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Regard phénoménologique sur la psychanalyse

La critique de Michel Henry

Par

Étienne Pelletier

Université de Montréal
Décembre 2013

Résumé

Un aperçu de la critique de la psychanalyse freudienne telle que formulée par Michel


Henry dans son ouvrage Généalogie de la psychanalyse (1985), ainsi que les contre-
arguments proposés par Mikkel Borch-Jacobsen (Le Lien affectif, 1992). Henry rejette la
notion d’inconscient au profit d’une auto-affection radicale de soi, reléguant ainsi
l’inconscient freudien à la tradition philosophique de la phénoménalité ekstatique,
soulignant son affiliation à une généalogie de la représentation. Or, il semble que Michel
Henry lui-même s’y inscrive également. Peut-on maintenir l’existence d’un inconscient, et
si oui, comment devrait-on le concevoir?
La critique que Michel Henry fait du freudisme prend racine dans son approche

phénoménologique : il lit Freud comme un philosophe et retrace la « généalogie de la

psychanalyse » pour démontrer son affiliation à la tradition philosophique. Remontant au

Commencement cartésien et aux implications du cogito comme conscience s’apparaissant à

elle-même, il tente de prouver que Freud n’est pas le maître du scepticisme que l’on

imaginait, mais l’héritier tardif d’une tradition perpétuant certaines erreurs philosophiques,

notamment la conception d’une conscience toujours empêtrée dans le langage de la

représentation, celui de la phénoménalité ekstatique (LA, 192-31). À travers une relecture de

la métapsychologie, il relève les apories dans ses concepts et cherche à comprendre ce que

Freud a voulu pointer sans y parvenir – car sa thèse est qu’il tente de rendre compte de

l’épreuve de soi, de la vie qui ne peut s’échapper. Tout en reconnaissant cette intuition, il se

montre très sévère, surtout quant aux implications philosophiques du freudisme sur la vie.

Car ses attaques servent le projet philosophique de leur auteur, qui cherche à redéfinir la

vie comme être excluant toute ekstase2 au profit d’une pure affection, d’un s’éprouver soi-

même. La vie, pour Henry, ne peut apparaître ou s’apparaître à elle-même sous le mode de

la représentation, elle le fait sous celui de l’affectivité, de la pure immanence qui se

distingue de toute extériorité : auto-affection antérieure à toute affection ekstatiques. La

lecture de Mikkel Borch-Jacobsen, suivant de près les arguments de Henry, permettra de

nuancer certains propos, et à partir du primat de l’affectivité, de défendre la thèse d’un

inconscient que Henry récuse presque complètement, du moins en dehors de

l’autoaffection.

1
Mikkel Borch-Jacobsen, « L’Inconscient malgré tout » in Le Lien affectif. Paris, Aubier, 1992.
2
L’orthographe employée par Henry varie, mais on conservera celle-ci afin d’insister sur l’étymologie
d’ek-stasis et souligner son affiliation avec le langage de la représentation comme extériorité et ob-
jectivité.

1
Le concept de conscience sur lequel se base Freud n’est pas différent de celui des

philosophes et, plus généralement, de son utilisation dans le langage courant. Elle

appartient au domaine de la représentation, de ce qui apparaît à soi. Tout ce qui se

phénoménalise, ce qui est représenté, ob-jectifié, la phénoménalité ekstatique donc, est de

son ressort. Au sens ontique, avance Henry, elle est l’ensemble des contenus apparaissant.

Au sens ontologique, c’est le pur fait d’apparaître. C’est à partir de cette conception que

Freud élabore celle d’inconscient, dont on distingue aussi la part ontique, essentiellement

les processus du système ics, et ontologique, l’essence de la psyché, ce qui conditionne le

devenir-visible (le devenir-conscient). Ainsi, la psychanalyse se fonde sur une structure de

l’être empruntée à la tradition philosophique, c’est pourquoi elle reproduit inévitablement la

même erreur en « [confiant] l’être à l’extériorité (GP, 3483) » et en réaffirmant le « clivage

classique de l’apparaître et de l’être (GP, 345). Selon Henry, cette méprise empêche Freud

de se pencher sur « l’essence de la phénoménalité » de la conscience.

