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INTELLIGENCE DE LA BIBLE

L' « HISTOIRE SAINTE » DE DANIEL-ROPS

,1
L'Histoire sainte évoque notre première enfance. Tout
petits, nous avons mis en longue file devant une arche cle Noé
des couples d'animaux et de « bonshommes » cle toutes cou-
leurs, ou Contemplé, dans de beaux albums défraîchis, hérités
de nos oncles, la barbe de Dieu le Père balayant le firmament,
l'Esprit-Saint couvant sur les eaux du chaos primordial,
Adam et Eve pris en flagrant défit de gourmandise et de
désobéissance, péchés qu'enfants nous comprenions si bien
et dont nous nous sentions un _peu complices. Toutes ces
belles histoires merveilleuses nous enchantaient par leur
poésie, leur exotisme, le tragique des situations, la vitalité
des héros. Les prodiges abondaient : Dieu, par ses élus, tel
Moïse, asséchait la mer Rouge, faisait jaillir l'eau du rocher
ou fleurir la manne au désert. Mystérieuses aussi, bien sûr;
toutes saintes qu'elles étaient, plus d'une fois elles déconcer-
taient secrètement notre sens du bien et du mal et ne cadraient
que de justesse avec les sains et sévères principes de l'édu-
cation familiale : le sacrifice d'Abraham, inhumain, les ruses
et le mensonge, trop humains, de Jacob le prédestiné, l'inter-
mittente cruauté irascible de Jahveh nous laissaient rêveurs
et en proie à un vague malaise.
Qu'en pensons-nous aujourd'hui?
Soyons sincères. La perspective de nous replonger dans ces
belles histoires, qui ont tour à tour ravi, édifié, étonne nos
yeux et nos coeurs d'enfants, nous effraie un peu. Nous les
sentons liées, sans savoir exactement comment, à des émotions
et à des convictions religieuses que nous ne voulons pa
perdre, ni même ébranler. Pourtant, nous ne sommes pu
des « gosses ». L'homme fait a ses exigences intellectuel e
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Ses « pourquoi » sonnent autrement dur que ceux de ses jeunes


fils. L'adulte d'aujourd'hui l'est deux fois. Sa génération
appartient au middle âge de l'humanité, à moins qu'on ne
la veuille déjà sur le retour. L'homme moderne accepte
encore de croire, mais veut savoir jusqu'où et pour quels
motifs. Il ne tolère plus qu'on lui en fasse accroire. L'histoire,
sevrée d'inspiration épique, n'est plus que prose. Coupée de
toute tradition religieuse, ne serait-elle plus que profane?
Comment donc relire à vingt ans et au vingtième siècle, à l'âge
critique et au siècle critique, des « histoires saintes » du
deuxième millénaire ou du deuxième siècle d'avant notre
ère sans mettre en question ou notre sincérité ou notre foi?
Cependant, pour l'authentique chrétien moderne, celui qui
n'est pas moderniste, la Bible demeure ce qu'elle fut pour
le chrétien des catacombes, des conciles ou des croisades, la
Parole de Dieu, l'Écrit inspiré, le Témoin privilégié de la
Révélation, l'Histoire sainte. Le retour à la sainte Écriture
est un devoir péremptoire et permanent pour tout chrétien,
aussi bien pour le catholique de partout, n'en déplaise à la
légende, que pour le Russe orthodoxe, pour le calviniste fran-
çais, pour le luthérien d'Allemagne, pour les anglicans d'outre-
Manche ou les méthodistes d'outre-Atlantique. A la différence
des protestants de toutes dénominations, qui se réclament
du libre examen, le catholique accepte la Bible des mains
de sa mère l'Eglise, qui lui en ouvre les pages et le sens. Il aime
en lire les plus beaux récits dans son missel et, s'il est prêtre,
dans son bréviaire, suivi de l'homélie, parfois désuète et
souvent banale, d'un vieil exégète ou de son curé, l'un et
l'autre mandataires qualifiés, mais différemment, de cette
même Église. Cette audition, quelque peu passive et béate, le
dispense-t-ellé d'une lecture plus attentive, plus intensive?
Ne tiendra-t-il
pas à situer dans leur contexte littéraire,
historique, religieux, les
pages de choix que lui révèlent la
liturgie
ou la catéchèse? Une toute récente encyclique de
fle XII, Sous le souffle de l'Esprit de Dieu, parue en 1943, l'y
'invite de façon pressante. Aux raisons d'autorité ou de tra-
une d'opportunité. De nos jours, l'ensei-
dition s'en ajoute
gnement de la religion tend à se renouveler. On met,l'accent,
et a juste titre,
sur les valeurs de vie qu'elle apporte. Le dogme
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est vie. Le Dieu des chrétiens est le Dieu vivant. La catéchèse


