, à la radio, on a annoncé la baisse de 350 à
200 grammes par jour de la ration de pain. Le moral des
Français est tombé, comme la température, au-dessous de
zéro. Le thermomètre marque – 6, un peu mieux que la
semaine dernière où il descendait à – 13. Mais cela n’a
pas dissuadé un groupe de personnes de se trouver à dix
heures du matin – ils sont une centaine environ à battre
la semelle – devant l’auvent de toile grise qui encadre
l’entrée du 30, avenue Montaigne. Femmes en manteau
de vison et hommes élégants caquetant haut et semblant
se connaître entre eux. Un spectacle plutôt insolite. Tout
ce beau monde piétine sans avancer. Des bras brandissent
des cartons d’invitation. Une grande redingote grise de
portier barre l’entrée. Trois personnes à la fois, s’il vous
plaît. Des femmes s’énervent : des journalistes. Jamais on
ne les a traitées comme ça. Elles n’ont pas de temps à

249
Christian Dior, un destin

perdre. Et pour voir des robes en plus ! Voilà quinze jours


qu’elles en voient défiler du matin au soir !
Dans ce brouhaha, nul ne remarque les tapissiers qui
se faufilent en sens inverse, sortant par l’unique issue de
l’immeuble. Ils ont passé la nuit à finir leur travail, suivis
de peu par l’équipe de fleuristes qui, dès les premières
heures du jour, ont composé les bouquets ornant l’entrée
et l’escalier qui débouche sur le vaste salon gris perle et
blanc. Le décor floral a de quoi faire tomber à la renverse.
Quelle indécence quand on songe aux queues devant les
magasins d’alimentation et aux gens qui meurent de
froid ! Oui, des ouvriers sont morts de congestion la
semaine dernière. Le charbon n’arrive plus à Paris, les
canaux sont gelés. Debout dans l’escalier, Dior abandonne
l’arrangement des palmiers-quincias qu’il fait disposer à
l’entrée pour aller regarder les immenses ovales de fleurs
qui montent à l’assaut des glaces, sur les cheminées des
deux salons. C’est un enchantement et il se déclare
enchanté. Autour de lui, c’est l’affolement. Harrison
Elliot, son plan de placement à la main, soulève les éti-
quettes accrochées aux fauteuils : « Hélène Lazareff…
oui… Suzan Train ? Je n’ai plus de place pour elle sur le
canapé de Vogue ? » Dior ne semble même pas voir le
jeune Américain. Il n’a d’yeux que pour les longs delphi-
niums bleus, les pois de senteur roses, et les muguets
blancs dont il détache un brin pour le mettre à sa bouton-
nière. Le muguet est sa fleur fétiche. La veille au soir, il a
fait livrer par Lachaume un bouquet au domicile de
Marcel Boussac, 74, boulevard Maurice-Barrès à Neuilly.
Le commanditaire a été entièrement tenu à l’écart durant
ces mois de préparatifs. Le premier signe venu de son
poulain l’éblouit par sa beauté. En arrivant chez lui au
sortir de son bureau, un bouquet d’une composition inouïe
d’orchidées blanches et noires éclaire le vestibule. Une
délicate attention quand on sait sa passion des orchidées
dont il fait élevage dans sa serre chauffée à Chantilly. De

250
Le marchand de bonheur

joie, Boussac monte aussitôt à l’appartement de sa femme :


« Ne t’inquiète pas pour demain : il n’y a pas un fleuriste
au monde capable de faire un bouquet aussi beau que
celui que je viens de voir. Je suis sûr que ce sera un
immense succès ! »
Dehors, les belles dames battent toujours de leurs
semelles compensées sur le trottoir pour se réchauffer. Les
récriminations sont montées d’un ton. La haute stature de
Jacques Rouët est venue seconder la redingote grise de
Ferdinand. Avec ces deux gorilles, le filtrage s’opère un
peu mieux. Les langues en attendant font patienter les
jambes. Tout ça, c’est grâce à l’argent de Boussac ! dit
l’une… Il paraît qu’il a mis soixante millions dans l’affaire,
dit l’autre… Oh ! bien plus, répond la troisième. Comme
il en coûte peu de parler, on va jusqu’au milliard !… Mais
il est fou ?… De toute façon, quelle importance, foutu
pour foutu… Tout le monde tombe d’accord : avec trois
millions de grévistes en France à l’heure actuelle, deux
cent cinquante mille à Paris, la capitale privée d’éboueurs,
et l’armée faisant le boulot !… La conversation se pour-
suit sans risques… La faute aux communistes… Voilà ce
qu’ils ont produit… C’était bien la peine de renvoyer le
général de Gaulle !… Combien de temps encore vont-ils
nous faire attendre ?… Oh ! vous savez : je reviens de
Londres, c’est encore pire qu’à Paris ! Le froid… je ne
vous dis pas… C’est la Sibérie chez eux… rien dans les
magasins… Et n’oubliez pas que l’Inde, c’est fini, ils ne
peuvent plus compter dessus !…
Mais la politique n’intéresse plus personne. L’attention
retourne vers les pieds pour éviter de se les faire écraser.
On vous pousse de partout. C’est bon signe. On approche
de la porte… Enfin arrivé dans le saint des saints… Et là,
quel mirage cette entrée ! Quelle extase, toutes ces fleurs !
Quel oubli de tout le reste ! Un nuage d’effluves suaves
vous enveloppe. De ravissantes jeunes femmes sortant

251
Christian Dior, un destin

d’un écrin en toile de Jouy vous vaporisent de parfum.


Le futur « Miss Dior »…
C’est sans aucun doute l’affolement des autres qui l’aide
à garder son calme. Mais soudain, dans le salon, Dior
s’immobilise. Dans sa poche ses doigts se crispent sur un
morceau de bois. C’est que le vacarme des tapissiers a
cessé. La moquette est clouée. Et qu’a dit Madame Dela-
haye, sa voyante ? Le dernier coup de marteau sera donné
à l’entrée du premier visiteur. L’effervescence autour de
lui est à son comble, désormais il n’a plus qu’à s’en
remettre au sort et il ressent comme une étrange tran-
quillité.
« Qui n’a pas assisté à la présentation d’une collection
à la presse, raconte Suzanne Luling, a du mal à se l’imagi-
ner. Cela tient de la générale de théâtre, du salon de thé,
de la corrida et des Assises. On papote, on cherche sa
chaise qui porte une petite pancarte numérotée retenue
par un ruban, on serre des mains, on se fait de grands
signes de loin, on se lève pour réclamer le programme.
Tout le monde s’agite, se pousse un peu, cherche sa place
[…]. Dans ce bateau en délire, il y a la femme qui proteste
parce qu’elle est mal placée, l’autre qui, installée dans
l’escalier – les salons sont bourrés à craquer –, se plaint
d’avoir fait filer son bas. C’est parfumé, c’est bavard, c’est
futile, et, pourtant, c’est sérieux. Diablement sérieux ! Ces
personnes réunies là sont, à l’exception de quelques amis
entassés sur les marches de l’escalier, des juges déjà haras-
sés par une bonne demi-douzaine de présentations ana-
logues subies pendant la semaine précédente, qui, crayon
en main, sont prêts à baisser le pouce ou à faire un
triomphe au matador. Elles ont trop chaud, comme dans
l’arène, des fourmis dans les jambes, comme dans l’arène,
et elles emploient un jargon de métier, comme dans
l’arène. On les autorise à écrire, mais pas à dessiner ou
à photographier. Un appareil est aussi dangereux, aussi
prohibé qu’une cigarette dans une raffinerie de pétrole.

252
Le marchand de bonheur

Car une présentation de collection, c’est un mystère


dévoilé. Un mystère qui, s’il est réussi, vaut des dizaines,
peut-être des centaines de millions et dont la divulgation
prématurée est très sévèrement punie par la loi. »
Et là, comme obéissant à un code d’initiés, les conversa-
tions s’arrêtent net : l’aboyeuse, son papier à la main, vient
de s’encadrer dans la porte qui masque l’entrée de la
cabine d’où sort le premier mannequin. Il est dix heures
trente. Dior, invisible, se cache derrière le rideau.
« Numéro un, Number one ! »
C’est Marie-Thérèse qui présente le premier modèle,
mais, morte de frayeur, elle se trompe au premier tour et
revient en sanglots, incapable dès lors de passer une robe.
Sans aucune importance. Le public n’a vu que passer sa
démarche renversante, quand s’entrouvre sa jupe plissée.
Un, deux, trois modèles se suivent au même rythme. Fai-
sant virevolter une jupe de vingt mètres de tour, chapeau
incliné sur l’œil, main gantée, cette démarche, cette sil-
houette, ce n’est pas un rêve, c’est bien elle, la féminité
incarnée, coquine impénitente dans son oubli nonchalant
du drame, créature aux formes voluptueuses, renversante
dans son apparition, un mélange de folie et d’élégance et,
par-dessus tout, sûre d’elle-même… Oui, c’est elle, tant
attendue, ressuscitée, l’allégorie de Paris, cocktail explosif
reconquérant tous les imaginaires, stoppant toutes les res-
pirations. Stupéfaites, les spectatrices habillées en jupes
courtes et droites sous des vestes carrées tirent incon-
sciemment sur l’ourlet de leur jupe. Les applaudissements
crépitent. Ils n’arrêteront plus. Quatre-vingt-dix modèles
tournant autour de deux lignes, « Corolle » et « En Huit »,
bouleversent les proportions du corps féminin pour lui
rendre le plus gracieux de son naturel. Christian Dior der-
rière son rideau se bouche les oreilles. Les rafales de
bravos lui font peur.
Les deux marraines américaines sont subjuguées. La
performance dépasse de loin leurs attentes. « Nous avons

253
Christian Dior, un destin

assisté, raconte Bettina Ballard, à une représentation théâ-


trale telle qu’aucune maison de couture ne l’avait montrée
auparavant. Nous avons été les témoins d’une révolution
dans la mode en même temps que d’une révolution dans
la façon de montrer la mode. » La rédaction de Harper’s
Bazaar à New York est plongée dans un état de choc
depuis la veille, Carmel Snow leur ayant télégraphié :
« Gardez plein d’espace pour Christian Dior dans le jour-
nal. » C’est elle qui se jette la première sur le couturier :
« Quelle révolution, mon cher, vos robes ont inauguré un
New Look ! Elles sont tout bonnement merveilleuses. »
Avant même que son mot fameux ne soit parti en orbite
autour du monde, un coursier posté en bas dans l’avenue
a attrapé le billet que lui lance par le balcon la journaliste
de l’agence Reuter. La nouvelle sera connue le jour même
aux États-Unis. Les journaux français sont en grève,
durant un mois, c’est donc à la presse américaine et étran-
gère que revient l’honneur de saluer l’événement. Bettina
Ballard, cette fois, ne lésine plus sur les guirlandes :
« C’est ce que tout le monde attendait alors de Paris.
Jamais il n’y eut moment plus propice pour voir surgir
un Napoléon, un Alexandre le Grand, un César de la cou-
ture. La mode attendait une reprise en main, un choc, une
nouvelle direction. Il n’y eut jamais conquête plus facile
et plus complète que celle de Christian Dior en 1947. »
Carmel Snow entonne son couplet patriotique – on la sur-
nommera « la garde française » et elle l’a bien mérité :
« Dior a sauvé la couture comme la France l’a été par la
bataille de la Marne. » Les acheteurs américains qui ne
l’ont pas cru, et qui sont repartis par Le Havre avant de
voir la collection, vont devoir faire demi-tour dès leur arri-
vée devant la statue de la Liberté.
Poussé dans le grand salon, accueilli par un ouragan de
bravos, Christian Dior ressemble à un monsieur au visage
balafré de marques de rouge à lèvres : « Quoi qu’il puisse

254
Le marchand de bonheur

m’arriver d’heureux dans la vie, rien ne pourra dépasser


ce que j’éprouvai à ce moment-là. »

« La Marseillaise » !

C’est une véritable invasion qui déferle sur l’avenue


Montaigne le jour même et qui ne va pas cesser pendant
les mois suivants. Le petit hôtel particulier croule dans
une atmosphère de folie. Les femmes qui s’y pressent vou-
draient en ressortir habillées en Dior dans l’instant même.
Les malheureuses vendeuses ne savent plus où donner de
la tête. Déjà exigeantes et difficiles à satisfaire en temps
habituel, les clientes veulent toutes à la fois essayer le
même modèle : l’ensemble « Bar », celui qui signe la col-
lection, avec sa jaquette en shantung crème à basques
arrondies qui moule un buste de marquise et sa jupe plis-
sée noire qui s’évase en donnant une démarche de reine,
le tout agrémenté d’une capeline en rio noir sur la tête fort
insolent. Olivia de Havilland achète le tailleur « Passe-
Partout », en crêpe de laine bleu marine, col ras du cou,
poches sur la poitrine et sur les basques, porté sur une
jupe fuseau qui dessine la ligne « en huit ». Nombre
d’entre elles commandent la robe d’après-midi « Corolle »
en laine noire, le buste fermé par cinq gros boutons et sa
jupe à plis miraculeux. Ce plissé se retrouve aussi dans le
modèle « Chérie » en taffetas bleu et dans les robes du
soir. Le long fourreau « Africaine » en mousseline impri-
mée panthère les fait rêver. Rita Hayworth se commande
la robe du soir « Soirée » avec deux étages de plissés
superposés en taffetas bleu marine qu’elle portera au gala
de son dernier film, Gilda. Vivian Leigh et Laurence Oli-
vier assistent à la collection escortés par Christian
Bérard : « Tout le monde avait l’accent de Chicago »,
remarque « Scarlett » en sortant.

255
Christian Dior, un destin

On accourt aussi de Londres, de Rome, de Buenos


Aires, de Montevideo. Durant quelques semaines, on
remarque une plus forte affluence de femmes que
d’hommes sur les vols Londres-Paris. Nancy Mitford a
ouvert la voie, suivie de près par ses sœurs. L’élégante
romancière, habituée de l’ambassade d’Angleterre, qui se
trouve de temps à autre à court de devises, n’hésitera pas,
à la saison d’hiver, à vendre sa fourrure pour faire l’acqui-
sition d’un manteau Dior qui l’enveloppe comme une
héroïne karéninesque et dont le métrage de tissu vaut bien
la puissance thermique de son ex-rat d’Amérique.
L’impact de Dior sur le gotha est inouï. « Voici quarante
ans que je suis membre du Jockey Club, s’exclame le
comte de Lasteyrie, qui se tient d’habitude à l’écart de ces
frivolités, et je n’ai jamais entendu prononcer le nom d’un
couturier jusqu’à cette année : maintenant on ne parle que
de Dior 1 ! »
Mais le plus inattendu arrive : Dior, qui se destinait à
tout sauf à un public populaire, voit sa silhouette des-
cendre dans la rue et conquérir en quelques semaines un
nombre encore plus important de femmes. Phénomène
sauvage dont il est le premier étonné, à Paris et en pro-
vince sa mode se trouve accaparée par des catégories qui
mettaient d’habitude beaucoup plus de temps à subir
l’influence de la couture. Les boutiques n’existant pas, la
confection produisant de l’ordinaire et ne suivant que de
loin les tendances, la haute couture avait vécu jusqu’ici
dans un monde à part. Or, voilà que la mode théâtrale de
Dior, quelque peu revue et corrigée – jupes corolles, tailles
fines et bustes décolletés –, habille les femmes toutes
classes confondues. Comme si, du haut en bas de l’échelle,
on ne rêvait qu’au bonheur de jouer à la femme fatale et
à la grande dame. Cette métamorphose instantanée de la
rue s’explique par la guerre, qui a habitué à faire tout par

1. Lettres de Nancy Mitford, éd. Charlotte Mosley, p. 217.

256
Le marchand de bonheur

soi-même, et peu importent la grève des journaux et


l’absence de magasins pouvant répondre à la demande, on
se débrouille « avec les moyens du bord » pour créer son
propre stylisme. Baguette magique de cette transformation,
la bonne vieille fée Singer qui repique et recoud n’importe
quelle étoffe pourvu qu’il y ait du métrage. Ce n’est pas tou-
jours facile. Susan Train, jeune étudiante à Paris en 1947,
qui succèdera à Bettina Ballard en tant que Paris editor du
Vogue américain : « Je dus m’arracher les cheveux, ne
sachant pas coudre, pour me bricoler une jupe longue en
flanelle grise. » Hebe Dorsey a dû résoudre le même pro-
blème : future éditorialiste de la mode à l’International Herald
Tribune, elle n’était aussi qu’une étudiante à la Sorbonne et
se trouve amenée par un ami à la collection, dont elle ressort
« transportée » : « C’était comme d’aller à l’opéra pour la
première fois. Dior a vraiment gagné la guerre pour la
France. N’importe quel chauffeur de taxi, si vous lui disiez
“Dior”, savait tout de suite où vous conduire : c’était comme
d’entonner La Marseillaise ! »
Car, malgré son nom étranger, le New Look exprime
quelque chose de bien français. Nul ne demeure en reste
et pas même le Quartier Latin. La muse de Saint-
Germain-des-Prés, Juliette Gréco, modèle d’une généra-
tion d’antihéros, celle dont la voix rauque et veloutée
chante Si tu t’imagines au Tabou ou à La Rose rouge, n’hésite
pas à traverser la Seine pour aller faire ses emplettes
avenue Montaigne. (À l’époque, on pouvait s’acheter une
robe haute couture pour le prix d’un vêtement prêt-à-
porter de luxe aujourd’hui !) Flatté par la venue de Gréco,
Dior en perçoit aussitôt la signification : « Elle sut conci-
lier avec une rare intelligence son style si particulier avec
celui de ma maison. La mode nouvelle était donc bien celle
de la jeunesse et de l’avenir. »
Pourquoi cet engouement qui s’empare aussi de la jeu-
nesse et que signifie donc le fait de porter le New Look ?
Serait-ce un acte d’affirmation de soi ? Il a beau s’agir de

257
Christian Dior, un destin

robe, cela révèle un sacré toupet d’oser réafficher son luxe


dans un pays paralysé par les grèves, ballotté par les crises
de gouvernement et qui se croit condamné à la morosité.
Si la nouvelle mode agit comme un déclic, c’est qu’elle
exprime justement le désir du contraire : le besoin d’en
finir avec les estomacs vides, les regards fanés, les loge-
ments crasseux, les idées qui partent en fumée, les jours
interminables d’ennui. C’est le désir de retrouver la bonne
santé, l’amour, la vie chez quarante millions de Français.
Il y a des situations que seul peut débloquer un acte fou.
Pensons à l’acte téméraire – au mépris du danger – que
fut la marche triomphale ordonnée par le général de
Gaulle, le lendemain de la libération de Paris, qui réussit
d’un seul coup à relever l’honneur de la Nation. Faisant
fi des francs-tireurs embusqués sur les toits des
immeubles, le cortège, parti de la place de l’Étoile, avait
descendu les Champs-Élysées, traversé la place de la
Concorde, poursuivi son chemin jusqu’à Notre-Dame où
fut entonné le Te Deum 1.
On dirait que, sans le savoir, Dior a touché cette fibre
sensible dans l’âme de ses concitoyens. Le New Look est
armé du désir de relever la tête. Un désir qui veut expri-
mer aussi l’honneur de la France sauvée et libre en y
adjoignant la volonté de renaissance de notre culture et
de notre art de vivre que les étrangers admirent chez nous.
Le nombre de petits drapeaux tricolores brandis à la libé-
ration de Paris par des étrangers clamant « Vive la
France » en disait quelque chose.
« Nous sommes tous français », écrit Cecil Beaton, le
grand photographe et portraitiste de la royauté britan-
nique : « Les Français ont le respect de la beauté sous
toutes ses formes et c’est sans doute pourquoi ce peuple a

1. Te Deum, hymne latin chrétien, chanté à l’occasion de services


solennels d’action de grâce (victoires, fêtes nationales, naissances
princières, saluts, processions, etc.)

258
Le marchand de bonheur

porté les arts mineurs à un degré de raffinement et de


perfection inégalable 1. »
Le New Look exprime un désir qui n’est pas vulgaire,
qui n’est pas celui de l’argent facile, des profiteurs de
guerre, ces « BOF », qui puent les nouveaux riches, les
robes en strass, les voitures décapotables. Un désir qui
n’est pas non plus dérisoire comme la révolte de cette jeu-
nesse bigarrée qui se terre dans des caves enfumées au
pied de la tour millénaire de Saint-Germain-des-Prés. Les
filles sont en sweater et jupe portefeuille noirs et laissent
pleurer leurs longs cheveux sur leurs épaules, cependant
que leurs « Jules », aussi chevelus et mal peignés, se
nippent aux Puces en pantalons trop étroits. Ils essaient
de conjurer les maux de la guerre et leur dégoût de la paix
en se trémoussant, la nuit, autour de pianos désaccordés, à
la lumière de lampes avares, dansant jitterbugs et boogie-
woogies jusqu’à l’épuisement, sous les torrents de décibels
que lance la trompette de Boris Vian, à moins qu’ils
n’aillent « exister », le jour, au Café de Flore, quartier géné-
ral de son prophète, Jean-Paul Sartre, en étalant leurs
grises mines devant des verres remplis de matérialisme
métaphysique.
« Toute mode meurt d’un dégoût, naît d’un désir, cristal-
lise ce qui frissonne à la surface d’une société », comme
l’écrit Françoise Giroud. Jamais une mode, cependant, n’a
déclenché un pareil mouvement d’opinion, que dire ? une
fureur qui provoque la réaction des mécontents. Des
images surprenantes apparaissent aux actualités, dans les
salles de cinéma, montrant des scènes de femmes qui se
battent en plein Paris et s’arrachent leurs vêtements. Ce
sont des ménagères de la rue Lepic qui, encore vêtues
comme des pauvresses, entrent en furie quand elles voient
les premières robes New Look. Elles s’en prennent à celles

1. Cecil Beaton, Cinquante ans d’élégances et d’art de vivre, Séguier,


dont Dior a écrit la préface.

259
Christian Dior, un destin

qui les portent, empoignent leurs corsages et les déchirent


en morceaux. Les malheureuses s’en sortent à moitié nues.
C’est le tout jeune photographe Richard Avedon qui a
déclenché involontairement ce lynchage. Il vient d’être
engagé par le Vogue américain et c’est l’un de ses premiers
reportages à Paris. Il entendait justement saisir, en attirant
ses mannequins à la sortie d’une bouche de métro, le
contraste urbain avec l’invraisemblable floraison de sil-
houettes from nowhere. Les Actualités Gaumont montrèrent
ces images choquantes qui firent autant d’effet que ses
photos du mannequin, Renée, qu’il fit tournoyer, place de
la Concorde dans sa jupe Corolle devant des passants stu-
péfaits. Le métrage de tissu était impressionnant.
Jupes longues et silhouettes florales contre jupes
courtes et carrures mastoc, chevilles fines et petit tambou-
rin sur le coin de l’œil contre semelles compensées et cha-
peau chou-fleur : voilà les motifs de la révolte du marché
aux Puces contre l’avenue Montaigne. La mode incarne
le changement au contact des événements politiques, mais
son pouvoir de libération est insupportable et cruel pour
ceux qui n’ont d’autre réflexe que de s’accrocher à la
fatalité.
Dior avait baptisé sa collection d’un nom de fleur,
« Corolle » et la voici réappropriée sous celui de New
Look, ce qui montre que le phénomène lui échappe. Or,
le couturier n’a suivi que son intuition : il a voulu faire
revivre une vision oubliée de la beauté. Mais, pour avoir
déclenché pareille révolution, il a fait ce que ses confrères
n’osaient pas encore, en allant au bout de sa détermi-
nation.
« L’intelligence de Dior, alors que la mode évolue par
petites étapes à chaque collection, a été de brûler directe-
ment trois étapes. Il a senti qu’il fallait exagérer », comme
le dit Suzan Train. Alexander Liberman, directeur artis-
tique de Vogue, en souligne le résultat : « Dior a tapé dans
le mille d’une certaine conception de la femme. » Il a

260
Le marchand de bonheur

redonné le pouvoir de rêver à un monde en pénurie. Son


succès foudroyant résulte de cette coïncidence, tandis que
le New Look n’a plus qu’à s’engouffrer dans un monde
sevré d’images. Christian Dior s’est forgé pour l’éternité
une place qu’aucun couturier ne peut lui disputer : toute
génération qui a vécu des heures noires se souvient du
jour de sa délivrance, et voilà que cet homme qui a
attendu vingt ans avant de réaliser sa vocation se présente
à l’heure juste au rendez-vous avec son temps. Or, dans
sa modeste sphère de couturier dit-il : « Je poursuis le
même rêve qu’Alphonse Daudet qui un jour, je crois, a
écrit : “Je voudrais par mes œuvres être un marchand
de bonheur.” […] Mes premières robes se sont appelées
“Amour”, “Tendresse”, “Corolle”, “Bonheur”. Les femmes,
avec leur instinct si sûr, ont dû comprendre que mon désir
était de les rendre non seulement plus belles, mais plus
heureuses. Leur faveur fut ma récompense. » Faisant une
analyse rétrospective de son succès, Dior écrit :
« Lorsque, devenu responsable d’un mouvement, je dus
l’analyser, je compris qu’il incarnait avant tout le retour à
l’art de plaire. […] Ce que l’on a salué comme un nouveau
style n’était que l’expression naturelle et sincère de la
mode dont j’avais envie. Il se trouva que mon sentiment
très personnel s’accorda avec la sensibilité générale et prit,
de ce fait, la force d’un mot d’ordre. […] Il semblait que
l’Europe fatiguée des bombes désirât tirer des feux d’arti-
fice. […] La naissance de la maison Christian Dior profita
de cette vague d’optimisme et du retour des esprits à un
idéal de bonheur civilisé. »

Les visages du succès

Dans le flot des femmes qui se sentent revivre en


« Dior » et se précipitent avenue Montaigne, se trouve une
catégorie dont la venue est le signe d’enjeux au devenir

261
Christian Dior, un destin

encore plus déterminant. Ce sont les acheteurs profession-


nels, ceux notamment que Carmel Snow avait alertés à
New York en les exhortant sur tous les tons à venir à
Paris, leur annonçant que « ce nouveau couturier Dior
allait créer des choses extraordinaires ». Tous ne l’ont pas
suivie. Dix-huit acheteurs seulement étaient présents à la
première collection et le repentir frappe maintenant des
douzaines d’autres qui, ayant appris la nouvelle déjà rem-
barqués, montrent des visages fort crispés en arrivant à
New York. Plus d’un attrapera la nausée en apercevant la
statue de la Liberté émergeant dans son aurore spectrale :
six jours de traversée vains qu’il n’y a plus qu’à recom-
mencer en sens inverse ! « À partir de cette date, personne
ne s’avisera plus de “désobéir” à nos ordres », précise
Suzan Train, qui travaille pour le concurrent Vogue : « Le
New Look a repris les acheteurs en main. » Norman
Chosler, acheteur du magasin I. Magnin, déclare : « Je ne
pense pas que nous ayons jamais vécu un événement aussi
cataclysmique que celui de 1947. » Andrew Goodman, de
Bergdorf Goodman, se rappelle : « Ce fut une vraie sensa-
tion parce que le monde avait été fermé à toute possibilité
de création de mode. » Et ainsi tous les « grands », Bendel,
Marshall Fields, Bloomingdale’s, font la queue devant le
30, avenue Montaigne.
Comme le dit Colette qui garde l’oreille bien ouverte
aux bruits de la ville : « D’un tour de reins, le “nioulouk”
reconquiert l’Amérique. »
Aux Américains et aux Anglais succèdent les Italiens,
qui, écrit Dior, « se montrèrent tout de suite d’excellents
clients. Pourquoi a-t-on cru nécessaire, pendant un temps,
d’inventer l’absurde guerre de la couture franco-italienne
qui n’a jamais existé ? » Amoureux de l’Italie, familier de
Venise, Dior sait que sur la place Saint-Marc des vitrines
exposent, selon une tradition remontant à l’époque de la
reine Marie-Antoinette, la « piavola di Franca », une poupée
dont la tenue change chaque quinzaine et qui est destinée

262
Le marchand de bonheur

à apporter aux Vénitiennes le dernier cri de la mode de


Paris. « Puis vinrent les Belges, les Suisses, les Scandi-
naves, écrit-il. Peu après, les Américains du Sud, les Aus-
traliens et, quelques saisons plus tard, les Allemands, les
Japonais. »
Afin d’éviter l’engorgement des salons, l’avenue Mon-
taigne reste ouverte jour et nuit et reçoit ses acheteurs le
soir, une fois les clientes parties. Les vendeuses restent
debout pour conseiller cette deuxième vague qui entend
étudier les modèles à loisir et mûrir leurs décisions
d’achat. Dior évite soigneusement d’assister à ce qu’il
appelle ce « carnage », où ses robes sont passées de main
en main, retournées, livrées au « carreau du Temple » :
cette intrusion nécessaire et normale du « commercial » lui
« retourne le cœur ». À sept heures du soir, on dresse un
buffet avec du champagne et des sandwichs. Ces séances
nocturnes, mettant acheteurs et vendeuses sur les dents,
se prolongent jusqu’à deux, trois heures du matin. La
maison est déjà devenue trop petite pour répondre à la
demande. Avec l’accord de Marcel Boussac, deux ateliers
supplémentaires sont ouverts et la construction d’un
immeuble de sept étages est entreprise sur l’emplacement
des anciennes écuries de l’hôtel particulier : « C’est proba-
blement dans toute la carrière de ce grand homme de
cheval la première fois qu’il s’est résigné à un tel
sacrilège. »
Il est temps pour Dior de s’accorder un repos bien
mérité avant de s’attaquer à sa deuxième collection. Fidèle
à ses penchants bucoliques, il part à l’aventure en Tou-
raine, sillonnant la campagne et s’arrêtant dans les petits
bourgs de campagne où il se gave de bonne cuisine
d’autrefois. Il se déplace dans la petite Simca de Suzanne
Luling qu’il lui a empruntée, au volant de laquelle se
trouve Pierre Perrotino, un jeune garçon dont il a fait la
connaissance en 1946, au cours d’un voyage à Cannes.
Celui-ci revenait du STO en Allemagne et cherchait à

263
Christian Dior, un destin

démarrer dans la vie. Dior s’éprend d’amitié pour lui et


lui propose de le suivre à Paris. L’une des qualités de
Pierre est qu’il sait conduire, ce que Christian Dior se
refusera toujours d’apprendre, et, quelques mois plus tard,
ayant besoin d’un chauffeur, il le fait engager par la
maison. Bien que Jacques Homberg demeure le véritable
compagnon, il se trouve en Angleterre pendant deux
années, et Pierre Perrotino qui est tout son opposé, titille
l’intérêt de Christian Dior par son franc-parler et son côté
bourru d’enfant du peuple et il se sent comme un désir de
jouer un rôle de paternel protecteur. Autant l’ami officiel
est élégant et sévère, autant les escapades du couturier se
cherchent des camaraderies gaies. Si ses amourettes ne
durent qu’un temps, Christian sait rester fidèle en amitié.
Pierre Perrotino en est l’exemple même, il demeurera son
chauffeur toute sa vie durant et il sera même à ses côtés,
à Montecatini, au moment de sa mort soudaine.
Durant ses petites vacances tourangelles, Christian
Dior fait déjà l’expérience qu’il lui est difficile de rester
loin de l’avenue Montaigne et il ne peut s’empêcher de
téléphoner quotidiennement à Jacques Rouët pour
s’enquérir des nouvelles de la maison. Qu’est devenue son
insouciance d’antan ?
Qu’elles lui semblent prémonitoires, en effet, les paroles
de son ami Bérard, prononcées il y a deux mois à peine :
« Cher Christian, savoure bien ce moment de bonheur
unique dans ta carrière […]. Jamais plus il ne te sera
donné d’en profiter aussi pleinement qu’aujourd’hui.
Demain commencera l’angoisse d’avoir à t’égaler, et, si
possible, te dépasser… » La scène se passait le soir même
de la présentation de la collection, lors du dîner réunissant
ses amis intimes, Michel de Brunhoff, Boris Kochno,
Marie-Louise Bousquet, quelques autres encore, mais
c’est Bébé, « son grand frère », qui a tenu ce toast après
avoir offert à Dior un pastel qui représente l’avenue Mon-
taigne. Comme il s’est senti heureux, entouré de ses

264
Le marchand de bonheur

proches et partageant avec eux son succès ! Ce soir-là,


c’est lui que l’on fête, c’est lui qui a « accompli » : « La
rumeur d’admiration et les bravos qui saluèrent certaines
de mes robes me furent tout de suite un délice dont
j’affirme que je ne me lasserai jamais. » Mais la prédiction
de Bérard semble avoir pris depuis ces derniers mois
harassants la tournure d’un présage, comme si, à qua-
rante-deux ans, il se trouvait à son tour guetté par le
même destin que son ami. Or, Dior sait à quel point
Bérard s’est rendu esclave de son succès : il n’est pas de
bal, de soirée, de pièce de théâtre où il ne soit présent.
N’a-t-il pas gâché son talent de peintre ? De cette gloire
qui ne connaît ni recul ni repos, Bérard mourra d’ailleurs
l’année suivante en répétant Les Fourberies de Scapin, après
plusieurs cures de désintoxication. Cette image de l’ami
qui l’adjure de ne pas tomber comme lui dans le piège se
reflète pour la première fois dans un miroir.
Et pourtant, ceux qui l’entourent de très près, qui le
connaissent bien, savent, eux, qu’il est homme à savoir
dire non, à refuser de se laisser influencer dans sa vie
professionnelle comme il sait se protéger dans sa vie per-
sonnelle. Suzanne Luling en est convaincue : « Je le
connaissais par cœur, l’ami d’enfance, je savais qu’il
n’allait pas cesser de se ressembler. « Non, poursuit
Suzanne Luling, dans son journal, Christian ne changerait
pas. La gloire ne risquait pas de lui jouer des tours ; elle
ne l’épatait pas. Non, ce qui lui plaisait, ce qui devait être
pour lui le plus précieux prix de son succès, c’est qu’il se
trouvait officiellement autorisé, en quelque sorte, à agir
selon son goût. Il n’avait jamais transigé là-dessus. Son
sens exact de la mesure lui donnait cette notion juste et
rare : avoir du goût, c’est d’abord avoir le sien et ne pas,
sous le prétexte de vouloir faire mieux, y mêler le goût
des autres […]. L’on venait de proclamer que son goût
était le bon goût. Pourquoi voudriez-vous que cela influât

265
Christian Dior, un destin

en quoi que ce fût sa façon d’être et de penser ? La réus-


site ne pouvait donc pas lui tourner la tête. »
N’étant pas un créateur destiné à spéculer sur ce qui va
plaire ou non, il suit son instinct et il se remet à la tâche.
Encore que le mot « créateur », selon Suzanne Luling, le
mette hors de lui : « Personne ne crée, on arrange, on
invente, on trouve mais seul Dieu crée ! » La collection
de l’automne/hiver 1947-1948 ne se contente pas de rester
fidèle à la silhouette qui, six mois auparavant, a révolu-
tionné le monde. Dior ne songe qu’à pousser ses robes
encore d’un degré dans l’extravagance. « Ce fut une col-
lection folle ! Du long ! Du large ! Je menai à ses der-
nières conséquences la fameuse ligne New Look […] Les
robes atteignirent un métrage invraisemblable et descen-
dirent cette fois jusqu’aux chevilles. » Et, une fois de plus,
il vise juste en affirmant de plus belle son New Look, en le
poussant à l’extrême, il imprime et assoit plus solidement
encore son sens du goût aux yeux du monde. La stratégie
est bonne, même si, de sa part, il ne s’agit pas d’un calcul
mais plutôt d’une obstination à vouloir aller jusqu’au bout
de ses convictions.
Le 6 août 1947, jour de la présentation, l’hôtel particu-
lier fait salle comble. Cette fois, pas un acheteur américain
n’a voulu manquer le rendez-vous. Preuve de profession-
nalisme tout autant qu’indice de ce que peut représenter
alors une collection signée Christian Dior : pour les Cali-
forniens, il s’agit d’un tel voyage – une journée de train
pour parcourir l’Amérique d’ouest en est ; la traversée en
paquebot et enfin le trajet jusqu’à Paris… – qu’ils ont
inévitablement conscience du marché que peut leur appor-
ter une telle griffe. Ce déplacement de masse est aussi
l’œuvre du jeune Américain Harrison Elliot, engagé par
Christian Dior pour s’occuper de la presse et des relations
publiques aux côtés de Suzanne Luling.
Et le triomphe se reproduit. Lucie Noël, correspon-
dante du New York Herald Tribune, écrit : « à couper le

266
Le marchand de bonheur

souffle et suprêmement élégante »… Cette fois, il n’y a pas


de doute possible. Une première collection peut être un
« coup ». Celle-ci assoit le règne du New Look sur tout le
reste de la couture qui a adopté sa silhouette. Le modèle
vedette de la collection, « Diorama », est une robe en lai-
nage noir dont la jupe, en comptant sa doublure, a utilisé
cinquante mètres de tissu 1.
La perfection de cette robe qui représente encore
aujourd’hui l’archétype auquel la mode retourne périodi-
quement quand elle s’est dégoûtée de tout : l’éternel retour
à l’éternel féminin soulignant la taille, les chevilles, les
seins, le mouvement, l’allure, bref la renaissance du désir
dans ce qu’il a de plus constant.
C’est bien l’intention avouée de Dior de ramener la mode
au bercail : « L’abondance était trop neuve, dit-il encore,
pour qu’on réinventât le snobisme de la pauvreté. » Ce mes-
sage à peine voilé s’adresse à Gabrielle Chanel, à ses
tailleurs convertis de la mode masculine, et à son élégance
en noir (que Dior avait beaucoup admirée). Il faut dire que
Mademoiselle ne traverse pas à ce moment-là des heures
très honorables ! Ayant vécu pendant l’occupation une
idylle avec un officier allemand, le baron Hans Günther von
Dinklage, ambassadeur et espion nazi connu sous le nom de
code de « Spatz », elle avait fermé sa maison et habitait au
Ritz sur lequel flottait le drapeau nazi. Appréhendée au
moment de l’épuration, ses appuis haut placés, à Londres
en particulier, lui évitèrent d’avoir le crâne tondu, mais elle
choisit de se réfugier en Suisse. Depuis son exil aigre-doux,
elle ronge son frein et le succès de Dior lui inspire ce mot
d’esprit cinglant bien dans sa manière : « Dior ? Il n’habille
pas les femmes, il les tapisse ! »
Ce n’est pas seulement à l’égard de Chanel mais de tout
l’héritage de la mode d’avant-guerre que Dior se pose en
réactionnaire. Depuis Poiret dans les années dix et vingt,

1. 26,70 m de tissu en 130 cm et 25 m de faille noire en 90 cm.

267
Christian Dior, un destin

la mode, en effet, suivait une progression linéaire – que


Chanel avait reprise avec une perspicacité farouche –,
visant à libérer la femme de son carcan vestimentaire et
de son rôle de femme-objet. Après avoir absorbé le moder-
nisme des années vingt, le mouvement général conduisait
une épuration de la ligne et une définition de la mode
fonctionnelle et élégante. Avec des nuances variant selon
les talents, Lanvin, Chanel, Vionnet, Patou, la couture
s’inspirait du minimalisme cher aux architectes du
Bauhaus, que résumait le slogan « Less is more », imposant
le purisme comme valeur esthétique sous toutes ses
formes. Dior s’écarte résolument de ce modernisme tout
en récusant avec encore plus de fermeté « l’extravagance
des ornements surréalistes », langouste géante devenant
robe du soir ou côtelette se muant en chapeau dont
Schiaparelli avait fait son succès. Il est amusant de voir
avec quelle fermeté le couturier « mâle » exécute poliment
les deux grandes dames de la couture d’avant-guerre. « La
mode a toujours raison » : Dior n’en disconvient pas. Mais
il n’est plus question aujourd’hui de « faire reculer les
frontières de l’élégance jusqu’aux limites du bizarre ». En
bon pasteur, mais avec une poigne de fer, il s’adjuge la
mission de reconduire le troupeau égaré à ses sources :
« La couture souhaitait revenir au bercail et retrouver sa
fonction première qui est de parer les femmes et de les
embellir. »
On reconnaît dans ce parti esthétique les traces d’une
inspiration qui parsèment la route de Christian Dior
depuis longtemps, traces remontant à sa jeunesse estu-
diantine, à l’heure de sa vocation manquée, aux affinités
partagées avec son équipe d’amis, Cocteau, Bérard,
Poulenc, Sauguet, Gaxotte, Geffroy, Grandpierre, etc. Ils
ont vécu ensemble les révolutions esthétiques radicales
des années vingt, mais se sont laissé guider par leurs aspi-
rations classiques ; ainsi, ils ont préféré à la musique dodé-
caphonique la composition plus sincère de leurs amis du

268
Le marchand de bonheur

groupe des Six ; aux constructions cubistes abolissant la


reproduction du visage humain, la peinture de chevalet et
l’école de la sensibilité. Quand Cocteau adopte comme
devise « Un petit peu trop est juste assez pour moi »,
comment s’étonner, après cinq ans de privations totales –
même si personne ne nierait avoir trouvé, au moment
voulu, du chic à la femme-garçon de Chanel, et souscrit
au bizarre de la femme-présentoir de Schiaparelli –, de
voir accueillir sous les ovations les décolletés pigeonnants,
les capelines inclinées sur l’œil et les bruissements de jupes
s’envolant au vent de la femme Dior ?

La consolation du temps contre l’accélération


de l’Histoire

Pourquoi émeut-elle à ce point cette silhouette fragile


et délicate miraculeusement préservée dans ses nuages de
soie, de broderies, de tulle ? Parce qu’elle laisse dans son
sillage le sentiment d’une sécurité providentielle. Parce
que la douceur du « temps retrouvé » est un message de
réconfort devant la peur du lendemain. Or, le monde vit
dans la hantise de nouvelles menaces. À peine la paix
revenue, une troisième guerre mondiale est déjà presque
annoncée. Après les États-Unis, les Soviétiques cherchent
à fabriquer leur première bombe atomique, et une course
effrénée à l’armement jette les deux blocs dans la guerre
froide. Le poète anglais Auden, dans son Églogue baroque,
a appelé les années 1940-1950 « l’âge de l’anxiété ». À
l’Est, une puissance maléfique qui envoie des millions de
déportés en Sibérie prive l’homme de liberté au nom d’un
ordre nouveau. Le livre de George Orwell, 1984, en pro-
jette une fiction lugubre, celle d’un employé persécuté
dans une société où l’amour est interdit parce que rappe-
lant le défunt monde bourgeois.

269
Christian Dior, un destin

De l’Ouest, parvient la promesse d’un bonheur stricte-


ment matériel : machines à laver, bas nylon, voitures de
série. Et déjà commence l’ère de la télévision, bien intro-
duite aux États-Unis et qui pointe tout juste en Europe.
En 1950, on ne compte en France que 3 794 récepteurs.
En juin 1953 a lieu la première retransmission en direct :
le couronnement de Sa Gracieuse Majesté, Élisabeth II,
et le nombre de récepteurs monte alors à 60 000. À la fin
des années cinquante, on en recense près de 1 500 000.
Christian Dior en est bien conscient : « Dans une
époque aussi sombre que la nôtre, où le luxe des peuples
consiste en canons et en quadrimoteurs, notre luxe à nous
doit être défendu pied à pied. Je ne dissimule pas qu’il va
contre le mouvement apparent du monde. Mais je crois
qu’il y a là quelque chose d’essentiel. » « L’Europe, face à
un monde inculte ou hostile, prend conscience d’elle-
même, de ses traditions et de sa culture. »
Or, si l’Europe vient de perdre définitivement sa place
au centre de l’échiquier, les Américains qui l’ont délivrée
y sont très présents. Ils l’aident à se relever, et l’influence
ne s’exerce jamais sans échanges. Le climat est celui d’une
Amérique triomphante mais relativement conformiste.
C’est l’époque où General Motors proclame que tout ce
qui est bon pour la compagnie automobile est bon pour
l’Amérique, et où celle-ci affirme son matérialisme
confiant et sa conviction d’apporter le bonheur au monde.
Les GI’s sont rentrés, contents de retrouver leurs sweet
hearts et de les renvoyer en bonnes épouses à la vie domes-
tique. Mrs Truman, qui s’installe à la Maison-Blanche,
reflète dans ses tenues proprettes la bonne conscience
dans laquelle se laisse gentiment couler le continent. Le
New Look a eu beau jeu d’arriver à ce moment-là et de
mettre un peu de couleur et de « glamour » chez l’oncle
Sam où, jusqu’au paquet de Lucky Strike, tout était devenu
kaki ! Le climat se teinte d’une lune de miel transitoire
entre les Américains et le Gay Paree qu’ils n’ont traversé

270
Le marchand de bonheur

que trop rapidement avant de rentrer chez eux. Ce regret


n’est pas étranger à la rapidité avec laquelle le New Look
réussit à s’implanter aux États-Unis, dûment américanisé
sous un faux air de Scarlett. Le passé est de retour.
Chapitre 12

Un âge d’or

« Christian Dior n’avait probablement


jamais rêvé de la célébrité. Quand elle vint,
personne ne sut jamais mieux ni plus instinc-
tivement la gérer. »
Bettina BALLARD

Dès la fin des applaudissements qui acclament sa collec-


tion, Christian Dior disparaît pour aller se reposer dans
le moulin qu’il vient de s’offrir à la campagne grâce à ses
premiers gains. C’est alors que Suzanne Luling ouvre tout
grand les portes de son appartement quai Malaquais. Ses
salons en boiserie qui donnent sur la Seine vibrent au son
de l’orchestre du Gypsy’s et de ses Tziganes avec leurs
violons langoureux, ou d’un trio de chanteurs paragua-
yens. La fête dure souvent jusqu’à l’aube et c’est Suzanne
Luling qui mène la danse, cette femme personnifiant la
gaieté, l’entrain, l’« atmosphère », comme dirait Arletty
qui fait partie de la liste des invités. Comment Christian
Dior pourrait-il se passer de cette personnalité étonnante
et détonante ? Tout le monde l’adore : les acheteurs améri-
cains, qu’elle amuse avec ses éternelles leçons d’anglais,
les journalistes, qu’elle tutoie depuis l’époque où elle tra-
vaillait dans la publicité pour Bleustein-Blanchet, et la
liste de ceux pour qui Suzanne Luling est prête à se mettre
en quatre, c’est-à-dire, en résumé, la terre entière !
Marlene Dietrich la considère comme une sœur. Et, parmi

273
Christian Dior, un destin

ses inconditionnels : Raf Vallone, Simone Berriau, Roland


Petit, Jean Marais, Arletty, Boris Vian, Roger Vivier,
Micheline Presle, etc. La renommée de l’amie d’enfance
de Christian s’étend rapidement jusqu’au fond du Texas.
Ses « sauteries » se terminent toujours par la tournée des
boîtes de la Rive gauche, au club Saint-Benoît ou au Tabou,
ou bien chez Monseigneur à Montmartre, selon l’humeur
de cette reine de la nuit parisienne qui contribue à faire
le succès des lieux.

La Restauration

Paris : c’est là que se donnent rendez-vous pour célé-


brer les retrouvailles tous ceux que la guerre a éparpillés.
La capitale a retrouvé sa clientèle du Ritz, les familles
argentines mariées à quelques châteaux français, les affo-
lantes Brésiliennes jamais fatiguées de croquer du dia-
mant, et une colonie dorée qui y fait escale sur le chemin
de Biarritz, de Monte-Carlo ou du Lido de Venise qui se
réveillent aussi de leur assoupissement. Mais ce sont les
Américains par-dessus tout qui ont la cote. Acheteurs de
grands magasins, GI’s (ils sont cinq mille) qui fournissent
les armées du SHAPE, fonctionnaires du plan Marshall
ou héritières du Nouveau Monde, ils ouvrent le robinet
de leurs dollars et font circuler la bonne humeur dans les
arcanes d’un Paris légendaire qui s’offre à eux avec toute
la variété de ses plaisirs, d’un Paris redevenu du fait de
leur présence la plaque tournante de l’Europe, d’un Paris
qui vit un nouvel âge d’or. « Il n’y a rien de plus remar-
quable dans le caractère français que sa capacité de
renaissance après une catastrophe », écrit l’historien
anglais James Laver.
Art Buchwald, journaliste vedette du Herald Tribune, a
gardé le souvenir de « la vie spectaculaire ». Avec sa prime
de démobilisation de 75 dollars par semaine, arrondie avec

274
Un âge d’or

les 25 dollars que lui verse le New York Times, le brillant


humoriste en herbe y vit « quasi comme un prince 1 ». Il
compose ses toutes premières vignettes en glanant ses
observations entre Montparnasse, où il habite l’hôtel des
États-Unis, et les Champs-Élysées, au bar Alexandre, en
face du Fouquet’s, ou à La Calavados, lieu de mémoire s’il
en est de cette colonie d’« Américains à Paris » : John
Huston, George Plimpton, Sam Spiegel, John Steinbeck,
Lena Horne, cinéastes, écrivains, gens du spectacle :
« Nous formions une bande avec Marcel Achard, Anatole
Litvak, Georges Cravenne, la belle mannequin Bettina, et
nous suivions Édith Piaf chez Carine quand elle y chantait,
se produisant chaque soir avec un boyfriend différent. »
La petite môme va sous peu aller ébahir le public améri-
cain chez lui et tous les artistes français dignes de ce nom
vont se succéder à New York. En sens inverse, la curiosité
incite les Américains à explorer les abords de Montpar-
nasse, de Pigalle et de Saint-Germain-des-Prés. Parmi
eux, certains plus que d’autres ont soif de liberté. Paris
s’offre comme refuge aux Américains à scandale qui fuient
les persécutions puritaines que la république de Truman
inflige à leurs écarts de conduite. Comme, par exemple, le
« petit » incident provoqué par le cousin de Barbara
Hutton, dont la conséquence indirecte est le retour de
celle-ci en Europe : l’irresponsable Jimmy Donahue s’est
en effet amusé un soir à New York avec une bande d’amis
passablement éméchés à ramasser dans un bar de Soho
une bande de Marines et à les ramener en taxi dans son
appartement pour s’y livrer à des exercices ludiques et
lubriques. L’un d’eux consiste à raser les poils du pubis
des jeunes soldats… Mais, par maladresse, l’organe d’un
des malheureux passe sous le rasoir ! La famille juge qu’il
vaut mieux éloigner son rejeton des curiosités de la presse
et, pour ne pas l’expédier seul, on lui adjoint sa cousine.

