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Ces derniers coups de fil laissent peu de place à


l’espoir, et datent déjà de plusieurs semaines. Les
Dans le sud de l’Ukraine, la vie sous la
télécommunications ayant été coupées, les dernières
menace russe nouvelles arrivent désormais par les gens qui sont
PAR CLARA MARCHAUD ET ASTRIG AGOPIAN
ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 24 MARS 2022 parvenus à fuir la ville. Tous décrivent la même
sensation – celle d’avoir vu l’enfer, pour de vrai.

Marioupol, le 21 mars 2022. Des civils évacués le long des couloirs


humanitaires de la ville sous le contrôle de l'armée russe et des Marioupol, le 21 mars 2022. Des civils évacués le long des couloirs
séparatistes pro-russes. © Photo Stringer / Anadolu via AFP humanitaires de la ville sous le contrôle de l'armée russe et des
De Kherson à Berdiansk en passant par Marioupol, des séparatistes pro-russes. © Photo Stringer / Anadolu via AFP

centaines de milliers de personnes vivent « terrifiées » L’armée russe assiège la ville de Marioupol depuis
par l’occupation russe, les bombes, les pénuries et les plus de vingt et un jours. Pour la première fois la
violences qui l’accompagnent. semaine dernière, vingt mille habitants ont pu quitter
Lviv (Ukraine).– Depuis des jours, les grondements la ville par des convois humanitaires. Ils seraient
sourds des bombardements annonçaient leur arrivée. encore trois cent mille à survivre dans des conditions
Le 12mars, les chars russes flanqués du désormais inhumaines.
fameux «Z» ont fait leur entrée dans Marioupol, ville Kyiv répète que ses forces ne quitteront pas la ville,
martyre du sud de l’Ukraine. qui avait déjà été occupée brièvement en 2014. Deux
Maksym Yali tente désespérément de joindre sa mère photojournalistes de l’agence américaine Associated
et sa sœur restées dans la ville assiégée. Résidant Press (AP), les derniers qui documentaient le siège,
à Kyiv (Kiev), ce politologue, originaire de la ville ont été exfiltrés de Marioupol le 15 mars par l’armée
portuaire du sud du pays, n’a plus de nouvelles de ukrainienne. Sans communication et sans couverture
sa famille depuis le 8 mars. «Je ne sais pas si elles médiatique, le drame humanitaire de la ville se déroule
sont encore vivantes, dit Maksym. Je suis analyste désormais à huis clos.
politique, mais je ne m’attendais pas à une guerre de Pénuries
cette ampleur. J’ai pensé faire évacuer ma mère et ma Ailleurs dans le sud de l’Ukraine, les informations
sœur, mais je ne l’ai pas fait dès le début de l’invasion, sont également partielles. La plupart des personnes
et ensuite c’était déjà trop tard.» contactées par Mediapart témoignent de problèmes de
Lors de leur dernier appel, les conditions atroces que réseau, d’accès à Internet et même à l’information.
lui ont décrites ses proches ont encore plus inquiété Souvent, une des premières mesures des Russes a été
Maksym. «Ils n’ont plus rien, pas d’électricité, pas de de prendre le contrôle des chaînes de télévision et de
nourriture, pas d’accès à des toilettes. Il fait froid. Les radio et de retransmettre les chaînes du pays, pour
gens meurent en masse. Il y a des rats et des chiens raconter à la population locale comment « l’armée
partout qui mangent les corps, qui peuvent propager russe libère les russophones d’Ukraine ».
des maladies, raconte Maksym. Il n’y a plus de neige À Berdiansk, ville au sud de Marioupol, l’armée
à faire fondre pour boire, donc il n’y a même plus russe a ainsi pris d’assaut le bâtiment qui abrite
d’eau.» plusieurs médias locaux, retenu en otage et violenté