comme'au temps de ses premiers prédicateurs, le catéchisme
comme au temps de ses premiers rédacteurs, vont donc puiser
leur sève dans une expérience vécue, dans une histoire, et dans
les.livres qui la racontent comme une histoire. Le petit caté-
chisme s'enseigne en liaison étroite avec la Bible des enfants.
Les pères et mères de famille, premiers et principaux éduca-
teurs de l'enfance chrétienne, ne se doivent-ils donc pas de
connaître et de comprendre, par delà les détails pittoresques
et gracieux qui fixent l'imagination, les lignes de force et le
message essentiel de ces récits que suivront demain sur leurs
lèvres un groupe d'enfants extasiés? Ne faut-il pas apprendre
à les raconter de telle sorte que ces petits devenus grands
s'y sentent toujours « chez eux », comme au foyer et à la
Table sainte, aujourd'hui aussi bien que plus tard dans la vie,
lorsque ces réalités, dépouillées de je ne sais quelles incan-
tations de légende ou de quels chatoiements de rêve,
seront devenues des valeurs quotidiennes, substantielles, pro-
fondes ?
Le guide qui voudra nous tirer de notre torpeur et nous
conduire jusqu'à la Terre promise devra donc savoir charmer
en nous l'enfant et respecter notre foi sans décevoir notre
besoin cle certitude et de franchise. Sur le livre des livres,
M. Daniel-Rops a publié un ouvrage qui ne -dément pas ces
exigences. Dans la « Collection des Grandes Études histo-
riques » d'Arthème Fayard, le titre sonne un peu comme un
défi : Histoire sainte, le Peuple de la Bible, mais aussi comme
une promesse, premier titre d'une trilogie qui comportera
un Jésus en son temps et un volume sur l'Eglise des Apôtres
et des Martyrs. Toutes les origines, des plus lointaines aux
plus proches, du christianisme. Recommandation toute spé-
ciale pour les lecteurs d'entre guerre et paix que nous sommes,
la première édition, parue en juillet 1943, fut interdite aus-
sitôt par les autorités allemandes d'occupation et la compo-
sition détruite. Aux ordonnances .d'un régime arbitraire, et
persécuteur il ne faut pas chercher de raisons. Sans doute
le récit d'une résistance spirituelle, le spectacle de l'mdes-
tructibilité d'un petit peuple au milieu des grands empireS
.qui s'écroulent alentour, quelques épisodes hauts en couleu
INTELLIGENCE DE LA BIBLE 65