Si l’inconscient est une « conscience barrée », on a une détermination purement négative

qui n’en fait que l’autre de la conscience. Autrement dit, si cette dernière est le domaine de

la phénoménalité ekstatique, on ferait de l’inconscient la zone d’ombre qui circonscrit toute

apparition, la limite de non-présence qui borne toute présence extérieure. Henry appelle

cette conception de l’inconscient celle de la représentation, puisque conscience et

inconscient dépendent l’un de l’autre et participent tous deux de la phénoménalité, du

monde de la représentation. L’explication de Freud avance plutôt une dépendance de la

conscience sur l’inconscient, en tant que celui-ci en est le principe, et en supposant qu’y

sont à l’œuvre les processus qui s’y manifestent. Mais l’inconscient, pour être connu,

dépend aussi de la conscience, car c’est par elle seulement qu’on peut le retracer.
3
Michel Henry, Généalogie de la psychanalyse. Paris, PUF, 1985.

2
On le voit, la conscience appartient au domaine ekstatique, c’est pourquoi Freud

reconduit l’erreur d’attribuer l’être à l’extériorité. C’est l’extériorité qui fonde la possibilité

de la traduction consciente de représentations inconscientes, le passage de contenus d’un

domaine à l’autre, bref la transformation ics↔cs sur laquelle repose d’ailleurs la cure. Ce

faisant, l’affiliation de l’inconscient à la représentéité, on s’aveugle à ce qu’il aurait pu

nommer, l’essence de la vie « hors ekstasis » qui, dans son « auto-apparaître expulse de soi

l’ek-stasis (GP, 350) ». Le privilège accordé à l’extériorité se voit aussi lorsqu’il est

question des destins de pulsions, essentiellement doubles : ou bien leur finitude dans

l’ekstase (devenir-conscient), ou bien leur retournement (refoulement). Pour Henry, le

refoulement expliqué comme le refus de la pulsion de se conformer à certaines exigences

motivées par le principe de réalité, l’autorité du Surmoi, etc., cette explication ontique ne

rend tout simplement pas compte de ce qui s’effectue réellement, à savoir l’épreuve de la

vie. Chez Freud, ce qui n’atteint pas son but correspond à ce qui n’est pas extériorisé. Le

cas échéant, le contenu demeure en latence, mais sous forme de représentation. Un exemple

à partir du concept d’idée-affect : c’est la représentation qui peut être admise ou récusée,

l’affect, lui, demeure toujours conscient et s’accroche à d’autres représentations jugées

inoffensives pour l’organisme. Freud maintiendra toujours, au-delà des investigations

neurologiques, la détermination consciente ou inconsciente pour la représentation

(fantasme, image, etc.) et le caractère toujours conscient de l’affectivité. « C’est donc la

représentéité qui sert de point de départ à la détermination psychanalytique de

l’inconscient4 (GP, 351) », non pas en tant qu’il est pro-duit, mais comme la pro-duction

elle-même.

4
Henry est peut-être trop expéditif ici, puisque cette affirmation est difficile à défendre si l’on se réfère
à l’inconscient de la Traumdeutung, où c’est bien moins la représentéité que l’inscription mnésique qui joue

3
Cela implique que l’instance productrice ignore son produit, le considère comme

étranger à elle. D’où le choc du patient confronté à son contenu inconscient : il ne reconnaît

pas un fantasme ou un désir comme sien. Henry y voit une situation analogue à

l’aboutissement de l’idéalisme allemand, contraint d’admettre l’inconscience de la

conscience absolue, qui se manifeste dans son produit mais ne s’y reconnaît pas; elle se

tient devant son ob-jet sans reconnaître qu’il provient d’elle. La différence repose sur une

identité commune, et c’est aussi le cas en psychanalyse. C’est là la condition de possibilité

pour que le patient puisse redécouvrir ce qu’il a produit et qui lui est pourtant si

singulièrement autre (l’un des éléments à la base de la cure est la mise en lumière des

processus jusqu’alors voilés par l’objet incompris). Le caractère étranger des produits est

souligné comme une insuffisance de la conscience à nous éclairer sur leur production. Tel

qu’avancé dans L’Inconscient (1915), la thèse d’un inconscient est nécessaire car les

données conscientes sont en grande partie lacunaires. Selon Henry, cette insuffisance

s’explique par la place prépondérante qu’accorde la psychanalyse au rêve et à l’association

d’idées. Ce faisant, on n’a affaire qu’à des représentations séparées de la réalité et de leur

apparaître – et il faut pouvoir expliquer pourquoi ils sont ainsi « séparés » –, puisque le rêve

est bien plutôt le récit qu’en fait le patient, de même que l’association d’idées fixe son

attention sur les contenus représentatifs. Forcément, si les contenus sont déracinés de leur

apparaître, ils semblent imprécis, incomplets, mystérieux, car leur caractère ekstatique

prime sur leur « pouvoir de constitution (GP, 352) ».