1. I will always have Paris, Art Buchwald, Ballantines Books, 1997.

275
Christian Dior, un destin

Le retour de la belle héritière sur le Vieux Continent se


fait d’ailleurs pour son plus grand bonheur, et l’une de ses
premières visites est pour la maison Dior. En se rappro-
chant, le monde est plus petit.
La romance autour du Gay Paree est en marche, avec
ses bons restaurants, ses terrasses de café, ses ponts et ses
places, etc., toute une lune de miel franco-américaine que
met en scène le film de Vincente Minnelli, An American in
Paris (1950). L’éblouissant Gene Kelly y tient le rôle du
GI qui a décidé de rester en arrière et de mener la vie
d’artiste, entre Montmartre et les bords de la Seine, où il
fugue dans de merveilleux duos avec l’ingénue Leslie
Caron. Entièrement tournée dans les studios, cette comé-
die musicale est une pure version hollywoodienne de
Paris. Un gentil pays vivant cinquante ans en arrière où
il fait bon vivre : ses cafés avec leurs bonnes trognes au
comptoir et les croissants chauds, les rues à la Utrillo, et
même les pavés qui voient encore passer des voitures à
chevaux !
Le souvenir est bien dans l’atmosphère. Le désir de
renouer avec les époques brillantes de l’avant-guerre fait
aussi renaître Paris sous un aspect qu’on aurait pu croire
révolu, les grands bals privés, les réceptions splendides et
le retour sur scène du beau monde. Or, l’écho demeurait
encore des fêtes données avant-guerre où l’on se berçait
de frivolité jusqu’à l’ultime limite, comme pour mieux se
cacher l’imminence du désastre. En 1947, les survivants
renouent avec la même hâte et c’est Bérard, l’enchanteur
de l’après comme il avait été celui de l’avant, qui lance le
premier feu d’artifice. « Bal du Panache », « où tout ce que
l’on put trouver de paradis, d’autruches ou d’aigrettes fut
rassemblé sur les plus jolies têtes du monde », comme
témoigne Christian Dior, qui donne dès lors libre cours,
de façon grandiose, à son goût du déguisement. Il ne s’agit
plus d’improviser en se servant d’abat-jour et de rideaux
qui faisaient merveille dans ses soirées folles autour de

276
Un âge d’or

Max Jacob ou à Cannes dans l’atelier de Mac Avoy. Les


costumes sont confectionnés par la fameuse
Madame Karinska ou bien l’on s’adresse à Pierre Cardin
qui, après un court passage à la maison Dior, s’est installé
comme costumier de théâtre, rue Richepanse. C’est donc
à son ancien tailleur que Dior commande le superbe man-
teau de lion, dans lequel il paraît, en roi des animaux,
enseveli sous une étonnante crinière, au « bal des Rois et
des Reines » donné par Étienne de Beaumont.
« Ce furent dix années de grande euphorie », confirme
Pamela Harriman, jeune divorcée de Randolph Churchill
à l’époque, qui menait alors la grande vie à Paris, courtisée
par tous les hommes en vue : « Nous avions gagné la
guerre et nous avions bien gagné le droit de nous offrir
du bon temps. Dior est sorti de ce contexte, de ce bon
temps. Il rétablit en France la reconnaissance de l’impor-
tance de la tradition. Ce fut une époque “glamoureuse”.
Paris a alors fait revivre une dernière fois l’ère d’avant :
Dior l’a provoquée, il l’a comprise, il l’a mise en scène : il
en a été le catalyseur. »
C’est lui, en effet, qui joue à l’enchanteur, le magicien
des robes inspirées de Watteau, de Véronèse, de Winter-
halter et qui devient le couturier fétiche des beautiful people
des années cinquante, qui – dernière halte avant l’ersatz
des films viscontiens ou victoriens de l’époque actuelle –
s’offrent le luxe de jouer « le temps retrouvé » en cinéma
vrai. Robe de bergère, sortie d’un Tiepolo, qu’il crée pour
la baronne Alix de Rothschild, à l’occasion du « bal
Beistegui » à Venise, en shantung jaune et caramel, bustier
lacé se terminant en basques sur une jupe à crinoline,
bordée d’un ruban de velours noir. Costume du cardinal
de Richelieu pour Henri Sauguet à la soirée de bienfai-
sance donnée au théâtre Marigny par la baronne de
Cabrol. Tiré du Bar aux Folies Bergère de Manet, le dégui-
sement en tenancière de bar, caraco noir bordé de dentelle

277
Christian Dior, un destin

et jupe droite avec un pouf pour la vicomtesse de Noailles,


à son « bal de la Lune sur mer », en 1951.
À ce bal, d’ailleurs, Dior fait une « entrée » en compa-
gnie de Marie-Louise Bousquet, Arturo López, l’ambassa-
deur des États-Unis, et Mrs Bruce : tous les cinq y
tiennent bistrot ! Autre soirée mémorable donnée encore
par Marie-Laure, le « bal des Artistes », à l’occasion du
Mardi gras, le 14 février 1956 : Dior est en Barbey
d’Aurevilly, et le reste de la distribution comporte Nora
Auric en comtesse de Ségur, Francis Poulenc en Chabrier,
Roger Peyrefitte en abbé Prévost, André Roussin en
Alphonse Daudet, la maîtresse de maison en Délie, le
grand amour imaginaire de Maurice Scève…
Si toute ressemblance entre les personnages réels et leur
rôle de composition est purement fortuite, la similitude
des acteurs occupant la scène entre l’après et l’avant-
guerre est au contraire frappante. Mêmes salons, mêmes
dorures, mêmes fêtes qui se préparent des mois à l’avance
et qui constituent des événements extrêmement attendus.
Le « bal des Rois et des Reines », en 1949, est le dernier
que donnera le comte de Beaumont, dont l’hôtel particu-
lier de la rue Masseran a vu s’amuser une génération
entière. La passion du maître de maison pour les fêtes et
le déguisement a été jusqu’à frôler le ridicule – malgré son
1,90 m, il n’hésita pas un soir à apparaître en Cupidon
géant emmailloté de rose avec des ailes, un carquois et des
flèches. Ses fameux salons en bois doré d’une somptuosité
poussiéreuse ont même reçu Proust, qui y alla en soirée,
en 1922, pour la dernière fois de son existence, accueilli
en souverain. Le comte de Beaumont, qui emploie ses
heures de liberté à dessiner les bijoux qui accessoirisent
la collection Dior, fut, avant-guerre, l’un des rares aristo-
crates français à avoir accordé droit de cité à d’autres
quartiers de noblesse, tels que les valeurs artistiques. Il
représentait plutôt une exception car Proust, comme le
relate la comtesse de Pange dans ses Mémoires d’une jeune

278
Un âge d’or

fille de 1900, n’était pas reçu dans les salons du vieux fau-
bourg. Si « Guermantes » invitait, c’était l’Académie, cer-
tainement pas la jeune littérature.
Mais, pour Proust, l’heure de la revanche a sonné ! Le
faubourg Saint-Germain, qui s’était levé comme un seul
homme pour déclarer, le plus souvent sans l’avoir lu, que
Proust se permettait de décrire un milieu dont il ne
connaissait rien, s’avise enfin que l’écrivain lui fournit un
miroir plus intéressant à contempler que la réalité. Comme
l’écrit savoureusement le prince de Faucigny-Lucinge,
qui, avec son épouse Baba, donna le premier « bal
Proust » en 1928 : « Il m’a aidé à ne plus m’ennuyer en
ville. 1 » Dès lors, les vertus du « temps retrouvé » ne sont
plus discutées et le passé s’absorbe comme la plus aimable
des drogues. La société se met à consommer Proust, elle
entre dans son scénario tout fait, s’amuse à se regarder
jouer, jusqu’à ne plus vouloir en sortir. La génération sui-
vante, que président avec un brio incomparable Marie-
Hélène et Guy de Rothschild, en redemandera, et le
second « bal Proust », au château de Ferrières, le
2 décembre 1971, est resté dans les mémoires. Par les sou-
venirs inoubliables qu’ils procurent, les bals sont comme
les cailloux du Petit Poucet, la trace nécessaire, d’une
génération à l’autre, pour fixer dans la splendeur l’éphé-
mère de son passage, pour se regarder de son vivant dans
le tableau de son passé.
« Les fêtes de cet ordre sont de véritables œuvres
d’art », écrit Dior. Et si c’était pour de bon la Restaura-
tion ? On s’y croira en tout cas la nuit où, fastueux comme
Louis XIV, Charles de Beistegui donne, en 1951, en son
palais Labia à Venise dont il vient de terminer la rénova-
tion, la fête qui couronne toutes les autres. Elle a
l’ampleur d’un spectacle de cour, la liste des invités réunit

1. Un gentilhomme cosmopolite, Jean-Louis de Faucigny-Lucinge,


éditions Perrin, 1990.

279
Christian Dior, un destin

tous les gothas d’Europe. Dior s’est allié avec Dalí pour
composer leur « entrée » : une scène sensationnelle à huit
personnages, géants et nains portant des masques blafards
démesurés et représentant les « fantômes de Venise » :
Dior lui-même se cache sous le petit fantôme. Jacques
Fath arrive avec sa femme, debout dans une gondole,
ayant descendu le grand canal dans un costume blanc et
or, ne figurant rien de moins que le Roi-Soleil. Le maître
de maison reçoit en haut de l’escalier, en procureur de
la République de Venise, monté sur de hauts cothurnes,
dominant ses invités comme la tour de San Gimignano, et
Diana Cooper, femme de l’ambassadeur d’Angleterre, est
en Cléopâtre devant la fresque même de Tiepolo qui orne
les murs, tandis que le baron de Cabrol figure son
« Antoine ». Des buffets dressés sur les piazzas permettent
au petit peuple de Venise de profiter de la fête, mais
Monsieur de Beistegui se met à dos la presse en lui refu-
sant l’accès au bal.
Il s’en moque éperdument. Autre époque, autres
mœurs. Le grand public cependant réclame désormais sa
part dans le spectacle donné par les rois et les reines, ces
mythes vivants, dont les magazines en couleurs com-
mencent à faire leur spécialité. L’extraordinaire émotion
populaire provoquée par le mariage de la princesse Élisa-
beth avec Philip Mountbatten en est une illustration.
Roland Barthes, qui a dressé dans Mythologies une chro-
nique incisive de ces années de l’après-guerre, s’empare
d’un autre épisode du même genre, la croisière des rois sur
l’Agamemnon, pour observer sous la loupe structuraliste le
luxe des grands et en démocratiser l’usage. Cessant d’être
leur apanage, il sert à fournir de la matière à rêver pour
le grand magasin de la société de consommation déjà en
cours d’équipement.

280
Un âge d’or

« Café-Society » et mode-spectacle

Si le passé doit s’entretenir pour rester vivant, il en va


de même avec la société. Elle se conserve comme les bou-
quets : on peut garder indéfiniment le même vase à condi-
tion de changer régulièrement les fleurs. C’est bien ce
dont il s’agit dans ce nouvel arrangement auquel le nom
de Café-Society a été donné et où les fêtes servent à corser
les mélanges : couturiers et marquises, décorateurs et
riches héritières, mannequins et propriétaires d’écuries de
courses, etc. La vie mondaine mourrait sans accélération.
Ce que l’avant-guerre compte encore de figurants ne suffit
pas. Si Jean-Louis de Faucigny-Lucinge est en pleine
forme – il vient de se remarier –, Étienne de Beaumont,
devenu veuf, glisse doucement vers sa fin et Marie-Laure
et Charles de Noailles, les héros d’une épopée brillante
qui dure depuis trente ans, sont fatigués. Il vit dans ses
jardins, son passe-temps favori. Elle reçoit seule et reste
le point d’attraction d’une flopée de jeunes artistes et
musiciens, à qui elle offre parfois ses faveurs contre leur
promotion mondaine.
En lieu et place d’une société où l’on avait l’habitude de
dîner tous les soirs en smoking, se distille un alcool plus
brûlant où les lieux de distractions se déplacent vers le
théâtre, les arts, la mode, où le spectacle se renouvelle
plus vite. La Café-Society est faite pour offrir une multitude
de carrefours, de croisements, d’intermittences. Au 30,
avenue Montaigne, c’est un défilé permanent de clientes
qui n’hésitent pas à se déplacer du monde entier pour
venir renouveler chaque saison leur garde-robe. Elles
réclament la griffe du grand maître, pas question d’un
autre. Et puis leur vendeuse favorite, bien sûr. Les salons
ne désemplissent pas. On hésite entre ce tailleur-ci et puis
tel autre pour finalement choisir les deux. L’essayage est
le dernier lieu où l’on se rencontre pour échanger les évé-
nements mondains de la semaine, les liaisons qui se nouent

281
Christian Dior, un destin

et se dénouent, sans jamais pour autant perdre de vue ce


pour quoi on est là : la robe du soir qui permettra de les
épater toutes, le décolleté auquel il ne saura pas résister,
le chapeau qui vous donnera le dernier mot, et tout cela
grâce au génie d’un homme qui vous offre les clés de la
séduction.
Qui rencontre-t-on chez Dior ? Ali Khan entre deux
actrices, Porfirio Rubirosa entre deux voitures, Giovanni
Agnelli entre deux bateaux, l’héritière Barbara Hutton
entre deux « drames », Pamela Churchill entre deux
amants, ou Élie de Rothschild entre une partie de polo et
une partie de golf, quand ce séducteur n’est pas entre
deux infidélités !
Et puis il y a ceux que Dior appelle « nos grands étran-
gers plus parisiens que les Parisiens », rois de l’étain, de
la bière ou du cuivre. Certains aiment vraiment Paris, ils
sont gais, sortent dans les bistrots, vont voir les chanson-
niers, comme Arturo López Willshaw et son épouse
Patricia, à la finesse de Tanagra, que Dior aime parti-
culièrement. Ils donnent généreusement des fêtes dans
leur hôtel particulier de Neuilly dont la salle de bal est
toute en coquillages. Une autre catégorie y vit en touristes
et se protège contre toute curiosité extérieure par le refus
de parler autrement qu’en anglais : ainsi, le duc et la
duchesse de Windsor, qui sortent rarement du palais que
la République leur prête gracieusement dans le bois de
Boulogne. Mais la duchesse a d’autres qualités, comme
celle de consacrer ses après-midi à des essayages et à son
coiffeur, elle fait aussi le bonheur des bijoutiers. Enfin,
personnage unique à son échelle parmi d’autres qui perpé-
tuent un style de vie princier, Charles de Beistegui, qui a
éclipsé tout le monde dans l’art de donner des fêtes. Que
de robes n’a-t-il fallu créer pour son bal à Venise ! De son
château de Groussay, merveille du XVIIe siècle, à son hôtel
particulier rue de Constantine, jusqu’au palais Labia à

282
Un âge d’or

Venise, il a orchestré un programme continu de réjouis-


sances. Avant l’ère des jets qui va introduire la technologie
dans les « folies » des milliardaires, il est le dernier à avoir
vécu comme Louis XIV.
En apparence, le cocktail est le même – titres, artistes,
beaux esprits, riches étrangers, femmes à prendre –, mais
le fait de se croire « comme avant » rend la vie plus légère.
Les amours à la ville et à la scène de Jean Marais et de
Jean Cocteau ont lieu au grand jour, le ménage à trois de
Georges et Nora Auric avec Guy de Lesseps est un fait
établi, le trio de l’ambassade d’Angleterre avec Louise de
Vilmorin n’interdit pas à celle-ci de s’offrir libéralement
des extras avec des gloires de passage, et nul n’est choqué
d’inviter à dîner conjugalement Henri Sauguet et Jacques
Dupont, ni de savoir qu’Arturo López, marié à la ravis-
sante Patricia, mais qui préfère les messieurs, a installé
princièrement son jeune ami, Alexis de Rédé, à l’hôtel
Lambert. Mais attention ! Le savoir-vivre reste très codi-
fié au royaume des excentriques : « On couchait avec le
duc de Westminster, mais si on le rencontrait le lendemain
on lui disait Your grace », précise avec toute la classe innée
requise pour pouvoir faire ce genre de remarque Marie-
Hélène de Ganay, que Dior engage pour s’occuper de la
boutique. Quand cette liberté cesse d’être un privilège et
devient un phénomène social, c’est la révolution, et cela
s’appellera Mai 1968. Dans cette douce époque, les jeux
semblaient aussi innocents que les dominos masqués
s’égayant dans les bosquets de Versailles sous la Pompa-
dour. On applaudit le marquis de Cuevas quand il crée sa
compagnie de ballets, grâce à l’aide financière de sa
femme, une Rockefeller. On se jette sur les Aragon, le
fameux couple de communistes, qui viennent se réchauffer
en cette période glaciaire de l’après-guerre dans les dîners
de la « haute », notamment chez Philippe de Rothschild,
poète et propriétaire de Mouton. Bref, comme le résument
les propos d’un humour meurtrier de Philippe Jullian, la

283
Christian Dior, un destin

Café-Society, écrit-il dans son Dictionnaire du snobisme, c’est


« un monde qui veut allier les facilités d’une maison de
passe avec les apparences d’une ambassade ».
Le poste d’observation idéal de ce bain de culture d’où
la couture tire sa prospérité et la maison Christian Dior
son prestige reste traditionnellement Maxim’s, où Suzanne
Luling a tous les jours sa table réservée, et s’emploie à
doser les mélanges : « Il y a toujours une bonne raison
pour jeter un pont entre le monde qui s’habille et le monde
qui s’amuse. » Henri Calet, l’auteur du Croquant indiscret,
ne manque pas d’y faire le détour. Il y découvre que la
grande cocotte a disparu avec ses bijoux et ses grands
airs, et qu’une nouvelle créature la remplace, la femme
mondaine : « Mais encore faut-il ne pas confondre les
mondaines et les demi-mondaines : les unes se lèvent tôt
et les autres tard. Mais toutes, baronnes, comtesses et
duchesses, vraies ou fausses, mènent une sorte de car-
rière. »
La maison de couture, en effet, est devenue le lieu de
travail de prédilection de la haute bourgeoisie. Au 30,
avenue Montaigne fourmille une pépinière de jolis noms
qui illustrent ce nouveau fait social. Si l’on ne parle que
de Dior dans les dîners en ville, c’est qu’elles briguent
toutes, comtesses ou ambassadrices, un poste de ven-
deuse : ainsi, tour à tour, Andrée de Vilmorin, Marie-
Hélène de Ganay (Serreules), Carmen de Boisgelin, la
baronne de Turckheim, la comtesse Édouard de Segonzac,
Madame Bonnet (épouse de notre ambassadeur à
Washington).
Dior a un faible pour les noms à rallonges. Le marquis
de Maussabré a été engagé pour succéder, aux relations
publiques, à Harrison Elliot, l’Américain fort « charming »
qui avait assuré les premières saisons. L’invasion de tous
ces patronymes qui sentent la vieille France dans les cou-
loirs de la maison se fait au grand dam des vendeuses non
apparentées qui se sont fait leur clientèle à la force du

284
Un âge d’or

poignet. Ces dernières voient donc débarquer d’un œil


très mitigé ces jeunes dames des beaux quartiers, qui n’ont
encore jamais travaillé de leur vie, mais n’en arrivent pas
moins chez le couturier la chevalière au doigt, le carnet
Hermès dans le sac et une liste longue comme le bras
d’amies qu’elles tutoient avec un accent « gratin », et pour
qui la maison de couture, avec son luxe, ses parfums, l’air
de beauté répandu sur tout ce que la main peut toucher,
n’est que le prolongement naturel de leurs habitudes. Et
puis, surtout, comme le remarque Dior, qui les appelle
sans discrimination ses « chéries » : « Accoutumées à
doser l’amabilité selon la valeur mondaine de leurs interlo-
cuteurs, elles instaurent l’accueil tour à tour courtois, hau-
tain, impertinent ou extasié qui donne au personnel des
maisons de couture un haut sentiment de son importance.
C’est très important, dit-il encore, de savoir dire “non”
dans toutes les langues ! »
Comme les temps ont changé depuis la réplique cinglante
de Maurice de Rothschild qui, sollicité pour inviter à un
de ses bals Madame Louis Cartier, épouse du joaillier,
pourtant issue elle-même d’une grande famille hongroise,
répondit : « Je n’invite jamais mes fournisseurs ! »
Ce monde-là aujourd’hui est renversé : ce sont les
femmes du monde qui courtisent le couturier tandis que
les mannequins s’y bousculent dans l’espoir de décrocher
un magot ou un titre de princesse. Le seul couturier reçu
avait été Lelong, sorti d’un milieu grand bourgeois, marié
à la princesse Nathalie Paley, qu’il avait d’abord engagée
dans sa maison comme mannequin itinérant. Chanel avait
réussi à briser cet ostracisme en calculant bien sa généro-
sité de mécène, sans se priver en rien de son cynisme, qui
fusait à la moindre occasion donnée de lancer ses petites
phrases tranchantes.
À partir de Dior, la question ne se pose plus. Le coutu-
rier est devenu un pilier de la vie mondaine, dont la recon-
naissance sociale n’attend pas longtemps pour donner un

285
Christian Dior, un destin

sujet de satire. Voilà la boucle bouclée ! André Roussin en


tire sa pièce à grand succès, Les Œufs de l’autruche (1950),
tournée ensuite en film. C’est l’histoire, offrant un paral-
lèle étroit avec celle de Dior, d’un père vieux jeu blessé
dans sa dignité d’avoir pour descendant un fils qui pro-
fesse le métier de couturier. Toutes les bornes lui semblent
dépassées lorsqu’il découvre, en outre, qu’il est homo-
sexuel ! Menaces de suicide, etc. Le père obtus se couvre
de ridicule au moment du retournement final : son fils
devenant célèbre, il se réconcilie dans l’instant même !
Dior fait en revanche directement les frais, dans Le Cro-
quant indiscret, de la plume satirique d’Henri Calet, que
Roger Nimier, directeur du nouveau Femina, a chargé
d’une chronique sur des personnages de la vie parisienne.
Sous le nom transparent de Patrick d’Argent, il est carica-
turé de façon peu obligeante comme un personnage pom-
peux qui se rend ridicule en se prenant au sérieux.

Brûlant à la ville et premier à la cour

C’est Dior lui-même qui est à l’affiche, le 12 novembre


1947, soir de la générale au Théâtre des Champs-Élysées
du ballet Treize Danses de Roland Petit et de Boris Kochno.
Dior a signé non seulement les costumes de la toute jeune
Leslie Caron, mais également la musique. Bérard, amical
et facétieux, est l’instigateur de cette idée de faire renouer
Dior avec sa première vocation de musicien. Il la propose
à Gabriel Dussurget, directeur du théâtre, qui l’accepte
d’emblée. Au programme donc, un arrangement musical
de Dior à partir d’une œuvre du musicien du XVIIIe siècle,
Grétry. Sur l’idée de Bérard encore, Dior a conçu le décor,
un fond blanc sur lequel se détachent des lumières de cou-
leurs.
Cette soirée fut, selon Suzanne Luling, « la première
grande soirée parisienne de l’après-guerre », le signal

286
Un âge d’or

d’une reprise de la vie artistique et mondaine. Soirée mar-


quante donc où, selon la formule consacrée, le spectacle
se déroule autant sur scène que dans la salle. Le comte
Étienne de Beaumont s’est chargé de la liste des invita-
tions avec Carmen Colle, dont le carnet d’adresses com-
plète celui de Suzanne Luling dans les relations publiques
de la maison. Pour cet événement, les femmes se sont sur-
passées en rivalisant d’élégance, et même Étienne de
Beaumont n’en croit pas ses yeux : « Je n’aurais jamais
imaginé que ça puisse encore exister… que Paris puisse
être encore comme ça ! » rapporte Suzanne Luling dans
son journal.
Mais quand les applaudissements crépitent, pour Dior,
c’est la fin d’un cauchemar ! Il a passé une soirée horrible
dans les coulisses, car les costumes, exécutés sous sa sur-
veillance directe par Madame Karinska, ont craqué aux
premiers mouvements des danseuses, et il a fallu les rac-
commoder en hâte entre les entrées en scène. Le public,
Dieu merci, n’y a vu que du feu, mais Dior se souviendra
de ses peines et on ne l’y reprendra plus ! Il est ravi, en
revanche, de voir ses propres modèles portés à la scène,
telle la jeune première, Dominique Blanchar, qui débute
dans la pièce de Giraudoux, L’Apollon de Bellac, qui se joue
au théâtre de l’Athénée, en avril 1947 : « Elle tient à porter
la robe la plus délibérément New Look. J’aimais tellement
ce modèle que je l’avais baptisé “Chérie”. Il faisait une
gorge de nymphe, une taille de sylphide et déployait dans
l’immense éventail de sa jupe aux mille plis quatre-vingts
mètres de faille blanche dont l’ampleur tourbillonnante
descendait presque jusqu’à la cheville. »
« Je ne peux pas dissocier le New Look de la renais-
sance de Paris, dit Hebe Dorsey, éditorialiste à l’Internatio-
nal Herald Tribune. Le théâtre est étincelant. À la Comédie-
Française, Hirsch, Charon, Micheline Boudet brûlent les
planches et Ionesco et Genet vivent leurs grandes heures.
Les succès se succèdent : La Répétition d’Anouilh, Les

287
Christian Dior, un destin

Mains sales, de Sartre, Partage de midi de Claudel chez les


Barrault, Les Justes de Camus, Clérambard de Marcel
Aymé, Les Caves du Vatican de Gide au Français, et Lorsque
l’enfant paraît de Roussin qui restera à l’affiche durant trois
ans…
Les Parisiens font la queue aujourd’hui pour aller voir
au cinéma Les Enfants du paradis (Carné), Quai des Orfèvres
(Clouzot), Les Parents terribles (Cocteau), Jour de fête
(Jacques Tati), La Beauté du diable (Clair), Le Journal d’un
curé de campagne (Bresson), Juliette ou la Clef des songes
(Carné), et tout autant les films étrangers, Le Voleur de
bicyclette (De Sica), Le Troisième Homme (Carol Reed). Le
cinéma français traverse une phase grandiose. Le person-
nage de Gérard Philipe, acteur « engagé », fait soupirer
des millions de femmes et s’attire la sympathie des « intel-
lectuels de gauche ». Il a fait sensation aux États-Unis
dans le film de Claude Autant-Lara, Le Diable au corps, où
il donne la réplique à Micheline Presle. Mais sa célébrité
foudroyante ne retire rien à Jean Gabin, Pierre Fresnay,
Pierre Brasseur, Michel Simon, Fernandel. Chez les
actrices, les abonnées au vedettariat sont Michèle
Morgan, dont toutes les midinettes rêvent d’avoir les
yeux, Danielle Darrieux, féminine en diable, Simone
Signoret, gravement sensuelle, et la piquante Françoise
Arnoul. Justice est faite de Cayatte obtient le grand prix du
festival de Venise en 1951.
Oui, l’Europe est encore bien vivante artistiquement.
Cette renaissance qui rejaillit hors de nos frontières affecte
tous les arts. L’exposition d’Henri Cartier-Bresson au
Metropolitan Museum produit le choc de la révélation
dans l’art du reportage photographique. En peinture,
parmi les « grands » de l’avant-guerre, Matisse obtient le
grand prix de la biennale de Venise en 1950, et Braque,
qui l’y a précédé en 1948, domine toute la scène. Au point
que le groupe des « Irascibles », à New York, proteste

288
Un âge d’or

pour demander la reconnaissance de l’avant-garde améri-


caine, qui ne va pas tarder à s’imposer. Mais la curiosité
de découvrir ce qui s’est passé de l’autre côté pendant les
années de coupure prime sur cette revendication d’iden-
tité. Picasso se fait potier non sans renoncer à provoquer
(son portrait de Staline fait scandale), Rouault brûle ses
œuvres, Jean Dubuffet fonde la Compagnie de l’Art brut,
Le Corbusier construit la Cité radieuse et Nehru lui confie
la construction de la ville de Chandigarh, Dunoyer de
Segonzac expose à la galerie Charpentier, où l’École de
Paris vit ses plus belles heures, tout en commençant à
courir aux vernissages des valeurs en herbe, tel Bernard
Buffet.
Ajoutons qu’en même temps que la mode, la peinture
et le cinéma, la France littéraire aussi se vend aux États-
Unis. Les Américains ont croisé au Flore ou au Tabou
Sartre, Beauvoir, Boris Vian, Antoine Blondin, Genet, une
génération qui produit des sujets de romans assez « uni-
versels » pour traverser les frontières. Camus figure sur la
liste des best-sellers du New York Times dont le Book Review
publie à cette époque un bulletin régulier, « Imported from
France ». Le Petit Prince de Saint-Exupéry a fait un million
d’exemplaires. Le débat sur la responsabilité, la liberté,
l’engagement, engendre un dialogue entre les deux conti-
nents. Les écrivains James Baldwin, Peter Viertel, l’ami
d’Hemingway, Irwin Shaw vivent à Paris. Gide obtient en
1947 le prix Nobel de littérature, Léon Jouhaux se verra
décerner, en 1951, le prix Nobel de la paix.
Quant à la chanson française, elle s’exporte aussi. Les
Feuilles mortes d’Yves Montand et C’est si bon vont en réci-
tal à New York ; Charles Trenet fait tanguer La Mer jus-
qu’à l’autre bord de l’Atlantique et Édith Piaf et son Milord
sont partis pour longtemps faire le tour du monde.
Dior, que ravit depuis toujours l’atmosphère vibrante
de la création artistique et du spectacle, ne se laisse que
timidement solliciter, malgré cela, pour habiller le théâtre

289
Christian Dior, un destin

et le cinéma. Si son travail de costumier lui donne la joie


de se livrer à sa passion pour les époques révolues – ainsi
pour Le Lit à colonnes de Roland Tual, Lettres d’amour de
Claude Autant-Lara en 1942, Le silence est d’or de René
Clair en 1946 et Pour une nuit d’amour de E.T. Greville,
Dior y met un tel souci de la qualité « couture » qu’il se
donne des peines excessives par rapport à celles des costu-
miers professionnels qui savent rechercher l’effet avant
tout. C’est pourquoi le couturier acceptera de moins en
moins les commandes liées aux arts du spectacle. Sauf
occasion exceptionnelle, comme celle que lui offre Marcel
Achard qui tourne La Valse de Paris en 1950, contant la vie
de Jacques Offenbach. Superbe sujet de réminiscence :
Dior crée de merveilleuses robes à crinoline pour Yvonne
Printemps. Une ultime exception pour la pièce de Girau-
doux, Pour Lucrèce, qui ouvre en avril 1953 au théâtre
Marigny et où Mmes Madeleine Renaud, Edwige
Feuillère et Simone Valère évoluent dans des atours
Second Empire créés selon toutes les règles de la haute
couture par les ateliers de l’avenue Montaigne.
Bien sûr, l’on voit Dior aussi au cinéma. Marlene Die-
trich lui est la plus fidèle, dans Le Grand Alibi d’Alfred
Hitchcock, film de 1950, et dans Le Voyage fantastique
d’Henry Koster. La maison lui confectionne, bien avant la
lettre, un body en mousseline pour maintenir sa silhouette,
jambes et bras compris, et on se souvient encore des
séances d’essayage millimétriques des pantalons de smo-
king que commandait la star pour ses récitals. À une
époque où les fibres de Lastex n’existaient pas, c’était
toute une histoire pour que la jambe du pantalon puisse
se permettre des excentricités sans faire de plis une fois
retournée au repos ! Mais que ne ferait-on pas avenue
Montaigne pour Marlene Dietrich, la grande amie de
Jean Marais et de Cocteau, voisins de Dior à la campagne
et qui forment ensemble une petite famille le dimanche ?
Olivia de Havilland, pour laquelle Dior se prendra

290
Un âge d’or

d’amitié, est aussi une excellente cliente. Faisant le compte


aujourd’hui, elle se souvient avoir acheté en tout deux
cents robes à la maison de couture ! Dior l’habille ainsi
que Myrna Loy dans le film de Norman Krasna, La Fille
de l’ambassadeur, en 1956. La même année, Dior habillera
aussi Ava Gardner : quatorze robes dans le film La Petite
Hutte de Mark Robson.
Christian Dior ne se déplace que rarement pour les
accueillir. Idole de ces femmes, grand monsieur de la
mode, c’est en coulisse qu’il règne la plupart du temps.
Coquetterie de sa part, façon de cultiver son mystère ?
Non, en aucun cas. Par prudence, il s’est donné cette règle
pour ne pas créer de jalousies entre ses clientes, mais,
surtout, il se comporte en artiste qui se consacre à son
travail. Sa raison d’être. On veut le rencontrer, le remer-
cier, le féliciter ? Inutile d’attendre, il ne viendra pas. Le
plus beau cadeau qu’on puisse lui faire, c’est de porter ses
modèles.
Ce n’est donc pas lui mais Jacques Rouët, son directeur
financier et homme de confiance, qui reçoit la productrice
Christine Gouze-Renal lorsque celle-ci sollicite un rendez-
vous. Elle vient lui raconter une star, une étoile montante,
une jeune actrice qui est en passe de devenir la plus
grande, la plus mythique, la plus recherchée. Elle la décrit
avec sa longue chevelure blonde et sensuelle, sa silhouette
de femme-enfant prête à séduire toute sa génération, sa
voix rauque et naïve à la fois, ses regards mutins, ses yeux
de velours. Seize films déjà à son actif, mais c’est le pro-
chain qui va, pour elle, représenter un tournant dans sa
carrière. Bientôt son nom sera sur toutes les bouches, sa
photo dans tous les magazines. Elle s’appelle Brigitte
Bardot. Jacques Rouët écoute.
Christine Gouze-Renal lui expose la suite de son his-
toire. Dans le film La mariée est trop belle, signé Gaspard-
Huit, elle incarne une jeune rédactrice de mode qui

291
Christian Dior, un destin

devient célèbre, se marie, etc. Il lui faut une robe somp-


tueuse pour la cérémonie. Bien sûr, elle doit être signée
Christian Dior. Cela ne peut être autrement. Sa gloire
tiendra aussi à cela, au choix du plus grand créateur de
mode. Elle interroge son interlocuteur. La maison
Christian Dior est-elle prête à entrer dans ce discours –
la notoriété de l’actrice rejaillissant sur la griffe et vice
versa – et donc à offrir la robe de mariée ?
Jacques Rouët a bien écouté. Il ne peut lui donner la
réponse sans en parler au couturier. Seul Monsieur Dior
est habilité à prendre la décision. Mais il se montre dubita-
tif. Christine Gouze-Renal s’étonne et lui demande donc
d’insister.
Lorsque le financier s’adresse à Christian Dior, il sait
déjà quelle sera sa réaction. Et, comme il s’y attendait, le
couturier refuse : il aime beaucoup le cinéma qu’il consi-
dère comme un très grand art. Mais la couture en est un
autre qui, lui aussi, a besoin de vivre et de rapporter. Ses
robes, il doit les vendre. Il n’y a aucune raison que ses
clientes dépensent chez lui de grosses sommes pour
retrouver ensuite à l’écran ces mêmes modèles prêtés ou
offerts pour rien…
Contrariée et surprise par un tel refus, la productrice
ne veut pas déclarer forfait. Elle propose d’amener avenue
Montaigne la star elle-même, BB en personne, certaine
qu’en la voyant Christian Dior fléchira. L’actrice repré-
sente le meilleur argument pour convaincre le maître.
Mais Jacques Rouët, cette fois, sait qu’il est inutile de
déranger le créateur. Avec courtoisie, il reconduit la pro-
ductrice en se disant désolé, mais que, malheureusement,
Monsieur Christian Dior ne reviendra pas sur sa décision.
Anecdote difficile à imaginer aujourd’hui – Balmain,
d’ailleurs, ne se fera pas autant prier pour offrir la robe
de mariée –, mais le monde de la couture était alors un
univers en soi. On ne saurait risquer de déplaire à
quelques élégantes en vulgarisant à l’écran les robes

292
Un âge d’or

qu’elles se sentent privilégiées de porter comme des pièces


uniques. Et puis, il faut bien le dire, Dior est un snob.
Son cœur bat plus fort pour les duchesses et les mar-
quises, dont il restaure avec délices les fastes monar-
chiques grâce à ses robes du soir inspirées de l’impératrice
Eugénie et de la Pompadour. Dans son échelle esthétique
des valeurs, le couturier préfère l’authentique vie de cour
à ses pâles imitations dans les films historiques. Il lui
paraît beaucoup plus prestigieux – aujourd’hui on dirait
« plus porteur » – de dessiner la robe de bal de la prin-
cesse Margaret pour ses vingt et un ans. Il faut dire aussi
que les princesses, alors de sang bleu, ne s’avisaient pas
de jouer aux actrices.
Photographiée par Cecil Beaton, plus princesse que
jamais, la ravissante Margaret paraît en couverture de
Paris Match. Sa robe, qui a représenté près de trois cents
heures de travail pour les ouvrières, est un bustier qui
s’épanouit dans les largesses d’une jupe en organdi. Les
broderies florales, qui descendent d’une épaule gracieuse
asymétrique et parcourent comme une gerbe tout le
devant de la robe, sont en fils de paille, étoiles d’or et
perles. Avant de faire composer ces motifs, Dior a
consulté personnellement la princesse sur ses goûts :
« Mad’am, vous sentez-vous plutôt une inclination pour
l’or ou l’argent ? – Pour l’or ! »
Aucun souvenir n’égale, cependant, dans l’histoire de la
maison Dior, l’invitation de la duchesse de Marlborough
proposant à la collection Dior de défiler au château de
Blenheim en 1954 au profit de son œuvre. Elle est prési-
dente de la Croix-Rouge et reçoit ses invités dans son
uniforme. Imaginez quatorze salons en enfilade – dont l’un
tout tendu de tapisseries célébrant les défaites françaises
– d’une majesté parfaitement à la mesure de la proprié-
taire. Suzanne Luling, que son anglais accrédite auprès
d’elle pour s’occuper des préparatifs, a le souffle coupé
quand elle arrive sur place : « Il fallait convenir d’un défilé

293
Christian Dior, un destin

qui ne fît pas ressembler les mannequins à des pur-sang


sur les boulets après une trop longue course. »
Dehors, le brouillard noie le parc, les arbres et la route.
L’on vient d’apprendre que Balmain, qui présentait à
Londres, a dû renoncer, ses mannequins et ses robes étant
retenus à Orly par le mauvais temps. La duchesse de
Marlborough tire tout de suite la leçon de cet incident :
« Il se trouvera certainement des gens pour dire : “Si
c’était la maison Dior, cela n’arriverait pas…” Vous ne
pouvez pas les décevoir. Le brouillard peut durer. Dites à
vos mannequins de prendre le train. »
Suzanne Luling raconte : « Le jour arriva. Jour fabu-
leux. Voir défiler nos filles sur un pareil périmètre, tou-
jours aussi absentes, toujours avec l’air de passer là par
hasard et hautaines, finit par donner le tournis.
« Enfin le grand salon de Musique s’ouvre. La princesse
Margaret est là. La salle est décorée de drapeaux anglais
et français fraternellement enlacés. On joue La Marseillaise.
C’est beau, c’est grand, c’est inattendu. À côté de moi, le
duc de Marlborough se penche et me dit tout bas : “Il s’est
déjà passé bien des choses dans ce palais, mais je n’avais
encore jamais vu ça : des drapeaux français, La Marseillaise
et… des robes !” »

Si femme m’était contée…

Quel couturier a été, comme Dior, assez comblé pour


pouvoir déclarer : « La clientèle dont je rêvais, c’est elle
qui – sans que j’aie pris trop la peine de la solliciter – a
répondu à mon appel. »
Elles se pressent toutes aux essayages, celles dont la
maison avant d’ouvrir avait dressé la liste idéale, dans le
plus grand secret, en croisant les doigts ! La duchesse de
Windsor attend une saison avant de se précipiter, pour ne
pas faire comme tout le monde. Mais elle fait l’admiration

294
Un âge d’or

générale, le jour où elle devient cliente, par le sens disci-


pliné qu’elle possède de ce qui lui va, cette élégance
underdressed, le tailleur du soir dont la simplicité sert
d’écrin à son bijou, l’effet immanquable du less is more !
Cliente de Balenciaga, Gloria Guinness, visage en porce-
laine de Saxe teintée de sang mexicain, l’illustration même
de ces femmes qui savent avec perfection incarner leur
style, s’autorise quelques détours chez Dior, mais toujours
en noir ou blanc. Elle représente pour le couturier l’élé-
gance en personne, aussi naturelle en descendant de sa
Rolls dans un petit manteau de lainage noir que se prome-
nant avec son chien, un arrosoir à la main, parmi les pom-
miers de son domaine de Piencourt. C’est l’unique cliente
ou presque pour laquelle Dior fait une exception et des-
cend aux salons d’essayage. Il n’accordera même pas cette
faveur à Liz Taylor. Ah ! que la vie d’un couturier est
belle quand elles ont le chic pur-sang de Babe Paley, la
grâce florale de Margot Fonteyn, ou les lignes de vases
antiques de Federica Gazzoni et de Laurella Arrivabene
(la parente de Luchino Visconti) : pour Dior, quand les
Italiennes sont élégantes, il n’y a personne au-dessus !
« Encore un peu de temps, et vous verrez les plus jolies
femmes de la société postuler pour devenir mannequin ! »
prédit-il aussi.
Ce « glamour », cet art que la beauté seule ne saurait
donner, ce don de mettre en valeur les lignes et de modeler
un visage pour l’angle des caméras, quelques jeunes
femmes du monde déjà le disputent aux mannequins.
L’une est la fille d’un peintre anglais qui a épousé le comte
Alain de La Falaise. Maxime de La Falaise, longue,
maigre comme un élève de Harrow, pose dans des robes
de Dior pour les grandes revues américaines. La seconde
est Martine Dewavrin, belle et blonde avec un incarnat
de rose, qui abandonnera vite ce métier fatigant.
Jacques Fath a été le premier à faire de ses modèles de
véritables attractions : Louise, diaphane, poétique, qu’il

295
Christian Dior, un destin

habille en Sarah Bernhardt, et la belle Bettina, qui passe


vite, sans sourire, un peu triste, et qui a pour boyfriend Ali
Khan ; Sophie, longue et gracieuse, qui va se faire épouser
par Anatole Litvak ; Paule, aux immenses yeux bleus,
ancien modèle de chez Chanel, future femme du photo-
graphe Willy Rizzo. Fath et sa ravissante épouse
Geneviève reçoivent fréquemment dans leur château de
Corbeville, à côté de Paris. Le style de leurs fêtes,
ambiance brésilienne ou parties hollywoodiennes, comme
celui de leurs invités se rapprochent davantage de la clien-
tèle des night-clubs que de la société des bals costumés.
Chez Lelong, Dior a connu la plus effervescente des
mannequins, la plus « moineau de Paris », gavroche, spon-
tanée, le mannequin qui adore son métier, Praline. Elle a
suivi Pierre Balmain lorsque celui-ci a ouvert sa maison.
Elle pique des rages, pleure, tape du pied quand une robe
qu’elle aime n’a pas été suffisamment applaudie. Photo-
graphiée, reconnue partout, des milliers de Parisiens et de
Parisiennes envahiront la place Saint-Augustin le jour de
son enterrement (elle a trouvé la mort dans un stupide
accident d’auto). Dior lance sa « Praline », Tania : « Entre
tous les mannequins que j’ai connus, l’une des plus natu-
rellement et des plus extraordinairement douées : […]
comme Praline, le type même du mannequin devenu
femme et non de la femme devenue mannequin. » C’est
qu’il voit ses modèles en Galatée avec les yeux de Pygma-
lion. Aussi se bat-il contre la maison unanime pour impo-
ser Victoire, petite, brune, algérienne, très différente des
autres et qui ne sait pas marcher. En deux saisons, il en
fait une vedette !
Nullement étonnant qu’elles se sentent toutes désha-
billées par son regard, « ce terrible regard professionnel »
qu’on lui reproche parfois : « Non, répond-il, je me
contente simplement de les habiller autrement. » Époque
bénie pour un couturier : la femme élégante se change
quatre fois par jour. Et quelle aubaine, il faut bien

296
Un âge d’or

l’avouer, quand une veuve richissime comme Mrs Biddle


qui, forte de ses amitiés MRP, tient un salon politique
dans son hôtel de la rue Las-Cases, commande ses
ensembles en trois exemplaires : un pour Paris, un pour
New York et l’autre pour les voyages ! La modiste Claude
Saint-Cyr, qui autrefois dépanna Christian Dior impécu-
nieux en lui commandant des croquis, et fait aujourd’hui
des chapeaux pour aller avec ses robes, raconte :
« Mrs Biddle m’a fait faire dix-neuf fois le même chapeau,
dans dix-neuf couleurs et matières différentes : même en
noir, elle l’a voulu en antilope, en velours, en satin et en
feutre, pour correspondre à chacune de ses tenues. Très
souvent, poursuit Claude Saint-Cyr, elle me téléphonait à
sept heures du matin, en me disant : “Madame Saint-Cyr,
j’ai ce soir une soirée à l’Opéra, je ne sais pas ce que je vais
mettre dans mes cheveux.” Lorsque j’arrivais, la femme
de chambre avait disposé toutes ses robes du soir, toutes
sublimes, et nous la regardions choisir : “Alors qu’est-ce
que vous allez me mettre sur la tête avec ça ?” »
Toutes découvrent, à l’instar de Mrs Biddle, que se plier
à la mode, sous la houlette de Christian Dior, n’est pas
seulement une sinécure pour femmes riches mais un
métier à temps complet. Le coiffeur attitré de la duchesse
de Windsor, Alexandre, raconte : « Tous les jours, la
duchesse passait se faire coiffer, au retour de son déjeuner,
puis elle allait à ses essayages, qui comprenaient chaus-
sures, chapeaux, gants, toutes les tenues devant être assor-
ties, et il n’était pas rare, si elle avait une soirée à
l’extérieur, que je passe à Neuilly en fin de journée lui
refaire sa coiffure. »
La femme élégante n’allait pas au théâtre ou au concert
dans le même tailleur que pour un vernissage à la galerie
Charpentier. Et encore moins avec le chapeau qu’elle por-
tait à déjeuner chez Maxim’s. La petite robe d’après-midi
allait bien pour le lèche-vitrines chez les antiquaires, la
promenade le long des quais ou au bois de Boulogne,

297
Christian Dior, un destin

mais, à partir de cinq heures, les rangées de perles avaient


le droit de sortir, de rigueur pour le thé au Ritz ou au
Pavillon Trianon à Versailles. Un petit tour chez le coiffeur
pour se faire donner un coup de peigne avant de sortir le
soir. Les chaussures assorties, le sac, les gants, le choix
d’une aigrette, la femme de chambre indispensable pour
sortir tout cela, et on entrait dans la robe de cocktail
qu’elle vous aidait à enfiler après vous avoir corsetée et
dûment assistée à compléter l’ensemble : fourrures,
parfum, mouchoirs. Comment faisait-on pour porter tout
ça et avoir le temps de se changer ? « Eh bien, justement,
dit Alexandre, on avait ce qui manque aujourd’hui : le
temps ! » La femme élégante n’est pas pour autant arrivée
au bout de ses peines. Car, pour être fin prête, il faut aussi
songer à se refabriquer une silhouette, donc à se faire
mouler la taille dans des corsets, guêpières ou balconnets
projetant des décolletés à la Pompadour, toute une indus-
trie que Dior a relancée avec infiniment de succès. Un
nom vole de bouche en bouche dans le monde de l’élé-
gance : Marie-Louise Lebigot, qui a réinventé les poitrines
sur mesure, soit montantes, soit, selon le modèle désiré,
vides ou pleines, c’est-à-dire rembourrées de mousse de
plastique pour les dames désavantagées. C’est Mon-
sieur Lebigot en personne qui moule, ajuste, place les
« avantages » des jeunes femmes qui viennent aussi ici
réapprendre à tirer sur des lacets, comme leurs arrière-
grand-mères, en retenant très fort leur souffle. « On était
enchantées d’être serrées ! » dit Patricia López Willshaw.
Mais la costumière de spectacle, Rosine Delamare, sœur
de l’actrice, épouse alors d’Harrison Elliot, ramène ces
performances à de plus justes valeurs : « D’abord, on était
minces : on n’avait pas bouffé pendant quatre ans. » La
taille de guêpe, c’est vrai qu’elles en raffolaient toutes. Zizi
Jeanmaire le dit : « Serrée ? On n’y pensait pas. On se
sentait bien parce qu’on se sentait belle ! »

298
Un âge d’or

Zizi a fait la conquête de Dior lors de son ballet Carmen


au théâtre Marigny. « Mon type de femme, apprendra-
t-on bientôt grâce à une interview de la télévision améri-
caine, est plutôt menue et brunette » : Dior est donc tombé
« fou » devant le style gavroche de Zizi Jeanmaire, au
point que, devenu ami du couple qu’elle forme avec
Roland Petit, il fait un jour cet aveu : « S’il y avait une
femme que j’aurais dû épouser, c’est elle ! » Étrange aveu
de la part d’un homme qui, d’habitude, regarde les femmes
à travers un prisme – son fameux regard qui les « ré-
habille » autrement – pour les recréer comme des images
de féminité dans lesquelles s’enveloppe le parfum de sa
mère. Zizi Jeanmaire se situe tout à l’opposé, c’est une
femme en chair et en os, qui expose son corps et le fait
travailler pour exercer son art… mais quel art ? La danse,
la danse qui hante Christian Dior depuis sa jeunesse et
embrase son imaginaire dans ses tourbillons. Étrange en
effet, ce cri du cœur au conditionnel, car là Dior
n’éprouve nul besoin de recomposer l’image : elle est telle
qu’il l’aurait aimée si…
Quand il apprend qu’elle doit partir en tournée aux
États-Unis, il l’invite à venir choisir sa garde-robe :
« C’était la première fois que j’allais dans une maison de
couture, dit-elle. Dior m’a offert une cape noire envoû-
tante et une petite casquette avec laquelle j’ai fait la
conquête des Américains. Je m’en souviendrai toujours. »
« Toutes les jeunes filles rêvaient d’être habillées en
Dior, raconte Edmonde Charles-Roux, bien plus qu’en
Molyneux ou en Balenciaga, qui vous traitait de si haut
qu’on n’avait qu’une envie, c’était de se sauver ! Dior, lui,
était dans le bonheur d’habiller les jeunes filles. » Âgée de
vingt ans à l’époque, et tout juste entrée dans la mode à
Elle, avant de faire sa carrière chez Vogue, la future bio-
graphe de Chanel envisage d’acheter, en solde, une robe
longue à crinoline qui pèse entre vingt-cinq et trente kilos.
Dior insiste : « Prenez-la : je sais qu’il faut du courage

299
Christian Dior, un destin

pour la porter ! » Un buste de libellule émerge d’une mon-


tagne de plis en taffetas entoilé et replié en triangles tenant
une crinoline : « Ravissant, dit-elle, pour se faire photo-
graphier dans Vogue au bras de Nicolas de Gunzburg, mais
je fus incapable de danser dans cette robe ! » Même avec
le recul du temps, Madame Charles-Roux ne trouve rien
de ridicule à cela, ni aux malles nécessitées pour le trans-
port des atours lors de bals donnés à la campagne, ni à
l’impossibilité de les enfiler sans l’aide d’une femme de
chambre, ni à l’incertitude surtout de trouver au petit
matin, au moment d’aller se coucher, la bonne âme qui
vous délivrera de ce fardeau ! La reine Marie-Antoinette,
la plus illustre des fashion victims, avait bien accepté de
faire le trajet de Versailles à Paris à genoux dans son car-
rosse, afin de ne pas défaire l’énorme pièce montée que
ses coiffeurs capricieux lui avaient confectionnée pour un
soir !
Nancy Mitford, l’une des premières à porter du New
Look à Londres, écrit dans sa correspondance que toutes
les femmes sont sous l’effet d’une « potion magique ». Du
délire en effet ! Telle la scène que raconte Maywald,
devenu le photographe attitré de la maison et qui photo-
graphiait un jour chez Dior une Suédoise, ex-mannequin
marié à un richissime Sud-Américain.
« Carmel Snow, qui était là, la félicite : “Que cette robe
est merveilleuse sur vous ! – Oui, répond la cliente, c’est
la robe la plus étonnante que j’aie jamais vue, je ne peux
ni marcher, ni manger, ni m’asseoir.” »
Et Carmel Snow, sans ciller, de lui demander ce qu’elle
a choisi d’autre dans les collections : « Trois robes du soir,
répond-elle, cinq robes de cocktail, six manteaux, douze
tailleurs, tout cela chez Dior, mais j’ai aussi acheté quelques
autres modèles chez d’autres couturiers. – That’s all ? »
s’écria Carmel Snow quand son interlocutrice eut terminé
d’énoncer sa liste.

