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CHRONIQUE DU THEATRE

SÉRIE ESPAGNOLE

D'aucuns s'inquiètent de l'afflux des oeuvres dramatiques étran-


gères sur nos scènes. On souligne, en particulier, que trois pièces
espagnoles 1 ont été créées cet hiver à Paris.
Cette importation paraît alarmante dans la mesure où l'on ne voit
en elle que le signe des insuffisances momentanées de la production
théâtrale française. Mais elle réconforte, au contraire, dès qu'on

aperçoit les matières et les techniques nouvelles, les sources d'inspi-
ration qu'elle propose. Plutôt que les vides qu'elle comble, nous
devons mettre en évidence les ressources qu'elle offre.
Que nous apprennent donc Vafle Inclân et Lorca?

Il faut se garder de juger une pièce de théâtre sur une simple


lecture. C'est à quoi pourtant nous réduit Marcel Herrand. Alors
que le texte de Divines Paroles, lorsqu'on le lit, émeut et captive
d'une façon continue, la représentation qu'en donne la troupe des
Mathurins dégage un profond ennui. Nous sommes donc obligé de
choisir, pour un même sujet, entre l'éloge et le blâme.
Considérant qu'adopter le second parti nous entraînerait, de
polémique en polémique (le metteur en scène a-t-il ou non trahi
l'auteur?), au delà des limites de notre étude, nous préférerons
oublier le spectacle pour chercher l'oeuvre en dehors cle lui.
Après tout, nous n'agissons pas autrement avec bon nombre de
pièces du répertoire ».
«
Diyines Paroles ne brille pas sans doute par une composition
rigoureuse. Aucune économie, aucun ordre, à peine discerne-t-on
l'esquisse d'une progression dramatique. Le lecteur est enclin à se

1. Théâtre des Mathurins Divines Paroles de Ramon del Valle Inclân, tra-
:
duction de M. E. Coindreau. Studio des Champs-Elysées : la Maison de
Bernarda de Frederico Garcia —
Lorca, adaptation de J.-M. Creach. Théâtre
Gharles-de-Rochefort Mariana Pineda de F. G. Lorca, traduction de —
M. Moussy.
:
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demander jusqu'à la dernière page à quel moment l'intrigue va
se
nouer,, mais il s'interroge sans impatience, et il se laisse retenir par
un déroulement d'images dont la fascination, disons-le en passant,
ne s'exerce parfois qu'à l'aide cle.moyens suspects.
Laureano est un affreux déchet, un idiot difforme, que sa famille
expose sur les chemins, dans les foires, en vue de soutirer à la pitié
publique des aumônes. Il représente un capital dont son oncle et
sa tante se disputent le revenu. Sa mort même n'apaise pas les
appétits.. Décomposé, mais • couronné de fleurs, le cadavre fait la
quête à la porte du cimetière, pour couvrir les frais de son enterrement.
Voilà le sujet, tout au moins le prétexte. On aperçoit sans peine
l'insidieux pouvoir qu'il,recèle.
L'homme n'est que trop disposé à subir l'envoûtement de l'hor-
rible. Le musée Dupuytren a ses fidèles. Si Valle Inclân s'était borné
à solliciter notre imagination, en lui décrivant le chariot où croupit
un monstre vicieux, son oeuvre ne nous retiendrait pas longtemps,
pour peu que nous demeurions attentifs à contrôler les mobiles de
notre curiosité.
Mais son propos est moins restreint : si c'est avec quelque complai-
sance qu'il a installé le nain Laureano au centre du récit, s'il a orga-
nisé en fonction de cette place les allées et venues des autres person-
nages, du moins a-t-il conçu, rassemblant des matériaux divers, un
édifice aux plans contrastés où la lumière pût jouer avec l'ombre.
Construction du genre gothique, dont la gargouille composerait le
motif le plus apparent, mais où l'homme et la femme, escortés de
1