On le voit, Henry insiste sur l’antériorité de la formation par rapport à la signification

(ex. le rêve et son récit). À l’« imaginaire pur » se substitue une « formation langagière »

nécessaire à l’analyse, mais le nœud du problème est que les significations sont ensuite

un rôle fondamental.

4
hypostasiées, prises comme constituant l’essence du rêve lui-même. Un décalage entre la

formation et la signification serait le noyau aporétique de l’analyse onirique5. Les

significations sont créées ultérieurement par une Sinngebung (Henry utilise le terme

husserlien de « conscience donatrice de sens »6), mais ces représentations se trouvent

coupées de leur apparaître. Si poser des significations relève de la conscience, c’est dire que

tout le travail interprétatif du rêve se concentre sur le domaine ekstatique. C’est ici la

psychanalyse qui, passant à côté de la vie, pose des significations idéales : lorsque

l’analyste parvient à élucider le sens véritable d’une phobie comme le déploiement d’un

complexe œdipien, ce n’est pas le sens initial qui est reconquis, c’est plutôt une

signification idéale qui vient recouvrir l’épreuve intuitive d’un être vivant. Plus encore, fait

remarquer Henry, c’est la totalité des formations psychiques qui subissent le même tort :

fantasmes, formations symboliques, mythes, religions, etc., toutes sont réduites à des

significations idéales modelées sur le langage (GP, 357). L’inconscient est dès lors conçu

comme un vaste réservoir de significations idéales, et le mandat psychanalytique de

reconnaître « le rôle décisif de l’imaginaire dans la vie (GP, 358) », c’est-à-dire ce qui

précède l’attribution de sens, échoue.

Pour la vie, la question du sens est impertinente, elle n’a pas à y répondre (ou alors son

sens correspond tout simplement au mouvement de l’épreuve de soi, GP, 359). Pourquoi?

Parce que, martèle Henry, elle n’appartient pas au monde de la représentation, elle est

antérieure à toute ekstase, elle ne peut pas se voir, se concevoir comme ob-jet et ainsi se

5
Remarquons que Henry y voit un problème majeur, mais les processus secondaires (auxquels on
s’attarde et dont les formations sont selon lui hypostasiées) nous donne tout de même une idée du paysage
psychique du patient; ils sont l’expression intelligible de la « phénoménalisation ». On peut se demande si
Freud néglige réellement les processus primaires (l’apparition pour Henry) au profit de leur expression –
secondaire – langagière. Or, je serais porté à croire
qu’ici, Henry érige un homme de paille.
6
Et à tort, car la conscience donatrice de sens n’est pas d’emblée langagière.

5
signifier. L’intuition de la vie serait étouffée par Freud, bien qu’il tente de nommer la vie

avec son concept d’inconscient. C’est l’autre de la représentation qu’il a essayé de

formuler. Si les données conscientielles sont des « indices » de processus inconscients (cf.

Introduction à la psychanalyse), si les phénomènes, qui sont du domaine de la conscience,

diffèrent de leur force de production elle-même censée se distinguer de toute

phénoménalité, cela suppose que l’inconscient n’est pas qu’une zone latente inerte, mais au

contraire le lieu d’une activité constante et efficiente. C’est dans cette acception que

l’inconscient désigne autre chose qu’une non-conscience et vise plutôt « l’essence

originelle de l’être en tant que la vie (GP, 362) », puisque c’est une tentative de dire le tout

autre de la représentation.

Le sens est un « contenu représentatif » (ex. rêves, mythes, actes manquées, symptômes

physiques), mais ce n’est pas la conscience qui est le principe de ceux-ci, c’est un « tout

autre » irreprésentable que l’ego éprouve sous un autre mode que la conscience de soi7. Est-

ce donc cela, l’inconscient? Si cette certitude s’apparaît à elle-même, comment le fait-elle

si ce n’est via la phénoménalité, le devenir-visible? Du reste, comment parler de ce qui

excède toute représentation, de ce qui est par définition indicible? Le problème n’est pas

exclusif à Freud, c’est également ce que cherche à faire Henry. Peut-il éviter, en pointant

vers le tout autre de la représentation, de reconduire la même erreur? Mikkel Borch-

Jacobsen fait remarquer que la critique de la représentation est aussi vieille que le concept

même de représentation; concevoir un Dehors s’est toujours accompagné d’un désir de

formuler le dehors du Dehors, l’autre de la représentation, ce qui échappe à l’ekstase (l’in-

stase?). Michel Henry s’inscrirait lui aussi dans une généalogie de la représentation, comme

7
On remarquera ici une simplification de l’explication freudienne, ne serait-ce que parce qu’on met
l’accent sur la représentation et qu’on passe sous silence la dimension affective.