et actuels, comme la révolte victorieuse des Macchabées, des


phrases vengeresses telles que : « On n'impose pas impunément
par la seule force une domination que ne justifie nul ser-
vice » (p- 326), ou tout simplement l'histoire d'une race
honnie ou la réussite d'une oeuvre de haute culture ont-ils
« motivé l'interdiction et font-ils aujourd'hui à l'ouvrage
»
une réclame- (il en est, en moins d'un an, à sa 47e édition)
dont il n'a nul besoin. Car, s'il vient à son heure, par ses mul-
tiples mérites de composition et de fonds il restera, longtemps
encore, un classique.
II ,
De nos jours, la tâche d'un historien de l'antiquité orientale
est à la fois plus facile et plus difficile que naguère. Paradoxe?
Si peu. Ce passé que chaque jour fait surgir davantage des
tells défoncés et des tablettes déterrées et déchiffrées, est
chaque jour plus facile à connaître et plus difficile à raconter.
Peu de domaines ont été plus radicalement bouleversés que
celui de l'Orient antique. La somme des connaissances a fait
en un siècle des progrès énormes. Non seulement l'Egypte et
la Mésopotamie, points extrêmes et pôles d'influence du
« Croissant fertile » dont Israël occupe le centre, nous sont
devenues aussi familières en leur littérature, leur architecture,
leurs arts mineurs, leurs institutions, leurs religions, que
Rome ou la Grèce, mais nombre de peuples furent découverts
et décrits qu'on ne connaissait que très mal ou pas du tout
il y a trente ou quarante ans, tels les Cananéens, les Hyxos
et les Hittites. D'autre8 part, des fouilles nombreuses et
méthodiquement conduites, tant en Terre sainte que tout
alentour, ont rendu palpable la vie matérielle, culturelle,
religieuse d'Israël et de ses grands et petits voisins. Un monde
est sorti dé terre sous la pioche des archéologues et la patience
des philologues lui
a rendu la parole. En vain on essayerait
d'énumérer ces trésors. Il suffira de rappeler que M.Dussauda
pu écrire tout un livre passionnant sur les Découvertes de Ras-
Sharnra et l'Ancien Testament, ces textes en langue préhébraïque
et en caractères cunéiformes alphabétiques datant de plusieurs
décades avant Moïse et de plusieurs siècles avant la rédaction
ÉTUDES, avril
1946. CCXLIX. — 3
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définitive des premiers écrits inspirés. Qu'il s'agisse de Sumer
ou de Rome, de la Perse ou du pays de Moab, de la vallée du
Nil, de l'Euphrate ou de l'Oronte, M. Daniel-Rops met à.
profit toutes les possibilités de l'archéologie et des autres
disciplines auxiliaires de l'histoire pour faire revivre les
grandes civilisations disparues qui ont modelé pour une part
le destin historique du peuple de la Bible.
Les mises au point exégétiques et critiques sont fines et
fortes. Sur la date, les sources, les récits parallèles, les genres
littéraires, tout l'essentiel est dit ou insinué. L'auteur ne se
fait pas d'illusions sur l'âge, relativement récent, cle la der-
nière rédaction de certaines parties de la Bible. Il sait que
le Pentateuque, dont la substance remonte à Moïse, ne prend
sa forme actuelle que bien des siècles plus tard, au temps de
Josias et d'Ezéchias, d'où il conclut qu'« une bonne part de
l'enseignement des Prophètes passa dans la loi » (p. 290).
Une note discrète (p. 68) signale « dans la Genèse deux rédac-
tions juxtaposées, l'une qui appelle Dieu El ou Elohim,
l'autre qui le nomme Yahweh », et observe que clans les
parties anciennes ce dernier nom, révélé à Moïse, n'est pas
un moindre anachronisme que ne le serait « Paris » sous la
plume d'un historien de la Lutèce romaine. Il n'hésite pas
à assigner la même origine au récit biblique du déluge et au
« chant » correspondant de l'Epopée de Gilgamesh, l'« Hercule
et le Samson sumérien » (p. 79). Les livres de la Bible, même
ceux qui racontent des histoires ou de l'histoire (p. 63),
n'appartiennent pas tous au même genre littéraire. Le poème
de la création et le cycle des anciennes traditions ne sont pas
composés comme le Livre des Rois ou le Ier livre des
Macchabées. De même, il nous présente franchement Judith,
Tobie et Job comme des « histoires exemplaires », au caractère
folklorique accusé, et parfois de rédaction très postérieure à
l'époque décrite par le récit (p. 319). La conception orientale
de l'histoire, remarque-t-il, n'est pas la nôtre, héritée de
Thucydide et des Grecs. « Le midrash, l'apologue qui vise-a
enseigner, utilisait l'histoire avec une grande liberté (Tobie
ou Judith en sont des exemples). Cela ne voulait pas dire du
tout que la leçon religieuse ne fût pas réelle » (p. 358). Tout
attentif qu'il est à relever les parallèles antiques des récits
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bibliques, l'auteur ne manque jamais de marquer la profonde
originalité de ces derniers. Ainsi la cosmogonie de la Genèse
tranche sur toutes les autres, orientales ou grecques, par un
«
monothéisme rigoureux » et parce qu'elle est « déjà de;
l'histoire », suggérant un progrès dont l'élément essentiel est.
non la nature, mais l'homme, objet d'« une élection toute,
spéciale par Dieu » (p. 86). Les problèmes critiques, on le
voit, débouchent à plein sur des horizons proprement reli-
gieux.
Au service de l'histoire, de la critique, de l'exégèse, des dons
exceptionnels de peintre et de poète avec des moyens volon-
tairement sobres. Quelle puissance d'évocation lorsque res-
suscitent devant nous toutes ces civilisations enfouies, que-
sont décrites en traits rapides les étapes d'une conquête, la vie
grouillante d'une grande ville, telle Alexandrie, ou simple-
ment, en quelques pages d'une rare séduction, la Terre, celle
« où coulent le lait et le miel » Comment résister ici à la ten-
!

tation d'en citer le premier alinéa, si caractéristique cle la


manière de l'auteur : une comparaison avec un pays d'Occi-
dent, une citation exquise, un trait concret de l'Histoire
sainte, une allusion au Nouveau Testament, le tout baignant
dans une poésie émanée des choses mêmes et si simple :