300
Un âge d’or

« Elle rougit, se souvient Maywald, comme si elle avait


commis un péché, et s’excusa du peu en disant qu’elle
habitait à Rio, où il faisait très chaud et où l’on ne pouvait
pas porter toutes ces robes : c’était uniquement son ves-
tiaire pour venir en Europe ! »
Un beau sujet d’inquiétude pour les féministes qui mani-
festeront, quelques années plus tard, contre l’exploitation
de la femme-objet ! Imaginons en effet les aberrations aux-
quelles sont conduites des dames comme Mrs Biddle, ou
Mrs Hilsen, qui se commandaient jusqu’à trois cents
modèles par an. Sans parler du scandale de la dépense, à
un bal Blanc et Noir donné par Jacques Fath dans son
château de Corbeville, une invitée dansa toute la nuit dans
une robe de Dior d’une valeur d’un million. D’ailleurs,
Christian Dior, lui-même, marque un temps d’arrêt : « Mais
comment peuvent-elles s’acheter toutes ces robes ? »
Jean Cocteau, lui, en perd son humour : « Quand on
pense que tout sentiment des mesures est perdu dans le
domaine de l’art et des architectes et que quelques centi-
mètres de moins aux jupes des femmes révolutionnent le
monde en 1953. Nul ne songe à sourire. On parle de la
bombe Dior avec le sérieux qu’on met à parler de la
bombe atomique. » À plusieurs reprises dans son journal,
il note son agacement – « les postes et télégraphes conti-
nuent à ne parler que de Dior » –, profondément choqué
de cette frivolité incongrue, au moment de la conférence
de Genève : « Pendant cette tragédie, Madame Bidault
se commande des robes de Dior pour la conférence de
Genève ! »
Balenciaga, allant dîner un soir avec Bettina Ballard,
est obligé, bien malgré lui, de boutonner la robe de Dior
qu’elle porte et qui est ornée de trente petits boutons dans
le dos. Le mari de l’intéressée a déclaré forfait ; quant au
couturier, il croit que Dior a définitivement perdu la tête :
« But Christian is mad, mad ! » s’écrie-t-il ainsi que Bettina
le rapporte dans ses Mémoires.

301
Christian Dior, un destin

Cela n’empêche nullement les femmes de ne jurer que


par lui. Pamela Churchill lui voue une reconnaissance
éternelle, car il l’a convaincue de porter du rouge, sa cou-
leur préférée. Depuis son adolescence, sa mère avait caté-
goriquement rayé le rouge de son habillement, le déclarant
antinomique avec une peau de rousse. Quand elle va
s’habiller chez Dior, il la délivre de cet interdit : « Dior fit
descendre des ateliers des échantillons de rouge pour me
montrer ceux qui convenaient à mon teint. Il a changé ma
vie ! »
Néanmoins, cela ne se passe pas toujours aussi harmo-
nieusement. Dior reçoit un courrier fort désagréable, des
lettres d’insulte qui lui parviennent du fin fond des États-
Unis : « Espèce de crétin, vous n’avez pas intérêt à vous
présenter à Topeka ! » Ainsi s’adresse à lui un monsieur
du Kansas, ou bien : « Vous avez défiguré ma femme avec
votre génie. Je vous fais une proposition… Pourquoi ne
vous enverrais-je pas ce qu’il en reste ? Elle fait un patron
46 », écrit celui-ci de l’Idaho. Les maris américains sont
les plus virulents !
Mrs Randolph Hearst, toute jeune mariée en 1948 et
habillée jusque-là par Charlie James qui lui recommande
d’aller chez Dior, prononce ce jugement d’avant-garde :
« Les robes, dit-elle, c’est beaucoup mieux que le psycha-
nalyste ! Le vêtement vous crée une image et peut aider
une femme à rehausser l’opinion qu’elle a d’elle-même. »
Elle est aussitôt conquise par Dior : « On était sûres de
faire un effet fou ! » Elle adore « la reconstruction de la
silhouette, le travail de finition quand on retourne les vête-
ments, les quatre épaisseurs au moins qui font tenir une
veste : du grand art ! » Comme Hélène Rochas, émer-
veillée elle aussi par le travail de finition : « On regardait
les robes à l’envers : c’était un enchantement ! »
D’autres en perdent la tête. Le cas clinique le plus grave
reste celui de Lady Mariott, fille d’Otto Kahn, financier
et mécène du Metropolitan Opera de New York, mariée

302
Un âge d’or

à un général anglais. « Petite, mince, chic, intelligente,


mais qui sacrifia sa vie à sa ligne et à son habillement, elle
se sustentait tout juste d’une biscotte et d’une cuisse de
poulet. » Ainsi la baronne Liliane de Rothschild en
fait-elle le portrait. La cliente rêvée du couturier ? Elle
s’installe au Plazza, vient chaque jour chez Dior et y passe
tous ses après-midi de deux heures à sept heures ; elle s’y
commande une centaine de tenues par an, que bien
entendu elle n’aura jamais l’occasion de porter. « Le reste
du temps, raconte Frédéric Castet, qui se voit confier la
responsabilité de son atelier par Dior à l’âge de vingt ans,
Lady Mariott était toujours seule, dînant seule au Ritz. On
la voyait seule encore au Lido de Venise, même sur les
photos de bal, elle a toujours l’air à part, triste dans ses
déguisements. »
C’est sans aucun doute à Lady Mariott que Dior songe
lorsqu’il prend la plume pour décrire « la folle des robes
[…] qui a de la toilette une passion qui la dévore comme
d’autres sont dévorés par le jeu : elle peut vous dire le
nombre de rangs de paille qu’il y a sur un chapeau ou
le nombre de carreaux d’un manteau pied-de-poule. Elle
s’endort le soir en pensant à la robe qu’elle commandera
le lendemain et ses songes sont traversés de chapeaux qui
pourraient accompagner cette merveille. Dès son réveil,
elle téléphone pour demander un nouveau rendez-vous
avec sa vendeuse bien qu’elle en ait déjà pris cinq ou six.
“Son” couturier (car son rêve, c’est de l’annexer) devient
pour elle un véritable directeur de conscience. 1 »
Non sans ironie du sort, Dior doit s’insurger contre les
excès de comédie féminine. À une vendeuse, qui se vante
d’avoir vendu trois modèles en dentelle à une cliente amé-
ricaine, il répond : « Mais non, c’est ridicule, trois du
même genre, ça ne se fait pas : télégraphiez-lui tout de
suite qu’elle en décommande deux ! »

1. Je suis couturier, Christian Dior.

303
Christian Dior, un destin

Qu’il se soit fixé comme règle de vie de ne jamais des-


cendre à l’étage des salons d’essayage ne l’empêche nulle-
ment de connaître tous les secrets de la maison : « Que la
princesse Troubetskoï paie ses factures avant qu’on ne lui
fasse de nouvelles robes », fait-il passer comme note à
Jacques Rouët. Ah ! elles sont terribles, ces « chéries » !
Il faut en plus les éduquer ! Et après la création de la
collection, le voilà qui, assumant ses responsabilités
morales, se mue en directeur de « l’école des femmes », et
remet un peu d’ordre dans ces frivolités en consacrant une
dizaine de pages de son premier livre, Je suis couturier, à
expliquer le bon usage des robes : « Quels sont les devoirs
de la cliente envers le couturier ? De choisir les robes qui
la mettront en valeur car celles qui lui nuisent desservi-
raient aussi la griffe de la maison. »
On sent que son goût des portraits et des jeux de carac-
tère l’a stimulé pour brosser, tel La Bruyère, les diffé-
rentes figures féminines qui s’offrent à son observation :
« la cliente qui n’est jamais contente », « celle qui ne sait
pas ce qu’elle veut », « la bonne petite cliente parfaite qui
connaît son budget et qui sait ce qu’elle veut, mais
n’amuse personne ». L’univers d’une maison de couture
est une mine pour la comédie de boulevard. Le journal de
Suzanne Luling le met aussi savoureusement en scène.
Telle cette cliente qui disait : « Dans le fond, ma vie, c’est
Jacques », et dont les factures étaient payées par Pierre !
Hélas, le jour arriva où elle se trompa dans ses rendez-
vous. « Par l’un, elle se faisait habiller chez Fath, par
l’autre chez moi, écrit Dior qui rapporte aussi cette anec-
dote. Un jour, elle entra avenue Montaigne dans un
tailleur de Fath, au bras d’un homme différent de celui
qui l’accompagnait d’ordinaire. C’est seulement au milieu
de l’essayage, alors qu’elle enfilait sa jupe, qu’elle réfléchit,
et, sortant son carnet : “Mon Dieu ! suis-je bête ! Je me
croyais vendredi.” »

304
Un âge d’or

« Elles ne sont jamais plus femmes que lorsqu’elles sont


clientes », résume Suzanne Luling, dont le sens de la
repartie se trouve souvent dépassé : que répondre à une
cliente effondrée, cette année, de ne pouvoir partir
qu’avec vingt toilettes pour dîner, victime de revers
d’argent qu’on espère passagers, et pour qui il ne saurait
être question de se montrer deux fois avec la même
tenue ? Suzanne, devant ce problème terrible, de hasar-
der : « Cela va vous obliger à écourter vos vacances. C’est
affreux, vous qui en avez tant besoin… – Non, nous
n’allons pas écourter nos vacances… Nous changerons
trois fois de palace… Voilà tout ! » répond la cliente, mon-
trant qu’elle avait des ressources dans les moments diffi-
ciles.
Le journal de Suzanne Luling en offre ainsi pour tous
les goûts, de l’original au plus banal, comme « l’histoire de
cette pauvre chérie qui, en gorge et gaine dans la cabine
d’essayage », lui disait : « C’est terrible l’angine de poi-
trine. Je le sais : mon mari en a une ! » Elle annonçait ça
un peu comme on dit : « Une Jaguar ? Je sais : mon mari
en a une ! » Et elle ajoutait : « C’est extraordinaire, non ?
Chaque soir, en rentrant, il est mort, littéralement mort.
Et lorsqu’il part en voyage, pfft… Envolé ! On dirait que
ça lui passe ! » Et Suzanne de conclure : « Pauvre
épouse ! Si elle avait su qu’en voyage son mari n’était
jamais seul et qu’il habillait sa petite amie chez Dior en
vrai galant homme, et presque aussi somptueusement que
sa femme ! »

Les soupirs d’un roi trop populaire

Dior aimerait pouvoir se consacrer exclusivement à


celles qu’il nomme les « reines du jour ! Nos gloires, nos
muses, celles qu’on s’arrache, qu’on envie, qu’on aime,
qu’on admire, les femmes élégantes, les “Parisiennes”,

305
Christian Dior, un destin

qu’elles soient nées à Boston, à Buenos Aires, à Londres,


à Rome ou même… à Passy ! » Pourquoi faut-il en outre
s’occuper de toutes les autres : les gentilles – celles qui
pensent qu’il suffit de s’habiller chez un grand couturier
pour être élégante –, les malheureuses – celles qui, en se
choisissant une toilette, cherchent à habiller quelqu’un
d’autre : la femme qu’elles croient être, celle qu’elles aime-
raient être, ou, hélas, celle qu’elles ont été. Sans parler de
la dernière catégorie, les malades mentales, celles qui se
ruinent pour le seul plaisir de stocker une garde-robe dans
leur placard ?
Se plaindrait-il de ses « malheurs » ? Non, Christian
Dior est snob, sans aucun doute, mais il ne perd pas de
vue l’essentiel : « Qui pourrait finalement leur en vouloir ?
En tout cas pas moi ! » Que la maison Dior se visite
comme la tour Eiffel ou les Folies-Bergère – est-ce un mal
ou un bien ? –, il est en tout cas trop tard pour le déplo-
rer : vingt-cinq mille personnes par an y défilent, selon les
propres sources de Dior. Sans compter la liste d’attente :
ceux qui rêvent de faire le pèlerinage ou qui adressent à
Christian Dior le courrier de ministre qu’il n’a évidem-
ment pas le temps de lire. N’y figurent pas seulement des
lettres incendiaires, comme celles des maris américains
refusant d’admettre les « diktats » du couturier, à dix mille
miles de distance. Dior est aussi parfois le destinataire
d’une correspondance sentimentale, telle la cour épisto-
laire qu’entretient avec lui cette femme de ménage
anglaise, absolument déterminée à venir le rencontrer
avenue Montaigne, et dont l’histoire à rebondissements a
fourni la matière d’un roman-feuilleton : Flowers for Mrs
Harris de Paul Gallico…
« Ah ! si seulement j’étais Balenciaga ! » pense en secret
Christian Dior quand il dit : « Où est la petite maison
dont j’avais rêvé ? » Son austère confrère a su, lui, dès le
départ chasser les marchands du temple, et régner sur
une authentique chapelle d’élégantes qui l’écoutent et le

306
Un âge d’or

vénèrent comme un pape. Drapé dans son silence, il n’en


considère pas moins d’un air offusqué le théâtre de frivoli-
tés de l’avenue Montaigne qui s’offre aux démons de la
presse et de la publicité.
Dior sait-il que les effets électrisants du New Look ont
créé des dommages à ses confrères ? Il n’a pas pu ne pas
remarquer le nombre de clientes de la haute couture qui
ont tourné comme des girouettes en direction de l’avenue
Montaigne. Sait-il que, si Balenciaga ne se présente plus
dans le salon, à la fin de la présentation de ses collections,
pour saluer son public et recevoir les applaudissements,
comme il le faisait jusqu’en 1947, la raison est en effet
bien là. Non, Dior l’ignore, comme tout le monde, car le
fier Basque ne trahirait pas ses sentiments. Mais il n’a
éprouvé que dédain à l’égard de la légèreté des femmes,
lorsqu’il a bien été obligé de constater que, soudain, « ses »
fidèles, qui pourtant déclaraient ne jurer que par lui, ne
se manifestaient plus comme à leur habitude.
Madame Renée, la première, est encore plus meurtrie que
le patron de leur ingratitude. Il s’en confiera à Hubert de
Givenchy. Elles reviendront chez le maître, bien évidem-
ment, les saisons suivantes. Mais l’Alceste de la mode n’a
pas digéré l’affront, et il protégera son talent dorénavant
des hommages trompeurs. Se prêter aux applaudissements
est devenu indigne de lui !
Dior, qui l’envie tout bas et l’admire tout haut – « C’est
notre maître à tous » –, fait un geste, en juillet 1949, au
moment où des grèves syndicales paralysent les ateliers à
huit jours de la présentation des collections. Il se rend
chez son illustre confrère, accompagné de Jacques Rouët,
et lui propose de mettre sa main-d’œuvre à sa disposition.
(N’étant pas inscrite à la chambre syndicale, la maison
Dior n’est pas touchée par les conventions salariales.)
Refus touché de Balenciaga.
Le couturier espagnol est trop noble pour en vouloir à
quiconque. S’il nourrit un grief à l’égard de son concur-
rent, c’est dans le domaine de l’art. En puriste, il est

307
Christian Dior, un destin

révulsé par la façon dont on traite le tissu, avenue Mon-


taigne, avec des entoilages, des doublures, du tulle, etc.
Lui, il sait « faire parler le tissu », comme le rapporte
Givenchy, son élève. C’est un crime de ne pas respecter les
qualités propres au tissu. Une telle intransigeance place
Balenciaga à part dans le royaume de la mode. Cecil
Beaton, pour imager l’opposition entre leurs tempéra-
ments, fait de Dior « le Watteau des couturiers, plein de
nuances, délicat, chic, avec un grand sens de l’opportu-
nité » et de Balenciaga « le Picasso de la mode ».
Dior et Balenciaga : le match a ses partisans. Nancy
Mitford, qui se fait conduire avenue Montaigne pour un
essayage, constate combien cela passionne son chauffeur
de taxi : « Enfin, nous avons un nouveau couturier pour
rivaliser avec Balenciaga ! »
Le débat qu’ils ont ouvert les honore en même temps
qu’il les dépasse, et la mode ne pourrait désormais faire
l’économie de l’un comme de l’autre. À cette éternelle
énigme que pose la haute couture – art pour l’élite ou pour
la masse ? –, chacun répond en allant jusqu’au bout de sa
logique. Comme l’écrit Didier Grumbach : « Ils sont
comme deux chats de légende installés l’un et l’autre sur
les plus confortables coussins d’un salon, très proches et
cependant comme très éloignés par une frontière infran-
chissable qui n’est autre que la marque du respect et de
l’affection qu’en solitaires ils se témoignent. »
Marque ultime de cette estime sans paroles, la
démarche entreprise par Dior lorsque Balenciaga annonce
son intention de fermer sa maison. Dior, consterné par
son départ, « une trop grande perte pour le prestige de la
couture parisienne », a convaincu Balmain de se rendre
avec lui au 10, avenue George-V pour tenter de le faire
revenir sur sa décision. Ils sont venus avec un dessin de
Braque qu’ils lui offrent en cadeau.
Mais, lorsqu’ils cessent d’être couturiers, le « Watteau »
et le « Picasso » de la mode se ressemblent étrangement.

308
Un âge d’or

Au moment où chacun s’en retourne, à l’instant du repos,


à ses sources secrètes. Bettina Ballard a goûté avec émo-
tion la simplicité de l’Espagnol qui a gardé intacte, dans
le petit village de pêcheurs où il est né, à Igueldo, à côté
de San Sebastian, sa maison d’enfance. Il n’invite que des
amis intimes. On se réunit dans la cuisine, qui sent bon
l’encaustique et l’argenterie bien polie. Il a importé
d’Amérique les derniers modèles de réfrigérateurs et de
machines à laver, mais ils ne sont pas encore branchés et
l’on dîne, sur une grande table en bois, d’angulas sautées
dans l’ail, arrosées de bon vin des Asturies et de conversa-
tions qui finissent tard dans la nuit.
Dior aussi, la collection achevée, s’en va, épuisé de
fatigue, se retirer dans son jardin au milieu de ses fleurs.
Son rôle est terminé, il a joué son spectacle, un spectacle
éblouissant, et a bien mérité le droit de disparaître. Pre-
mière récompense matérielle de son succès : à peine tou-
chés ses premiers gains, il achète à Milly-la-Forêt, le
Moulin du Coudret. En fait de maison, le lieu n’est qu’« une
ruine dans un marécage », s’exclame, saisi de décourage-
ment, son compagnon Jacques Homberg, qui l’accom-
pagne lors de cette première visite. Mais Dior va s’en
donner à cœur joie : « Mon faible – vous l’avez deviné –
est une vocation d’architecte qui me fascine depuis
l’enfance. » Dès l’année suivante, les petites maisons ont
été retapées, elles forment comme un petit village que
borde un étang, planté de fleurs et agrémenté d’un pota-
ger. Dans ce havre de paix où il se réfugie chaque week-
end, on voit le couturier se promener en bras de chemise
et en bottes de cultivateur, en plein bonheur, le nez buti-
nant ses massifs de dahlias et d’iris.
Voilà pourquoi Christian Dior plaît tant aux Britan-
niques, c’est à cause de son flegme et Cecil Beaton s’en
fait l’interprète : « Dior jouit de chaque détail de la vie.
C’est un bourgeois, les pieds solidement plantés dans le
sol, et il est demeuré aussi modeste qu’une violette en

309
Christian Dior, un destin

dépit des éloges qui lui sont prodigués. Sa tête en forme


d’œuf peut osciller de côté et d’autre, mais elle ne sera
jamais tournée par le succès. Dior ne commet jamais la
faute de croire à la publicité qui lui est faite, bien qu’à son
arrivée à New York il ait eu droit à autant de place dans
les journaux que Winston Churchill. Il est satisfait de
penser que, lorsque la vogue du succès l’abandonnera
[…], il aura eu la chance et la sagesse de préparer un nid
où se retirer et cultiver son jardin. 1 »

1. Cinquante ans d’élégances et d’art de vivre, Cecil Beaton, op. cit.


Chapitre 13

Lune de miel made in USA

« On pourrait dire aussi : “Nous sommes


tous français. Ce n’est pas par hasard qu’ils
sont passés maîtres dans l’art de vivre. Un
peuple civilisé ne méprise pas les arts
mineurs.” 1 »
Cecil BEATON

Traverser l’Atlantique, Dior n’en avait a priori aucune-


ment le projet, et l’idée seule le remplit d’effroi ; mais le
président des grands magasins Stanley Marcus, Neiman
Marcus, l’a invité à se rendre à Dallas pour y recevoir un
oscar de la couture. Son côté casanier lui fait appréhender
tout voyage, mais l’homme d’affaires responsable se repré-
sente parfaitement l’enjeu de cet événement. Ses plus gros
acheteurs sont américains, et l’intérêt est grand de les ren-
contrer chez eux. Quant au couturier, la pensée de décou-
vrir les femmes américaines évidemment le captive. Il est
flatté aussi d’apprendre que cet oscar, créé pendant la
guerre, va pour la première fois être décerné à un Fran-
çais, et pour sa première collection… Poussé par un senti-
ment patriotique, il se sent investi d’une mission : après
avoir sorti la mode française de son inertie, il entend réaf-
firmer « dans ce domaine la prééminence de Paris ». En
fait, au-delà de toutes ces bonnes raisons, Christian Dior,

1. Ibid.

311
Christian Dior, un destin

dont on connaît l’imaginaire ne demande qu’à s’envoler. Il


est conquis à la pensée de partir à la découverte de ce
fameux « Nouveau Monde ».
Il s’embarque donc en septembre 1947 sur le Queen
Elizabeth, ravi de voguer sous pavillon anglais. Malgré « le
luxe hideux commun à tous les grands paquebots, […] un
paquebot anglais, c’est toute l’Angleterre. Or il n’est pas
de pays, sauf le mien, dont la vie quotidienne me plaise
plus ; j’aime ses usages, son sens de la tradition, sa poli-
tesse, son architecture, et, ce qui est plus étonnant, sa cui-
sine. Je raffole de yorkshire pudding, de mince-pies, de
poulet à la sauge et je fais mes délices d’un breakfast avec
thé, porridge, œufs et bacon. 1 » Aux joies de l’anglomanie
s’ajoute le plaisir de retrouver à bord des connaissances
qui vont devenir, le temps de la traversée, de véritables
amis. Il s’agit d’Ivan Patcevitch, Alex et Tatiana Liber-
man, Bettina Ballard, c’est-à-dire toute l’équipe de Vogue.
Le lien chaleureux qui s’établit au cours de bains de soleil,
de parties de bridge et de bavardages à propos de New
York contribue à rassurer le couturier, anxieux de ce qui
l’attend. Dior a entrepris ce voyage seul – personne de la
maison ne l’accompagne – et cette agréable transition lui
permet d’arriver détendu, au bout du cinquième jour, en
vue de la statue de la Liberté qui apparaît radieuse, dans
l’aurore de son été indien.
Un émerveillement d’enfant l’embrase devant l’appari-
tion devant ses yeux des premiers gratte-ciel. « L’élan et la
force de ces mille obélisques érigés vers le ciel », la puis-
sance d’une Amérique immense où tout se multiplie par
quarante ou cent : il a l’œil à tout, ne veut rien perdre,
avide de garder le choc de ses premières impressions. Dior
se donne le plaisir de faire mousser son aventure, et le récit
de son voyage est de bout en bout au superlatif : « Mon
enthousiasme était sans bornes ; j’avais oublié mon vieux

1. Christian Dior et moi, op. cit., p. 47.

312
Lune de miel made in USA

continent. Qu’elle était loin ma Tour Eiffel et ses grâces


de tulle !… J’étais grisé. » Le voilà embarqué dans une
expédition qui va le conduire de découvertes en surprises.
La première survient alors qu’il est encore sur le bateau.
Le douanier chargé de vérifier les papiers, découvrant son
identité, lui fait un clin d’œil : « Well, you are the designer ?
What about the skirt length ? »
Totale stupéfaction du couturier, persuadé d’arriver dans
l’anonymat le plus complet mais qui, comprenant qu’il est
précédé par son double, va vite endosser ce personnage et
s’en servir comme passeport pendant tout le reste du
voyage. Ce n’est pas à Christian Dior qu’il est besoin
d’apprendre l’art des personnifications. L’Amérique attend
le couturier, il saura jouer le jeu. Car, à peine a-t-il rassem-
blé ses bagages, que, déjà, des journalistes le guettent et le
jettent au pied levé dans son rôle de « communicant ». Pour
le pur bénéfice du lecteur et afin de corser le récit de ses
aventures américaines, Dior ajoute encore un rôle, celui du
personnage de circonstance qu’il incarne en s’affublant du
ridicule du franchouillard à peine sorti de sa province, et
qui se débat au milieu de valises égarées, de poches dans
lesquelles se cachent des papiers introuvables, et d’un
dédale de couloirs où il se perd irrémédiablement jusqu’au
moment où des haut-parleurs viennent le tirer de son égare-
ment. À l’acte suivant, monsieur-tout-le-monde se fait
fusiller par les flashs et les sunlights, dans le grill room où
l’attend sa première conférence de presse ! À son soulage-
ment, une âme connue sort de la foule et se précipite à sa
rencontre, son ami Nicolas Bongard (la dernière fois qu’ils
se sont vus, ils partageaient une chambre sans eau au-
dessus du Bœuf sur le toit), qui fait alors une brillante car-
rière à New York, associé au joaillier Jean Schlumberger.
Dior se sent moins perdu quand on lui tend le micro et se
lance dans son premier numéro d’acteur. Les journalistes
américains n’y vont pas par quatre chemins pour pratiquer
leur métier. Le couturier se trouve instantanément placé au

313
Christian Dior, un destin

banc de l’accusé, et il s’agit pour lui d’une épreuve qui se


répétera à l’identique tout au long du voyage, avec une
même question qui lui est posée à chaque étape : pourquoi
diable s’acharne-t-il à vouloir cacher les jambes des
femmes ? L’Amérique n’est pas d’accord.

Les femmes pancartes et l’homme-sandwich

Ce n’est qu’un avant-goût de ce qui va se produire à


Dallas, où il se rend après une escale de deux jours à New
York et où là, trois mille personnes l’attendent ! Car, aux
États-Unis, le mouvement « anti-New Look » est tout sauf
une plaisanterie. Les lynchages de la rue Lepic à Paris font
à côté figure de chamailleries hystériques. On est ici dans
la patrie des suffragettes : une authentique révolte fait rage,
un véritable mouvement d’opinion avec ses partisans qui
prend un tour très organisé. Un réseau de ligues se dresse
à travers l’Amérique. La hache de guerre a été déterrée à
Louisville, en Géorgie, où une certaine Mrs Louise Horn a
eu le malheur de coincer sa jupe nouvelle longueur dans la
porte automatique de l’autobus, et la voilà traînée sur toute
la longueur d’un bloc avant que l’autobus ne s’arrête ! Pre-
mière victime grave des méfaits du New Look, elle n’en
reste pas là et enrôle immédiatement 1 265 femmes qui
signent sa pétition : ainsi est fondé le « Little Below the Knee
Club », ou le « Club des un peu au-dessous du genou », qui
fait rapidement tache d’huile. À Dallas, une Mrs Wood-
ward, ex-mannequin, prend le flambeau : « Celui qui a
inventé une mode pareille a lu trop de romans histo-
riques ! » À Washington, s’élève la Ligue pour l’abolition
des robes longues pour la journée, en Albany, à Dallas, à
Oildale en Californie, jusqu’à Toronto, même combat. Les
pasionarias de la mode pratique protestent : « Les jupes
longues sont dangereuses, vous ne pouvez même pas attra-
per un taxi et encore moins conduire une voiture. » Il ne

314
Lune de miel made in USA

faut qu’un pas pour que les militantes se persuadent que


cette mode est une conspiration dirigée contre l’égalité des
femmes. « Et en outre la femme américaine a une belle sil-
houette. Pourquoi la défigurer avec des hanches doublées
de rembourrage ? Et, même si l’on aime cette taille fine
prônée par le New Look, combien d’entre elles seront
d’accord pour en supporter la torture ? proclame l’une
d’elles, qui ajoute : « J’ai mis un de ces nouveaux corsets
et, au bout de quinze minutes, j’ai dû l’enlever. Je ne me
suis jamais sentie aussi mal de ma vie. »
L’affaire implique jusqu’aux maris dans le combat. Chez
eux, l’argument est pragmatique. Ils se disent « outragés »
par la folle dépense où risquent de les entraîner la nou-
velle mode et sa débauche de tissu. Leur brigade se
nomme la Ligue des maris fauchés, et se proclame déjà
forte de 30 000 membres !
Ce public déchaîné qui tient enfin sa proie entend bien
la sommer de se justifier. Mais quelle déception ! Alors
que l’Amérique attend Christian Dior, « le » créateur
mythique, révolutionnaire, diabolique… le monsieur
replet que l’on voit arriver à sa place, rond, chauve, en
costume d’employé de bureau, ne fait pas vraiment
l’affaire ! Ce petit Frenchman d’apparence si discrète qu’il
passerait inaperçu manque singulièrement de prestige. Et
Françoise Giroud d’ironiser sur la réaction des Améri-
cains : « Ce monsieur-là n’était ni le symbole du Gay Paree,
ni le moustachu monoclé qui fait du genou aux dames, ni
le jeune homme dynamique de type pseudo-américain. Il
pose outre-Atlantique des problèmes embarrassants : on
ne sait pas dans quelle catégorie de Français le classer.
Hé ! il fallait le classer monument historique. »

L’oscar à Dallas

Le nom « Neiman Marcus », la chaîne de magasins


fondée en 1907 est en soi une légende et Stanley Marcus,

315
Christian Dior, un destin

son président à l’époque, attendait Christian Dior à son arri-


vée à l’aéroport. Son frère Edward et sa femme Betty
avaient déjà été dépêchés par lui pour accueillir le grand
couturier à New York et lui avaient fait leur commentaire
pour le préparer à sa rencontre avec Christian Dior : « Ne
t’attends pas à l’image du “dictateur de la mode” dont les
journaux sont remplis. Prépare-toi plutôt à rencontrer un
homme timide et beaucoup plus intéressé de découvrir
l’Amérique que de parler de mode. » Dès leur première poi-
gnée de main, en venant le cueillir à l’aéroport, Stanley est
ravi car il s’aperçoit que son interlocuteur s’exprime en
anglais. Il lui propose alors de faire un tour de la ville et de
ses beaux quartiers, et est à peine surpris par la réponse de
Dior : « Volontiers, me répondit-il, mais je veux aussi voir
les “slums 1”. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment les
gens vivent. » Et Stanley de se remémorer le plaisir que lui
valut cette première rencontre où ils parlèrent d’art contem-
porain, de peinture, de gastronomie et de vins, de tout sauf
de mode : « Quand nous sommes arrivés à l’hôtel, je me
trouvais aussi à l’aise avec lui que si nous nous connaissions
depuis des années. » Et c’est ainsi qu’est née une amitié
professionnelle durable. « Nous nous sommes revus maintes
fois à Paris, à l’occasion d’événements ou même chez lui, à
la campagne, et ce que Dior a accompli, alors qu’il n’était
qu’un néophyte dans le monde des affaires, en faisant en
quelques années de la maison Christian Dior ce qu’elle est
devenue, est tout à fait extraordinaire 2 ! »
Informé un peu plus tard par Stanley Marcus du déroule-
ment des opérations le lendemain pour la remise des oscars,
Dior n’en dort pas de la nuit. Dior se trouvera en présence
de trois mille personnes devant lesquelles, monté sur une
estrade dorée, il devra prononcer un discours. L’idée que le

1. Les taudis, les quartiers pauvres.


2. Entretiens de l’auteur avec Stanley Marcus, New York, 4 et
17 mai 1993, 1996.

316
Lune de miel made in USA

bottier Salvatore Ferragamo et la couturière italienne Irene,


également récompensés, s’apprêtent à subir le même sort le
rassure à peine. Mais, le moment venu, le passé vient de
nouveau à sa rescousse et lui souffle son texte. Quand on a
passé de folles soirées avec des amis comme Sauguet,
Bérard, Max Jacob, à incarner Monsieur Thiers, Alfred de
Musset, Landru et même la reine Victoria, on ne se trouve
plus jamais à court d’imagination : « Que me demandait-on
en fin de compte ? De représenter le couturier parisien en
voyage à l’étranger. […] Ce soir-là, ce ne fut pas moi qui
me levai à l’appel de mon nom mais un personnage de cha-
rade. » Les rires fusent, les applaudissements crépitent.
Christian Dior se taille un succès monstre.
Il ne faut donc pas négliger que Christian Dior est parti
dans sa conquête de l’Amérique avec un atout majeur, celui
de parler la langue de ses hôtes, représentant une exception
rarissime chez nos compatriotes à cette époque. Il l’avait
apprise durant sa jeunesse qui n’a été frivole qu’en appa-
rence. Peu après avoir demandé à ses parents d’apprendre
la musique, l’anglais avait suivi, compensant son peu d’assi-
duité à l’École des Sciences politiques. C’est en compagnie
de son ami Jean Guerrand, originaire de Rolleville, en Nor-
mandie qu’ils partirent ensemble à la découverte de Londres
et d’Oxford où ils retrouvèrent des amis. Les deux jeunes
gens se connaissaient depuis leur jeunesse : les rallyes, les
parties de tennis et de golf. Ils partageaient une attirance
commune pour l’Angleterre, Saville Row, les manoirs, la
campagne anglaise et l’architecture gothique. Dior a même
écrit qu’il adorait la nourriture anglaise. Jean Guerrand était
protestant, il devint le gendre d’Émile Hermès en 1928 et,
comme il parlait anglais, son futur beau-père lui avait confié
l’année précédente la mission d’ouvrir le marché américain.
Jean Guerrand raconte dans ses Mémoires 1 qu’à cette date,
1. Souvenirs cousus sellier et Entretien de l’auteur avec Pascale
Siegrist-Mussard, petite-fille de Jean Guerrand, Bruxelles, 18
octobre 2019.

317
Christian Dior, un destin

il n’y avait que sept Français en Amérique qui parlaient


l’anglais 1.
Posséder l’anglais est particulièrement utile à Dior en
ce moment critique où la bataille « anti-New Look » fait
rage car cela lui évite ainsi de passer pour un idiot. Stan-
ley Marcus veille à ses côtés et il n’hésite pas à tourner la
polémique en dérision en faisant défiler, parmi les modèles
présentés lors de la manifestation du 1er septembre,
quelques mannequins accoutrées humoristiquement de
robes munies de rubans coulissants permettant de jouer
sur leur longueur… Et si Dior redoute – de moins en
moins – la foule et les questions agressives des journa-
listes, en revanche, il comprend d’emblée que cette polé-
mique qui fait fureur dans les rues comme dans les
journaux, ces ligues de femmes prêtes à l’insulter et le
jeter dehors constituent pour lui la meilleure des promo-
tions : « Ici la bataille du New Look fait rage, écrit-il,
une fois de retour à New York, à Jacques Rouët. Deux
couturiers américains, Adrien et Sophie Gimbel, ont atta-
qué en prenant Vogue et Harper’s Bazaar à partie et indirec-
tement moi. Cela nous fait une publicité extraordinaire. Je
crois que le renom de la maison ne peut être plus haut. »
Et c’est parti dans la presse ! En parallèle aux manifes-
tations, le New Look occupe la une des journaux où il
prend les proportions d’un débat de société. Jusqu’au très
sérieux Wall Street Journal qui entreprend un sondage dont
le résultat fait apparaître une large majorité en faveur de
la nouvelle silhouette. Ouf ! Les braves gens peuvent être
rassurés ! Il faut dire que l’Amérique pragmatique a de
quoi se sentir déboussolée devant le succès d’une mode
aussi aberrante. Alors que la femme américaine a déjà
conquis le droit de vote, qu’elle conduit et qu’elle travaille,

1. Ce fait est un peu surprenant puisque les Alliances françaises


avaient été créées dès 1883. Mais n’est-ce pas le signe que ces deux
jeunes gens avaient leur regard tourné vers l’avenir ?

318
Lune de miel made in USA

comment songer à lui imposer, au prix d’un retour de cin-


quante ans en arrière, des jupes de vingt mètres de tour,
des robes baleinées, des chapeaux qui passent à peine les
portes, des gants longs et des rangées de perles, toutes
choses plus appropriées pour se promener en calèche que
pour s’asseoir au volant d’une voiture ? Comment un cou-
turier peut-il oser, au moment où on offre au public le
nylon, la machine à laver et les week-ends, lui suggérer
de se tourner résolument vers le passé ? Seuls ceux qui
sont assez vieux pour avoir vécu 1914 et le scandale pro-
voqué par la première coupe de cheveux à la garçonne
sont capables de se souvenir d’une atmosphère politique
aussi passionnée.
Life Magazine vient à la rescousse et s’attaque à la ques-
tion en profondeur dans une suite de numéros et présente
le débat à ses lecteurs et lectrices sous tous ses angles :
économique, sociologique, politique – « La révolution en
cours risque de marquer une date historique dans le cycle
de la mode américaine. » Rien n’est laissé de côté pour
trouver une issue au débat : confrontation des partisans
et opposants, interviews de personnalités, études avec gra-
phiques de l’évolution des longueurs sur les deux cents
dernières années, etc., toutes les pièces du dossier sont au
complet. On peut faire confiance au professionnalisme de
la presse outre-Atlantique.

La 7e Avenue au septième ciel !

On finit par y voir plus clair dans cette histoire, chez


les initiés du moins, et certainement du point de vue de
Stanley Marcus, un homme qui incarne le génie du mer-
chandising, à la tête depuis 1906 du plus grand magasin de
luxe aux États-Unis 1. Neiman Marcus est une légende en
1. Quest for the Best, Stanley Marcus, University of North Texas,
2001.

319
Christian Dior, un destin

soi, la projection du rêve américain en grandeur nature.


Les vitrines de Noël n’exposent-elles pas une année le
cadeau maximal : des jets privés jumeaux étiquetés « his »
and « her » : pour « Monsieur » et pour « Madame » ?…
Stanley Marcus est le premier à avoir compris, dès qu’il
a vu la collection à Paris, quel parti l’industrie pourrait
tirer de l’introduction d’un nouveau style radicalement
différent : « Je n’avais jamais rien vu d’aussi sensation-
nel ! » Il l’a d’autant mieux compris qu’il a siégé pendant
la guerre au War Production Board dont l’un des buts était
d’arrêter la création de mode chaque saison pour éviter
que la population ne soit tentée de renouveler régulière-
ment sa garde-robe, en imposant des restrictions très
rigoureuses à l’industrie de l’habillement. (C’est l’objet de
la loi L-85 : pas de robes du soir, pas de costumes trois-
pièces, pas de jupes plissées, pas de manches bouffantes.)
Or, le timing est parfait : le New Look apparaît au
moment où l’on abroge cette fameuse loi L-85 et, de plus,
le courant passe entre Stanley Marcus et Christian Dior.
Le fondateur de Neiman Marcus est un commerçant
pragmatique doté d’un esprit caustique et d’une autorité
pionnière. La création de l’oscar en est un bon exemple :
quel meilleur moyen pour attirer à Dallas des personnali-
tés du monde entier ? « Ce n’est pas en finançant leur
voyage qu’on fait venir les artistes », remarque-t-il… Dior,
en effet, est venu au Texas à ses propres frais. Le magasin
a seulement assumé le transport et l’assurance des modèles
qui sont portés par des mannequins américains. Stanley
Marcus a été le pionnier dans cette intuition du potentiel
que pouvait représenter le New Look pour relancer la
machine de production américaine et ce jugement rejoint
l’analyse de la puissante Carmel Snow : « Mes amis sur la
7e Avenue me confirment dans mon opinion que la mode
américaine n’a vraiment redémarré qu’après la guerre,
quand la suppression des restrictions de la loi L-85 leur a

320
Lune de miel made in USA

redonné l’élan et quand le renouement avec Paris a sti-


mulé leur imagination. »
Or, chacun sait qu’elle est l’oracle. La partie qui se joue
est capitale et les professionnels en mesurent parfaitement
l’enjeu : des dizaines de millions de dollars en robes et en
manteaux sont stockés pour la vente. Une vente qui ne
part pas. Il faut agir. Si les femmes adhèrent à la mode de
Paris, c’est la chance d’un redémarrage formidable ! Les
concurrents oublient momentanément leur rivalité. Saks
Fifth Avenue appelle Henry Bendel. On tient des confé-
rences chez Marshall Field à Chicago, et chez Bergdorf
Goodman, Hattie Carnegie, puissante et piaffante septua-
génaire, hausse d’abord les épaules, mais elle aussi pren-
dra l’avion quand la radio diffusera le commentaire de
Carmel Snow, saisie par le délire : « Dior a fait pour la
couture parisienne ce que les taxis de Paris ont fait pour
la France à la bataille de la Marne ! » Quelques heures
d’avion, ce n’est rien pour un pareil enjeu.
La visite de Christian Dior se révèle être un outil de
propagande formidable. Partout, la presse l’accompagne et
renchérit sur la polémique autour du New Look. Si on
avait voulu orchestrer une campagne publicitaire, on ne s’y
serait pas mieux pris. Le petit Frenchman fait sensation.
Il n’a l’air de rien à première vue, son accent fait sourire,
mais ses reparties sont excellentes. Personne ne sait en fait
que ce bon élève répète ses jeux de physionomie dans le
train ou les avions qui le conduisent de Dallas à Los
Angeles, de Los Angeles à Chicago, de Chicago à Washing-
ton, et pour finir à New York. Dior s’aiguise au jeu des
questions-réponses : « La règle du jeu est de répondre sans
désobliger et toujours dans le sens attendu par les intervie-
wers. À la moindre difficulté, une pirouette. L’astuce
consiste à être amusant soit par ce qu’on dit, soit par son
comportement. Quels que soient les pays, les questions sont
les mêmes. On demande : les femmes d’ici sont-elles plus

321
Christian Dior, un destin

belles ? Je réponds toujours oui, tout en rappelant, in fine,


que les Françaises ne sont pas mal non plus. »
Aux pays des médias, Christian Dior fait donc figure de
« pro ». Dépourvu de préjugés, il ne donne aucun signe
d’arrogance, bien au contraire, mais regarde, écoute, remer-
cie, et surtout, il se pique au jeu : « Je suis un self-made-
man », dit-il un jour au débotté à ses interlocuteurs qui en
sont convaincus. Car lui aussi apprécie les Américains :
« C’est une de leurs qualités de passer naturellement du
terrain des affaires à celui de la camaraderie chaleureuse. »
Stanley Marcus, qui connaît un certain nombre de coutu-
riers, considère déjà que Christian Dior est le cran au-
dessus, « beaucoup plus cultivé que ses semblables, en litté-
rature, histoire, art, typographie… » et il le regarde dès lors
comme un homme qui, à la manière de Lucien Lelong, a
« la stature d’un homme d’État ». La courtoisie et la finesse
de Dior ont le bonheur de plaire à Betty, Mrs Stanley
Marcus, et c’est dire qu’il devient l’un des leurs. Les maga-
sins Neiman Marcus se veulent la vitrine de l’élégance et
du bon goût sur le continent américain.
Partout la même « farandole » attend notre voyageur mû
en ambassadeur impromptu de la culture française : « Des
conférences de presse, des visites de magasins au pas de
charge, des cocktails endiablés, des lunchs debout [Dior
s’est mis au régime de sandwichs et de verres d’orangeade,
hélas pas de vin !] et des centaines de lettres d’insultes
écrites par des “ennemies” de la poitrine libre, des hanches
marquées, des jupes longues… Bref de la ligne New Look.
Imperturbable sous les fusillades de flashs, je souris, saluai
de la main, bus de l’orangeade, et pris plus d’assurance
dans mon rôle, récemment créé à Dallas. »
À San Francisco : « Mille personnes m’avaient accueilli
à l’aérodrome. Mille invitations m’attendaient au milieu
desquelles je m’empêtrai en m’appliquant à ne froisser
personne. On me remit les clefs symboliques de la ville –

322
Lune de miel made in USA

en carton doré – au siège d’un club alors qu’on s’impatien-


tait à un autre de ne pas me voir arriver pour la même
cérémonie ! »
À Chicago, c’est le contraire, il faut le cacher. La gare
est assaillie par les panonceaux « Christian Dior go home »
et ses accompagnateurs ont des mines affolées « comme
si nous venions d’échapper à un attentat ». Le couturier
s’amuse ! « Mon apparence tranquille et sérieuse suffit à
dissiper tout péril. On guettait Antinoüs, Pétrone, un pin-
up boy, je ne sais quoi de conforme à l’image du couturier
tel qu’on se le représente au cinéma ou au théâtre. Le
bourgeois normand passa dans le hall sans susciter la
moindre émeute, ni même la moindre curiosité. J’en fus
presque déçu ! » Les photos en effet sont parlantes : on
voit Dior passer incognito devant des suffragettes bran-
dissant des pancartes menaçantes, « Dior go home », en ne
le reconnaissant même pas au passage !
Mais, au bout du voyage, le New Look a définitivement
gagné la partie. Partout, les grands magasins le reçoivent
en véritable vedette. La grande machine de mode améri-
caine s’est retournée en sa faveur et tout le monde le féli-
cite. « La collection est arrivée juste au bon moment.
Exactement comme avoir faim et trouver aussitôt tout ce
qu’on veut à manger », dit Stella Hanania d’I. Magnin.
Norman Chosler, autre acheteur d’I. Magnin, d’ajouter :
« Dior a été la plus importante source d’inspiration pour
la mode et le merchandising. » Andrew Goodman, président
de Bergdorf Goodman : « Dior ? Unique ! il n’a pas été
seulement brillant dans sa créativité, mais c’était aussi un
homme charmant, les pieds sur terre, il a été comme une
ancre dans une mer agitée. »

L’Amérique prise par la taille

Mais quelle étrange impression pour Christian Dior


que de voir sa silhouette américanisée se promener dans

323
Christian Dior, un destin

la rue ! Le New Look s’affiche partout dans les vitrines


des grands magasins, mais hélas, à quels prix !
« Il ne fallut pas plus de trois mois pour que les vête-
ments soient disponibles », se souvient Stanley Marcus.
Sophie Gimbel, en charge de la mode chez Saks, celle-là
même qui avait pris Vogue et Harper’s Bazaar à partie,
adapte aux besoins de la production de masse américaine
et au prix de 400 dollars la robe de cocktail « Margrave »
de la collection automne-hiver 1947, une robe de crêpe de
laine et faille noire, avec un large décolleté, mettant en
valeur le buste étroit par trois larges nœuds dégressifs lais-
sant entrevoir la peau du buste entre les bandes de tissu.
La jupe très ample, typique de la ligne « Corolle », ne
compte pas moins de 15 mètres de tissu. Mais la fabrication
a trouvé nombre d’astuces. De la rayonne remplace la soie.
On a coupé dans le métrage. Figurant d’abord en vedette
dans les vitrines des magasins Bergdorf Goodman et Henri
Bendel à New York, on va la voir apparaître, bientôt
copiée, recopiée, adaptée, pour 110 dollars, toujours sur la
même détermination. Mais la rayonne remplace également
le crêpe de laine, une fermeture Éclair au lieu des douze
boutons originaux, et, des 15 mètres de tissu nécessaires
pour la jupe, il n’en reste plus que 11. En décembre, le
New Look est à la portée de toutes chez Orbach’s où l’on
trouve « Margrave » pour la modique somme de 8,95 dol-
lars ! Dans cette version défiant toute concurrence, le buste
ajouré a disparu au profit d’un bustier conventionnel avec
les nœuds superposés. Des millions d’exemplaires sont
vendus en quelques semaines !
Que pense donc Christian Dior en assistant à ce phéno-
mène délirant ? Est-il outré devant les transformations
subies par sa malheureuse robe New Look pour atteindre le
marché de grande consommation aux États-Unis ? Ou bien,
au contraire, flatté de la voir présente à chaque coin de rue ?
Lui paraît-elle encore reconnaissable ou, au contraire, sa sen-
sibilité d’artiste souffre-t-elle de voir ses créations phagocy-
tées par la 7e Avenue ? Car les Américains n’ont pas manqué

