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La transformation digitale
saisie par les juristes,
histoire d’une opportunité à maîtriser
Par Marc MOSSÉ
Vice-Président (1) de l’Association française des Juristes d’Entreprise
Directeur juridique et Affaires publiques, Microsoft Europe
La transformation digitale à l’œuvre n’épargne aucun secteur ni profession. Les juristes et le monde
du droit l’ont compris ; même si ont parfois fleuri certaines prophéties millénaristes annonçant le
remplacement des juristes par les robots. Big data, machine learning et bien sûr intelligence artifi-
cielle (ci-après : IA) forment donc désormais l’horizon des juristes d’entreprise et ceux-ci, comme
les avocats, apprennent à travailler avec les legaltechs. En réalité, les juristes ont saisi l’importance
de s’approprier pleinement ces outils pour ne pas subir les effets de cette évolution déjà amorcée
et caractérisée par la combinaison inédite de la disponibilité d’une quantité infinie de données et
d’une puissance de calcul formidable (2). L’AFJE (3) en a d’ailleurs fait un de ses chantiers prioritaires
depuis trois ans. Ce qui apparaît une évidence ouvre cependant sur un questionnement de principe :
cette mutation souvent décrite comme la conséquence d’une nouvelle révolution industrielle est-elle
véritablement maîtrisable ou bien s’agit-il d’un changement de paradigme si profond que les juristes
deviendront, malgré tous leurs efforts actuels, un rouage parmi d’autres de la grande Machine ?
Jacques Ellul pointait, en 1977, les risques de la domination de nos sociétés par la technologie,
énonçant que « c’est le politique qui est de plus en plus induit par la technique et incapable au-
jourd’hui de diriger la croissance technicienne dans un sens ou dans l’autre (4) ». Cette vision pes-
simiste ‒ contemporaine de l’avènement de la puissance du numérique ‒ interroge nécessairement
le juriste. Celui-ci peut-il conduire les algorithmes à sa main ou bien va-t-il être soumis à leur
force et voir l’État de droit s’autonomiser ? Le juriste, avec sa rationalité fondée sur son expertise et
sa compréhension sensible du monde, est-il voué à se faire remplacer par un réseau de machines
qui, certes, l’intégrera mais pour faire de lui un élément parmi d’autres de la logique computation-
nelle et communicationnelle ? La production de la norme juridique comme son interprétation
seront-elles dépendantes de décisions commandées par l’IA ? La souveraineté numérique va-t-elle
prendre la place de la souveraineté fondée sur les principes démocratiques ? Le champ de question-
nement est vertigineux. On ne doit pas le redouter mais l’embrasser.
Il peut exister des motifs de s’inquiéter. Il y a toutes les bonnes raisons de rester optimiste.
S’il choisit de suivre la stratégie audacieuse de s’approprier ces nouveaux enjeux, de se donner les
clés pour comprendre et utiliser à son bénéfice, et à celui de ses clients, ces nouveaux moyens, le
juriste sera en mesure de devenir un acteur non seulement essentiel, mais surtout incontournable,
de ce nouvel environnement.
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Enjeux numériques – N°3 – septembre 2018 – © Annales des Mines
C’est d’autant plus vrai que, parallèlement à cette évolution technologique, le besoin de droit se
fait de plus en plus fort dans nos sociétés marquées par la complexité et la globalisation. La « dis-
ruption » en cours peut aider à y répondre en déployant de nouveaux instruments et des capacités
d’analyse et d’action inédites que le juriste pourra orchestrer en se plaçant au centre de la nou-
velle cartographie des pouvoirs. Nicolas Negroponte prédit, de façon quelque peu emphatique,
que « telle une force de la nature, l’ère numérique ne peut être contrée ni niée. Elle possède quatre
qualités essentielles qui vont lui permettre de triompher : c’est une force décentralisatrice, mondia-
lisatrice, harmonisatrice et productrice de pouvoir ». Il décrit ainsi un monde dans lequel le juriste
doit créer les conditions de la maîtrise de ce vaste « réseau neuronal » en cours de constitution. La
formule fameuse de Lawrence Lessig, « Code is Law… Architecture is politics », laisse au juriste
toute sa place pour être un producteur de sens.
Il semble ainsi raisonnable de saisir la transformation numérique comme une opportunité pour les
juristes et, partant, pour la place du droit dans nos sociétés, à la condition toutefois que soient mis
en œuvre les moyens de contrôler « La Machine ».
Les grandes catégories en mouvement (6) pourraient être décrites rapidement ainsi :
l eDiscovery (7) – depuis une analyse détaillée d’un grand nombre de documents complexes jusqu’à
l’analyse prédictive contentieuse, en passant par le contrôle des coûts des procédures. Ce champ
est un mélange de technologies classiques et disruptives.
l Automatisation du tri, de l’assemblage et de la revue de documents – depuis la production de
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La technologie dite de blockchain est intéressante. Elle est notamment utilisée pour la mise en place
de contrats intelligents (smart contracts), c’est-à-dire de programmes autonomes qui exécutent au-
tomatiquement les conditions et termes d’un contrat, sans nécessiter d’intervention humaine une
fois démarrés. Le fait d’intégrer de tels logiciels dans la blockchain garantit que les termes du contrat
seront inchangés, et qu’ainsi, à la réalisation d’un événement, les clauses du contrat en question seront
automatiquement appliquées. Ainsi, dans le domaine du droit des assurances, on citera l’exemple de
la startup Insureth ayant créé un système de smart contracts qui indemnise automatiquement les
passagers ayant souscrit à une police d’assurance en cas de retard de leurs vols. Les passagers n’ont
pas besoin de remplir un formulaire, et la compagnie aérienne n’a pour sa part aucune réclamation à
traiter. Il s’agit d’une application automatique pure et simple du contrat d’assurance.