La Palestine, pour maints peuples, reste la « terre sainte », mais


elle est aussi un admirable pays. Le jour, sous la lumière éclatante,
les plans et le ciel se composent en masses de ton pur, azur, ocre et
blanc cru ; et la nuit, parmi les bleus et les reflets d'argent, on ne sait
si la clarté diffuse sourd du sol
ou tombe des 'étoiles dont ruisselle le
ciel. Comme en Grèce, il faut bien peu de chose pour donner à un
site une incomparable grandeur ; un cyprès clans un coin de mur,,
l'ombre d'une treille sur le sol roux, un vol de cigognes qui s'abat
sur le Jourdain. « Voici que l'hiver s'achève, la pluie a cessé. Les
fleurs surgissent de terre le temps des chansons est venu. La voix
;
des tourterelles retentit dans les
campagnes ; le figuier pousse ses
jeunes fruits et la vigne en fleurs rend déjà du parfum. » (Cant., u, 12.)
se découvrent à chaque pas-; le rocher le plus
Des détails ravissants
sec abrite, dans un trou, une touffe de ces anémones rouges au coeur
noir, qui sont certainement le lis des champs » de l'Écriture, puis-
«
qu'on leur compare les lèvres de la fiancée ; et cette douce fourrure
brunâtre sans apparence, penchez-vous, respirez son parfum, c'est le
^ard, un des aromates dont Marie-Madeleine oindra les pieds de
Jésus-Christ. (P. 142.)
«8 INTELLIGENCE DE LA BIBLE
Le talent du romancier est ici d'un grand appoint. Les
principaux personnages sont admirablement campés devant
mous et saisissants de vie : Saûl, cet homme déchiré, plein de
-contradictions, rapproché, de façon inattendue mais perti-
nente, de Surin, mystique français du dix-septième siècle
*<rui « présente l'étrange opposition entre une spiritualité d'une
grandeur insigne et des phénomènes qui relèvent de la pos-
session » (p. 199) ; David, « un adolescent à peau blanche
à cheveux roux », présenté sous les couleurs et avec les traits
que lui ont donnés Verrochio et Michel-A.nge, et tel.qu'on
•4 ne se retient pas de l'aimer » pour son intelligence, sa force,
sa grâce, sa faiblesse même et la sincérité de son repentir,
Combien différent Salomon dont le siècle préfigure celui
de Louis XIV! Diplomate, commerçant, bâtisseur, distant,
Traide, engoncé dans sa. grandeur de parvenu, « l'homme nous
échappe et ne saurait, nous toucher ». Pas de froide impartialité,
mais une émotion contenue.
L'ouvrage est semé de raccourcis non seulement de poésie
•ou de psychologie, mais de théologie et d'exégèse, comme
cette formule massive, sorte de monolithe, qui détache en
-haut-relief, sur le fond bien fouillé des religions antiques, la
foi singulière d'Israël : « Autant que le monothéisme, le
messianisme est un fait unique dans l'histoire religieuse »
,{p.431).
Alors qu'il fait revivre des personnages et des peuples
-éloignés cle nous dans le temps, l'espace, lé climat des idées

«t des moeurs, le récit reste clair, intelligible, concret. Deux
-procédés entre autres concourent à ce résultat. Souvent ces
pages s'illustrent, de discrets rappels de tableaux connus,
-« l'angélique raclée » de, Delacroix à Saint-Sulpice, des Rem-
Jbrandt, des Raphaël, des Poussin et tant d'autres déjà entre-
vus. De même on citera à bon escient Racine, Renan, Péguy.
Surtout, comme chez Renan, de fréquentes allusions à l'his-
toire de l'Occident, en particulier à l'histoire de France,
rapprochent de nous figures et situations exotiques et passées.
Si une légende se crée autour de David, n'en sera-t-il pas
:

-de même autour de Chârlemagne ou de Napoléon? Jud98


Macchabée «est Judas le Martel, comme nous disons Charles
-Martel ». La dynastie des Asmonéens tire son nom dun
INTELLIGENCE DE LA BIBLE &9

obscur ancêtre de Matathias, comme les Mérovingiens du


mythique Mérovée. L'astucieux Abner annonce Talleyrand,,
dont à l'avance se montre digne aussi, par un surprenant,
renversement d'alliance, Hérode le Grand lâchant César pour
Octave ; il finira ses jours « dans un délire de défiance, dans-
une atmosphère à
la Macbeth ». Le Zoroastre des Perses nous
laisserait froids; c'est le Zarathoustra de Nietzsche; du coup^.
il nous intéresse. Cent traits de ce genre forcent l'attention
et instruisent. Voici, en tête d'un des derniers chapitres sur
une époque obscure mais importante, un de ces accrochages
les mieux réussis :

De l'achèvement du Temple à la naissance du Christ, cinq siècles


s'écoulent, mais la Bible ne nous en dit presque rien. Sur cette longue
période, seuls nous sont racontés quelques événements du début,
puis, beaucoup plus tard, les faits d'armes des Macchabées. C'est,
comme si, dans l'histoire moderne de la France, nous ne possédions
qu'une chronique du règne de Charles YII et un récit de la guerre
de 1870. On dirait que les rédacteurs bibliques ont voulu marquer
par ce silence qu'en ces années d'attente, il faille considérer, plus
que les événements, la vie intérieure du peuple élu. (P. 343.)