6
l’héritier d’une tradition tentant de penser son corrélat critique, son dehors (ne parle-t-il pas

de l’« hors ekstasis? » GP, 350). Ainsi, son entreprise n’est pas anti-représentative, elle est

tributaire d’une « autre » pensée de la représentation. Le « s’éprouver », le « se sentir »

dont il parle et qui désignent la vie n’impliquent-t-ils pas aussi une ekstase (LA, 195), au

sens où je m’apparais à moi-même comme être éprouvant, affecté, et ce repli me permet

d’énoncer la signification d’un « je me sens », « je m’éprouve »? Cette éminente difficulté

fait dire à Borch-Jacobsen que Henry effectue une énième fondation du Sujet, cette fois-ci

« sur la base d’une auto-représentation (LA, 197) », et il se demande s’il peut éviter de

« confirmer l’empire du langage de la représentation… en pointant son tout autre (LA, 198)

». En effet, comment l’éviter lorsqu’il s’agit de dire ce qu’il y a au-delà? (Surtout en le

nommant « la Vie »…) Comment rendre compte de l’immanence radicale, du mouvement

de la vie étranger à toute ekstase si ce n’est par le langage de la représentation? Le

commentateur de Henry souligne tout simplement l’impossibilité de ce projet; ce dernier

aurait dû faire état de l’aveuglement de la vie quant à elle-même, « prendre acte de

l’irreprésentabilité de la représentation elle-même (LA, 200) », précisément parce qu’elle

s’éprouve sans s’avoir devant elle.

La profondeur de la vie, l’essence de la psyché anté-représentative, Freud la frôle

brièvement avec son concept de pulsion. Malheureusement, ce n’est que pour retomber tout

de suite dans la représentéité : « concept limite » entre somatique et psychique, la pulsion

est connue par sa représentance (Repräsentanz). Déjà du temps du Projet de 1895, le

concept d’idée-affect liait au domaine de l’affectivité un corrélat représentatif, imagé,

symbolique. En 1915, le « représentant » constitue la condition de possibilité de l’existence

psychique de la pulsion, qui présente dès lors quelque chose d’autre qu’elle (une

7
représentation). La pulsion se comprend à la fois comme ce qui se présente en tant que

poussée irrépressible, activité interne8 (cf. Pulsions et destins de pulsions), et le principe de

cette présentation. Selon Henry, cette ambiguïté traduit « l’impossibilité de la pensée à

saisir en elle-même activité, puissance et force », en plus de sa saisie comme existant dans

le psychisme, comme représentation (GP, 363).

Il voit dans le concept « aberrant » de « représentation inconsciente » la conséquence de

deux erreurs importantes. D’une part, on colle à une représentation la qualité

d’inconscience parce qu’on conçoit l’état de latence comme une réserve de représentations

(souvenirs, contenus refoulés). Par exemple, dans le cas d’un fantasme refoulé, la charge

affective qui lui est liée est bien consciente (l’affect ne peut généralement qu’être logé dans

la conscience) et la représentation associée est, elle, reléguée à l’inconscient. Tout se passe

comme si la structure de la phénoménalité était déployée, mais sans qu’il n’y ait apparition,

phénomène (GP, 364). Autrement dit, la représentation associée au refoulé n’est jamais

présente, mais puisqu’elle est telle, il y a nécessairement eu phénoménalisation. D’autre

part, Henry relève l’aporie suivante : la pulsion n’est par définition jamais consciente, or

« n’existant psychiquement que par son représentant », cela signifie que la non-

représentabilité n’existe que sous la forme de la représentabilité (id.). Il y a une dépendance

épistémique de la pulsion à son représentant, en ce sens qu’elle ne peut être connue qu’en

passant par le filtre de la représentation.

Plus lourd de conséquences encore, l’inconscient freudien est lui-même la

représentation, la manifestation d’autre chose : d’une énergie, d’une force d’ordre

physiologique. Les processus dits inconscients se réduisent à des « indices » de processus

somatiques, et sont alors eux-mêmes des représentants d’un système énergétique.