324
Lune de miel made in USA

de s’approprier la nouvelle silhouette et de la doter de ses


propres antécédents. Ne remet-elle pas sur son piédestal une
féminité oubliée du début du siècle, la « Gibson Girl », immor-
talisée par l’artiste Charles Dana Gibson dont les portraits en
firent l’héroïne des cœurs, la taille prise dans des jupes
longues, blouses froufroutantes, et un faux air de soumission
sous son maintien victorien ? C’est ainsi que le magazine Life,
dans son numéro du 15 août 1947, rend compte de l’américa-
nisation du New Look. Dior s’initie à toutes ces nuances au
contact d’Alexander Liberman, le directeur artistique de
Vogue dont il est devenu l’ami ainsi que de son épouse, Tatiana,
après avoir traversé ensemble l’Atlantique en paquebot :
« Les Américains ont une fascination de la taille, explique
Alexandre Liberman, et Dior a tapé dans le mille d’une cer-
taine conception de la femme. L’Amérique puritaine se méfie
de la séduction à la française. En enveloppant la femme dans
le satin, la dentelle et le froufrou, il s’est glissé dans cette timi-
dité anglo-saxonne en dévoilant la beauté avec délicatesse, un
peu comme un parfum sortant de l’écrin de son emballage. »
Jolie métaphore alors que « Balenciaga, lui, poursuit Alex
Liberman, détestait le corps de la femme et le cachait. Il les
habillait toutes comme de vieilles dames », et il est vrai que
l’austère Espagnol s’en vantait presque : « Une femme élé-
gante a forcément l’air désagréable. »

Christian Dior pris au jeu

Pour le moment, Christian Dior n’est nullement fâché de


voir sa mode ainsi appréhendée par les Américains selon
des critères qui leur sont propres, à la fois esthétiques et
commerciaux. Mais il n’a pas l’intention d’en rester là : sa
découverte de l’Amérique a mis en marche un catalyseur
dans ses observations. Sa curiosité dévorante a trouvé dans
le gigantisme du continent source à de nouvelles idées. Dior
tire parti de tout ce qu’il voit : il exerce son œil d’architecte,

325
Christian Dior, un destin

il réagit en urbaniste, réfléchit en sociologue, conclut en


homme d’entreprise. On lit dans ses Mémoires une descrip-
tion minutieuse de chacune des villes qu’il visite : Los
Angeles, qui lui déplaît, San Francisco, qui le séduit, Chi-
cago aux allures de film de gangster, Washington et son
côté guindé, New York et sa Café-Society… Si les différentes
physionomies des villes le fascinent, c’est avant tout les
modes de vie qu’il observe : depuis les femmes de ménage
qui arrivent à leur travail en Buick à air conditionné (il
songe d’emblée à le faire installer avenue Montaigne), en
passant par les conditions de travail (« les ateliers, les can-
tines vous font rêver », écrit-il à Jacques Rouët), il a l’œil à
tout. Il dévore ce pays aux multiples facettes, aux multiples
climats, aux multiples caractères, et décide de prolonger
son voyage tant il réalise le profit de ce qu’il peut y
apprendre.
D’abord, il remarque que les Américains sont beaucoup
plus mobiles que les Français, et qu’en outre, les Améri-
caines ne se contentent pas d’une seule garde-robe, le style
et la saison n’étant jamais les mêmes d’est en ouest. Il
réalise aussi tout de suite l’importance des grands maga-
sins. Ce sont eux qui font la mode et savent offrir un
service rapide et impeccable, ce sont chez eux que la plu-
part des gens, isolés, d’horizons et de milieux divers,
viennent acheter. Surtout, Dior constate que « les femmes
sont mal habillées et jamais dans la tenue qu’il faut. Tout
étant acheté en confection, elles se moquent de
l’essayage ». Constat aux aspects à la fois positifs et néga-
tifs et il conclut : « L’Amérique n’est pas le pays du grand
luxe mais celui de la grande dépense. […] L’Américaine
[…] préfère trois robes nouvelles à une très belle robe.
Elle ne s’attarde guère dans son choix, sachant très bien
que son engouement sera le plus souvent de courte durée
[…]. La façon d’acheter des Américaines nous semble un
peu hâtive et correspond mal à l’esprit d’économie et de

326
Lune de miel made in USA

méthode des Françaises […]. Pourquoi ce pays si riche


est-il, en matière de mode, celui du bon marché ? »
Toutes ses observations, perçues en vrac au fil de ses
étapes, s’ordonnent dans son esprit. Que signifie alors le
succès du New Look ? Une mode a été capable de déclen-
cher un mouvement d’opinion de masse et de susciter un
phénomène médiatique jusqu’ici réservé aux arts du spec-
tacle, au cinéma, aux grands concerts, ou aux événements
sportifs, tels les jeux Olympiques. Dior en tire la conviction
qu’il existe une spécificité de la tradition de style et de goût
propre à la France qui le fortifie dans son désir d’y établir un
mode de diffusion commerciale propre au marché américain
et profitant de ses avantages. C’est aux États-Unis qu’il
conceptualise cette découverte en l’énonçant par cette for-
mule : « We are sellers of ideas », autrement dit pour traduire sa
pensée : « Ce que nous vendons est un concept et ce concept,
c’est notre univers français de savoir-faire et de goût. » La
notion de marque est universellement répandue aujourd’hui
mais cette intuition embryonnaire chez Dior jaillit comme
une idée fulgurante. Avec le recul nécessaire du temps, cer-
tains pourront se dire que le tour de l’Amérique de Christian
Dior en 1947 représente l’étude de marché qui aura coûté le
moins cher et été la plus rentable de toute l’histoire de la
Maison, hier et aujourd’hui confondus.
Alors qu’il est encore sur le sol américain, Dior expose
son projet au téléphone à Henri Fayol, lui expliquant qu’il
faudrait envisager l’ouverture à New York « d’une maison
de confection de grande classe » dont les vêtements, dessi-
nés par lui, n’en seraient pas moins susceptibles d’être
reproduits sur le marché de masse, et conçus également
pour la Californie comme pour la côte Est. Déjà, pendant
ce premier voyage, la notion de licence prend tournure
dans sa tête. Il s’en entretient avec Jacques Rouët. À New
York, il a remarqué les boîtes rose fuchsia de bas signés
Schiaparelli. Et, aussitôt, il remet en question l’accord qu’il
a conclu lui-même, lors de sa première collection, avec le

327
Christian Dior, un destin

fabricant de bas américain Prestige (il s’agissait alors pour


Dior d’adopter les bas Prestige pour ses collections moyen-
nant 5 000 dollars et de la publicité de la part de l’Améri-
cain). « Je n’aime pas beaucoup faire la promotion des bas
américains, dira-t-il dès son retour à Jacques Rouët, est-ce
qu’on ne pourrait pas faire des bas Dior ? »
Quand le couturier débarque à Cherbourg, où sont
venus l’attendre Jacques Rouët et Jacques Homberg,
conduits par Pierre Perrotino, il n’a plus rien en commun
avec le petit Frenchman dont l’allure passait inaperçue.
L’Amérique lui a inoculé sa fièvre d’entreprendre et son
dynamisme contagieux. Qu’elle est loin, la petite maison
dont il avait rêvé : « Affolé par le bruit de ma soudaine
popularité, je la regrettais un peu. » Un retour en arrière
n’est plus possible : « Merveilleuse créatrice d’énergie,
l’Amérique m’encouragea à l’action personnelle. » C’est
autant l’anxiété de réussir qui le pousse que la volonté de
ne rien manquer d’une aventure dont il est, pour la pre-
mière fois, l’acteur principal. Habitué désormais à voir son
nom à la une des journaux, nullement étonné de rencon-
trer sa silhouette dans les rues de New York ou de San
Francisco comme dans celles de Paris, trouvant parfaite-
ment normal que tout soit possible et réalisable dans
l’instant, se rend-il même compte qu’il a changé ?
« Où est ma nouvelle voiture ? » dit-il, à peine arrivé,
impatient de découvrir sa nouvelle Citroën Traction
cabriolet 15/6 décapotable, avec l’intérieur en cuir noir,
qui a été commandée avant son départ. Tête déconfite de
Perrotino qui a eu le malheur de se caramboler sur la
route de Lisieux dans un cheval alezan ! Et le malheureux
d’expliquer son accident et d’annoncer que la voiture
neuve est au garage pour qu’on lui refasse sa carrosserie
et qu’il a dû louer une Onze à la place. Dior entre dans
une colère furibonde, « prêt à me tuer », se souvient Pierre
Perrotino ! L’orage retombera vite mais, désormais, on
sait que Christian Dior a droit à des caprices !

328
Lune de miel made in USA

Du rêve américain au réalisme visionnaire

Jacques Rouët n’en revient pas de cette nouvelle bouli-


mie d’action dont son bureau se voit inondé ; projets,
idées, questions que lui pose Christian Dior : « Je vou-
drais que vous fassiez faire une étude cet hiver pour
l’installation de l’air conditionné dans les deux salons. »
Ce n’est qu’un exemple. La maison n’a pas encore soufflé
sa première bougie que Dior veut déjà ouvrir une succur-
sale à New York. Son commanditaire ne va-t-il pas lui
rétorquer que c’est aller un peu vite en besogne ? « Avec
le groupe Boussac, précise Jacques Rouët, on avait décidé
d’attendre le résultat de la seconde collection pour voir si
le succès se confirmait, avant de se lancer dans des inves-
tissements. » Entre 1947 et 1949, Boussac multiplie par
dix ses investissements dans la maison Dior. Il faut dire
que les premiers résultats donneraient à quiconque, et pas
seulement à un homme de cheval, l’envie de doubler les
paris…
Dès la première année, la maison Dior est bénéficiaire,
et le chiffre d’affaires est multiplié par douze en deux ans
(1,2 million de francs en 1947 et 12,7 en 1949). Les 60 %
du chiffre sont réalisés à l’étranger et la société enregistre
un résultat avant impôts de 15 % (alors que les contrats de
licence sont encore embryonnaires). Le commanditaire
verse dès l’année 1947 près de la moitié du montant global
déjà cité de 60 millions de l’époque, ce fonds utilisé princi-
palement pour l’ouverture de la succursale américaine. Le
projet a donc été accepté, deux personnes aussitôt envoyées
en mission d’étude, et une directrice, Mrs Helen Engel,
engagée sur place.
Boussac peut se féliciter une fois de plus de son flair
légendaire qui ne lui fait jamais défaut. Quand le proprié-
taire de la casaque orange toque grise vient recevoir ses
trophées sur les champs de courses, de l’autre côté de la
Manche, sa couronne est rehaussée d’un nouveau joyau,

329
Christian Dior, un destin

« the house of Dior ». Il a d’ailleurs le don de les agacer


prodigieusement, ces Anglais ; non content d’être depuis
dix-sept années consécutives en tête de liste des proprié-
taires gagnants en France, il se permet aujourd’hui de
battre l’Angleterre sur son propre terrain. En 1949,
l’année de tous les triomphes, ses gains ont rapporté à
Marcel Boussac 94 millions de francs, dont 41 gagnés en
quarante-huit heures. De quoi rembourser en un seul
coup l’investissement total de Dior !
« Dior n’a jamais été qu’une petite fleur éclatante dans
l’ensemble de mes activités », précisera le puissant
magnat à France-Soir, manière subtile de vouloir marquer
la distance qui sépare à la fois les affaires et les deux
hommes. Curieusement, ils ne se seront rencontrés
qu’une fois, lors de leur premier rendez-vous. Henri
Fayol a ses raisons pour ne pas favoriser de rapproche-
ment. Mais on peut s’étonner que le fastueux Marcel
Boussac n’ait pas eu le désir de convier Christian Dior à
déjeuner ou à dîner boulevard Maurice Barrès, dans son
bel appartement à Neuilly où ils auraient pu apprécier
leur goût commun pour les meubles et les objets
XVIIIe siècle. Dior ne figurera jamais non plus parmi les
invités à la fameuse chasse de Mivoisin où le roi du coton
traite en grand seigneur son lobbying politique. Chacun
dans son monde, même si Boussac est « parfaitement
conscient de ce que Dior lui apporte sur le plan du pres-
tige », comme le souligne Jacques Rouët. Le roi du
coton, fort de son journal L’Aurore, joue les influences et
évolue dans la cour des grands. Et lorsqu’à son tour il
entreprend son premier voyage aux États-Unis, s’embar-
quant sur le Queen Mary en novembre 1947, au moment
où Dior en revient, l’industriel du textile n’y va pas pour
parler commerce avec « Harry » qui avait pourtant com-
mencé sa carrière dans la chemiserie à Kansas City. Il
vient confier au président des États-Unis ses inquiétudes
quant à l’avenir de l’Europe occidentale, plaidant la

330
Lune de miel made in USA

nécessité de soutenir l’Allemagne, menacée par l’infla-


tion, et la France, victime du chômage. Après ses trois
quarts d’heure à la Maison-Blanche, Boussac profite du
voyage pour ouvrir à New York un bureau de représen-
tation du CIC (Comptoir de l’industrie cotonnière). Cer-
tains en déduiront que l’idée était d’exploiter le succès
de Dior pour stimuler les ventes d’imperméables ou de
serviettes de toilette signées Boussac sur le marché amé-
ricain. Ce genre de supposition est absurde. Aucune
synergie n’a jamais été à l’ordre du jour entre la maison
phare de la mode et l’empire multipolaire de Boussac.
Henri Fayol, qui a joué le rôle d’éminence grise dans la
création de la maison Dior, a considéré dès le départ que
les personnalités ne s’accorderaient pas entre le roi du
textile et son commandité, si attaché à son indépendance.
Chaque semaine, il rencontre Jacques Rouët au siège du
CIC, rue du Faubourg-Poissonnière, et passe en revue
avec lui toutes les questions concernant la maison Chris-
tian Dior et ses projets de développement. L’empire
industriel Boussac est l’exemple même du modèle hiérar-
chique, taylorien, de gestion centralisée, que couronne
un patron de droit divin. La sagesse dicte donc de préser-
ver l’avenue Montaigne de l’engrenage de la machine
Boussac. « Il n’aurait pu en être autrement, précise
Jacques Rouët, avec la personnalité de Monsieur Dior :
manager conjugué de créateur, qui dominait par sa sta-
ture, son intelligence et son talent tout son monde. »
Toute l’attention avec laquelle Fayol a entouré son
« bébé », conjuguée au dynamisme de Jacques Rouët
ainsi que leur parfaite entente ont permis de convaincre
Marcel Boussac que son intérêt était de se servir de Dior
comme élément de prestige et de notoriété. Ainsi, tout le
monde finit content : l’étoile de Dior devient le joyau de
la couronne de Monsieur Boussac. Le premier croit à la
chance, le second n’a confiance qu’en la supériorité de
son génie. Au moment où l’astre Dior monte, celui de

331
Christian Dior, un destin

Boussac ne va pas tarder à décliner. Sa réussite éclatante


qui s’est imposée depuis cinq décennies repose sur un
modèle économique qui devient dépassé et le sort, qui a
souvent une ironie particulière, va faire que la dernière
réussite du milliardaire soit celle dont il s’est occupé le
moins.
Son « joyau », il ne lui rendra visite qu’une fois – car
Boussac ne s’invite même pas aux collections –, à l’occa-
sion des travaux d’agrandissement de l’avenue Montaigne.
Une visite qui ressemble fort aux inspections qu’il effectue
dans ses usines des Vosges et du Nord depuis quarante
ans : les machines doivent être rutilantes, les sols polis
comme des miroirs, les ouvriers au garde-à-vous, les
contremaîtres sur les nerfs : attention au défaut ! L’œil
d’aigle du maître a le génie de tomber immanquablement
sur le détail qui cloche… Cela ne rate pas le jour de sa
visite chez Dior ! Après sa traversée des ateliers, Boussac
redescend par les salons ; tout à coup, il se baisse pour
ramasser un fil qui traîne par terre sur la moquette :
« Cette maison est bien mal tenue ! »
Il aura néanmoins toujours le plus grand respect pour
le talent de Dior, dont il jouit en privé en admirant les
merveilleuses robes que porte son épouse, laquelle, bien
entendu, assiste aux collections ; Madame Boussac, Fanny
Heldy, sous son nom d’ex-cantatrice, se commande volon-
tiers des tenues du soir qui sont toujours dans les bleus,
pour s’harmoniser avec ses yeux et évoquer les féeries de
son univers lyrique. Dans la journée, elle porte indifférem-
ment les mêmes petits tailleurs et bérets, et un éternel
imperméable qui ne fait pas savoir que son mari est pro-
priétaire d’une maison de couture. Tout le tralala associé
à une maison de couture l’indiffère, et quand, par curio-
sité, elle demande le prix des modèles, ils la font bondir !
Mais elle aura laissé dans la maison le souvenir d’une
femme charmante.

332
Lune de miel made in USA

Christian Dior 5e Avenue

À New York, les démarches vont bon train. Mrs Helen


Engel, directrice de Christian Dior Inc. est mi-russe, mi-
suédoise, et s’est fixée depuis longtemps en Amérique.
Quand Dior débarque à New York l’année suivante pour
créer sa première collection, rien n’est prêt pour
l’accueillir au 730 Fifth Avenue. Il convertit donc une
petite maison de la 62e Rue en installation de fortune et y
loge avec son équipe. Les salons deviennent des ateliers,
la chambre une cabine de mannequins, le jardin d’hiver,
lui, tient lieu de studio.
Le 8 novembre 1948 – le chiffre fétiche « huit » a été
choisi tout exprès – de somptueux bouquets de fleurs
accueillent les invités à la première collection créée en
Amérique par Christian Dior. « Tout ce qu’il y avait de
gens élégants à New York était là. Marlene Dietrich vint
avec tout son entourage, couverte de diamants. » Frances
Weisz, première main engagée sur place, s’en souvient
avec émotion : « Nous adorions Dior. C’était un grand
monsieur. Nous avons travaillé comme des enragées pour
lui. » La décoration des salons et de la maison, qui fait
l’angle de la 5e Avenue et de la 57e Rue, a été confiée par
Dior à son ami Nicolas de Gunzburg, riche fils de ban-
quier, une de ces hirondelles du beau monde habituées à
passer d’une rive à l’autre de l’Atlantique, et douées d’un
goût exquis : Dior avait admiré le petit pavillon dans le
bois de Boulogne qui lui servait de maison de campagne
et dans lequel il avait donné des fêtes mémorables avant-
guerre. S’inspirant avec quelques libertés du style de
Paris, le décorateur a donné un ton un peu plus « French
provincial » au Louis XVI 1910 et aux boiseries gris Tria-
non dans lesquels défilent les modèles. Très applaudi, un
tailleur à basques « Bobby », du nom du chien de
Christian Dior, devient aussitôt un best-seller, et le restera
durant huit saisons ! Intéressantes leçons pour le

333
Christian Dior, un destin

couturier : élevé dans l’idée que la mode exige un renou-


vellement constant, il va au contraire apprendre de l’Amé-
rique que certaines de ses robes ont valeur de must.
Grand couturier à Paris, Christian Dior est à New York
créateur de prêt-à-porter de luxe et confectionneur. Deux
fois par an désormais, il se déplace avec son triumvirat,
Raymonde Zehnacker, Marguerite Carré, Mitzah Bri-
card, pour dessiner sur place la collection destinée à être
vendue par le réseau de vente américain, c’est-à-dire les
grands magasins, tels Bergdorf, Saks, Lord and Taylor, et
quelques boutiques de mode (specialty stores). Les modèles
sont conçus pour des femmes plus grandes que les Fran-
çaises (patron 12 au lieu de 8) et adaptés à des climats
différents. La majorité d’entre eux sont exécutés par les
propres ateliers de Dior, le reste par des fabricants améri-
cains triés sur le volet. La maison fonctionne donc plutôt
comme un showroom doublé d’une force de vente. Le jour
où le 730 Fifth Avenue reçoit, par exemple, la visite de
Cary Grant avec sa femme, le couple y vient pour regar-
der la collection et, pour ce qui la concerne, elle, essayer
les modèles mais la succursale new-yorkaise s’interdit de
vendre directement.
Dior s’explique sur ce pari courageux : « Je tenais à
demeurer indépendant, situation qui me semblait seule
compatible avec la dignité, l’éclat et la prééminence de la
couture de Paris. De plus, il me semblait loyal d’y courir
les mêmes chances et les mêmes risques qu’une entreprise
authentiquement américaine. » C’est tout à son honneur
d’avoir su convaincre ses financiers d’investir. Car on ne
pénètre pas impunément dans un système qui copie la
haute couture. Bien des couturiers français s’y sont cassé
les dents. L’idée de Dior, ayant observé le fonctionnement
de la machine de mode américaine, est de profiter de ses
avantages et de contourner ses vices : en s’intégrant dans
son système de distribution d’une part (avec tout ce que

334
Lune de miel made in USA

cela comporte d’adaptation aux coûts, méthodes de tra-


vail, syndicats, etc.) et, d’autre part, en instaurant une
gestion directe qui en permette le contrôle.
L’avantage, c’est que la maison Dior, décidant d’exploi-
ter la notoriété de la griffe, bénéficie de la puissance
d’impact de la machine de mode américaine qui repose sur
un réseau étroitement maillé destiné à opérer sur un
marché de deux cents millions de consommateurs soutenu
par les magazines qui prodiguent leurs conseils pédago-
giques pour expliquer aux Américaines comment porter
toute nouvelle mode, en l’occurrence le New Look. Ce
phénomène très particulier choque les couturiers parisiens
qui le dénoncent, et provoque leurs fureurs périodiques
au moment des collections. Ainsi, en 1956, Givenchy et
Balenciaga refuseront d’inviter les journalistes à leurs
défilés, considérant que ces contacts influencent déloyale-
ment les acheteurs dans leurs choix.
Surtout, en implantant une antenne de création sur
place adaptée aux goûts et aux besoins de la femme améri-
caine, Dior défend l’intégrité et le prestige de la couture
contre une autre plaie dont la 7e Avenue a le malin génie :
sa vampirisation. Un manteau de Balenciaga acheté à
Paris par exemple va donner un imperméable en deux
versions, une de jour et une en shantung pour le soir, et
on transformera même son col qui sera pris d’un modèle
de Fath, cependant que les manches viendront de Dessès
– ce qui ne signifie pas pour autant que le résultat final
n’est pas réussi ! Comme l’explique Jacques Rouët :
« L’organisation Dior permet au contraire d’assurer un
contrôle étroit sur la reproduction des modèles, en exi-
geant, pour l’intégrité de “touche” parisienne, l’utilisation
des tissus sélectionnés par Dior, et, sinon, son approbation
quant à l’alternative adoptée. » Ajoutez à cela le chic des
défilés, l’art des mannequins qui ont appris la démarche
comme à Paris, le regard posé au lointain, le pas rapide :
tout cela donne à l’ensemble ses lettres de noblesse, le

335
Christian Dior, un destin

label « Dior ». Ce système désormais rodé va servir de


modèle dans les autres coins du monde où Jacques Rouët,
promu globe-trotter de la griffe, passe des accords de
représentation, comme à Londres où la succursale est
inaugurée en 1952.

L’Angleterre saisie par la fièvre

Il semblait peu probable, au lendemain du New Look,


que les Anglaises se sentent concernées par la nouvelle
mode. À cette époque, elles passaient pour les femmes les
moins intéressées par la mode. L’effort de guerre a
entraîné la réglementation des dépenses vestimentaires et
imposé les utility clothes. Mais surtout, l’épuisement de
l’Angleterre après son formidable effort patriotique, le
froid, les coupures d’électricité et le manque de charbon
justifient que le pays ait d’autres soucis en tête que de
s’intéresser au New Look au moment de sa sortie. Les
journaux de mode, les seuls à en parler, critiquent violem-
ment la collection : « Paris forgets this is 1947 », titre Marjo-
rie Becket dans le Picture Post. Une mode qui représente
purement un scandale ! Imaginez une robe du soir à deux
cent cinquante livres dans un pays de deux millions de
chômeurs qui vient d’instituer les tickets de rationnement.
Outre ce climat de restrictions, des ministres phallocrates
ironisent : « What new look ? » répond Sir Stafford Cripps,
le président du Board of Trade, à la rédactrice de mode,
Alison Settle, qui vient plaider en faveur de l’accroisse-
ment des approvisionnements en tissu. « Pas question ! »
répond le futur ministre des Finances. Les chances du
New Look semblent donc désespérément compromises !
Mais ce sera quand même une victoire à la Cendrillon,
gagnée grâce au courage, à l’humour et à l’ingéniosité.
Personne ne sut jamais comment, au cours de l’année
1947, la maison de couture Dereta réussit à fabriquer sept

336
Lune de miel made in USA

cents tailleurs New Look qui partent tous en deux


semaines. Le tissu a été trouvé en dehors des quotas en
vigueur. Et, alors que les mères renâclent devant les vingt
yards nécessaires à la confection d’une robe New Look
au lieu des trois nécessaires à celle d’une robe classique,
ce sont les filles qui lancent la mode, aussi problématique
soit-elle à suivre. De son côté, le roi George VI voulant
que les deux princesses, Élisabeth et Margaret, se confor-
ment aux restrictions, le couturier de la cour, Captain
Molyneux, fait la démonstration, en prenant un manteau
de la princesse Margaret et en y insérant des bandes de
velours noir, des astuces habiles pour contourner le
manque de moyens tout en se mettant au goût du jour. Là
comme ailleurs, Dior joue de la chance. Élisabeth, la
future reine, et sa jeune sœur Margaret, ne résistent pas
à l’attrait de ses robes dignes des plus beaux Gainsbo-
rough ou Vélasquez. Aussi, quelle n’est pas la surprise
pour Dior, à l’automne 1947, alors que sa collection
voyage à Londres pour être présentée au Savoy, de rece-
voir soudainement une demande très particulière trans-
mise par la voie de l’ambassade de France : la reine mère
sollicite un private showing ! Aussitôt, sans attirer l’atten-
tion, robes et mannequins quittent furtivement l’hôtel par
la porte de service pour les salons de Madame Massigli,
l’épouse de l’ambassadeur de France, où se trouvent
assises la reine mère, la princesse Margaret, la duchesse
de Kent et sa sœur, la princesse Olga de Yougoslavie. Le
défilé clandestin a lieu. Quand Dior créera au grand jour
en 1951, comme on l’a déjà écrit, la robe de bal de la
princesse Margaret pour ses vingt et un ans, le New Look
aura acquis son apostille, « By appointment of the Queen ».
Il a fallu un peu plus de temps en Angleterre pour que
la maison se commercialise et c’est en 1952 que Dior se
rend à Londres pour l’inauguration de sa filiale installée
dans un ravissant hôtel particulier de Mayfair. Selon le
modèle de l’organisation mise en place à New York, il y

337
Christian Dior, un destin

crée deux collections par an et Christian Dior London


aura bientôt cinquante-cinq points de vente en Angleterre.

De la collection à la « French connection »

L’internationalisation de la Maison Christian Dior se


poursuit à Mexico, à Cuba, au Chili, au Canada. Jacques
Rouët enchaîne les signatures d’accords de représentation
avec des grands magasins ou des points de vente presti-
gieux. À Cuba, il s’agit du magasin « El Encanto », le plus
luxueux de tout le continent sud-américain, avec son salon
Dior, similaire à celui de l’avenue Montaigne. Au Canada,
il a conclu alliance avec les sept magasins de la chaîne
Holt Renfrew dont le président Alvin J. Walter est un
inconditionnel de Christian Dior. Mais bientôt, pour Dior,
il n’y a plus assez de jours dans l’année pour lui permettre
d’honorer de sa présence l’inauguration de la griffe dans
un nouveau pays.
C’est donc à la fois pour alléger son emploi du temps et
parce que ses voyages bisannuels aux États-Unis coûtent
cher en frais de voyage et d’hôtel – Dior descend au Pierre
avec toute son équipe – que l’on décide, en 1952, de fermer
le laboratoire new-yorkais. En l’espace de quelques années,
la filiale est passée de cent soixante dépositaires à deux cent
cinquante, Mrs Engel faisant sur le marché américain le tra-
vail commercial que Rouët effectue sur le marché mondial.
L’opération cependant n’est pas rentable. Fayol demande à
Rouët de redresser la situation, et ainsi est prise la décision
de faire dessiner et exécuter la collection à Paris, et de
l’envoyer ensuite à New York. Un studio de l’avenue Mon-
taigne y travaille exclusivement, sous le contrôle de
Madame Marguerite Carré qui supervise aussi étroitement
les modèles donnés en fabrication chez les confectionneurs
américains. On fait venir à Paris les quatre mannequins de
New York (Mary, Marjorie, Maple et Marcia : Dior leur a

338
Lune de miel made in USA

attribué des noms qui commencent tous par la même lettre


car le « M » lui porte chance) afin que les modèles soient
fabriqués sur elles. « La Femme selon Dior, écrit le Women’s
Wear Daily, est généralement douce, suave, sophistiquée et
souvent belle, mais pas obligatoirement. Avec un tour de
taille infinitésimal, des épaules plus larges que les Fran-
çaises, elles ne sont pas absolument sans défaut ni toutes
forcément jeunes », l’idée étant d’indiquer que les vête-
ments de Dior ne sont pas uniquement destinés à une sil-
houette idéale.
Jacques Rouët met alors au point une idée qui va se révé-
ler fructueuse. Il s’agit de vendre les patrons des robes, pra-
tique déjà existante mais qu’il applique systématiquement.
Puisque la ligne Dior est copiée quoi que l’on fasse, autant
prendre une dîme au passage en vendant ce qu’on pourrait
appeler des droits d’interprétation. Tout acheteur assistant
à la collection avenue Montaigne paie une caution
(60 000 F) dont la somme est remboursée contre le premier
achat. Jacques Rouët décline deux types de patrons : le
patron en toile, qui donne la référence du tissu original, des
boutons, des fournitures, et l’adresse d’un commissionnaire
chargé de piloter l’acheteur. Le modèle ainsi confectionné
aura le droit de porter la griffe. Dans le genre moins « haut
de gamme », est aussi proposé un simple patron papier qui
laisse le fabricant plus libre d’américaniser son choix de
tissu, de couleurs. Une Américaine commandant sa robe
chez Bendel portera, cousu à l’intérieur, « Christian Dior »
en grosses lettres et « Bendel » en plus petit. Les modèles
sont protégés par leur dépôt auprès de l’Institut national de
la propriété industrielle. Tout vêtement quittant la maison
Dior à Paris est numéroté avec sa description dans les
registres et le nom du client. Cette liste est remise à la
douane en même temps que l’avion spécial haute couture
qui s’envole vers New York chaque saison, emportant son
cargo de patrons et de modèles.

339
Christian Dior, un destin

Tricher n’est pas jouer

Ce n’est pas pour autant que le monstre de la copie


est jugulé. La maison Dior a beau choisir avec soin ses
revendeurs, multiplier les précautions pour protéger sa
marque, défendre ce souci d’intégrité au profit de sa clien-
tèle, les pilleurs ne sont jamais à court de combines (vols
d’étiquettes, pool frauduleux de « model renter » qui
s’échangent les modèles, etc.). Or, rien ne révulse autant
Dior que la fraude, et son indignation peut déclencher
chez lui une colère incontrôlable. Contrairement à Chanel
qui s’en honore, car, dit-elle, « la mode est faite pour être
copiée », Dior considère que « copier c’est voler » : « Un
jour de présentation à la presse, une de nos premières, qui
surveillait les réactions de la salle par l’œil du rideau, vint
me prévenir qu’elle avait reconnu, dans le public, une cou-
turière. Celle-ci reproduisait rapidement, en de petits cro-
quis, les modèles qui passaient. Pris d’une indignation
subite, je sortis de la cabine et, prenant la dame par le
poignet, je la reconduisis jusqu’à l’escalier. Puis je revins,
en déchirant ostensiblement au milieu des salons la carte
d’entrée (obtenue indûment sans doute) et les croquis de
la dame. Je me sentais, à ce moment-là, très pâle. Peut-
être mon geste était-il trop impulsif, mais la copie mérite
tous les affronts. »
Cela n’entrave pas l’expansion vertigineuse de la griffe.
Les cinq premières années de son existence, 50 % du
chiffre d’affaires de Christian Dior se fait sur le nouveau
continent. Sont créés successivement la société « Christian
Dior New York Perfumes Inc. », en octobre 1948 ; la première
licence de bas aux États-Unis, en 1949, suivie de « Chris-
tian Dior Hosiery », puis du lancement du parfum « Dio-
rama »… En 1950 : première licence de cravates,
lancement du département fourrures « Christian Dior Furs
Inc. », et du département « Christian Dior Diffusion » chargé
de coordonner l’ensemble des opérations de vente en gros,

340
Lune de miel made in USA

l’exportation et les concessions de licences. Contrats avec


le Mexique, avec le « Palacio de Hierro » concédant
l’exclusivité de la reproduction sur mesure ou en confec-
tion des modèles « Christian Dior ». Contrats de représen-
tation avec l’Australie, le Canada, Cuba. En 1952,
l’inauguration de la maison « Christian Dior » à Londres,
suivie de la licence pour les bas en Grande-Bretagne ; en
Italie, en 1953, et ainsi de suite, chaque année, le drapeau
Dior s’implante sur un nouveau point de la planète.
Les Américains n’en reviennent pas. Comment recevoir
des leçons d’une petite entreprise française, eux qui sont
les champions du management, et qui voient se succéder
sur leur sol des missions d’études financées par le plan
Marshall afin de transmettre aux autres leur savoir ?
Ainsi, la confection française se rend aux États-Unis en
1948, sous la conduite d’Albert Lempereur, l’inventeur du
prêt-à-porter, afin de permettre à la profession de décou-
vrir les manufactures américaines.
La 7e Avenue reste ébahie devant la qualité du savoir-
faire de la maison Christian Dior. Les journaux de la pro-
fession lui consacrent des reportages, notamment une
série de cinq enquêtes explorant les différents facteurs de
réussite de la maison, publiés sous forme d’articles par le
Women’s Wear Daily du 13 au 20 juillet 1953. Suivra la
consécration que lui réserve le Time, qui donne au coutu-
rier sa page de couverture le 4 mars 1957. La maison Dior
mérite un prix d’excellence. Les témoignages des profes-
sionnels abondent à cet égard. Certains, telle Ginette
Hallot Steinman, acheteuse pour le Canada, soulignent
leur émerveillement devant la qualité de la main artisa-
nale : « Quand on regardait l’intérieur d’une robe, c’était
une révélation, et je disais à mes filles dans l’atelier : repas-
sez-les avec amour, ce sont des robes auxquelles il faut
faire attention, tout a été pensé. » D’autres, telle Eleonor
Graham, modéliste pour la chaîne de magasins canadienne
Holt Renfrew, se souvient de la bonne volonté avec

341
Christian Dior, un destin

laquelle l’avenue Montaigne inculquait le métier. Norman


Chosler, acheteur pour I. Magnin de San Francisco,
apprécie aussi cette collaboration très étroite et considère
que l’apport de Dior a aidé les grands magasins à remplir
leur mission d’éducation du goût et de la qualité. Ce
combat n’a pas été gagné en un jour. Ce serait oublier ce
travail de Sisyphe de Jacques Rouët qui assume au cours
de ses voyages à répétition l’implantation et le contrôle de
cette énorme entreprise de diffusion de la griffe.

Patron exigeant

Et, quand Dior voyage, il a lui aussi l’œil à tout. Les


lettres qu’il écrit à son bras droit en contiennent de mul-
tiples exemples. Ainsi ce passage, écrit de New York en
novembre 1948 : « Quand on demande les prix, la réponse
est longue à venir. Je ne vous dirai jamais assez que nous
n’avons comme métier que les robes. Lorsque nous aurons
moins de succès et qu’il faudra retenir les clientes, il ne
faudra pas regretter de les avoir traitées avec désin-
volture. »

Le dictateur

Les Américains doivent réviser leurs préjugés. Ils


s’étaient faits avec Jacques Fath à l’idée du couturier qui
arrive en conquérant, beau, bruni, sûr de lui, donnant lui-
même le signal des applaudissements en se levant à la fin
de ses défilés : image intimidante pour l’Amérique pro-
fonde qui se sent gauche en matière de goût et d’élégance
et qu’effraie souvent, pour cette raison, la mode étrangère.
Dior les séduit par son opposé. Andrew Goodman de
Bergdorf Goodman découvre en lui quelqu’un de « déta-
ché, de posé, les pieds sur terre, impliqué, très réservé »,

342
Lune de miel made in USA

mais qui s’entend admirablement à exploiter l’événement.


Tous ces grands professionnels cherchent à tirer parti du
« buzz » que crée chaque saison la nouvelle collection.
Christian leur fournit un « gimmick » supplémentaire qui
consiste à focaliser le « suspense » sur un détail irrésistible
pour capter l’attention du public : la longueur des jupes.
Ce qui a marché une première fois, à l’apparition du New
Look, provoquant le mouvement des suffragettes, peut
s’entretenir grâce à un sens du « teasing » qui mousse natu-
rellement dans un pays où le commerce est l’enfance de
l’art. Personne n’est dupe, mais ça marche à tous les
coups !
En 1953, quand Dior raccourcit la longueur des jupes,
les protestations rappellent la vigueur des batailles de rues
de 1947. Suit tout un cortège, parmi lequel les stars de
Hollywood qui jurent de ne jamais cacher leurs jambes.
De fait, la mode de Dior crée constamment l’émoi dans
l’industrie du cinéma : les producteurs en cours de films
redoutent de voir démodées les tenues des actrices au
moment de leur sortie. Encore une fois, tout le monde se
ligue pour boycotter le changement. L’événement occupe
de nouveau la une des journaux.
Et la mode n’est plus jamais tranquille. Rien ne va plus
à l’automne-hiver 1954, quand Dior ose sortir sa « ligne
H », qui fait disparaître la poitrine, baptisée « flat look »
par Carmel Snow. Le monde américain est sens dessus
dessous. Life titre en première page : « Planche à pain
contre poitrine fournie à Paris » : « Même les observateurs
les plus désintéressés rejoignent le tollé de protestations
contre ce qui apparaît comme une visée antiaméricaine
destinée à éliminer la poitrine féminine et à retomber dans
le moule sans forme des années vingt. » Menaces : « Dior
ne parviendra jamais à écraser la féminité américaine ! »
ou « Les belles du cinéma sont prêtes à lutter contre les
mesures de déflation de Dior… »

343
Christian Dior, un destin

Quant à Dior lui-même, il fuit autant qu’il peut les


moments où il se trouve personnellement sous la lumière
des projecteurs.
Pour son service de presse, Dior est un véritable casse-
tête. Suzanne Luling ne sait jamais comment s’y prendre
pour infléchir le patron. Arranger une interview est un
travail de longue haleine, une course-poursuite ou un jeu
de hasard, car c’est le plus souvent l’inattendu qui arrive.
Façon, là encore, de mieux se camoufler en attirant
l’attention sur un autre sujet que lui-même. Une autre fois,
ce fut une surprise totale pour le correspondant de For-
tune, le magazine américain, qui avait réussi à obtenir un
rendez-vous avec Monsieur Dior, quand, premièrement, il
découvrit que le couturier avait décidé que l’interview
aurait lieu à son domicile, et quand, deuxièmement, il le
reçut dans sa salle de bains, nu, dans sa baignoire, et auto-
risant la photo (une photo pudique, bien sûr) ! L’histoire
du « bain » a servi plusieurs fois. Ainsi, lors d’une récep-
tion fort longue et ennuyeuse à Cincinnati, où le couturier
est assailli par un aréopage d’Américaines, béates d’admi-
ration : « Mais d’où vous vient l’inspiration de toutes ces
robes ? lui demande l’une de ces douairières. – Dans mon
bain, madame, dans mon bain ! »
Le résultat audiométrique défie tous les records. Jamais
aucun couturier n’a connu un tel niveau de popularité.
Depuis qu’en 1948 le micro de Walter Winchell à la radio
a annoncé : « La romance de l’année est entre Carmel
Snow et Christian Dior » – ce qui a valu à la directrice de
Harper’s Bazaar de recevoir en retour un bouquet de roses
avec une carte : « À ma fiancée » –, la presse outre-Atlan-
tique a fait de Christian Dior un des guignols de son info.
Rien qu’en ce qui concerne les parutions dans la presse
américaine, le bureau de New York compte mille deux
cents à mille quatre cents mentions par mois !
Le nom de Dior provoque le même impact partout dans
le monde. José Llopis Lamela, qui s’est occupé du

344
Lune de miel made in USA

lancement de Christian Dior à Caracas, avant de devenir


directeur de Christian Dior Parfums pour l’Amérique
latine, se souvient du succès monstre de Christian Dior
lors de l’ouverture de la maison au Venezuela en 1953 :
« Dior arriva sous les crépitements de flashs et les ova-
tions du public debout qui durèrent un quart d’heure.
Manifestement, ce fut un grand moment pour lui. »
Chaque fois que la collection Dior visite un pays nou-
veau, le couturier baptise une de ses robes du nom de
ce pays. Noble désir de gratifier l’hospitalité de la puis-
sance invitante. Mais alors que le rythme des voyages
est trop soutenu, un jour, de retour de La Havane, on
omet de modifier la robe « Havana » en « Santo
Domingo ». Les rapports entre les deux pays étant au
plus mal, tous les visages se tournent, très gênés, au
moment du passage de la robe, vers Trujillo et son
épouse qui assistent au défilé à l’hôtel Jurugua. Un
moment, on croit que le dictateur va se lever et quitter
les salons ! Dior frise l’incident diplomatique. Le télé-
gramme d’excuses est de rigueur.
« Dior est un grand publicitaire, une sorte de Barnum
de la mode », écrit le Time, qui lui fait l’honneur de sa
couverture en date du 3 mars 1957. C’est vrai qu’il bous-
cule les habitudes. Et, loin de là, à Paris, il est des
confrères comme Balenciaga qui gardent leurs maisons
fermées comme un tabernacle et qui froncent les sourcils
devant tout ce tumulte. Mais n’est-il pas temps de sortir
la haute couture de sa tour d’ivoire et de développer le
goût en l’adaptant aux besoins actuels du monde ? La pro-
fession demeurée jusque-là muette commence à s’émou-
voir des audaces de ce confrère qui ne laisse plus personne
tranquille.
Chapitre 14

La règle du jeu

« Accepter de se plier aux lois difficiles de


l’élégance, c’est un des moyens d’acquérir la
discipline de soi, un des moyens également de
trouver un accord avec tout ce qui n’est pas
soi : le monde des autres et le monde des
choses. »
Christian DIOR, Je suis couturier.

Par une de ces matinées d’un bleu électrique à New


York, Christian Dior et Jacques Rouët descendent
ensemble la 5e Avenue. Arrivés à hauteur de la 54e Rue,
ils approchent du magasin B. Altman, spécialiste de l’élé-
gance masculine. Les cravates « Christian Dior » s’y
vendent avec un grand succès. Il s’agit d’un très beau
contrat dont Rouët a raison d’être fier, donnant à la griffe
un espace exclusif et quatre comptoirs. Il a le souvenir
d’une négociation qui n’a d’ailleurs pas été facile. En
contrepartie de ces conditions avantageuses, il a dû lâcher
quelques concessions sur le contrôle de la création : les
cravates sont ici dessinées par le licencié. Jacques Rouët
a d’ailleurs dû émettre, un moment donné, quelques
réserves sur les modèles créés, notamment sur une cravate
grise à pois qu’il jugeait pour le moins ordinaire, mais il
a bien dû reculer devant l’argument présenté : « Ne me
l’annulez pas, a supplié le licencié, c’est un modèle que me
commande régulièrement le président Eisenhower ! »

347
Christian Dior, un destin

Il y a un certain temps qu’il n’a eu l’occasion de repas-


ser par ici et, comme ils se trouvent aujourd’hui devant le
magasin, Rouët pense que c’est une bonne occasion d’aller
y faire un tour : « Venez, lui dit-il, je vais vous montrer nos
cravates. — Si je vois nos cravates, mon cher Jacques, je
crains fort de les détester et de devoir vous demander de
renoncer à notre contrat ! »
Ce n’est pas la première fois que Christian Dior le
désarçonne : tantôt, chez lui, c’est l’artiste qui réagit,
tantôt c’est l’homme d’affaires, et, bien qu’ils cohabitent
dans la même personne, il a pu remarquer qu’ils ne sont
pas toujours d’accord entre eux. Mais Jacques Rouët
connaît son patron et ses sautes d’humeur ; il sait que,
dans ces cas-là, il vaut mieux ne pas insister. Peu importe,
il ira faire son inspection tout seul un autre jour. En atten-
dant, il connaît aussi le moyen sûr de faire revenir la
bonne humeur chez le couturier. S’il est un point commun
entre eux qui ne se discute pas et leur vaut de bien bons
moments, c’est la gastronomie. Le rêve de Jacques Rouët
est d’entrer au Club des Cent… Il a déjà commencé à se
constituer une cave de vins prometteuse. Dior se laissera
certainement tenter par un bon déjeuner : « Et si nous
allions déjeuner ensuite à La Côte basque ? — Mon cher
Jacques, allons-y immédiatement ! »
Jacques Rouët admire profondément cet homme dont il
a tout appris. Il garde en permanence dans son portefeuille
ces phrases que Dior lui a adressées dans une lettre datée
du 17 septembre 1946 : « Cette maison de couture, je ne
crois pas que j’en aurais eu le courage tout seul. Je vous
assure que l’avenir de ma maison, ce sera aussi notre œuvre
commune. Puissions-nous bien la réussir […]. Avec
Raymonde et Suzanne, vous formez la trinité solide sur
laquelle je compte avant tout. » Devenir chef d’entreprise,
c’est savoir s’entourer, pour Christian Dior qui insiste sur
ce point dans ses Mémoires 1 : « Pour remporter la victoire
1. Christian Dior et moi, op. cit., p. 17.