L'auteur joue avec maîtrise de sa vaste culture d'honnête


homme, de ses voyages, d'une érudition étendue et sûre,
d'un goût raffiné, d'une étonnante faculté de synthèse qui va
droit à l'essentiel et dégage avec aisance et netteté les con-
nexions entre les. événements, les situations, les influences,,
le tout servi
par un style dense aux formules heureuses.
III
La vocation mystique d'Israël, thème central de l'ouvrage
que mettent en valeur ces harmoniques de science, de foi et
d'art, monte par paliers. Il n'est guère possible d'en retracer
^i, même à larges traits, les étapes. Tout au plus à parcourir
les titres des parties principales
pouvons-nous jalonner cette
ascension, et surtout, à considérer la succession et l'ordon-
nance des chapitres, sans prétendre en détailler le contenu,
découvrir l'habileté de la composition qui
nous fait faire
le tour, à nôtre insu, de
presque tous les problèmes relatifs
au Peuple et au Livre de Dieu.
-'70 INTELLIGENCE DE LA BIBLE
Elle commence avec les Patriarches, ces « mystiques de
l'action ». Elle se précise par l'action des grands conducteurs
du peuple, de Moïse à Samuel, le dernier des Juges. Sous les
Rois, elle atteint,, au dehors, son apogée. Après eux, lors de
l'exil et au retour, elle s'intériorise ; le peuple hébreu devient
le peuple juif, consciemment soulevé par l'espérance qui
l'achève, le messianisme. A chacune de ces étapes, l'auteur
«nous révèle soit les oeuvres écrites à l'époque, soit celles
qui plus tard la décrivent et plus généralement l'état des
croyances en Israël et chez ses voisins. Ainsi sont étudiées
« la foi et les traditions » des Patriarches relatives aux origines
de l'humanité : Création et Déluge, Chute et Tour de Babel,
A Moïse est rattachée tout naturellement une étude sur la
Loi et le Pentateuque. Les rois, David et Salomon, soulèvent
la question de l'attribution des psaumes, de l'origine et du
caractère des livres sapientiaux ; avec les prophètes, c'est
toute la littérature poétique des Hébreux qui est analysée ici,
sans exclure le délicieux Cantique des Cantiques 1. A l'époque
«de l'exil et du retour sont étudiés Ézéchiel et Daniel, les
-« histoires exemplaires » de Job, Tobie, Judith, mais surtout
les problèmes plus généraux comme celui de la composition
définitive de la Rible, de sa transmission, orale ou écrite, de
sa première traduction en grec, à l'usage des goîm ou des
Juifs hellénisés, d'autres encore plus fondamentaux, comme
«elui de l'inspiration et du progrès dans la révélation. Si j'étais
exégète, je serais jaloux de n'avoir pu écrire un tel livre, mais
je me réjouirais sans mesure qu'il fût enfin écrit.
Le début de chaque partie nous jette in médias res, au
.milieu de choses-qui se passent, de personnages qui agissent.
Ainsi, dès l'ouverture, nous sommes introduits non pas
•auprès de lointains ancêtres préhistoriques, mais à l'aube,
-encore incertaine, cle l'histoire, auprès d'Abraham, si vivant,
le père, selon la chair, des Hébreux, et, selon l'esprit, de tous
les croyants ; auprès d'Isaac, plus estompé et comme le
.

1. Dans, une note discrète, M. Daniel-Bops remercie ici pour ses consci
M. Robert, l'éminent professeur d'exégèse de l'Institut catholique de Pans
.
â'auteur du manuel bien connu d'Initiation biblique. On est heureux de savoi
-que, pour ces problèmes délicats de critique) d'exégèse et de théologie biW'î >

^.'historien laïque ait pu consulter un maître.


INTELLIGENCE DE LA BIBLE 71

décalque de son père ; auprès cle leurs épouses, ingénues ou


intrigantes, Sara, Rachel, Rebecca. Le récit se poursuit,
décrivant la vie de la communauté sous ses divers aspects,
définissant les contacts et échanges avec les civilisations et
religions voisines. Ici, c'est la vie patriarcale du clan des
Térahites, aristocratie hautaine, installée d'abord dans les
villes prospères de Mésopotamie, creuset des peuples, puis
en migration vers l'ouest, portés par les flots d'une plus vaste
transhumance. L'histoire de Joseph, ce « Disraeli pharao-
nique », racontée avec verve, .et l'installation des fils de
Jacob en Egypte permettent de décrire le pays qui va rester,
au temps d'Isaïe comme de Matathias, l'un des pôles magné-
tiques de la mentalité juive.
La date de l'Exode et de l'entrée en Canaan est contro-
versée. Tout bien pesé, le Pharaon oppresseur serait RamsèsII,
«ce contremaître passionné ». L'Exode aurait eu lieu, vers 1225,
sous son faible successeur, Menephtah, dont une stèle fait
expresse mention d'Israël1. L'épopée guerrière d'Israël se clôt
par un épisode exquis raconté dans « les quatre brèves pages »
du Livre de Ruth, «la Rassasiée», qui «sont peut-être ce que
la Bible nous donne de plus parfait ». Après nous avoir pré-
senté cette perle d'un pur orient », l'aryteur esquisse à son
<<

propos une théorie d'interprétation symbolique de la Bible.