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une cinquantaine de journalistes pendant plusieurs Pour répondre aux pénuries, le 4 mars, les Russes ont
heures, selon RSF. Les journalistes avaient refusé de organisé une distribution humanitaire sur la grande
diffuser la propagande du Kremlin. place de la ville, la place de la Liberté, filmée par
Pour les civils, depuis l’arrivée des soldats russes, le une équipe de télévision de Crimée. Mais le même
quotidien est rythmé par les pénuries et les queues jour, elle omet qu’à quelques dizaines de mètres
pour les produits de première nécessité. Olha* était derrière, des centaines de personnes manifestent
descendue en train de nuit à Kherson, la capitale contre l’occupation russe. «La vie est dure mais
régionale le 23 février pour faire une surprise à sa personne ne touche à cette “aide”, on préfère s’aider
mère, le jour de son anniversaire. entre nous», raconte Olha, qui décrit la solidarité, les
voisins qui partagent la nourriture avec les personnes
Le lendemain, la jeune femme de 28 ans est donc
âgées.
entrée dans la maison de son enfance avec des fleurs et
une triste nouvelle: l’invasion russe. Depuis, la mère Malgré la peur, Olha est allée à plusieurs
et la fille passent des nuits dans la cave de leur maison, manifestations pro-ukrainiennes, qui se déroulent
transformée en abri de fortune, au milieu des conserves plusieurs fois par semaine. Souvent, elle marche des
faites maison. Le 3 mars, la ville de 290000 habitants, kilomètres à pied pour s’y rendre, sans téléphone pour
est tombée aux mains des Russes, une première en éviter qu’il soit fouillé.
Ukraine. Une fois sur la place, au milieu de centaines d’autres
personnes, elle sort un petit drapeau ukrainien, devant
des soldats russes et leurs véhicules, flanqués de la
lettre Z. «Ils parlent dénazification, mais ce sont eux
les vrais fascistes, qui viennent nous occuper», lance-
t-elle. Lundi 21 mars, selon des vidéos de témoins,
les Russes auraient tiré sur la foule, faisant au moins
un blessé. «On a l’impression que c’est une journée
d’enfer qui ne s’arrête jamais», commente Olha, qui
s’était mariée deux mois avant la guerre et espérait
faire venir sa mère à Kyiv.
Les Russes tentent de mettre en place leurs propres
institutions dans la ville, même si le maire reste à
son poste. Sur la mairie flotte encore le drapeau bleu
À Kherson le 13 mars 2022. © Photo DR
et jaune. Dans plusieurs villes occupées, les édiles
Depuis, la journée, Olha passe des heures à courir continuent d’informer les habitants sur les réseaux
de magasin en magasin pour trouver les produits sociaux, en les appelant à ne pas «provoquer» les
manquants, les œufs, la farine, la levure et préparer occupants avec des armes.
des réserves «au cas où». «On ne sait pas comment
ça va être demain, on a peur que ce soit comme «On attend juste la victoire, raconte Anastasia, une
à Kharkiv ou à Marioupol», s’inquiète Olha. Dans enseignante à Oleshky, une ville de 25000 âmes
plusieurs villes de la région, les habitant·es rapportent près de Kherson, de l’autre côté du Dniepr. En
que les médicaments manquent le plus. La plupart attendant, j’ai peur pour le futur de mes élèves, c’est
des pharmacies ne sont plus ravitaillées. À Kherson, effrayant, je n’ai pas d’autre mot.» La jeune femme,
beaucoup de magasins ont été pillés. dont le prénom a été modifié pour des raisons de
sécurité, continue d’enseigner à distance à ses classes,
désormais dispersées dans le pays ou à l’étranger au fil
de l’exode, ou bien vivant sous occupation russe.

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Peur d’une guerre totale Ukrainiens libèrent le village des Russes pour qu’ils
La vie sous l’occupation russe rime avec pénuries puissent aller chercher de la nourriture», raconte
mais aussi avec terreur. À Kherson, Berdiansk et dans Zhanna.
d’autres villes du sud de l’Ukraine, des activistes et L’étudiante en sciences politiques aimerait partir,
journalistes manquent à l’appel. À Melitopol, le maire, mais pas sans son père, coincé pour le moment par
Ivan Fedorov, a été enlevé en plein jour le 11 mars, les check-points russes. La jeune femme passe ses
avant d’être libéré quelques jours plus tard. journées dans l’abri souterrain de son immeuble avec
«Chez mon père, les Russes sont entrés, ont inspecté sa sœur et sa mère. Zhanna s’occupe des enfants de
les maisons, ont pris les armes des gens. Ils ont ses voisins, lit les informations quand il y a du réseau
une liste de personnes à éliminer, et ils sont rentrés et refait son CV «pour après la guerre». La veille de
chez deux personnes en particulier pour les tuer. notre entretien, il y avait une sirène au moins toutes les
Des gens qui étaient pro-Maïdan en 2014 ou bien trente minutes, un record depuis le début du conflit.
qu’ils considèrent comme nazis ou je ne sais quoi Zhanna était censée obtenir son diplôme en sciences
encore», rapporte Zhanna, 21 ans, dont le père habite politiques en juin à Mykolaïv. Elle se réjouissait déjà à
à Bashtanka, un village à 60km de Mykolaïv, où elle l’idée de recevoir le précieux sésame, lors d’une belle
se trouve. cérémonie avec ses amis. Aujourd’hui, elle n’ose plus
«Depuis trois semaines nous ne pouvons pas nous voir. y penser. «Je ne sais pas ce qui va se passer. D’ici
Quand il peut, il nous appelle mais il a de moins en juin, ce sera fini cette guerre ou pas? On décalera à
moins de connexion. Ils n’ont pas d’eau et pas de septembre? Que sera devenu mon pays? Existera-t-il
courant depuis deux semaines. Les gens commencent encore?»
à manquer de nourriture aussi. Ils attendent que les Boite noire
* Le prénom a été changé.

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