Il est loisible d’utiliser la recherche intelligente via la base des contrats de l’entreprise pour identi-
fier les rédactions les plus problématiques en lien avec les précontentieux ou contentieux et en leur
attribuant des scores de risques.
Il est intéressant de noter le fait que beaucoup de technologies « disruptives » deviennent vite
mainstream (8) et sont adoptées plus rapidement que cela n’était anticipé.
Pour s’en tenir au marché français, et selon l’étude « Droit & digital : réalité et pros-
pectives » réalisée en 2017 par le cabinet de conseil Day One, 11 % des legaltechs se
situeraient sur le marché de l’analyse statistique des décisions de justice à l’aide de
l’intelligence artificielle.
Au-delà, il apparaît que les principales utilisations par les directions juridiques concernent :
l les smart contracts ;
l les réseaux sociaux d’entreprises ;
l les espaces de documents partagés ;
l l’utilisation de chatbots ;
Ce qui se joue là, d’une certaine façon, c’est la redéfinition de la place et de la fonc-
tion de la communauté des juristes dans notre société.
Ce sont deux mouvements complémentaires à l’œuvre. D’une part, le juriste doit élargir son
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domaine d’action à de nouveaux champs tels que la protection des données personnelles, la com-
pliance, la responsabilité sociale et environnementale, la cybersécurité, les affaires publiques et
réglementaires… D’autre part, la filière peut profiter des formidables potentialités des outils numé-
riques pour redéfinir la nature et les conditions de création de sa valeur ajoutée : protéger et créer.
La transformation digitale peut être considérée, à certains égards, comme une opportunité pour
engager ce double mouvement de leadership dans l’entreprise et dans la société.
En mettant en place des solutions fondées notamment sur le machine learning, les équipes peuvent
ainsi identifier les tendances, les questions, les nouvelles difficultés, en interne et en externe, orien-
ter les équipes de juristes vers les activités les plus utiles et investir au sein du département sur les
procédures les plus pertinentes et efficaces.
Les directions juridiques vont pouvoir gagner en efficacité et se débarrasser des tâches répétitives,
intellectuellement les moins engageantes, et aisément automatisables, pour se concentrer sur les
missions à forte valeur ajoutée. En s’adossant à l’algorithme pour exécuter celles-ci aussi bien, voire
mieux, et certainement plus vite, le juriste d’entreprise peut concentrer ses efforts sur le conseil
stratégique et l’accompagnement tactique, et être de plus en plus sur le terrain, au contact des
clients internes mais aussi de l’environnement de l’entreprise. Il peut être plus que jamais l’irrem-
plaçable face humaine du droit en s’appuyant sur des algorithmes à son service.
Le juriste va aussi travailler différemment avec ses conseils externes. Il s’agit, en particulier, de favo-
riser le travail en mode projet grâce aux facilités offertes par les outils collaboratifs, et de revoir les
coûts et modes de facturation dès lors que certaines tâches sont facilement automatisables.
Les avocats n’ont pas à redouter cette évolution dès lors qu’ils prennent à bras
le corps cette transformation digitale comme y invite Me Kami Haeri dans son
rapport (9).
Les technologies de l’information peuvent permettre une extension du « marché du droit » au
profit de l’ensemble des professions si celles-ci avancent de concert.
Le numérique – de par les conséquences de la massification à venir de l’ouverture des données – va
démocratiser l’accès à l’information juridique. Ce mouvement peut questionner le juriste – quel
que soit son mode d’exercice : en entreprise ou libéral – et lui donner le sentiment, de prime abord,
qu’est en jeu le récit sociétal de l’homme de loi qu’on admire et redoute, auquel on se confie pour
être sûr du secret. En même temps, il faut oser voir le numérique tel un accélérateur des particules
élémentaires : celui qui amène davantage de gens à prendre conscience de l’importance du droit et
de leurs besoins à son égard.
Contribuer à l’accès au droit est un élément essentiel d’un État de droit. Les juristes doivent parti-
ciper à ce mouvement.
La diffusion d’une culture du droit dans toutes les strates de la société et au sein de l’entreprise ne
peut que créer les conditions d’un marché du droit étendu allant au-delà des limites actuelles.
Ces nouvelles frontières sont aussi celles de la maîtrise technologique.
(9) « L’avenir de la profession d’avocat », rapport remis par Me Kami Haeri au garde des Sceaux, février 2017.
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ceux-ci s’intègrent dans un cadre d’innovation responsable et, en parallèle, que les juristes soient
formés à ces nouveaux enjeux.
(10) L’Obsolescence de l’homme, Tome 1, éditions Ivrea et éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2002 ;
Tome 2 : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, éditions Fario, Paris, mars 2011.
(11) The Future Computed, Brad Smith, Harry Shum, 2017.
(12) Les données utiles à l’IA ne sont pas nécessairement des données directement ou indirectement nominatives.
(13) https://www.lemondedudroit.fr/professions/337-legaltech/55052-charte-ethique-marche-droit-en-ligne-ac-
teurs-deuxieme-version.html
(14) Jérôme Dupré, cofondateur de Case Law Analytics, Juriste d’Entreprise Magazine, JEM, n°27.
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l’AFJE a déployé un code de déontologie montrant que la question éthique n’est pas périphérique
au métier du juriste d’entreprise mais fait partie intégrante de son exercice.
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