348
La règle du jeu

dans la guerre “en dentelles” où je m’engageais, il me fallait


un état-major de grande classe. » Il n’hésite pas en retour
à manifester sa reconnaissance envers ses collaborateurs.
Ainsi cet hommage à l’égard de Jacques Rouët : « Sa
finesse innée de Normand lui permit d’éviter tous les pièges
ravissants et sournois que, sous des dehors charmeurs,
tendent “nos chéries”, c’est-à-dire premières, ouvrières,
mannequins, vendeuses, journalistes et clientes. Il sut plaire
à ces dames sans tomber dans leurs filets. » Dior possède
un grand sens de la psychologie et il sait intuitivement
comment prendre les gens… Rouët aurait beaucoup à
raconter sur les particularités de son patron – la moindre
n’étant pas sa curieuse obsession de l’astrologie et des
voyantes –, mais, parmi les moments mémorables, il en est
un déterminant dont il a gardé le souvenir. Il s’agit de la
scène de leur première entrevue.
Christian Dior envisage de l’engager et l’a convoqué,
au mois de juin 1946, avenue Montaigne où le bail de
l’hôtel particulier vient tout juste d’être signé. Il y règne
un silence digne de La Belle au bois dormant, les lieux sont
plongés dans la pénombre, les salons vides et abandonnés.
Dior le prend par le bras et le guide à la recherche d’un
coin de canapé sur lequel s’asseoir : « C’est alors qu’il
commença à m’entretenir de ce qu’il attendait de moi,
raconte Jacques Rouët : “Je vous le dis franchement, me
dit-il, je veux un directeur qui, tout d’abord, n’ait jamais
travaillé dans la couture. Et, en second lieu, compte tenu
de mon expérience dans ce domaine, il faudra toujours
que je joue le beau rôle, moi. Vous serez mon bras séculier,
mais, quand il y aura des décisions difficiles à prendre, ce
sera à vous de le faire. Bien entendu, je vous soutiendrai :
entre nous, nous serons toujours d’accord. Mais il vous
arrivera d’être obligé de tenir le mauvais rôle !” »
Suzanne Luling, qui venait de rejoindre la grande aven-
ture qui commençait avenue Montaigne, croise justement
Jacques Rouët au sortir de cet entretien. En jetant sur lui

349
Christian Dior, un destin

un premier coup d’œil, elle se dit qu’on ne lui donnerait


pas une grande chance d’être engagé : « Il avait une
dégaine pas croyable. Le malheureux avait teint son cos-
tume en noir, portait un pull tricoté à la main par sa mère
et des chaussures jaunes teintes ! » Christian Dior, lui, ne
s’arrête pas aux apparences : son instinct lui laisse deviner
les qualités cachées sous les dehors de ce grand échalas
de trente ans à peine, aux cheveux bruns, affublé d’un
chapeau lui donnant un air de commissaire de police (les
années vont se charger de le rendre élégant). Savoir
s’entourer : aux yeux de Dior, Jacques Rouët possède une
qualité essentielle, il est normand !
Et pourtant, rien ne prédisposait ce fils de greffier de
justice, dont la guerre a interrompu brutalement les études
de droit, à entrer dans la couture. Il y a vraiment des
destinées bizarres chez Dior. Entré pendant la guerre à
la direction de la Fonction publique où il s’occupait des
concours, Jacques Rouët travailla donc sous l’administra-
tion de Vichy et se trouva à la Libération menacé d’« épu-
ration ». C’est alors que son supérieur hiérarchique, le
conseiller d’État Roger Grégoire, s’arrange pour le faire
passer dans le privé en le recommandant à son beau-frère,
Pierre Jarry 1, directeur financier adjoint chez Marcel
Boussac. Et voilà le rapprochement : la maison recherche
en effet un cadre compétent pour assister Dior dans la
gestion. Faute de curriculum ad hoc, le postulant se voit
soumis à un test : établir le devis des travaux de l’hôtel
particulier de l’avenue Montaigne. Or, il parvient à une
dépense de 30 % inférieure aux premiers devis obtenus.
Pierre Jarry l’engage sur-le-champ. « En dix ans de tra-
vail en commun, Dior ne m’a jamais désavoué dans ma
gestion », dit Jacques Rouët, témoignant de l’harmonie
qui a régné dans la construction de l’édifice. À Christian
Dior, les grandes perspectives – l’expansion mondiale de

1. Entretien de l’auteur avec Pierre Jarry, Paris, novembre 1992.

350
La règle du jeu

la notion française d’élégance et de goût, la dimension de


grande affaire à donner à l’entreprise, les lignes d’horizon
de la politique de développement –, à son bras droit, la
maîtrise de l’organisation qui en découle, l’énergie infati-
gable du voyageur qui va implanter la marque jusqu’au
bout du monde et le contrôle serré de la machine contre
les risques de dérapage. Le succès est dû à l’attelage qu’ils
ont formé. Une fois de plus, avenue Montaigne, l’inat-
tendu réussit.
De l’inattendu aussi dans le curieux retournement de
situation en train de s’opérer entre le commanditaire,
Marcel Boussac qui s’arc-boute sur la conception tradi-
tionnelle d’une maison de couture purement destinée à la
haute clientèle et le créateur qui prône l’exploitation de la
marque. Le quiproquo se poursuit dans le duo Boussac-
Fayol : ce dernier, engagé pour faire de la réorganisation
managériale dans le groupe textile, crée, à l’insu de son
employeur, une opération de diversification qui, vingt ans
plus tard, représentera le seul élément viable du défunt
empire Boussac. Et pour revenir à Jacques Rouët, le fils
de greffier, qui ne possédait même pas un costume conve-
nable le jour où il se présenta avenue Montaigne, il succé-
dera à Dior comme patron de l’affaire et poursuivra son
œuvre pendant près de trente ans après sa mort !
Tout euphorique quand il se retourne sur les débuts de
son aventure, Jacques Rouët n’a que ces mots à dire :
« Nous avons vécu des années extraordinaires. Imaginez-
vous que nous étions les premiers partout et que tout ce
que nous entreprenions marchait ! »

Loup dans la bergerie

C’est précisément cette euphorie qui fait froncer les


sourcils des confrères habitués à gérer un héritage qui se
transmet inchangé de père en fils. Passe encore que Dior

351
Christian Dior, un destin

aille se lancer dans une maison à New York avec toutes


les difficultés que cela représente ! Ce qui les perturbe
profondément ce sont les licences et là le bât blesse : Dior
et Rouët font figures de trouble-fête !
On se souvient qu’avant même l’ouverture de la maison,
Dior avait accepté la proposition de la société Prestige de
New York, moyennant une contrepartie de dix mille dol-
lars, de commercialiser ses bas en apposant le nom
« Christian Dior » auprès du sien. À la veille du renouvel-
lement du contrat, Dior, considérant qu’une rémunération
forfaitaire ne convient plus, indique à Jacques Rouët que,
dorénavant, il voudrait que le licencié reverse au déten-
teur de la griffe et pour l’usage du nom un pourcentage
sur son chiffre d’affaires. Jacques Rouët entame alors les
négociations avec la firme Kayser et les premiers bas
Christian Dior apparaissent sur le marché américain fin
1949. Dior exigeant un contrôle total de la qualité, c’est
lui-même qui en dessine le pied afin qu’il ne tourne pas.
Présentation dans de jolies boîtes grises, avec médaillon
Louis XVI, papier de soie, et signature « Christian Dior »
imprimée sur la lisière : du grand raffinement. On ne pou-
vait faire moins bien que la boîte rose shocking pink de
Schiaparelli qui avait fait un triomphe, lors de son appari-
tion à New York, en 1940.
Ce contrat historique, ainsi que son similaire pour les
cravates, est le prélude à des centaines d’autres… Jacques
Rouët a trouvé son terrain et il avance, soutenu par son
patron qui, en dehors de ses moments d’hésitation devant
l’afflux des propositions qui se présentent, n’est pas
mécontent des avantages confortables qu’il en retire. Le
couturier, en tant que gérant unique et statutaire de la
SARL Christian Dior, est intéressé au chiffre d’affaires
(calculé sur un tiers des bénéfices avant impôts et amortis-
sements). Lorsque la première proposition de licence sur-
vient, Rouët attire l’attention de Dior sur le fait que, les
revenus à percevoir ne relevant pas du chiffre d’affaires

352
La règle du jeu

de la SARL, ils doivent faire l’objet d’un nouvel arrange-


ment entre Marcel Boussac et lui. Ainsi, négocié par
Jacques Rouët auprès d’Henri Fayol, le produit des
licences tombe dans la cassette personnelle de Dior qui
touche 30 à 40 % des royalties.
Et le mouvement s’emballe, les licences s’enchaînent,
pour la lingerie féminine, les carrés, les gants… Ce sont
ensuite les bas qui font leur entrée aux Galeries Lafayette.
Ils sont fabriqués par Grimonprez, filiale du groupe
Masurel. La présence de la griffe d’un grand couturier
dans un grand magasin français est une première. C’en
est décidément trop pour ne pas créer des jalousies. « Les
confrères assistaient au “déploiement” de la marque avec
circonspection, sans vraiment savoir encore qu’en penser,
jusqu’au jour où Jacques Rouët signe un contrat de
licence portant sur la bijouterie fantaisie avec une maison
allemande de Pforzheim, qui déclenche de véritables hos-
tilités, écrit Didier Grumbach qui relate cet épisode de
1952. Alors là, rien ne va plus : “Vous êtes le bourdon qui
vient troubler la ruche besogneuse, lance en pleine réu-
nion Jean Gaumont-Lanvin, président de la Chambre
syndicale, à Jacques Rouët.” »
Un front « national » se dresse contre Dior. D’un côté,
la presse lance la polémique, tandis que, de l’autre, les
pouvoirs publics tentent de mettre un terme au contrat.
Le chroniqueur Lucien François part en guerre contre les
couturiers qui vulgarisent leurs marques : « C’est un art
séculaire qu’ils condamnent, une tradition qu’ils
bafouent… », prédisant que « les clientes de la haute cou-
ture ne tarderont pas à abandonner les maisons dont le
nom dévalué ne paiera pas à l’étranger. » Jacques Rouët
est convoqué au ministère de l’Industrie. Quand il se pré-
sente rue La Boétie, il s’entend dire que la maison Dior
doit renoncer à son contrat, car en aucun cas le nom de
Dior ne saurait tomber entre les mains de l’industrie alle-
mande !

353
Christian Dior, un destin

Mais, pour la maison Dior, les minima garantis repré-


sentent deux fois le montant des exportations de bijouterie
française vers l’Allemagne. L’affaire mérite donc d’être
plaidée ! Ancien du sérail, Jacques Rouët ne se laisse pas
intimider par cet oukase et s’empresse de jouer un minis-
tère contre l’autre. Il sollicite donc un entretien aux
Finances, où il est reçu par les deux attachés de cabinet,
Valéry Giscard d’Estaing et Michel Poniatowski : des
esprits moins malthusiens, qui l’assurent du soutien du
ministère.
Cependant, d’autres couturiers n’ont pas attendu pour
s’engouffrer dans la brèche ouverte… Jacques Fath ne
s’en cache pas, qui se plaît à dire que « son véritable
succès commença avec Christian Dior ». D’ailleurs, « son
directeur, Henri Winter, […] confie à Jacques Rouët que
chaque contrat Dior lui offre l’occasion de signer un
contrat équivalent avec un licencié concurrent »… Une
fois par an, il se rend à New York muni de quelques cro-
quis qu’il adapte pour son licencié, et les soixante modèles
qu’il crée portent la griffe « Jacques Fath pour Joseph
Halpert ». C’est grâce à cet argent gagné sur les revenus
de la couture que Jacques Fath peut lancer ses parfums,
en 1948. Et, en 1953, une année avant sa mort, il lance
« Jacques Fath Université » qui préfigure, par les
méthodes de production qu’il met au point, l’aventure
d’André Courrèges.
La fusée Dior sert de lanceur à toute la profession. Le
New Look avait déjà entraîné un nouvel âge d’or pour la
mode parisienne : Fath et Lanvin ont des ateliers de mille
à deux mille cinq cents personnes – la seule robe « Joy »
créée par Patou s’est vendue à cinq cents exemplaires –
entraînant dans leur cortège chausseurs, bottiers,
modistes, plumetiers, brodeurs, et autres marchands de
colifichets. Mais, si un nouveau monde commence, un
autre a disparu avec la Seconde Guerre mondiale. Lelong
a fermé, Captain Molyneux, qui habille les maisons

354
La règle du jeu

royales européennes, a déplacé son entreprise à Londres,


Elsa Schiaparelli, la spectaculaire, est partie jeter son
dévolu sur l’Amérique, Robert Piguet ne se produit plus
dans ses salons Napoléon III roses, Marcel Rochas, à sa
mort, laisse une maison affaiblie à sa femme, la belle
Hélène, dont l’image incarnera si poétiquement les par-
fums qu’elle donnera une gloire posthume à son mari.
Dior a promu une nouvelle génération.
Pierre Cardin, qui a quitté l’avenue Montaigne sur un
coup de tête, s’avise que son ancien patron ouvre des pers-
pectives au métier qui lui donnent à son tour de grandes
idées. Oublié depuis, un incident avait provoqué son
départ en 1948 : on s’était aperçu avenue Montaigne de
fuites dont bénéficiaient des copistes espions. Le juge
d’instruction procédant aux interrogatoires avait convo-
qué Cardin, parmi d’autres, mais il se montra maladroit,
et ce dernier, furieux d’être suspecté, claqua aussitôt la
porte de la maison. Dior, alors aux États-Unis et donc
incapable d’intervenir, en avait été très contrarié, et c’est
pour réparer ce tort qu’il se précipita chez Cardin, dès
que celui-ci ouvrit son atelier de costumier, pour lui com-
mander l’habit de « roi des animaux » qu’il porta au bal
Beaumont. Quand Christian Dior sonne à la porte de
l’atelier de la rue Richepanse pour venir commander son
costume, il est le premier client de Cardin qui en a les
larmes aux yeux !
Si Cardin a retenu une leçon de Dior, c’est l’audace.
On connaît la suite… Avec lui s’écroulent les dernières
statues du temple. Le système est poussé jusqu’à ses
extrêmes : le souci de la cohérence et de la qualité dispa-
raît au profit de la signature, restant l’unique principe
commercial d’une entreprise dont Cardin lui-même sert de
symbole. Il y a bien longtemps aujourd’hui que les licences
sont devenues l’opium de la griffe. Christian Dior, avec
son tempérament de joueur, a été au bord de céder à la
drogue, et il a fallu pour le retenir toute la sagesse de

355
Christian Dior, un destin

Jacques Rouët. Dior demande un jour à son directeur


général qu’il a convoqué exprès dans son bureau « Avez-
vous déposé la marque dans les produits alimentaires ? »
Jacques Rouët reste perplexe. « J’y ai beaucoup pensé,
poursuit le couturier, parce que la mode, vous savez : un
jour, le succès, le lendemain, on vous descend aux enfers !
Vous savez que tout ce qui concerne la table m’intéresse !
Je connais beaucoup de recettes et, un jour, on ne sait
jamais, je pourrais peut-être en avoir besoin. Qui sait ?
Du jambon “Dior”, du rosbif “Dior” ? » Rouët réfléchit et
préfère ne pas donner suite à de hasardeux projets alimen-
taires.
Hervé du Périer de Larsan, qui a été au démarrage
des licences, a vécu cette période euphorique – la maison
essuyait les plâtres et a connu malgré tout quelques
fausses routes – : « Monsieur Dior surveillait la progres-
sion. Il exerçait son jugement sur tout nouveau produit
mais il était en même temps très pressé de réussir ! Et il
aimait les paradoxes, et je crois que à l’égard de Boussac,
la situation l’amusait. Il avait parfaitement compris que le
développement de la griffe n’intéressait pas Boussac et
il voulait réussir là quelque chose d’innovateur : “Nous
comptons beaucoup sur cette affaire avec Jacques Rouët,
me dit-il, car nous sommes dans des marchés éphémères
et nous désirons assurer le développement de la griffe.
Nous allons commencer petit. Mais nous avons bien
l’intention que tout cela représente ensuite un poids
important dans notre équilibre.” »
Déroutant, ce Dior ! Il prenait goût aux affaires et
quand il était ainsi de joyeuse humeur, il sautait sur la
moindre occasion pour plaisanter. Le jour où il reçoit dans
son bureau Hervé du Périer de Larsan, alors candidat au
poste de responsable commercial, et que celui-ci lui pré-
sente son curriculum vitae, Dior s’exclame : « Vous avez
été lieutenant de parachutistes en Indochine ? Oh ! les
femmes vont adorer ça ! » Cet homme de vingt-deux ans,

356
La règle du jeu

grand et mince, avec un physique de cinéma, a dû inter-


rompre ses études de Sciences Po à cause de la guerre et
s’est retrouvé sans enthousiasme chez Kléber-Colombes.
Là, le hasard de relations communes avec Rouët est venu
le chercher et il a démarré les licences chez Dior en com-
mençant par faire ses armes dans le bas féminin. Mais ce
n’est évidemment pas par hasard que Dior choisit comme
promoteurs de la griffe des aristocrates : Hervé du Périer,
Geoffroy de Seynes, qui succède à Christian Legrez…
même dans les services commerciaux, la particule se porte
bien chez Dior. Il n’est pas illogique qu’une maison de
couture soit le turf de gens qui possèdent le type d’éduca-
tion et de raffinement que la maison défend.
Il reste que la maison Christian Dior, si belle affaire
soit-elle dans la croissance de son chiffre de ventes, n’est
pas aussi rentable sur le plan des profits que celle des
parfums. Comparé à ceux-ci, qui dégagent 30 % de marge
bénéficiaire, Dior n’atteint qu’au pourcentage de 15 %,
desquels il faut déduire les 30 % d’intéressement de Mon-
sieur Dior. Le rapport des licences n’est pas la panacée
qu’on imagine : 4 % en moyenne de royalties dont il faut
déduire environ 1 % de frais de structure, la marge béné-
ficiaire n’est plus que de 3 %. La maison de parfums que
dirige Serge Heftler-Louiche est distribuée dans quatre-
vingt-six pays. « Diorama » succède à « Miss Dior ».
« J’ai en effet le souvenir, raconte Jean-Marc Heftler-
Louiche, fils de Serge Heftler-Louiche et filleul de Chris-
tian Dior, que lorsqu’on parlait de la réussite fulgurante,
en particulier, des parfums en l’espace de dix ans, il était
souvent mentionné que le chiffre d’affaires des parfums
avait alors dépassé, entre autres, celui de Guerlain, maison
bien plus ancienne, et que Parfums Christian Dior était
en tête des parfums français. »
Ainsi donc, une raison supplémentaire pour maintenir
Christian Dior dans un état jubilatoire, en phase avec lui
son directeur général, cité plus haut : « Imaginez-vous que

357
Christian Dior, un destin

nous étions les premiers partout et que tout ce que nous


entreprenions marchait. »
Dans son irrésistible ascension, Jacques Rouët méta-
morphose la grande maison en un lieu de création com-
plexe. C’est bien la première fois que la notion française
d’excellence en matière de savoir-faire, d’innovation et de
goût portée par une griffe représente le fondement d’un
gigantesque réseau d’entreprises faisant travailler mille
sept cents personnes – huit sociétés et seize firmes alliées
qui font rayonner la marque sur cinq continents tout en
contrôlant étroitement leurs activités. Cette énorme orga-
nisation a été inventée de toutes pièces. Personne alors
n’avait entendu parler de « dépôt de marque », de
« contrat type », d’« outils d’image », de « bible »… Le
problème était de s’entendre sur la définition d’une norme
de qualité, et, finalement, d’admettre le principe de la géo-
métrie variable. Comment envisager en effet une norme
uniforme compte tenu du nombre de points de vente par
pays et de la multiplicité des produits ? « L’idée qui a servi
de philosophie, raconte Jacques Rouët, a été de répandre
la notion française d’élégance et de goût, mais en tenant
compte, de façon très pragmatique, de l’évolution du
niveau de vie dans les différentes contrées du monde.
Mais Dior n’avait pas froid aux yeux. Il était prêt à
prendre des risques qu’il comprenait très bien. Autant, en
France, Dior observait la plus grande prudence, autant il
acceptait, quand un licencié se trouvait loin, qu’on ne
puisse pas appliquer les mêmes critères d’exigence de qua-
lité. » Le pragmatisme et la rigueur ont donc été les
mamelles nourricières de la politique des licences : « Par-
tout le nom “Dior” devait signifier le “top” de ce qui se
faisait dans le pays donné. Nous avons été de véritables
flics, raconte Hervé du Périer, arrêtant des productions
en cours, sans pitié quand la qualité ne nous semblait pas
conforme. »

358
La règle du jeu

C’est évidemment à Jacques Rouët qu’il incombe de


déterminer les méthodes d’organisation dans cette diversi-
fication où tout est à inventer. En 1950, il crée, à côté du
département « Diffusion », le département « Licences » à
la tête duquel est nommé Christian Legrez (qui rejoindra
Chanel en 1963), avec, comme assistant et qui prendra sa
succession, Geoffroy de Seynes. Chaperonné par le direc-
teur de Christian Dior Paris, Jacques Chastel, Christian
Legrez se lance dans l’établissement du contrat type qui
servira de base de négociation avec l’ensemble des interlo-
cuteurs de Christian Dior, ainsi que dans une politique
systématique de dépôt de la marque visant, notamment, à
lutter contre la contrefaçon : enfin, il définit un système
de contrôle aux mailles très serrées : garanties des minima,
procédures de verrouillage pour limiter les abus, condi-
tions de promotion et de partage des coûts dans le
domaine publicitaire. Tout cela demandant l’assistance de
cabinets juridiques autant à Paris et à New York que par-
tout ailleurs.
Politique, aussi, d’unification de l’image. La maison
édite une « bible » imposée aux détaillants qui définit les
supports d’utilisation du nom et codifie le langage stylis-
tique de la maison. La présentation dans les vitrines, les
décors de magasin, etc., puisent dans le répertoire de
l’avenue Montaigne : les dessins de Gruau, le gris Trianon,
les médaillons Louis XVI. Des séminaires réunissent tous
les deux ans les représentants des différentes zones géo-
graphiques. L’analyse financière suit de près. Dior dispo-
sera, dès 1958, de bilans trimestriels de son chiffre
d’affaires consolidé, par pays et par produit.
C’est au prix de cette méthode rigoureuse que la griffe
s’impose. En 1954, après sept ans d’existence, Dior publie
sa première plaquette, imprimée dans le caractère typo-
graphique « Nicolas Cochin », choisi dès l’origine par
Christian Dior. Inaugurant une politique de communica-
tion inédite qui donne à ces activités d’abord balbutiantes

359
Christian Dior, un destin

leur dimension acquise d’industrie du luxe, la brochure se


calque sur le modèle d’un rapport annuel d’entreprise.
Toute l’activité de la maison y est décrite, le processus de
la collection, les bâtiments, les services sociaux, la carte
d’implantation de la griffe dans le monde, points de vente
à l’étranger, graphismes montrant l’évolution du chiffre
d’affaires par zone géographique, suivis de la description
des différents secteurs commerciaux, la parfumerie, la lin-
gerie, etc., et les opérations de la marque à l’étranger. En
première page, on découvre un portrait au crayon de
Christian Dior, dessiné par son amie Nora Auric.
L’homme devenu la clé de voûte de cet ensemble ne
cache pas sa fierté : « Christian Dior atteignait l’âge de
raison et fêtait son septième anniversaire. Il occupait
maintenant cinq immeubles, comptait vingt-huit ateliers
et employait plus de mille personnes. » Le lecteur de ses
Mémoires est invité à le suivre dans une visite guidée à
travers le dédale immobilier qui s’étend à l’angle de
l’avenue Montaigne et de la rue François-Ier. On reconnaît
le chef d’entreprise modèle, qui aime ses employés comme
sa famille et pour qui son affaire est finalement devenue
sa vie. Ses accès d’autorité, ses ordres précis, ses volontés
sans concession, l’emploi d’un langage étonnamment
direct chez cet être timide, angoissé, inquiet, s’accom-
pagnent d’un réel et profond attachement à ses collabora-
teurs. D’où, sans aucun doute, l’amour et le dévouement
absolu que tous lui portent en retour. La visite continue,
commentée par lui avec une joie presque enfantine au tra-
vers des salons, des ateliers, jusque dans les services
sociaux, l’infirmerie ultramoderne (dont il a lui-même
conçu l’aménagement avec Chaysson, l’architecte), la salle
de relaxation pour les mannequins, la maison de repos
dans le château de Marcel Boussac acheté en 1948 à Vaires-
le-Grand dont il souligne, au passage, la nécessité et, ne
lâchant toujours pas la main du lecteur, Dior revient sur ses
pas par le pont vitré qui enjambe la cour de la manutention

360
La règle du jeu

jusqu’au sous-sol de l’immeuble où loge la cantine. Cantine


unique pour les mille personnes, modèle de démocratie
sociale : chacun paie selon son niveau de salaire, les petites
mains le vingtième des échelons supérieurs.
« Mais c’est le jour de la Sainte-Catherine, conclut-il,
qu’il faut voir le 30, avenue Montaigne. […] Je me rends
dans tous les services et, dans le petit couplet que j’adresse
à chaque atelier, je peux dire l’affection sincère et tendre
qui me lie à tous ceux qui unissent – pour une part grande
ou petite – leurs efforts aux miens pour la réussite de
notre entreprise. C’est le jour aussi où, dans l’accueil qui
m’est fait, dans la décoration des salles et dans l’invention
déployée pour la mise en scène et les costumes, je sens
battre le cœur de la maison. Rien n’est plus touchant que
la Sainte-Catherine. Rien n’est plus gai aussi. Chaque ate-
lier a son orchestre et tout le groupe d’immeubles n’est
plus qu’un grand bal. »

Le patron ludique

Hormis ces moments festifs, l’ordre et la discipline


règnent dans l’entreprise, assurés par le vigilant directeur
général, Jacques Rouët. « La dureté de Rouët était indis-
pensable », dit Llopis Lamela, qui a ouvert la boutique
Christian Dior à Caracas. Les portes de son bureau ont
vu plus d’une fois sortir des femmes en larmes. Ce n’est
pas parce qu’on est chez Dior que les salaires sont plus
élevés qu’ailleurs. Avec la superbe de l’entreprise
gagnante, on vous fait comprendre que, si vous n’êtes pas
content, dix personnes attendent derrière vous pour
prendre la place. Peu importe à Rouët de jouer le mauvais
rôle car il sait qu’il a la reconnaissance pleine et entière
de son patron : « À vos lettres qui me font très plaisir, lui
écrit Dior, n’ajoutez pas trop de respect qui me fait de la

361
Christian Dior, un destin

peine, car il me laisserait croire que je n’ai pas votre affec-


tion. Soyez en tout cas assuré de la mienne. »
Affection ? Dût-il paraître déplacé en ces circonstances,
ce mot ne l’est pas dans la bouche de Christian Dior qui,
en devenant un grand patron, n’a pas pour autant renoncé
à laisser parler ses sentiments. Cette affection, il l’éprouve
à l’égard de ses employés dont il se sent responsable :
« À chaque collection, je risque le salaire de neuf cents
personnes ! » À la fierté bien légitime que lui inspire son
entreprise, il associe le désir de la voir se perpétuer. Aussi
s’efforce-t-il de promouvoir les talents qu’il remarque
autour de lui. Sans doute parce qu’il s’est longtemps cher-
ché et a eu grand-peine à concrétiser sa vocation de créa-
teur, il reste attentif aux dons des autres, il s’en fait le
tuteur, il sait les mettre en avant et personne n’est oublié.
Le résultat en est la maison Dior, elle-même véritable
pépinière de talents et berceau de multiples vocations.
La liste est longue : Victor Grandpierre, à qui Dior
donne sa chance de devenir décorateur, André Levasseur
et Gaston Berthelot, promus modélistes pour la collection
« Boutique » alors qu’ils ont à peine vingt ans, Frédéric
Castet qui se voit offrir son atelier à vingt-quatre ans et
qui prendra bientôt la fourrure en main, Jean-Pierre
Frère, qui reçoit carte blanche pour imaginer les objets
« Arts de vivre » de la boutique, Jean-François Daigre,
dont Dior a perçu le goût pour le théâtre et qu’il lance,
avec une totale liberté, à l’assaut des vitrines pour les frap-
per d’un coup de baguette magique… Dior jouit du plaisir
de faire plaisir et, à chaque occasion qui lui est donnée de
promouvoir un « junior », il fait en sorte de créer la sur-
prise. Frédéric Castet se souvient de ce jour où Dior
l’entraîna dans le dédale des couloirs jusqu’à la porte d’un
atelier sur lequel, sans qu’il n’en sache rien auparavant, il
avait fait apposer son nom, « Monsieur Frédéric » : « Ce
fut le plus beau jour de ma vie ! »

362
La règle du jeu

« On était tous babas devant Christian Dior, raconte


André Levasseur, c’était Dieu tout-puissant, on tremblait
devant lui, on n’osait lui montrer que des choses parfaites,
et il en jouait, rien ne l’amusait plus que de jouer le rôle
de grand-papa, qui gâtait ses enfants, facétieux, curieux
de provoquer votre réaction, et amusé de vous tenir à sa
merci. » Il y a place pour de nombreux dessinateurs dans
de multiples domaines en dehors de la création de mode.
Aux deux cent cinquante modèles de la collection
s’ajoutent ceux destinés à la boutique, cinquante à Paris,
quatre-vingt-dix à Londres, et cent dix à New York. Sans
compter tous les modèles ou objets qui souvent ne
dépassent pas le stade du prototype. Et, comme « Dior est
généreux dans sa reconnaissance envers ses collabora-
teurs, il veut que leur travail soit reconnu ».
Le chapiteau Dior abrite déjà, depuis l’année 1953, le
bottier Roger Vivier, qui s’est vu offrir une boutique dans
l’immeuble à l’angle de la rue François-Ier. Les talons
aiguilles, qui accompagnent la longueur du New Look, ou
les escarpins moins hauts, dont le classicisme prolonge en
douceur la silhouette, font du soulier un accessoire fonc-
tionnel de l’ensemble de la ligne plutôt qu’un simple orne-
ment. Roger Vivier en est à sa deuxième tentative pour
entrer chez Dior. Il s’était d’abord proposé pour des cha-
peaux. Porte barrée par Mitzah Bricard qui a ouvert l’ate-
lier de chapeaux. Cependant, d’aucuns dans l’entourage
de Christian Dior continuent d’intriguer en sa faveur. Et
Raymonde Zehnacker, le pilier central du trio des
conseillères, organise finalement le déjeuner décisif dans
sa maison à Mougins : un contrat d’exclusivité est passé
avec la maison Delman de New York. Les modèles de
Vivier défilent avec la collection et sont vendus sur mesure
aux clientes dans la boutique, conçue, comme le reste des
décors, par Victor Grandpierre, dans le répertoire clas-
sique. Entre deux vitrines, un vaste cartouche mouluré,

363
Christian Dior, un destin

surmonté d’un nœud de ruban, porte les noms des nou-


veaux associés Delman et Christian Dior, dessin reproduit
à l’intérieur des souliers assorti de deux silhouettes en
atours d’époque, un homme chaussant une femme, sortis
d’une bergerie rococo. Roger Vivier n’a pour ainsi dire
pas son mot à dire sur ce décor signé Christian Dior : le
souci de la maison est de promouvoir une image unique
pour toutes ses activités. Ainsi, exposé comme au théâtre,
« dans ces étoffes, sous ces stores ornés de pompons, der-
rière ces moulures dignes de quelque chef-d’œuvre du
Louvre, trône… un soulier dans la solitude ailleurs réser-
vée aux idoles. » De petits chefs-d’œuvre : escarpin de
tulle de nylon noir sur tulle de nylon blanc brodé par
Rébé de fils d’argent, strass et perles avec talon Louis XV
évidé, talon fuyant en satin noir ou sandale du soir d’une
grande sobriété où le décor ne tient que dans le jeu des
brides et des barrettes. Pour le couronnement d’Élisa-
beth II, en 1953, Roger Vivier crée une sandale de che-
vreau or cloutée de rubis, sculptée comme un bijou pré-
Renaissance, « le seul soulier liturgique que Roger Vivier
imaginera jamais ».
Et puis, il y a l’espace du rez-de-chaussée, appelé « la
boutique », que Dior a confié à Carmen Colle. Christian
Dior est devenu « tío Christian » pour les trois petites
filles de Carmen, dont Bérard a fait le portrait. Dior les
adore, il leur offre des poupées habillées en New Look,
pour elles il se déguise en Père Noël, et leur fabrique des
costumes extraordinaires pour leurs bals costumés. Au
décès de Pierre Colle, en 1948, elles l’adoptent comme un
père et il se préoccupe de tout ce qui touche la famille :
les notes de classe, les projets de vacances, la communion
solennelle de Marie-Pierre dont il dessine la robe. Pour
Carmen Colle, « ma période chez Dior fait partie des plus
belles années de ma vie ». Et c’est donc à elle qu’il a confié
la boutique : « Et en avant Carmen, donne-moi là-dedans
un grand coup de Popocatepetl. »

364
La règle du jeu

Elle s’entend à merveille à réussir ce genre de pari,


combinant cet esprit de jeu et de sérieux, si caractéristique
de la maison Dior à la spontanéité de sa jeunesse. Il suffit
de se réunir en petite bande, un décorateur par-ci, des
amis élégants par-là, des idées et du goût : « Et vogue la
galère ! s’exclame-t-elle. Les amis nous aidèrent de leurs
conseils, de leurs critiques, de leurs encouragements. Je
pense à Francine Weisweiller, Liliane de Rothschild, Dora
Maar, Elsa Triolet, Nora Auric. » Liliane de Rothschild
imagine un petit coussin pour l’arrière de la voiture en
forme de plaque minéralogique, immatriculé… au petit
point de tapisserie : « J’étais très fière que Dior retienne
mon idée. » Le décor en toile de Jouy donnait à tout cela
le charme d’un petit salon. Dior juge le moment venu de
frapper plus fort.
En l’espace d’une nuit, la boutique se métamorphose tel
un bal impromptu à Versailles. En juin 1955, elle ferme
un soir au 30 de l’avenue Montaigne et ouvre, le lende-
main matin à l’angle de la rue François-Ier. Le spectacle a
un nouveau régisseur, Marie-Hélène de Ganay – Carmen
Colle, devenue Madame Baron, a dû opter pour sa vie de
famille –, le décor est toujours signé Victor Grandpierre.
Quant aux accessoires, ils émanent de « toute une bande
de jeunes enthousiastes, comme le raconte Jean-François
Daigre ; il régnait une merveilleuse atmosphère, qui jaillis-
sait naturellement du don exceptionnel de Dior pour les
rapports humains. Christian Dior a complètement formé
ma vie. Il était ce que les gens appelaient au XVIIe siècle
un honnête homme ».
« À neuf heures et demie du matin, visiblement igno-
rante de la transformation qui venait de se produire, une
première cliente entra pour commander un manteau »,
raconte Christian Dior. Un étalage complet devant ses
yeux : « J’avais souhaité qu’une femme pût sortir de la
boutique s’y étant entièrement vêtue, et tenant même un
cadeau à la main, écrit Christian Dior. L’étalage qui

365
Christian Dior, un destin

s’offrait à mes yeux prouvait que je n’étais pas très loin


d’y être parvenu. » Le magasin de souliers à côté, « où
mon ami Roger Vivier s’emploie à chausser les pieds les
plus élégants du monde, m’aide ainsi à réaliser mon rêve
qui est d’habiller une femme “Christian Dior” de la tête
aux pieds. »

Chef d’entreprise visionnaire

Toute cette aventure file trop vite. Il faudrait pouvoir


se reposer et la raconter. Dior a déjà pris la plume une
première fois en se confiant à Alice Chavannes ; le livre,
Je suis couturier, paraît en 1951. En 1956, il écrit Christian
Dior et moi, dont son ami Pierre Gaxotte rédige la préface.
Dior y décrit ce que représente la création d’une collec-
tion, la vie d’une maison de couture et la signification qu’il
attache à son œuvre. Oui, Dior a le sentiment de pour-
suivre une œuvre exaltante. Il a conscience d’avoir sorti
son métier d’un ghetto artisanal, et souhaite faire partager
sa réussite : « la suprématie de la qualité française et du
talent de nos créateurs » peut servir de fondement à une
activité économique nouvelle, consistant à commercialiser
les produits symboles d’une civilisation et de son art de
vivre. Imbu de la valeur de son expérience, Dior se fait
conférencier, professeur, vulgarisateur, s’employant à
divulguer, à partir du cas d’école Dior, les conditions
d’exploitation de ce patrimoine artistique et culturel fran-
çais, et cela à toutes les occasions qui lui en sont données.
Les forums varient : son ancienne école, l’Institut des
Sciences politiques en 1953, la Foire de Paris le 31 mai
1957, où il s’exprime en anglais devant un auditoire
d’hommes d’affaires, puis dans l’amphithéâtre de la Sor-
bonne, le 5 août 1957.
Chaque fois, il explique que la haute couture a une
double fonction : d’un côté, laboratoire de création et

366
La règle du jeu

réserve d’artisanat précieux, de l’autre, instrument de pro-


motion et d’exploitation d’une valeur « LE TALENT »,
écrit en lettres majuscules dans son texte. Un homme
d’affaires expliquant à des étudiants de hautes écoles sa
réflexion stratégique : à l’époque, le fait n’est pas courant.
À l’étranger, le nom de Christian Dior est aussi célèbre
que celui du général de Gaulle. Son génie est reconnu par
la presse outre-Atlantique qui s’est livrée à des analyses
de fond. Il est curieux qu’en France, la presse économique
d’alors n’ait pas cherché à s’interroger à son tour sur le
business model de la Maison, à l’instar du Women’s Wear
Daily qui y a consacré une série de cinq articles : « Ce
n’est pas une opération de simple rentabilité à court terme
destinée à exploiter le succès d’un créateur et à en tirer
des profits immédiats. C’est une entreprise à long terme,
conçue pour promouvoir une source de créativité et donc
logiquement produire des bénéfices durables. » C’est
encore l’Amérique qui s’intéresse en premier à la success
story de Christian Dior et lui offre la page couverture du
Time Magazine, dans son numéro du 4 mars 1957.
À Paris, sa célébrité mondiale flatte l’honneur national,
le petit monde de la mode l’adule, les clientes portent aux
nues leur couturier fétiche, les femmes l’adorent, le public
applaudit à tout rompre chacune de ses collections, mais,
une fois le spectacle fini, chacun rentre chez soi et lui
donne rendez-vous à la saison suivante. Comme si les
rôles se partageaient : aux Américains de célébrer en Dior
son génie entrepreneurial et aux Parisiens de s’extasier
sur le couturier et ses créations fabuleuses. Il n’est pas
mondain, son agenda est trop chargé pour ça. Et ce qui
chiffonne les Parisiens, c’est de ne pas parvenir à classer le
personnage : couturier ? homme d’affaires ? Cette double
personnalité déroute les esprits cartésiens et fait mentir le
cliché qui veut que les créateurs gardent la tête dans les
nuages et que les hommes d’affaires restent des person-
nages rebutants. En outre, l’apparence physique de Chris-
tian Dior laisse les gens perplexes : il ne ressemble pas à

367
Christian Dior, un destin

un couturier ! Les Américains en avaient été étonnés


aussi, mais s’étaient laissés séduire par son naturel et sa
simplicité. Les Parisiens, eux, sont déçus. Ils préfèrent le
modèle qu’incarne le pétillant Jacques Fath. Christian
Dior n’est pas gâté par ses concitoyens, quand on réperto-
rie les descriptifs peu reluisants qu’on lit à son propos. La
plupart ne sortent pas du registre de « banal bourgeois de
province » (Françoise Giroud), de « prélat normand avec
un nez pointu » (Liliane de Rothschild), de « conseiller à
la Cour des comptes » (Ginette Sainderichin, rédactrice
en chef du Jardin des modes) ; Olivier Saillard note « son
physique de notaire » ; le curé revient souvent, Cecil
Beaton choisit la ressemblance au « curé de campagne en
massepain rose » et Lucien François (journaliste de mode)
le voit « ressemblant à ces donateurs un peu gras, aux
traits à la fois pointus et mous que les primitifs age-
nouillaient devant leurs tableaux ». Steve Passeur, au
moins, lui trouve « des manières de grand seigneur ». Sa
filleule, Geneviève Page, a le mérite d’être sincère :
« Oncle Christian m’a toujours intimidée, c’était une petite
cathédrale portative, avec un côté ecclésiastique ron-
douillet, dépositaire de secrets, de milliers de choses aux-
quelles il ne voulait pas vous donner accès. » Et Françoise
Giroud encore, d’avouer sa perplexité, « aucun signe exté-
rieur de l’artiste » et va jusqu’à dire : « Il ne correspondait
nullement à l’idée que l’on se fait d’un couturier homo-
sexuel. »
Il fallait être un poète cubiste et un ami de longue date,
comme Jean Cocteau, pour s’évader des apparences et
voir la perle rare cachée sous son nom et en deviner la
signification magique : DIOR = « Dieu » et « Or ».
Ses amis et contemporains sont sans doute trop proches
pour saisir toute la portée de son succès. On ne fera pas
changer d’avis Henri Sauguet : « Je ne pense pas qu’il
était un homme d’affaires… Il était admirablement bien

368
La règle du jeu

conseillé et avait auprès de lui un nombre d’administra-


teurs remarquables. » Il ne s’en est trouvé aucun, semble-
t-il, qui eut la curiosité et l’humour de cet Américain qui
lui rendit ce bel hommage : « On m’avait beaucoup parlé
de vous. En venant vous voir, je croyais aller chez
Maxim’s. Or, c’est une entreprise aussi ennuyeuse que la
mienne à Chicago que je viens de visiter. Bravo 1 ! »
Il n’est peut-être pas plus concevable encore aujour-
d’hui en France qu’un couturier-poète puisse être un chef
d’entreprise visionnaire. L’opinion commune alors, y
compris parmi « ceux qui croient savoir », attribue la réus-
site de Dior à l’argent de Marcel Boussac.
Certes, sans les capitaux de Boussac, il n’y aurait pas
eu de Christian Dior. Mais la myopie de ses contempo-
rains les empêche de voir que le couturier et son comman-
ditaire appartiennent à deux générations différentes face
à l’environnement économique. Dans ses entreprises tex-
tiles, le grand industriel qu’il a été avant-guerre, bâtisseur
d’un formidable outil de production, a tiré ses profits du
protectionnisme. Ce système, encore valable en période de
reconstruction dans un marché de pénurie où tout se
vend, devient inadapté dès la fin des années cinquante,
avec la création du Marché commun et la perte des colo-
nies. Tout-puissant qu’il est avec son journal L’Aurore et
une clientèle de ministres et de députés à sa botte, Marcel
Boussac place toute son énergie à lutter en sous-main
contre le traité de Rome, à organiser la déposition du
sultan du Maroc, à jouer Edgar Faure contre Mendès
France, etc. Son aveuglement politique causera la ruine
de ses affaires. N’aurait-il pas mieux fait d’observer ce qui
se déroulait sous ses yeux chez Christian Dior et qui
s’inscrit dans une logique d’avenir ?
… Et l’on verra, au tournant des années soixante-dix,
la trésorerie de Christian Dior servir à financer les pertes
1. Cité dans Paris Match no 47, article de Guillaume Hannoteau,
le 2 novembre 1957.

369
Christian Dior, un destin

du groupe textile, Jacques Rouët n’y pouvant rien, tandis


que les gouvernements de la Ve République voleront aveu-
glément au secours de Boussac à coups de subventions
publiques, sans pouvoir empêcher la faillite du groupe
textile et de son fondateur qui avait été pendant plusieurs
décennies l’homme le plus riche de France.
La République française, toutefois, s’est avisée que le
grand couturier a bien mérité une récompense de la patrie,
le ministre du Commerce constatant qu’à la fin de 1949,
75 % des exportations pour l’ensemble de la couture pari-
sienne portent la griffe de Christian Dior, et que la même
griffe représente 5 % du volume global de tout le com-
merce extérieur français. Une Légion d’honneur s’impose.
Le dynamisme de Christian Dior, promoteur d’une indus-
trie fondée sur l’art de vivre à la française, donnant un
coup de fouet à l’ensemble du secteur du luxe, revitalisant
des maisons autrefois florissantes et recréant une envie de
Paris, synonyme d’un nouvel âge d’or.
La décoration lui est remise en mars 1950 par James
de Coquet qui s’en souvient car deux jours plus tard le
chroniqueur du Figaro se trouvait à Tokyo et à son grand
étonnement, il découvrit sa propre photo affichée dans les
journaux accompagnée de cette légende : « Le Français
qui vient de décorer Christian Dior. » « J’avais épinglé la
légion d’honneur sur le chandail bleu de Christian et lui
avais donné l’accolade au nom du président de la Répu-
blique. La cérémonie avait eu lieu dans sa maison de Milly
devant huit personnes, dont, bien entendu, le jardinier. 1 »
Christian Dior persévère sans relâche dans la mission
dont il s’est investi. À l’occasion de la Foire de Paris, en
1957, il prononce un discours se déclarant partisan de la
mise en place d’une protection juridique de la création
dans le domaine des arts appliqués (comme elle existe

1. « Il y a 110 ans, la naissance du couturier Christian Dior »,


Véronique Laroche-Signorile, op. cit.

370
La règle du jeu

pour les arts majeurs ou les brevets industriels), deman-


dant aux pouvoirs publics d’intervenir pour protéger « le
territoire sacré entre la colonne Vendôme et l’Étoile et
qui donne au monde entier son ton et son atmosphère
artistique 1 […]. »

Christian Dior : […] Il est le fils du pays de


François Ier, du pays qui a construit Versailles
et dont le génie s’accompagne de rigueur et non de folie […].
Il est le résultat de vingt siècles de culture souriante,
d’artisanat intelligent, de mesure.
Françoise Giroud, DIOR.

1. Conférences écrites par Christian Dior pour la Sorbonne,


1955-1957. Institut français de la Mode-Regard.
Chapitre 15

Les robes sont heureuses

« Mes mannequins, c’est la vie de mes


robes et je veux que mes robes soient heu-
reuses. »
Christian Dior et moi.

Mitzah Bricard n’arrive jamais avenue Montaigne avant


midi. Elle possède ce « je-ne-sais-quoi » qui rend les
hommes honteux de leur irrésistible attirance pour ses
allures de lionne. Il émane d’elle ce « petit quelque chose »
qui agace les autres femmes, plus enclines à afficher du
mépris qu’à avouer leur jalousie. Celle de ne pas posséder
l’art et l’audace d’obtenir tout ce qu’elles veulent et se faire
pardonner n’importe quoi.
Elle ne quitte jamais son turban ni ses rangs de perles,
pas plus que ses talons aiguilles. Elle ne porte pas de
culotte et on ne la rencontre que dans trois endroits : chez
elle, au Ritz et chez Dior. Entourée d’un nuage de mystère
où se bousculent princes russes et amants milliardaires,
une enfance roumaine ou bien anglaise, on la dit autri-
chienne. Elle aurait joué quelques mois dans une revue
nue et fait un passage chez Balenciaga et Molyneux, mais
sait-on ? Elle surgit de nulle part, impensable à imaginer
autrement qu’elle ne paraît ou soumise aux contingences
du quotidien. Invraisemblable de l’imaginer affamée ou en
mal de sommeil, moins encore les traits en désordre au
petit matin. Elle fait partie de ces gens qui passent entre

373
Christian Dior, un destin

les gouttes les jours de pluie, qu’un coup de vent ne


décoiffe jamais, qu’une intempérie n’atteint jamais.
Elle parle sans retenue : « Les femmes du monde sont
devenues folles aujourd’hui : elles gâchent le métier en
couchant pour un café-crème ! » Elle agit sans autorisa-
tion, n’hésitant pas à se déshabiller au beau milieu du
salon pour enfiler sa blouse blanche sur sa gaine Lefau-
cheux, son porte-jarretelles et son bustier. Elle crée sans
préméditation, là un chapeau – en disant nonchalamment :
« Faites venir les pailles… » –, ailleurs l’accessoire qui fait
toute la silhouette, un collier de chien, ou tout simplement
une mousseline, négligemment nouée autour du cou, pour
adoucir l’allure. Elle fait du style avec de l’ordinaire,
comme ce foulard léopard qui marque son poignet. En
réalité, il sert à cacher une cicatrice, mais tout devient
effet chez cette personnalité hors du commun.

Il était une fois un couturier…

Christian Dior ne peut s’en passer. À qui se plaint de


ses grands airs, il réplique : « Vous voudriez la voir dans
une autre maison de couture ? Mieux vaut qu’elle soit
ici ! » Si ses confrères ou consœurs ont besoin de leur
paire de ciseaux pour créer une robe, lui a besoin de
Mitzah. Une image vivante. Un portrait, fixe et mouvant.
« Elle était sa danseuse, sa courtisane ! Le modèle incarné
de la séduction féminine, avec ses frous-frous, ses poses,
ses perles, ses points de vue sur tout et n’importe quoi »,
raconte Alexander Liberman.
C’est que Mitzah respire le passé et retrace la voie vers
les femmes que le créateur entend retrouver. Les femmes
de son enfance, celles dont il lui reste « le souvenir de
leurs parfums, parfums tenaces qui embaumaient l’ascen-
seur. Des emmitouflements de fourrures, des gestes à
la Boldini, des flammes de paradis et des colliers

374
Les robes sont heureuses

d’ambre… » Il y avait cette marquise, voisine à La


Muette, dont la fragrance entêtante dans la cage d’escalier
lui donnait « une émotion extraordinaire », au point de
l’évoquer souvent auprès de ses amis Henri Sauguet ou
Alice Chavannes.
De cette marquise, il se nourrit librement. De Mitzah
aussi, et de ses airs d’Odette, de Lantelme, de Deslys du
début du siècle, rara exotica « qui ont incarné un moment
de l’élégance qui leur vaut une certaine éternité », écrit-il
dans la préface du livre de Cecil Beaton (Cinquante ans
d’élégances et d’art de vivre), ajoutant, comme pour se justi-
fier, que la duchesse de Rutland, la propre mère de Lady
Diana Cooper, proposait pour modèle à ses filles
« l’éblouissante Cavalieri, ancienne cigarière ».
De l’une et l’autre, de la marquise comme de Mitzah, il
peut suivre et respirer les humeurs sans braver aucun
tabou, sans se heurter au « qu’en-dira-t-on » à l’égard d’un
homme de son âge en quête de la mère perdue. Car c’est
bien d’elle, sa mère, dont il s’agit. Comment en douter
lorsqu’on se souvient de son adoration de petit garçon
pour Madeleine, de son empressement à la conquérir sur
son terrain de prédilection, le jardin, de son bonheur à
l’accompagner chez sa couturière, de son plaisir à lui des-
siner bosquets et massifs de fleurs, de sa « manie de grif-
fonner le galbe indéfiniment répété d’une jambe de femme
à hauts talons sur ses cahiers d’écolier 1 ».
En ce sens, Mitzah est une aubaine pour Dior, véritable
muse tombée du ciel sans qu’il ait eu besoin d’aller la cher-
cher, de l’inventer, de l’imaginer, immortelle avec son nez
de reine égyptienne et ses bravades incessantes dont per-
sonne n’oserait ouvertement s’offusquer tant elles font
naturellement partie du personnage. Inutile pour l’un et
l’autre de se le dire, ils appartiennent au même univers :
celui d’un temps passé éblouissant de n’être plus sublime

1. Christian Dior et moi, op. cit., p. 191.

375
Christian Dior, un destin

parce que libéré de toute réalité. Dior ose, en créant ce


que Mitzah ose, en vivant : réinventer un hier révolu.
« Avez-vous un fleuriste attitré ? » demande un jour
Stanley Marcus à cette femme de toutes les audaces qu’il
entend remercier pour un service rendu. Et Mitzah Bri-
card de répondre : « Oui, Cartier ! »
À ces êtres-là, qui ont décidé une fois pour toutes que
le rêve était bien supérieur à la réalité, tout est permis.
Christian Dior, lui aussi, s’autorise tout. La mort de sa
mère, femme ambitieuse et hautaine, sensible aux apparats
bien plus qu’aux affects du cœur, lui a permis de s’appro-
prier son image, de la manière dont on refait si souvent la
vie en s’appuyant sur les réalités du présent plutôt que
sur la vérité du passé, avec ce que l’on est plutôt qu’avec
ce qui a été. Libre au créateur de lui donner tous les
visages d’une enfance idéalisée, paradis perdu à tout
jamais, carnaval permanent. Tout le reste ne compte plus,
disparu, effacé, enfoui, ne demeurent que le jardin des
merveilles, Granville éternellement en vacances, la lingerie
et ses odeurs de propre, des instants de tendresse volés à
une mère dont on ne veut plus savoir qu’elle en était telle-
ment avare.
Tour à tour censure puis source d’énergie à sa création,
Madeleine Dior surgit de chaque pli, de chaque pan
d’étoffe voulu par le créateur en mal de « temps perdu ».
Pourtant, si, entre ses robes et lui, le dialogue est intime,
familier, il ne leur parle pas comme à une mère, mais
plutôt comme à ses enfants. Le voilà qui se considère
comme « un père inquiet, fier, injuste, passionné et
tendre », angoissé à l’arrivée des premières toiles : « Quel
visage auront les enfants dont j’ai rêvé ? » Fantasme enfin
réalisé de l’adolescent qui échange les rôles et peut faire
la leçon à qui la lui a faite durant tant d’années. Matière
fascinante pour un psychanalyste que cette obsession des
robes dont on voit le couturier possédé : « Les robes
m’occupent, me préoccupent, me post-occupent […] Tout

376
Les robes sont heureuses

dans ma vie tourne en robes. » Un véritable roman


d’amour se déroule entre le créateur et ses créatures qui
deviennent dans sa débauche d’imagination créative des
robes-personnes.