On ne s'étonnera pas d'éprouver ici, par exception, à le lire,
un sentiment d'incertitude et de gêne, puisque les exégètes
eux-mêmes n'ont pas encore fait sur ce point capital une
pleine et unanime lumière. En attendant, M. Daniel-Rops
eût peut-être pu distinguer plus nettement, dans l'esprit de la
dernière encyclique, le sens spirituel essentiel de l'Ancien
Testament, dont les «figures » dessinent à l'avance, comme
autant de « filigranes »,la figure du Christ, — sens typique qui
« échappe » effectivement « aux rigueurs de l'histoire », mais en
s appuyant sur elles pour entrer dans le champ de la foi, — et
ces commodes interprétations figuratives qui ne relèvent ni
de l'histoire ni de la foi, dont les Pères ont usé et même

1- « Il énumère les nations qu'il


a vaincues : Canaan, Ascalon, Guézer, et il
termine : « Israël est détruit, n'a plus de semence. » C'est la première mention
de ce nom dans
un texte biblique (sic). Il confirme l'existence de la postérité de
Jacob » (47e éd., p. 99). Il faut
sans doute lire : « dans un texte non biblique ».
72 INTELLIGENCE DE LA BIBLE
quelque peu abusé, et à leur suite, mais sans la même excuse
l'admirable Claudel, plus poète qu'exégète. Il est piquant de
voir ici citée sans restriction — que dis-je? avec éloge — cer-
taine préface sur « le sens figuré des Écritures »,d'un esprit si
différent de celui qui commande cette Histoire sainte aux
sévères principes exégétiques. Sauf si le genre littéraire lui-
même et une exégèse appropriée, strictement littérale alors et
non spirituelle, le commandaient, point n'est besoin de voir
en Ruth «l'aventure de l'âme appelée à la vie contemplative».
Il nous suffit de relever avec l'auteur que « la Moabite, l'étran-
gère, venue par amour filial au pays de Bethléem, sera l'an-
cêtre de Marie, l'aïeule du Christ. Cela déjà suffit à faire
pressentir dans le récit une intention autre qu'historique et
morale » (p. 190), mais une intention dans le genre de celle
qu'a notée Pascal, cité à la dernière page du livre : « Jésus-
Christ (est celui) que les deux Testaments regardent, l'Ancien
comme une attente, le Nouveau comme son modèle, tous
deux comme leur centre » (Pensées, n° 740) ; car le même
Pascal n'a-t-il pas écrit : « Preuves de Jésus-Christ. Pourquoi
le livre de Ruth conservé? Pourquoi l'histoire de Thamar? »
(Pensées, n° 743).
La partie consacrée aux Rois est une des mieux réussies.
Ils revivent devant nous en des pages frémissantes de réalisme
et de vérité, tel Saùl, « le roi tragique », qui attend encore de
paraître à la scène 1 ; tel David, dont la légende nous présente
trois images successives : « Dans le Livre de Samuel, jeune
aventurier, béni de Dieu, mais plein de sang; dans le Livre'
des Rois, modèle des souverains à l'échelle de qui l'on compare
les autres; dans les Chroniques, idéalisé à tel point que ses
crimes sont passés sous silence, statue plus qu'homme vivant. »
(P. 228.)
A côté des rois et parfois en face d'eux" se dressent les
prophètes, d'Amos à Jérémie et au delà, en passant par le plus
grand de tous qui est aussi l'un des plus grands écrivains

1. Comment se fait-il qu'à, part Racine et plus encore le grand classiqu*


néerlandais du dix-septième siècle, Joost van den Vondel, qui a laissé une admi-
rable série de tragédies bibliques, les dramaturges se soient si rarement inspire*
de l'Ancien Testament?- Qu'oji imagine un Eschyle chrétien, un Euripide cnr*-
tien !
INTELLIGENCE DE LA BIBLE 73