leurs tentations, figureraient aussi ; où la venue do Dieu, enfin,


se laisserait annoncer. Bref, une vision assez moyenâgeuse de la
création.
Il est banal de souligner ce qu'un certain mélange de crasse et de
magnificence, d'amour et de haine, d'orgueil et de misère, d'honneur
et de veulerie,~de prière et de blasphème a de typiquement espagnol.
Banal et sommaire. Car tous les peuples en .leur jeunesse ont cultive
simultanément des instincts jugés de nos jours contradictoires, du
point de vue de notre logique.
Si donc les Espagnols de Valle Inclân mêlent avec une ostentation
particulière le nom du péché à celui de Dieu, si, pour tout dire, leur
foi et leur morale n'ont pas entre elles la relation que le chrétien
d'aujourd'hui leur cherche, ils ne manifestent pas tant Une originalité
nationale qu'un comportement humain dont la réalité historique es
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universelle. Possédés par la vie, obsédés par la mort, avides de beauté


charnelle et friands de monstres, ils appartiennent moins à l'Espagne
qu'à quelque moyen âge éternel.
Sur un point pourtant cette affirmation reçoit un démenti. On
connaît la fin de Divines Paroles. Lorsque le sacristain Pedro Gaïlo
veut apaiser la foule, déchaînée par la colère et la lubricité, il prononce,
dans sa langue natale, les paroles évangéliques : «Que celui d'entre vous
qui est sans péché... » Il n'obtient même pas le silence. Mais voici
que la même phrase, il la redit en latin : alors chacun se tait et prie.
Il y a là une idée, une intention, et cela seul donne à l'oeuvre,
in fine, une saveur moderne. Mais apparaît surtout, dans ce dénoue-
ment, une représentation du sentiment religieux chrétien qui semble
le fonder seulement sur le pouvoir magique d'une tradition inintel-
ligible, et qui décourage, ce faisant, toute comparaison avec le
réalisme passionné des premiers élans de la foi populaire.
C'est donc à la fois pour ce que Valle Inclân reconstitue et pour
ce qu'il trahit de l'ambiance
spirituelle dont sa « pièce » nous a
rapprochés que nous préférerons en fin de compte, plutôt que médié_
vale, la dire'romantique. Cette épithète s'adressera du même coup,
sur le plan de l'esthétique théâtrale, au style et à la composition,
ou mieux aux caractères qui les marquent respectivement : la richesse
et le désordre.

Le service funèbre d'Antonio Maria Benavidès prend fin lorsque


le rideau se lève sur le premier acte de la Maison de Bemarda. La
veuve, ses cinq filles et ses deux servantes reviennent à la ferme.
Elles s'y cloîtrent : « Pendant les huit années que durera le deuil,
le vent de la rue ne doit pas entrer dans cette demeure. »
Mais les portes ni les fenêtres ne sont étanches. L'homme a pénétré
dans la maison, ou plutôt, puisqu'il en est exclu,la pensée de l'homme,
et son désir. L'homme individualisé en Pepe de Romano, fiancé à
l'aînée des cinq filles, la laide et déjà vieille Augustias, mais aimé par
Adèle, la plus jeune et la plus belle. Et l'homme mythique, le mâle,
dont l'appel, transmis par le chant des moissonneurs, répété par les
ruades de l'étalon, tourmente le coeur des recluses.
Bernarda, murée dans son orgueil, ne voit rien, ne sait rien. Elle ne
tient aucun compte des avertissements que Poncia, la servante,»lui
prodigue. Elle sera surprise par la catastrophe : Adèle, l'amoureuse
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s
sincère, se pendra, succombant devant la jalousie méchante de
ses soeurs.
Tout indique cette fois-ci qu'on se trouve en présence d'une
oeuvre classique : l'unité de lieu, l'unité d'action sont respectées
et il s'en faut de peu que l'unité de temps ne le soit aussi. L'ordre règne
dans la composition, inspirée, dirait-on, des grands modèles : l'évé-
nement moteur s'est produit avant le début de la pièce, et ses consé-
quences psychologiques fournissent toute la matière de l'action.
La beauté du langage, animée par un sens infaillible du cri, l'accé-
lération implacable du rythme qui scande l'approche du désastre,
ne vont pas, même, sans évoquer quelques souvenirs raciniens. Et la
ferme de Bernarda remplit, à l'exemple du palais de Néron ou du
sérail du Grand Seigneur, l'office de cage tragique propre à exaspérer
les passions rivales des êtres qu'elle tient, malgré eux, ras-
semblés.
Cette rigueur de construction ne se paye par aucun fléchissement
du ton. Les traits gardent toute leur force. Mais les ingrédients que
Valle Inclân nous livre en vrac, Lorca les passe au pilon et au tamis
de l'ordre classique, et les fond en une pâte homogène où se recon-
naît toutefois chacune des saveurs originales. Le « mélange espa-
gnol » nous est intégralement restitué, mais ce n'est plus une gerbe
multicolore, c'est une essence.
L'examen nous révèle'pourtant une imperceptible scorie. C'est le
personnage de la grand'mère, de la folle qui traverse deux fois la
pièce, perdue dans son rêve d'amour et de maternité, symbole
panique de l'égarement qui menace ses petites-filles. Ses interventions
paraissent insolites à beaucoup de spectateurs, et cela s'explique.
Mal assimilées, elles troublent la composition et en dévoilent, par
leur singularité intacte, la formule. Ce qu'elles apportent au sens
poétique de l'oeuvre,' elles l'ôtent à sa fermeté dramatique.
+