De la femme-objet à la robe-personne

Bien plus que de simples vêtements, ses créations sont


de réelles œuvres de foi, elles ne disent pas seulement un
style ou un certain goût, elles portent en elles un idéal de
femme, et il leur donne la vocation de faire accoucher un
univers aimé et qui n’est plus. Le rôle qu’elles incarnent à
ses yeux est tel qu’il crée une relation passionnelle entre
elles et lui. Elles le poursuivent « jusqu’au cœur de la
nuit », les « veillées » de collection forment une « sara-
bande enfiévrée ». Tour à tour reconnaissantes ou cruelles,
ses créations sont bien des êtres vivants et ses robes évo-
luent comme des personnages de roman qui lui font tra-
verser tous les émois. Certains jours, il est « juge
implacable […] qui s’en veut de sa profonde injustice »,
lorsqu’il refuse d’écouter les supplications de telle ouvrière
venue plaider la cause d’un modèle, ou encore « père
dénaturé […] qui se laisse parfois attendrir » ; souvent
conquis aussi (« pas de doute, c’est elle […] on se sent en
complicité, on l’a toujours connue »). Ainsi se déroule un
véritable « roman de mes robes », comme il l’écrit, et son
cœur ne se trompe pas : « Eh bien ! les robes faites d’après
ces croquis-là font parler d’elles et sont des robes à
succès. »
Une terrible étape l’attend, pourtant, lors de leur
départ, « quand elles sont devenues des objets commer-
ciaux » qui passent et repassent entre les mains des ache-
teurs professionnels : « Pauvres robes, hier encore elles
bénéficiaient de toutes les sollicitudes, les voilà soudain
disputées, enlevées, froissées, palpées, piétinées ! […]

377
Christian Dior, un destin

Pendant ce carnage, je préfère ne pas entrer dans les


salons afin de m’épargner ce spectacle de “carreau du
Temple” qui me déchire autant que mes robes. » Instants
de bonheur, quand même : après la période des collec-
tions, alors qu’il rencontre çà et là ses modèles : « Comme
des amies chères, je les retrouve à un dîner, à un bal. »
Ou encore, lorsque, filles illégitimes, il croise dans la rue
certaines copies…
L’harmonie entre la femme et ses créations ne le touche
qu’en tant qu’elle fait naître une réminiscence et évoque
avant tout « son image » de la féminité. Rien d’étonnant
alors à ce que ses clientes se sentent, devant lui, désha-
billées, même s’il s’en défend (« je me contente de les
habiller autrement »). C’est que, sans pudeur aucune, son
regard scrute attentivement, intensément, la silhouette
qu’il recherche dans les émois de sa mémoire. Sa
démarche est avant tout celle d’un artiste, il ne veut pas
tant révéler la femme d’aujourd’hui que retrouver celle qui
n’est plus. La création du couturier, écrit-il, « s’apparente-
rait plutôt à l’expression poétique ».
Et ces poèmes sont toute son existence, ces robes-per-
sonnes résument sa vocation, ces « êtres » qui hantent ses
jours et ses nuits sont les seuls à lui apporter autant de
bien-être : « Ma vie, c’est justement la préparation d’une
collection avec ses tourments, ses bonheurs et ses dépits.
C’est tout ce qui ne se reproduira plus pendant la halte
qui va suivre et dont je sais que, malgré le délice des
vacances, elle me semblera interminable. Tandis que les
salons se vident, je pense aux robes. En ce moment, igno-
rantes de leurs lendemains, elles pendent sur leurs cintres,
abandonnées comme des parties gagnées. C’est mainte-
nant que j’aimerais m’asseoir devant elles, les regarder
toutes ensemble et leur dire “merci” ! »
Mais si Dior risque de dérouter par la richesse de ses
fantasmes, lui sait toujours très bien où il va. Qu’il se
prenne pour le père, l’amant ou le bourreau de ses robes,

378
Les robes sont heureuses

il n’en est pas moins persuadé, comme le Tout-Puissant,


que la création ne laisse rien au hasard. Ses robes et ses
tailleurs sont bel et bien des vêtements qui « tiennent
debout » et ne tombent jamais dans l’élucubration artis-
tique gratuite : « Il est possible que la couture constitue
un mode d’expression qui puisse, toutes proportions gar-
dées et si éphémère soit-elle, être comparé à l’architecture
ou à la peinture. Mais même si l’expression est le but ini-
tial et majeur, une collection ne peut être réussie que si
elle est ensuite bien coupée et bien cousue. »
Pour ce faire, il a constitué son équipe en y associant
toutes les fonctions nécessaires : le rêve, la technique,
l’organisation. Trois rôles bien différents pour chacune des
« fées » qui constituent la triade féminine sur laquelle il
s’appuie. Intervenant à la suite de Mitzah, Marguerite
Carré, fée ouvrière, est le maître d’œuvre qui contrôle les
fils de tension entre l’art et le vêtement. C’est elle qui,
toute perfectionnisme et amour du métier, possède la
science des lois de l’aplomb, du biais, du drapé, du jeté ;
la responsable des exploits qui sait répartir les charges de
travail entre les différents ateliers selon leurs compétences
respectives ; la sainte patronne des miracles grâce à
laquelle un décolleté a l’air d’une eau vive qui s’écoule
d’une vasque, cinq étages de volants donnent l’impression
d’un envol d’hirondelles, et un pli paraît se refermer sur
lui-même comme sous la pression d’un coup de fouet.
Fée administrative, Raymonde Zehnacker est la femme
de tête, le chef de cabinet de l’organisation. Gérer la fabri-
cation, les commandes de tissu, les fournitures indispen-
sables, les approvisionnements, consigner les ordres du
patron, les transmettre, assurer le suivi des opérations,
veiller à la communication entre les services, au bon
déroulement de la machine en temps et en heure, telles
sont les tâches qui lui incombent et, sans entrer dans le
détail, le système de gestion mis en place correspond à un
modèle de fiabilité. L’impression de force plantureuse que

379
Christian Dior, un destin

dégage Madame Raymonde, due à son ascendance alsa-


cienne, est alliée à une grande douceur dans ses yeux
bleus. C’est vrai aussi que son regard de sphinx la rend
insaisissable, mais sa bienveillance de ton, ses manières
aimables reflètent la courtoisie et le sens de la diplomatie
de son maître. Ce dernier la surnomme « ma petite étoile »
quand c’est l’affection qui parle, et « un second moi-
même », quand il veut signaler son importance. Car son
rôle est à la fois celui de saint Pierre gardant l’accès au
studio, le saint des saints, protégeant le maître contre les
importuns, ou au contraire facilitant les rendez-vous utiles
ou souhaitables, et celui de gardienne de l’agenda de son
patron. L’emploi du temps de tout homme puissant, et
Christian Dior l’est devenu, représente une affaire com-
plexe et délicate à gérer, car souvent à cheval entre partie
privée et publique. C’est là où tout le savoir-faire
d’une personne de confiance prend sa place. Madame
Zehnacker sait arranger les difficultés, garder les secrets,
aménager au besoin les apartés que le patron aime avoir
avec les jeunes garçons ou aspirants modélistes dont il a
remarqué le talent. C’est elle qui a le droit de le gronder
quand il fait des écarts dus à sa gourmandise. Tantôt elle
autorise, tantôt, au contraire, elle interdit de faire monter
au studio les sucreries dont le patron est friand, mais dont
l’abus nuit tant à sa santé. Par une cruauté du sort, la
fenêtre de Christian Dior donne, dans la rue François-Ier,
sur les vitrines tentatrices de l’excellent confiseur
Fouquet.
Le rôle de Raymonde Zehnacker s’étend officieusement
à celui de « ministre de l’Intérieur », détentrice comme elle
l’est de toutes les informations et menues histoires qui font
la vie quotidienne de l’avenue Montaigne et qu’elle décide
ou non de communiquer à son patron. L’atmosphère de
grande famille qui y règne dans ces années de croissance
rapide n’échappe pas aux conflits, d’autant que l’univers
d’une maison de couture est particulièrement propice aux

380
Les robes sont heureuses

intrigues. Madame Linzeler, qui supervise les essayages,


est perpétuellement en bisbille avec Mademoiselle Mar-
guerite. Mademoiselle Marguerite se plaint de
Madame Minassian qui a le don de lui demander les
choses au dernier moment. Madame Minassian ne sup-
porte pas Madame Hélène Levacher. Suzanne Luling
reste sur ses gardes mais n’en pense pas moins à propos
de Mrs Engel. Mrs Engel, de même, etc. Et la ronde
continue. Dior vogue savamment au milieu de toutes ces
personnalités merveilleuses et impossibles à la fois
(Madame Minassian, plus connue ensuite sous le nom
d’Yvonne de Peyerimhoff, est une ravissante femme
blonde et élégante que le patron a choisie pour l’accompa-
gner dans ses voyages à l’étranger, particulièrement aux
États-Unis dont elle parle parfaitement la langue). Et,
dans sa mansuétude divine, il a choisi de les traiter sur un
pied d’égalité en les appelant toutes également ses « ché-
ries ». Sous ce terme d’ailleurs, le créateur embrasse toutes
ses créatures, de la plus petite main à la cliente, aussitôt
prêt à le regretter lorsque lui reviennent aux oreilles de
grandes scènes de chamailleries, et alors le mot de
« femmes » lui remonte à la gorge : « Ah ! je ne sais pas
ce qu’elles ont aujourd’hui, mes femmes, elles sont épou-
vantables ! »

La répétition générale

Il est un jour particulier qui voit cesser toutes ces rivali-


tés et où le magistère de Christian Dior avenue Montaigne
se manifeste de façon éclatante : c’est le jour de la « répéti-
tion générale ». Dans le décor solennel du grand salon,
sous le lustre en cristal, les boiseries dorées des glaces et
des miroirs, le gris Trianon des murs, le couturier-roi
réunit son état-major pour une séance dotée d’un cérémo-
nial particulier qui pourrait évoquer celui d’une société

381
Christian Dior, un destin

secrète. Aucun carton d’invitation n’est délivré ce jour-là,


et, précaution supplémentaire : on drape les portes de
grands rideaux blancs qui font écran, comme pour mieux
éviter les fuites à l’intérieur même de la maison ou les
téléobjectifs des employés de Kodak juste en face !
Il faut dire que le spectacle qui s’inaugure est unique !
Une atmosphère recueillie, dans un silence habité de frois-
sements, de chuchotements et d’un léger piétinement de
chaises, mêle au mystère d’une chapelle celui d’une salle
de concert avant le lever de rideau. Deux rangées de fau-
teuils sont alignées. Au centre, celui de Christian Dior
est reconnaissable à une installation particulière : deux
pochettes de toile écrue sont suspendues de chaque côté
pour ranger gommes et crayons. Devant lui, un tabouret
portant deux longues liasses de papier et six crayons à
gomme gris aiguisés comme des flèches. Mais ce ne sont
là que de menus accessoires. La vraie curiosité est ailleurs.
Une caméra indiscrète, qui aurait pu se faufiler en ce lieu
à l’insu de tous, se serait, à coup sûr, arrêtée longuement
sur le siège, où repose un objet des plus intrigants : une
badine cerclée d’or.
S’agit-il donc d’une cour pieusement rassemblée qui
attend son monarque ? Qui remarque-t-on ? D’abord, ses
trois fidèles collaboratrices : Marguerite Carré, avec son
teint rose tenant du miracle et sa ronde énergie prête à
bondir, Mitzah Bricard, toute pimpante et qui s’est arran-
gée pour paraître plus subjugante encore que d’habitude,
Raymonde Zehnacker, le regard impénétrable, accompa-
gnée de ses grandes feuilles et de ses registres. On leur
prêterait volontiers ce jour-là, compte tenu du sérieux de
la mise en scène et connaissant surtout la fascination de
Dior pour les personnifications historiques, les figures de
Colbert, la Pompadour et Mazarin. En fait, c’est Henri
Sauguet, invité exceptionnel un jour de « répétition géné-
rale », qui nous met sur cette voie, étonné et ravi de sur-
prendre son vieil ami en flagrant délit de simulation d’un
cérémonial royal.

382
Les robes sont heureuses

S’ajoutant à ce triumvirat, le studio est réuni au grand


complet. Les assistants, frais comme de jeunes pousses
mais dont les visages varient selon les époques : parmi
eux, André Levasseur, Gaston Berthelot, Frédéric Castet,
présents depuis la fondation de la maison ; d’autres iront
plus loin, se frayant un chemin glorieux dans le sillage du
monarque : Yves Saint Laurent, entré dans la maison en
juin 1955, suivi de peu par Jean-Louis Scherrer. Sans
oublier Frontinette, Boutonnette, le beau Claude Licard,
chargé des tissus, et la petite Cendrillon, Anne-Marie
Muñoz, qui les plie dans le fond du studio (cette dernière,
nièce d’Henri Sauguet, se fait encore toute petite alors que
plus tard, chez Saint Laurent, elle occupera la place de
Madame Raymonde à la tête de son studio). Pour finir,
Pierre Perrotino, passé de fidèle ami chauffeur à la fonction
de garde du corps, avec son Leica. Seul photographe à
bord, il a le droit, ce jour-là, de se prendre pour André
Ostier ou Willi Maywald. Mais la liste ne s’arrête pas là.
C’est aussi jour de fête pour certains hauts membres de la
maison : Suzanne Luling est invitée, mais sans son paquet
de cigarettes ; Madame Linzeler, le marquis de Maussabré,
Hélène Levacher et Jean-Claude Donati, c’est-à-dire tout
le département des relations publiques, puis Roger Vivier
et le pétillant Michel Brodsky, émigré de la vieille Russie.
Et enfin, les derniers mais non les moindres, les deux direc-
teurs : Jacques Chastel et Jacques Rouët.
Autant de personnes que de chaises. Ou plutôt,
« chacun à sa place et une place pour chacun ». L’assem-
blée étant au complet, la noblesse qui s’en dégage permet-
tant de lire sur les visages qui composent la scène que nul
ne s’y sent ni plus petit ni plus grand que son voisin, sa
place dans ce décor procédant uniquement de la mission
qu’il lui incombe d’accomplir, c’est alors que le patron
entre.
Son entrée a quelque chose d’affectueux, de nullement
guindé. Il sourit, serre quelques mains, embrasse au

383
Christian Dior, un destin

passage une ou deux joues. Il a revêtu sa blouse blanche


par-dessus son costume. Il s’assied, sa badine cerclée d’or
à la main. Le spectacle peut commencer. Il est huit heures
du soir. Nul ne sait exactement quand il finira. Tard cer-
tainement, peut-être durera-t-il jusqu’à une ou deux
heures du matin.
Une voix annonce : « Monsieur, un modèle ! » Le man-
nequin apparaît, s’avance, fait un demi-tour avant de
s’immobiliser devant le fauteuil, Christian Dior déclare :
« Il faut un autre chapeau, beaucoup plus important, mais
lequel ? »
Placée à sa droite, Madame Bricard s’applique à lui
répondre de son mieux. Et, tandis que Madame Carré
attend son tour pour intervenir, Madame Zehnacker note
les indications relatives au modèle sur ses grandes fiches.
Pendant ce temps, André Levasseur griffonne un croquis
de la robe en question.
On passe à un autre modèle, toujours annoncé par
l’aboyeur en blouse de travail blanche : « Un modèle,
monsieur ! » Une autre voix, en écho, répond : « San
Francisco ! » Et un nouveau mannequin s’approche du
siège présidentiel. La badine s’agite en tous sens, indi-
quant, rectifiant, reconstruisant :
« Plus importante, la fleur ! […] Qu’est-ce que c’est
que cette petite chose que vous avez à la main ? Oui…
passez-la-moi… Ah ! non… Si. »
On plonge alors les mains dans les couleurs jetées pêle-
mêle comme sur un étalage de marché en Orient. On
s’approche des chariots achalandés d’une infinie variété
d’accessoires : plumes et fleurs, ceintures et gants, boutons
et bijoux variés, parapluies… Et le tout dans une ferveur
parfaitement maîtrisée qui pourrait être celle d’un cérémo-
nial ésotérique ayant pour objet de culte la célébration du
bon goût.
Parfois, le modèle ne plaît vraiment pas. Madame
Bricard se lève et le premier d’atelier, responsable de

384
Les robes sont heureuses

l’exécution, la rejoint aussitôt. Des épingles surgissent.


Une main se glisse sous le tissu. On remonte une épaule.
Le mannequin, pétrifié, se transforme en un personnage
de cire pour ne retrouver la vie que lorsque les mains
affairées s’en seront détachées. Un pas en arrière et le
sourire revient. Christian Dior approuve, mais il n’est pas
encore totalement satisfait : quelque chose détonne. Le
mannequin fait encore un tour. Christian Dior l’arrête, se
lève. C’est dans le noué du chemisier. Ses mains fourra-
gent dans la mousseline imprimée. Des mains pleines
d’agilité, de brusquerie et de sensualité. Des mains qui
savent ce qu’elles font. On dirait celles du jardinier offi-
ciant dans les plates-bandes fleuries de son potager.
Et la baguette reprend son manège. Certains modèles
n’ont besoin que d’une simple retouche : remonter la
taille ici, faire disparaître le pli là… Mais il y a aussi des
robes sacrifiées qui repartent dans les pleurs. Faute de
la magie du sceptre et de son pouvoir de résurrection,
Dior reprend son crayon. Marguerite Carré se penche
au-dessus de lui. C’est à elle qu’incombe la tâche lourde
et complexe de traduire les croquis initiaux du maître –
esquisses nerveuses, vives, impertinentes, si pleines de
vie parfois qu’elles se prêtent mal à l’imitation – en indi-
cations techniques, afin de guider les ateliers dans leur
travail. Son devoir sacré : que l’idée soit à tout prix
rendue. Sa question rituelle : « Vous ai-je bien exprimé,
monsieur ? demande-t-elle, pleine d’appréhension, dès
qu’un modèle apparaît au sortir de son premier essayage.
Quand un atelier n’a pas réussi à traduire son idée pre-
mière, sa réponse emprunte le même langage : « Votre
robe n’a pas l’expression que je désire ! »
Dans ces instants d’extrême intensité, où règne un silence
absolu, la tension est telle qu’on entendrait une mouche
voler. Chacun resserre son attention comme pour aider à
soutenir la concentration du maître. S’il interroge son aréo-
page, nul ne répond. On sait qu’il a seulement besoin de se

385
Christian Dior, un destin

reposer sur un auditoire. Et s’il fait chaud, nul n’oserait s’en


plaindre. « Cette expression a été rayée définitivement du
dictionnaire Dior », écrivit à ce propos Suzanne Luling. Et
les décrets continuent de tomber : « Marchez plus vite…
Asseyez-vous… N’ayez pas peur… Vous lui ajouterez un
parapluie noir… » Surviennent parfois des moments
d’extase. Ce sont alors des « Ah ! » d’émerveillement et des
« On ne peut pas être plus élégante ! »
« C’était l’oracle… On ne réussit pas une carrière
comme la sienne par hasard ou par fantaisie. Pourtant, la
robe, c’est de la fantaisie, eh bien cette fantaisie, il la vou-
lait à la Léonard de Vinci ! » précise Henri Sauguet.
Comment ne pas, en effet, être saisi par l’aspect sym-
bolique de cette scène ? À quelle règle obéit cet homme
de génie, ce « souverain d’une saison » qui exerce les
fonctions d’arbitre du « bel éphémère », siégeant en
majesté, tel un monarque, au milieu de son conseil ? Au
nom de quoi, muni de sa badine cerclée d’or, Dior en rex
omnipotens ou en deus creator décrète-t-il telle robe digne
d’entrer dans le monde, telle autre condamnée à dispa-
raître avant même d’avoir été baptisée ? Détenteur des
arcanes secrets du goût, il appelle la déférence comme la
générosité. Pleinement imbu, dans son rôle de couturier-
roi, de ses droits et de ses devoirs, il est celui qui gou-
verne, transmet son savoir, s’attache à maintenir une tra-
dition, accomplit l’impossible, coordonne, prophétise,
jauge et juge… Car la mode, qu’il dictera bientôt au
monde entier, c’est lui !
Tel le roi disant : « L’État, c’est moi », Dior ose signi-
fier : « La beauté et la grâce, c’est Paris. » Telle est son
ambition et sa haute idée de la haute couture, réinscrite
dans un rituel nécessaire et immuable. Ainsi est traduite,
pour ce Français amoureux du bel autrefois, sa volonté de
résurrection d’un état d’esprit qui se mire dans l’aura du
Grand Siècle où le couturier agit à la place du monarque

386
Les robes sont heureuses

pour réaffirmer la suprématie d’une civilisation dont le


grand œuvre est son art de vivre.
Et l’on se rend compte que ce cadre créatif, pourtant sur-
anné, dont Christian Dior couturier s’offre le luxe, apparaît
en parfaite cohérence avec la stratégie commerciale ambi-
tieuse que développe la maison Christian Dior sous le chapi-
teau de la griffe. La collection constitue la clé de voûte de
cet empire du beau qui se donne pour mission de diffuser
son atmosphère artistique urbi et orbi. Orbi, c’est le flambeau
qui évangélise tous ceux qui assistent dans la joie et l’émer-
veillement aux défilés qui font voyager les robes autour du
monde et portées par Victoire, Alla, France, Renée, Dovima,
Lisa Fonssagrives, Bettina, Denise, dont les noms sont deve-
nus familiers de Sydney à Montevideo. Urbi : la collection
sert de flamme pour animer et motiver les représentants de
la marque qui convergent régulièrement en pèlerinage vers
l’avenue Montaigne. Elle remplit pour l’entreprise la fonc-
tion de communication externe et interne. Cela grâce à la
magie qu’elle exerce, la magie d’une autre époque qui enve-
loppe le studio de l’avenue Montaigne et son créateur, l’aura
dont l’entoure un conseil tout à sa dévotion et les ateliers qui
lui sont voués corps et âme. Autant de fidèles collaborateurs
pour qui le nombre d’heures de travail nécessaires à l’accom-
plissement du « grand œuvre » ne compte pas et qui
semblent jouir de moyens sans limites. C’est donc en parfaite
harmonie que se conjuguent chez Christian Dior la vision
commerciale et ce schéma royal du créateur, mêlant autorité,
collégialité et extravagance, ce cadre qu’il s’est créé de toutes
pièces destiné à lui permettre d’atteindre un absolu :
« L’éphémère de la mode rejoint l’éternel de l’art », déclare
Cecil Beaton.

Le couturier et son sacerdoce

Que Dior affirme : « Avoir du goût, c’est avoir le


sien ! » n’empêche pas la haute couture d’être une œuvre

387
Christian Dior, un destin

collective. Dior parle toujours avec respect et émotion des


ateliers, des petites mains, de la valeur spirituelle que
représente le travail artisanal : « Les doigts qui courent
sur les toiles, les doigts qui se piquent à l’aiguille ou
hésitent sur une couture, les doigts qui bâtissent la mode
de demain […] », « cette main de l’homme dont la valeur
est irremplaçable car elle donne à tout ce qu’elle crée ce
qu’aucune machine ne saurait apporter : la poésie de la
vie ». Elle est « refuge de l’humain, refuge de l’inimitable,
refuge de l’âme », ce qui lui donne le « caractère unique
et insolite d’un objet d’art ».
Et songer que tout cet art est au service de la création
de deux mille cinq cents pièces par an ! Les bons modèles
sont répétés une soixantaine de fois, un modèle a été
vendu deux cent quatre-vingt-quatre fois, la maison ne
compte que cinq cents clientes à Paris : chiffres communi-
qués par Jacques Rouët, précisant que le temps moyen
de travail passé sur une robe est de quatre-vingts heures.
À l’instar de la répétition générale, différentes phases
se succèdent guidant le couturier et son équipe tout au
long d’un processus qui occupe pleinement six mois. De
la période de maturation nécessaire à l’inspiration jusqu’à
son interaction avec le savoir-faire des ateliers, une série
de métamorphoses finissent par « produire » la robe :
ultime expression inscrivant la mode et ses officiants dans
une liturgie du temps dont Dior décrit minutieusement les
étapes comme autant de « passages obligés ». Une scène
d’une gravité particulière se situe au cœur de ce calen-
drier : le moment où le couturier se retire à la campagne
durant une quinzaine de jours pour dessiner ses croquis.
Voyage à l’écart du monde auquel Dior n’invite à
l’accompagner que quelques-uns de ses collaborateurs les
plus proches, tels Gaston Berthelot, André Levasseur, ou
Frédéric Castet. Raymonde Zehnacker fait partie de
l’entourage. Durant les premiers jours, chacun dessine de
son côté, Dior s’adonne à la « folie du griffonnage » en

388
Les robes sont heureuses

remplissant ses carnets de « petites gravures ». Pour le


moment, des hiéroglyphes indéchiffrables, des dessins qui
baignent dans un fourmillement de lignes en apparence
informes, des images qui se fixent dans un apparent
désordre. De proche en proche, l’idée mûrit. Et arrive
l’instant décisif que l’entourage connaît bien. Le fameux
soir où le maître dit à ses disciples ces paroles qui, par ce
qu’elles annoncent, ont revêtu le caractère d’une formule
quasi solennelle : « Demain, vous ne me verrez pas… »
Cette retraite dure en général trois jours durant lesquels
Dior ne sortira plus de sa chambre. On lui fait monter
des plateaux pour se nourrir. Il ne se rase même plus :
« Mais on sait que, dans trois ou quatre jours, la collection
sera pondue », raconte Frédéric Castet. Quand Dior a ter-
miné, submergé par les croquis, il sort de sa chambre.
Rituel immuable : Madame Zehnacker, la première,
pénètre dans la pièce. Le sol est jonché d’esquisses, un
amas indescriptible de croquis plus ou moins aboutis brûle
encore de la frénésie de la création. Tandis qu’elle ramasse
et classe soigneusement les dessins, Dior rassasie une faim
féroce oubliée dans le feu de ces trois derniers jours et
rejoint avec impatience ses assistants, dont il est curieux
de découvrir ce qu’ils ont « pondu » de leur côté.
À quel but répond cette phrase de réclusion frénétique
dans la solitude de sa chambre ? Dior s’en explique :
« Tout à coup, tel un éclair, un croquis donne un choc. »
De l’émoi qui le saisit devant la robe qui surgit tout à
coup : « C’est elle, il n’y a pas de doute. La voilà. » La
révélation s’illumine, c’est bien la silhouette de la nouvelle
femme qui est apparue. Alors les idées s’enchaînent, un
croquis plus suggestif que les autres appelant toute une
série de nouveaux dessins… Le déclic qui s’est produit
s’éclaire, ainsi que la longue gestation qui l’a précédé.
Artiste travaillant sur le « temps », nul ne s’étonnera de
reconnaître une analogie avec l’écrivain qui s’enferme
dans sa chambre et se réveille avec toute la « recherche »

389
Christian Dior, un destin

dans sa tête, quoique Dior se soit bien gardé de faire


aucune référence en la matière. Mais c’est ce qu’il veut
signifier en disant que « la couture s’apparente à l’expres-
sion poétique ». Les « robes-personnes » qui vont naître
au fil des prochaines étapes ne se confondront jamais avec
une mode rétro, simple clin d’œil au passé.
La période suivante qui s’instaure va de la sacro-sainte
sélection des croquis (pures expressions d’une tendance),
jusqu’à la cérémonie tant redoutée de la présentation des
premières toiles confiées aux différents ateliers. Les
modèles entrent alors dans le mécanisme de la fabrica-
tion ; vient ensuite le rite singulier des premiers essayages
où chacune des robes, criblée d’épingles et striée de « bol-
ducs », repart, méconnaissable, dans les ateliers. Arrive
enfin le jour de la première répétition, dans l’ampleur du
grand salon, afin que le cérémonial d’entrée des quelques
mannequins qui présentent les « robes phares » de la col-
lection s’en voie renforcé. Au cours d’une nouvelle séance
de travail, toutes les toiles méritant de « faire modèle »
sont enregistrées, mises en fiches et baptisées : « Amou-
reuse », « Pompon », « Bal bleu », « Aventure », etc. La
sélection des cent soixante-quinze à deux cents modèles
est le lieu d’une équation savante entre variété suffisante
et harmonie générale, entre tous les types de femmes de
tous les pays, entre les modèles de vente et les modèles
spectaculaires – que Dior a surnommés les « Trafalgar » –,
entre ce qui plaira à coup sûr et la chance à donner à
des hirondelles, qui feront – qui sait ? – le printemps la
prochaine saison. Dans toutes les collections, il y a une
robe rouge, couleur fétiche du couturier, et beaucoup de
noir parce que « la violence d’accent du noir en fait la
couleur la plus élégante ».
Puis, de répétitions en essayages, de jours fastes en
jours noirs, survient le moment de non-retour : la répéti-
tion générale. Ni les retards, ni les regrets, ni les pleurs
n’y feront. Car c’est l’instant fatal où le créateur, sans pitié,

390
Les robes sont heureuses

rend son jugement dernier : « Je ne peux me sentir satis-


fait que si je n’ai accepté aucun compromis », explique-
t-il. Malgré tout, il se laisse parfois fléchir. Comme lors de
ces apparitions de dernière minute, de robes miraculées,
sauvées juste à temps : « les robes de la dernière heure ».
Impressionnantes, ces scènes de « recours en grâce », où
une première se jette presque aux pieds du maître et
l’implore : « Laissez-moi cette robe, je la sauverai ! »
Scènes qui font souvent l’objet d’un débat douloureux et
durent jusqu’au lever de rideau.

La collection spectacle

C’est une gageure que de tenir en haleine des specta-


teurs pendant près de deux heures autour d’un sujet sans
personnages et sans intrigue en comptant uniquement sur
le plaisir des yeux. Éblouissants, le jour venu, les numéros
se succèdent, les mannequins qui défilent n’annoncent pas
uniquement la ligne de la nouvelle saison mais frappées
par la baguette magique de l’enchanteur, les robes forment
un cortège brillant, chaque modèle évoque un univers
vibrant de résonances : hommage à la danse, « Bal véni-
tien », à la musique « Allegro », au théâtre « Gavroche »
sur des thèmes qui varient à l’infini.
La veille au soir, le suspense a déjà été levé pour
quelques happy few, une poignée d’intimes invités par le
couturier à venir lui tenir compagnie dans le studio, tandis
que les dernières robes passent en revue. Il a besoin de se
sentir entouré, il a besoin de chaleur et d’amitié avant de
livrer « sa bataille ». Alexandre Liberman le sait : « La
collection pour Dior, c’était sa grande représentation. »
Ces amis sont assis la veille au soir sur des tabourets et
chaises ajoutés dans le studio, croquant quelques sand-
wiches avec un verre de vin rouge en regardant arriver
des robes brodées encore en morceaux, au milieu d’un

391
Christian Dior, un destin

mannequin qui défaille, d’une première saisie d’une crise


de nerfs, et ces mêmes amis seront le lendemain assis à
l’étroit sur les marches de l’escalier avenue Montaigne
tant les places sont chères pour le défilé. Nul ne voudrait
manquer cet événement : la collection de Dior ! Hélène
Rochas n’échangerait pas sa place : « La collection de
Dior était l’événement attendu, du même ordre qu’une
première d’opéra, ou la représentation d’un orchestre fan-
tastique. » Opinion que partage la baronne Liliane de
Rothschild : « Ce spectacle qui nous laissait émerveillés. »
Un spectacle qui ravit aussi la jeune débutante, Jacque-
line de Beaumont (qui prendra le nom Ribes lors de son
mariage avec le vicomte Édouard de Ribes) : « On se sen-
tait transportés comme dans un voyage à travers le temps
avec toutes ces robes aux noms magiques. »
Caché derrière son rideau, Dior guette les applaudisse-
ments : « Numéro quatorze, “Écosse”, number fourteen »,
annonce-t-on dans les salons tandis qu’en écho une voix
chuchote dans les coulisses : « Oh ! oui, monsieur, ça
plaît ! – Oui, ils marchent ! – Est-ce que ça plaît autant
que la dernière fois ? – Il me semble que c’est plus
chaud ! » Dior, l’homme de théâtre, tapi dans l’ombre, s’en
remet à son « applaudimètre » : Raymonde Zehnacker,
seule susceptible de lui donner un avis fiable, celle qui
« connaît son salon par cœur », capable de lui rapporter
« les yeux fermés » les effets de son spectacle tandis qu’il
fait sortir prestement de la cabine ses robes pour les lancer
à l’assaut des salons comme des dominos du bal.
Les thèmes des collections de Christian Dior livrent, si
on les écoute tout en les regardant, son monde secret, ses
sources d’inspiration, qui ne sont pas uniquement une
suite de pavanes pour la beauté qui passe. D’autres noms
de modèles, « Tours de cartes », « Mots croisés », « Bonne
étoile », « Horoscope », « Cartomancienne », « Réussites »,
nous mettent sur la voie de l’autre Christian Dior : le
joueur, l’homme des paris, mais l’homme qui tremble et

392
Les robes sont heureuses

qui a besoin sans cesse de consulter son astrologue, et


d’autant plus que son étoile brille très haut. De saison en
saison, de succès en succès, de sommet en sommet, il joue
et rejoue, et, plus il gagne, moins il a le droit de perdre.
C’est que Christian Dior désormais représente des mil-
lions et des millions de dollars et que le rayonnement de
la griffe ne pourrait s’accommoder de l’échec d’une collec-
tion. Ce spectacle, par ailleurs, ne fait pas que des heureux
et il agaçait prodigieusement les autres couturiers, comme
en témoigne Hélène Rochas, car c’était pour eux une
nécessité de suivre le luxe instauré par Dior.

La ligne artificielle

On croit toujours connaître ses amis, et Alice Cha-


vannes, qui aime Dior comme un frère, avait toutes les
raisons de se sentir à l’abri de lui faire de la peine. Et
pourtant, bien malgré elle, la rédactrice de mode a réussi
à le vexer en lui racontant ce qu’elle pensait de la collec-
tion de Balenciaga : « J’ai reçu un choc, dit-elle, c’était
tellement beau ! » La mine de Dior aussitôt de se renfro-
gner : « Un choc, vraiment ? Vous avez eu un choc ? » Eh
oui, celle-ci n’aurait pu soupçonner pareille réaction de la
part d’un homme aussi généreux vis-à-vis du talent des
autres et dont la réussite en outre n’a plus rien à envier à
personne. « J’ai compris ce jour-là que j’avais fait une
gaffe : même si Dior admirait beaucoup Balenciaga, il fal-
lait que ce soit lui, le premier ! » Dior n’en est pas moins,
comme tous, esclave du succès.
Or, c’est bien la raison pour laquelle son règne a un peu
les allures de celui de Louis XIV, avec le besoin de briller,
d’étonner, d’éblouir et un certain côté lourd et pompier
parfois dans ses robes du soir, ses robes à danser, ses robes
pour rêver qui transportent le public dans un passé
recomposé. Et, traduisant le même besoin de frapper, le

393
Christian Dior, un destin

règne de Dior, c’est aussi la fameuse dictature des ourlets,


et une affaire de carrures, de longueurs, de silhouettes, de
lignes qui chantent chaque saison et dont l’impact est tout
à fait spectaculaire. Peaufinant le New Look, Dior sculpte
inlassablement la silhouette : « La robe est une architec-
ture éphémère destinée à exalter les proportions du corps
féminin. » La définition est merveilleuse, mais n’engage-
t-elle pas le couturier dans l’engrenage du renouvellement
constant ? Créateur enragé, il engendre dès le départ deux
lignes dans une même collection. Ligne « Zigzag », qui
donne à la silhouette la hardiesse nerveuse d’une esquisse
et ligne « Envol », avec ses jupes qui plongent vers
l’arrière, donnant une impression d’envol à la démarche
au printemps 1948, et ligne « Ailée », mettant l’accent sur
l’aspect juvénile et la désinvolture, puis la ligne
« Cyclone », offrant une nouvelle ampleur pour les robes
de bal, à la saison d’hiver. Un précédent qui force à conti-
nuer. Et ainsi de suite, de saison en saison, les lignes se
succèdent, « Trompe-l’œil », « Milieu de siècle », « Verti-
cale », « Oblique », « Enlacée » et « Muguet », « Ovale »,
« Longue », « Profilée », « Tulipe »…
Les noms des lignes frappent comme des slogans.
Autant de coups de théâtre que le public attend. Autant
de commentaires qui occupent la une des journaux. Dior
a bien compris qu’avec le New Look la mode fait partie
des news au même titre que le sport, le spectacle ou la
politique. Il n’est pas question de lâcher le terrain. C’est
Dior lui-même qui rédige les programmes imprimés que
les rédactrices de mode trouveront sur leur chaise en
venant prendre place au défilé, résumant les directives de
la mode nouvelle. Le compte rendu de presse indique non
seulement les caractéristiques de la tendance, mais jus-
qu’aux accessoires : chapeaux, parapluies, sacs, chaus-
sures, et, ainsi munie de toutes ses pièces d’identité, la
robe, dotée de son nom, de son année de naissance (collec-
tion automne-hiver 1948), de sa famille d’appartenance (la

394
Les robes sont heureuses

ligne « Zigzag »), est définitivement prête à affronter le


monde. Pour les acheteurs, on la dotera en plus d’une
fiche technique, comme une véritable « carte de travail »
décrivant toutes ses modalités d’exploitation.
Le couturier se défend fermement contre toutes les
accusations de « manipulation » qui se focalisent sur la
variation de hauteur des ourlets : « La hauteur du sol à la
jupe ne veut rien dire en soi. […] La longueur des jupes
est seulement une conséquence de la ligne générale que
j’ai créée. » Néanmoins, les changements n’apportent-ils
pas autant de tracasseries que de nouveautés ? Ainsi le
prétendent les producteurs de Hollywood, comme on l’a
vu, obligés de spéculer à l’avance sur la longueur des
robes au moment de la sortie du film. À force de vouloir
frapper, la mode ne tourne-t-elle pas au procédé ?
À l’occasion de la présentation de la collection printemps-
été 1950, les argumentaires de presse de Dior passent à
quatre pages pour tenter de répondre d’avance aux ana-
lyses et aux dépeçages non seulement de la critique mais
des acheteurs internationaux. La production de la maison
Dior représente invariablement à elle seule la moitié ou
plus des exportations de la couture parisienne. Or, quand
les chiffres parlent, c’est lui le créateur qui se trouve dans
la ligne de mire de cette énorme machine. Un âge d’or où
la haute couture, de par la grâce du New Look, décide de
la mode qui se déclinera ensuite dans la rue. Dior se voit
donc condamné à conquérir tous les publics à la fois. Et
là réside le dilemme dans lequel le couturier s’est peut-
être un peu trop inconsidérément enfermé. La mode a
besoin de spectacle, or, rien ne la démode plus vite juste-
ment que le spectacle !
Chacun sait pourtant où penche son cœur. Son travail
d’épuration de la ligne, la ligne « Longue » de l’automne-
hiver 1951, est l’une des collections préférées de Christian
Dior, apportant à son point de perfection la petite robe en
flanelle grise, qui constitue un des basiques indémodables

395
Christian Dior, un destin

– avec la robe en lainage noir – de toutes les collections,


qui moule le corps de la femme comme le fuselage d’une
carrosserie automobile. Les tailleurs du soir reprennent le
même archétype de la « seconde peau ». Car il n’y a pas
que des pièces montées dans les numéros de séduction de
Christian Dior. Des centaines de nouveaux raffinements
viennent ravir les femmes. C’est lui qui a inventé la robe
de crépuscule, mi-longue, mi-nue, le tailleur de cocktail
en flanelle tennis qui se porte au-dessus d’un haut décol-
leté, la pelisse multiple comportant plusieurs housses amo-
vibles sur fond de vison.
Toutes choses qui font la joie de son public parisien,
son public préféré, « ce terrible et merveilleux public », si
fervent qu’il fait dire à Dior : « L’air de Paris est vraiment
celui de la mode. » À cet égard, Dior se sent comblé.
Jamais les défilés de sa maison de couture de New York
ne lui procurent le même plaisir. Certes, il ne peut pas
se plaindre de l’assistance qui fréquente ses salons sur la
5e Avenue, mais il ressent une différence de sensibilité
infranchissable avec les États-Unis, cependant la mère
patrie de son succès !
Ce que Dior regrette, malgré les journaux qui
l’encensent, ce sont toutes les nuances qui manquent dans
la ferveur des applaudissements. À Paris, aux murmures
d’admiration qui s’entendent comme des notes de
musique, on devine que les gens savent s’extasier devant
l’ampleur d’une jupe qui laisse toute sa minceur à la taille,
se pâmer devant la prouesse technique extraordinaire qui
réside dans la coupe des plis en dessous… Et le fameux
pli Dior ! Comment éviter le côté disgracieux de la fente
d’une jupe s’ouvrant sur le mollet et qui risque de casser
la ligne ? Les jupes de tailleur Dior sont montées sur un
fourreau de taffetas bordé d’une large bande du même
tissu que la jupe. On chérit ce petit perfectionnement,
grâce auquel la fente s’ouvre sur une autre jupe. On sait
ce qu’il en coûte, cela double le nombre d’heures de travail

396
Les robes sont heureuses

pour y parvenir. Or, on vénère cela par-dessus tout : la


chose qui ne se voit pas, le fin du fin, le grand art !
Mais celui que Time Magazine a surnommé « King
Barnum of fashion 1 » sait qu’il faut de plus grosses ficelles
pour tenir un public américain en haleine. De l’autre côté
de l’Atlantique, les moyens sont à l’échelle, la collection
défile devant deux mille personnes, « méga-shows » occu-
pant la mezzanine des grands magasins, orchestrés simul-
tanément par une couverture de presse adaptée à un
marché de cent quatre-vingts millions d’âmes. La nouvelle
annonce d’un raccourcissement de quelques centimètres
de la jupe fait sursauter la 7e Avenue comme la chute
d’un indicateur boursier. Comment préserver à Paris la
collection de couture comme la fleur parfumée d’une
culture hiérarchisée, et en faire vis-à-vis de l’étranger la
locomotive d’un système de communication intégré ?
Toute la question est là.
Si bien que, en pratiquant le coup de théâtre chaque
saison, Dior est le premier à démoder sa mode. Et finale-
ment vient le jour où, après avoir réussi avec brio à se
renouveler à l’intérieur du style qui l’a rendu célèbre, la sil-
houette s’adoucissant progressivement, pour arriver à
l’apothéose de la ligne « Tulipe », en 1953, tout en rondeur,
Dior ayant fini par broder toutes les variations possibles
autour de la femme corolle, le New Look n’est plus. Et,
comme il est aussi le premier à l’avoir senti, fidèle à son
audace – mais sans doute n’avait-il pas le choix –, il enterre
donc sans pleurs sa femme-fleur !
« Sept ans de New Look s’écroulèrent en trois heures
sous les yeux d’une assemblée pétrifiée, écrit Françoise
Giroud, pour faire place à la femme haricot vert. Pour un
changement c’en était un ! Et c’était le moment. » Comme
à la précédente révolution, la surnommée « garde fran-
çaise », c’est-à-dire Carmel Snow, est témoin de l’événe-
ment, qui a lieu, donc, lors de la sortie de la collection
1. 3 mars 1957.

397
Christian Dior, un destin

automne-hiver 1954-1955. Baptisant la nouvelle mode


« flat look », épithète moins flatteuse que son précédent,
ses démonstrations en sa faveur n’ont pas non plus
l’impact de 1947. Tollé aux États-Unis. Marilyn Monroe,
on la comprend – la ligne haricot vert n’est vraiment pas
son genre –, se déclare offensée ! De son vrai nom de
baptême « ligne H », la nouvelle silhouette, privée de poi-
trine, d’épaules et de hanches, arbore un corps fuselé de
femme adolescente qui lui donne une allure suprêmement
élégante et distinguée. « C’en était bien fini du buste
pigeonnant, de la taille moulée, de la hanche cambrée, ces
arguments rustiques pour plaire à des hommes sans
détour, écrit Françoise Giroud. La mode avait retrouvé
des voies plus subtiles pour rendre les femmes désirables.
Les cartes du grand jeu éternel de la séduction étaient à
nouveau battues. » La même réaction se remarque chez
Fath, chez Balmain, et dans les collections des autres cou-
turiers, mais, chez Dior, elle est incontestable. En cet âge
d’or où la haute couture régnait encore, seul le monarque
pouvait rendre les clés de la Bastille.
Toutefois, le coup de dés n’entraîne pas le même phéno-
mène d’impact que le New Look. Les temps de guerre et de
pénurie sont passés, l’humeur collective est à la diversité, et
les protestations dans la presse ne sont pas le prélude,
comme en 1947, à un retournement fulgurant de la vague.
La ligne ne fait pas scandale, elle est simplement contestée,
déformée, chahutée. Dior, beau perdant, en prend son
parti : « Il vaut mieux être esquinté sur trois colonnes à la
une que félicité en deux lignes à l’intérieur. » Du moins les
ventes n’en ont pas pâti, la ligne A qui succède à l’été 1955
fait le hit-parade des exportations vers l’Amérique.
La cassure cependant s’est produite dans l’absolutisme.
Non seulement un soupir de soulagement s’exprime dans
l’air devant l’extinction du New Look – la mode n’aime
pas aussi longtemps se sentir dictée –, mais l’idée du pra-
tique a fait son entrée chez Dior, permettant aux femmes

398
Les robes sont heureuses

d’« avoir l’élégance appropriée du matin au soir sans ren-


trer chez elles se changer ». Les lignes « A », « Y »,
« Flèche », « Aimant », succédant à la ligne « H », conti-
nuent de tracer une silhouette basée sur la longueur et
l’amincissement du buste.
Et, surtout, l’événement qui marque, depuis l’année
précédente, est la réouverture de Chanel. On peut dire
qu’elle n’a jamais vraiment quitté la scène, car son goût
est une norme. Chanel, vraiment l’anti-Dior, celle qui se
passe de nommer ses modèles, qui numérote ses parfums,
et qui, sans états d’âme, a pris un costume d’homme, l’a
adapté une fois pour toutes et l’accessoirise à l’infini de
faux bijoux, invente la tenue qu’une femme peut porter
pour travailler et aller dîner au restaurant, déclarant,
péremptoire : « Les femmes sont toujours trop habillées
ou pas assez élégantes. » Exaspérée par ces puissances
masculines, « qui n’habillent plus les femmes mais les
tapissent » : le message vise Dior et elle arrive à son heure
pour les réveiller à leur conscience.

Et Mademoiselle Chanel arriva

Si son premier défilé en 1953 a été accueilli froidement


– l’ombre de Dior pesait encore –, on comprend la hâte
avec laquelle, la saison suivante, Hélène Lazareff, la
puissante directrice de Elle, lasse de servir les volontés
du couturier et maître, s’empresse de tirer Mademoiselle
du purgatoire et de lui faire un triomphe. Quelle aubaine
pour les lectrices citoyennes, salariées, indépendantes, que
cet emblème de la femme sûre d’elle-même, avec son pull
noir et ses faux bijoux, sans temps à perdre, qui s’habille
sans se raconter d’histoires, dont le tailleur témoigne sans
crainte du temps qui passe : « Chanel, témoigne Edmonde
Charles-Roux, c’est la revanche d’Hélène Lazareff l’émi-
grée, la Parisienne des faubourgs, contre Dior, le grand

399
Christian Dior, un destin

bourgeois, cosmopolite et aristocrate ! » Et c’est aussi la


revanche de la presse sur ce couturier dictateur.
Diviser les jours en heures et les heures en tenues diffé-
rentes dès lors recule dans le passé comme un reliquat de
l’étiquette royale. Le magazine Marie Claire, qui commence
justement sa vie en 1954, va pendant des années
apprendre aux femmes à se poser des questions et leur
montrer ce qui leur manque : affirmer leurs idées. « Les
femmes croient devoir être telles que les autres les
veulent », dira bientôt Ménie Grégoire. Trop délicate et
fragile pour durer, elle s’est définitivement froissée comme
son papier de soie, la femme qui s’offre en cadeau aux
désirs de son mari. Celle qui apparaît à sa suite sait préci-
sément ce qu’elle veut : débutante comme Sophia Loren
ou pulpeuse comme Martine Carol, nature comme Brigitte
Bardot ou insolite comme Marilyn Monroe, style ballerine
comme Audrey Hepburn ou « best-seller » à dix-neuf ans
comme Françoise Sagan, magnifique de caractère comme
Anna Magnani, ou leader de génération comme Simone
de Beauvoir… Son roman raconte des filles et des garçons
noctambules à la recherche d’une nouvelle raison de vivre,
et il faut bien dire que la famille du Café de Flore n’avait
rallié le New Look que faute de mieux. Elle attend la
« nouvelle vague » pour trouver son heure.
La femme « Dior » n’est donc plus seule au monde et
son créateur se voit rattrapé par ses confrères. Il a suffi
de quelques années à Jacques Fath pour opérer sa muta-
tion, du couturier à paillettes à l’homme d’affaires, décou-
vrant sur les traces de Dior à la fois le marché américain
et l’ambition d’habiller d’autres femmes que les privilé-
giées. Sous sa griffe « Fath Université », il a lancé une
ligne jeune, jupes de sport, de cocktail et du soir vendues
dans les boutiques et les grands magasins, étendant son
expérience américaine qui l’a vu créer deux ans de suite
des modèles reproduits à cent mille exemplaires. Envol
donc, du « prêt-à-porter », cette petite sœur encore mal

400
Les robes sont heureuses

appréciée de la haute couture, mais qui amorce en paral-


lèle son irrésistible conquête, et se dégage de la confection
ordinaire pour évoquer la vie moderne, jeune et dyna-
mique. Le mot, inconnu en 1950, fera définitivement
partie du vocabulaire en 1960, au même titre que le nylon,
la pointe Bic, le mixer, les potages en sachet, les tissus
indéfroissables, les boîtes en plastique, la 4 CV et le week-
end.

Dior et les photographes

La maison Christian Dior n’a rien à craindre dans ce


tohu-bohu entre deux époques étant donné l’énorme
avance qu’elle a prise sur ses concurrents. Sa notoriété est
telle qu’il suffit de dire à un taxi : « Chez Dior, s’il vous
plaît » et il vous y conduit aveuglément comme s’il s’agis-
sait d’aller à la tour Eiffel. Christian Dior indique lui-
même dans ses Mémoires que la fréquentation des salons
Haute Couture atteint cinquante mille visiteurs par an
(vingt-cinq mille par saison) 1. Les parutions dans la
presse ne se comptent plus. L’objectif du photographe
s’empare des modèles et prolonge l’aura Dior dans les
magazines. La première génération à avoir été inspirée,
dès le New Look, par le style du couturier compte
Richard Avedon, Horst P. Horst, Willy Maywald, Cecil
Beaton, Irving Penn, Erwin Blumenfeld, Henry Clarke.
Avedon excelle dans le genre, réussissant à projeter une
vision emblématique de la femme selon Christian Dior
tout en étant capable, à l’inverse, d’inspirer le couturier.
« Dans le numéro du Harper’s Bazaar d’avril 1954, une
photo retient toute l’attention de Christian Dior. Cette
image est le portrait de Marella Agnelli par Richard
Avedon. Elle pose, hiératique, le corps de profil, mais la

1. Christian Dior et moi, op. cit., p. 169.

401
Christian Dior, un destin

tête tournée vers l’objectif, qu’elle fixe de son regard noir.