de la Bible et l'un des plus grands poètes de l'humanité,


Isaïe. « On entre ici dans le chapitre le plus grandiose de
l'histoire d'Israël. Tout l'Ancien Testament repose en somme
sur trois bases : Abraham, qui reçoit la promesse et de qui
tout découle ; Moïse, qui donne au peuple élu les moyens
de survivre ; les prophètes, qui, dégageant de toute gangue le
message providentiel, formulent la véritable mission d'Israël »
(p. 252). Sur l'esprit de prophétie, ses cadres, ses limites, ses
contrefaçons, sa portée, au plan de l'histoire juive et de la
révélation chrétienne, tout l'essentiel est dit, et excellemment.
Mais sur les prophètes eux-mêmes, personnalités puissantes
aux fortes oeuvres, dont l'action et le message ont marqué
à jamais Israël, l'Église et le monde, on attendait dans le récit
comme dans l'analyse plus dé relief. L'exposé n'atteint pas
autant qu'on l'eût voulu à l'émouvante et parfois sublime
hauteur du sujet. Il eût presque fallu lui réserver un chapitre
central, de sorte que « le mystère prophétique » apparût aussi
« grandiose » que fut majestueusement décrite la « majesté
royale ». La finale de l'ouvrage, il est vrai, reprend; et puis-
samment, à propos du messianisme, l'essentiel du message des
prophètes. On dirait que l'auteur a craint qu'un sommet
dressé au milieu du récit n'interrompît, pour le lecteur, le
mouvement d'ascension continue qui culmine dans la révé-
lation non plus des prophètes, mais du Fils unique 1.
La quatrième et dernière partie, intitulée « Judaïsme et
Messianisme », est la plus riche en valeur religieuse. Familia-
risé par les fines analyses qui précèdent avec la complexité

1. Sur l'attribution à Isaïe, prophète du huitième siècle, de la seconde partie


du livre qui porte son nom, mais qui nomme le roi Cyrus (558-528), la tournure
ie phrase de l'auteur nous paraît raidir quelque peu la position officielle prise
par la Commission biblique de l'Église catholique. La Commission, lit-on, « main-
tient encore au grand prophète l'attribution .de tout l'ensemble » (p. 281). L'« en-
core » laisse entendre, en tout cas, très justement, que cette position n'est pas
wréformable. Peut-être eût-il suffi de dire, en suivant de plus près le texte du
iérnier doute présenté à la Commission, que celle-ci en 1908 n'admettait pas
encore comme péremptoires et définitifs les arguments, même pris ensemble,
présentés contre l'authenticité. La nuance n'est pas à dédaigner. Il est à peine
besoin de le rappeler, les questions d'inspiration, qui sont dogmatiques, ne
sont pas nécessairement liées aux questions d'authenticité, qui sont historiques
** critiques quand bien même les derniers chapitres du Livre d'Isaïe ne
;
seraient pas du grand prophète, ils ne laisseraient pas pour autant d'être
entablement inspirés par Dieu.
74 INTELLIGENCE DE LA BIBLE
des problèmes littéraires, exégétiques, dogmatiques posés par
les Livres saints et l'Histoire sainte d'Israël et de l'humanité
le lecteur est initié avec une sûreté remarquable aux plus
essentielles conquêtes d'un demi-siècle de recherches posi-
tives et de réflexion théologique. Ce sont là des pages à méditer.
Tous les mots sont pesés et portent. Presque chaque para-
graphe énonce un thème qui libère, qui éclaire ou qui nourrit.
Pour les spécialistes au courant des travaux de l'exégèse
progressive il n'y a là, assurément, rien de nouveau. Ce qui
«st nouveau, c'est d'en avoir présenté la synthèse aux pro-
fanés d'une façon claire, délicate, accessible. Il n'existe sans
doute pas à ce jour de meilleure introduction à la lecture, à
l'étude et à la méditation des saintes Écritures, mises ainsi à la
portée du grand public lettré par un écrivain de race auquel
les générations de grandes personnes et de petits enfants
devront reconnaissance. On ne saurait prétendre inventorier
ces richesses. Ne vaut-il pas mieux laisser à chacun la joie
de les découvrir pour soi-même? Rapprendra qu'au seul niveau
de Thomme la Bible ne le cède pas aux « grands classiques »,
ses contemporains. C'est, en effet, après l'exil que le canon
s'est constitué. On lui dira comment le texte s'est transmis,
de quelle époque date la dernière et définitive rédaction, celle
que l'Église sanctionne de son autorité et où elle reconnaît
la griffe de l'Esprit. Il saura que l'inspiration laisse intact le
jeu naturel de l'instrument humain, l'écrivain sacré, et surtout
que la Révélation, dont Israël est l'agent et le témoin, est
essentiellement progressive. Il y a là des pages substantielles
sur la « vie intérieure » du judaïsme. L'idée, de plus en plus
épurée, de la transcendance divine amène, en contre-coup,
le besoin de multiplier les intermédiaires entre l'homme et
ce Dieu ineffable, inaccessible. La communauté d'Israël prend
de plus en plus conscience de sa vocation mystique, du destin
personnel et spirituel de chacun de ses membres, et jusque
dans la survie de l'au-delà, dont les brumes lentement se
lèvent.
A ce stade de son évolution, le judaïsme va rencontrer
trois pierres d'achoppement auxquelles il va se briser, ou plutôt
devant lesquelles il va se figer. Tout d'abord le particularisme
nationaliste que battaient déjà en brèche les derniers cha-
INTELLIGENCE DE LA BIBLE 75
pitres du Livre d'Isaïe avec ses chants du Serviteur de Iahvé.
Ensuite la lettre qui tue l'esprit, la loi qui écrase de sa
masse, alourdie encore de traditions humaines, le premier,
l'unique commandement, celui de charité. Le messianisme
enfin longuement décrit en des pages qui sont parmi les plus
denses, les plus justes, les plus élevées de ce beau livre. L'au-
teur s'irrite contre ces « pieux manuels et ces histoires saintes
bien intentionnées », auxquels son livre ressemble si peu,
« qui.accoutument leurs lecteurs à croire qu'entre les prédic-
tions messianiques et les réalisations d'Évangile il existe un
lien d'une parfaite évidence, d'une logique rationnelle ».
Le problème du messianisme est certainement le plus délicat de
tous ceux que pose la pensée d'Israël. Il faut se garder, en parlant, de
trop éclairer ses données à la lumière de l'Évangile, d'entendre avec
nos oreilles de chrétiens des mots qui, pour les Juifs, avaient une
tout autre sonorité. Il importe de conserver les perspectives, de
jalonner de dates le courant spirituel ; mais c'est chose à peu près
impossible, car les rédacteurs bibliques n'ont jamais eu cette préoc-
cupation ; aussi, quand on utilise des formules comme « espérance
messianique » pour une époque très ancienne, celle des Rois par
exemple, convient-il d'observer qu'il ne s'agit là que de façons de '
parler commodes et qu'Israël alors n'employait nullement ces termes
dans le sens que nous leur donnons. (P. 430.)