Quittant le Studio des Champs-Elysées et fort satisfait du spec-


tacle, un critique disait : « Que vais-je pouvoir dire de cette pièce?»
Il constatait par ces mots que la Maison de Bernarda ne prêterait
guère à la discussion d'une idée, ni à l'analyse d'une thèse. Et il
reconnaissait implicitement l'apport que le théâtre espagnol contem-
porain pourrait faire, aujourd'hui, à la scène française. Car ce n'est
point tant pour le style particulier auquel elles se réfèrent que
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' Divines Paroles ou la Maison de Bernarda nous intéressent, c'est


parce qu'elles nous rapprochent d'un théâtre de passions.
Ce n'est point tant leur valeur absolue qui nous importe que leur
opportunité : elles surviennent à un moment où le théâtre idéolo-
gique, politique ou littéraire semblait seul digne d'occuper, à Paris,
le premier rang. Elles rappellent que les grandes passions simples :
orgueil, amour, jalousie, cupidité, ambition, celles dont Shakespeare,
Corneille, Racine et Molière ont dressé l'immortel catalogue, sont
capables peut-être de mouvoir des personnages avec plus d'efficacité
dramatique que le sentiment de l'absurde, l'angoisse bouleversante
du choix, ou la forme du petit doigt d'Agamemnon.
Certes, on pourrait extraire de la Maison de Bernarda des idées.
On y peut voir une critique aiguë du conformisme social, de la rai-
deur morale, dans ce qu'ils ont de plus aveugle. On y peut découvrir,
par contraste, une défense des mouvements naturels du coeur 1, une
prise de position en faveur de la liberté des sentiments, de toute
liberté.
On ne se tromperait pas en faisant ces remarques. Mais on devrait
observer aussitôt qu'en l'espèce l'oeuvre dramatique, bien que
signifiante, n'apparaît pas comme un exposé, mais comme une
expérience, que les passions n'y semblent pas introduites pour servir
une idée préalable, mais qu'au contraire" les idées s'en dégagent,
après coup, comme la buée des passions.
Il n'était pas inutile pour le théâtre qu'un succès vînt rappeler
que cette particularité d'aujourd'hui est la règle de toujours,, et que,
par exemple, la seule éloquence qui puisse nourrir d'idées un théâtre
populaire appartient au langage des passions. Une preuve annexe
en est donnée par la troisième des pièces espagnoles accueillies
à Paris cette saison, Mariana Pineda, que son auteur nomme
«romance populaire », et dont la destination, ainsi précisée, se justifie
parce que le conflit idéologique qui s'y déroule est porté jusqu'à
nous par la force motrice d'un débat passionnel, comme une graine
par le vent. ' „;.?"''---
HUBERT GIGN.OUX-

1: De Bernarda aux pères tyranniques de Molière, il n'y a pas si lcjin. ' '

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