Le couturier est interpellé par cette beauté mystérieuse au
buste amenuisé, à la poitrine effacée. Dior, qui commence
alors à réfléchir à sa prochaine collection, vient de trouver
son inspiration ! Cette photo lui souffle sa toute prochaine
ligne, la ligne H – la plus commentée et la plus critiquée
depuis le New Look. […]
Si le photographe a inspiré au couturier l’une de ses
lignes les plus emblématiques, c’est une robe de Dior qui,
un an plus tard, apparaîtra au centre de l’une des images
les plus célèbres d’Avedon : Dovima et les éléphants. »
Cet épisode est raconté par Jérôme Gautier, historien
de la photographie de mode, dans son livre, Dior, New
Looks (Thames & Hudson, 2015). On apprend que le pho-
tographe et son modèle avaient sillonné Paris, au cœur de
l’été 1955, à la recherche d’un lieu inattendu, surprenant,
du « jamais vu ». Richard Avedon entraîne, en fin de
compte, son modèle au Cirque d’Hiver et demande à voir
les éléphants des frères Bouglione : « Je sus que je tenais
la photo de mes rêves ! » s’exclame-t-il. Après quelques
pourparlers, voilà Dovima, moulée dans une robe four-
reau du soir en velours noir et décolleté profond, agré-
mentée d’un pan de satin blanc, noué au-dessus de la
taille. Le photographe tire une première image : Dovima
entourée des quatre éléphants qui lèvent la patte sous les
ordres de leur dresseur, tandis qu’elle accompagne dans
un geste d’une harmonie parfaite, les mouvements de
trompe des éléphants face à la chambre photographique
d’Avedon, qui exulte : « Ne bouge plus ! » Deuxième
image : on voit Dovima solennelle, étirant son long cou
de cygne, posant délicatement sa main droite sur la
trompe de l’éléphante Frida et tendant la gauche vers l’élé-
phante Marie, formant ainsi un Y triomphant – la lettre
Y est le nom de la nouvelle ligne imaginée par Christian
Dior pour l’hiver 1955.

402
Les robes sont heureuses

Les deux images paraissent dans le Harper’s Bazaar de


septembre 1955 et Dovima et les éléphants vont faire date à
plus d’un titre. C’est d’abord un anniversaire pour Chris-
tian Dior avec ce magazine qui l’avait porté aux nues en
1947. Or, avec la ligne H, la plus critiquée mais aussi,
la plus commentée, depuis les lignes Corolle et en-Huit
annonciatrices du New Look, Dior remet son titre en jeu.
Il a effacé la poitrine et créé son antithèse avec cette ligne
surnommée « haricot vert » qui provoque des tollés chez
les actrices américaines. Carmel Snow, au contraire, le
félicite de cette évolution, laquelle n’eut tout de même pas
le même éclat que le New Look : « Avec audace et style,
il avait créé une femme à la silhouette mince, élégante et
aérienne, rappelant les beautés de la renaissance italienne
avec leurs postures souples et penchées. […] »
Dior est enchanté quand il découvre la photo, Dovima
et les éléphants : « Quelque chose que j’avais mis incon-
sciemment, et qui s’était perdu en cours d’exécution,
émerge miraculeusement face à l’objectif du photographe,
au hasard d’une outrance de l’attitude ou d’un éclairage
inattendu. »
La mode est donc une expression du temps : « le miroir
qui la lui montre ne peut être que celui de la vérité. En
étant naturel et sincère, les révolutions se font sans qu’on
les ait cherchées » : ainsi s’exprime Christian Dior, et la
ligne H se trouve en concordance avec le retour de
Gabrielle Chanel, accompagnée de ses tailleurs masculin-
féminin qui épousent la simplicité et la jeunesse d’un corps
de petit garçon.
Dovima et les éléphants ont trôné ensuite pendant vingt-
cinq ans dans l’entrée de son studio, chez le photographe,
qui n’avait jamais voulu la lâcher du regard et le tirage
argentique de la photo, unique par sa taille (218,6×166,7
cm) a été adjugé 841 000 euros sous le marteau de Chris-
tie’s le 20 novembre 2010.

403
Christian Dior, un destin

Les photographies d’Avedon continueront de fasciner


les générations suivantes, qui sauront à leur tour sublimer
leur art et conférer à la mode et à sa représentation un
statut mythique, sans quoi les vêtements que nous portons
ne seraient que des marchandises et tel est bien l’idéal
poursuivi par Christian Dior : que l’éphémère de la mode
rejoigne l’éternité de l’art.

Christian Dior s’est-il repenti de la contrainte forcée et


de la souffrance qu’il a ainsi infligées aux corps de ses man-
nequins vedettes aux cours d’essayages qui pouvaient durer
des heures ? L’historien de la mode Olivier Saillard évoque
ces mannequins victimes : « Lisa Fonssagrives, Anne Saint
Marie, Dovima, Denise Sarrault, Bettina, plus gantées
dans leurs atours que vêtues » et rappelle « que cette entre-
prise de boutonnage délicat qui restitue les grâces de l’élé-
gance Belle Époque est aussi celle qui ôte le souffle aux
femmes ainsi ficelées 1 » ? Vue à travers nos yeux aujour-
d’hui, la perfection atteinte par la silhouette New Look
nous paraît davantage conçue pour le plaisir du regardeur
que du point de vue de la cliente, si consentante fût-elle
dans l’acceptation de son inconfort. Chez les Américaines
qui se sont engagées plus tôt et plus rudement que les Fran-
çaises dans les combats féministes, la question s’est posée à
propos de Dior à New York, en 1996, où Marie-Monique
Steckel, alors conseillère de Ronald Lauder et aujourd’hui
présidente du FIAF (French Institute Alliance Française),
avait réuni une vingtaine de femmes journalistes, écrivains,
rédactrices en chef, pour un déjeuner, au moment de la
sortie de cette biographie. Parmi cet auditoire de femmes
brillantes, quelques unes étaient déterminées à clouer au

1. Olivier Saillard (dir.), Le Bouquin de la mode, Robert Laffont,


2019, p. 138.

404
Les robes sont heureuses

pilori Christian Dior, bien que cela se passât dans un cadre


civilisé, pour avoir transformé le statut des femmes en celui
de femmes-objets au seul profit du mâle dominant. Les
ligues de 1947 qui avaient milité au cri de « Dior go home »
réapparaissaient sous les traits des féministes des années
1990, et l’ignoraient. Christian Dior ressurgissait dans ce
combat toujours fumant et je me suis rarement trouvée aussi
mal à l’aise et ridicule que dans cette circonstance, faisant
figure d’oie blanche égarée dans un champ pendant que le
bataillon de redresseurs de tort réglait l’affaire entre soi.
Francine du Plessix Gray, la fille de Tatiana Liberman,
publia peu de temps après un article dans le New Yorker
développant son argumentation anti-New Look, mais
comme nous avions de bons amis en commun, elle évita
d’assassiner le livre en se contentant de me faire paraître en
tant qu’auteur comme une gentille retardée.
Christian Dior cachait-il un instinct dominateur
derrière la taille emprisonnée, les corsets lacés, et sa façon
d’enrégimenter les femmes dans une étiquette qui semble
inconcevable aujourd’hui ? L’homme nous laisse souvent
face à un mystère. Comme tentative de réponse, il me
semble qu’il aima les femmes d’amour, étant de nature un
être affectif et tendre. Elles ont provoqué en lui des émois
depuis l’adolescence : pensons à la marquise vivant dans
son immeuble, laissant traîner derrière elle dans l’ascen-
seur l’odeur de son parfum qui le hantait ou au dessin
répété d’un galbe de femme à hauts talons sur ses cahiers
d’écolier qui agaçait ses professeurs. Devenu Christian
Dior, on sait qu’il était resté subjugué devant la beauté
des stars américaines. Lorsqu’il regardait Rita Hayworth,
il semblait comme transporté au septième ciel 1. En privé,
il avait confié qu’il avait eu le coup de foudre pour Zizi
Jeanmaire, qu’il avait découverte dans Carmen : « Si
j’avais épousé une femme, ç’aurait été elle ! » Il veut

1. Diana de Marly, Christian Dior, Fashion Designers, p. 23.

405
Christian Dior, un destin

qu’elle soit belle pour sa tournée américaine et il tient à


l’habiller lui-même. Il lui offre une cape et une casquette
afin de lui donner une allure Gavroche. Il aime sa vivacité,
son naturel. En Marlene Dietrich, il aime la femme-chat,
sa voix cabaret, son corps de joli garçon : aux antipodes
d’une Mitzah Bricard qui est une pièce de musée ! Parmi
celles qui le faisaient rêver, Margot Fonteyn et Olivia de
Havilland, qui lui commanda plus de deux cents robes. Et
enfin, il avait ce regard qui « déshabille les femmes » pour
« les habiller autrement », laissant planer une équivoque
qui n’interdit pas de se poser la question.
Questionné par un interviewer de la télévision améri-
caine qui lui demande pourquoi il ne s’est jamais marié ?
Christian Dior botte en touche. Dans le contexte des
années 1950 où la notion de genre n’avait pas cours, nul
n’était censé connaître les préférences sexuelles de Dior,
ignorées d’ailleurs du grand public.
« Je suis entouré de femmes et je ne saurais pas laquelle
choisir.
— Mais alors, quel est votre type de femme ?
— Je les aime toutes, mais, pour mon goût personnel,
c’est plutôt petite et brunette. »
L’homme, en tout cas, a été comblé. S’il les aimait
toutes, elles l’aimaient aussi. Marlene Dietrich se serait
installée avenue Montaigne pour être plus près de la
Maison Dior. Rita Hayworth fut cliente dès la première
collection. Ava Gardner, Jane Russel, Zsa Zsa Gabor,
Grace Kelly suivirent de peu. Sophia Loren, Ingrid Berg-
man et Liz Taylor n’apparurent que vers sa fin, en 1957.
À Paris, Odette Joyeux était une fidèle, il l’habilla dans
six films. Il déclina, comme l’on sait, la demande d’habiller
Brigitte Bardot, vexant Christine Gouze-Raynal mais ne
refusait rien à sa filleule, Geneviève Page.
Dans le vocabulaire de Christian Dior, l’expression « les
femmes » signifiait les clientes. Il appelait « ses chéries »
la congrégation féminine sous ses ordres. Pour elles, il se

406
Les robes sont heureuses

voulait être l’image du père de famille les gardant sous ses


ailes protectrices. Les chéries étaient l’objet de ses lettres
à Jacques Rouët. Il faisait remonter à lui les confidences.
Ses mannequins étaient « ses filles » et il ne s’interdisait
pas le favoritisme. Il ne sortait pas mais était d’une curio-
sité insatiable. Il se comportait en père confesseur, il
connaissait tous leurs défauts et s’amusait à les provoquer.
Son beau rôle de père, on l’a vu, prenait tout son sens lors
de la Sainte-Catherine ou des vœux du jour de l’an.
Homme de passions flamboyantes, violentes, de courte
durée, son imaginaire érotisé balançait peut-être entre ten-
dresse et violence… Qui sait !
Chapitre 16

Le sacerdoce

« Tendu vers cet épuisant et constant


renouvellement qu’exige ce métier, cet
homme cultivé ne lit presque plus, ce musi-
cien ne joue et ne compose plus, ce dilettante
est devenu le plus sévère des spécialistes.
Dans la voie soudain vouée à ses dons, toutes
ses forces vives se sont engouffrées. »
Françoise GIROUD

Encore un tour !

« Encore un tour, Pierre. S’il te plaît.


— Mais c’est déjà le…
— Pas de compte, Pierre, pas de compte. »
C’est chaque fois la même chose. Lorsqu’il s’agit de pré-
senter une nouvelle collection, parfois même sans raison
particulière aucune, comme aujourd’hui, le patron recule
toujours l’instant fatal, celui de passer la porte. Au volant,
le chauffeur, l’ami, l’ancien amant connaît le rituel par
cœur. Mais, cette fois, il ne peut s’empêcher, silencieuse-
ment, de s’étonner. Ça va faire sept fois. Sept, un mauvais
chiffre pour le patron. Les impairs, il n’en veut pas, et
puis sept… Avec le temps, Pierre Perrotino a appris à
reconnaître tous les pièges à éviter pour qui se soumet aux
étoiles, pour qui considère l’astrologie comme une science
exacte. Et, s’il y en a un avec qui c’est bien le cas… C’est
vraiment celui-là, à ses côtés, dans la voiture.

409
Christian Dior, un destin

Et Pierre Perrotino de rallumer le moteur… Rue


François-Ier, rue Bayard, avenue Montaigne, place de
l’Alma, rue Jean-Goujon… Pierre Perrotino pourrait faire
le trajet les yeux fermés. Aujourd’hui, il sait pourtant que
c’est une fois de trop, mais il se soumet. Comment
d’ailleurs ne pas se soumettre au patron ?
Le chauffeur, sous la longue influence de celui auquel
il a juré une éternelle fidélité, serait prêt, aujourd’hui, à
refaire une fois le tour. Une fois encore. Histoire
d’atteindre huit, un meilleur chiffre tout de même. Mais
Christian Dior a déjà agrippé la poignée de la Citroën et
entrouvert la porte. Du bon côté.
Qui assisterait à la scène ne pourrait s’empêcher d’être
surpris : une voiture immatriculée en France, mais avec le
volant à gauche ! Voilà bien quelque chose d’insolite. Mais
non, simple précaution du maître dont tous les véhicules
sont ainsi conçus : pas question pour lui de contourner
l’engin pour entrer dans la grande maison. La voie, de la
voiture à l’entrée, doit être courte, discrète, directe. Un
point c’est tout.
Comment a-t-il pu laisser passer pareille chose ? Sept
fois le tour !
À l’intérieur de la maison de couture, Madame Dela-
haye, « dame Astrologie » comme on la surnomme, attend
souvent son bonhomme. Avant, c’est lui qui allait tout le
temps chez elle, maintenant, c’est elle qui se déplace. Mais
les cartomanciennes ne sont pas des fées. Celles qui pré-
dirent au grand couturier la gloire et la fortune ne se sont
pas trompées, mais elles s’étaient bien gardées de l’avertir
que la réussite prend toujours son tribut quelque part. Au
fur et à mesure que la maison grandit, Christian Dior
grossit. Un symptôme qui n’est pas seulement l’effet de
l’âge et de son gros appétit. Quand la maison fête ses sept
bougies, son créateur entre dans sa cinquantième année…
Sept ans de réussite, sept tours de bloc : ce chiffre fait
trembler Christian Dior.

410
Le sacerdoce

Mais de quoi devrait-il avoir peur, cet homme qui a tous


les succès ? C’est justement son succès qu’il n’assume
plus. Plus la presse l’encense, plus Dior se sent angoissé.
Les premières collections lui semblaient un jeu, or la der-
nière lui paraît chaque fois plus redoutable. Surenchère
effrayante quand on s’est inscrit, comme Dior, au-dessus
des autres toujours, celui qui étonne, le seul qui compte.
Dilemme infernal que celui d’un homme devenu otage de
son succès et qui rêve en même temps de couler des jours
tranquilles tout en ne pouvant s’empêcher de continuer de
jeter les dés : « À chaque collection, je risque le salaire de
900 personnes » disait-il dans les premières années.
Aujourd’hui, ce sont 1 700 personnes que représente la
société autour du monde et il faut que son président soit
partout à la fois. Pas moyen d’échapper à cette exigence
et toujours et en tous lieux, imposer les siennes et faire
régner la perfection « Dior », n’accepter aucune conces-
sion dans aucun domaine. Et même quand il a les pieds
sur un autre continent, être toujours là, toujours connecté
à ce qui se passe avenue Montaigne, par le fil de Jacques
Rouët, l’interlocuteur privilégié : « Que Chastel ne
devienne pas cassant avec le personnel, comme il en a un
peu tendance actuellement, il perdrait sa crédibilité, son
poste et son utilité. Il faut qu’il soit aimé. Surtout, qu’il ne
croie pas que c’est arrivé. On n’est jamais arrivé », lui
écrit-il des États-Unis, en 1948, à propos du directeur de
la maison de Paris. Il en va ainsi de tout et de tout le
monde. Rien n’échappe au maître. C’est que, lui aussi, lui
en premier sait qu’il faut être aimé. Et, pour être aimé, il
faut servir d’exemple. Et se donner à fond.
Certes, quantité d’hommes possèdent la constitution
d’athlète capable d’assumer un pareil dynamisme mais
Christian Dior a l’esprit vif mais la santé fragile. Le voilà,
hélas, engagé dans un parcours au-dessus de ses forces où
il puise sa drogue dans le dépassement de soi.

411
Christian Dior, un destin

Secret d’État

Les témoins, Raymonde Zehnacker, Madame Dela-


haye, et Pierre son chauffeur pourraient raconter ce qui
se cache derrière la sérénité des apparences. Comment ils
l’entourent, le dorlotent, vont jusqu’à le border dans son
lit avant de se coucher, le rassurer contre ses angoisses et
rester au bout du fil, comme Raymonde Zehnacker, tant
de fois réveillée au milieu de la nuit par son patron chéri
qui se laisse aller à pleurer devant elle. Mais cela, nul ne
doit le savoir et le monde extérieur se contentera simple-
ment de voir s’alourdir, d’année en année, la silhouette du
grand couturier.
Pierre ne trahira jamais le secret : les deux malaises
cardiaques de Christian Dior, dont lui seul a été le témoin,
et dont il a juré de ne jamais parler à qui que ce soit. Le
premier, en 1947, dans le jardin des Tuileries, à côté du
musée du Jeu de Paume 1. Le second, en 1954, au Champ-
de-Mars où ils avaient prolongé leur promenade après une
visite au musée Rodin. Il se souvient encore du choc, Dior
s’affaissant soudain de tout son poids et, lui, le transpor-
tant jusqu’au banc le plus proche : « Combien de fois n’ai-
je pas été tenté de le dire ? Je n’ai pas osé. Mais il faut le
dire, le patron est un obstiné, et parfois à tort. Ses argu-
ments sont toujours les mêmes : quand on est responsable
du salaire de tant de gens, on ne peut s’autoriser aucun
malaise. N’empêche qu’ils ont bien eu lieu, ces malaises ! »
Les médecins ont su l’alerter, malgré tout, et l’obliger à
installer une petite chambre près de son bureau, pour le
repos. Mais Pierre Perrotino le sait bien, lui, que, du
repos, son patron est incapable d’en prendre. Et puis, rien
à faire pour le convaincre de diminuer ses repas. Il le sait
pourtant qu’il a un problème rénal. Mais c’est comme si
le docteur Strumza parlait dans le vide ! Et Perrotino

1. Entretien avec l’auteur, mars 1992.

412
Le sacerdoce

n’est pas loin de penser que tous ces avertissements, fina-


lement, lui font plus de mal que de bien, car il se sent
coupable de ne pas les écouter. Or, le résultat, c’est d’aug-
menter son anxiété.
Tout va trop vite autour de Christian Dior. C’est
l’excuse de ses proches, qui n’ont pas le temps de se poser
les questions. Et puis, on aime d’autant plus un patron
qu’il montre, à côté de son génie, ses faiblesses, et cela
donne envie de le protéger. On a de la peine de le voir
disparaître quelques heures dans la petite pièce attenante
à son bureau, harassé, usé par tant d’activités ; et il est si
attendrissant lorsque, de sa fenêtre, il contemple, rêveur,
le chocolatier Fouquet, suprême consolation et récom-
pense à tant de responsabilités et de soucis… Si vulné-
rable avec ses superstitions et sa collection d’amulettes et
de porte-bonheur qu’il a toujours dans sa poche ! Entor-
tillée au bout de ses doigts ou caressant la paume de sa
main, cette chaîne de reliques ne le quitte jamais plus d’un
instant, juste le temps d’enfiler sa blouse blanche. Chacun
sait qu’il a besoin de toucher un morceau de bois pour se
donner confiance au moment où défile la collection, au
moment de la signature d’un contrat. C’est Madame Dela-
haye qui détermine le jour de la présentation. Jamais un
jour impair. On connaît toutes ses phobies. Nul ne s’avise
de pénétrer avec un parapluie dans le bureau de Christian
Dior. Il en ferait une maladie. On l’a bien vu le jour où
un acheteur américain s’est introduit avec son pépin. Per-
sonne ne l’avait remarqué. Il a été instantanément prié de
sortir.

Les talons rouges

Dior pousse l’originalité jusqu’à afficher sa collection


d’amulettes à la télévision américaine sur la chaîne CBS :
deux cœurs, un brin de muguet, une pièce d’or gravée, un

413
Christian Dior, un destin

petit bout de bois, un trèfle à quatre feuilles et la fameuse


petite étoile. Parmi tous ces objets fétiches, l’étoile est
capitale : le symbole de la chance sous laquelle est née la
maison Dior, l’étoile à cinq branches plutôt grossière, reste
d’un moyeu de roue sur lequel, on se souvient, Christian
Dior a trébuché faubourg Saint-Honoré, à l’endroit même
où, trois fois de suite, il rencontra l’ami Vigouroux,
l’homme providence qui le mit sur la piste de Marcel
Boussac.
Reproduite en or à des centaines d’exemplaires, elle fait
office de médaille du travail décernée aux employés pour
bons et loyaux services rendus à la maison Dior. Et
chacun veut la mériter. Comment ne pas chercher à tout
prix à satisfaire un patron aussi exceptionnel ? Comment
résister d’ailleurs dans un tel climat d’émulation et ne pas
se laisser emporter à son tour par l’esprit de perfection et
le sens du dévouement ? L’affection est le piège dans
lequel le travail se laisse asservir par l’idéal. Ainsi fonc-
tionne la règle du jeu avenue Montaigne, où la normale
est de réaliser l’impossible et l’habitude de se surpasser.
C’est du studio du créateur que se propage cet héroïsme
contagieux, de ce lieu considéré comme le saint des saints,
là où l’on n’oserait jamais lui montrer un travail qui ne
soit parfait, à l’école de Madame Marguerite Carré, celle
qui, au moment où la robe s’avance devant Monsieur
Dior, prononce respectueusement sa formule : « Vous ai-
je bien exprimé, Monsieur ? » Formule magique qui, à la
longue, a transformé Dior en monarque du beau qui a
droit à toutes les exigences.
Il en demande trop. Mais on l’aime. Alors on est là.
Toujours prêt pour lui. Même ailleurs. Le soir venu, d’un
appartement à l’autre, d’une famille à l’autre, d’un restau-
rant au café, d’une boîte de nuit à une promenade en
amoureux, les conversations mènent toutes avenue Mon-
taigne. Pas un fiancé de Kodak qui n’y échappe, pas une

414
Le sacerdoce

sœur, pas un frère qui ne revive, après les heures de tra-


vail, ce qui a été vécu le jour. Sauf lorsque, le soir encore,
certains continuent la tâche de la journée : « Je n’ai jamais
vu mon père durant ma jeunesse ! » raconte la fille de
Jacques Rouët.
On ne lui refuse même pas ses petites colères, ses
humeurs, ses irruptions soudaines. Il suffit de constater le
silence soudain qui tombe lorsque le patron traverse le
salon ou les ateliers : les papotages de ces dames cessent
sur-le-champ. Car s’il pratique la politesse des rois – Dior
s’efface devant une petite main pour la laisser passer
devant lui dans l’ascenseur –, il a des accès de colère aussi
expéditifs que des lettres de cachet :
« Je ne veux plus la voir ! Chez moi, ça ne se passe pas
comme ça ! C’est indécent, qu’elle s’en aille ! Elle ne res-
tera pas ici une minute de plus ! »
Une telle fureur peut surgir à tout moment, soudain
contre une première d’atelier : « Madame, cela fait deux
fois que je vous dis que vous mettez trop de tulle : on
vous le débitera ! » ; ou une vendeuse qui a osé lâcher
« cette Arabe », en l’occurrence il s’agissait de la très pari-
sienne Madame Cettaui, de vieille famille égyptienne.
Dior ne perd aucune occasion de donner une leçon de
tenue dans sa maison de couture et même d’y faire régner
une étiquette qui singerait pour peu celle de la Cour.
Franchir la porte du studio est un véritable cérémonial
et nul ne s’improvise devant le maître. Pas question de se
« défaire un tant soit peu », malgré l’atmosphère étouf-
fante du mois de juillet dans les studios. Déboutonner un
col de chemise, passe encore, au-delà, jamais. Le créateur
lui-même garde chemise et cravate, les autres en font
naturellement autant. Et lorsque Claude Licard, jeune
assistant chargé des tissus, se présente avenue Montaigne
sans repasser par son domicile au retour d’un voyage, le
patron, qui l’aperçoit en polo, l’aborde sur-le-champ : « Va
te mettre en costume, on parlera après… »

415
Christian Dior, un destin

Les souvenirs de la vie quotidienne avenue Montaigne


sont émaillés de scènes révélant un Dior que son insa-
tiable perfectionnisme rend capricieux, abusif, péchant
par favoritisme, faisant une scène terrible tel jour de cock-
tail où il s’aperçoit que les petits fours ne viennent pas de
chez Rebattet, son traiteur favori. La maison avait voulu
faire des économies, mais cela n’empêche pas le patron de
faire un drame. À côté de cela, on lui pardonne tout à ce
patron « impossible » car il est capable, à l’opposé, de
réagir avec la même force d’indignation lorsqu’on fait du
tort à l’un des siens.

Boucles d’oreilles…

« Le bon Dieu sans confession, cet homme-là est un


saint, cet homme-là est une bénédiction ! » répète à n’en
plus finir une jeune vendeuse, encore transportée du sou-
venir dix ans plus tard. Un épisode mémorable – et unique
sans doute dans les annales du métier – a vu Dior prendre
le parti d’une vendeuse… contre une cliente ! Et pas
n’importe laquelle puisque l’affaire met en cause Barbara
Hutton en personne. La riche héritière américaine, prise
d’un sentiment de gratitude mêlé de remords envers sa
vendeuse qui s’était donné toutes les peines du monde
pour satisfaire sa commande et la lui livrer personnelle-
ment le soir à son hôtel, lui offre pour la remercier et dans
un geste spontané ses propres boucles d’oreilles ! Embar-
rassée par ce cadeau, la vendeuse proteste d’abord de son
refus, mais finit par l’accepter devant les insistances de
sa cliente. L’infortunée vendeuse ne se doutait pas que
Mrs. Hutton, passablement éméchée comme à son habi-
tude, se réveillerait le lendemain matin en ayant complète-
ment oublié son accès de générosité la veille. En effet, le
téléphone retentit avenue Montaigne le jour suivant :

416
Le sacerdoce

« Mes boucles d’oreilles ont disparu. Interrogez votre ven-


deuse ! » Cette mésaventure aurait pu être fatale, mais
Dior, ne doutant pas de l’honnêteté de son personnel, se
charge en personne de régler l’incident. Il téléphone à
Mrs. Hutton et lui donne cette belle leçon de savoir-vivre :
« Je suis navré, madame, vous lui avez présenté ces
boucles d’oreilles comme un cadeau, et la règle en France
veut qu’un cadeau, fût-il fait à un domestique, ne puisse
se reprendre. »

Madame Dedeban

Et s’il arrive que Dior se mette dans son tort, il a des


moyens irrésistibles pour se faire pardonner. Imaginons
en effet l’étonnement des clients qui entrent dans le maga-
sin de fleurs Dedeban, boulevard Haussmann, le matin du
25 décembre 1954. Qui reconnaissent-ils, tenant la caisse
de la fleuriste et rendant la monnaie aux clients ?… oui,
Christian Dior. Que fait-il là ? Quand l’explication est
donnée, ce sont des éclats de rire. Avec son goût des
farces, on peut s’attendre à tout et il s’agit d’un « gage »,
comme dans les jeux d’enfants, que Dior s’est infligé pour
rentrer en grâce auprès de sa victime. La veille au soir,
Christian Dior n’a pas su se retenir : l’un de ses accès de
colère ! Tout est prêt pour recevoir ses amis pour le
réveillon. Mais les fleurs n’arrivent pas. La table est dres-
sée, l’hôte fin prêt, le maître d’hôtel a supervisé chacun
des nombreux plats de multiples fois et les fleurs ne sont
toujours pas là. Dior, planté devant le buffet, est furieux :
la pyramide de fruits et de roses ainsi que les chandeliers
fleuris manquent à l’harmonie générale, pas question
d’accueillir qui que ce soit si Madame Dedeban manque
à l’appel.
Lorsqu’enfin elle arrive, à la toute dernière minute,
haletante, mais ignorante de ce qui l’attend, le couturier

417
Christian Dior, un destin

la fusille du regard, et les injures fusent les unes après les


autres avec la violence d’une lave brûlante soudain surgie
d’un volcan en éruption. La petite dame sursaute, tremble
de tous ses membres et s’enfuit à l’office laisser libre court
à un torrent de sanglots. De toute la soirée, elle ne se
calme pas. Il faut toute la droiture, toute l’autorité de
Joseph, le maître d’hôtel, pour oser faire des remon-
trances à Christian Dior, une fois les invités partis. « J’ai
fait ça, moi : j’ai fait pleurer ma Dedeban ? »
C’est ainsi que, le lendemain matin, celle-ci le voit arri-
ver boulevard Haussmann, une caisse de champagne dans
les bras et qui congédie le caissier pour prendre sa place :
« J’ai à me faire pardonner ! »
Du fond de la boutique, tout excitée, elle s’agite, manie
fruits, légumes et fleurs avec une agilité sans pareil. Cette
femme-là est irrésistible ! Depuis la caisse, Dior est atten-
dri. Entre deux clients, le couturier lui raconte sa maison
du Midi, le jardin surtout, la végétation de la région, ses
projets de plantation. Un vrai horticulteur dans l’âme. Elle
l’écoute avec vénération. Il a toujours si bon goût. Elle
voudrait tant la voir, cette propriété de La Colle Noire.
Christian Dior lui promet de l’y conduire. Elle voudrait
ajouter « tous les deux, comme deux amoureux ». Elle ne
dit rien. Ils échangent un regard, un simple regard.
Monsieur Dior est un grand timide, elle aussi. Mais ils se
comprennent.
« Madame Dedeban n’a pas son égal », lui avait dit Gef-
froy, fier d’une découverte de dernière minute appelée en
désespoir de cause pour parer à un fâcheux oubli : les
bouquets de la salle à manger… Mais Christian Dior ne
va pas, comme d’habitude, s’engager sans l’avis préalable
de Madame Delahaye. Pas question de congédier
Lachaume à la faveur d’une autre, sans avoir consulté
l’astrologue. Ils ont donc concocté un piège d’une malice
enfantine : sous le prétexte de se faire livrer un bouquet
de fleurs, la femme parvient à attirer la fleuriste chez elle.

418
Le sacerdoce

Ne reste plus qu’à trouver un bon prétexte pour lui tirer


les cartes… Dior frétille dans son bureau en attendant le
résultat. À la première sonnerie, il décroche avec impa-
tience : « Allô, Christian ? C’est tout bon, vous pouvez y
aller ! » Le couturier est ravi, radieux, tout excité. Il
n’attend pas un instant de plus pour appeler Geffroy :
« Je veux voir cette personne qui fait des merveilles avec
rien… »
Et c’est, à l’insu de tous, comme deux petits cachottiers,
qu’ils vont bâtir ensemble un projet : des « self-services »
de fleurs à travers toute la France baptisés « Dedeban-
Dior », équipés, pour les moins imaginatifs, d’un service
annexe de composition de bouquets. Une idée de génie.
Madame Dedeban, confiante, sûre de son fait, se lance les
yeux fermés et signe le bail d’un premier local. Encore un
peu de temps, pense-t-elle, et Christian, content de se reti-
rer, pourra enfin se livrer avec bonheur à son dernier
métier : les fleurs…

Cadeaux de Noël

Le côté joueur de Dior n’a pas diminué avec l’âge et


toutes les occasions sont bonnes. Rien ne l’amuse autant
que de créer de la mise en scène autour de ses décisions
et de faire mousser l’événement afin de s’offrir, au passage,
le plaisir d’observer les réactions et de déstabiliser, en
l’occurrence, ses employés pris sous l’effet de la surprise.
À la veille de Noël, alors coupeur dans l’atelier de
Madame Ida, le tout jeune Frédéric Castet retient son
souffle : « Le patron veut te dire quelque chose. » De ces
nouvelles dont on ne sait jamais très bien quoi penser. Au
bénéfice du doute, il aurait préféré qu’un autre que lui ait
été à l’instant nommé. Convoqué chez le patron ? Il n’a
rien fait, pourtant… Lentement, il se dirige vers la porte
close, peut-être en route vers l’échafaud, en vain il cherche

419
Christian Dior, un destin

la faute. Sa trop grande discrétion, sa timidité de jeune


homme, sa jeunesse, tout simplement ?
D’une main soudain légèrement tremblante, cette même
main qui manie pourtant si bien les ciseaux, il frappe avec
la plus grande retenue à la porte du bureau. Christian
Dior lui ouvre : « Suis-moi, mon enfant. » Pas un mot de
plus, pas un signe qui puisse se laisser deviner derrière
cet imperturbable visage, gêné seulement et probablement
par son trop gros volume. Et le voilà qui le conduit au
cinquième étage, sans une parole. Une porte, et, sur la
porte, une inscription, nette et claire : « Atelier Monsieur
Frédéric » : « Voici ton cadeau de Noël ! »
Sur le visage du jeune homme se dessine une recon-
naissance sans bornes. C’est la plus belle manière de
remercier le maître. Lui laisser lire cet amour, cette véné-
ration pour lui. Frédéric Castet le sait, mais il n’a pas
besoin de feindre son bonheur. C’est le plus beau cadeau
de Noël de sa vie.
Tout le monde a droit à sa surprise au moment des
cadeaux de Noël, une institution sacrée, et qui se prépare
avec Dior des mois à l’avance. Car la liste est longue,
au moins cinq cents personnes à satisfaire. Il mène ses
consultations pour le choix des cadeaux en alternance
entre Madame Dedeban et Jacques Homberg comme
conseillers, se faisant un devoir de connaître le goût et les
penchants des uns et des autres : Marguerite a un faible
pour les verres de Venise, Jacques n’aime rien tant que
les chiens, Raymonde prise tout ce qui est bleu… Il arrive
qu’il pose directement la question : « Et toi, ma Fronti-
nette, qu’est-ce que tu voudrais du Père Noël ? Oh moi,
monsieur, un manteau de vison ! » C’est une cravate en
vison qu’elle aura pour ne pas créer de jaloux. Ne vexer
personne, n’en négliger aucun. Être aimé.
Et arrive la fin décembre, qui voit une série de fêtes se
dérouler au domicile de Christian Dior. Chandelles et
nappe blanche damassée, les apparats brillent et la salle à

420
Le sacerdoce

manger se transforme en véritable caverne d’Ali Baba.


Seuls les invités changent. Le 24 décembre, c’est la
branche de l’avenue Montaigne qui a les honneurs. Reste
l’autre partie de la famille nombreuse d’un orphelin qui
ne s’en remet pas de l’être. Bien sûr il y a Catherine, sa
sœur adorée, la seule personne de sa fratrie qui compte
dans sa vie, mais elle est retournée vivre à Callian avec
Mademoiselle Marthe. Ils ne se voient pas souvent. Bien
sûr, il y a sa grand-mère chérie, mais elle ne quitte pas
sa maison de retraite de Brioude, c’est lui qui va la voir,
fidèlement. Les autres, maris, femmes, neveux, nièces, ne
l’intéressent pas. Il ne se souvient pas de leur existence.
Et donc, le 1er janvier, place à sa famille de cœur, aux
amis de toujours : Henri Sauguet et Jacques Dupont,
Francis Poulenc, Victor Grandpierre, Georges Geffroy,
Boris Kochno, Jean Bertrand, James de Coquet, Alice
Chavannes, Denise Tual, Georges et Nora Auric…
Entre Noël et le jour de l’an, durant les vacances sco-
laires, c’est aussi la fête des petites filles Colle, définitive-
ment adoptées par Dior à la mort de leur père, Pierre.
Grand-oncle ou grand-père attitré et d’autant plus réguliè-
rement visité que Carmen Colle, responsable de la pre-
mière boutique, fait partie de la vie quotidienne du
couturier ; avec les enfants, Dior s’autorise tout. En parti-
culier les déguisements, comme à l’époque du carnaval, à
Granville. Il joue le rôle du Père Noël. Dans toute la
maison, farces et attrapes succèdent aux jeux les plus
joyeux. Les filles viennent avec leurs amis, on goûte, on
rit, on se cache, on admire les cadeaux.
Quand même, certaines limites doivent être respectées :
ces jours-là, Joseph a recouvert chaque mur de papier
transparent jusqu’à hauteur des lambris. Les enfants sont
maladroits. Ils font des taches. Christian Dior est heureux.
Le père Noël, c’est sûr, est son atour préféré, son rôle de
prédilection.

421
Christian Dior, un destin

L’un d’entre eux

Ils se rencontrent à New York. Il est beau avec ses


airs de jeune homme ténébreux, sa peau brunie de terrien
authentique, ses yeux pétillants et pleins d’espoir. Il
rayonne de santé, il porte cette magnifique stature des
gens les plus simples, des paysans qui savent de quoi ils
parlent lorsqu’ils parlent de la vie. Il a ce sourire de gamin
qui ne sait pas encore qu’il ne fait pas toujours beau. Il a
cette allure des êtres sûrs d’eux-mêmes et de leur réussite,
belle arrogance des années de jeunesse, de l’âge des certi-
tudes. Un instant suffit, et tout de suite Christian Dior
sait qu’il est, une fois de plus, piégé. Par ses impossibles
désirs, par ces fondus d’amours toujours improbables. Il
s’appelle Jacques Tiffaut. Il est originaire de Charente, il
a débuté comme tailleur à Châtellerault. Il vient tenter sa
chance au cœur du Nouveau Monde. Il a raison. Il a le
talent.
Attirer son attention. Qu’il le remarque. Qu’il l’aime.
Christian Dior n’en dort pas. Il lui offre des cours de
dessin, il lui offre un poste dans la maison. Raymonde
pense que ça peut marcher. Elle ne connaît pas toujours
bien les gens. Jacques Tiffaut est un jeune homme intègre,
bourru, orgueilleux, il réussira par lui-même ou il ne réus-
sira pas. Diana Vreeland, la directrice de Vogue, l’a remar-
qué. Cet œil compte plus que celui de Christian Dior, il
est désintéressé. Il n’empêche. Les deux hommes se
plaisent. Dior use de tout son humour, de toutes ses bouf-
fonneries ; à force de charme, il finit par faire oublier son
embonpoint, son crâne dégarni. Et vient la nuit.
Mais elle est de courte durée. Comme toujours, comme
chaque fois. Il veut des amants, il ne trouve que des amis.
Il crie à l’amour, une platonique fidélité lui revient en
écho. Et le voyage en Égypte qu’il entreprend avec Tiffaut
et les Liberman n’y changera rien. Le Sphinx au coucher
du soleil, les pyramides majestueusement plantées, le Nil

422
Le sacerdoce

et ses reflets d’argent : le romantisme du décor n’a pas de


prise sur la réalité des sentiments. Alors, nouvelles tenta-
tives, cadeaux en tout genre – surtout pas excessifs, tout
de même, il faut apprendre à surmonter ses passions – ou
leçons d’histoire à ce garçon élevé à la ferme…
Mais non, restons amis. Pierre Perrotino, Jacques
Homberg, André Levasseur, Gaston Berthelot : restons
amis. « Vous réussirez par les femmes. » La voyante de
Granville ne s’y est pas trompée.
Jacques Homberg restera toujours présent. Dior peut
compter sur ses conseils et son goût si sûr lorsqu’il amé-
nage l’une ou l’autre de ses maisons. Mais l’ami, toutefois,
a pris ses distances, tant il est compliqué de se faire une
place dans l’existence démultipliée de Dior, entre l’avenue
Montaigne, ses obligations et les voyages d’affaires. De
fait, celui qui aurait pu se poser comme le compagnon de
toute une vie, tant il est cultivé et élégant, s’est toujours
comporté de manière indépendante. Pouvant, s’il le veut,
vivre sans travailler, il s’adonne à son activité favorite :
collectionner. Commençant par l’art asiatique, il s’est inté-
ressé ensuite à l’art persan, et, plus récemment, il se
tourne vers l’art islamique et fait l’acquisition de Corans.
Il aménage une maison au Lavandou où Dior viendra
d’ailleurs séjourner et profiter ainsi du calme du midi pour
dessiner sa prochaine collection. En 1954, Homberg
s’installe définitivement chez lui. Il achète un petit hôtel
particulier, avenue Georges Mandel sur les hauteurs du
Trocadéro. Catherine Dior m’avait mise en relation avec
lui car je souhaitais le rencontrer. Mais il m’exprima ses
regrets dans un mot (du 25 novembre 1992) que j’ai
conservé dans lequel il ne cache pas le sentiment doulou-
reux que lui a laissé sa relation avec Christian : « Je l’ai
connu en 1941 – il y a donc 51 ans. Il y a 34 ans qu’il a
disparu. Il me serait difficile et, j’ajoute, très pénible de
revivre en quelque sorte cette période 1941-1958. Avec
mes regrets, je vous prie, etc. »

423
Christian Dior, un destin

Le moulin du Coudret

Il n’aura pas été l’architecte qu’il souhaitait devenir. Et


pourtant, ses parents auraient peut-être révisé leur juge-
ment s’ils avaient su que leur fils Christian comptait bâtir
des maisons à leur image, en leur hommage, au nom de
son enfance, au nom d’une France du terroir qu’une lignée
de Normands authentiques lui aura appris à défendre et
à aimer envers et contre toutes les tristesses d’une moder-
nité amoureuse de faux style et de faux-semblants. Des
maisons qui auraient été comme un gant à sa mère ; mas-
sives, robustes, enracinées dans une France profonde pour
plaire à son père. Mais il n’a pas désobéi. Patiemment, il
a attendu de ne plus avoir à se heurter à aucune objection
pour agir à sa guise et faire chez lui comme chez eux. Ils
ne le sauront jamais. Qu’ils reposent en paix.
Le moulin du Coudret, à deux pas de Milly-la-Forêt
qu’il connaît bien pour y rendre souvent visite à Cocteau,
constitue sa première vraie dépense. Un cadeau du New
Look. Lorsqu’il découvre l’endroit, ce n’est encore qu’une
« ruine enfouie dans un marécage » : l’expression
employée par Jacques Homberg lors de leur première
visite ! Plusieurs petits bâtiments, une cour de ferme, des
granges, des murs recouverts de lichens, une rivière à
truites… Il s’agit de restaurer sans dénaturer cette vraie
campagne à l’odeur de foin et de fleurs des champs. On
fait les Puces avec Jacques Homberg, on frotte les tom-
mettes d’origine, on protège les poutres du plafond, on
parfume de lavande les vastes armoires, on choisit des
toiles simples et claires, rayures matelas, du gris, du blanc,
le charme austère et paysan d’un Combray proustien
dédié aux week-ends d’amitiés complices.
Raymonde Zehnacker le suit partout et il ne songerait
même pas à s’en passer lorsqu’il rejoint sa maison de Milly
tous les week-ends où toute sa petite famille de l’avenue
Montaigne l’accompagne. Chacun a sa chambre attitrée.

424
Le sacerdoce

Raymonde occupe « La Chambre de la Dame » avec son lit


à col-de-cygne et baldaquin tendu de plumetis blanc. Elle
n’arrive que le samedi matin, ayant dû, une fois de plus, trou-
ver la bonne excuse auprès d’un amant qui se plaint d’être
délaissé au profit de Dior. Dior les attend dès le vendredi soir.
Pierre Perrotino conduit la voiture et ils partent tous les trois
avec Jacques Homberg. Mitzah débarque avec talons
aiguilles et turban, toujours accompagnée de son mari.
À l’heure du déjeuner, les voisins passent. Parfois, Mar-
lene Dietrich accompagne Jean Cocteau. De temps en
temps, René Gruau s’installe dans un coin, son carton à des-
sins sous le bras. Christian Dior a passé la matinée dans son
jardin, vêtu de ses bottes en caoutchouc, de son bonnet de
moujik, d’un chandail s’il fait frais, et, avec Ivan, son jardi-
nier polonais, il imagine de nouvelles compositions. Sur le
mur gris, les roses trémières aux reflets pourpres, mariées à
un rosier rose vif, étaient une belle idée. Le résultat res-
semble à une toile impressionniste.
Après le déjeuner, sirotant la liqueur de framboise maison,
de bon aloi après les pommes de terre au caviar et le célèbre
dessert à l’ananas de Madame Denise, la cuisinière martini-
quaise, Bettina Ballard, de passage ce jour-là elle aussi, est
émerveillée par le jardin. Il lui rappelle les plus belles robes
du couturier. Elle en fait la remarque au maître des lieux.
Dior sourit. Ces compliments-là lui font tellement plaisir.
Il s’excuse, pourtant, le temps d’une sieste. Dans sa
chambre, une alcôve dans laquelle il se sent protégé, un
lit clos dans lequel il s’enferme, les rideaux tirés. C’est là
que, généralement, d’une pièce à l’autre, de son bain à la
chaise longue, il imagine ses prochaines collections.
Périodes de frénésie où le sol se jonche de dessins à tous
vents, où, pour créer, il a besoin de sentir, derrière les
portes, Raymonde, Gaston, André ou d’autres, prêts à
applaudir ses nouvelles lignes, prêts à poser un œil exté-
rieur et indispensable sur ses derniers croquis.

425
Christian Dior, un destin

De la ferme-refuge, de ce lieu de la terre, de cet espace


à l’origine conçu pour toutes les écoles buissonnières, celle
des rires et des parties de cartes, celle des complicités
d’artistes et des amitiés d’enfance, le moulin du Coudret
est devenu, sans que le couturier l’ait prémédité, un atelier
de création où, en fait de s’échapper, il se plonge plus que
jamais et de plus en plus souvent au cœur de la maison
Christian Dior. Il a cru qu’en changeant de décor il chan-
gerait de préoccupation. Au lieu de quoi, plus il s’éloigne,
plus son esprit cherche à se rapprocher de l’avenue Mon-
taigne. Sa proximité le rassure, l’éloignement lui fait peur.
Même l’écoulement de la rivière, petite musique de jour
et de nuit, notes de ravissement, ne parvient plus à le
distraire. Qu’on la fasse taire, voudrait-il même crier à
présent : un tel brouhaha l’empêche de réfléchir.
Il n’y a pas si longtemps, il arrivait encore à faire le
vide. Une sonate au piano, une réussite ou simplement se
plonger dans sa tapisserie et suivre l’aiguille consciencieu-
sement piquée et ressortie du canevas. Dans le salon, des
murmures de rires lui parviennent, une partie de canasta
s’est engagée. Il tend l’oreille, essaie d’imaginer qui joue
avec qui. La porte de la maison s’ouvre et se referme. Il
entend des pas dans le jardin, le clapotis de l’eau, un
caillou lancé pour affoler une truite, sûrement. Ah ! s’il
pouvait, lui aussi, réapprendre ce qu’est un dimanche.
Avenue Montaigne, aujourd’hui, tout est plongé dans
l’obscurité. Mais ailleurs, à l’autre bout du monde, là où
les heures ne sont pas les mêmes, Dior, Dior, Dior conti-
nue de battre. Le tic-tac de l’horloge jamais ne cesse.
En retrait mais au courant, à l’écart mais aux com-
mandes. Certains amis sont bons à vivre, ils comprennent
qu’il n’est pas toujours nécessaire d’être là pour être là. Pas
d’explication à donner, personne ne s’en formalise, on se
connaît si bien, on sait. Et pourtant, fut une époque où
Christian Dior n’appréciait rien tant que de vivre les choses
en direct. Le week-end dernier, lorsque Roger Vivier est

426
Le sacerdoce

arrivé à l’improviste avec Michel Brodsky 1, tous les deux


en pleine forme, ils ont évoqué l’expédition en Grèce :
« Quel voyage ! Quel cirque ! Quand on part du jour au
lendemain, il faut s’attendre à tout ! et là, franchement, on
a tout eu ! Un tremblement de terre ! un navire-hôpital.
Quelle croisière, dites-moi ! Christian, tu te rappelles :
Mrs. Engel, avec ses petites robes, prise pour l’infirmière
de service ! Ah ! Des fous rires comme ceux-là… »
À table, ils étaient nombreux. Tout le monde riait. Dior
en aurait pleuré. C’était une autre vie, un autre lui-même,
une silhouette plus svelte, un esprit plus léger. Il faisait
beau, comme dans les plus doux souvenirs, pour de vrai,
un ciel d’azur. Certains bonheurs font penser à la lame
d’une épée. Allez savoir pourquoi.

Boulevard Jules Sandeau

Et s’il savait laisser faire au lieu de vouloir reproduire


la perfection dans les moindres détails de sa vie ?
Les gants blancs du personnel glissent sur chaque
meuble, à pas feutrés, d’une pièce à l’autre, on scrute la
poussière, on brique l’argenterie, on vérifie le bon fonc-
tionnement des torchères, on s’assure du niveau d’eau
dans chaque vase, on devance les maniaqueries du maître,
on se met à sa place et l’on fait une fois encore le tour, et
l’on vérifie, une fois encore, l’état des lieux.
Car il a fallu déménager. Un grand couturier doit pou-
voir recevoir et offrir à ses invités un spectacle, un envi-
ronnement, un décor à la hauteur de sa notoriété.
Insouciante jeunesse, comme tout cela est loin. Jeunesse,
le mot pourtant résonne à ses oreilles comme une caresse.
Il ne peut s’empêcher de se lever malgré le froid et son lit

1. Michel Brodsky, photographe du milieu artistique, allant de


Chagall à la Callas.