8
On croirait définir « la vie » chez Henry…

8
L’inconscient se rapproche ainsi de la conscience représentative, et on peut y voir la

condition de la transformation de l’un dans l’autre, du passage de contenus d’un lieu vers

l’autre (ics↔cs), puisque le langage, celui de la représentation, leur est commun ou le

devient. Toutefois, pour éviter de tomber dans une stricte approche physiologique, Freud

affirme que les processus inconscients ressemblent aux « modalités de la vie consciente

(GP, 365) », mais c’est insuffisant pour Henry : le psychanalyste passe outre « l’essence

originelle de la Psyché ». Il critique la réduction physiologique opérée par Freud – reproche

qu’il partage avec nombre de commentateurs –, mais également le geste posé pour pallier

celle-ci : la réduction à la conscience représentative. Du somatique au psychique, puis « du

psychique à de l’extatique (GP, 366) », Freud assimile « l’être des processus matériels », à

savoir l’inconscient, à l’être-représenté, la conscience; derrière leur différence apparente

règne un principe d’identité se rapportant à l’ekstatique, à la représentation9. Henry

souligne que c’est d’ailleurs là le but de la thérapie, de réduire le contenu psychique à un

contenu ekstatique. La psychanalyse n’échappe pas à « l’horizon ontologique d’une

métaphysique de la représentation (GP, 367) ». Par conséquent, l’être de la vie

(essentiellement l’affectivité) n’est plus un s’éprouver ou éprouver son être et son histoire,

mais une histoire de représentations. Par exemple, le désir est le retour d’une représentation

associée à une expérience de plaisir. Le mouvement pulsionnel est changé en mouvement

de représentations, la réalisation du désir échappe au « moment de la réalité (GP, 368) » car

se perdant dans les fantasmes, symboles, fétiches… L’affectivité constituant le mouvement

de notre vie, de nos désirs, de notre histoire psychique, semble s’éclipser pour laisser place

9
Là où Derrida insiste plutôt sur les notions d’écriture, d’inscription, de traces, d’archivage (cf.
« Freud et la scène de l’écriture » in L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967).

9
aux ob-jets du désir. Et pourtant, l’affect est au cœur de la psychanalyse et de son concept

clé de pulsion qui, on le verra, est le fondement de la représentation et de la pulsion.

Henry critique vigoureusement la réduction freudienne de l’affect à un simple

représentant de la pulsion. Selon lui, cette méprise est symptomatique chez Freud du

recouvrement, par le discours scientifique, des descriptions phénoménologiques. Freud

suppose toujours une activité somatique derrière les « tensions phénoménologiques ».

L’excitation, qu’elle soit neuronale ou, plus tard, pulsionnelle, est censée être l’origine de

l’affectivité. Or, l’impossibilité de se soustraire à cette poussée interne, n’est-ce pas

justement le propre de l’affect? Tandis que la partie représentative de la pulsion peut être

ou non consciente, l’affect, lui, ne pourrait pas ne pas être conscient10. Un sentiment est

perçu ou n’est pas. C’est donc dire que les excitations physiologiques ne sont qu’affects, et

ceux-ci ne peuvent effectivement pas être évités; « le moi » – car l’auto-affection est la

subjectivité la plus intime et intérieure – « ne peut s’échapper à lui-même ». Freud ne fait

que spéculer en posant des quantités d’énergie derrière tout phénomène affectif. De même,

lorsqu’il attribue à l’organisme deux moyens d’être affecté, l’une extérieure (le système Φ

de 1895 et les stimuli externes dans Pulsions et destins de pulsions), l’autre interne

(système Ψ et pulsions), il ne décrit que deux volets de « réceptivité ontologique » : celle

« à l’égard du monde » et celle « à l’égard de soi », à savoir « l’auto-réceptivité de la

subjectivité » (GP, 372-3). Il n’est pas question d’activités neurologique ou pulsionnelle,

mais de l’affectivité vécue selon l’une ou l’autre des « modalités fondamentales de son

accomplissement phénoménologique effectif (id.) ». La pulsion qui était considérée comme

le substrat nécessaire à l’existence de l’affect perd son statut principiel dès lors que son

essence véritable est découverte dans l’affect lui-même. Elle est le fait de « s’auto-
10
Il suffit de penser à la culpabilité inconsciente pour douter de cette affirmation.

10
impressionner soi-même » sans pouvoir se fuir (=Ψ), et donc l’épreuve du poids de soi-

même (GP, 374).

Si la vie ne peut s’échapper, cela signifie que l’énergie libidinale est constante, ce qui,

selon Henry, pousse Freud à corriger la thèse neurologique du principe d’inertie par le

principe de constance. Le flot affectif continu, qui n’est autre que le mouvement de la vie,

correspond à la libido et ne peut, par conséquent, s’interrompre qu’avec la mort de

l’individu. Pour Henry, il s’agit encore d’un principe surajouté à la description

phénoménologique. Pour lui, l’ininterruption de l’affectivité (de la vie) ainsi que sa

dynamique (plaisir et déplaisir, variations qualitatives) dénote une « dialectique de

l’affectivité (GP, 376) » sans fondement. Dans la métapsychologie, l’augmentation des

excitations correspond au déplaisir et la diminution au plaisir, mais pour Henry, le principe

supposé commander ces variations n’existe pas, c’est un fondement directeur érigé a

posteriori, et celui-ci fait sombrer la description phénoménologique dans un langage

scientifique subordonné à la loi de l’entropie. Il va même jusqu’à dire, non sans raison, que