Lorsqu'on veut juger sainement du messianisme, la première


précaution à prendre est de « replacer ce courant spirituel
dans les conditions historiques où il a pris naissance ». Il faut
y ajouter deux autres : « Distinguer avec soin la substance
de ce message des formes littéraires qu'il a revêtues et dont
l'emphase orientale peut être déconcertante ; voir en lui
non pas un système de pensée cohérent, sorti d'un bloc du
cerveau d'un philosophe, mais un ^immense pressentiment
qui, durant des siècles, gonfla l'âme israélite, s'exprima
fragmentairement par la voix de quelques inspirés, mais ne
devint tout à fait clair et compréhensible que lorsque l'Incar-
nation de Jésus-Christ lui donna son achèvement. »
Une conclusion très courte justifie par trois observations
essentielles, qui se •situent sur le plan de l'histoire, le titre
d'« Histoire sainte » donné à tout l'ouvrage. L'indestructi-
bilité d'Israël, nation minime qui traverse les siècles sans
76 INTELLIGENCE DE LA BIBLE
jamais disparaître, alors qu'autour d'elle croissent et croulent
les empires, est un phénomène étonnant dont l'explication
dernière est une volonté providentielle. En second lieu, le
développement d'Israël est nettement progressif; mais alors
que d'autres peuples et civilisations se développent suivant
une courbe rentrée et connaissent une montée, un apogée,
une décadence, la ligne d'ascension d'Israël est continue,
sans nul fléchissement, mais demeure inachevée. Et c'est là
le troisième trait caractéristique. Si grand que soit le témoi-
gnage d'Israël, si supérieur qu'il soit, par rapport aux autres
sociétés antiques contemporaines, « sur maints points, en le
recevant, nous avons le sentiment qu'il pourrait être plus
complet, plus décisif ». Quoi de surprenant à cela pour le
chrétien qui croit avec saint Paul et Pascal que le Christ est
la fin de la Loi, le centre de l'Ancien et du Nouveau Testament?
« Ce n'est donc pas seulement une solide tradition, enracinée
au coeur de notre culture occidentale et chrétienne, c'est aussi
la considération la plus objective de ces faits qui nous justifie,
quand, pour résumer toute cette longue suite d'événements
significatifs, nous lui donnons pour titre ces deux mots :
Histoire sainte » (p. 448).
Après avoir fermé cette « Histoire sainte », simple et belle,
le lecteur, le chrétien surtout, s'il a compris, s'il est conquis,
ira droit au Livre, inspiré de Dieu, qui a charmé et inspiré
son enfance et qui peut et doit charmer et inspirer encore
sa foi, sa vie, son âme toujours adolescentes.
PAUL HENRY.

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