427
Christian Dior, un destin

douillet pour aller jeter un œil par la fenêtre. Une fois de


plus, dans sa vie, son destin est venu à sa rencontre.
Comment se peut-il que, cherchant un domicile pari-
sien, à acheter cette fois, il soit tombé sur cette « bonbon-
nière » qu’il contemplait depuis l’appartement de ses
grands-parents, rue Albéric Magnard, et dont le balcon à
colonnes ne laissait pas, alors, de l’émerveiller ? L’hôtel
particulier appartenait à une dame de théâtre venue de
Saint-Pétersbourg, ou bien ayant vécu longtemps là-bas,
il ne sait plus très bien. Combien d’heures a-t-il passées à
bâtir des romans autour de cette mystérieuse élégante ?
Et voilà qu’il est aujourd’hui chez elle, chez lui. Qu’on lui
parle de hasard, après ça !
Lorsque pour la première fois il a visité le lieu, il s’est
senti indiscret, fautif d’entrer ainsi, comme un voleur, chez
une femme dont il a tant rêvé mais avec laquelle il n’a aucun
lien. Tout était à l’image de ce qu’il avait imaginé : ara-
besques, festons, astragales. Un petit air de boudoir,
douillettement cocotte, un irrésistible côté « Guermantes ».
Mais c’est le jardin d’hiver qui a achevé de le séduire :
l’espace idéal pour installer kentias et phœnix de Granville.
Il aurait été tenté de tout laisser tel quel, comme un livre
d’images, comme un album de souvenirs, mais cette maison
se doit d’être une antichambre de l’avenue Montaigne, un
refuge, sans doute, mais aussi une vitrine : c’est ainsi qu’il la
veut. Pour ne blesser personne, il s’adresse à ses deux amis
décorateurs : Georges Geffroy est chargé des pièces de
réception, Victor Grandpierre des chambres et de la biblio-
thèque. Et le néo-Louis XVI s’en donne à cœur joie ! Des
palmiers, des tapis d’Aubusson, une console signée Dela-
fosse, une Athénienne en biscuit de Paris, monument à la
gloire du style XIXe trônant au milieu du salon… Folie de
capiton, orgie de cadres, photos et bibelots, alcôves et
velours. La salle de bains est une gâterie, une gourmandise
qui ne se partage pas, pièce secrète où le maître de maison
se complaît à baigner dans un luxe romain qui, là, n’hésite

428
Le sacerdoce

plus à en faire trop : reflets d’argent pour la baignoire, robi-


netterie en cols-de-cygne, trompe-l’œil de marbre en guise
de décor, immense miroir… Sur une idée qu’il a empruntée
à son ami Emilio Terry : cette salle de bains Empire que ce
dernier a chez lui, place du Palais-Bourbon et qu’Emilio
Terry lui-même avait reproduite à partir de celle de
Madame Tallien, mais en secret : il faut savoir se faire
plaisir 1…
Parfois, dans le silence du petit matin, lorsqu’il ouvre un
premier œil, nu, blotti sous ses couvertures, son plateau de
petit déjeuner et les journaux du matin déjà là, il se croit
encore un instant, rien qu’un instant, rue Royale. Son pre-
mier appartement, ses premières quatre pièces bien à lui,
louées, d’accord, mais à force de travail. Un lieu découvert
par hasard, en passant, et qu’il a couvé comme on couve un
premier enfant. Tout est parfait, y compris les défauts ; c’est
le plus beau, plutôt ça qu’un château ! Même les quatre
durs étages, il les a aimés. Et quels moments ils ont parta-
gés, là, avec Jacques Homberg, un refuge tout à eux, pre-
mières années qui désormais lui paraissent si calmes, si
sereines. Il pouvait s’y offrir des instants d’oubli, ne pas
entendre le téléphone sonner de la journée, se reposer.
En bas, quand il descend, il s’installe dans son bureau sur
l’une des banquettes qui se font face, recouvertes d’un épais
velours rouge cramoisi assorti avec les portières de l’alcôve
dans laquelle il prend son café le matin. Il fait face au por-
trait de sa mère, royale, digne en chapeau et dentelle noire
sur son chevalet, portrait à la Boldini que chaque jour il
salue avec respect. C’est là qu’à l’ordinaire il entame un
second petit déjeuner. Avec mauvaise conscience, ce matin.
Elle était pourtant si belle. Quel triste hommage à lui rendre

1. Pour une description de l’appartement et du mobilier du boule-


vard Jules Sandeau, consulter l’excellent ouvrage de l’historienne
Maureen Footer, Dior et ses décorateurs, magnifiquement illustré. Il est
référencé dans Sources Bibliographiques.

429
Christian Dior, un destin

qu’un corps informe comme le sien. En passant, il a aperçu


furtivement sa silhouette dans le miroir. « Votre vieux cou-
turier qui se dessèche en grossissant. » C’est dans une lettre
à Denise Tual qu’il a formulé cette expression. Elle est de
plus en plus vraie. Il voulait un autre toast beurré, il y
renonce. Plaire. Comment plaire quand on est aussi lourd,
et gras, de surcroît. Quelle injustice !
Le téléphone n’a pas déjà sonné. Tant mieux. Encore
quelques instants de répit. Pourquoi le téléphone n’a-t-il
pas encore sonné ? C’est incroyable tout de même qu’il n’ait
pas encore de nouvelles de l’avenue Montaigne ! « Joseph,
s’il vous plaît, appelez-moi Montaigne ! »
Et le manège reprend. Il doit passer en revue tous les
menus. Que Joseph ne fasse pas des siennes, non plus. Sa
mauvaise humeur de l’autre soir a froissé. Après tout, qu’il
les laisse fumer à table, si ces dames le veulent ! Ne pas
oublier non plus de le féliciter pour son dessert d’avant-hier.
Une recette à conserver absolument. Éviter de le vexer, le
complimenter juste avant de lui faire remarquer que Liliane
de Rothschild et Jean-Louis de Faucigny-Lucinge n’ont
pas touché à ses huîtres chaudes sauce Béchamel, en consé-
quence, ne surtout pas leur en resservir. Et puis, revoir les
plans de table : Vivian Leigh et Laurence Olivier seront à
Paris le mois prochain, ne pas les inviter avec les mêmes
convives qu’à leur précédente venue. Organiser une ren-
contre avec ma petite Geneviève ? C’est la jeune première
qu’il leur faut, c’est évident. « Joseph, s’il vous plaît, appe-
lez-moi Montaigne ! »
Dior n’est plus jamais en paix. Il faut qu’il soit partout, il
faut qu’il vérifie tout, même à la maison. Il continue, le
regard capté par le visage de sa mère, de faire l’inventaire
du jour : une maîtresse de maison hors pair, à qui rien jamais
n’échappait.

430
Le sacerdoce

La Colle Noire

Personne n’a de secret pour sa secrétaire et c’est toujours


dans les comptes qu’on lit la vérité. Ô combien elles le
savent, Mademoiselle Vidmer, Mademoiselle Ramet, et
toutes les autres à qui Dior n’en finit pas de faire passer des
messages sur des petits bouts de papier… Faites-moi un
chèque pour ceci, faites-moi un chèque pour cela. Cet
homme dont tout le monde pense qu’il a la tête sur les épau-
les est saisi par la folie des dépenses. Rien n’est jamais assez
beau. Il faut refaire dix fois jusqu’à ce que cela plaise. Et
personne ne comprend comment il se débrouille avec
l’argent qu’il gagne, son salaire, ses actions, le produit des
licences, pour avoir toujours besoin d’avances. Tout ce qu’il
investit d’énergie dans la bonne gestion et le succès de la
maison Dior, est autant perdu dans son capital privé. Que
dirait-on si l’on savait que les affaires personnelles de Dior
sont dans un désordre incroyable ! Chaque année, le coutu-
rier accumule les retards pour payer ses impôts et il collec-
tionne les redressements. Elles le savent, elles, le montant
de la facture qui s’accroît d’année en année vis-à-vis du fisc :
une honte !
Certes, il est bien normal que Dior éprouve le besoin de
compenser les privations des années noires en vivant
comme un prince généreux et qui n’y met d’ailleurs aucun
désir d’ostentation. Mais cette frénésie, cet excès, cette fuite
en avant le dévorent au lieu de lui procurer du délassement.
C’est comme une fatalité chez lui. Qu’il entreprenne une
nouvelle maison, il est en proie à un acharnement entre sa
volonté du plus-que-parfait et les folies de son imaginaire.
Un duel infernal comme au chapitre de ses passions qui se
terminent souvent mal et où Dior ne peut s’empêcher de se
faire souffrir, à cause de sa rigidité morale qui finit par lui
interdire de se laisser dominer, fût-ce par ses désirs. Or,
dans ses habitations aussi, le calme lui échappe. Il s’y com-
plaît en agissant en enfant gâté à la recherche de son

431
Christian Dior, un destin

enfance, et, dans cette histoire, le chemin ne connaît pas de


fin, le passé, sans fond, se visite toujours plus loin, toujours
plus intensément, toujours plus passionnément.
Nouvelle étape : La Colle Noire.
« Je veux sentir l’esprit d’une maison de famille héritée
de génération en génération, je ne veux pas de neuf, mais de
la patine, je veux de l’ancien, de la mémoire vive, je veux
l’empreinte de mes ancêtres et la trace des siècles, je veux
qu’une étoile à cinq branches sertisse le sol du hall, je veux
du rouge pour le petit salon, comme le bleu de celui de
Louise de Vilmorin, à Verrières, je veux une entrée en
façade et non plus sur le côté, je veux un premier étage
moins haut, je veux un bassin qui soit plus vaste que tous
les autres bassins, je veux de l’eau contre la sécheresse, et
des lumières dans la nuit, je veux une statue antique, je veux
des proportions classiques, pas une mais deux tours, et je
veux un jardin de 50 hectares, des fleurs et des fleurs pour
le plus grand des parfums, je veux qu’on appelle Mme Dela-
haye et Raymonde, et… » Cela coûte cher ! Depuis deux
siècles, tous les occupants successifs de cette propriété
s’étaient ruinés parce qu’il n’y avait pas d’eau. Il la fait venir
à prix d’or de Montauroux et tous les habitants de la com-
mune en profitent ainsi gratis au passage. En trois ans, car
il ne savait rien faire à la légère, une bâtisse délabrée se
métamorphosa en une résidence princière gardée par des
lions de pierre qu’il avait ramenés d’Italie.
Et il aura son bassin de taille olympique, piscine à
l’occasion, somptueux miroir surmonté d’une majestueuse
statue éclairée à la nuit tombante. Et il aura sa vaste vallée
surveillée par ses lions, et il aura son jardin, la terre
retournée, détournée, replantée, et il aura la parfaite
symétrie qu’il souhaitait… Travaux colossaux engagés
sans compter comme on entreprend la construction d’un
Versailles : rien n’est jamais trop beau, trop grand, trop
compliqué. Rien n’est impossible.

432
Le sacerdoce

Devenir le seigneur du château comme les Dior ont été


les seigneurs de Granville. Se lever chaque matin et
s’offrir l’horizon, la mer, le monde, l’univers, pour soi, rien
que pour soi. Tout voir sans être vu. Ne plus avoir à se
déplacer, seulement d’un massif à un autre, et cultiver son
jardin à l’abri du bruit et de la fureur de la modernité. Se
poser. Les mains dans la terre, le regard tendu vers le ciel.
Pauvre Christian ! Après le déjeuner, en raccompa-
gnant ses invités, tout le monde a remarqué comme il
peine en descendant l’escalier. En plein mois d’août, la
chaleur est étouffante même à l’ombre sous la pergola où
ils ont déjeuné. Cinq plats. Tatiana Liberman grignote du
bout de sa fourchette. Alexander, son mari, plus en appé-
tit, cale pourtant rapidement lui aussi. Le repas dure. Sous
les légères cotonnades, les peaux humides ne demandent
qu’à respirer. Un souffle d’air. Tatiana Liberman se sou-
vient du temps où ils jouaient à la canasta, cette époque
où l’on ne sentait pas passer le temps, justement.
Comme il a changé et comment le lui faire entendre ?
C’est impossible à dire. Avec Alex, ils en ont parlé sou-
vent, de ces deux femmes, mais peut-on le lui lâcher,
comme ça ? Lui dire : « Mon cher Christian, vous devriez
manger plus léger… Christian dear, je vous sens fatigué,
vous devriez vous ménager. C’est peut-être le foie…
Christian, Raymonde Zehnacker et votre astrologue,
Madame Delahaye, me semblent avoir une bien mauvaise
influence sur vous. »
Non, impossible ! Il le prendrait mal. Même s’il se laisse
un peu plus aller qu’avant. Tel ce dîner d’adieux où il
tenait, sans se cacher, la main de Jacques, tristement, son
compagnon étant rappelé à cause de la guerre d’Algérie.
Malgré ses principes, il a oublié d’être discret. Tout le
monde l’a remarqué et nul ne se prive d’en parler jusqu’à
Ned Rorem, l’ami musicien de Marie-Laure de Noailles
qui racontera cet épisode dans ses Mémoires en surnom-
mant Jacques « l’Arabe ». Cette épithète fausse (Jacques

433
Christian Dior, un destin

est juif) que lui valent ses origines marocaines lui a été
attribuée par l’entourage qui louche jalousement sur la
place occupée par le nouveau favori ou se sent frustré,
comme Raymonde, de ne plus pouvoir tout régenter.
Après les avoir quittés, Christian rentre se réfugier dans
l’une de ses alcôves favorites, de ces recoins rassurants
qui partout ont ponctué ses maisons. Il respire mal. La
journée, loin de s’achever, lui paraît déjà interminable.
Pourtant, il ne saurait se passer de ses amis.
Il se donne un mal fou pour organiser les grands déjeu-
ners ou dîners qu’il donne à La Colle Noire et, pourtant, voir
ses amis, c’est tout ce qu’il aime. En feuilletant au hasard les
pages du Livre d’or, il tombe sur la signature de Marie-
Laure de Noailles, à la page du déjeuner du 25 août 1956.
Elle l’a entourée d’un petit sphinx assez coquin, et elle se
trouve à côté de celle de Ned Rorem. Figurant le même jour,
les signatures de Paul-Louis Weiller, de « Rory » pour les
intimes, de son vrai nom Roderick William Cameron, le
décorateur et globe-trotter le plus snob de la planète, de Guy
de Lesseps, et de Nora et Georges Auric. Ah, oui ! Il se sou-
vient de ce mois d’août, son premier été à La Colle Noire : il
fut une suite ininterrompue de déjeuners. Le 31, une page
entière du Livre d’or a été accaparée par l’illustrateur et
parolier, Maurice Van Moppes, dit « Momo », qui a croqué,
d’un trait à la plume, une silhouette de profil de Dior en esti-
vant, comme il était détendu ce jour-là ! Marc Chagall,
occupe l’une des pages suivantes, avec une esquisse pleine
d’envolée rendant un hommage à Dior, d’artiste à artiste :
« pour Dior grand artiste » où il le représente avec une
palette de peintre. Le 15 juin 1957, la signature de Marie-
Laure de Noailles apparaît à nouveau, cette fois elle a grif-
fonné un petit chat portant une couronne. Mais un oiseau
lui tient compagnie : c’est un croquis de Bernard Buffet,
invité à ce déjeuner avec son compagnon d’alors, Pierre
Bergé. Encore un grand déjeuner ce jour-là, comme
l’atteste le nombre de signatures figurant sur le Livre d’or,

434
Le sacerdoce

parmi lesquelles on reconnaît celle de Carmen Tessier, la


reine des potins parisiens, surnommée « la commère ». Dior
collectionne les scrap books de Marie-Laure de Noailles,
remplis de collages qui sont si charmants et racontent des
moments merveilleux pris à la volée : fêtes, voyages,
coupures de journaux, portant sa signature toujours agré-
mentée de fantaisies.

Le testament

La semaine prochaine il fera venir le notaire. Il faut encore


modifier le testament. Sept ans plus tôt, lors d’une première
séance chez son juriste, Pierre Perrotino, Raymonde Zehna-
cker, Catherine Dior et Marthe Lefebvre, l’ex-gouvernante,
étaient traités sur un pied d’égalité. Plus tard, trois autres
textes ont été rédigés, rallongeant chaque fois la liste des
héritiers, des neveux, des nièces, Jacques Homberg, des
amis, des collaborateurs, y compris les Musées nationaux,
qui, tour à tour, sont apparus puis ont disparu.
Le 30 août 1957, Christian Dior va directement à son
nouvel essentiel : « Je soussigné Christian Dior, lègue par
moitié la totalité de mes biens à ma sœur Catherine Dior
et à Madame Raymonde Zehnacker, charge à elles de sub-
venir à l’entretien de Mademoiselle Marthe Lefebvre. » Il
compose son testament comme il a fait avec ses robes. En
allant du trop élaboré au plus épuré.
« Pourquoi ne vous êtes-vous jamais marié, est-ce parce
que vous connaissez trop bien les femmes ? » Les journa-
listes américains posent toujours les mêmes questions !
« À Paris, j’en ai plus de mille qui travaillent pour moi,
c’est bien suffisant ! » répond le couturier.
Onze ans, 100 000 robes vendues, 1 500 kilomètres de
tissus décorés, 16 000 croquis et tous là, à l’applaudir. On
a fait la fête pour cet anniversaire. Félicitations, bravos.
Patron, on t’aime. Comment leur dire que, dans cette salle

435
Christian Dior, un destin

bondée, dans cette assemblée de bruyante joie, il a rêvé,


lui, d’un vaste jardin où il se cacherait ? Que Suzanne
reçoive pour lui, que Marguerite coupe pour lui, que
Mitzah s’amuse pour lui, que Rouët compte pour lui, que
d’autres imaginent pour lui, que tous lui offrent un spec-
tacle sans pareil, le laissent dans son rôle de contemplatif
attentif, ce rôle qu’il a si bien connu, tellement loin déjà
et pourtant ça ne fait que dix ans. L’avenir, il s’en occupe
naturellement à chaque occasion où il s’agit de mettre en
valeur le talent d’un jeune qu’il sent capable. Et dès le
premier jour, avec Jacques Rouët, ils ont eu le souci de
bâtir une maison sur des principes durables et d’y incul-
quer un esprit d’école. Tâche d’autant plus aisée que le
succès attire les meilleurs chez Dior. « C’est comme
d’entrer à Polytechnique » dit le jeune Jean-Louis
Scherrer qui y fait ses classes et ne tardera pas à être
remarqué.

« André, Monsieur Dior veut vous voir. »

Dessinateur de grand talent, André Levasseur a, dans


la maison, un rôle bien déterminé : réaliser les croquis
joints aux patrons et vendus aux acheteurs. Une tâche que
le jeune homme espère ne pas avoir à poursuivre long-
temps. Il aspire à devenir modéliste, un vrai, et ne craint
pas, parfois, d’ajouter çà et là une petite touche person-
nelle à ses dessins. C’est sûrement pour cela qu’on le
convoque. Monsieur Dior aura remarqué ses libertés.
Maintenant, il se reproche son audace. De quel droit
s’est-il permis de se mesurer au maître ?
Dior laisse s’installer le silence. Levasseur donnerait
beaucoup pour être ailleurs : « Il faut que je vous dise,
André, ce que j’ai fait de vos croquis…
— Ah ? » Levasseur se raidit de peur, car Dior a pris
une expression sévère, trop content de mettre son interlo-
cuteur sur le gril :

436
Le sacerdoce

« Deux d’entre eux ont été réalisés pour la collection de


New York. Et je dois vous dire que l’un d’eux est sans
aucun doute notre meilleure vente de la saison ! »
Et Christian Dior d’éclater de rire devant la mine parfaite-
ment décomposée de l’autre. Les talents qu’il découvre le
ravissent, il n’est pas avare de compliments, bien au
contraire. Puisque décidément l’amour ne lui réussit pas, il se
délecte dans la paternité. Et, un jour, en 1955, c’est Yves
Saint Laurent, qui a rejoint la maison sur les recommanda-
tions de Michel de Brunhoff. Le jeune Oranais de vingt ans
qui rêve de Paris depuis son enfance a passé haut la main le
concours de la laine, destiné à promouvoir les jeunes talents
dont il est le lauréat. Mais c’est à peine si Dior prête attention
au prodige qu’il a installé à une petite table dans son studio.
Questions d’affinités, le maître se sent peu attiré par ce
timide garçon à lunettes, frêle comme une tige et raide
comme un séminariste. Mais Anne-Marie Muñoz, la nièce de
Sauguet, qui se fait toute petite en rangeant les tissus au fond
du studio, est la première à s’acoquiner avec ce compagnon
de son âge. Elle l’entraîne le soir et ils font une petite bande
avec Karl Lagerfeld. Mais, séduites à leur tour par sa fragi-
lité, les mères cariatides ne tardent pas à le découvrir, puis le
couver et le sortir. Suzanne Luling le prendra sous son aile
pour lui ouvrir les portes de son Paris. Dior entre-temps a eu
le loisir de remarquer le crayon de son assistant. Et, en 1957,
convaincu d’avoir véritablement trouvé celui qui pourrait
devenir son dauphin, il l’annonce à Jacques Rouët : « Je sou-
haite qu’on le mette en avant. Dans la dernière collection, ses
quarante modèles ont été un succès. La presse doit le
savoir. » Il le somme aussi de contacter Marc Bohan de chez
Patou que son amie, Alice Chavannes, lui a recommandé
mais rien n’aboutit, Raymonde, s’y opposant.
Christian Dior ne joue plus. Ces jeunes talents ne sont
pas des pions qu’il déplace à loisir. Se faire plaisir en leur
faisant plaisir n’est plus la motivation à l’ordre du jour.
Une organisation commence à se dessiner dans la tête de

437
Christian Dior, un destin

Dior : il a trouvé son Yves Saint Laurent pour assumer


avec lui Paris, il lui faut quelqu’un pour l’aider à créer les
collections de New York et c’est à Marc Bohan qu’il fait
cette proposition, dans le plus grand secret. Veut-il se reti-
rer ? Avant tout, se rassurer, calmer l’angoisse, maîtriser
cette immense machine qui les dévore jour et nuit, tout
prévoir pour limiter les imprévus. Oublier, oublier un
instant, et s’en remettre aux autres.
La nuit, parfois, lorsqu’il n’y tient plus, lorsque de Londres
à Sydney, de New York à Paris, son esprit vogue de licences
en parfums, de clientes en vendeuses, de chiffres d’affaires en
affaires à signer, lorsque l’innocence de ses vingt ans surgit à
son esprit comme la plus dramatique des pertes, lorsque sa
mère, les bras chargés de fleurs, apparaît dans le salon de
Granville, il descend lentement à la cuisine. Pour calmer une
insomnie, quelques cuillerées de caviar font aussi l’affaire. Ou
bien appeler Raymonde, si ce n’est pas trop tard. Et avec elle,
s’épancher, se laisser aller. Raymonde seule peut l’entendre.
Son étoile, « son second moi-même », sa Raymonde.

Le dernier amour…

L’amour est enfant de Bohême : l’un a un cœur de père,


l’autre est un chic type et la rencontre a lieu le 13 mars
1956. Encore un numéro 13 ! Et comment Dior ne
croirait-il pas dans le pouvoir des nombres ? Ce soir-là, il
avait pris rendez-vous à Versailles avec son ami, le photo-
graphe André Ostier, pour assister à une représentation
au théâtre Montansier. André Ostier est venu avec un
jeune homme. Ils se retrouvent tous les trois à l’entracte.
L’inconnu a vingt-cinq ans, une jeunesse éblouissante, une
beauté méditerranéenne qui a tous les traits de la pureté
classique. Par-dessus tout, il est d’une timidité qui va droit
au cœur de Dior. Avant même de se serrer la main, ils
savent qu’ils sont faits l’un pour l’autre.

438
Le sacerdoce

Le lecteur a déjà vu apparaître le personnage au cours


d’un déjeuner à La Colle Noire : Christian et lui se serrant
la main devant les invités qui s’en étaient montrés très
surpris. Le moment était spécial, ils allaient se quitter peu
après. La France était en plein dans la guerre d’Algérie et
le jeune homme venait d’être rappelé pour remplir ses
devoirs militaires.
Il s’appelle Jacques Benita et est un jeune espoir de la
chanson, originaire du Maroc. C’est là qu’André Ostier a
fait sa connaissance au cours d’un voyage organisé pour le
gala de l’Armée de l’Air. Jacques Benita s’y produisait mais
poursuivait sa carrière à Paris. Né à Oujda, à la frontière du
Maroc et de l’Algérie, dans une famille juive séfarade, il a eu
une enfance douloureuse. Il le raconte avec toujours autant
d’émotion : il n’a jamais connu son père. Dior sera celui-là.
À partir de cet instant, ils ne se quitteront plus.
Mais pour Raymonde, celui-là vient troubler l’ordre
établi. Il dispose d’un trousseau de clés de l’appartement de
Dior, boulevard Jules Sandeau, et y passe fréquemment les
nuits, bien qu’il ait gardé son petit logement rue de Saus-
sure, dans le XVIIe arrondissement. Dans la journée, il
arrive que Dior lui laisse sa voiture et son chauffeur à dispo-
sition. Ils se tutoient, ce qui est rarissime dans son entou-
rage : « Tu peux prendre la voiture aujourd’hui, je n’en ai
pas besoin. » Et Jacques est heureux comme un enfant : un
jour dans le métro, le lendemain, dans l’Austin Princess…
De cette relation filiale et joyeuse, Jacques ne cherchera
nullement à profiter au contraire des garçons plus ou moins
intéressés que Raymonde Zehnacker a l’habitude de faire
surgir dans l’idée d’aguicher le maître. Et justement, c’est ce
qu’elle n’aime pas. Benita n’est pas une marionnette et elle
voit bien que son patron est véritablement tombé amou-
reux. Jacques est de toutes les occasions. Il a sa place parmi
les invités dans les dîners que Dior donne chez lui et il lui
fait vis-à-vis en bout de table. On l’emmène en voyage à
Barcelone et ils soupent avec Salvador Dalí et Gala. Et

439
Christian Dior, un destin

quand ils ne se voient pas, Dior enrage de ne pouvoir assis-


ter à ses spectacles car Jacques le lui interdit : question de
timidité, peut-être une coquetterie de sa part. Il se produit
au Cabaret de Suzy Solidor, rue Balzac. Dior se soumet et
lui adresse des petits mots qu’il lui fait porter au spectacle.
Un soir, néanmoins, Dior ne tient plus. Où est-il son petit
Jacques qu’il a tant envie de voir et qui manque parmi les
douze convives qu’il reçoit à dîner ? Peu lui importent les
convenances pour une fois, et, au moment de passer à table,
Dior plante là ses invités, prend sa voiture et part à la
recherche de Jacques. Il le trouvera finalement chez lui
après avoir gravi trois étages à pied avant d’arriver jusqu’à
son studio meublé et tomber dans ses bras de félicité.
Dior lui écrit presque tous les jours lorsqu’il est en
voyage. « Jeudi soir, (lettre du 4 novembre 1956) j’ai eu
une crise très violente de palpitation qui me laisse encore
très fatigué, j’ai dû annuler beaucoup de rendez-vous. […]
Malgré la gentillesse de tout le monde ici, je n’ai plus
qu’une idée, c’est de rentrer à Paris et jeudi me semble
encore trop loin. […] Je t’embrasse bien fort. Tian. »
En cette fin d’année 1956, Dior est de nouveau pour
affaires à New York, un séjour qui va durer près de trois
semaines, sans compter les déplacements en Amérique du
Sud, à Londres et en Scandinavie. Il supporte mal les
voyages. Il redoute l’anonymat glacé des chambres d’hôtel. Il
a besoin de se sentir entouré. C’est pourquoi il n’a de cesse
d’appeler l’avenue Montaigne tous les jours où qu’il soit.
Mais il a surtout besoin d’une âme sœur à côté de lui, qui lui
réchauffe le cœur quand il est au loin et Jacques est celui-là.

Les années passent…

J’allais souvent à New York, ayant là-bas une partie de


ma famille. Et, un jour, mon ami Alex Gregory 1 me
1. Éditeur et fondateur de Vendôme Press.

440
Le sacerdoce

proposa de l’accompagner à déjeuner un dimanche chez


Alex et Tatiana Liberman. Cela se situait au cours des
années quatre-vingt et je n’ai rien noté car l’idée était loin
de me venir à l’esprit de me mettre à écrire un livre sur
Christian Dior. Or, la conversation s’arrêta un moment
sur lui. Les Liberman l’avaient connu intimement. Ils se
voyaient régulièrement, tantôt d’un côté de l’Atlantique,
tantôt de l’autre, et s’adonnaient à leur jeu favori, la
canasta, et furent même filmés par la télévision américaine
en train de faire une partie de cartes.
Pendant ce déjeuner, Alex et Tatiana revinrent sur le
passé, le choc de la mort foudroyante de Dior et la perte
d’un grand ami qui les avait laissés inconsolables. Puis, ils
parlèrent des moments de dépression de Dior qui pou-
vaient être terribles, et ils racontèrent qu’ils s’étaient trou-
vés à plusieurs reprises, assistant à ses crises de larmes et
le voyant éclater en sanglots. Tatiana se mit à comparer
Christian Dior et « his dark moments » (ses moments noirs)
avec Churchill, en citant ce mot « his black dogs » ! C’est
cette référence à Churchill et ses « black dogs » (ses chiens
noirs) qui a capté alors mon attention. Car je dois avouer
qu’à l’époque, je n’avais pas encore lu de biographie de
Churchill 1.

« Patron, vous en faites trop, allez vous reposer »

Raymonde Zehnacker connaît toutes ses défaillances,


elle qui, toute douceur et diplomatie, a l’autorité néces-
saire pour le calmer, le diriger vers la petite chambre à
côté de son bureau quand il est haletant, essoufflé par ses
haussements de ton, épuisé par douze heures d’incessant

1. Je me suis remémorée cette conversation par la suite avec


Alexander et Tatiana Liberman que j’ai interviewé à Paris le 6 avril
1993.

441
Christian Dior, un destin

dérangement. C’est elle qui autorise ou, au contraire,


interdit les chocolats que le patron réclame. S’il implore,
c’est elle qui peut lui servir l’argument définitif : comment
compte-t-il encore plaire, s’il continue de grossir ? C’est
elle qui, quand l’acteur ne sait plus jouer, a encore réponse
à tout. Zehnacker tient l’agenda secret et organise avec
une discrétion parfaite, digne des escaliers dérobés de la
cour de Versailles, les apartés avec les jeunes garçons
talentueux ou les candidats modélistes que Dior a envie
de rencontrer sans attirer l’attention. Un rôle tout en
nuances et qui n’a qu’un seul défaut aux yeux de ceux
qui, eux aussi, se prévalent de faire partie de l’intimité du
couturier : être indispensable. Mais n’est-ce pas Dior lui-
même qui resserre ces liens de plus en plus ?
« Raymonde, je n’accompagnerai pas Roger Vivier à
Londres !
— Vous ne pouvez pas lui faire ça, les billets sont pris,
tout est prêt, Roger ne vous le pardonnerait pas !
— Raymonde, je n’irai pas. Si Vivier ne peut pas le
comprendre, tant pis pour lui ! »
Et Raymonde, il le sait, est si diplomate, elle arrange
tout !
En échange de quoi, elle acquiert autorité sur tout.
C’est elle qui a pris l’initiative de le confier à son médecin,
le docteur Beaudu. Dior est suivi depuis longtemps par le
docteur Strumza, mais elle n’y croit pas. Il l’écoute et c’est
une erreur, pense l’entourage : ce Beaudu n’est pas un
bon docteur. On se plaît à chuchoter qu’il a des pratiques
étranges. Plusieurs sont allées le consulter et l’on raconte
que, pour soigner les angines, il vous projette des jets
d’eau de Seltz dans la gorge ! Des bêtises, peut-être, mais
on sait que Monsieur Dior se sent tiraillé parfois entre
son astrologue et sa Zehnacker. Autour d’eux, personne
n’ose vraiment se prononcer. Raymonde, qu’il surnomme
dans les lettres qu’il lui écrit « sa petite étoile », appartient
aux bons et aux mauvais jours. Et des unanimités se

442
Le sacerdoce

créent, sans avoir besoin d’être exprimées : la Zehnacker


n’a pas une bonne influence et comment Monsieur Dior
peut-il se laisser « embobiner » par cette femme ? On
s’accorde sur un regard, on s’entend sans se parler. On
voudrait l’entendre haut et fort, alors on se tourne vers
celles qui seraient habilitées à protester ; Madame Carré
ou Madame Bricard, et, surtout, Madame Luling, son
amie d’enfance, ce qui lui donne bien le droit de protester.
Vaines tentatives. Craintes d’envenimer les choses ou peur
de blesser un homme qu’elles aiment vraiment ? Après
tout, s’il en a besoin !
Or, la situation ne s’arrange pas. Il devient de plus en
plus difficile de cacher l’aggravation de son état vis-à-vis
de l’extérieur. Le 26 février 1957, Dior est en représenta-
tion d’affaires à Stockholm en compagnie de Serge
Heftler-Louiche (président des parfums Dior) et de Ray-
monde Zehnacker. Comme souvent, l’accueil qui lui est
réservé est digne d’un chef d’État. Cependant, sa lassitude
est remarquée. Sur l’une des photos de ce voyage, le
regard appuyé voire inquiet que pose sur lui Serge Heft-
ler-Louiche en dit long. Dior est invité à la télévision sué-
doise et cette lassitude se voit durant son interview. Les
commentaires dans la presse souligneront que le grand
couturier semblait fatigué par le voyage 1.
Les capacités de résistance de Christian Dior s’épuisent
et, inévitablement, ses démons s’emparent de lui. L’homme
a été, depuis 1947, le maître des horloges, doué d’une
force capable de déplacer les montagnes et de bâtir le pre-
mier empire de mode au monde. Or, l’horloge se détraque
au fil de ces années 1956 et 1957, ses crises d’angoisse
deviennent plus fréquentes, la peur de la mort rôde et lui-
même ne cache plus ses états d’abattement. Ainsi l’écrit-il
dans le mot qu’il adresse, durant l’été, le 21 août 1957, à
son ami :
1. Informations tirées des Cahiers du Patrimoine, no 16 : Parfums
Christian Dior, p. 54.

443
Christian Dior, un destin

« Mon petit Jacques,


Deux mots pour te dire que j’étais content d’avoir ton
télégramme. Tu es gentil de n’avoir pas tardé à l’envoyer.
J’espère que tu profites de ton séjour et que tu vois souvent
ta famille. Ici, après deux orages, le temps s’est remis au
beau, mais j’ai les nerfs en très mauvais état, je n’ai que des
idées noires et ne profite de rien de toutes les beautés qui
m’entourent. Beaudu (son médecin) vient demain, j’espère
qu’il va me remettre moralement d’aplomb.
J’étais triste de te voir partir, mais cela est mieux que si
tu étais ici en ce moment où je ne supporte rien ni personne,
à commencer par moi-même. »
Il faisait beau en ce mois de septembre 1957, et Dior
avait décidé de partir se reposer en Italie mais Madame
Delahaye a lu de mauvais signes dans les cartes. Elle ne
veut pas entendre parler de ce voyage à Montecatini, qu’il
a demandé à Raymonde d’organiser. Et Madame Delahaye
a beau lui dire : « N’y allez pas ! » Il n’écoute pas. Rien ne
semble pouvoir l’influencer et l’astrologue va même jusqu’à
insister auprès de son ami, Jacques : « Essayez de lui dire,
vous qu’il écoute, qu’il ne faut absolument pas qu’il
parte ! » Il tente, en effet, de le faire fléchir mais Dior a
décidé de n’écouter les conseils de personne.

Jacques Rouët, l’artisan de la pérennité.

Jamais le moindre nuage n’a plané sur les relations entre


Christian Dior et Jacques Rouët, son directeur général, qui
ne se sont jamais départis de leur vision commune concer-
nant les objectifs de développement de l’entreprise Dior.
J’ai interviewé Jacques Rouët à plusieurs reprises,
entre 1992 et 1993, il avait les qualités d’un grand adminis-
trateur, le sens de la pédagogie, c’était un homme fin sous
un caractère carré et peu enclin à dévier de la ligne qu’il
s’était fixée. Il avait par-dessus tout une admiration sans

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Le sacerdoce

bornes pour Christian Dior et lui vouait une fidélité abso-


lue. L’une des idées-forces qui avait guidé la maison, dès
l’origine, m’expliqua-t-il, était la question de la continuité :
« Le problème de la continuité de la maison Christian Dior
s’est posé dès 1948 lorsque, après les trois premières collec-
tions (février 1947-août 1947 et février 1948), il a fallu
décider si la maison Christian Dior resterait une maison de
couture à l’échelle de toutes celles qui existaient à Paris, ou
si, au contraire, un grand développement, rendu possible
par un succès exceptionnel, lui serait donné.
« Pour atteindre ce but, il fallait voir grand, et c’est la
raison pour laquelle un développement très important a
été donné à l’entreprise tant en France qu’à l’étranger. »
Avoir dessiné l’avenir avec cette clarté représentait
quelque chose de fondamental, car jusqu’ici la destinée des
maisons de haute couture n’était pas vraiment résolue. Cer-
taines ont persisté parce que les noms ont été repris au
moment de l’entrée dans l’ère des grandes marques de luxe
à la fin des années quatre-vingt mais la plupart s’éteignait
à la mort de leur fondateur, – les sœurs Callot sont un des
exemples. Or, on va voir qu’à la mort de Christian Dior,
Marcel Boussac, qui appartenait à la vieille génération,
était prêt à prendre ce parti et fermer la maison. Marcel
Boussac croit aux hommes : « Christian Dior est irrempla-
çable. Le voilà disparu, impossible de faire perdurer un tel
talent. » C’est ce qu’on l’entendit dire…
Le 15 novembre 1957, trois semaines après la mort subite
de Christian Dior, Jacques Rouët lit solennellement devant
le personnel de la maison rassemblé avenue Montaigne, le
texte dont j’ai cité un extrait et dont voici la suite, intitulé :

La nouvelle organisation de la création


à la succession de Christian Dior :

« […] Si Monsieur Boussac a pu déclarer depuis déjà


quinze jours “la maison Dior continue”, c’est parce que,

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Christian Dior, un destin

répondant aux décisions prises dès 1948, les éléments


étaient en place pour que la maison puisse continuer dans
le sens désiré. En effet, il avait été créé un style, un goût,
une technique, une organisation caractérisant la maison et
toutes ses créations.
« Pour ne rien rompre avec la tradition déjà établie, la
création restera assurée par l’équipe créée et formée par
Monsieur Dior, qui est constituée de quatre personnes :
— Madame Raymonde Zehnacker, la plus proche et la
plus intime collaboratrice de Monsieur Dior ;
— Madame Marguerite Carré ;
— Monsieur Yves Mathieu Saint Laurent ;
— Madame Hubert Bricard. »
Pour parvenir à ce consensus de façade avec Marcel
Boussac, attaché à la vision ancienne des maisons de cou-
ture, il a fallu tous les efforts de persuasion de Fayol et
de Rouët pour que celui-ci se laisse convaincre. Et encore,
que les dirigeants se fassent appuyer par une démarche
collective des licenciés du monde entier venant supplier le
propriétaire de ne pas mettre fin au commerce lucratif de
la griffe.
Jacques Rouët n’est pas encore au bout de ses peines…
La succession a été sauvée de justesse mais la suite de
l’affaire va se révéler plus complexe. L’aventure Dior rend
le monde fou. Fulgurante, mimétique, on a l’habitude ici
de la célébrité qui naît en un jour. Yves Mathieu Saint
Laurent entre à vingt et un ans dans la légende. Dès le
15 novembre 1957 – jour de la déclaration solennelle lue
par Jacques Rouët annonçant les dispositions d’une direc-
tion collégiale prévue pour prendre place avenue Mon-
taigne –, celui-ci ne peut même pas achever sa phrase
annonçant qu’Yves Mathieu Saint Laurent sera chargé de
dessiner la collection que déjà les caméras se précipitent
sur le jeune modéliste, crépitent furieusement sur lui et ne
le quitteront plus. Dior lui-même n’avait jamais connu ça.
Imaginez qu’à l’issue de sa première collection, qui lance

446
Le sacerdoce

« la ligne Trapèze », le successeur est acclamé par les jour-


nalistes qui demandent à le voir apparaître au balcon de
l’avenue Montaigne ! Les six collections suivantes d’Yves
Saint Laurent – le prénom de Mathieu est tombé, et bien-
tôt on ne l’appellera plus qu’« Yves » – sont accueillies
avec la même frénésie. Le prodige dessine en outre la col-
lection de New York, supervise celle de Londres, sans
même songer à vivre sa jeunesse. Trop beau pour être
vrai : a-t-on jamais vu un garçon de vingt-et-un ans porter
sur ses épaules deux milliards de chiffre d’affaires ? Il va
suffire d’un accident de parcours pour briser le miracle.
Non, les bottes de Christian Dior ne se laissent pas chaus-
ser comme par enchantement ! Le 1er septembre 1960,
Yves Saint Laurent part au service militaire. Il ne le sait
pas encore, mais il ne retrouvera plus jamais sa place
avenue Montaigne.

Dans les coulisses de l’avenue Montaigne

Marcel Boussac choisit ce moment pour entrer en


scène. Rouët lui avait arraché, à la mort de Dior, une
décision prise contre son gré. De ce fait, il se considère
dès lors comme le successeur de Christian Dior et en
charge des destinées de l’affaire. Désormais, les décisions
passent par lui. C’est donc son avis qui prime quand se
pose la question de trouver un remplaçant à Yves Saint
Laurent durant son service militaire.
Un contrat avait été signé avec Marc Bohan, Dior envi-
sageait de lui faire créer les collections américaines et son
entrée dans la maison était prévue pour début
novembre 1957. Tout est remis en cause avec la mort de
Christian Dior, Jacques Rouët craignant que son arrivée,
dans ce nouveau contexte, prête matière à spéculation et
ne paraisse désavouer Yves Saint Laurent. Il s’agit de
gagner du temps, on propose donc à Marc Bohan des

447
Christian Dior, un destin

stages, puis on lui confie temporairement la direction


artistique de Christian Dior Londres jusqu’au jour où,
devant les incertitudes de la situation avenue Montaigne,
le modéliste est tenté de répondre à une autre proposition,
chez Révillon. Rouët l’apprend et le rattrape de justesse.
Sa première collection chez Dior, présentée en jan-
vier 1961, est un succès, alors que la dernière de Saint
Laurent ne s’était pas attirée, cette fois, tous les suffrages.
L’heure de Marc Bohan est venue…
Les affaires de cœur se mêlant aux affaires tout court,
Pierre Bergé voit s’achever sa liaison avec le peintre
Bernard Buffet, qui, cet été-là, est tombé amoureux de la
chanteuse, figure de l’âge d’or de Saint-Germain-des-Prés,
Annabel, et il en commence une avec Yves Saint Laurent.
Il est à son chevet au Val-de-Grâce quand celui-ci se fait
soigner pour dépression nerveuse, n’ayant pu supporter
l’armée, et veille sur lui, aidant à ce qu’il soit réformé. Tout
naturellement, il va s’occuper de ses intérêts avenue Mon-
taigne, le jour où le couturier se trouve prêt à y reprendre
sa place. Marcel Boussac, entre-temps, s’est entiché de
Marc Bohan qui l’invite à assister aux répétitions. Yves
Saint Laurent était beaucoup plus farouche de son indé-
pendance.
Quelles sont les chances d’un jeune homme de génie
qui ne connaît rien à la vie dans une situation où le rap-
port des forces lui est défavorable ? Pierre Bergé se pro-
pose de l’épauler et, fort intelligemment, a une idée à
proposer à Boussac, dont il a compris le dilemme et sa
difficulté à trancher entre les deux talents. La proposition
rencontre d’ailleurs l’accueil favorable de Fayol et de
Rouët qui assistent à l’entretien : pourquoi Boussac ne
financerait-il pas une petite maison au nom d’Yves Saint
Laurent ? Le couturier se contenterait d’une petite maison
destinée à habiller une poignée d’élégantes, sans risquer
de concurrencer la grande maison dès lors qu’il ne se lan-
cerait pas dans la diffusion, ce qui n’est pas son intention.

448
Le sacerdoce

L’argument a du poids : l’héritage de Dior représente une


lourde responsabilité à gérer, et Saint Laurent est encore
jeune, mais mérite néanmoins sa chance…
Marcel Boussac, surpris, demande à réfléchir. Un mois
plus tard, hélas, la réponse n’a pas varié : le commandi-
taire refuse le projet, au motif que cela semblerait de sa
part déjuger Dior, et propose des solutions d’attente. Il
offre de financer un voyage aux États-Unis au modéliste
pour y perfectionner son anglais et ses connaissances du
pays. Certes, l’idée ne manque pas de bien-fondé mais,
dans ces circonstances, elle est malvenue. L’indécision a
tort, surtout face à un créateur qui y voit un désaveu
humiliant de son talent. Pierre Bergé ne laisse pas la situa-
tion s’éterniser. Considérant que ces atermoiements valent
rupture de contrat, il adresse une sommation avec dom-
mages et intérêts.
On connaît la suite : Yves Saint Laurent ouvre sa
maison à la fin de 1961 et l’on verra son astre briller, ô
combien. Marc Bohan restera directeur artistique jus-
qu’en 1987. Admirateur de Dior, aimant l’opéra et la pein-
ture, possédant une vraie science de la coupe, son
ambition est d’installer la maison dans l’esprit du temps,
sans excès et sans révolution. Il a semblé effacé mais il
a réussi, grâce à ses bonnes relations avec les clientes,
notamment avec la princesse Caroline de Monaco, à main-
tenir intact le glamour et le prestige de la haute couture.
Jacques Rouët peut être soulagé. Il s’est battu pour
sauvegarder l’intégrité de la maison et la maintenir dans
l’esprit de Dior. Il devient gérant statutaire de la SARL,
succédant à Dior et restant à la tête de la maison jusqu’en
1983. Au vide laissé par le départ de Christian Dior,
s’ajoute le décès de Serge Heftler-Louiche, l’année sui-
vante, frappé d’un cancer. La direction des Parfums passe
à son bras droit, Bernard Picot. Peu à peu, les parfums
vont se séparer de la couture. Boussac, ayant besoin

449
Christian Dior, un destin

d’argent, vend la société en deux étapes au profit de Moët


Hennessy qui en détient le contrôle à partir de 1968.
La tâche de Jacques Rouët désormais va devenir
ingrate. Les années fastes vont prendre fin en raison du
déclin de l’empire industriel de Marcel Boussac. Après
une réussite industrielle et financière qui s’est étendue sur
cinq décennies, faisant du roi du textile l’homme le plus
riche d’Europe, entouré du prestige international que lui
vaut son écurie de courses – triomphante, jusqu’à damer
le pion aux Anglais sur leur propre terrain –, son influence
avec le journal L’Aurore et sa chasse à Mivoisin, un lieu de
réunion prisé par tous les hommes politiques de la IVe et
de la Ve République, Marcel Boussac qui a eu le tort, au
cours de sa longue vie, de n’écouter que lui-même, avance
inéluctablement vers le dépôt de bilan. Il cesse d’investir
dans la croissance de Christian Dior, la « petite perle de
son empire », telle est son expression 1 et au contraire il
puise dans ses ressources pour renflouer ses propres
pertes. Jacques Rouët se raccroche aux licences pour
générer des revenus, et la part de celles-ci finira par repré-
senter 87 % du chiffre d’affaires. Il appartiendra au futur
acquéreur de faire le tri entre les bonnes et les mauvaises,
qui dévaluent dangereusement la marque. Le groupe
Boussac est mis en règlement judiciaire en 1981. L’arrivée
de Bernard Arnault, qui devient propriétaire et prend la
présidence de Christian Dior en 1985, ouvre un nouveau
chapitre qui va faire entrer la maison dans l’ère des
grandes marques de luxe. L’étoile est de retour !

Catherine et son frère

Nous sommes en 1992, et je suis sur les pas de Christian


Dior depuis une année. Jacques Rouët a bien voulu

1. Bonjour Monsieur Boussac, Marie-France Pochna.

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Le sacerdoce

m’introduire auprès de Catherine Dior qui habite toujours


Callian, dans la maison qu’elle a connue à l’âge de qua-
torze ans, recueillie avec son père par leur gouvernante,
Marthe Lefèvre. Elle a donc 75 ans au moment où je la
rencontre. Je me suis donc rendue à Callian et j’ai passé
une journée et demie aux Naÿssès en sa compagnie, Cathe-
rine Dior m’ayant aimablement proposé d’y passer la nuit.
J’ai été émue en découvrant une femme devenue frêle,
menant une vie austère et que je savais marquée par des
souffrances qui ne pourront jamais s’oublier mais dont
émanait une grande douceur.
Son intérieur était comme ceux d’autrefois le reflet
d’une personnalité, d’une famille et l’on y ressentait
l’atmosphère à la fois familière et délicate d’une scène de
Chardin où une simple cruche dans des bleus changeants
et posée sur une nappe à côté d’une jatte de pommes
rouges suffit pour raconter une histoire. Catherine me fit
faire le tour de la maison. Elle avait réuni là des meubles
hérités de son frère avec les siens. Le tout, éclairé par des
bouquets de fleurs des champs ici et là, baignait dans une
bonne odeur d’encaustique mêlée de lavande. Elle avait
créé autour d’elle un monde serein.
Les traits de son visage ressemblaient à ceux de Chris-
tian, si on oubliait que ceux de son frère s’étaient empâtés.
Son aspect n’était pas austère mais plutôt l’effet de sa
dignité. Profondément bienveillante, elle fit en sorte que
je me sente tout de suite à l’aise en sa compagnie. En
arrivant, elle m’avait fait déposer mon sac de voyage dans
une chambre à droite dans l’entrée de la maison et je n’y
prêtai pas particulièrement attention. Le lendemain matin,
au petit-déjeuner, Catherine me demanda si j’avais bien
dormi. Je l’en remerciai, et là-dessus, j’appris que ç’avait
été celle de Christian ! Heureusement, je le sus après
coup : si je l’avais appris la veille, je n’en n’aurais pas
fermé l’œil de la nuit !

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Christian Dior, un destin

Ma rencontre avec cette grande dame reste un moment


profondément marquant dans le cours de l’écriture de ce
livre. Je connaissais son histoire, je savais qu’elle avait été
médaillée pour son passé héroïque de résistante : chevalier
de la Légion d’honneur, croix de guerre 1939-1945 avec
étoile vermeille, médaille de la Résistance, croix de la
Vaillance polonaise. Un détail cuisant révèle à quel point
la mémoire de la captivité reste marquée au fer rouge chez
ses victimes. Catherine avait reçu