« la phénoménologie fait s’écrouler le schéma spéculatif (GP, 377) » développé à partir de

la période neurologique et qui perdure jusqu’en 1924. Quel est ce schéma? Principalement

l’association  des excitations = déplaisir et = plaisir, le tout soumis au principe de

constance. Or, dans son texte sur Le problème économique du masochisme (1924), Freud

admet que l’augmentation des tensions puisse correspondre à un état de plaisir. Ainsi, les

explications quant à la flexibilité de la métapsychologie, qui justifient en outre tous ses

remaniements et sa légitimité conceptuelle par rapport à la clinique, ces explications ne sont

que des observations d’ordre phénoménologiques; les excitations sont des « tensions

11
phénoménologiques », Freud décrit la vie qui s’éprouve et non les principes scientifiques

qui la gouvernent. 

La critique du scientisme freudien nous éclaire sur le reste de l’argumentaire du

phénoménologue. Si l’affect est, par essence, phénoménalisé, ce qui fonde l’inconscient n’a

par conséquent rien de tel, ni ne pourrait être tel. La conscience à laquelle est contraint

l’affect par nature permet à celui-ci de se lier et se délier à diverses représentations.

Pensons par exemple aux rejetons : l’affect demeure et se drape de représentations

susceptibles de passer l’examen de la censure. Pensons aussi au travail du rêve : les

sentiments les plus chargés d’affect (angoisse, amour, haine, etc.) sont soustraits des images

qui leur sont associées au profit de représentations innocentes et insignifiantes dans le but

de garder le rêveur endormi. Mais toujours l’affect demeure, s’éprouve. Dans le cas du

refoulement, l’affect est constamment éprouvé, c’est son sens (représentation) qui reste

méconnu (GP, 370), car il n’a jamais pu passer outre le préconscient. Le refoulement ne

concerne-t-il que les représentations? L’affect peut-il être refoulé, « un sentiment peut-il

être inconscient (id.) »? Freud exclut le commerce cs-ics des modalités de l’affect, ce

dernier a une « essence propre » et se convertit selon d’autres « modalités ». Toujours

immédiat, jamais différé, l’affect ne peut être rejeté hors de la conscience, et c’est pourquoi

il ne peut que muter en un autre affect et ultimement en angoisse (cf. le cas Schreber). Cette

finalité de l’affect dépourvu de représentation correspond à l’exigence de la vie qui ne cesse

jamais de jaillir d’elle-même. L’affectivité est le mouvement de la vie et ne saurait par

conséquent être interrompu, être confiné au domaine du caché. Dépourvus de

représentation, les affects ne peuvent que converger vers le point unique qu’est l’angoisse,

décrite comme l’épreuve que l’affect subit de lui-même. Auto-affection : l’affect se ressent,

12
la vie s’éprouve. L’angoisse est la « monnaie d’échange » commune à toutes les

« excitations affectives » et leur permet, peu importe leur détermination qualitative, de se

changer en elle (GP, 371).

Pourquoi l’angoisse? Instantané, inévitable, sans médiateur, l’affect est constamment

contraint de supporter son poids. Freud lui attribuait une quantité d’énergie (un quantum

d’affect) dont il était chargé, et bien que ce geste soit encore le fait d’un langage

scientifique obstruant, la notion de charge demeure pertinente pour la phénoménologie. En

effet, Henry avance que ce ne sont pas les prétendues variations quantitatives qui sont

pertinentes, mais le « trop », l’excès de lourdeur qu’est l’affect pour lui-même. Tout

comme l’angoisse chez Heidegger, elle est décrite comme indépendante de tout étant

(étrangère au domaine ekstatique), elle n’est pas une peur ayant un ob-jet. L’angoisse est

une épreuve qui ne relève pas de la représentéité, précisément parce qu’on ne peut pas

poser l’objet de sa source. Impossible d’y échapper, mais infiniment difficile d’y faire face.

À la thèse freudienne de l’angoisse infantile comme source de toute angoisse ultérieure,

Henry formule le contre-argument suivant : si l’angoisse du jeune enfant peut être dit le

modèle de ses angoisses futures, ce n’est que dans la mesure où il fait l’épreuve de la vie

qui ne peut se fuir, l’expérience du « sentiment de Soi (GP, 379) ». L’angoisse freudienne

serait le sentiment que la libido éprouve d’elle-même, le poids d’une énergie qui doit sans

cesse se supporter. Ce n’est pas tant la libido dont il est question que la « libido

inemployée », au sens d’une libido refoulée (GP, 380). Or, le concept revisité du

refoulement, à la lumière des considérations henryiennes quant à l’affectivité, nous éclaire

sur la conscience de cette libido « refoulée » qui n’a rien d’inconsciente. Elle n’est pas dans

l’ombre, telle une agitation souterraine se signalant à la conscience via l’angoisse, elle est le

13
sentiment tout à fait conscient (qui ne peut, à vrai dire, qu’être conscient) de la vie se

souffrant sous son propre poids à tel point qu’elle tente de se substituer à elle-même, de se

fuir (est-il si clair cependant que l’angoisse ne puisse pas être inconsciente?). L’angoisse est

ce conflit affectif dont nous vivons chaque étape : la vie jaillissant, la vie croulant sous la

surcharge qu’elle est pour elle-même, la tentative de fuite et l’impossibilité, par nature, d’y

parvenir.

L’une des conclusions importantes de Michel Henry est l’affirmation, non seulement de

l’angoisse, mais de la série plaisir-déplaisir, douleur et ivresse, souffrance et jouissance de

soi. Le freudisme conduit, à son avis, à un pessimisme d’autant plus malheureux qu’il

repose sur des prémisses erronées (par exemple, si le pendant de l’angoisse va de paire avec

une « libido employée » – c’est le Freud de 1895-1900 –, elle implique une « liquidation de

la vie » car l’énergie libidinale, l’Eros conçu comme accroissement d’énergie, s’oppose

désormais au plaisir).

La réduction de l’inconscient freudien au domaine ekstatique, quoiqu’appuyée par de

nombreux arguments, n’est pas exempte de critiques. Mikkel Borch-Jacobsen met en garde

contre une confusion entre un « inconscient conscient », ce comment l’interprète Henry, et

une « inconscience de la conscience ». Dans Le Moi et le Ça, Freud admet que non

seulement le Ça et le Surmoi constituent la majeure partie de la vie psychique, mais que

même une portion du Moi participe de l’inconscience. Ce n’est pas, comme le pense Henry,

que conscience et inconscient relèvent tous deux de la représentéité, que l’inconscient est

« résorbé » dans la conscience (LA, 212), mais plutôt que l’inconscient empiète sur le Moi,

il « envahit » le domaine conscientiel. On le constate particulièrement dans le cadre de

l’analyse, dans le passage presque systématique par la résistance de transfert. Le Moi ne

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résiste pas au refoulé, au contenu inconscient, mais plutôt à son devenir-conscient. C’est

l’inconscient qui, dans la portion du Moi qu’il occupe, résiste « en tant que conscience, en

tant que moi (LA, 215) ». En vérité, le Moi s’oppose assez peu au Ça, il est davantage

« vécu » par ce dernier (LA, 213).

Confronté à ce type de résistance, Freud avance que le travail herméneutique n’est pas

suffisant. L’analyste ne doit pas seulement extirper de l’inconscient ce qui y était enfoui et

exposer au patient l’objet apparemment étranger responsable de ses troubles. Ce dernier est

presque toujours conduit à revivre ce jaillissement, à « répéter le refoulé comme expérience

vécue dans le présent (Freud, cité dans LA, 214) ». Cette expérience s’éprouve hors du

domaine représentatif, où le patient n’aurait qu’à composer avec des images mnésiques; sur

le plan de l’affectivité, il revit le déploiement de la vie, il se souffre à nouveau et autant de

fois qu’il le faut. Henry avance lui aussi que la cure nécessite une « modification de la

vie », la « condition de [la] conscience » doit être transformée pour qu’elle soit effective;

l’exhibition des représentations liées au conflit psychiques est insuffisante (GP, 385). Or,

en observant bien ce type de résistance, on s’aperçoit que le transfert est éminemment

affectif, et encore une fois, l’affect est constamment présent, c’est la représentation

problématique, le souvenir traumatique qui refuse d’émerger, c’est cela l’objet de la

résistance. Au contraire, l’affect ne résiste à rien, même pas à lui-même. Il ne requiert

aucun médiateur, il est toujours « agi » (LA, 217), et cette détermination active

s’accompagne de son pendant profondément passif, en tant qu’il ne peut se fuir, ne peut pas

ne pas se subir; l’affect est action (il n’existe qu’accompli, LA, 218) et passion, pathos.

De là le contre-argument majeur aux propos de Henry : l’affect n’est pas la pure épreuve

immanente de la « vie », mais l’épreuve de sa passivité, l’épreuve toute consciente de

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l’inconscient (id.), la passivité caractéristique de l’affect qui s’éprouve sans se connaître (au

sens ekstatique) mais qui néanmoins sent son accomplissement. L’inconscient comme

« nom de la vie » ne serait donc pas l’expérience anté-représentative de soi. Pour appuyer

cette thèse, on peut se rapporter à des cas (résistance de transfert, sentiment [conscient] de

culpabilité inconsciente) où « quelque chose déborde le sujet » (comme un surcroît d’auto-

affection), et où « l’affect n’est pas éprouvé par le sujet » (LA, 222). Il est agi, mais si dans

sa passion le sujet souffre, ce n’est pas au sens du « se souffrir » henryien. Cette « radicale

non-présence à soi », cette « altérité » qui peut « hanter l’affect », ne serait-ce pas cela

l’inconscient (LA, 223)? Par exemple, dans la résistance de transfert, l’affect n’est, à

proprement parler, pas dirigé contre quelqu’un (l’analyste devient le visage anonyme et

singulièrement autre sur lequel l’analysé juxtapose chaque persona correspondant à ses

expériences : l’image de l’agresseur, de l’aimé(e), de la personne haïe, etc.). Mais il n’est

pas non plus éprouvé par le sujet, au sens où il ne relève pas de l’auto-affectivité, et ceci

parce qu’il requiert un rapport à un autre (l’analyste, même muet, effacé, ou voilé sous une

autre représentation par l’analysé)11. Quelque chose qui n’est pas moi – sans être un autre –

est affecté, et la source de l’affection n’est pas complètement hétérogène non plus;

l’affectivité n’est pas à trouver dans un Soi intime ni dans un tout autre. C’est dans cette

parenthèse que se situerait l’inconscient (LA, 225). C’est une chose de dire que

« l’inconscient est l’irreprésentabilité de la conscience… [la] passivité de son affect », c’en

est une autre d’affirmer, comme le fait Henry, « que cette passion est bonnement l’envers

de l’auto-affection de la vie par elle-même » (LA, 220).

Autrement dit, Borch-Jacobsen suggère de ne pas s’arrêter ni se contenter de l’affection

« éprouvée par le sujet », mais de considérer le lien affectif comme condition de possibilité
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Ainsi faudrait-il faire la distinction entre sensation de soi et affectivité.

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de cette affection (par exemple ici, le « rapport transférentiel »). Le narcissisme primaire et

le lien affectif originaire avec la mère sont d’excellents exemples évoqués par l’auteur : le

moi précoce est irreprésentable sans toutefois être une pure intériorité, et de même, le sein

maternel, sans être un objet, se confond avec le « moi » embryonnaire du nourrisson, à la

limite confuse et floue de son Umwelt. Ainsi, « l’investissement libidinal originaire du

Moi » ne correspondrait-elle pas au « s’éprouver soi-même » de Henry (LA, 228)? Selon

Borch-Jacobsen, l’ambiguïté tient à ce qu’ils pensent tous deux la même chose d’une autre

manière. Henry pense l’ego et sa formation comme pure immanence, émergence de soi en

soi, auto-affection, étranger à toute extériorité en tant qu’intériorité radicale. L’intuition

fondamentale de Freud est que « le moi naît », il suppose une « venue à soi à partir d’autre

chose que soi » (LA, 230). C’est pourquoi le nourrisson est le sein de sa mère,

antérieurement à toute représentation de celui-ci, tout en étant autre. Autrement dit, le

« moi » (en devenir dans le cas du jeune enfant) se constitue à partir d’objets qui, formule

paradoxale, ne sont pas ob-posés à lui, représentés, ekstatiques. Son ego se forge en passant

par l’altérité qui néanmoins se rapporte à soi, et c’est ce type de lien affectif qui permet de

« penser l’ipséité comme rapport et le moi comme autre (LA, 231) ». Henry réduit les

possibilités de saisie de l’inconscient à une opposition de l’ekstatique à « l’in-statique »

(l’auto-affection, la vie). Borch-Jacobsen suggère plutôt d’abandonner l’opposition cs/ics

pour saisir l’inconscient freudien, ce qui nous conduit à le concevoir autrement, comme le

moyen terme entre ce qui n’est pas moi sans toutefois être posé devant moi et mon essence

intime toujours dépendante des rapports affectifs à partir desquels elle se forme. Ce que

« je » suis, ni dans l’extériorité du monde ni en une pure intériorité, ne serait-ce pas

l’inconscient?

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